22.11.2024 à 11:02
Banjo Damilola
#AfricaFocusWeek Du 18 au 24 novembre 2024, GIJN met en lumière le journalisme d’investigation en Afrique. Dans cet article, la journaliste du Nigeria, Banjo Damilola, évalue l’impact du data-journalisme sur le continent pour mettre les gouvernants devant leurs responsabilités, notamment sur les féminicides au Kenya par exemple, et relève les nombreux obstacles et défis du secteur.
Début 2024, le studio de données Odipo Dev, basé à Nairobi, s’est associé au collectif de data-journalisme Africa Data Hub pour comprendre l’épidémie continue de féminicides au Kenya. Dans le cadre du projet, appelé Silencing Women (Réduire les femmes au silence), les deux groupes ont créé une base de données historique qui regroupe les noms et circonstances du décès de plus 500 femmes victimes de violence domestique dans le pays entre 2016 et 2023.
“Lorsque nous avons publié la base de données, nous avons constaté que nos conclusions démystifiaient ce qui était dit sur ces femmes”, déclare Felix Kiprono, responsable des médias chez Odipo Dev. Il explique que les données réfutaient pour la première fois, grâce à des statistiques, l’hypothèse selon laquelle les victimes se mettaient elles-mêmes en danger. “Nous avons constaté que 75 % (sur les 500 cas) des femmes sont tuées par leur mari ou leur compagnon.”
Le travail réalisé dans le cadre du projet a eu un impact presque immédiat sur le système judiciaire du pays. Quelques mois seulement après le lancement du projet, une présidente du tribunal au Kenya a fait référence à la base de données Silencing Women en déterminant la peine d’un homme jugé coupable du meurtre d’une femme d’affaires assassinée à son domicile en 2018.
Pour Kiprono, c’est juste un exemple qui illustre tous les efforts déployés pour que les dirigeants au Kenya rendent des comptes. “Les données révèlent bien des choses”, ajoute-t-il. “Elles permettent de mieux comprendre une situation. Elles servent de point de référence. Lorsque vous les compilez, il se passe quelque chose. Vous commencez à avoir une vue d’ensemble.”
Le projet Silencing Women n’est certainement pas un phénomène à part. Sur tout le continent, le data-journalisme a également beaucoup de succès et devient rapidement un outil puissant source de transparence, de redevabilité et d’impact social. Pourtant, en Afrique, le data-journalisme se heurte encore à de nombreux obstacles, notamment le manque d’accès à des informations fiables, surtout auprès des gouvernements répressifs, la nécessité de former davantage de personnes pour enrichir la base de connaissances de la génération actuelle de journalistes, et également de la suivante, et un manque de soutien financier pour alimenter ce secteur.
La pandémie de COVID-19 a été un tournant pour de nombreuses plateformes de data-journalisme en Afrique. Pour The Outlier, un site basé en Afrique du Sud, elle a marqué l’essor de ses enquêtes basées sur des données. “Nous n’avions rien d’autre à faire”, se rappelle Alastair Otter, co-fondateur du projet. Nous avons donc commencé à créer des tableaux de bord pour suivre l’impact de la pandémie.
Ces tableaux de bord sont devenus une source cruciale d’informations pour les Sud-Africains, en proposant des bulletins d’informations hebdomadaires qui replaçaient en contexte les chiffres du gouvernement et indiquaient les taux d’hospitalisation, de décès et de vaccination. Ils collectaient et interprétaient des données pour indiquer les variations et les tendances, mais également pour surveiller les interventions du gouvernement et la mise en œuvre des programmes d’aide.
Ces informations étaient alors gratuitement mises à la disposition d’autres organes de presse qui les utilisaient dans le cadre de leurs enquêtes. Otter ajoute qu’ils avaient généré environ 40 graphiques pour toute l’Afrique du Sud, aux niveaux national et provincial, et que l’équipe avait collecté des dons d’une valeur d’environ 120 000 rands (l’équivalent de 6 700 dollars américains) pour couvrir les coûts de stockage. (The Outlier a cessé d’actualiser le tableau de bord en 2022, mais a publié un récapitulatif de deux années de visualisations de données sur le COVID-19 dans son article Deux années de coronavirus en Afrique du Sud (Two Years of Coronavirus in South Africa).)
“Les données sont un allier très puissant”, ajoute Otter. “Je ne dis pas qu’elles sont toujours justes, car elles peuvent être déformées, mais si elles sont traitées correctement et de manière responsable, elles peuvent donner à ceux qui les utilisent les moyens de faire avancer les choses.” (Note de la rédaction : Alastair Otter a travaillé pour GIJN de 2018 à 2022.)
Alors que The Outlier a commencé à exploiter des données pendant la pandémie, d’autres plateformes de données en Afrique tiraient déjà parti de leur expertise en matière de traitement de vastes ensembles de données pour aider les gens à mieux comprendre leur nouveau monde. Au Nigeria, Dataphyte a surveillé les fonds d’aide et la distribution de matériel de secours dans tout le pays, Nukta Africa a surveillé l’impact de la pandémie sur plusieurs secteurs, ainsi que le comportement des Tanzaniens face à leur nouvelle réalité, et, via Open Cities Lab, Africa Data Hub a lutté contre la désinformation en utilisant des données, puis développé des outils pour assurer le suivi des cas d’infection et des taux de vaccination.
Africa Women Journalism Project (Projet de journalisme par les femmes en Afrique, AWJP), une plateforme de data-journalisme dirigée par des femmes, qui enquête sur les problèmes dans tout le continent, a réalisé un reportage sur les dépenses publiques liées au COVID-19 au Kenya, en Ouganda et au Nigeria. Le projet a révélé la mauvaise gestion de fonds destinés aux services de santé. Cette enquête basée sur des données a provoqué un tollé et donné lieu à des discussions sur les moyens d’améliorer la transparence des dépenses du gouvernement.
