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15.09.2024 à 19:40

Marine Rouit-Leduc nous invite dans son Chromaverse au studio Meaningful

L'Autre Quotidien

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“ Chromaverse est une expérience immersive basée sur la recherche des couleurs de la lumière. Elle évoque un univers magique et parallèle pour mieux comprendre la relation étroite entre la lumière colorée et l’architecture. Conçues comme une odyssée perceptive en 4 chapitres, les peintures nous emmènent de la lumière artificielle à la lumière naturelle, d’un espace intime à la nuit étoilée à l’extérieur, en suivant un disque mystérieux qui semble nous montrer le chemin.”
Texte intégral (2465 mots)

“ Chromaverse est une expérience immersive basée sur la recherche des couleurs de la lumière. Elle évoque un univers magique et parallèle pour mieux comprendre la relation étroite entre la lumière colorée et l’architecture. Conçues comme une odyssée perceptive en 4 chapitres, les peintures nous emmènent de la lumière artificielle à la lumière naturelle, d’un espace intime à la nuit étoilée à l’extérieur, en suivant un disque mystérieux qui semble nous montrer le chemin.”

Chromaverse
expérience en Réalité virtuelle
Production Meaningful 2024
11 minutes
Expérience solo, assise
Casque : Meta quest 3
Avec le soutien du centre national pour le cinéma et l’image animé – CNC

Il s’agit bien de créer de nouveaux outils de communication et de partage, au sein d’une communauté tournée vers cette nouvelle technologie immersive d’un monde virtuel ouvert aux expériences multi-sensorielles, ici ce film en 3 dimensions, où le spectateur peut regarder en haut, en bas, devant et derrière lui. C’est ainsi que la proposition immersive est enveloppante, spatiale, ludique, atemporelle…. une curieuse impression de flottement, d’hypnose, est alors crée par le dispositif de la 3D, dans la simulation d’un voyage paisible et relaxant, dans un univers qui s’ouvre, tandis que la voix féminine, chaude, persuasive, active une sorte d’envoutement auquel on se laisse glisser heureusement dans un certain lâcher-prise, comme si nous étions dans une autre réalité, un monde pur, sans contrainte, au delà du réel.

Les occasions de vivre une œuvre en réalité virtuelle ne sont pas si fréquentes. C’est pourquoi, Chromaverse, le film de Marine Rouit-Leduc, d’environ onze minutes est un exercice assez remarquable de conciliation entre une odyssée de la couleur, comme si nous étions aux premiers jours de la création et de la naissance de l’Architecture, ici les colonnes doriques de l’Acropole, ou, dans une référence plus cinématographique, un peu sur les épaules du Kubrick de 68, 36 ans après 2001, autre odyssée, dans un scénario qui évoque la naissance du premier outil, cet os qui devient arme, tandis que deux tribus de primates se disputent un point d’eau et s’affrontent en plein désert, au plus fort du soleil et de la chaleur, désert au sable ocre jaune. Le soleil est à son apogée, il brûle cette scène primitive de sa lumière puissante. Nous sommes à l’aube de l’humanité.

Ainsi s’illustre la proposition de Marine Rouit-Leduc, le monolithe noir kubrickien devient ici un disque de lumière, obscur ou lumineux, mystérieux, qui semble montrer le chemin à travers ce voyage quasi initiatique de la naissance de la lumière à cette architecture classique des colonnes doriques. Nous remontons à l’origine de la civilisation grecque au VII ème siècle, ou selon Vitruve, Doros, fils d’Hellenos, accorda les proportions de la colonne à celle de la mesure d’un pied, multiplié par six; quel que fut le diamètre de la colonne à son pied, ils donnèrent à la tige, y compris le chapiteau, une hauteur égale à six fois ce diamètre. Que met en scène  Chromaverse, le film de Marie Rouit-Leduc, si ce n’est, sans doute ce retour à la première colonne dorique, au temple d’Hera à Olympie, comme essence et métaphore de toute architecture en son devenir, proposition au couplage intéressant avec cette lumière physique et son spectre lumineux, vue ici, dans ses rouges, verts, bleus, (RVB l’espace colorimétrique des films cinéma et photo), puis Cian, Magenta, jaune et Noir (CMJN, espace colorimétrique de l’imprimeur), après une traversée de l’ombre de la nuit en Noir et Blanc.

