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Organisme national, l'OPC travaille sur l’articulation entre l’innovation artistique et culturelle, les évolutions de la société et les politiques publiques au niveau territorial

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03.04.2025 à 10:02

Les années Lang

Aurélie Doulmet
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Dans ce 9e épisode, Guy Saez décrypte les grandes lignes de la politique culturelle d’une figure incontournable en la matière : Jack Lang, ministre phare, qui a obtenu le doublement de son budget. Doté de moyens considérables, il œuvre fortement à la valorisation des artistes et entame une rénovation profonde des institutions culturelles, mais sa politique […]

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Dans ce 9e épisode, Guy Saez décrypte les grandes lignes de la politique culturelle d’une figure incontournable en la matière : Jack Lang, ministre phare, qui a obtenu le doublement de son budget. Doté de moyens considérables, il œuvre fortement à la valorisation des artistes et entame une rénovation profonde des institutions culturelles, mais sa politique fait aussi l’objet de virulentes contestations. Ainsi, l’évolution de la société viendra par la suite questionner ses fondamentaux. En quoi sa politique complexe et audacieuse a-t-elle consisté ?

Partenaires

Un podcast imaginé par l’OPC et le Comité d’histoire du ministère de la Culture.

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27.03.2025 à 14:42

Quelle place pour la diversité ethno-raciale à l’École de danse de l’Opéra de Paris ?

Frédérique Cassegrain
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Le 11 mars 2023, Guillaume Diop est nommé danseur étoile de l’Opéra national de Paris. Un moment historique : en plus de trois siècles d’existence, il est le premier artiste noir à atteindre ce grade prestigieux. Si cette nomination est perçue comme un symbole de progrès, elle met aussi en lumière une réalité bien ancrée : le ballet classique reste majoritairement blanc. Mais pourquoi ? Entre héritage esthétique, sélection rigoureuse et entre-soi, comment la diversité est-elle prise en compte dans le recrutement des danseurs ? Des questionnements auxquels Thomas Nabais a consacré son mémoire de Master.

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Texte intégral (1126 mots)
© Thomas Nabais

Pouvez-vous vous présenter ?

J’ai vingt-quatre ans et je suis actuellement en première année de master « Direction de projets culturels » à Sciences Po Grenoble. Auparavant, j’ai obtenu une licence de sciences humaines appliquées à l’université Grenoble Alpes. Mon parcours est un peu particulier parce qu’il s’est étendu sur plusieurs années car, en parallèle, je suis sportif de haut niveau : je pratique la danse sur glace en couple. Je pense que c’est aussi cette fibre-là, ce côté artistique du sport qui m’a amené à avoir un intérêt plus poussé pour la danse et à travailler sur ce sujet dans mon mémoire. 

Je suis actuellement en stage à Villa Glovettes pour quelques mois, et j’apprends beaucoup : je découvre une large palette de compétences professionnelles dans le secteur culturel. Et puis ça me fait voir le Vercors d’une autre façon parce que, depuis dix ans, j’en ai une approche plutôt sportive et là, je le regarde autrement.

Comment est née l’envie de travailler sur ce sujet de mémoire ?

J’ai depuis longtemps une fascination pour l’Opéra de Paris – et pour la danse en général. Je me suis dit que ce serait une opportunité d’aller creuser, fouiller et voir l’arrière de la scène. Dépasser le simple fait d’apprécier le ballet, la danse, le mouvement et l’histoire pour aboutir à une réflexion. Cela faisait également écho à un cours que j’avais suivi l’année dernière et qui m’avait vraiment fait prendre conscience que les questions de société traversent le secteur culturel. 

En pensant à la danse et à cette problématique de diversité ethno-raciale, la danse classique et l’Opéra de Paris me sont immédiatement venus en tête pour ces raisons de traditions que l’on connaît. J’ai trouvé que c’était un beau point de tension entre quelque chose que j’admire et un sujet important qui m’a tenu en haleine pendant tous ces mois durant lesquels j’ai réalisé ce travail.

Votre terrain d’enquête vous a-t-il surpris ?

Oui et non. Je savais d’avance que l’Opéra de Paris serait un terrain assez verrouillé, surtout pour ce sujet sensible et délicat. Je me doutais qu’il allait falloir faire preuve de perspicacité, de persévérance et de finesse pour aborder cette question si j’avais l’occasion de m’entretenir avec des membres de cette institution.

Dans le même temps, j’avais bien conscience aussi que dans les traditions, l’histoire du ballet et de l’Opéra, il existe une sorte de racisme inhérent, tout un contexte de colonisation et d’impérialisme occidental, et c’est aussi ça qui m’intéressait : comment cette histoire et ces traditions qui sont encore représentées sur la scène de l’Opéra de Paris entrent en tension avec les enjeux contemporains de diversité. Mais je dois reconnaître avoir été surpris par la vitesse à laquelle ce dernier s’en est saisi en mettant des choses en place depuis cinq ans. Les résultats ne pourront se voir que sur un temps assez long, parce que ça demande des réflexions de fond tant sur les procédures de recrutement pour intégrer l’École que sur la conception plus large de l’institution, mais je trouve que là, ça a quand même beaucoup évolué à plein d’endroits : avec le comité de la diversité, la contextualisation des œuvres, la manière de représenter les danseurs et les danseuses, de les maquiller et de les coiffer, etc. En cinq ans, pour une telle institution aussi ancrée et installée, ça m’a donné un peu d’espoir.

Depuis l’affaire George Floyd, notamment, j’ai l’impression que beaucoup d’institutions se sont questionnées sur leur rapport à la blanchité, au racisme, et aux discriminations. Il y a eu aussi le manifeste des artistes et du personnel de l’Opéra pour dénoncer l’absence de diversité, un changement de direction, très volontaire sur cette question, etc. Tout ça a donné un cadre général qui fait avancer les choses. On sent bien aujourd’hui que c’est incontournable. L’Opéra a une réelle volonté de se moderniser et de s’éloigner de l’image poussiéreuse que l’on pourrait en avoir. Il est donc obligé de prendre en compte ces questions de diversité, de même que le problème de la transition écologique, par exemple. 

Que voudriez-vous faire évoluer dans le secteur culturel ?

J’aimerais évidemment plus de représentation de toutes les diversités (ethno-raciale, de genre, des corps, etc.) sur scène mais aussi en coulisses, que ce soit dans la danse, le cinéma, le théâtre. On voit très rarement des personnes plus âgées qui dansent passé quarante ans. Tout comme au cinéma, c’est bien connu que, passé un certain âge, une femme a moins de chance d’être retenue pour un film. Cela peut paraître facile de dire ça, mais voir davantage de diversité est réellement quelque chose que je souhaite parce que ce sera sans doute une force pour s’adresser à d’autres publics. Ce qui rejoint la notion des droits culturels et l’idée de « faire culture » tous ensemble. Donc, en tous points de vue, la diversité est une force essentielle pour y parvenir.

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25.03.2025 à 10:20

Ligne de crête de l’indépendance culturelle : entre tensions, contradictions et équilibres

Frédérique Cassegrain
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En France, et plus largement en Europe, certains acteurs culturels ont fait le choix de l’indépendance, que celle-ci soit politique, institutionnelle ou économique. Une position peu évidente à tenir pour parvenir à concilier valeurs désintéressées et viabilité, spontanéité créative et professionnalisation, engagement militant et recherche de stabilité.

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Texte intégral (3307 mots)
Dessin d'un funambule sur un fil. Motifs géométriques. Traits gris sur fond rose pâle.
© The Cleveland museum of art – Le funambule, Paul Klee – Plateforme Unsplash

Article paru dans L’Observatoire no 63, décembre 2024

L’indépendance de la production culturelle n’est pas un sujet nouveau. Déjà, Pierre Bourdieu, lorsqu’il analysait l’autonomisation du champ artistique à la fin du XIXe siècle, considérait que l’indépendance constituait, avec « l’investissement dans l’œuvre » (efforts, sacrifices, temps), « un critère assez indiscutable de la valeur de toute production artistique et, plus largement, intellectuelle P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1998 (1992). ». Et ce, compte tenu des pressions externes (politiques, religieuses et économiques) et internes (« les séductions de la mode ou les pressions du conformisme éthique ou logique – avec, par exemple, les problématiques obligées, les sujets imposés, les formes d’expression agréées »). Cependant, ce sujet a récemment attiré l’attention des chercheurs en sciences sociales sur fond de processus de concentration accélérée du secteur culturel et de fragilisation de ses producteurs indépendants face à la concurrence accrue des grands groupes ainsi que de la précarité des financements publics de la culture en Europe Voir par exemple : O. Alexandre, S. Noël, A. Pinto (dir.), Culture et (in)dépendance. Les enjeux de l’indépendance dans les industries culturelles, Bruxelles, Peter Lang, 2017 ; numéros thématiques des revues Sociétés contemporaines, no 111, 2018, et NECTART, no 11, 2020 ; S. Tarassi, « Multi-Tasking and Making a Living from Music: Investigating Music Careers in the Independent Music Scene of Milan », Cultural Sociology, vol. 12 (2), 2018..

Bien que ses contours ne soient pas exactement tracés, en règle générale on considère que le secteur culturel indépendant réunit les initiatives qui se donnent pour objectif prioritaire d’éviter l’intervention d’acteurs externes dans la production culturelle afin de maximiser le degré d’autonomie de la création. Des désaccords existent notamment sur les frontières à partir desquelles celui-ci devient insuffisant pour qu’une initiative ne soit plus considérée comme indépendante. Quant aux sources potentielles de l’hétéronomie redoutées par les acteurs indépendants, on y retrouve systématiquement les acteurs politiques (qu’il s’agisse des institutions d’État ou de partis et mouvements), mais aussi et surtout ceux économiques (conglomérats, sponsors, etc.), voire parfois les effets de mode, pressions et attentes provenant de la concurrence et du marché artistique. Les institutions culturelles publiques (musées, théâtres, etc.) ne sont pas perçues comme faisant partie du secteur indépendant, aussi bien que les entreprises appartenant aux grands groupes des industries créatives.

Dans ce contexte, nous avons récemment conduit une enquête sociologique, avec ma collègue Anne-Marie Autissier, sur l’exemple du réseau européen Reset! Réseau regroupant les acteurs culturels européen se revendiquant de l’indépendance, lancé en avril 2022 par l’association lyonnaise Arty Farty : https://reset-network.eu. qui fournit des éléments intéressants quant à la définition et aux pratiques de l’indépendance de la production culturelle en Europe A.-M. Autissier, Y. Kryzhanouski, Valeur(s) et conditions de l’indépendance culturelle. Autonomie et indépendance selon les membres du réseau européen Reset!, Grenoble, Observatoire des politiques culturelles, 2024.. Un des aspects, dont fait état notre analyse, concerne le conflit qui peut être ressenti par les acteurs culturels indépendants entre spontanéité et durabilité de leur activité d’une part, et engagement désintéressé et professionnalisation – voire commercialisation – d’autre part. En s’appuyant sur les résultats de l’enquête, notamment les entretiens avec les acteurs, cet article examine les tensions inhérentes à l’ethos associé au statut de l’« indépendant », mais aussi les réponses pratiques, administratives et organisationnelles qui y sont apportées afin d’atteindre des équilibres susceptibles de résoudre ces contradictions dans leurs activités. Deux modalités, liées à la dimension économique de l’indépendance, s’avèrent particulièrement sensibles : la professionnalisation et la commercialisation (la recherche de profit).

Entre spontanéité passionnée et stabilité professionnelle

La première contradiction de l’activité culturelle indépendante vient de la dualité entre professionnalisation et passion. En effet, l’institutionnalisation et la stabilisation professionnelle comportent des risques de bureaucratisation, de routinisation, de rigidité et de perte du caractère expérimental de la création qui s’opposent à la spontanéité et au modèle d’activité que les acteurs culturels perçoivent comme une vocation et un engagement. À l’inverse, l’engagement volontaire et bénévole apparaît à la fois comme « le point fort et le point faible du secteur culturel Lorsque la source n’est pas précisée, les citations proviennent des entretiens avec les acteurs culturels réalisés dans le cadre de l’enquête. » qui expose, lui aussi, à d’autres risques : précarisation, insécurité de l’emploi, manque de longévité des projets, mais également exploitation économique structurelle. L’offre importante du travail gratuit que représente le bénévolat contribue à baisser les standards et les conditions d’emploi dans le secteur, surtout compte tenu de la haute fréquence à laquelle on y a recours dans l’activité culturelle indépendante.

Pour toutes ces raisons, les acteurs que nous avons interrogés se prononcent en règle générale en faveur de la professionnalisation du secteur indépendant, à condition qu’elle soit contrôlée et graduelle. Tout en aspirant à la consolidation des effectifs, ils voient dans la stabilisation salariale un risque de transformation de leur activité en un métier comme un autre.

On peut citer plusieurs façons de contrôler ces processus de professionnalisation et d’institutionnalisation. Par exemple, les initiatives culturelles indépendantes se limitent souvent à un effectif réduit de salariés plus ou moins permanents, avec un recours au bénévolat et/ou aux contrats ponctuels : c’est le cas de plusieurs structures étudiées qui ont un ratio de 3-4 salariés pour 15-18 bénévoles. Un autre choix peut aussi être fait en matière de temps de travail : si, pour certains, la priorité est de proposer des contrats à temps plein à un petit nombre d’employés, d’autres emploient à temps partiel plus de personnes mais celles-ci doivent travailler à côté pour avoir des revenus suffisants.