Un des rapports d’AWJP a examiné l’état de préparation des comtés du Kenya face au virus alors que le nombre de victimes était à la hausse et que la deuxième vague touchait le pays. Le rapport, publié en partenariat avec The Star, un site web d’actualités au Kenya, a révélé que les gouvernements des comtés n’étaient pas suffisamment préparés à faire face à une recrudescence des cas de COVID-19. Le rapport avait interrogé les données du Kenya National Bureau of Statistics (Bureau national des statistiques du Kenya) et de l’Institute for Health Metrics and Evaluation (Institut pour les indicateurs et l’évaluation de la santé, IHME) afin d’établir des projections et de reconstituer des scénarios à l’échelle des comtés.
Il y a une grande différence entre des données brutes et des informations digestibles et concrètes qui permettent de former des opinions et de prendre des décisions éclairées. Au Nigeria, Dataphyte, un centre de données fondé par Joshua Olufemi, essaie de convertir des données complexes en histoires faciles à comprendre pour aider les Nigérians à prendre des décisions en connaissance de cause. “Le journalisme traditionnel parvient rarement à vulgariser des problèmes complexes”, déclare Olufemi, en ajoutant que Dataphyte change cet état de fait en utilisant des données comme un outil de communication, plutôt que comme un accessoire.
Cette approche permet à l’organisation d’orienter les conversations et elle fournit au public des données précieuses susceptibles d’influencer non seulement l’engagement civique, mais également les points de vue personnels. Cela a été confirmé lorsque l’équipe a utilisé des données historiques pour communiquer des informations clés sur les résultats des élections de 2023 au Nigeria. Olufemi explique que le projet devait s’inscrire dans le cadre d’une réponse à la propagande et aux sondages manipulés utilisés par les hommes politiques pour influencer l’opinion du public avant l’élection.
“Nous ne nous contentons pas de faire des enquêtes, nous apportons des preuves qui permettent d’exiger des dirigeants en place qu’ils rendent des comptes”, dit-il. “Ainsi, pour nous, la science de la décision représente un avantage au niveau local dont bénéficie notre audience lorsqu’elle doit prendre des décisions concernant ses moyens de subsistance, son style de vie et son existence.”
En Tanzanie, Nukta Africa a également adopté la narration basée sur des données. La plateforme, dirigée par Nuzulack Dausen, utilise des visualisations de données et des infographies pour permettre à des communautés qui parlent le swahili de prendre plus facilement connaissance de problèmes complexes liés notamment à la santé publique et à l’éducation.
“Nous avons voulu contribuer à la création d’une société qui peut prendre des décisions basées sur des données”, explique Dausen. “Parfois, nous créons des icônes pour simplifier la visualisation des données qui sont alors plus faciles à comprendre. Il arrive aussi que les icônes disponibles ne reflètent pas non plus notre réalité. Nous concevons donc nos propres icônes pour illustrer ces réalités.”
Par ailleurs, des sites de data-journalisme en Afrique mettent en place des structures garantissant une redevabilité systématique.
Par exemple, Africa Data Hub a créé une extension Chrome qui met en surbrillance les noms associés à des scandales de corruption dès qu’ils apparaissent dans des enquêtes ou des recherches sur le web. Les utilisateurs peuvent cliquer sur ces noms pour accéder aux allégations de corruption à l’encontre de ces personnes, ce qui permet de renforcer les efforts de promotion de la transparence.
The Outlier a fait un travail semblable pour traiter le problème persistant des toilettes à fosse en Afrique du Sud. Après plusieurs incidents très médiatisés liés au décès d’enfants dans ces toilettes extérieures, le président Cyril Ramaphosa a demandé le retrait progressif des toilettes à fosse dans les écoles. Il a donné trois mois au ministère de l’Éducation pour mettre un plan en place, mais l’intervention du gouvernement n’a pas été à la hauteur de ses promesses. En 2021, un tribunal sud-africain a ordonné au gouvernement de supprimer toutes les toilettes à fosse et de les remplacer par des installations modernes, en exigeant des rapports d’avancement trimestriels.
En combinant les données du gouvernement et le travail de terrain, The Outlier surveille les progrès du gouvernement en matière d’amélioration des installations sanitaires et d’autres infrastructures scolaires. Section27, un cabinet d’avocats spécialisé dans les droits humains, utilise ces conclusions pour étayer les preuves nécessaires afin de vérifier les rapports du gouvernement au tribunal.
Malgré ces avancées, le data-journalisme en Afrique se heurte encore à des obstacles de taille. L’un des plus importants est l’accès à des données fiables. “Les gouvernements limitent souvent l’accès aux données, ce qui complique la tâche des journalistes qui recherchent les informations dont ils ont besoin”, explique Olufemi. Ce manque de transparence est un problème courant qui touche l’ensemble du continent, que les données soient indisponibles, difficiles à obtenir ou qu’elles manquent d’intégrité à l’échelle locale.
Les lacunes en matière de compétences techniques posent également problème. Nombreux sont les journalistes qui n’ont pas la formation requise pour pouvoir analyser et interpréter des ensembles de données complexes. “Nous manquons de data-journalistes qualifiés”, explique Dausen. “Parfois, nous devons faire appel à des sous-traitants qui nous aident à analyser les données, car nos ressources n’ont pas les compétences requises.”