Chomaverse - expérience en Réalité virtuelle
Production Meaningful 2024
11 minutes - une œuvre de Marine Rouit-Leduc

Curieusement, par un effet miroir, alors que nous glissons sur l’eau et que les colonnes se reflètent à l’infini, ce voyage sur l’eau séduit, portant cette fluidité du temps dans sa dimension onirique; la réverbération et les reflets mouvants, accordent les deux dimensions, le sujet et son reflet pour induire une dimension plus subtile, dans la préhension de l’illusion et de la vérité, de la réalité. Sommes nous bien sur de ce qui parait et de ce qui s’anime devant nos yeux, même si nous sommes, à cet instant dans un film en 3 dimensions, guidé par cette voix à la profondeur envoutante de Sara Verhagen, quels liens le monde des apparences tisse t-il avec ce que nous reconnaissons comme tangible et vrai, au cœur de l’expérience sensorielle, de la re-connaissance de ce qui, fait réalités.

Le film me semble issu de ce glissement, de ce voyage aux sources des réalités secrètes qui se dévoilent. On pense à Marienbad et à l’envoutement secret du film de Resnais sur le texte d’Alain Robbe-Grillet, dans ce glissement progressif et immersif de ce qui s’apparente à une dimension parallèle, voire à un voyage de l’Autre côté du miroir, à une traversée des jardins mémoriels de Marienbad et ces échos de vie qui n’ont cessé d’émettre cette vibration encore active. La dimension introspective du film laisse entendre la proposition inavouée de ce voyage intérieur, dans cette zone de la conscience où le sujet se déplace comme dans un rêve éveillé, d’où, pour une part une relation ouverte avec le somnanbulisme actif et l’écriture automatique des surréalistes.

Si nous n’avons jamais vécu en rêve, ici secondé par un piano cristallin, quelques notes seulement détachées, répétitives, doublées d’un synthétiseur à la voie profonde et calme, assumant une Harmonie apaisante au film, paré du songe, par quelle autre expérience immersive serions nous conquis, serions nous prêts, si nous n’étions pas de bons rêveurs, prêts à lâcher la barre de la conscience, sans angoisse, à nous prêter à l’expérience de nous laisser aller au fil de l’eau, de la rêverie, du voyage qui démarre…, alors que le passage de la nuit se fait et que le cercle lumineux qui nous précède se mue en un cercle d’eau bleue matricielle, mer de toutes les mers, et que s’active sa correspondance avec l’horizon…. La musique, l’espace sonore, le climat sont signés Jean-Philippe Jacquot, Romain Benitez, dans une volonté d’accompagnement et de design soft, proche des sonorités utilisées pour la relaxation, design qui, loin de pouvoir être considéré négativement, se prête au jeu du film.

Alors que nous étions dans la caverne platonicienne, dans ce voyage de l’obscur, à la naissance de l’Architecture, survient le plafond du ciel et  le rayon du premier soleil … que génère cette architecture, elle même lumière pétrifiée, comme il en fut précédemment dans la Haute Égypte, des obélisques, traits d’union entre le Ciel et la Terre, conducteur d’énergies, question qui reste assez ouverte dans la suggestion portée par le film jusqu’à sa fin, s’apparentant pour ma part à un conte initiatique dans sa portée méta-physique.

La sortie dans la nuit, le retour dans le ciel aux étoiles majeures annonce cet horizon ou renait au lever du jour, ce soleil rouge et flamboyant, (et là on pense bien sur aux impressionistes et à Turner…) comme une re-naissance au jour qui vient dans un renouvellement re-créé le monde et le renouveler dans sa dimension ontologique…voire orphique. Chromaverse nous amène à cet état de contemplation et de philosophie, de joie intérieure, devant le spectacle renouvelé de la naissance du jour, de la montée de la lumière de l’assomption généreuse de cette mécanique céleste qui a toujours ravi l’Homme depuis les temps immémoriaux; ainsi pourrait-on re-vivre ce voyage en s’accordant le privilège symbolique de percevoir et de ressentir ce glissement des images dans leur maille sonore vers une forme d’apocalypse (sens étymologique: révélation) , d’interprétation super-naturelle, c’est à dire sur-réelle, voire sur-réaliste, dans la mesure où Chromaverse pourrait prétendre à cette récupération de toute une force psychique tournée vers cette cosmogonie liant les couleurs de la Lumière, son spectre à l’énergie créatrice qui fit surgir l’architecture sacrée des temples et l’invention de la colonne dorique.