Cette professionnalisation souvent incomplète de la culture indépendante se reflète aussi dans la gestion des parcours et dans la prise des décisions organisationnelles. Parfois, face à la lenteur de progression des carrières due au manque de ressources, on incite les employés à changer fréquemment de poste ou de fonction, ce qui permet d’éviter la routinisation et l’impression de stagnation professionnelle. L’organisation horizontale et égalitaire, surtout lorsqu’elle s’appuie sur le bénévolat, aide par ailleurs à compenser la faiblesse des rétributions matérielles. Toutefois, elle peut s’accompagner de difficultés liées à l’attitude du « passager clandestin » en sachant qu’à la différence des modèles classiques de gestion du personnel, les critiques de la faible participation sont moins légitimes dans le cadre bénévole, volontaire et non hiérarchique. Cette situation peut devenir frustrante pour certains et provoquer des départs lorsqu’ils constatent que leurs collègues ont les mêmes droits tout en contribuant moins qu’eux. L’objectif « managérial » des initiatives indépendantes réside donc dans le fait de trouver un modèle équitable de prise de décisions, suffisamment démocratique et efficace.

Enfin, il faut mentionner que les impulsions vers la professionnalisation proviennent parfois de l’extérieur. Ainsi un interviewé évoque-t-il la tendance à la « professionnalisation involontaire » du secteur culturel en Suède. Il s’agit d’un effet de la grande disponibilité des financements publics conditionnés par un statut légal défini qui incite à la stabilisation et salarisation des effectifs. Selon cette même source, il en résulte une cooptation de la culture indépendante dans le domaine institutionnel contribuant ainsi à diminuer la spontanéité des activités créatives.

La culture indépendante est caractérisée par l’inhérente contradiction entre caractère commercial de l’activité et ethos de l’engagement désintéressé.

Entre engagement et profit

Au-delà du sujet de la professionnalisation, et en lien avec celui-ci, la culture indépendante est caractérisée par l’inhérente contradiction entre caractère commercial de l’activité et ethos de l’engagement désintéressé. On peut situer toutes les initiatives indépendantes entre ces deux pôles allant de l’entreprise à l’association sans but lucratif. Si, parmi les acteurs culturels interrogés, un consensus semble se dessiner sur le fait que le profit ne doit pas constituer la principale finalité de leur activité, une analyse plus détaillée révèle que le rapport à la question de la légitimité du profit économique varie. D’aucuns estiment que sa recherche est indispensable afin de s’inscrire dans la durée et gagner en autonomie vis-à-vis des partenaires externes. D’autres, au contraire, refusent les visées de l’activité lucrative par principe : l’objectif est de défendre des valeurs d’ordre social et politique, construire ou représenter des communautés, donner voix ou fournir un lieu sûr aux minorités vulnérables, etc.

Plusieurs solutions sont adoptées pour réconcilier ces deux piliers de l’activité culturelle indépendante et adapter son volet économique à un ethos désintéressé. Tout d’abord, si parmi les acteurs interrogés, un grand nombre considèrent important de maintenir un certain degré de commercialisation pour la stabilité et l’autonomie du projet, tous insistent sur le fait qu’elle doit être réalisée dans un esprit « artisanal » propre aux structures indépendantes et avoir une portée limitée. Une interviewée a avancé les concepts de « croissance gérable » (sustainable growth) et de « développement durable » (sustainable development) comme devant régir l’activité économique des initiatives indépendantes. Ce choix « auto-imposé » de ralentir la croissance de l’activité vise à éviter la distorsion des objectifs qui pourrait advenir à la suite de l’augmentation de profits. De manière plus pragmatique, fixer une limite à leur redistribution permet de maîtriser la commercialisation : l’une des structures étudiées réserve ainsi 30 % de ses profits au financement de l’initiative et en redistribue 70 % à ses membres. Un autre outil, également mentionné dans les entretiens, est le choix d’une forme juridique spécifique, telle l’entreprise de l’économie sociale et solidaire qui se rapproche de la coopérative dans son mode de fonctionnement et permet de parer à la tentation d’une recherche de profit : « On a marqué dans les statuts [de la société] l’impossibilité de redistribuer sous forme de dividendes plus de 50 % des profits s’il y en a, c’est la règle de base de toutes les coopératives. […] On se met des garde-fous à une potentielle […] voracité d’acteurs qui arriveraient dans l’entreprise. » La transparence financière accrue, y compris pour les partenaires externes et le public, permet, elle aussi, de préserver l’initiative face aux logiques de profit. Pour aller dans cette direction, une structure envisageait même d’établir en son sein « des collèges et des comités consultatifs […] pour donner voix au chapitre à différents groupements comme les utilisateurs, […] les représentants de la filière culturelle, des syndicats, peut-être même une partie pour les institutions [publiques], donc pour en faire aussi une forme d’agora dans l’entreprise qui ait un pouvoir directionnel ».

Une gestion et une sélection avisées des sources et des modes de financement constituent, elles encore, une stratégie dans la recherche du bon dosage entre profit et engagement. L’équilibre entre financements privés et publics, externes et propres, provenant de multiples sources, est considéré comme essentiel, car il assure une réelle durabilité et solidité à l’initiative tout en maîtrisant sa commercialisation. Un autre moyen de limiter cette dernière est de ne pas laisser les fonds et les investisseurs privés entrer dans le capital, en optant plutôt pour une forme obligataire de financement À la différence d’actions qui font rentrer des acteurs externes dans le capital d’une entreprise et ainsi dans le processus de prise de décisions, l’emprunt obligataire représente un simple prêt contracté par l’entreprise qui doit être remboursé aux conditions définies, mais qui ne suppose pas de participation dans le processus décisionnel., lorsque l’initiative contracte une dette remboursable. Dans cette configuration des relations, les bailleurs de fonds n’interviennent pas directement dans les prises de décisions ni dans la gestion de la structure, et n’en tirent pas de dividendes ajustés à la performance économique.

Un autre dispositif cité par les interviewés consiste à dissocier activités commerciales et projets désintéressés grâce à la création de deux structures formellement distinctes. Par exemple, une initiative française dispose de deux organisations juridiquement séparées : une société par actions simplifiée (SAS) pour la production culturelle à caractère commercial et une association loi 1901 pour les projets non lucratifs. Une structure portugaise, quant à elle, est à la fois une chaîne de télévision sans but lucratif et une compagnie de production vidéo qui poursuit des objectifs d’ordre économique. Dans ce cas de figure, le profit tiré de l’activité commerciale est souvent réinvesti dans les projets non lucratifs, d’utilité publique ou économiquement moins viables, mais artistiquement novateurs.

Le profit tiré de l’activité commerciale est souvent réinvesti dans les projets non lucratifs, d’utilité publique ou économiquement moins viables, mais artistiquement novateurs.

Dans la même logique de recherche d’équilibre, les structures qui possèdent un bar ou des établissements de restauration publique (tels ceux que l’on rencontre dans les tiers-lieux, clubs ou salles de concerts) peuvent s’appuyer sur les recettes qu’apporte cette composante pour financer les événements gratuits ou d’autres projets non commerciaux. Ainsi, un tiers-lieu parisien a trouvé de ce point de vue la stabilité suivante : le lieu peut être privatisé les lundis et mardis, et ouvert au public du mercredi au dimanche. Cette privatisation et les ventes du bar sont les deux principales sources de financement de la structure. Une partie du profit est redirigée vers la programmation culturelle souvent engagée en faveur des causes sociales ou ouvrant la scène aux nouveaux artistes encore peu connus. Les catalogues d’artistes ou la programmation dans le secteur musical et événementiel (labels, agences artistiques, clubs, salles de concerts, festivals) veillent aussi à articuler une approche solidaire et engagée à la recherche de profit : « Les artistes qui tournent font manger ceux qui ne jouent que très peu et qui sont émergents. »

La diversification de l’activité – par exemple, lorsqu’une initiative culturelle qui ne s’y destinait pas crée un média ou un label de musique – représente à la fois des sources de revenus complémentaires et un outil pour gérer la communication. Toujours dans cette perspective, un interviewé inscrit son magazine musical indépendant en ligne dans une stratégie professionnelle multiforme : il perçoit son revenu des contrats qu’il conclut en tant que consultant artistique avec des marques et autres entreprises, tout en utilisant son magazine à des objectifs immédiatement moins commerciaux, y compris pour son autopromotion. Il y publie notamment des articles originaux (opinions, longs formats) et consolide sa réputation, sans attendre que le magazine rapporte du profit.

Reste à ajouter que la commercialisation peut aussi être encadrée et limitée par la localisation géographique de certaines structures – qu’elle soit volontaire ou subie. Par exemple, le représentant d’un club de musique, situé dans un bâtiment industriel à la périphérie d’une capitale européenne connue pour sa vie nocturne, nous a signalé que cette position éloignée par rapport aux centres touristiques servait de « filtre » contre la commercialisation excessive que pourraient apporter le public de masse et l’exploitation marchande de l’initiative.

Le concept d’indépendance dans la culture a des significations multiples et sa définition évolue constamment. Le sens qui lui est associé varie en fonction de la période, du pays et de la région, mais derrière les différences dues aux contextes politico-économiques dans lesquels évoluent les initiatives culturelles indépendantes en Europe on constate une forte convergence autour des enjeux et défis liés au fonctionnement quotidien des structures. En arrière-plan, la question qui se pose est aussi celle des « bonnes » politiques publiques pour la culture indépendante. Comment valoriser l’indépendance des acteurs culturels ? Quelles mesures peuvent être envisagées afin de minimiser la vulnérabilité du secteur indépendant face aux crises ? Une réflexion attentive accompagnée d’une mobilisation des acteurs professionnels et politiques semblent aujourd’hui nécessaires pour sauvegarder et préserver la diversité et la dimension expérimentale du secteur culturel en Europe.

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20.03.2025 à 10:53

Entraves et atteintes à la liberté de création : quelle évolution pour les collectivités territoriales ?

Frédérique Cassegrain
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Bibliothèques incendiées, œuvres dégradées, expositions ou spectacles déprogrammés… comment les collectivités perçoivent-elles ces entraves et atteintes à la liberté de création ? Et sont-elles en augmentation ? C’est à ces questions que s’est intéressé le baromètre 2024 de l’OPC. François Lecercle en commente les résultats et interroge la tendance à minorer les entraves, souvent mal identifiées en tant que telles par les collectivités ou parfois justifiées par la protection des personnes que l’œuvre est susceptible de blesser.

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Texte intégral (2990 mots)

Le baromètre 2024 est riche d’enseignements sur l’évolution des budgets alloués à la culture et des priorités de la politique culturelle des collectivités. Ces informations sont particulièrement éclairantes, au moment où beaucoup d’institutions culturelles sont fragilisées, dans un contexte d’inflation et de réduction budgétaire. S’il est moins développé, le volet de l’enquête consacré aux entraves à la liberté de création et de diffusion et aux atteintes aux œuvres ou aux équipements culturels donne malgré tout des indications sur la façon dont les collectivités perçoivent l’évolution de ces entraves et atteintes. Des informations plus poussées sur les auteurs, sur leurs motivations et sur les modalités de leur action auraient été utiles pour notre analyse. Néanmoins les réponses aux questions ouvertes offrent un aperçu des quelques faits qui ont frappé les responsables culturels et permettent de dégager certaines indications générales.

Une sous-évaluation des entraves ?

Dans un grand nombre de collectivités, il semblerait qu’il n’y ait pas eu d’entrave ou d’atteinte : globalement, on relève 83 % de réponses négatives pour les entraves et 76 % pour les atteintes, contre seulement 10 % de réponses positives pour les entraves (8 % plus qu’avant, 2 % autant) et 17 % pour les atteintes (13 % plus qu’avant, 4 % autant). On peut se demander si, dans certains cas, ces réponses négatives tiennent moins à une absence de faits avérés qu’à une forme d’inattention. Les collectivités qui ne sont pas sensibilisées au phénomène ont sans doute tendance à ne pas en tenir registre, surtout si les faits n’ont pas eu une audience médiatique importante. Il est possible que certaines collectivités aient tendance à minorer les pressions contre la liberté de création et de diffusion parce qu’elles n’ont pas encore pleinement intégré l’idée que les entraves concertées avec menaces sont, depuis la loi du 7 juillet 2016, un délit puni d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende.

On peut aussi faire l’hypothèse que les responsables de collectivités ont de la difficulté à percevoir certaines de leurs actions comme des entraves et qu’ils remarquent surtout celles imputables à des agents extérieurs. Quand ils ont été amenés à se prononcer en faveur d’une interdiction, c’est à leurs yeux une juste réaction aux « dommages » qu’une œuvre risque d’infliger aux spectateurs potentiels ou à une partie d’entre eux. S’ils sont à l’origine de l’entrave, les responsables de collectivité auront donc tendance à la considérer comme une mesure de protection des personnes que l’œuvre est susceptible de blesser. Parfois, ils invoqueront l’ordre public, alors qu’en réalité la motivation sera plus prosaïque : la peur de déplaire, en particulier aux tenants d’un certain ordre moral. Il n’est pas rare de voir des responsables déprogrammer des manifestations, dès que des protestations se font entendre, comme ce fut le cas à Toulouse, en février 2023, quand la mairie annula un atelier de lecture pour enfants qui devait être animé par des drag-queens, dans une médiathèque Les exemples cités dans l’article ne sont pas issus du baromètre de l’OPC.