Catherine Gicheru, directrice d’AWJP, explique que les restrictions du gouvernement et le manque de compétences techniques compliquent la tâche des journalistes qui souhaitent réaliser des enquêtes basées sur des données. “Beaucoup de femmes journalistes n’ont tout simplement ni la formation ni le niveau de connaissance des données nécessaires pour se lancer dans des analyses et interpréter les chiffres”, ajoute-t-elle.
Pour surmonter ces obstacles, AWJP, comme bien d’autres plateformes de data-journalisme en Afrique, propose des services de formation et de mentorat en plus des narrations et des enquêtes. AWJP enseigne aux femmes journalistes les compétences nécessaires pour analyser les données, créer des visualisations et réaliser des enquêtes convaincantes via des ateliers et des mentorats individuels. Lorsqu’il est difficile d’accéder aux données, les journalistes d’AWJP font appel à d’autres stratégies, telles que la production participative de données ou la collecte de récits de première main auprès des communautés.
On peut citer, par exemple, le travail d’AWJP sur la violence sexiste au Nigeria, dans le cadre duquel des journalistes ont eu des difficultés à accéder à des données officielles sur des cas signalés, indique Gicheru. Les journalistes ont dû lancer des initiatives locales en collectant des témoignages de femmes et en demandant à la population de participer à la collecte de données qui ne figuraient pas dans les documents du gouvernement.
“En faisant preuve de créativité, il est toujours possible de rassembler et d’utiliser des informations”, ajoute-t-elle.
“L’accès aux informations et la disponibilité des données posent toujours un problème majeur”, ajoute Kamtchang. Il constate qu’en 2024, huit des 29 pays africains bénéficiant de lois en vigueur sur l’accès aux informations sont francophones. “Ces lois n’ont toutefois pas évolué pour s’adapter aux défis que représentent actuellement les données ouvertes”, constate-t-il.
Le data-journalisme n’est donc pas encore très répandu en Afrique francophone. Mais Data Cameroon persévère. Ils proposent régulièrement des bourses pour les écoles de data-journalisme, avec le soutien de partenaires comme le Center for Advanced Defence Studies (Centre supérieur d’études de défense nationale, C4ADS) basé à Washington, DC, une organisation à but non lucratif spécialisée dans les réseaux illégaux à l’échelle mondiale.
“Nous sollicitons l’aide des analystes de données de C4ADS, qui développent les capacités lorsque la bourse est octroyée et soutiennent ensuite ceux qui en bénéficient dans leurs travaux de collecte et d’analyse des données”, explique Kamtchang. Parmi les enquêtes réalisées dans le cadre de ces initiatives de formation, l’une d’entre elles expose les milliards investis par des hommes politiques et hommes d’affaires centrafricains dans des propriétés à Dubaï, ainsi que l’implication de Boko Haram et d’autres groupes armés non étatiques dans des enlèvements dans le bassin du lac Tchad.
Le plus grand défi auquel les rédactions de data-journalisme sont confrontées est sans doute le financement. Alors que ce problème touche l’ensemble du secteur du journalisme, il affecte particulièrement les organes de presse qui s’appuient sur des données. Olufemi, le fondateur de Dataphyte, explique que le financement des enquêtes basées sur des données est insuffisant.
Chez The Outlier, Otter confirme cet état de fait en ajoutant que le financement est un problème persistant. Le data-journalisme nécessite de nombreuses ressources, des outils coûteux, des logiciels et de la formation. Les data-journalistes dépendent essentiellement de subventions et de financement externe pour se maintenir à flot.
“Le data-journalisme présente beaucoup de difficultés”, déclare Otter. “Nous devons trouver des moyens créatifs de générer des revenus, via des formations, des événements ou des collaborations avec des ONG.”
Banjo Damilola est une journaliste d’investigation du Nigeria. Elle a enquêté sur la corruption dans le système judiciaire et documenté les malversations au sein de la police nigériane, des tribunaux et de l’administration pénitentiaire. Elle a reçu une mention élogieuse du Centre Wole Soyinka pour le journalisme d’investigation et a été finaliste du prix 2019 de la Fondation Thompson pour les jeunes journalistes.
21.11.2024 à 11:50
Josiane Kouagheu
#AfricaFocusWeek Du 18 au 24 novembre 2024, GIJN met en lumière le journalisme d’investigation en Afrique. Dans cet article, la journaliste d’investigation Josiane Kouagheu, dresse le profil du Collectif de journalistes basé au Cameroun, The Museba Project, membre de GIJN, qui a une double mission : former des journalistes dans un premier temps et ensuite les encourager à travailler ensemble.
En septembre 2018, le journaliste d’investigation camerounais chevronné Christian Locka a rencontré la journaliste d’investigation colombienne María Teresa Ronderos à Londres. Ils participaient tous les deux à une formation consacrée aux enquêtes sur les flux financiers illicites, organisée à City, University of London dans le quartier d’Islington, juste au nord de la « Cité de Londres », le district financier historique de la capitale.
À cette occasion, Ronderos annonça à Locka qu’elle était en train de mettre sur pied un projet avec des amis et des collègues, à savoir un organe de presse spécialisé dans les investigations collaboratives et transfrontalières en Amérique latine appelé El CLIP, lequel fut lancé l’année suivante sous la forme initiale d’un groupe de trois journalistes expérimentés originaires d’Argentine, de Colombie et du Costa Rica.
Cette rencontre s’est avérée fatidique, car source d’inspiration des propres ambitions de Locka, et parce que, plus tard, il allait collaborer avec Ronderos dans le cadre d’investigations transfrontalières.