« Rappelons que l’idée du surréalisme tend simplement à la récupération totale de notre force psychique, par un moyen qui n’est autre que la descente vertigineuse en nous, l’illumination systématique des lieux cachés et l’obscurcissement progressif des autres lieux, la promenade perpétuelle en pleine zone interdite et que son activité ne court aucune chance de prendre fin tant que l’homme parviendra à distinguer une flamme d’une pierre… » André Breton, second manifeste du surréalisme.

Dans l’Interview ci dessus Marine Rouit-Leduc  s’exprime sur la genèse du film et son implication artistique, comme aussi sa fabrication.

Chromaverse, oeuvre de Marine Rouit-Leduc est une expérience esthétique, ludique et éducative en Réalité virtuelle.

11 minutes - Production Meaningful 2024

Expérience solo, assise avec casque : Meta quest 3

Avec le soutien du centre national pour le cinéma et l’image animé – CNC

Production & direction artistique : Stéphane Maguet

Scénario : Alice Lepetit, Marine Rouit-Leduc, Jennifer Tytgat

Direction artistique et programmation Unreal : Maxime Neveu

Modélisation 3D et lumières : Yvan Mathieu

Musique et sound design : Bonjour Lab, Jean-Philippe Jacquot, Romain Benitez

Comédienne voix Off : Sara Verhagen

https://meaningful.fr/

Pascal Therme, le 16/098/2024
Marine Rouit-Leduc - Chromaverse
Studio Meaningful 11, rue Saint-Luc 75018 Paris

15.09.2024 à 19:27

Les caméos de Grandville : Lucky Luke, Gaston, Blacksad ou Spirou… ont tous passé le casting de Bryan Talbot

L'Autre Quotidien

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Force majeure conclut les aventures de l’inspecteur Archie LeBrock façon feu d’artifice en liant passé et présent dans sa plus grande enquête. Mais cette fin, pleine de surprises et de références cachées, n’est sûrement pas celle de l’univers de Grandville.
Texte intégral (3220 mots)

Force majeure conclut les aventures de l’inspecteur Archie LeBrock façon feu d’artifice en liant passé et présent dans sa plus grande enquête. Mais cette fin, pleine de surprises et de références cachées, n’est sûrement pas celle de l’univers de Grandville.

Vous pensiez que les apparitions de Stan Lee dans les films Marvel (et autres) étaient la plus longue série de caméos pour les geeks ? Attendez de lire les 5 volumes de Grandville et de vous plonger dans les pages de notes illustrées à la fin. 

Avec cette série Bryan Talbot arrive non seulement à proposer des enquêtes à tiroirs qui font appel à l’intelligence des lecteurices, des albums qui misent sur l’aventure portés par une patte graphique dynamique et le fil rouge d’une romance au long court mais l’auteur britannique parsème aussi ses albums d’un humour référencé et ludique. 

Si le dessinateur aime utiliser des accessoires, costumes ou objets pour créer ses albums, si on sent les décors réels derrière certains de ses albums réalistes réalisés avec sa femme Mary Margaret Talbot ; dans Grandville, il convoque des références bien plus larges, du cinéma à la publicité, de la peinture à la presse et le 9e art. 

Comme il nous l’expliquait en interview l’an dernier : « Je pense que cela rend les histoires plus riches : le lecteur peut toujours relire l’histoire et trouver quelque chose de nouveau. En définitive, c’est l’histoire qui compte et j’essaie d’inclure ces références de manière à ce qu’il ne soit pas nécessaire de les reconnaître pour apprécier l’histoire. »

À l’occasion de la sortie du cinquième volume —inédit en France— je vous propose de nous pencher sur les clins d’œil récurrents aux personnages de bande dessinée, au milieu des références érudites, citations et autres easter eggs. 