Il faudrait, pour être précis, distinguer les entraves internes, venant des autorités et tutelles administratives ou politiques, des entraves externes, qui sont le fait de groupes de pression formels ou informels, identifiés ou non. Ce sont les entraves internes qui risquent d’être mal repérées. D’autant plus que certaines sont indirectes : ainsi du festival de théâtre Sens Interdits de la région lyonnaise, dont l’organisation, en septembre 2023, a été compromise alors que des artistes maliens, nigériens et burkinabés n’ont pu y participer, le Quai d’Orsay ayant brutalement arrêté la délivrance des visas dans ces trois pays. Ces entraves venues d’en haut, dont les motivations ne sont pas culturelles, sont sans doute assez rares. Bien plus fréquentes sont les interventions des autorités régionales ou locales, dont certaines visent les institutions culturelles en tant que telles. Elles connaissent des formes douces, quand la politique culturelle devient la dernière des priorités. Elles sont bien plus brutales quand des coupes drastiques sont opérées dans le budget de la culture,  comme ce fut le cas, en décembre 2024, dans la région des Pays de Loire (73 % de baisse), et au conseil départemental de l’Hérault, en janvier 2025, où le président, après avoir annoncé une suppression totale du budget culture, a fait marche arrière et annoncé une coupe de 48 %. Parfois ce sont des institutions précises qui sont ciblées. Le cas le plus notable est celui de la région Auvergne-Rhône-Alpes, où le spectacle vivant a vu ses subventions amputées, jusqu’à la suppression pure et simple. Les motivations étaient clairement politiques : le Théâtre Nouvelle Génération de Lyon a fait la une des médias, en avril 2023, lorsque la région lui a brutalement retiré la totalité de ses subventions après la critique de l’orientation de sa politique culturelle par le directeur du théâtre, se prononçant en tant que responsable syndical. C’est assurément un cas extrême mais il est représentatif d’une tendance marquée des responsables politiques à s’arroger un rôle discrétionnaire dans les choix culturels des collectivités dont ils ont la charge. La presse s’en fait régulièrement l’écho. Citons encore, en janvier 2024, l’exposition de photos sur des familles roms jetées à la rue à Montreuil, organisée par l’association culturelle de Saint-Georges-de-Didonne (Charente-Maritime) : le maire a opposé son veto à cause du sujet, « trop sensible politiquement » pour les administrés. Cette intervention a été dénoncée sur Mediapart et l’exposition a pu se tenir ailleurs, mais d’autres échappent à l’attention, impossibles à dénoncer, faute de preuves, puisque les décisions sont prises dans le secret des bureaux. Ainsi, une exposition de photos sur un sujet considéré comme sensible politiquement, pourtant lancée par une institution culturelle prestigieuse, a été annulée par la volonté d’un président de conseil départemental : il a clairement signifié qu’il n’en voulait pas, mais sans laisser de trace écrite. Nous en avons eu vent, à l’Observatoire de la liberté de création, mais les agents chargés de l’exposition n’ont pas voulu alerter les médias, de peur de mesures de rétorsion, car les quelques mails attestant l’intervention politique auraient immédiatement permis d’identifier les fuites. Certains élus peuvent se livrer à des abus de pouvoir et des délits caractérisés sans que ceux-ci soient dénoncés sur la place publique. Le fait que les institutions culturelles dépendent de subventions est pour beaucoup dans cette omerta. Il n’est donc pas étonnant, dans ces conditions, qu’autant de collectivités aient l’impression qu’il n’existe pas d’entraves.

Des atteintes plus facilement perçues

Le baromètre fait apparaître une différence sensible entre entraves et atteintes, ces dernières étant plus fréquemment attestées : 7 % de plus de réponses positives pour les atteintes que pour les entraves et 7 % de moins de réponses négatives. Que les collectivités soient plus sensibles aux atteintes qu’aux entraves peut s’expliquer de trois façons. Tout d’abord, la tendance à ne pas percevoir les entraves comme telles, surtout quand elles viennent des responsables. Ensuite la visibilité des atteintes aux œuvres qui sont plus spectaculaires et plus durables, alors que les entraves peuvent être discrètes. Enfin, les atteintes semblent avoir été surévaluées en raison des émeutes de 2023. Non pas qu’on ait déclaré des atteintes inexistantes, mais certaines, même si elles ont endommagé une œuvre ou un équipement culturel, ne relèvent pas d’une action concertée contre les biens culturels. Cela apparaît clairement dans une réponse aux questions ouvertes, qui fait état d’une atteinte purement accidentelle, quand une médiathèque a brûlé parce qu’une voiture avait été incendiée à côté. En outre, ainsi que les médias l’ont relayé, les institutions culturelles sont parfois victimes d’une violence urbaine qui n’a pas vraiment de dimension culturelle. Les émeutes déclenchées par la mort de Nahel, à Nanterre, en juin 2023, se sont rapidement étendues à la France entière et ont gagné jusqu’aux départements d’outre-mer. Elles ont certes endommagé des équipements culturels, mais parmi bien d’autres types d’équipement. La colère des émeutiers s’est tournée contre la police (des commissariats ont été attaqués), contre des symboles d’autorité – et notamment celle de l’État – mais aussi contre tout ce qui était à portée de main. Elle a visé en particulier les médiathèques, avec des tentatives d’incendie, par exemple à Marseille, ou des incendies effectifs, comme à Amiens ou à Metz (où une médiathèque a été entièrement détruite). Les théâtres également ont été attaqués : la façade et le hall de la MC93, la porte et le hall de l’Opéra du Rhin, à Strasbourg, le Colisée à Roubaix et un théâtre de Val-de-Reuil ont été dégradés. Il est difficile de considérer globalement ces faits comme des atteintes à la culture. Sauf dans quelques cas où les émeutiers ont pu s’en prendre aux symboles d’une culture dont ils se sentaient exclus, les équipements culturels ont plutôt été des victimes collatérales, ce qui relativise quelque peu l’augmentation des atteintes constatée par un certain nombre de collectivités. Il ne faudrait pas en conclure que les atteintes sont négligeables, mais il faut pondérer l’impression qu’on peut avoir, à première lecture, que le patrimoine culturel est en danger, tandis que l’activité culturelle est relativement préservée.

Des atteintes et des entraves qui se diversifient

On peut tirer de l’enquête deux autres indications. Les entraves semblent un phénomène surtout urbain ou du moins elles sont plus facilement repérées dans un contexte urbain : 16 % des métropoles et 17 % des communes supérieures à 100 000 habitants en ont constaté, contre 4 % des communes de 50 000 à 100 000. Mais cette différence s’estompe pour les atteintes : 21 % des métropoles et 26 % des communes supérieures à 100 000 habitants, contre 24 % de celles de 50 000 à 100 000.

La dernière indication est que, même si les émeutes de l’été 2023 ont un peu faussé la perception des atteintes, la tendance est à l’augmentation car, dans les collectivités où des entraves et des atteintes ont été constatées, l’augmentation l’emporte nettement sur la stabilité : 8 % d’augmentation contre 2 % de stabilité pour les entraves, et 13 % d’augmentation contre 4 % de stabilité pour les atteintes. Autrement dit, parmi les collectivités qui ont constaté des entraves ou des atteintes, trois à quatre fois plus nombreuses sont celles qui notent une augmentation que celles qui ne voient pas d’évolution.

Les réponses aux questions ouvertes ne permettent pas de dégager une image nette de l’évolution et des nouvelles tendances, mais elles confirment ce que nous remarquons, à l’Observatoire de la liberté de création. Les entraves et les atteintes se sont diversifiées, c’est là le premier point. Il y a vingt ans, elles étaient essentiellement le fait d’activistes politiques et religieux situés à l’extrême droite. Depuis quelques années, avec la montée de nouvelles organisations ayant pour objet de lutter contre diverses formes de discrimination, on a vu se multiplier des revendications contre des artistes accusés de délits ou de crimes sexuels ou contre des œuvres accusées de diffuser une idéologie sexiste, raciste ou discriminatoire. Plus récemment, des activistes s’en sont pris à des œuvres pour attirer l’attention sur l’urgence climatique, étant précisé que jusqu’à ce jour, aucune atteinte irréversible n’a été portée aux œuvres, utilisées comme un moyen d’attirer l’attention sur une cause qui ne les concerne pas vraiment. À noter que ce type d’action semble en recul, certains groupes y ayant renoncé, car il est mal perçu par le public.

Le deuxième point est que, en dépit de la diversification des auteurs et des motivations, les menaces les plus sérieuses continuent de venir de l’extrême droite politique et religieuse, les activistes se sentant confortés par son influence grandissante dans les urnes. Ces atteintes se développent sur deux terrains. Le premier est l’accusation de blasphème, de profanation ou d’atteinte à la dignité religieuse : soit l’œuvre porte atteinte aux valeurs religieuses ou familiales traditionnelles, soit elle est présentée dans une église, même si celle-ci est désacralisée ou si la présentation a été dûment autorisée par les responsables ecclésiastiques. Le second est la protection de l’enfance, la moindre référence à la sexualité devenant prétexte à des accusations d’incitation à la pédopornographie. C’est le cheval de bataille d’associations de parents d’élèves, comme Parents vigilants ou Parents en colère, qui s’emploient, souvent efficacement, à empêcher des spectacles ou lectures sur le genre et qui essaient de faire retirer des bibliothèques les titres qui leur déplaisent pour des raisons politiques, morales ou religieuses.

Souvent moins visibles et plus difficiles à démontrer sont les abus de pouvoir des responsables politiques, qui s’arrogent un droit de regard sur les choix des institutions culturelles ou qui pèsent sur l’attribution des financements en fonction de leurs options idéologiques. De tels cas sont d’autant plus problématiques que ces entraves, reconnues par la loi depuis 2016 comme des délits, sont le fait de ceux-là mêmes censés veiller à son application.

Certes, les entraves et atteintes ne sont pas quotidiennes, mais elles vont croissant. Par conséquent, il est urgent de mieux cerner les contours du phénomène et son évolution. Le grand nombre de collectivités qui n’en ont pas connaissance peut paraître rassurant. Mais nous craignons que certains faits ne soient ignorés ou du moins pas jugés assez importants pour qu’on en garde trace, ou encore que des responsables se permettent d’intervenir sans considérer qu’ils outrepassent leurs attributions.

Il importe donc d’inciter les collectivités à plus de vigilance. C’est en étudiant de plus près ces actes qu’on apprendra à les contrer et, éventuellement, les prévenir. Pour mieux apprécier la gravité des faits et les menaces qui pèsent actuellement sur la liberté de création et de diffusion des œuvres, il serait utile d’aider les collectivités à mieux les identifier, et de les inciter à effectuer les signalements et à les archiver. Pour cela, il est hautement souhaitable qu’elles désignent un responsable qui organise un système de veille. Mais pour que ces collectivités prennent mieux conscience de la façon dont les entraves s’organisent, il faudrait pouvoir recueillir des informations sur la nature des faits, l’identité des auteurs et autrices (si elle est connue) et les motivations (si elles sont explicites ou si on peut les conjecturer).

Disposer de données est aussi un moyen d’alerter et de responsabiliser les collectivités. L’Observatoire de la liberté de création est en position d’intervenir en cas de menace de censure. Il peut le faire par des moyens qui vont de la médiation à la procédure. Il est un interlocuteur privilégié et expérimenté et peut être consulté en toute confidentialité. Sur son site, un onglet permet de signaler les faits dont on a connaissance.

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18.03.2025 à 10:03

Les créatifs du Sud global, facteurs d’espoir et de stabilité

Frédérique Cassegrain
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Alors que la mobilité internationale demeure un élément fondamental dans la trajectoire professionnelle des artistes, de nombreuses inégalités persistent quant à une véritable liberté de circulation pour les créatifs du Sud global. Des déséquilibres qu’analyse Ferdinand Richard à l’aune de schémas de coopération hérités du passé, formatés par des rapports verticaux et bilatéraux très peu en résonance avec le désir de transversalité d’une nouvelle génération. Comment créer les conditions d’une mise en réseau Nord/Sud mais aussi Sud/Sud pour ces jeunes créatifs ? Ce texte plaidoyer en faveur d’une coopération culturelle renouvelée et respectueuse des droits humains formule un ensemble de propositions.

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Texte intégral (3070 mots)
Photo © Mehmet-Ali Eroglu – Plateforme Unsplash

Comme chacun le constate, les bouleversements géopolitiques des deux dernières décennies transforment nos vies et nos sociétés dans ce qu’elles ont de plus essentiel. Les alertes se multiplient. Nous assistons au retour de l’ancienne division du monde en blocs antagonistes s’affrontant à travers des doctrines impérialistes, des nationalismes exacerbés et des peurs populistes. L’instrumentalisation de la relation Nord/Sud par les totalitarismes devient de plus en plus évidente et ne rencontre sur le terrain qu’une faible opposition de la part des pays démocratiques.

Succédant avec plus ou moins de bonheur au concept de « tiers-monde » et recouvrant un ensemble hétérogène de pays, la notion de « Sud global » est aujourd’hui privilégiée pour rassembler les 134 pays représentés au sommet du G77+Chine qui s’est tenu à Cuba à la mi-septembre 2023.

Malgré l’évolution rapide des industries culturelles et créatives, nombreux sont ceux qui, dans le monde culturel et artistique européen, restent encore attachés à l’idée que, même si le Sud global abrite de nombreux artistes de qualité, il serait trop empêtré dans les turbulences économiques et politiques pour être significativement source d’initiatives dans le domaine de ces industries.