“À cette époque, je recherchais partout au Cameroun et en Afrique centrale des journalistes qui souhaitaient réaliser des enquêtes, mais il y en avait peu”, indique Locka. “Pourtant, c’est une région sujette aux scandales, au crime organisé, à la corruption et aux abus des droits humains.”
“Riche paysage médiatique”
Dans la sous-région d’Afrique centrale, les journalistes sont souvent menacés dans le cadre de leur travail. Nombre d’entre eux ont été tués, harcelés, emprisonnés et contraints à l’exile. Reporters sans frontières (RSF) a placé le Cameroun en 130e position sur 180 pays dans son classement mondial de la liberté de la presse 2024. Dans son rapport, RSF a indiqué que bien que le Cameroun bénéficie en Afrique d’un des “paysages médiatiques les plus riches”, avec plus de 600 journaux, environ 200 stations de radio et plus de 60 chaînes de télévision, ce pays est également l’un des plus dangereux du continent pour les journalistes. Trois journalistes ont été tués au Cameroun en 2023.
On peut citer l’affaire bien connue de l’assassinat d’Arsène Salomon Mbani Zogo. Le 22 janvier 2023, le corps mutilé du célèbre animateur radio de 50 ans, connu sous le nom de “Martinez Zogo”, était découvert dans un quartier proche de Yaounde, la capitale du Cameroun. Il avait également été torturé. Avant sa mort, il avait dénoncé la corruption du gouvernement. Depuis, plus de 15 suspects ont été arrêtés, parmi lesquels plusieurs membres des services de renseignement camerounais et un puissant homme d’affaires.
D’après le Comité pour la protection des journalistes, “les attaques ciblant la presse se sont multipliées alors que le Cameroun se prépare aux élections de 2025 à l’issue desquelles il n’est pas exclu que le mandat de [Paul] Biya, un des plus vieux dirigeants élus en exercice au monde, soit renouvelé pour sept années supplémentaires”. À l’heure actuelle, six journalistes camerounais sont en détention.
Double mission
Après son voyage à Londres, Christian Locka était convaincu qu’en mettant en place un réseau de journalistes d’investigation bien formé et qui travaillent ensemble au sein de la région, il pourrait protéger ces derniers. Il a commencé à faire part de son idée à des collègues de la République démocratique du Congo (RDC) et de la République centrafricaine intéressés par le journalisme d’investigation. Dans les deux pays, la liberté de la presse est tout aussi fragile. Le gouvernement, des groupes armés et des hommes d’affaires aisés ciblent régulièrement les journalistes.
En 2020, Locka a lancé The Museba Project dans le cadre du MUSEBA Journalism Project, un media à but non-lucratif qui assure la promotion du journalisme d’investigation en Afrique centrale et dans la région des Grands Lacs, en regroupant des journalistes indépendants de la région. The MUSEBA Journalism Project est membre de GIJN depuis 2021. (Museba signifie “trompette” dans une des langues locale pratiquées sur la côte du Cameroun.)
Depuis sa création, The Museba Project a une double mission, à savoir celle de former des journalistes dans un premier temps, et ensuite de les encourager à travailler ensemble. “Dans cet environnement, empreint de peur et de manque de confiance en soi, la priorité n’est pas forcément de se lancer dans des investigations”, déclare Locka.
Avant chaque session de formation, l’équipe identifie les journalistes souhaitant faire du journalisme d’investigation en contactant les rédacteurs en chef ou les responsables d’organes de presse dans les pays hôtes. Tout d’abord, l’organisation demande aux journalistes de préparer individuellement au moins deux idées d’enquête qu’ils passeront ensemble en revue, pour les encourager à se familiariser avec cette pratique.
Pendant la formation, les formateurs aux parcours divers et provenant des quatre coins du monde (Africains, Camerounais, Américains et Européens) partagent leurs connaissances et leurs expériences avec les journalistes. Ils repartent de zéro, en leur enseignant les rudiments du journalisme d’investigation, pour qu’ils sachent notamment comment se protéger et protéger leurs sources. Les participants apprennent également à rechercher des sujets d’enquête, à les présenter et à rédiger une enquête.
“J’ai trouvé cette expérience enrichissante à tous les niveaux, et particulièrement comment élaborer une enquête et raconter une histoire intéressante”, déclare Saïbe Kabila, une journaliste d’investigation congolaise qui a rejoint The Museba Project en juin 2024, après un stage de formation à Lubumbashi, la deuxième ville de la RDC.
“Je pense que cet média est unique. Il propose un journalisme d’investigation rigoureux qui dit la vérité, souvent cachée dans nos régions, via des reportages intéressants et captivants”, ajoute Kabila.
En quatre ans, MUSEBA a formé plus de 100 journalistes originaires du Cameroun, de la RDC et de la République centrafricaine. Après chaque formation, les journalistes y ayant assisté peuvent demander à adhérer à l’organisation.
Collaboration internationale
Le principal avantage que présente The Museba Project est qu’il facilite la création de réseaux entre les journalistes. “Nous montrons aux journalistes qu’en collaborant, ils gagnent du temps, sont mieux protégés, dépensent moins d’argent et optimisent leurs travaux de recherche”, explique Locka. “Cela n’existait pas avant. C’est notre principal atout.”
La rédaction a déjà participé à de nombreux projets de collaboration internationaux et nationaux avec le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et El CLIP. En 2020, The Museba Project a contribué à l’enquête transfrontalière Migrants d’un autre monde (Migrants from Another World) à propos des Africains et Asiatiques qui, expulsés de leur pays, traversent l’Amérique latine en affrontant tous les dangers et difficultés que cela implique pour atteindre les États-Unis. Le projet a regroupé 18 organes de presse dans 14 pays, dont l’OCCRP, El CLIP et Bellingcat. The Museba Project a raconté l’histoire des camerounais qui ont perdu la vie durant ce voyage.
