18.12.2024 à 10:41
17.12.2024 à 10:29
À l'automne, la Banque mondiale a dévoilé son nouvel indice Business Ready (B-Ready), qui succède au controversé Doing Business Report (DBR), abandonné en 2021 sur fond de scandale de manipulation des données. Ce nouvel indice, qui promet une évaluation plus complète de l'environnement des affaires des pays, ne se limite pas à l'environnement réglementaire et inclut des mesures de la qualité des services publics ainsi que des données d'enquêtes réalisées auprès des entreprises.
Pourtant, (…)
À l'automne, la Banque mondiale a dévoilé son nouvel indice Business Ready (B-Ready), qui succède au controversé Doing Business Report (DBR), abandonné en 2021 sur fond de scandale de manipulation des données. Ce nouvel indice, qui promet une évaluation plus complète de l'environnement des affaires des pays, ne se limite pas à l'environnement réglementaire et inclut des mesures de la qualité des services publics ainsi que des données d'enquêtes réalisées auprès des entreprises.
Pourtant, l'indice B-Ready reprend l'approche qui avait fait du DBR la « coqueluche » des investisseurs et un produit étroitement surveillé par les décideurs politiques : un classement simple qui réduit les processus complexes du cycle de vie des entreprises à des scores simplistes. Cette approche réductionniste peut certes fonctionner pour certaines tâches commerciales opérationnelles, comme la mesure de l'accès à l'électricité, mais son application aux relations de travail souffre de vices fondamentaux.
L'indice rétablit l'indicateur controversé de l'« Embauche des travailleurs », qui avait été retiré du DBR après des années de critiques formulées par le mouvement syndical mondial et des organisations internationales, car il récompensait les pays au niveau de réglementation le plus faible, y compris ceux qui violaient les droits des travailleurs, ce qui est censé rendre leurs économies plus attrayantes pour les affaires.
La nouvelle mouture de l'indice comprend désormais des indicateurs permettant de déterminer si les pays garantissent les droits fondamentaux des travailleurs (de la liberté d'association à la sécurité au travail) et s'ils offrent des régimes de protection sociale essentiels, tels que l'assurance chômage et l'assurance maladie.
Toutefois, une nouvelle analyse réalisée par la Confédération syndicale internationale (CSI) révèle qu'en traitant les politiques du travail comme une question purement technocratique dépourvue de contexte social et politique, l'indice B-Ready perpétue la démarche favorisant les entreprises et la déréglementation de son prédécesseur, encourageant un nivellement par le bas des normes du travail.
Un important vice méthodologique réside dans le fait que B-Ready s'appuie sur un petit nombre de juristes pour évaluer des institutions et des relations complexes dans le domaine du travail. Par exemple, la Géorgie (le pays le mieux noté dans la section sur le travail) obtient un score maximum, car elle avait rendu obligatoire la consultation sociale lors de la fixation ou de l'actualisation du salaire minimum, alors même que le pays n'a pas revalorisé son salaire minimum depuis 1999. De plus, le pays se voit récompensé pour son salaire minimum qui se situe bien en deçà du niveau de subsistance.
Ce fossé entre les cadres juridiques qui protègent les travailleurs et leur mise en œuvre est présent partout dans la section consacrée au travail de l'indice.
Alors que les sondages auprès des entreprises permettent de mesurer l'impact de la réglementation sur ces dernières, l'indice ne tient pas compte des conséquences réelles pour les travailleurs. Les pays peuvent décrocher un score élevé en maintenant des coûts sociaux minimes pour les employeurs, créant ainsi une façade de protection des travailleurs sans réellement la mettre en œuvre. En bref, l'indice B-Ready permet aux gouvernements d'avoir l'air de se conformer à la réglementation tout en portant atteinte aux droits des travailleurs en réalité.
L'incohérence frappante entre les institutions internationales et les réalités locales trouve une illustration saisissante en Indonésie. Alors que la Banque mondiale et le FMI ne tarissent pas d'éloges sur les réformes du marché du travail contenues dans la loi Omnibus 2020 sur la création d'emplois, les travailleurs indonésiens ont livré bataille pendant quatre ans contre l'assaut de cette loi sur les protections des travailleurs. Leur résistance a atteint son point culminant en octobre dernier avec une victoire auprès de la Cour constitutionnelle, qui a déclaré la loi conditionnellement inconstitutionnelle — la deuxième décision de ce genre depuis 2021.