« Ne vous approchez pas du blaireau : il mord. »

Cette phrase prononcée par M. Sherman au docteur Watson venu chercher un chien pour Sherlock Holmes dans Le Signe des quatre aura orienté Bryan Talbot dans son choix animalier.

Mais pas seulement, il explique dans la postface du premier volume de Grandville :  « Je voulais en outre un protagoniste qui, en plus d’avoir les talents de déduction de Sherlock Holmes, serait tenace à l’extrême et capable, à l’occasion, d’être féroce. Ces deux derniers attributs correspondaient clairement, pour moi, à un blaireau. Le Blaireau est le personnage le plus actif et le plus intelligent du Vent dans les saules (1908), une autre grande influence de Grandville. C’est le grand gaillard qui règle tous les problèmes. Je voulais aussi un personnage de la classe ouvrière, et les blaireaux sont du type pragmatique et terre à terre qui semble correspondre à ce rôle, comme dans la série de livres pour enfants des années 1960, Bill Badger par “BB”. »

Et pour peupler son univers animalier autour de ce blaireau proche d’un Holmes, le dessinateur s’amuse à emprunter certains caractères à la bande dessinée et en particulier la BD franco-belge pour mettre en scène cet empire napoléonien. Dans cette uchronie steampunk, Paris est devenue Grandville et les enquêtes se succèdent permettant à l’auteur de marier références artistiques et littéraires avec des scènes d’actions épiques, des moments intimes autour de son héros avec des complots au cœur de cet Empire français tentaculaire. 

Les héros de la Franco-belge, citoyens de Grandville ? 

À la manière des fables d’Ésope ou de La Fontaine, les caractères de chaque espèce reflètent surtout les qualités et défauts de nos semblables, l’univers de Grandville permet d’aborder des problématiques sociales et politiques contemporaines en restant très ludique. Et l’auteur joue sur les stéréotypes induits par les animaux pour mieux les renverser, dépasser les clichés et nous surprendre. 

On peut voir un lien avec Blacksad et Canardo justement présentés dans « le fameux musée de cire de Mme Tussaud à Grandville » dans la section des détectives célèbres. En plus du clin d’œil, l’auteur intègre ces autres héros comme si ces fictions anthropomorphes faisaient partie d’un univers partagé puisque pour LeBrock ils sont aussi réels que son mentor Stamford Hawksmoor dont nous allons reparler.

Côté figuration on en trouve des dizaines, de Bécassine à Donald Duck en passant par Milou, d’autres ont un petit rôle comme Spirou, Gaston, Lucien. D’autres ont carrément des répliques comme Astérix & Obélix ou Mortimer et certains sont des personnages prenant part à l’intrigue comme Lucky Luke ou plutôt Chance Lucas. 

Ces bonus de fin dévoilent aussi les coulisses de la création, les réflexions de l’auteur et les questions artistiques tout au long de la série —en plus de ces petits kifs. Je vous mets des extraits plus généreux en fin d’article (sauf du T5 pour les spoils)

Pour la fin (ou presque) de Grandville, Bryan Talbot livre ses secrets ? 

Ce tome cinq est plein de secrets & rebondissements, il fait également le lien avec tous les autres & nous pousse à relire les précédents pour ne rien manquer, aussi on ne peut pas trop en dire sans spoiler —l’édition anglaise avait même un film plastique pour empêcher les spoils en librairie— et il serait dommage de se gâcher les bonnes surprises de ce volume.

Mais nous pouvons parler d’un personnage, Stamford Hawksmoor, mentor de l’inspecteur Archie LeBrock, que l’on découvre dans Force majeure sous les traits d’un aigle sévère et qui sera le héros du prochain livre de Bryan Talbot : The Case of Stamford Hawksmoor.

Un album prequel qui se passe 23 ans avant le début de Grandville. Au moment où l’Angleterre fait encore partie de l’Empire français et que le pays est en proie à une série d’attentats. On a hâte. 