En 2023, The Museba Project a collaboré avec The Examination, une rédaction à but non lucratif basée aux États-Unis (et nouveau membre de GIJN), pour révéler dans quelle mesure le recyclage de batteries en plomb par des entreprises indiennes nuit gravement à la santé des populations locales au Cameroun et au Congo-Brazzaville. Le reportage a été sélectionné pour recevoir le prix Online Journalism Award 2024 dans la catégorie de l’excellence des reportages sur la justice sociale.
Pour Will Fitzgibbon, journaliste d’expérience et coordinateur de partenariats pour The Examination, qui a travaillé avec le média en tant que partenaire et formateur, The Museba project “tente de créer quelque chose d’inédit, ce qui n’est pas simple dans un paysage politique et économique”.
“The Museba Project joue un rôle essentiel et sert de source et de facteur d’unification pour le journalisme d’investigation dans la région. Il encourage et forme des journalistes non seulement camerounais mais également tchadiens, congolais et d’autres pays où la liberté de la presse est menacée”, explique-t-il.
“Mur d’insécurité”
Un des problèmes majeurs auquel se heurte The Museba Project est la peur qui règne parmi les journalistes dans la région. Alors que certains de leurs collègues sont kidnappés, assassinés, emprisonnés ou harcelés, nombre d’entre eux ne souhaitent pas poursuivre dans la voie du journalisme d’investigation. Plusieurs journalistes formés par eux ont abandonné le terrain.
“Nous rencontrons de plus en plus de journalistes qui abandonnent”, remarque Locka. “C’est un problème, car ce sont de jeunes talentueux et qui souhaitent vraiment voir les choses changer, mais ils sont confrontés à un mur d’insécurité.”
Ceux qui persistent sont également exposés à beaucoup de risques. Parmi les nombreux journalistes de Museba qui ont été harcelés, l’un d’entre eux, originaire de la RDC, a dû s’exiler au Canada.
Durant son enquête “Comment le bois de rose est volé au Cameroun, blanchi au Nigeria et exporté en Chine” (How Rosewood is Stolen in Cameroon, Laundered in Nigeria, and Exported to China), Locka a reçu plusieurs menaces et même des appels d’un des trafiquants les plus notoires au Nigeria. Après la publication de l’enquête, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (“CITES”) a suspendu le commerce de ce type de bois au Cameroun. Deux ans plus tard, le gouvernement a ouvert une enquête sur le trafic de bois de rose entre les deux pays.
“La tâche d’un journaliste d’investigation compétent est de restaurer la vérité”, déclare Fiacre Salabé, chef de bureau pour The Museba Project en République centrafricaine. Depuis qu’il a rejoint l’organisation en 2021, il a publié des enquêtes sur des entreprises chinoises et les redevances forestières. Après la publication d’une enquête sur un ministre corrompu, il a été victime de violences physiques, de persécutions et a reçu des menaces de mort. “J’ai quitté le pays pour m’installer au Cameroun pendant deux ans, entre 2022 et 2024. Cela à suffi à calmer un peu les menaces”, ajoute Salabé.
Jeune organisation
Le développement de Museba n’est pas freiné uniquement par la sécurité des journalistes et l’éternel problème de l’accès à des sources. Comme c’est le cas de nombreuses rédactions dans le monde entier, l’organisation manque de financement. Au début, les journalistes utilisaient leurs fonds personnels pour financer leur travail.
Au fil des ans, le projet a reçu des subventions de fondations et d’autres organisations, telles que le European Journalism Fund et le Pulitzer Center. Dans certains cas, des ONG ont sollicité The Museba Project pour leur former des journalistes.
Toutefois, le média se trouve actuellement à la croisée des chemins et elle espère diversifier ses sources de revenus pour devenir financièrement indépendante. D’après Locka, ils envisagent, par exemple, de produire des documentaires qu’ils pourront vendre. “En tant que jeune organisation, nous avons besoin de soutien. Ceux qui souhaitent nous soutenir peuvent nous contacter”, dit-il.
“Alors que les influenceurs et autres lanceurs d’alerte ont monopolisé l’actualité brûlante, le pays a désormais besoin de journalistes qui prennent le temps d’enquêter”, explique le professeur Thomas Atenga qui enseigne dans le département de communication de l’université de Douala au Cameroun. “The Museba Project est une initiative qui mérite d’être encouragée.”
Pour Locka, malgré ces difficultés financières, The Museba Project ambitionne de former une armée de journalistes d’investigation qui pourront enquêter sur la corruption, les violations des droits humains, les flux financiers illégaux, et bien plus.
L’objectif n’est pas d’inciter le plus de journalistes possible à rejoindre l’organe de presse, dit-il, mais de promouvoir le journalisme d’investigation, ses principes fondamentaux et ses techniques, et de sensibiliser autant de personnes que possible à l’importance de cette spécialisation qui n’est pas encore très développée dans la région.
“Si nous parvenons à augmenter le nombre de journalistes d’investigation d’ici 5 à 10 ans, il sera difficile de faire taire toutes ces voix”, ajoute Locka. “Nous sommes conscients du danger, mais nous poursuivons par choix en prenant toutes les précautions possibles. L’essentiel c’est que nous ayons semé la graine du journalisme d’investigation.”
Josiane Kouagheu est une journaliste d’investigation primée et une écrivaine camerounaise.