Le fossé entre les éloges technocratiques et la résistance sur le terrain révèle à quel point les institutions financières internationales (IFI) restent dangereusement détachées de l'impact humain de leurs prescriptions en matière de politiques.
Cet écart croissant n'est guère surprenant, étant donné que ni la Banque mondiale ni le Fonds ne procèdent à des évaluations préalables ou a posteriori des incidences sur les droits humains.
Les efforts déployés par l'Indonésie pour obtenir un meilleur classement dans la catégorie « B-Ready » montrent comment ces mesures faussent les priorités au niveau des politiques, au profit d'un agenda de privatisation plus large. Profitant de la pandémie de Covid-19, l'administration du président Widodo a adopté à la hâte des politiques de flexibilisation du travail tout en accélérant la privatisation. Cette loi Omnibus accroît les modalités de travail précaire et affaiblit la protection du salaire minimum, offrant aux employeurs une plus grande flexibilité dans la gestion de leur personnel et minimisant les coûts salariaux et de licenciement, conformément aux prescriptions de B-Ready.
Elle facilite le démantèlement d'entreprises publiques, telles que Perusahaan Listrik Negara (PLN), la compagnie d'électricité, au profit de fournisseurs privés. L'État a transféré les coûts sociaux des employeurs vers le gouvernement, créant des programmes sous-financés qui sapent la protection sociale universelle.
Malgré son mauvais classement dans l'indice CSI des droits dans le monde, ces politiques hostiles aux travailleurs ont permis à l'Indonésie d'atteindre le top 10 dans la catégorie consacrée au travail de l'indice B-Ready — reflétant ainsi la tendance de la Banque mondiale à récompenser les pays dont les droits du travail se détériorent.
Pour citer un autre exemple, les Philippines, où les syndicalistes sont confrontés à des persécutions meurtrières, se classent au sixième rang dans la catégorie travail de l'indice B-Ready — une illustration frappante de la façon dont les mesures technocratiques de l'indice masquent des réalités brutales. Dans son dernier jugement, la Cour constitutionnelle indonésienne a donné au gouvernement deux ans pour élaborer une nouvelle loi sur l'emploi, offrant ainsi à l'Indonésie une chance de donner la priorité aux droits des travailleurs plutôt qu'aux compétitions de classement.
Néanmoins, tant que l'indice B-Ready continuera à réduire les droits et les relations de travail à des scores simplistes qui divergent des réalités du terrain, les décideurs politiques seront contraints de lutter pour l'approbation d'investisseurs internationaux, et ce, au détriment des droits et du bien-être des travailleurs.
Cette analyse a initialement été publiée dans l'édition Hiver 2024 du Bretton Woods Observer.
16.12.2024 à 06:00
« L'UGTT est plus qu'un syndicat, mais moins qu'un parti », c'est ainsi que Héla Yousfi, chercheuse et autrice du livre L'UGTT, une passion tunisienne, décrit la principale centrale syndicale tunisienne. Interrogé à ce propos, Sami Tahri, secrétaire général adjoint en charge de la communication, nuance en souriant : « Plus qu'un syndicat, certes, mais aussi plus qu'un parti. » En tout état de cause, force est de constater le rôle clé joué dans l'histoire contemporaine de la Tunisie par (…)
- Actualité / Tunisie, Négociation collective, Travail décent, Travail, Démocratie, Manifestations, Inégalité, Syndicats, Censure, Histoire, Société civile, Salman Yunus« L'UGTT est plus qu'un syndicat, mais moins qu'un parti », c'est ainsi que Héla Yousfi, chercheuse et autrice du livre L'UGTT, une passion tunisienne, décrit la principale centrale syndicale tunisienne. Interrogé à ce propos, Sami Tahri, secrétaire général adjoint en charge de la communication, nuance en souriant : « Plus qu'un syndicat, certes, mais aussi plus qu'un parti. » En tout état de cause, force est de constater le rôle clé joué dans l'histoire contemporaine de la Tunisie par l'UGTT, considérée par de nombreux analystes comme le syndicat le plus influent du monde arabe. Ces dernières années, toutefois, le syndicat s'est trouvé confronté à une crise qui s'étend à l'ensemble du pays.