Une des conséquences de cette approche est que, hormis quelques programmes régionaux de l’Union européenne et de l’Unesco, la collaboration artistique et culturelle entre le Nord et le Sud se contente aujourd’hui de répéter, sous couvert de « diplomatie culturelle », des schémas de « coopération » hérités du passé. Elle reste formatée par des rapports verticaux, bilatéraux, inévitablement soumis à des décisions prises par les institutions publiques, très peu en résonance avec le « bouillonnement transversal » propre aux jeunes générations de créatifs, et à l’exception de quelques fondations privées, il n’existe pas à ma connaissance de possibilités de financer le voyage d’un ou d’une artiste du monde arabe qui souhaiterait se mettre en réseau avec ses collègues d’Amérique latine ou d’Asie du Sud-Est, et vice versa.

Fort de ces constats, cet article souhaite modestement rendre justice à l’apport au bien commun de ces floraisons créatives du Sud, à leur rôle déterminant dans la modélisation du monde culturel de demain, et soumettre quelques propositions.

Une envolée créative sous contrainte

Aujourd’hui, le Sud global affiche de plus en plus son immense potentiel créatif. Il suffit de constater, par exemple, l’irrépressible émergence de l’art contemporain en Afrique, le foisonnement du cinéma au Moyen-Orient, la puissance du théâtre en Indonésie, l’effervescence de la musique en Amérique du Sud, etc.

Certaines grandes entreprises privées y voient une source de concepts de « marketing » aptes à séduire de nouvelles générations de consommateurs. La création issue du Sud global est déjà au cœur de toutes les convoitises marchandes, y inclus celles des fonds d’investissement les plus sauvages. Même s’il souffre de divers handicaps, en particulier des séquelles d’un Nord colonisateur, plusieurs facteurs expliquent son impressionnante envolée :

  • la jeunesse de sa population, bien sûr, dont, depuis cinquante ans, la démographie est incomparablement plus vigoureuse qu’au Nord. Une jeunesse au sein de laquelle une avant-garde croissante est de mieux en mieux éduquée, familière des nouveaux paradigmes digitaux, souvent plus polyglotte qu’au Nord, affranchie du poids des traditions et des clans, concernée par le bien commun autant que celle du Nord… ;
  • ses nouveaux entrepreneurs, agiles, flexibles, résilients, habitués à se développer sans aides d’État, autonomes, « rebondissants »… ;
  • le coût de son travail, qui lui permet d’offrir à distance des services comparables pour des tarifs incomparables avec ceux du Nord ;
  • la richesse et la diversité de son patrimoine culturel, terreau extraordinaire pour des idées nouvelles, des formes audacieuses ;
  • l’obligation qu’il a de faire émerger, à court ou moyen terme, une nouvelle image politique positive, inventive, solidaire.

L’industrie des contenus, qui sera probablement l’un des secteurs majeurs de l’économie globale post-pétrole dans les prochaines décennies, l’a bien compris et y a déjà posé ses jalons. Pour rappel, les fonds d’investissement internationaux Notamment Providence Equity Fund., les grandes plateformes de distribution, les multinationales du loisir sont déjà à l’œuvre depuis longtemps, investissant annuellement plusieurs dizaines de milliards de dollars dans la fabrication et la distribution de ces « contenus », non seulement pour asseoir leur monopole, mais aussi pour les faire fabriquer à bas coût. De fait, cela favorise, sous des dehors « chics et softs », la « médiocrisation » des idées et des désirs, un contrôle finalement aussi totalitaire que celui des vieux empires, une nouvelle forme de néocolonialisme.

Cette position commercialement dominante implique un contrôle esthétique (et forcément politique) sur les « créatifs »,sur leur liberté de création, leur droit à l’expression – tels que garantis par les traités internationaux (Déclaration universelle des droits de l’homme)Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturellesde l’Unesco en 2005, etc.), traités pourtant ratifiés par la quasi-unanimité des États – et génère chez ceux-ci, constamment à la recherche de partenaires financiers, une autocensure grandissante et inquiétante.

Non seulement dans les pays du Nord, mais aussi dans certains des pays les plus riches du Sud global, des gouvernements mènent des négociations avec ces « global investors » et prennent des dispositions pour « canaliser » la création dans la perspective d’un juteux commerce, se prétendant « ultralibéral » mais assujetti à des contraintes politiques éventuellement antilibérales, la plaçant sous un contrôle permanent, tout en bafouant les engagements internationaux cités plus haut.

Friands de créatifs bien formés et dociles, les pays riches du Sud – autant que ceux du Nord – en attirent des centaines, et cette quête de ressources intellectuelles peut entraîner de graves dommages pour les pays moins fortunés d’où ces artistes sont issus, sous une forme aussi contestable que le pillage de leurs ressources naturelles. À cet égard, réaffirmons avec force que, du point de vue des droits humains, le concept « d’immigration sélective » souvent utilisé en Occident, mais aussi dans certains pays riches du Sud global, est éthiquement inacceptable.

Les effets néfastes de ces stratégies nuisent d’abord aux nouvelles générations de créatifs du Sud global, réduisant leur position « d’artistes libres », « d’inventeurs » propres à contribuer au développement de leurs communautés, à celle de rouages asservis à l’appareil de production globalisé, privant ces populations des éléments propices à leur émancipation. Si l’on ajoute à ces effets le décalage entre la vitesse à laquelle l’intelligence artificielle progresse et la lenteur structurelle de l’établissement des lois qui devraient l’encadrer, force est de constater à quel point un ou une jeune artiste vivant dans ces parties du monde fait face à un amoncellement de difficultés.

Quels leviers pour l’émancipation des artistes et créatifs du Sud global ?

Pourtant, dans un avenir possiblement mutualisé avec le Sud global, « mis en réseau », et afin de préserver au mieux sa floraison artistique et culturelle, fondement de l’émancipation de ses populations, de nombreuses et excitantes options s’offrent à l’imagination.

Je présente ici quelques hypothèses de travail. Il y en a certainement d’autres.

• Un programme de mobilité pour les artistes et créatifs

Nul n’est besoin de souligner la grande similarité des jeunes artistes ou acteurs culturels dans le monde entier, non pas du point de vue de leurs racines respectives, mais bien de leurs rêves futurs, espoirs, enjeux, difficultés, défis, etc. Quarante ans de contacts avec ces vagues successives d’émergences créatives dans de nombreuses parties du Sud global ne me laissent aucun doute à ce sujet.

Nul n’est besoin de souligner non plus à quel point la rencontre physique entre créatifs génère la profusion d’idées nouvelles, l’expérimentation, les convergences, mais aussi le poids politique de la mise en réseau, le renforcement des initiatives locales, la résistance collective à la médiocrité, etc.

Il est donc urgent d’activer un programme de mobilité pour les artistes et les acteurs culturels dans cette dimension Sud-Sud car il permettrait aux bénéficiaires de dépasser les seuls accords bilatéraux et de développer enfin une mobilité multilatérale à la hauteur des ambitions de ces nouvelles générations.

Il redonnerait aussi de la visibilité et un sang neuf à la coopération internationale culturelle de nos pays, nécessairement partenaires, et aurait certainement un poids stratégique à opposer aux nouveaux impérialismes. Il apporterait, enfin, de l’espoir à tous ces jeunes créatifs qui attendent des signes forts de la part des pays démocratiques. En la matière, au Fonds Fanak, nous pouvons témoigner de l’exceptionnel résultat du rapport investissement (modeste)/bénéfices (durables) de ces mobilités.

Dans un premier temps, et considérant l’ampleur de la tâche, je proposerais de soutenir les mobilités des « entrepreneurs culturels » sous toutes leurs formes, car ce sont eux qui donnent du travail aux créatifs. En s’appuyant sur les nombreux incubateurs d’industries culturelles et créatives, un programme de mobilité à l’usage de leurs bénéficiaires et de leurs employés favoriserait grandement les savoir-faire, expériences et marchés indépendants, etc. Une première phase expérimentale dédiée au soutien d’une vingtaine de bénéficiaires permettrait d’affiner le programme d’aide.

• Un réseau mondial d’éducation artistique en ligne

Compte tenu de l’inquiétante évaporation des budgets publics destinés à l’éducation des enfants dans de nombreux États du Sud global, je souhaiterais ici attirer l’attention sur les dangers induits par le secteur privé de l’éducation en ligne, en fort développement auprès des classes moyennes montantes du Sud global, qui est quasiment contrôlée par ces mêmes « global investors ».

Dans cette éducation en ligne, tout ce qui peut contribuer à l’émancipation des enfants – et donc des populations futures –, en particulier l’éducation artistique, le droit à la créativité individuelle, l’expérimentation, l’histoire, etc. est pratiquement exclu. Cela revient à conduire la jeunesse vers un avenir de consommation passive de produits de loisirs de basse qualité (produits par les mêmes investisseurs), ou vers des formations professionnelles ciblées, verticales, de « techniciens-exécutants ».

Finalement, dans ces pays, cette coûteuse éducation artistique privée en ligne réservée aux classes éduquées et classes moyennes accentue inexorablement une fracture sociale déjà existante en tous points du globe, facteur d’instabilité politique et défavorable à l’émancipation des peuples.

Face à ce croissant et dangereux déséquilibre dont on parle peu, à ses effets dévastateurs sur le long terme, un site public international dédié à l’éducation artistique, d’accès gratuit, multilingue, non commercial, animé par des artistes et des opérateurs culturels, devrait être mis à disposition des écoles primaires du Sud global.

• Un site multilingue gratuit d’archivage des expériences, narratifs, rapports d’activité, et son programme corollaire de restitutions d’expériences par des créatifs

Comme évoqué à de multiples reprises en d’autres lieux, dans le domaine de l’action culturelle et de la création artistique, la perte des expériences passées est dramatiquement coûteuse – autant pour les initiatives individuelles que pour les institutions qui les financent –, forçant les uns et les autres à sans cesse réinventer la roue sans profiter des expériences passées.

Cette disparition des données artistiques et culturelles est un fléau mondial, même si, au Nord, des tentatives de « mémorisation culturelle et artistique » (Global Grand Central, par exemple) voient périodiquement (mais difficilement…) le jour. Nous parlons là d’archiver les innombrables rapports, témoignages, narratifs, etc. relatant les activités artistiques ou culturelles passées, représentant une somme inouïe de savoir-faire et d’expériences qui pourraient être éminemment utiles à de nombreux projets naissants, mais qui échappent totalement aux regards.

Il est urgent de construire une banque de données mondiales mettant à disposition ces expériences, une ressource collaborative, ouverte, et de lui associer un programme régulier de « lectures/conférences » en ligne, où des innovateurs et innovatrices restitueraient et partageraient de manière concrète leurs expériences et les savoir-faire qui en ont découlé.

• Une « banque civile culturelle et créative » pour le soutien de la créativité au Sud

L’accès des jeunes créatifs aux services bancaires et financiers est, dans le Sud global, d’une tout autre difficulté que dans le Nord. Combinée à la quasi-absence de subventions publiques pour les petites structures de la société civile, cette précarité financière obère lourdement toute planification, tout investissement de moyen terme, et, partant, toute capacité de partenariat financier international.

La mise en place d’un système de financement participatif semble une des seules solutions à ce handicap récurrent. Il devrait s’appuyer sur un partenariat entre consortium public plurinational et système d’autofinancement mutualisé, tel qu’il en existe déjà dans d’autres domaines d’activité (artisanat, etc.). De même qu’il pourrait s’orienter vers la multiplication de « petits » prêts, agiles, adaptés aux emprunteurs, plutôt que vers la difficile et longue mise en place de « gros » programmes, toujours hors de portée de la société civile.

Concevoir un tel objet serait un défi particulièrement excitant pour de jeunes diplômés du secteur bancaire du Sud global. Un appel à propositions dans ce domaine permettrait d’avancer des solutions surprenantes.

• Un forum mondial de la créativité au Sud

Enfin, tous ces jeunes créatifs tireraient un grand bénéfice à se retrouver régulièrement, à la fois pour renforcer la dynamique commune et se « réencourager mutuellement », mais aussi pour affirmer leur poids politique aux yeux des décideurs mondiaux.

En dépassant les formats anciens, cette grande rencontre pourrait donner lieu à une « convention », à un « marché de la créativité », à un « summer camp » où les participants seraient amenés à engager toutes sortes de partenariats, conclure des accords de production, expérimenter des formes d’action nouvelles. Il n’est pas interdit d’imaginer que des Capitales européennes de la culture s’y emploient.

Repenser les rapports culturels Nord-Sud

En conclusion, il m’apparaît qu’envisager un équilibre mondial durable et viable ne se fera pas sans repenser les rapports culturels du Sud et du Nord, dans une vision de long terme, par une approche digne, respectueuse, libérée de toute instrumentalisation, par une « coconstruction » ouverte et équitable avec et entre toutes les jeunesses de ces pays.

Soulignons au passage les diverses répercussions qu’une telle orientation pourrait générer dans de nombreux domaines, à court ou moyen terme :

  • Au Nord, elle mettrait en évidence la contribution globale de la jeune création issue du Sud, son impact positif sur le « vivre-ensemble », ici et là-bas.
  • Globalement, elle contribuerait à répondre à certains problèmes auxquels personne aujourd’hui n’apporte de solution vraiment durable, tels que l’hyper-urbanisation sauvage, la dépendance intellectuelle croissante de certains pays, l’omniprésente mainmise des monopoles, la centralisation excessive.
  • Enfin, elle contribuerait, au Nord comme au Sud, à reconsidérer la fracture dangereusement grandissante entre les classes sociales éduquées, « cultivées », et celles qui ne le sont pas, entre zones urbaines et zones excentrées, dont la traduction en termes de richesse/pauvreté est le premier facteur de conflits.