20.11.2024 à 09:52
Benon Herbert Oluka ,
#AfricaFocusWeek Du 18 au 24 novembre 2024, GIJN met en lumière le journalisme d’investigation en Afrique. Dans cette interview « 10 questions à », découvrez les conseils et le parcours inspirant du journaliste d’investigation malawien, Golden Matonga.
Le journaliste d’investigation malawien Golden Matonga porte plusieurs casquettes journalistiques. Il est responsable des enquêtes pour PIJ-Malawi (Platform for Investigative Journalism) et assume actuellement la fonction de directeur général par intérim de l’organisation, pendant que son fondateur, Gregory Gondwe, est en congé sabbatique pour étudier à l’Université Stanford aux États-Unis dans le cadre d’une bourse John S. Knight.
Matonga est également le vice-président de MISA (Media Institute of Southern Africa), une organisation à but non lucratif dont le siège social est en Namibie et qui promeut la liberté de la presse et le droit à la liberté d’expression; mais aussi le président de la branche de MISA au Malawi.
Bénéficiaire en 2023 de la bourse Hubert Humphrey à l’université d’État de l’Arizona aux États-Unis, Matonga est également un membre de l’ICIJ (International Consortium of Investigative Journalists), et il a participé à de nombreuses enquêtes à fort impact, notamment les investigations retentissantes de Pandora Papers et de FinCEN Files. Dans son pays d’origine, Matonga a joué un rôle prédominant dans des enquêtes sur la corruption et les abus de pouvoir.
Cette année, entre mai et juin, Matonga s’est rendu aux États-Unis pour couvrir l’élection pour The Continent, un journal panafricain fondé en 2020 qui est diffusé au public principalement via WhatsApp. Son travail a également été publié dans le New York Times, le Financial Times et le Mail & Guardian.
Dans cette interview, qui s’inscrit dans une série d’interviews de journalistes d’investigation bien connus, menées par GIJN, Matonga parle de son expérience en matière d’enquêtes collaboratives en Afrique et ailleurs, des leçons qu’il a tirées durant ses 17 ans de carrière, et il donne des conseils qui, selon lui, peuvent améliorer le journalisme d’investigation en Afrique.
GIJN : Parmi toutes les enquêtes que vous avez réalisées, quelle est celle que vous avez préférée et pourquoi ?
Golden Matonga : C’est une question intéressante. En fait, on finit par aimer toutes les enquêtes comme des enfants, mais une de nos investigations principales réalisée dans le cadre de la PIJ (Platform for Investigative Journalism) est une série d’enquêtes liées à une entité commerciale ou à un homme d’affaires. Cette enquête s’articule autour de plusieurs éléments; c’est important pour nous parce qu’elle sert souvent de point de référence pour notre travail. Je ne dirais pas que c’est l’enquête que je préfère, mais c’est celle qui définit vraiment le travail que nous avons achevé jusqu’à présent au Malawi. (L’homme d’affaires du Royaume-Unis au cœur de cette enquête a été arrêté en octobre 2021 par la NCA (National Crime Agency) au Royaume-Uni. Le bureau de lutte contre la corruption du Malawi a ensuite classé les affaires de corruption impliquant les soi-disant partenaires malawiens de l’homme d’affaires, mais en août 2024, une de ces décisions a été contestée au tribunal par un groupe local de lutte contre la corruption.)
GIJN : Quels sont les principaux défis que vous avez dû relever en tant que journaliste d’investigation dans votre pays ? Dans votre cas, puisque vous avez également réalisé des enquêtes collaboratives sur tout le continent, quel sont les problèmes qui, à votre avis, freinent les investigations sur le continent ?
GM : Au Malawi, le problème majeur est toujours le fléau du secret auquel les journalistes doivent faire face dès qu’ils essaient de travailler avec des sources qui occupent des postes dans la fonction publique. Même lorsque la loi a mis en place un cadre permettant aux journalistes d’accéder à des informations avec notamment, au Malawi, la loi sur l’accès aux informations qui correspond aux lois sur la liberté d’expression dans certains pays occidentaux, les responsables sont encore peu disposés à fournir des informations, et surtout à un journaliste d’investigation. Lorsqu’ils se rendent compte qu’ils ont affaire à un journaliste d’investigation à la recherche d’informations, ils sont très réticents et cela complique vraiment la situation.
Nous avons également remarqué que dans un pays avec, relativement parlant, de fortes valeurs démocratiques, comme le Malawi, il arrive encore que des journalistes d’investigation soient arrêtés. Notre équipe en a fait l’expérience. Un de nos directeurs (Gregory Gondwe) a été arrêté, il a subi des menaces physiques de mort et a dû s’exiler d’urgence à un moment donné en raison des menaces de mort dont il avait fait l’objet. Ce sont les problèmes graves auxquels nous devons faire face en tant que journalistes.
À l’heure actuelle, l’un des obstacles majeurs qui freinent le journalisme d’investigation en Afrique, et pas des moindres, est le cadre juridique, à savoir la loi sur la cybersécurité. Dans plusieurs pays africains, cette loi est de plus en plus utilisée pour étouffer le journalisme d’investigation, la liberté d’expression et en général le public, en augmentant l’autocensure. Cela signifie que les personnes supposées pouvoir s’exprimer en ligne ne peuvent pas le faire par peur de représailles. Cela a un effet paralysant sur la démocratie, mais également sur les journalistes d’investigation, car les éventuels lanceurs d’alertes ont peur de parler. En outre, même ceux qui sont devenus des lanceurs d’alertes peuvent être parfois arrêtés. Je me souviens d’un incident durant lequel le gouvernement a voulu nous forcer, via les forces de police, à révéler le nom de nos lanceurs d’alertes et des sources de notre enquête. La loi sur la cybersécurité est ainsi devenue une menace pour le journalisme d’investigation sur le continent.