Et Byron Turbot dans tout ça ? L’alter ego de l’auteur en poisson étonnant se met en scène comme écrivain de « véridiques enquêtes policières de “Stoatson du Yard” », un peu comme Watson avec Holmes, Turbot avec LeBrock ou avec Hawksmoor pour boucler la boucle ? 

« Je pourrais écrire les vôtres ! Imaginez un peu ! Toute une série sur l’inspecteur détective LeBrock ! Ça rapporte bien, vous savez. » Hum Élémentaire, mon cher Watson (on rappelle que cette citation de Watson n’existe pas…) Ou peut-être pas, LeBrock n’a pas le temps. Nous oui ! 

Thomas Mourier, le 14/09/2024
Bryan Talbot - Grandville-Delirium (5 volumes dispo) 
Tous les visuels sont © Bryan Talbot / Delirium

Vous pouvez vous procurer les ouvrages évoqués sur le site Bubble, en cliquant sur les liens.

15.09.2024 à 19:08

L'essentiel de Kerangal par un Jour de ressac

L'Autre Quotidien

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Le Havre comme plaque tournante du trafic de mémoires, et comme démonstration du pouvoir d’inquiétude et d’antidote de la littérature. Un roman essentiel.
Texte intégral (4305 mots)

Le Havre comme plaque tournante du trafic de mémoires, et comme démonstration du pouvoir d’inquiétude et d’antidote de la littérature. Un roman essentiel.

J’ai reçu l’appel vers quatorze heures, je venais de rentrer, j’avais encore mon manteau sur le dos et mon sac contre la hanche, lourd, une pierre, je l’ai fouillé sans trouver mon portable, j’ai même fini par le vider sur la table de l’entrée qui nous sert de dépotoir, mais rien, je me suis figée, l’appartement était désert, les vibrations du téléphone parfaitement audibles quand leur source, elle, me semblait lointaine, insituable, j’ai tâté mes poches qui étaient profondes et basses, pleines de petits papiers froissés, de miettes, de copeaux, j’ai senti le boîtier pulser sous mes doigts à travers l’étoffe, et quand je l’ai enfin saisi, l’écran affichait un numéro de téléphone fixe, indicatif 02, l’Ouest, j’ai décroché, un homme s’est présenté comme « officier de police judiciaire » et a demandé à me parler, j’ai dit c’est moi tout en me dirigeant telle une automate vers la chaise la plus proche car le sol, déjà, roulait sous mes pieds, et là, une fois assise, j’ai écouté celui qui, usant du parler neutre et factuel propre à ceux qui appliquent des procédures, m’intimait de me présenter au commissariat du Havre : nous aimerions vous entendre dans le cadre d’une affaire vous concernant.
J’ai balbutié : quoi ? quelle affaire ? Le policier m’a déclaré que le corps d’un homme avait été retrouvé il y a deux jours sur la voie publique, au Havre, un individu non identifié, que j’étais censée pouvoir fournir des informations, qu’il fallait que je vienne. Devant moi le couloir s’incurvait, pareil à une piste de bobsleigh. J’éprouvais une telle sensation de vitesse que j’ai cherché un point fixe où accrocher mes yeux – le logo Nike d’une basket bourrée de papier journal qui séchait sous le radiateur, une poignée de porte en bakélite, un losange sur le tapis. Le policier m’a demandé de venir au commissariat du Havre le lendemain à neuf heures, il voulait m’auditionner, j’ai répondu d’accord, on a raccroché, et le temps s’est aussitôt rompu contre mon oreille, crac, cassé en deux, matin et après-midi désormais inconciliables, et si divergents, déjointés, étrangers l’un à l’autre, qu’ils étaient devenus incapables d’assembler une même journée, celle que j’étais pourtant en train de vivre.