Le rôle central assumé par l'UGTT au sein de la société tunisienne remonte à l'époque de la lutte anticoloniale. Fondé en 1924, le syndicat est issu d'une scission de la CGT française à la suite de désaccords sur la « question nationale ». « Le syndicat a participé activement à la libération nationale, en organisant des manifestations et des grèves générales, notamment. Cela lui a valu d'être dissous par le gouvernement français, qui est allé jusqu'à arrêter et assassiner certains de ses dirigeants, dont son secrétaire général, Farhat Hached », explique M. Tahri dans son bureau, situé au siège du quotidien de l'UGTT, Al-Shaab (Le Peuple).
Une fois l'indépendance acquise, les relations avec le gouvernement n'ont pas été exemptes de tensions. « Même si avec le président Bourguiba il y avait un système de parti unique, l'UGTT a toujours lutté pour garder son autonomie. Et a plutôt réussi », souligne Mme Yousfi, qui précise qu'il n'en a pas été de même dans d'autres pays de la région, comme l'Algérie et l'Égypte. Cette différence est vraisemblablement due au fait que les dirigeants syndicaux algériens et égyptiens professaient la même idéologie panarabiste que les régimes sous lesquels ils opéraient. En Tunisie, en revanche, il n'y a pas eu la même concorde idéologique. Le président Bourguiba défendait une position davantage pro-occidentale, alors que, selon Héla Yousfi, les membres et les dirigeants de l'UGTT ont toujours représenté les idéologies dominantes du pays.
Cette autonomie a créé des conditions qui ont conduit à plusieurs affrontements frontaux avec le gouvernement, lesquels se sont soldés par des dizaines de morts, comme lors des révoltes de 1978 et 1985, ou de la révolution de 2011, désormais connue sous le nom de « printemps arabe ». Selon de nombreux militants, le rôle de l'UGTT dans le succès de la révolution a été décisif. « À partir du moment où l'UGTT de Sfax s'est jointe aux manifestations populaires, j'ai su que les jours de Ben Ali étaient comptés », se souvient Lamine Bouazizi, un militant de la ville de Sidi Bouzid, le berceau de la rébellion. Le départ de Ben Ali pour l'étranger deux jours plus tard a marqué le début d'un processus de transition qui durerait une décennie.
Sans atteindre l'intensité de la période décrite plus haut, le syndicat connaît à nouveau une relation houleuse avec le gouvernement. Au cours de l'été 2021, le président Kaïs Saïed a orchestré un auto-coup d'État, a dissous le parlement et s'est arrogé les pleins pouvoirs. L'année suivante, le président tunisien a appuyé une réforme constitutionnelle qui a transformé la Tunisie en une république « hyper-présidentielle ». Presque tous les partis politiques ont rejeté le recours de Saïed, un homme politique indépendant à l'idéologie populiste et conservatrice.
L'UGTT a offert sa médiation entre la présidence et les partis et a proposé de mettre en place un processus de « dialogue national », comme elle l'avait déjà fait en 2013, lorsqu'une crise politique avait mis en péril la transition démocratique. Par la suite, l'UGTT a mené une médiation entre le gouvernement et l'opposition qui a permis d'éviter une confrontation civile. Cette intervention a valu à l'UGTT, ainsi qu'à trois autres organisations de la société civile, de recevoir le prix Nobel de la paix en 2015. Saïed a toutefois rejeté l'offre du syndicat.
Déterminé à éliminer toute institution susceptible de constituer un contre-pouvoir, Saïed souhaite voir l'UGTT abandonner son rôle d'acteur politique et se limiter à la représentation des intérêts de ses membres, au nombre de quelque 800.000 dans un pays de 12 millions d'habitants.