GIJN : Au niveau personnel, en tant que journaliste d’investigation, quel est le plus grand défi que vous ayez dû relever ? Comment l’avez-vous surmonté et quelles leçons en avez-vous tirées ?
GM : En tant que journaliste d’investigation, je me suis trouvé dans des situations parmi les plus difficiles lorsque j’ai eu la possibilité de publier, à certaines étapes de ma carrière, des enquêtes que la direction de certains journaux pour lesquels j’avais travaillé percevait comme une menace pour les intérêts commerciaux de leur activité. Je me suis également trouvé dans des situations compliquées, là encore en raison du cadre légal bien évidemment, lorsque j’ai été menacé d’être arrêté. Ces épisodes auraient pu nous empêcher de poursuivre notre carrière de journaliste d’investigation, mais nous avons dû persévérer en formant des coalitions et en mettant en place des plateformes comme PIJ, qui n’ont aucun intérêt commercial et qui bénéficient du soutien renforcé de partenaires dans le secteur de la gouvernance. Voilà donc mon expérience, les difficultés que j’ai rencontrées et comment je les ai surmontées. Je pense que le plus important a été de pouvoir constituer une coalition d’alliés en interne, au Malawi, pour nous assurer qu’ils protègent les ressources fournies pour le travail de journalisme d’investigation que nous prévoyions d’entreprendre, mais également de mobiliser des partenaires en externe qui nous permettraient de publier nos enquêtes ailleurs si leur publication n’était pas autorisée dans le pays.
Le groupe IJ Hub, basé en Afrique du Sud, a été un de ces alliés clés, et l’une des structures de soutien essentielles pour le journalisme d’investigation au Malawi et pour moi personnellement. Ils nous ont aidés en nous fournissant des ressources pour faire notre travail, mais ils se sont également manifestés et nous ont apporté un soutien précieux lorsque nous étions menacés. L’institut MISA (Media Institute of Southern Africa), qui est aussi présent au Malawi, a également soutenu très activement le travail des journalistes. Il se trouve que je fais actuellement également partie de l’institut MISA. J’ai donc pu apprécier à sa juste valeur le rôle qu’il a joué en veillant à accompagner les journalistes qui subissent des menaces. Il est à mon avis absolument essentiel que nous continuions à établir ces partenariats pour nous assurer que les journalistes d’investigation se sentent en sécurité et bénéficient du soutien nécessaire pour continuer à assumer leur rôle crucial de garant de la redevabilité.
Au-delà du continent, nous avons bénéficié du soutien du CPJ (Comité pour la Protection des Journalistes). Chaque fois que les membres d’une communauté de médias au Malawi ont été menacés, CPJ a apporté son soutien pour garantir la sécurité des journalistes. L’ICIJ a également déployé des efforts considérables pour soutenir la collaboration sur le continent et au-delà. Le modèle de l’ICIJ s’est assuré que les journalistes africains peuvent réaliser des enquêtes sur les affaires africaines. De même, en leur fournissant un support technique essentiel, nous avons pu collaborer en exploitant les points forts de chacun pour garantir la qualité du journalisme d’investigation. Ainsi, que ce soit sur le plan régional ou mondial, l’ICIJ a joué un rôle absolument crucial et des centres comme PIJ ont tiré profit du travail d’investigation qu’ils ont réalisé avec l’ICIJ.
Sur le continent africain, je pense qu’en tant que journalistes nous devons examiner un point critique, à savoir notre mode de collaboration à l’échelle régionale, mais également continentale. Il semble que les journalistes africains collaborent davantage avec leurs collègues occidentaux qu’entre eux à l’échelle régionale, dans le cadre d’une collaboration entre les journalistes d’Afrique de l’Ouest et ceux d’Afrique australe, par exemple. Jusqu’à présent, la plupart des collaborations interafricaines ont été placées sous l’égide de l’ICIJ, lorsque des journalistes ouest-africains collaborent avec des journalistes d’Afrique australe. Toutefois, je pense que nous devons déployer davantage d’efforts pour garantir la collaboration au sein de nos propres rangs, sur le continent.
GIJN : Vous avez interviewé de nombreuses personnes dans le cadre de vos enquêtes d’investigation. Quel est le meilleur conseil que vous pouvez donner pour réussir une interview ?
GM : Je pense que pour réussir une interview, il est essentiel de la préparer et de faire des recherches au préalable. Le meilleur conseil que je puisse donner est donc de faire des recherches et de bien connaître le sujet. Une bonne interview sera toujours le résultat de bonnes recherches préalable.
GIJN : Quel est l’outil, la base de données ou l’application que vous préférez utiliser pour enquêter ?
GM : J’adore le travail collaboratif, donc toute application qui facilite cela est ma préférée. Qu’il s’agisse d’iHub de l’ICIJ ou d’un document Google qui va m’aider à co-éditer une enquête avec mes collègues, je suis toujours impatient de savoir comment nous pouvons exploiter les outils collaboratifs à notre disposition, car je reconnais les avantages considérables de la collaboration.
GIJN : Quel est le meilleur conseil que l’on vous a donné jusqu’à présent durant votre carrière et quels sont ceux que vous donneriez à un futur journaliste d’investigation ?
GM : Le meilleur conseil qui m’ait jamais été donné au cours de ma carrière est de faire preuve de patience dans mon travail. J’ai toujours été impatient de publier mes enquêtes. Pourtant, en travaillant trop vite, nous passons à côté de beaucoup de détails. Il est donc important de prendre le temps nécessaire pour réaliser une enquête. Il faut faire preuve de rigueur pour traiter un sujet du mieux possible tout en bénéficiant d’une protection juridique, et surtout être capable de tempérer son enthousiasme.