Mais un tel engagement implique qu’on en finisse avec l’instrumentalisation des droits culturels de chacun, qu’elle soit le fait de groupes de pression (communautarisme) ou d’autoritarisme (nationalisme culturel). De nos jours, cette manipulation néfaste perdure et prolifère, alors même qu’existent à cet égard, depuis de nombreuses années, de clairs engagements internationaux, rédigés et votés par la plupart des nations du monde, tous basés sur la Déclaration universelle des droits de l’homme. Celle-ci, faut-il le rappeler, concerne en priorité les individus, et non les groupes humains : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit » (article 1 de la DUDH).

De fait, l’égalité en dignité exclut toute domination culturelle, étape première de la barbarie. Finissons-en…

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13.03.2025 à 09:31

Faire unité de la diversité paysagère

Frédérique Cassegrain
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Non loin de la grotte Chauvet, le Partage des eaux sillonne la montagne ardéchoise sur 80 km en suivant une ligne géographique invisible que seule la narration artistique permet de révéler. À travers ce projet qu’il a conçu pour le parc naturel régional des Monts d’Ardèche, David Moinard donne à voir la fabrique d’une matrice paysagère intimement liée à son territoire et plaide pour des parcours mi-culturels mi-touristiques capables de renouveler un tourisme local afin d’arpenter et de se relier de façon sensible au paysage comme au vivant.

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Texte intégral (3188 mots)
Gilles Clément et IL Y A – Les Mires – PNR des Monts d’Ardèche – © Photo Nicolas Lelièvre

Dans les projets que vous concevez au sein de l’Atelier Delta, vous dites que la question centrale est « de raconter un territoire comme on raconterait une histoire ». Pourquoi ? Qu’apportent ces récits territoriaux ?

David Moinard : Aborder les territoires à partir du récit permet aux projets artistiques qui s’y pensent et qui s’y ancrent de ne pas être perçus comme des sortes d’ovnis, totalement déconnectés de l’endroit où ils prennent place, mais au contraire de faire en sorte qu’ils s’ajustent parfaitement à ses spécificités, à ses qualités. Ces récits racontent évidemment des choses très différentes selon les territoires, en fonction de leurs histoires, des enjeux politiques ou de l’intention de départ. Pour Estuaire, par exemple, l’intuition de Jean Blaise était que la Métropole Nantes-Saint-Nazaire n’avait pas d’existence symbolique aux yeux des habitants alors qu’elle existait déjà politiquement et juridiquement depuis un certain nombre d’années. Nous nous sommes donc demandé comment faire symbole pour unir ces deux villes en s’appuyant sur le lien géographique qui les a toujours reliées, à savoir le fleuve Loire. Il n’y avait pas de commande politique venant de la Métropole, mais cela n’a pas empêché le projet de s’incarner ensuite politiquement et de bénéficier de soutiens financiers très importants. Avec Le Partage des eaux, en revanche, la commande venait du parc naturel régional (PNR) des Monts d’Ardèche. Là, il ne s’agissait évidemment pas de « faire métropole », mais pour autant, du fait de la géographie compliquée, de l’étendue du parc et de la disparité des bassins de vie, il y avait aussi cette idée de faire unité de la diversité paysagère – ce qui rejoint cette même ambition symbolique.

S’agissant du Partage des eaux, justement, quel est le fil rouge de ce récit ?

D.M. : Pendant la phase de préfiguration du projet – qui a duré un peu plus d’un an –, je suis allé à la rencontre des nombreux acteurs du territoire afin de multiplier les points de vue : l’équipe du parc, les acteurs politiques et ceux du tourisme, des entreprises et des habitants, des associations, des hébergeurs (gîtes, hôtels, restaurateurs), des historiens, géologues, scientifiques, etc. Il est toujours intéressant de voir qu’entre différents acteurs, les points de vue et les usages du territoire peuvent parfois être assez contradictoires. J’ai parallèlement acheté des cartes à différentes échelles, routières et de randonnée – car explorer la géographie d’un territoire offre toujours un nombre considérable de clés pour le comprendre – et je me suis mis à sillonner le PNR des Monts d’Ardèche. Assez rapidement, je me suis aperçu que la ligne de partage des eaux Atlantique-Méditerranée passait au sein du parc, parfois à sa frontière occidentale, parfois en son cœur. C’est une ligne invisible dans le paysage mais essentielle pour comprendre la géographie de notre pays puisqu’elle sépare les deux grands bassins-versants de la France métropolitaine. D’un côté de la ligne, la Méditerranée est toute proche et l’érosion a donc été puissante, creusant des vallées profondes aux pentes raides qui constituent le paysage de montagne emblématique des Cévennes. De l’autre côté de la ligne, l’Atlantique est à plusieurs centaines de kilomètres et l’eau s’écoule donc lentement du plateau ardéchois, ce qui donne ce paysage doux et légèrement vallonné. La diversité paysagère s’explique donc grâce à cette ligne géographique « magique » et je me suis dit qu’elle constituait le fil rouge rêvé.

C’est à partir de cette matrice paysagère que s’est écrit le projet avec les artistes. Pour concevoir ce parcours artistique de 80 km, le long du GR7 sur la montagne ardéchoise, ils se sont nourris du regard des habitants et de tous ceux qui ont une connaissance aiguisée du territoire (géologues, historiens, géographes…) et chaque œuvre a été imaginée à partir de cette matière, pour chacun des sites choisis. Ce qui me fascine toujours autant dans la création artistique à l’aune d’enjeux territoriaux, c’est que cela permet de poser un regard totalement neuf sur les territoires qui vient renouveler celui de ses propres habitants. Ce sont ces regards sensibles qui permettent de changer une perception et de relier les gens. Je dis souvent que l’opinion divise et que le sensible relie.

Une personne regarde un paysage assise en tailleur sur une installation en bois.
Éric Benqué – Meubles pour le GR7 – PNR des Monts d’Ardèche – © Photo Nicolas Lelièvre

Gilles Clément a été le premier artiste que j’ai invité à m’accompagner, dès la préfiguration du projet. Je lui ai demandé plusieurs choses : trouver un moyen de rendre visible la ligne de partage des eaux dans le grand paysage, arpenter cette ligne pour la rendre compréhensible et palpable alors qu’elle est immatérielle et qu’elle ne se repère pas à l’œil nu. Il m’a aussi fait découvrir un texte magnifique, empli de poésie et de malice, qu’il avait écrit quelques années auparavant sur le mont Gerbier-de-Jonc, dans lequel il raconte l’ascension qu’il en avait faite l’été après une longue période de sécheresse. En fin de journée, il avait découvert de l’eau qui perlait sur la roche sans comprendre d’où elle provenait (car ce ne pouvait être ni de la rosée ni de la pluie). Il avait alors fait l’hypothèse que la source de la Loire était le mont Gerbier-de-Jonc lui-même. Constitué de basalte, ce gros rocher emmagasine la chaleur tout au long de la journée et, au contact de la fraîcheur nocturne, transforme l’humidité de l’air en eau liquide, comme le feraient les tours à eau de certains déserts arides. Nous lui avons donc demandé de matérialiser son texte par la création d’une œuvre. C’est de là que provient La Tour à eau. Fabriquée en phonolite (la roche volcanique qui constitue le Gerbier), elle a été placée pile sur la ligne de partage des eaux : à l’intérieur de cette colonne creuse se trouve un bassin qui récupère l’eau et deux trop-pleins qui se déversent, pour l’un, côté atlantique, et pour l’autre côté méditerranéen, comme si cette tour ajoutait de l’eau à chacun des fleuves, le Rhône et la Loire. La Tour à eau est une œuvre typiquement narrative, car elle raconte toute cette histoire ; elle est d’ailleurs très vite devenue l’un des symboles du plateau ardéchois – et notamment du « Pays des Sucs » – ainsi qu’un lieu de promenade pour les gens du coin.

Paysage de fleurs mauves et tour en pierres en forme d'ogive
Gilles Clément – La Tour à Eau – Sagnes et Goudoulet – PNR des Monts d’Ardèche – © Photo Nicolas Lelièvre

Ce qui me fascine toujours autant dans la création artistique […] c’est que cela permet de poser un regard totalement neuf sur les territoires qui vient renouveler celui de ses propres habitants.

Comment s’articulent dimension artistique et objectif touristique ? Est-ce que cette mise en récit du territoire engendre aussi une autre manière de penser le tourisme ?

D.M. : La dimension touristique faisait partie du cahier des charges car le parc avait obtenu des financements pour la préfiguration du projet dans un cadre précis : l’ancien exécutif régional avait mis en place un « Grand projet Rhône-Alpes » qui identifiait, dans la région, différents équipements ou projets novateurs qu’il souhaitait pousser afin d’en faire des locomotives de développements territoriaux. Il y avait par exemple la vallée de l’agriculture biologique dans le Diois et, pour l’Ardèche, l’ouverture de l’espace de restitution de la grotte Chauvet. La grotte ayant été classée au patrimoine mondial de l’Unesco très peu de temps après sa découverte, le site allait inévitablement accueillir énormément de touristes. Or, il se situe à l’endroit le plus touristique de l’Ardèche, à savoir le secteur des Gorges, qui compte déjà près de 2,5 millions de nuitées touristiques sur la période estivale. Dans la perspective de cette ouverture de la « grotte Chauvet 2 » (la plus grande réplique de grotte ornée au monde), la région avait donc proposé que des aides soient également apportées à de nouveaux projets afin que les retombées touristiques ne bénéficient pas seulement à cette zone déjà très fréquentée, mais profitent plus largement au territoire. À l’époque, le parc était présidé par Lorraine Chénot très convaincue par l’importance des projets culturels et artistiques pour un territoire. Elle souhaitait qu’une proposition artistique puisse trouver sa place dans le prolongement de la grotte Chauvet en reliant les plus anciennes traces d’art de l’humanité à la création la plus contemporaine. L’idée était aussi de déplacer les flux touristiques, dans la mesure où ils ne sont pas du tout équivalents entre le PNR des Monts d’Ardèche et les gorges de l’Ardèche. Ce ne sont ni les mêmes touristes, ni la même affluence.

Je trouve cela très sain lorsque ces deux objectifs (culture et tourisme) sont clairement liés et assumés dès l’origine d’un projet. Le monde de la culture regarde trop souvent celui du tourisme avec beaucoup de méfiance alors que chacun de nous est un touriste à un moment de sa vie ! Inversement, le tourisme a tendance à considérer que ce type de parcours artistique s’adresse d’abord à une élite et non au grand public, ce qui non seulement est méprisant mais surtout relève d’un à priori qui ne se vérifie pas factuellement. Ces deux secteurs campent sur leurs positions et entretiennent une forme de défiance l’un envers l’autre, alors que chacun a son intérêt et sa noblesse propre. Les projets artistiques tels qu’Estuaire ou Le Partage des eaux, qui placent le sensible au cœur de la démarche tout en assumant une volonté d’attractivité touristique, ont ceci d’intéressant qu’ils permettent de rompre avec les recettes toutes faites du tourisme dont le principal écueil est l’uniformisation. C’est typiquement ce que l’on voit dans de nombreux musées et écomusées aujourd’hui où tout le monde a basculé dans le « tout tablette »… ça finit par être très lassant, sans compter que ces dispositifs sont souvent en panne !

On peut créer, grâce au sensible, une émulation sans forcément entraîner une dérive de “disneylandisation”.

Quel regard portent les habitants sur des projets tels que celui-ci qui visent la mise en tourisme de leur territoire ?

D.M. : La question du lien aux habitants – même s’ils ne sont pas considérés comme des « touristes » par définition – est pour moi essentielle dans le développement du tourisme. Le premier objectif pour le succès d’une manifestation est que les habitants s’en emparent. S’ils ne deviennent pas ambassadeurs du projet sur leur territoire, ça ne prend pas et ça n’attire personne de l’extérieur. C’est pour cette raison qu’avec des propositions d’une telle ampleur, il ne faut pas rater leur inscription territoriale et la manière dont elles font écho aux désirs des habitants. Les projets artistiques doivent éveiller une curiosité, une envie. Cela a été palpable dans le cadre du Partage des eaux où il y a eu une véritable appropriation par un grand nombre d’acteurs et d’habitants. C’est également vrai pour les élus. Les premiers à avoir répondu présents sont ceux des petites communes de la montagne ardéchoise. Je me rappelle le maire de Borne, un minuscule village d’une quarantaine d’habitants, qui a perçu immédiatement que le projet était ancré et que son ambition n’était pas de satisfaire une élite citadine, mais qu’il mettait un coup de projecteur sur la montagne ardéchoise, là où d’habitude, regrettait-il, « on est souvent les oubliés ».