Après quoi le silence a durci dans la pièce comme du plâtre à l’air libre et je suis restée sans bouger, sans force, impuissante à ralentir le flux de questions qui se formait en moi, des questions que j’aurais dû logiquement poser au policier si je n’avais été tenue à distance par sa plate autorité, interloquée, et m’efforçant de trier les données contenues dans sa phrase : corps d’un homme, voie publique, Le Havre. C’est d’ailleurs d’entendre ce nom, Le Havre, c’est de l’isoler tel un peit grain dans mon oreille qui avait fait basculer l’appel, lui avait donné sa frappe sourde, car – mais le policier le savait-il ? – j’ai vécu dans cette ville, j’y ai poussé comme une herbe folle jusqu’à atteindre ma taille adulte, ainsi que les dents, les pieds, le cœur et les poumons qui vont avec. Ce que j’avais en commun avec l’homme que l’on avait trouvé, a minima, c’était Le Havre.

Recevoir l’appel soudain d’un officier de police judiciaire à propos de la découverte du corps d’un homme – alors que l’on a, a priori, absolument rien à y voir et que, presque littéralement, l’on tombe des nues – à de quoi ébranler tout un chacun ou toute une chacune. Mais lorsque cet appel provoque, qui plus est, l’irruption sur la scène de la ville de votre enfance, quittée depuis si longtemps dans des circonstances peut-être équivoques, entraînant une formidable montée du souvenir, pour le meilleur ou pour le pire, la ville du Havre (qui résonnera nécessairement avec celle de Joseph Andras et de D’ de Kabal plus qu’avec celle de Philippe Huet) devient le mystérieux catalyseur de la gestation d’un point de bascule, dont on ne saura qu’in fine s’il provoquera le cataclysme redouté, ou non. Tout l’art de Maylis de Kerangal, et il est à nouveau très grand ici, est de nourrir ce feu potentiellement dévorant de l’anticipation du pire, avec le bois brûlé de la mémoire et du détail révélateur, pour de nous placer au cœur de ce déroutant déséquilibre de la raison et des sentiments.

Au Havre le jour se levait. Une petite pluie fine hachurait la ville de biais. Un texto de Maïa s’est affiché sur mon portable à l’instant où j’ai poussé la porte du Terminus, le bar-tabac en face de la gare : t’es où ? Je me suis tournée vers la déco en rouge et noir, le dallage gris, les grands miroirs où se reflétaient quelques clients aux yeux ralentis sur des grilles de jeux et des verres d’alcool fort, et moi parmi eux, chiffonnée, mon barda sur la hanche.
Derrière le bar, la serveuse actionnait la machine à café avec cette énergie disproportionnée qui tient de la détresse et qui tient de la rage, ses cheveux grisonnaient et sa peau s’était creusée mais je l’ai reconnue, imbriquée dans le comptoir, les épaules pointues, le buste étroit sous le chemisier de service usé jusqu’à la corde, le biceps tatoué sur le bras maigre, les ongles cassés, elle est là depuis toujours, elle a toujours été là, j’ai cherché son regard quand elle a flanqué ma tasse sur le zinc, je me suis dit qu’elle allait peut-être me reconnaître, j’étais quand même pas mal venue ici, au Terminus, mais non, elle a enchaîné sans un mot et recommencé à travailler le dos tourné à la salle, sans un regard non plus pour les lycéens qui occupaient la banquette, qui traînent et s’accolent ici depuis que les banquettes et l’adolescence existent, et ceux-là avaient beau être penchés sur leur portable à scroller, à follow, à follow back, à liker des stories, c’était toujours la même scène, la même scène exactement – et moi parmi eux, vêtue du duffle-coat rouge de mes quinze ans -, c’était les mêmes corps agglutinés en essaim et stylisés comme des papillons, quitte à porter des baskets à plateau multimatière, de fausses casquettes Gucci et des piercings aux arcades sourcilières. L’un d’entre eux avait mis son portable en mode haut-parleur suivant un usage récent et franchement pénible, une voix sonorisée se mêlait aux leurs, starfoullah j’ai le covid, elle claironnait, si bien que le vieux punk qui lisait Paris-Normandie à la table voisine s’est levé aussitôt pour aller se coller près du bar.
Dehors le vent forçait, le crachin fouettait les vitres par intermittence mais personne dans la salle ne réagissait aux variations tapageuses de la météo, ni ne risquait un œil vers les chars ultrarapides qui fonçaient à travers des campagnes marronnasses, vers les êtres humains entassés dans les caves et les immeubles démolis qui occupaient à tour de rôle le vaste écran plat accroché au mur, images muettes que soulignait, indifférent, un ruban d’actualités obnubilé par Harry et Meghan. J’ai acheté des cigarettes. Je cherchais quelque chose à répondre à Maïa qui insistait, tenace : t’es où ? tu fais quoi ? J’ai tapé « rancard boulot / retour ce soir », et fourré le portable dans ma poche – je ne sais pas pourquoi je lui mens.