Le premier conflit entre Saïed et l'UGTT est survenu à la suite de l'adoption, en 2022, de ladite « circulaire 20 », qui interdisait à toute institution publique de négocier avec le syndicat sans l'autorisation préalable de la présidence. Quelques mois plus tard, le gouvernement a rétracté la circulaire. Malgré cela, la centrale syndicale a continué à faire l'objet de pressions, qui ont notamment pris la forme d'arrestations et de poursuites judiciaires à l'encontre de syndicalistes. « Depuis 2021, plus d'une douzaine de syndicalistes ont été arrêtés. À l'heure qu'il est, un seul d'entre eux reste en prison, alors que des procès restent en cours pour les autres. Et je crains fort que la liste ne s'allonge », confie Sami Tahri avec dépit. Le régime a envoyé un autre message au syndicat en février dernier, lorsqu'il a expulsé de son territoire Esther Lynch, secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats (CES). Mme Lynch s'était rendue en Tunisie pour exprimer sa solidarité avec l'UGTT face au harcèlement dont celle-ci faisait l'objet et qui atteignait même ses cadres régionaux.
Malgré toutes ces provocations, la centrale syndicale a évité un choc frontal avec le régime et s'est limitée à organiser quelques manifestations et à faire des déclarations critiques dans les médias. « L'UGTT se trouve en position de faiblesse. La principale raison étant qu'elle a perdu le soutien de la population. Une partie importante de l'opinion la considère comme faisant partie de l'élite au gouvernement pendant la transition et qui n'a pas réussi à apporter la prospérité au pays », explique Tarek Kahlaoui, professeur de sciences politiques à la South Mediterranean University de Tunis. « Depuis plusieurs années, l'UGTT fait l'objet d'une campagne qui impute à ses mouvements de grèves la responsabilité de la crise économique et de la corruption. Des poursuites judiciaires ont également été engagées », précise M. Kahlaoui.
Sur ce point, l'Indice des droits dans le monde 2024 de la Confédération syndicale internationale (CSI) a relevé l'existence de « dizaines de pages de médias sociaux consacrées à l'attaque de l'organisation et à la diabolisation du travail syndical et des syndicalistes ». Dans ce rapport, la Tunisie figure parmi les « dix pires pays du monde pour les travailleurs » car, entre autres, face à la menace de sanctions sévères (amendes et peines d'emprisonnement), « il est très risqué pour les militants syndicaux de s'acquitter de leurs fonctions normales ».
Romdhane Ben Amor, chercheur au Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) invoque un autre facteur pour expliquer la faiblesse du syndicat : sa crise interne. « En 2021, la direction actuelle a modifié les règles internes de l'organisation relatives à l'élection de ses cadres. Une grande partie du syndicat a rejeté ce changement et s'est constituée en opposition interne. Il en résulte un blocage dans la prise de décision », explique M. Ben Amor, qui souligne également au nombre des raisons de la crise le désaccord entre les dirigeants les plus anciens et les plus jeunes, qui défendent des valeurs et des points de vue différents sur le rôle et les stratégies du syndicat. Bien que les désaccords internes aient eu par le passé des racines politiques, notamment avec le soutien d'une faction en faveur de Saïed, ce vecteur de tension s'est estompé au fur et à mesure que la dérive autoritaire du président s'est accentuée.
Pour sa part, M. Tahri relativise les divergences au sein de l'organisation. « Les différences de points de vue existent dans tous les syndicats. C'est normal. Cependant, l'organisation reste fonctionnelle. Toutes les activités normales du syndicat, y compris dans les différentes branches, se déroulent normalement », a déclaré le secrétaire général adjoint. M. Ben Amor, quant à lui, estime que les divisions ont entravé l'activité de la centrale. « À d'autres moments de l'histoire, l'arrestation d'un syndicaliste aurait donné lieu à une vive réaction. Aujourd'hui, il n'en est rien », constate le chercheur.
Comme preuve que l'UGTT n'a rien perdu de son mordant, M. Tahri signale que sa direction a décidé d'organiser une grève générale l'année prochaine, bien qu'elle n'ait pas encore fixé de date, en attendant un consensus avec les sections régionales et sectorielles. « La situation économique et sociale est très préoccupante et, de surcroît, le gouvernement a rompu le dialogue social. De nombreuses manifestations sont déjà organisées, même si elles n'ont pour l'instant qu'une portée locale ou régionale. De plus, nous allons de plus en plus vers la tyrannie et nous nous éloignons de la démocratie. (...) Je pense que l'année à venir s'annonce houleuse », prédit le dirigeant syndical. Si les prévisions se confirment, une nouvelle vague de conflits sociaux pourrait donner à l'UGTT l'occasion de retrouver la place centrale qu'elle a perdue.