Ne nous leurrons pas non plus : il y a aussi systématiquement des réticences qui s’expriment de la part d’habitants ou de professionnels qui se demandent pourquoi l’on met de l’argent sur un projet artistique et pas sur la rénovation des routes ou autres actions. Je pourrais citer nombre d’exemples en ce sens. Mais je constate que lorsque la proposition est sincère par rapport au territoire et qu’elle renouvelle le regard que l’on pouvait porter sur lui, alors cela rend fier tout le monde et il arrive régulièrement que les plus rétifs au départ finissent par dire à l’artiste : « Surtout ne changez rien ! »

L’œuvre qui a fait couler le plus d’encre est celle de Felice Varini, Un cercle et mille fragments, à l’abbaye de Mazan, composée de cercles tracés à la feuille d’or sur les murs et les toits des différents bâtiments du site historique. Cette œuvre-là est très intéressante par rapport à la question du tourisme. Lorsque nous avons demandé les autorisations auprès des Monuments historiques, nous étions très incertains quant à l’issue de notre démarche, tant l’œuvre s’appuyait sur le patrimoine bâti. Mais dès la première réunion, on nous a dit en gros : « Ça fait des années que l’on veut mettre en valeur cette abbaye qui est un site historique extraordinaire sans savoir comment faire. Là, vous nous offrez une réponse sur un plateau ! » Certes, cette œuvre a ses détracteurs – ceux qui estiment que c’est du « tag » – mais elle a aussi énormément de défenseurs qui, grâce à elle, ont découvert l’abbaye, y compris des gens de la vallée de l’Ardèche qui n’avaient jamais mis les pieds dans ce site pourtant absolument magnifique ! C’est un peu la même chose avec Le Phare de Gloria Friedmann : il y a une auberge juste avant le sentier de randonnée – car c’est une œuvre que l’on découvre après une heure de marche –, et l’aubergiste dit qu’il n’y a pas une journée sans qu’un visiteur aille voir le phare. Pour moi, ces deux exemples mettent bien en valeur ce que l’alliance entre tourisme et culture peut apporter. On peut créer, grâce au sensible, une émulation sans forcément entraîner une dérive de « disneylandisation ». Il y a une autre dimension qui m’importe beaucoup : une œuvre dans un site naturel nous relie à ce qui nous entoure, aux paysages, aux éléments vivants qui les composent. Notre regard gagne en empathie grâce à l’art. Cela rejoint ce que Baptiste Morizot défend quand il écrit B. Morizot, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2022. que la crise écologique est une crise de la sensibilité. Je m’associe complètement à cette idée et c’est vraiment ce qui m’anime dans ces projets : qu’ils activent et développent le sensible présent en chacun de nous.

Une phare bleu posé dans un paysage de verdure.
Gloria Friedmann – Le phare – Borne – PNR des Monts d’Ardèche – © Photo Nicolas Lelièvre

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27.02.2025 à 11:03

Les ruralités, un ailleurs de l’innovation culturelle ?

Frédérique Cassegrain
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Bien loin des clichés de territoires en retrait de toute vie culturelle, les ruralités ont converti certaines de leurs fragilités en réels atouts et s’affirment aujourd’hui comme des laboratoires fertiles d’expérimentation artistique. Entre itinérance, appropriation de lieux insolites et valorisation d’un patrimoine culturel immatériel, ces territoires insufflent de nouvelles dynamiques de coopération et de développement local ancrées dans les transitions.

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Texte intégral (8929 mots)
Des personnes joyeuses et festives sont devant l'œuvre la citerne-lit
La citerne-lit de Fred Sancère et Encore Heureux architectes – Fenêtres sur le paysage est un parcours artistique sur les chemins de Compostelle créé et coordonné par Derrière Le Hublot © Kristof Guez

Le regard sur les ruralités change. Elles ne sont plus des espaces de relégation On peut lire à ce propos le livre de Christophe Guilluy, La France périphérique, Paris, Flammarion, 2024 (nouvelle édition). mais des territoires de possibles, en particulier face aux enjeux de transition (alimentaire, environnementale…) Cl. Delfosse, M. Poulot, « Les espaces ruraux en France : nouvelles questions de recherche », BAGF, no 96-4, 2019 ; L. Rieutort, « Les territoires ruraux face à quatre transitions », Population & Avenir, no 761, 2023. Voir également le no 239 de la revue Pour (2021), intitulé « Des ruralités en renouvellement ».. Aussi, alors qu’il ne semblait pas y avoir de création culturelle en dehors des grandes métropoles, les ruralités s’offrent désormais comme des espaces de ressources et des territoires propices à l’innovation, comme en atteste l’attractivité qu’elles suscitent auprès des jeunes artistes Voir par exemple : Culture et recherche, no 145, automne-hiver 2023, consacré à la création artistique et l’urgence écologique ; A. Birker, La Scène, no 113, juin 2024..

Pourtant un certain nombre de carences en matière culturelle demeurent, dont la relative faiblesse des équipements, des financements ou de l’ingénierie. Face à ces insuffisances, les acteurs ruraux ont depuis longtemps su développer des stratégies, valoriser d’autres rapports aux lieux, d’autres modèles de culture et supports de création. Aujourd’hui, ces stratégies et les caractéristiques du milieu rural (faible densité relative des habitants, importance des espaces non bâtis, attaches « privilégiées à la terre », espaces boisés…) sont revendiquées. Ces spécificités nourrissent même l’invention de nouveaux « lieux » et participent aux liens entre culture et développement local – ou tout du moins entre culture et « territoire » – initiant ainsi de nouvelles formes de coopérations nécessaires pour combler le manque de moyens humains et financiers Cet article repose sur une série d’enquêtes menées depuis une dizaine d’années dans les territoires ruraux..

L’« espace » comme nouveau terrain de diffusion et de création

Dans leurs rapports aux espaces ruraux, les acteurs de la vie culturelle revalorisent des formes « traditionnelles » de diffusion auprès des habitants. C’est le cas de l’itinérance et de l’utilisation de lieux insolites et des lieux du quotidien.

Le retour de l’itinérance

Le défaut d’équipements et la faible densité relative des habitants sont à l’origine de l’importance de l’itinérance en milieu rural. Elle est ancienne pour le théâtre, le cirque, le cinéma ainsi que les bibliothèques avec leur bibliobus. Un peu oubliée ou tout du moins peu mise en avant, elle trouve un regain d’intérêt depuis quelques années. Ce renouveau tient à la fois à une volonté des acteurs culturels, aux besoins des habitants agissant dans le cadre associatif ou privé, mais aussi à des politiques publiques qui ont pour objet « l’aller vers ».

La création de l’Association nationale des cinémas itinérants (ANCI) en 2011 témoigne de ce réveil et de la volonté de valoriser et développer le cinéma itinérant souvent porté par le milieu associatif. Des collectivités territoriales s’impliquent également dans des projets nomades autour du septième art : par exemple, la région Centre-Val de Loire avec son Cinémobile qui existe depuis 1983. Géré par l’agence culturelle régionale Ciclic Centre-Val de Loire, ce camion pouvant se déployer en salle de projection d’une centaine de places « sillonne la région […] et permet au public rural de bénéficier d’un accès au cinéma à travers une programmation d’actualité et des animations ».

D’autres initiatives muséales ont vu le jour à partir des années 2000, à l’image du MuMo (Musée mobile), associant acteur privé et structures publiques (dont le Centre Pompidou). Le MuMo vise à diffuser l’art dans des territoires qui en sont éloignés comme des quartiers urbains et des espaces ruraux. Quelques fonds régionaux d’art contemporain (FRAC) proposent des dispositifs ambulants, tel celui de La Réunion dont les œuvres sont transportées à travers l’île dans un container (Bat’Karé) transformé en salle d’exposition. Des associations culturelles itinérantes se font également le relais des Micro-Folies, comme l’ArtKaravane en Bourgogne. Le conseil départemental de la Haute-Saône a aussi créé une scène mobile, conçue par un designer.

Le camion MuMo se trouve sur une place devant l'église d'un village. Il est ouvert : on aperçoit à l'intérieur des papiers affichés sur les murs. On devine alors une salle d'exposition.
Le MuMo x Centre Pompidou © Quentin Chevrier

Les bibliothèques réinventent elles aussi de nouvelles formes d’itinérance. À Viriat, commune périurbaine de Bourg-en-Bresse, un triporteur à assistance électrique a été équipé afin de pouvoir charrier des livres et « accueillir en plein air lecteurs et curieux avec sept hamacs se déployant autour de lui « Un nouveau triporteur culturel pour la médiathèque : 12 rendez-vous à ne pas manquer à Viriat », La Voix de l’Ain, 17 juillet 2024.. » Il se déplace en été dans les quartiers et hameaux de cette commune très étendue.

Dans le domaine du spectacle vivant, l’itinérance connaît un engouement certain, comme le montre le dynamisme du Centre international pour les théâtres itinérants (CITI) Voir S. Frioux, « L’itinérance artistique en milieu rural. Le territoire comme terrain de jeu », Pour, no 226, 2015. Le CITI participe des réflexions sur la culture en milieu rural avec l’Ufisc.. Des politiques publiques encouragent de plus en plus les structures à la pratiquer Voir par exemple l’étude commandée par le ministère de la Culture en octobre 2022 sur la diffusion dans les zones rurales de l’offre des grands labels.. Avec la tournée de son camion « d’alimentation générale culturelle » (en référence au commerce ambulant) qui circule l’été pour présenter des spectacles aux habitants de villages de la Nièvre en s’installant sur des places, dans des hameaux ou des cours de ferme, la compagnie TéATr’éPROUVèTe [« théâtre éprouvette »] a largement contribué à réhabiliter l’itinérance en milieu rural tout en la transformant en une démarche innovante. Quant aux scènes nationales et autres structures labellisées, encouragées à rayonner sur les territoires, elles redéveloppent les coopérations ville-campagne en matière culturelle Voir par exemple : Association des scènes nationales, Un réseau de proximité. Focus sur la ruralité, mars 2024..

L’itinérance apporte davantage de liberté et permet de mêler différentes disciplines, comme l’illustre le festival la Voie des colporteurs, dans le Revermont (Ain), qui associe musique, arts du cirque, arts de la rue et théâtre. Outre la transversalité et l’hybridation des disciplines artistiques, d’autres propositions jouent aussi avec la multifonctionnalité des lieux, entre création, diffusion et formation. Ainsi, les porteurs du projet itinérant Roulottes en chantier, dans le Tournugeois (Saône-et-Loire), remédient à l’absence de lieu adapté à la diffusion culturelle tout en assurant l’enseignement des pratiques culturelles. Ils ont créé pour cela une école itinérante fondée sur les arts du cirque, avec des intervenants en théâtre, danse, arts plastiques, land art, et proposent « aux communes rurales un espace adapté à la pratique, la transmission, la création, la production et la diffusion culturelle Tournugeois vivant, La richesse culturelle du TournugeoisEnquête citoyenne, novembre 2022. ».

En aménageant des lieux culturels éphémères plus ou moins intimistes (camion, bus, caravane, camping-car, container, roulotte, yourte), l’itinérance permet donc non seulement de pallier l’absence de lieux dédiés, mais implique aussi différemment habitants et public potentiel par la mobilisation de bénévoles d’associations de village et d’élus. En effet, ceux qui pratiquent l’itinérance soulignent qu’elle diffère d’une « simple » tournée puisqu’elle suscite une interaction au plus proche de la vie du territoire Voir les débats portés par l’Ufisc et le CITI à Rennes en 2024 : L’itinérance : un enjeu de politique culturelle et de transition écologique.. C’est en ces termes que l’envisagent les responsables du MuMo : « il n’y a plus la dimension parfois intimidante de l’institution culturelle. Le camion vient au centre du village ou dans le quartier, presque comme le camion pizza ! ICOM, Le musée est dans le pré : musée et « ruralité », Paris, Comité national français de l’ICOM (Conseil international des musées), 2024. ».

La pratique de l’itinérance fait également l’objet de projets d’artistes qui voient là un autre moyen de créer, de vivre et de dialoguer avec les habitants de façon « nomade ». Comme l’explique Marion Fabien, plasticienne en résidence à La chambre d’eau (Nord) : « L’idée d’itinérance avec un âne, c’est une forme de mobilité douce qui laisse le temps aux paysages de se dérouler et aux rencontres de se produire, au rythme et au gré de la marche.  […] J’avais une double envie : traverser la Thiérache et échanger avec des personnes autres que celles que j’accueille dans mon atelier fixe Citée dans R. Sourisseau, Enjeux et pratiques de l’éducation artistique et culturelle en ruralité, Le Favril, La chambre d’eau éditions, 2023.. » L’opérateur culturel portant un projet dédié aux arts chorégraphiques contemporains Format, installé en Ardèche, revendique, lui aussi, de ne pas avoir de point fixe et d’intervenir dans de multiples lieux souvent inattendus (pour la diffusion et la transmission), impulsant de la sorte un territoire de danse « vivant, vibrant et en constante évolution Extrait de la présentation sur le site Internet de l’association. ».

Un container jaune est situé à côté d'une route et de bâtiments. Sur son toit, il est écrit : " Exposition ". Autour, des personnes circulent.
Le Bat’Karé du FRAC Réunion © Brandon Gercara

Des lieux insolites à ceux du quotidien

L’importance des espaces non bâtis en milieu rural et la place qu’y occupe la « nature » offrent des lieux de diffusion de la culture atypiques : rivières et lacs pour des concerts sur l’eau, théâtres de verdure, balades contées, centres d’art « en extérieur » (à l’instar du Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière), festivals en forêt (tel Vent des forêts dans la Meuse qui existe depuis 1997)… Dans ce dernier cas, comme pour le festival de l’Arpenteur, « l’espace » et ses caractéristiques sont des lieux inspirants et peuvent même fournir les matériaux à la création. Dans le massif de Belledonne, le festival de l’Arpenteur, porté par l’association Scènes obliques depuis 1996, se réclame de la montagne et de la pente et ne cesse d’inventer de nouvelles terrasses scéniques (son mot d’ordre : « théâtre pentu, parole avalancheuse »).