Pour ce « Jour de ressac » (ressac : « retour brutal des vagues sur elles-mêmes lorsqu’elles ont frappé un obstacle », nous affirme le Robert, mais qui vient bien de l’espagnol resacar – tirer en arrière – nous rappelle le Larousse), publié en août 2024 chez Verticales, Maylis de Kerangal mobilise comme elle en a le secret,  au moins depuis « Corniche Kennedy » (2008) et « Naissance d’un pont » (2010) – avant la consécration de « Réparer les vivants » (2014) -, un matériau romanesque qui dissimule souvent sa puissance pour mieux faire vivre un rusé jeu de correspondances subtiles.

Dans le cheminement tour à tour certain ou incertain du souvenir, Le Havre s’affirme logiquement nexus et plaque tournante, et pas uniquement de toutes sortes de trafics contemporains, inquiétant des autorités policières où se distinguera le jeune Zambra (qui n’est pas le Zangra de Brel – ou de Buzzati – bien que semblant, lui aussi, attendre un ennemi). En croisant de manière lancinante le passé de bombardements (le Mike Davis de « Dead Cities » n’est pas très loin – lui qui savait bien ce qu’est une cité de quartz), celui des ruines sous le signe de Stig Dagerman et de son « Automne allemand » (ce choc personnel de Lorientais, à la page 155, lorsque je me suis revu, plus jeune, défendant tant bien que mal – ou excusant – l’esthétique reconstruite à la diable, après 1945, de ma ville natale) et le présent de réfugiés fuyant devant les guerres (et leurs ruines tout à fait contemporaines, elles), qu’elles soient civiles ou d’agression (le récit du naufrage du 24 novembre 2021 est ici un tournant, comme l’était d’emblée le choix du « Burn after reading » (2008) des frères Coen comme film potentiellement fatal), Maylis de Kerangal nous offre une souveraine alchimie, où les tours et détours du doublage des voix (on y entend les mots et les silences d’un Peter Szendy, celui de « À coups de points » comme celui de « Sur écoute »), et dans laquelle la moraine de Kiruna n’est peut-être au fond pas si éloignée de la plage de galets du quai Nord.

« Tout se passait comme si la lubie de l’enquête s’était emparée de moi » : là où Luc Boltanski menait justement dans « Énigmes et complots » son enquête à propos d’enquêtes, « Jour de ressac », avec brio manifeste et ferveur discrète, orchestre l’attente du pire surgi du passé pour mieux annihiler dans une douceur paradoxale la tentation de l’explosion. Éclatante démonstration du pouvoir de la littérature comme inquiétude et comme antidote, servie par une langue enchâssant merveilleusement les différents possibles, ce roman se fait essentiel. « Y penser avait fini par prendre la forme d’une ville, d’un premier amour, la forme d’un porte-conteneurs ».