J’encourage toujours les personnes qui souhaitent devenir des journalistes d’investigation à se lancer, tout simplement. Commencez à travailler et apprenez auprès des meilleurs. Vous vous perfectionnerez au fil du temps. Personne ne réussit sa carrière de journaliste d’investigation sans expérience. Vous devez renforcer la confiance de vos sources et continuer à publier des enquêtes.
GIJN : Dites-moi maintenant quelqu’un vous a donné le goût du journalisme d’investigation. Quel journaliste admirez-vous et pourquoi ?
GM : Dans le domaine du journalisme en général, j’admirais un ancien correspondant étranger à la BBC originaire du Malawi, le défunt Raphael Tenthani. Il écrivait également une chronique politique que j’appréciais beaucoup, comme tout ce qu’il écrivait d’ailleurs. Mais, en fin de compte, c’est grâce à Mabvuto Banda que j’ai commencé à me passionner pour le journalisme d’investigation. Il a été un journaliste d’investigation prolifique au Malawi et son travail, au Malawi et dans le monde entier, m’a inspiré au point de vouloir atteindre le même niveau d’exigence. En tant que journaliste, il a achevé un travail important au Malawi et c’est pour l’impact qu’il a eu, et sa capacité à tenir les individus puissants pour responsables de leurs actes, que je l’ai admiré au plus haut point et que je le considère comme un éventuel modèle.
De nombreux journalistes africains font un travail exceptionnel et très intéressant dont je suis vraiment fier et que je me réjouis de lire. J’ai également aimé travailler avec Simon Allison du journal The Continent. Je vais aussi dire un mot sur mon collègue Gregory Gondwe, un des journalistes les plus courageux qui existent à l’heure actuelle. Son travail intègre est toujours une source d’inspiration, tout comme sa profonde détermination à persévérer et à publier des enquêtes, quelles qu’en soient les conséquences. Je pense que c’est l’état d’esprit dont devraient essayer de faire preuve de nombreux journalistes.
GIJN : Quelle est la pire erreur que vous ayez commise et quelles leçons en avez-vous tirées ?
GM : Au début de ma carrière de journaliste, j’étais toujours impatient d’écrire des enquêtes, mais je n’étais pas assez rigoureux quand il s’agissait de vérifier les faits. Je me suis trouvé dans des situations embarrassantes où j’avais mal orthographié le nom de personnes mentionnées dans mes enquêtes. Il faut être rigoureux quand on travaille pour un journal imprimé, car il est impossible de revenir en arrière pour modifier le nom d’une personne. Cela doit nous servir de leçon à nous les journalistes et nous inciter à faire notre travail consciencieusement en veillant à bien lire et relire nos productions écrites avant de les soumettre. Le processus de filtrage des informations doit également être très rigoureux, car si un journaliste fait une erreur, le rédacteur en chef ou rédacteur en chef adjoint doivent pouvoir la repérer.
GIJN : Comment évitez-vous l’épuisement professionnel dans votre métier ?
GM : L’épuisement professionnel est un problème grave et je pense que la plupart des rédactions (en Afrique) ne s’investissent pas suffisamment pour éviter que leurs équipes n’en souffrent pas. Outre l’aspect physique de l’épuisement, il y a également l’aspect mental. On s’épuise à rechercher des sujets d’enquête, à se débattre avec les sources pour obtenir des informations et parfois à lire les commentaires. La négativité que déclenchent parfois certaines enquêtes peut occasionner du stress mental pour les journalistes.
Je ne pense pas avoir eu besoin de faire appel à des méthodes spécifiques pour éviter l’épuisement professionnel. Toutefois, dès que j’en ai l’occasion, j’essaie autant que je le peux de prendre une distance vis-à-vis de mon travail, de me concentrer sur des activités autres que le journalisme et d’avoir des activités sociales.
GIJN : En matière de journalisme d’investigation en Afrique, qu’est-ce qui vous frustre le plus et vous espérez voir changer rapidement ?
GM : En dénonçant des abus de pouvoir ou la corruption, on pourrait espérer que d’autres aspects de la structure de gouvernance, les autorités chargées de l’application de la loi, vont s’atteler au problème et veiller à ce que les personnes que les journalistes d’investigation ont exposées rendent des comptes. Pourtant, dans bien des cas, ces autorités, ou alors d’autres parties prenantes comme la société civile, ne donnent aucune suite aux révélations. Cela devient alors très problématique pour le journalisme d’investigation sur le continent. L’effet de votre enquête se limite alors à des réactions sur les réseaux sociaux ou de la part de vos followers. C’est donc, à mon avis, une réalité très frustrante pour un journaliste d’investigation.
Benon Herbert Oluka est le responsable Afrique de GIJN. Journaliste multimédia ougandais, il est cofondateur de The Watchdog, un centre de journalisme d’investigation dans son pays d’origine, et membre de l’African Investigative Publishing Collective. M. Oluka a été reporter et rédacteur en chef pour les journaux The East African, Daily Monitor et The Observer. Il a également travaillé au bureau de l’Afrique subsaharienne de l’agence de presse Reuters à Johannesburg, en Afrique du Sud, et au programme Newsday de la BBC World Service Radio à Londres, au Royaume-Uni. En tant que journaliste indépendant, les travaux d’Oluka ont été publiés dans The Africa Report, Africa Review, Mail & Guardian Africa, Mongabay et ZAM magazine.