Bien que rares, ces initiatives constituent dorénavant des formes de modèles ; les « caractéristiques naturelles » des territoires tendent à devenir des sources d’inspiration, de création et des lieux de diffusion instaurant une conception différente de la relation du spectateur. C’est le cas du parcours artistique le Partage des eaux conçu par David Moinard et mis en œuvre par le parc naturel régional des Monts d’Ardèche. Circuit « à ciel ouvert » accueillant des œuvres créées in situ, il mobilise différentes disciplines artistiques (sculpture, design, vidéo, paysagisme) et s’articule aux lieux patrimoniaux et culturels du territoire (notamment à travers son festival, Les Échappées, associant une dizaine de lieux d’art contemporain). Avec ce parcours artistique qui se découvre le long d’un chemin de grande randonnée, cette fois, ce n’est plus le lieu culturel qui est itinérant mais le public ; un public de randonneurs, à la fois local et composé de visiteurs venus intentionnellement. Cette proposition permet donc d’aller au-devant des marcheurs, de faire « bouger » et marcher le public. Il promeut une autre connexion à l’art, à la création et à l’environnement, car il leur associe une réflexion sur les paysages. Ce lieu « itinéraire » dans un espace naturel mobilise toute une catégorie de créateurs que l’on rencontrait jusqu’alors principalement dans les villes « créatives ».

De même qu’en ville, en milieu rural, des endroits désaffectés ont pu se convertir en lieux culturels : patrimoine monumental extraordinaire (en Auvergne-Rhône-Alpes, les abbayes de La Chaise-Dieu et d’Ambronay sont devenues des haut lieux festivaliers), anciens bâtis agricoles ou encore usines à l’abandon (comme à Saint-Julien-Molin-Molette dans la Loire Cl. Delfosse, P.-M. Georges, « Artistes et espace rural : l’émergence d’une dynamique créative », Territoire en Mouvement, 2013, no 19/20.). À présent, d’autres types de lieux en déshérence trouvent de nouveaux usages : un des anciens sanatoriums d’Hauteville-Lompnes, dans le Haut-Bugey, a été racheté par un groupe d’artistes plasticiens. Ils en ont exploité les vastes espaces et l’ont transformé en pôle de création et de diffusion culturelle en lien avec le Centre d’art contemporain de Lacoux installé à quelques kilomètres dans une ancienne école. Cette implantation fait désormais de ce territoire en crise un lieu de référence de l’art contemporain et contribue à en changer l’image.

Enfin, la culture peut investir temporairement – voire sur un temps long –, des lieux du quotidien, à l’image des arts de la rue qui ont pris leur essor en milieu rural. Des festivals de spectacle vivant ou d’arts visuels prennent place dans des espaces publics, des commerces, des trains ou des gares On peut citer par exemple le festival Veyn’Art. Voir Lison Bougard, « Quand un festival culturel vient soutenir les mobilisations citoyennes pour la pérennisation du ferroviaire en milieu rural : le Veyn’Art dans la vallée du Buëch », Pour, no 249-250, 2024., des jardins publics et privés, s’invitant même chez l’habitant Voir les travaux de Diane Camus, dont « Les artistes-habitants dans les territoires ruraux. À la reconquête des lieux », dans l’ouvrage collectif Cultures et ruralités. Le laboratoire des possibles, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2019.. Ainsi, lors des Journandises, festival d’arts visuels créé en 2005 par une équipe de bénévoles qui souhaitait accueillir des artistes dans des lieux insolites pour sensibiliser le plus grand nombre à la pratique artistique, les œuvres investissent aussi bien les lieux publics du village de Journans dans l’Ain (lavoir, place, fontaines, etc.) que les lieux privés (jardins, granges, maisons). Cette scénographie permet au public de discuter librement au cours de ses déambulations avec les artistes Interview de Chantal Farama, commissaire de l’exposition Journandises 2024, RCF radio, 13 mai 2024., et ceux-ci impliquent les habitants dans le montage d’une exposition, voire dans leur création. Lors de l’édition 2024, ils ont été sollicités pour collecter et apporter des ceps de vigne (Journans est un village viticole du Bugey), des ficelles, etc., afin de réaliser des mobiles conçus sur place et présentés dans l’ancien lavoir. Tous les artistes le soulignent : ces lieux non dédiés font venir des publics qui ne franchiraient pas le seuil d’un « haut lieu » culturel et facilitent leur participation.

En 2021, dans le cadre du festival F(r)iction du Réel, la commune de Die a été au centre d’une proposition artistique (Ville pivotée) orchestrée par le Groupe ToNNe, compagnie de théâtre de rue. Pendant plusieurs semaines, il a été raconté aux habitants – preuves à l’appui diffusées dans les médias – que la ville allait pivoter sur elle-même d’un quart de tour. Avec la complicité du personnel municipal, des éléments tangibles venaient appuyer le récit (lignes tracées dans la ville, stands d’informations avec blocagrammes et autres cartes, panneaux lumineux, etc.) pour révéler qu’un phénomène géologique millénaire était sur le point de se produire : la grande rotation. « Plus que de faire croire, il s’agit d’amener une dimension fictive et absurde dans l’appréhension de la ville, de vivre une aventure avec les bénévoles et les habitants, qui décale la perception et fait pivoter la réalité l’espace de quelques jours Pour plus d’information sur ce projet de mystification urbaine, voir le site de la compagnie.. » Cette fiction impliquant l’ensemble des habitants dans leur quotidien a fait entrer une création culturelle dans leur vie de tous les jours et l’a bouleversée, ainsi que la troupe en rend compte : « Nous souhaitions […] raconter une histoire à la ville et faire théâtre ensemble. Nous voulions également que chacun puisse se questionner sur son rapport à son lieu de vie, à ses voisins, à l’information et la désinformation, aux rumeurs, etc. Extrait du site Internet du théâtre de la ville de Die.

On le voit, itinérance et utilisation d’espaces insolites en milieu rural renouvellent le rapport aux lieux culturels et à la culture. Ce ne sont donc pas seulement des façons de pallier les « handicaps » des territoires ruraux, ce sont aussi des supports d’innovation en matière de diffusion et de participation. On pourrait ajouter que la petitesse des salles existantes se transforme en avantage quand elle permet aux artistes de « roder » des spectacles, de même que les petites jauges ont contribué à réhabiliter des disciplines artistiques oubliées ou méprisées tels que la marionnette ou le conte. Si les caractéristiques des ruralités peuvent être perçues comme des obstacles limitant les financements (l’absence d’équipement culturel rend plus difficile l’obtention régulière de subvention) ou les formes proposées (le directeur du théâtre de Die explique que son plateau ne peut compter plus de douze artistes), elles revêtent des atouts indéniables pour la création et les relations au public.

Oeuvre géométrique vue de dessus.
L’Arbre collégial de l’Observatorium – Fenêtres sur le paysage est un parcours artistique sur les chemins de Compostelle créé et coordonné par Derrière Le Hublot © Kristof Guez

Une autre histoire du rapport aux lieux : la multifonctionnalité et l’hybridation

La multifonctionnalité des lieux concerne à la fois les équipements culturels, notamment les bibliothèques en milieu rural, et, nous l’avons vu, des lieux non voués à la culture qui se dédient de façon épisodique à la diffusion culturelle. Elle s’incarne également dans de nouvelles formes, renforçant l’hybridation.

L’émergence des tiers-lieux

Les bibliothèques en milieu rural ne cessent de se réinventer. Elles prêtent livres, disques, vidéos, jeux (devenant ainsi ludothèques), et même instruments de musique Exemple cité dans Fr. Lucchini, L. Jordan (dir.), Atlas des bibliothèques territoriales. Direction de l’information légale et administrative (DILA), ministère de la Culture, 2024.. Plusieurs bibliothèques rurales s’adjoignent des grainothèques À Saint-Jean-en-Royans, la grainothèque située dans la bibliothèque permet de toucher un autre public. Venus pour se procurer des graines, ces usagers empruntent désormais des livres. En circulant dans la médiathèque afin d’accéder au troc de plantes, la découverte du lieu par des non-habitués est également renforcée.. Les bibliothèques-médiathèques proposent des expositions, des conférences, des résidences d’écrivain et des animations. En plus d’être des lieux multifonctionnels pour la culture, elles s’avèrent souvent des lieux importants de sociabilité. De plus en plus de médiathèques prennent en charge différents services aux usagers avec des formations au numérique, partageant parfois leurs locaux avec France Services (citons, par exemple, la médiathèque-ludothèque de Saint-Jean-en-Royans qui abrite La Poste). Aussi peut-on considérer les bibliothèques comme de véritables tiers-espaces A. Jacquet, « Les bibliothèques rurales, un enjeu pour la vitalité des territoires », L’Observatoire, no 52, 2018..

La polyvalence des lieux concerne essentiellement les salles des fêtes et des cafés. En l’absence d’équipement culturel dans les petites communes, les premières se transforment en lieux de pratique culturelle et de diffusion (ce qui comporte avantages et inconvénients) et peuvent être totalement travesties pour restituer la magie des lieux de spectacle Voir l’intervention de la directrice de la scène nationale de Foix, lors des Journées de Rennes, 2024, sur l’itinérance. . Quant aux cafés, s’ils sont de longue date des lieux de diffusion – ils ont été, au début du XXe siècle, des salles de cinéma temporaires –, cette tendance s’intensifie depuis une trentaine d’années. Porté par des associations d’éducation populaire, le festival Tinta’mars, à Langres et en Pays de Langres, propose depuis trente-cinq ans des cabarets-théâtres dans les cafés, avec la collaboration du PNR du Morvan pour mettre en avant des spectacles culturels. Inscrit dans le programme européen de développement rural (Leader), le réseau Bistrot de pays est né en 1993 dans le territoire de Forcalquier-Montagne de Lure et a essaimé depuis dans toute la France. Ce label encourage la multifonctionnalité des cafés en milieu rural, en soulignant leur rôle dans l’animation – le cahier des charges comporte d’ailleurs un volet culturel. On peut aussi rattacher cette dynamique au développement des cafés-librairies qui a émergé au début des années 2000 en Bretagne ou au Réseau des cafés culturels et cantines associatifs créé en 1998. Tous ces lieux hybrides qui voient le jour ont le plus souvent une fonction culturelle. À cet égard, un bénévole d’une commune du Tarn raconte que « pour sauver un village situé dans les montagnes, nous avons racheté un hôtel-restaurant en voie de fermeture pour y monter une bibliothèque publique-café internet-galerie d’exposition-salle de concert Intervention lors du séminaire en ligne « Le musée est dans le pré ! », mai 2024. ».

Une étude conduite en Nouvelle-Aquitaine  montre que la quasi-totalité des tiers-lieux qui se développent en milieu rural ont une offre artistique et culturelle : expositions, plus rarement ventes de paniers culturels, spectacles-concerts, résidences d’artistes ou festivals. L’importance de la culture est corroborée par les enquêtes de l’Observatoire des tiers-lieux. La trajectoire du « lieu » de Chirols est à ce titre intéressante : d’un écomusée visant à réhabiliter une ancienne usine de moulinage de la soie dans la Cévenne ardéchoise, le lieu est devenu un projet collectif mêlant habitat partagé, culture, artisanat d’art…

La plupart des tiers-lieux qui s’adjoignent le qualificatif de « culturels » ont été créés par des artistes venus s’installer en milieu rural. De la culture aux autres activités qui y prennent place, on retrouve cette même dimension multifonctionnelle Sur les tiers-lieux en milieu rural, voir par exemple J.-Y. Pineau, « Les tiers-lieux et les cafés associatifs, laboratoires des territoires ruraux », Nectart, no 7, 2018.. Par exemple, au-delà de la seule diffusion ou programmation culturelle, le Bouillon Cube – La Grange dans l’Hérault qui accueille des résidences d’artistes, se trouve être aussi un centre de loisirs pour enfants. Cette deuxième vocation cherche en effet à agir en faveur des familles et des jeunes. Il est devenu un espace de vie sociale agréé par la CAF « Les espaces de vie sociale ont vocation à renforcer les liens sociaux et les solidarités de voisinage en développant, à partir d’initiatives locales, des services et des activités à finalité sociale et éducative. Ils concourent à la politique d’animation de la vie sociale des Caisses d’allocations familiales. », Les espaces de vie sociale, guide méthodologique de la CAF.. Nombreux sont les tiers-lieux culturels à posséder à présent cette accréditation. C’est le cas de la Grange aux parapluies, située dans un bourg de la Bresse de l’Ain, qui a depuis 2014 pour objectifs « de permettre l’accès à la culture, promouvoir l’ouverture et permettre le lien entre tous », tout en engageant des « partenariats avec les structures et les associations de loisirs ». La réussite de ces lieux passe par cette collaboration avec le tissu associatif local, mais aussi par leur caractère festif et les échanges qu’ils permettent à travers divers ateliers ou animations. En croisant culture et loisirs On pourrait citer aussi le tiers-lieu, espace de vie sociale La convergence des Loutres, dans les Côtes d’Armor., ils hybrident les formes et renforcent l’importance de la culture festive en milieu rural. Ils se substituent aux comités des fêtes ou collaborent avec eux, ces derniers n’étant pas toujours aussi « routiniers » qu’on ne le pense et pouvant, au contraire, être des sources d’innovation comme Nina Aubry a pu le montrer dans sa thèse N. Aubry, Initiatives festives et trajectoires territoriales en Mayenne : la dimension spatiale des dynamiques relationnelles, thèse de géographie, université d’Angers, 2023..