Tu es dingue, c’est ce que je me suis dit, debout sur la plage, face à une mer courte, hérissée, une mer de fer et de silice. Des cailloux, des cailloux partout. J’ai balisé ce parterre aux faux airs de land art où j’avais tant de fois galéré à étaler ma serviette, déblayant une à une les pierres qui meurtrissaient mes omoplates afin de bronzer en bikini, frissonnante mais stoïque sous une barbe à papa de nuages, faisant comme si mon rivage n’était pas ce pierrier de silex mais une station balnéaire de palaces et de palmiers, de casinos et d’ambre solaire, de Fantômettes voleuses de bijoux, de princes déchus et de vieilles gloires d’Hollywood, ce que cette plage n’aura pas été bien longtemps, malgré son hôtel Frascati ou son Nice-Havrais, abandonnant ces architectures et ces personnages à la rive d’en face, à la Côte fleurie, aux riches qui savent nager, misant tout sur le port industriel, les raffineries et les chantiers navals, sur l’outil de travail, et de fait, la plage du Havre est populaire, elle est portuaire et municipale, les familles y descendent en cortège depuis les quartiers du plateau, elles vont à la mer, elles vont à la cabane, les enfants ont la bouée autour du ventre, ils courent sans attendre vers le clapot, au risque de se perdre dans la foule puisque à marée basse, s’il fait soleil, c’est une multitude qui envahit l’estran, des milliers de corps se floutent dans la brume de chaleur, la clameur monte, une nappe suave et bourdonneuse, et ce bruit-là est bien l’un de ceux que je préfère, celui qui dit la turbulence et l’allégresse, la récréation et les joies premières, la révélation de la peau, la rencontre du sable qui déconcerte, évoque la soie et rappelle la boue, d’autant que ces jours-là la hiérarchie sociale se dénude et se couche, elle se met à plat, et ce n’est pas qu’elle soit abattue pour de bon, non, faut quand même pas rêver, mais elle perd toute verticalité, elle s’étale, des plus modestes côté digue aux plus cossus côté cap, partage du sensible, échantillon réparti d’est en ouest selon des revenus croissants, quand c’est bien un même cordon de galets sur lequel on se pose, et qui fait mal au cul.

C’est ici un rivage de galets plus ou moins gris, différemment calibrés mais issus d’une même histoire lithique, une histoire de temps long, de temps déraisonnable – sédimentation, dissolution, migration. Une chape minérale perforée de cavités obscures où stagne de l’eau croupie, lisérée de laisse de mer, semée de bois flottés et d’algues noires aussi friables que du papier brûlé, souillée d’ordures humaines en décomposition, habitée de cordelles et de puces de sable, et recouverte çà et là d’une flore bizarre, entre le cresson rouge et la roquette jaune. Des jours comme aujourd’hui, sous la flotte de novembre, la plage prend l’aspect hostile d’un réservoir à projectiles, d’un silo à boulets, et suggère la guerre qu’elle a bien connue, mais la plupart du temps, c’est une scène hyper vivante, ouverte, baignée d’une lumière de peinture, un plateau où s’enchevêtrent les rythmes sur lesquels les humains n’ont pas encore de prise, celui de la lune et celui des nuages, celui de la boule et celui de l’érosion, la durée nécessaire pour qu’un éclat de silex devienne un galet ou celle qui suffit à faire fondre un esquimau dans la main d’un enfant.
Je marche sur les cailloux et le sol bouge sous mes pas. Il roule et se fragmente, il rague dans un bruit de chaînes lourdes. Il faudrait que j’accélère pour ne pas tomber, que je me lance, effleurant la surface de la pointe des pieds pour rebondir d’un galet à l’autre, hop, hop, exactement comme je courais ici, enfant, les cuisses fraîches, un crabe au creux de la main. Mais je vais lentement, les chevilles tordues et les pieds lapidés ; je cherche quelque chose, une pierre – sachant que chercher une pierre sur une plage de galets est de la folie douce.
En la voyant sur les photos que le jeune policier m’a montrées ce matin, j’ai pensé à un morceau de charbon, noir, luisant, du cardiff. Des pierres souillées de cambouis, on en trouve pas mal sur ce littoral que fréquentent les supertankers, les vieux pétroliers à coque rouge et les méthaniers dernier cri qui sortent chaque semaine des chantiers sud-coréens de Pusan, on s’en éloigne, on les évite, n’y touche pas, ça colle, c’est dégueulasse. Elle marque l’endroit de la plage où l’on a retrouvé l’homme mort en contrebas de la digue Nord, semblable à un naufragé échoué sur le rivage.
J’avance vers la digue, à chaque enjambée, un petit éboulis, un microglissement de terrain efface mes repères tout autant qu’il bousille mes boots, si bien que, pariant sur ma chance, j’ai fini par m’élancer au hasard, les yeux au ras de la caillasse.

Hugues Charybde, le14/09/2024
Maylis de Kerangal - Jour de ressac - éditions Verticales

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