Enfin, certains tiers-lieux réinventent les relations entre agriculture et culture et soutiennent une réflexion sur le développement du territoire. C’est le cas des tiers-lieux paysans ou nourriciers associés à une exploitation agricole qui développent des actions culturelles. Le tiers-lieu paysan de la Martinière dans le Roannais associe réflexions sur l’agriculture biologique, l’avenir du territoire dans son lien à l’alimentation et à la culture (avec le design notamment), les solidarités, etc. Il accueille des activités culturelles et organise un festival.

Un renforcement des liens entre culture et agriculture ?

En milieu rural, les liens entre culture et agriculture sont anciens et la politique culturelle a été fortement portée par le ministère de l’Agriculture Cl. Delfosse, « La culture dans les ruralités : lieux et réseaux », dans Y. Jean, L. Rieutort (dir.), Les Espaces ruraux en France, Paris, Armand Colin, 2018.. Les lycées agricoles, issus des lois d’orientation agricole, ont des professeurs d’éducation socioculturelle et ont inscrit dans leurs missions un rôle de diffusion culturelle. Le lycée agricole de Venours (Vienne) dispose même d’un centre d’art contemporain, Rurart, sous la tutelle du ministère de l’Agriculture. Ces liens imbriqués tiennent aussi au fait que d’anciens bâtiments agricoles ont trouvé une nouvelle vocation culturelle et que certaines exploitations encore en activité accueillent des spectacles ou des festivals. On peut mentionner Les Fermades, soirées « spectaculinaires » imaginées par l’Association pour la promotion des agriculteurs du parc du Vercors et le parc naturel régional du Vercors au début des années 2000. On pourrait citer également, financées par le programme européen Leader, les Agri-culturelles de l’Ardèche verte. Des spectacles sont proposés au sein d’exploitations agricoles grâce au travail partenarial mené entre un collectif d’agriculteurs et deux structures culturelles : Quelques p’Arts, centre national des arts de la rue et de l’espace public, et La Presqu’île/SMAC 07. Ce type d’action a fait école et les festivals se déroulant dans des exploitations agricoles se sont largement diffusés.

On assiste donc de manière grandissante à l’élaboration de liens forts entre culture et agriculture, comme l’illustre l’exemple de la SMAC Run-ar-Puns. Née en 1978 de l’envie d’un fils d’agriculteur de s’éloigner du monde agricole, de faire de la musique et d’accueillir des musiques actuelles dans la Bretagne des monts d’Arrée près de Châteaulin, cette SMAC connaît maintenant « un retour à la terre ». L’ensemble des locaux de la ferme ainsi que des parcelles agricoles ont été rachetés, avec des financements participatifs, pour recréer une production professionnelle sur les terres attenantes au hameau (en polyculture élevage comme avant la modernisation agricole) et la SMAC noue des partenariats avec d’autres acteurs agricoles du territoire. On pourrait citer également l’association Polyculture fondée en 2008, résultant de la rencontre entre les agriculteurs de la ferme de Vernand et des habitants du territoire, proches ou plus éloignés, autour d’un projet culturel Dès 2009, un cycle d’art contemporain est mis en place sur la ferme, réunissant des artistes autour d’un parcours temporaire, ouvert pendant trois jours, jalonné de représentations ou de performances. La réussite de cette manifestation, les réflexions et le parcours professionnel des enfants des exploitants agricoles a abouti depuis 2023 à l’ouverture d’un sentier permanent dénommé Parc agricole et culturel de Vernand qui permet de « découvrir les paysages agroécologiques du site principal de la Ferme de Vernand et les installations artistiques qui le ponctuent progressivement depuis 2020 ».. Il s’agit donc de sensibiliser à de nouvelles formes de production, de donner à voir l’agriculture vertueuse mais aussi de favoriser la création et la diffusion culturelles en milieu rural.

Le retour à la terre est une motivation forte de l’installation des acteurs culturels en milieu rural Joanne Clavel explique que « les gestes nourriciers déplacent la création en danse qui s’installe dans des fermes comme Geste de terre de Patricia Ferrara », J. Clavel, « Effervescences écologiques des arts chorégraphiques contemporains », Culture et recherche, no 145, automne-hiver 2023, ministère de la Culture.. La volonté de réinventer celui-ci donne naissance à des formes polymorphes à la fois agricoles et culturelles.

Innover pour s’ancrer : faire territoire

Qu’ils soient implantés ou nouveaux venus, les acteurs culturels portent des dynamiques d’innovation s’inscrivant dans la nécessité de faire territoire. Ils réactivent le patrimoine culturel immatériel et s’associent à des projets de développement local. « [Nous nous attachons à] révéler le potentiel de ce territoire rural qu’est le Nivernais Morvan en redonnant du sens à la proximité. Avant d’être pauvres de ce qui nous manque, nous sommes riches de ce que nous possédons d’où l’intérêt de s’interroger fortement sur le lieu où nos pieds sont posés. ». C’est en ces termes que Jean Bojko, poète et fondateur de TéATr’éPROUVèTe, décrivait sa démarche « Avec le théâtre, à travers le théâtre, pour le théâtre, par le théâtre », entretien avec Jean Bojko, propos recueillis par Jérôme Lequime, Vents du Morvan, no 32, décembre 2013..

Le patrimoine immatériel comme ressource

La création dans les territoires ruraux pose la question du rapport à l’histoire des lieux, aux ressources existantes ou abandonnées Voir la chaire Mutations et innovations territoriales de Corte, en collaboration avec le FRAC de Corse, lors de la journée consacrée au dialogue entre arts et ruralités, mars 2024. et remobilise ainsi les savoir-faire ruraux qui peuvent par ailleurs faire l’objet d’une certaine idéalisation. Ces ressources, outre les liens à l’agriculture et au vivant, supposent souvent la réactivation d’éléments du patrimoine culturel immatériel.

Lorsque les savoir-faire sont sources de création, comme le soulignent les organisateurs du festival Campagne Première, il n’est pas question d’être nostalgique : « Cette nouvelle édition est centrée sur l’un des piliers de la vie rurale : les gestes manuels, notamment ceux issus du travail agricole. […] Les gestes de ces hommes et de ces femmes qui ont marqué de leurs empreintes notre culture, nos territoires et les paysages de campagne et de montagne qu’ils ont eux-mêmes façonnés. […] Les onze artistes invités s’emploient à valoriser notre patrimoine immatériel en prolongeant ces traces de vécus pour les incarner dans de nouveaux répertoires de formes et d’usages Présentation de la nouvelle édition du festival Campagne Première 2024 et de l’exposition collective D’aussi loin que je me souvienne.. » Dans le cadre de ce festival, un artiste s’est intéressé à un fromage local, en travaillant sur l’idée de fermentation. D’autres se sont inspirés à la fois d’un élément significatif du patrimoine bâti bressan, les cheminées sarrasines et la construction en terre. Ils utilisent des traits identitaires forts pour favoriser la rencontre avec les habitants et s’inscrire dans le territoire.

Exposition « Feu semblant » de Barreau et Charbonnet à la ferme de la Forêt (Courtes) dans le cadre de Campagne Première 2024 – Commissariat : Fanny Robin. © Barreau et Charbonnet

Les acteurs culturels réhabilitent non seulement des savoir-faire (par exemple architecturaux, ou encore liés à la « gestion du vivant », à l’agriculture et aux paysages), mais aussi des métiers qui refont sens à l’heure des nécessaires transitions La première revue d’art éditée par Polymorphe.corp leur était consacrée.. L’association Derrière le hublot s’y emploie également dans le cadre de ses créations (« Ces œuvres naissent des matériaux du territoire et doivent surgir de savoir-faire https://auvergnerhonealpes-spectaclevivant.fr/wp-content/uploads/2022/02/RS_Itinerance_St-Marcellin_Septembre-2021.pdf »). On peut aussi citer, dans cette même lignée, la coopération associant le centre de formation Lainamac à Felletin et la Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson autour de la réhabilitation des savoirs de transformation de la laine qui donne lieu à des créations artistiques M. Gbonon, « Reconnexion des filières agricoles et des filières artisanales et semi-industrielles : quelle stratégie territoriale pour le cluster laine de Nouvelle-Aquitaine RésoLAINE ? », Pour, no 249-250, 2024..

La citerne-lit de Fred Sancère et Encore Heureux architectes – Fenêtres sur le paysage est un parcours artistique sur les chemins de Compostelle créé et coordonné par Derrière Le Hublot © Kristof Guez

Dans d’autres cas, la redécouverte de ces savoir-faire n’est pas uniquement source de création artistique, témoignage d’un passé révolu, mais suppose une réflexion sur de nouveaux modes de développement territorial. Ainsi le directeur de La chambre d’eau, située dans l’Avesnois (Nord), précise : « À rebours de dimensions folklorisantes ou passéistes, la mobilisation des savoir-faire manuels apparaît fortement corrélée aux enjeux écologiques actuels. […] Au-delà de la transmission et du réapprentissage des gestes les savoir-faire posent la question de la gestion des ressources, de la nécessaire mutation de nos modes de vie et de notre capacité d’autonomie V. Dumesnil, « Des artiste défricheurs d’espaces d’implication citoyenne », dans R. Renucci, Culture, démocratie et territoire : vers une commune humanité, La Librairie des territoires, 2023..» C’est de cette façon, que La chambre d’eau et ses artistes en résidence ont travaillé avec des artisans et des charpentiers. Une action a également été menée par un collectif d’artistes et un groupe d’élèves d’un lycée agricole en vue d’une intervention sur le paysage à partir du plessage de la haie.

Enfin, la redécouverte du patrimoine immatériel passe par la transmission des noms de lieux qui tendent à être oubliés. Les « ranimer » participe de l’ancrage des acteurs culturels et des habitants ; un ancrage débarrassé de toute vision nostalgique.

La culture comme projet de territoire

Si, dans un premier temps, les acteurs culturels sont souvent contraints de s’investir sur un territoire sans ingénierie culturelle et financements dédiés, ce « handicap » est vite dépassé grâce à leur inscription dans les politiques de développement local, leur implication et les liens qu’ils tissent avec les habitants ; des liens qui ne sont pas que culturels.

Pour encourager les dynamiques locales, ces acteurs s’appuient sur l’héritage de l’éducation populaire. C’est ce que remarque Fred Sancère qui parle de « couteau suisse » à propos de son association Derrière le hublot : « Sa multifonctionnalité (acteur culturel, acteur de l’éducation populaire, acteur social…) lui permet d’agir sur son écosystème en l’interrogeant et en l’enrichissant. L’association revendique d’être un outil de transformation sociale et endosse une mission citoyenne tout à côté de l’institution Fr. Sancère, « “Derrière le hublot, une utopie de proximité”. On n’arrête pas les enfants qui rêvent ! », dans Culture et ruralités, Éditions de l’Attribut, 2019.»

Par ailleurs, les acteurs culturels peuvent composer avec leurs « bassins de vie », des « petits territoires historiques » ou « spécifiques », reprenant parfois les limites « physiques » ou imposées par le milieu naturel. Tel est le cas, par exemple, du festival itinérant La Voie des Colporteurs qui prend de plus en plus d’ampleur, avec des objectifs élargis, et tend à devenir un lieu de réflexion et d’animation permanent du territoire. Il intervient dans le Revermont (partie « montagnarde » de la communauté d’agglomération de Bourg-en-Bresse), à la forte identité, qui fait l’objet d’un mouvement de renouvellement de sa population. Il collabore notamment avec des associations afin de penser les transitions sur le territoire et trouver des alternatives à la gentrification de certaines communes, notamment les plus proches de Bourg-en-Bresse.

D’autres expériences se jouent des limites et explorent de nouvelles formes de coopérations. C’est le cas des Géorgiques, portées par l’association Le Belvédère à l’échelle de la vallée du Lot. En référence au poème de Virgile, dédié à la culture de la terre, à l’élevage et à l’apiculture, ce projet propose rencontres et expérimentations ponctuelles, organisées tout au long de l’année dans plusieurs localités du Lot-et-Garonne et sur ses rivières. Son originalité réside dans le croisement entre approche artistique et recherche, associant élus, habitants, chargés de mission en développement… Il mobilise le concept de « mésologie Science des milieux, qui étudie de manière interdisciplinaire la relation des êtres vivants en général, ou des êtres humains en particulier, avec leur environnement (définition donnée sur Wikipédia) [NDLR]. », valorise et mêle les savoirs scientifiques, artistiques et vernaculaires, en particulier les formes d’expertise de savoir informels sur le milieu : des pêcheurs pour échanger avec un écologue, mais aussi un professeur d’histoire pour découvrir l’origine des toponymes. En transcendant les limites administratives et organisationnelles d’un territoire, défini ici comme un milieu socioculturel et environnemental, il permet d’en revisiter la notion même.

Ce projet illustre également de nouvelles formes de coopération ville-campagne qui ne mettent pas les villes au centre, mais contribuent à réhabiliter (et à animer aussi) des petites villes dans une partie du territoire où elles sont fragiles.

Dans cet exemple comme dans d’autres, l’ancrage rime avec « avant-garde », nouvelle façon de penser la vie dans les ruralités et le rôle que peut y jouer la culture dans ses différentes dimensions : créative, mais aussi anthropologique, festive, de lien social et de lien au vivant. Ce que nous avons vu à l’échelle de lieux d’hybridation peut se traduire à l’échelle d’un projet de territoire. Participation, revendication du patrimoine culturel immatériel, identité vécue comme une ressource, projets alternatifs, se retrouvent dans les ruralités quand il est question de parler de culture. Se pencher sur la dynamique culturelle des territoires ruraux en mesurant ce qui les différencie les uns des autres serait un chantier intéressant à poursuivre.

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