12.06.2025 à 08:59
Les îles du Pacifique sont en première ligne du changement climatique… L’archipel des Tuvalu sera rayé de la carte d’ici la fin du siècle, englouti par la mer. L’Australie a proposé d’accueillir les 11 000 ressortissants de ces îlots. Au-delà des pertes dramatiques d’écosystèmes naturels, quid des savoir-faire, coutumes, de la langue… des Tuvalais s’ils sont […]
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Les îles du Pacifique sont en première ligne du changement climatique… L’archipel des Tuvalu sera rayé de la carte d’ici la fin du siècle, englouti par la mer. L’Australie a proposé d’accueillir les 11 000 ressortissants de ces îlots. Au-delà des pertes dramatiques d’écosystèmes naturels, quid des savoir-faire, coutumes, de la langue… des Tuvalais s’ils sont disséminés ? À un horizon plus lointain, en France, plusieurs territoires vont subir le même sort, à l’instar de la Camargue. Les crises climatiques entraînent des modifications de paysages, la déstabilisation de patrimoines naturels et la disparition de patrimoines vivants. Avec eux, des cultures sont menacées d’extinction. Un révélateur des liens forts entre nature et culture, patrimoines naturel et culturel. Quand un territoire est voué à disparaître, quelles implications culturelles et identitaires pour ses habitants ? De quelles données dispose-t-on sur les pertes culturelles liées au changement climatique ? Dans quelle mesure le patrimoine français est-il concerné par cette problématique ?
Consulter le 3e plan national d’adaptation au changement
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06.06.2025 à 14:11
Privatisations, externalisations des services publics, partenariats public-privé… ont peu à peu reconfiguré l’action de l’État, sous l’influence néolibérale de ces dernières décennies. Si les balises pour garantir l’intérêt général peuvent s’en trouver faussées, c’est également l’emprise de l’efficacité gestionnaire sur la gouvernance des institutions publiques qui doit être interrogée. Pour Antoine Vauchez, piloter leurs missions par des impératifs managériaux conduit à une perte de sens de l’action publique tant chez ses agents qu’aux yeux des citoyens.
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L’Observatoire : Entre des acteurs étatiques qui « semblent publics » et des entreprises privées qui placent leur action sous le label de l’intérêt général, vous constatez un brouillage des frontières du public et du privé. Comment se matérialise-t-il ?
Antoine Vauchez : Il existe effectivement une forme de brouillage des discours et des vocabulaires qui constitue un premier élément de désorientation pour les citoyens comme pour les usagers des services publics. Les grandes entreprises mettent aujourd’hui un soin particulier à inscrire leur action sous le sceau de la responsabilité sociale, du sens civique, de l’intérêt public ou collectif, des communs… qu’elles reprennent dans leurs campagnes de publicité, leurs plaquettes ou leurs rapports annuels. Elles développent aussi des politiques de philanthropie, par exemple dans le domaine de la culture ou de la santé – on peut penser à des figures tel que Bill Gates dont la fondation est devenue la troisième source de financement de l’Organisation mondiale de la santé et qui a contribué à en orienter les politiques vers une multiplication de partenariats public-privé. On a donc toute une série d’opérateurs privés qui se sont « emparés » du vocabulaire du public et de l’intérêt général pour construire leur identité d’entreprise. Et puis, de manière symétrique, on a des acteurs étatiques ou publics, à différentes échelles – ce peut être d’anciennes entreprises publiques comme La Poste ou la SNCF, mais aussi des opérateurs publics comme France Travail ou l’Office national des forêts – qui justifient désormais leur action en mettant en avant leur efficacité gestionnaire et leur capacité à être aussi agiles que les acteurs privés, quand ils n’externalisent pas une part de leur mission de service public à des entreprises jugées plus efficaces comme dans le cas des autoroutes.
Ce brouillage des mots ne veut pas dire qu’il y a une indifférenciation complète des mondes publics et privés, mais il n’est pas sans conséquence pour autant parce que cette ligne de démarcation permet de distinguer deux circuits de responsabilité très différents : celui « public » correspond à l’espace de la volonté générale et donc à son contrôle par les élus, tandis que celui du privé marchand renvoie à une responsabilité qui s’exerce essentiellement devant les actionnaires (et éventuellement les clients). Donc, évidemment, quand ces mots perdent de leur clarté, c’est le circuit de la responsabilité qui est brouillé et notre espace démocratique qui s’en trouve affaibli.
Vous pointez l’influence grandissante des idées et des méthodes du nouveau management public à partir des années 1980. Quelles en sont les principales croyances ? Comment se sont-elles diffusées au point de devenir la nouvelle doxa de l’action publique ?
A. V. : Ces croyances ont émergé dans un contexte de critiques sur la place excessive de l’État dans nos sociétés, amorcé dès le tournant libéral des années 1980, et elles reposent sur l’idée que les acteurs publics seraient de mauvais gestionnaires, que l’État ne saurait gérer ni ses politiques, ni ses fonds. Elles ont donc conduit à faire primer l’efficacité, les politiques de réduction des coûts, et finalement une supériorité des modes de gestion privée. Mais surtout, on a considéré que le new management public – terme sous lequel ces politiques sont ramassées – était une politique tout-terrain, qu’elle pouvait s’appliquer presque indifféremment à tous les domaines de l’action publique (la justice, la santé, la culture…), en partant du principe que son efficacité était transversale. C’est ce qui a été réuni dans la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) qui, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, a servi de socle à toutes les politiques publiques. L’action publique, dans son ensemble, a été « mise en missions », en objectifs et en indicateurs de performance. Avec le risque que ces indicateurs et ces chiffres deviennent en eux-mêmes les objectifs à atteindre, puisque c’est à ça que l’on mesure alors principalement la réussite de ces services publics.
Ça n’a pas été sans effets. Ces orientations ont généré une tension parmi les agents, entre le pôle des professionnels des services publics et le pôle managérial, car à partir du moment où il devient nécessaire de construire des objectifs et des indicateurs, il faut inévitablement une bureaucratie spécialisée pour en suivre et en piloter la mise en œuvre. C’est ainsi que l’on a vu une strate managériale prendre place dans la gouvernance des institutions publiques, hôpitaux, tribunaux, organismes de la recherche publique, etc. Cela n’est pas nécessairement inutile, néanmoins les tensions sont de plus en plus fortes entre ces professionnels qui mettent en avant les impératifs du management, quel que soit le domaine (éducatif, santé, justice, etc.) et ceux qui travaillent dans les services publics qui restent très attachés à l’aspect vocationnel et à la spécificité de leur métier d’enseignant, d’infirmier, de médecin, etc. Ces tensions créent des formes de souffrance au travail, du fait d’injonctions contradictoires entre la réalisation des missions traditionnelles des services publics et la prise en compte des impératifs managériaux qui s’imposent parallèlement, et qui s’accompagnent d’un sentiment de « perte de sens » chez les agents publics qui a été maintes fois documentée Voir notamment l’enquête conduite par l’association Nos services publics, auprès d’agents de diverses administrations..
Quels sont les principaux instruments de cette nouvelle action publique ? A-t-elle fait émerger une autre catégorie d’acteurs ?
A. V. : L’un des outils les plus classiques de ce tournant managérial est l’appel à projets. Par exemple, l’État met en concurrence les universités et les chercheurs en leur attribuant inégalement des ressources sur ce qui relève pourtant parfois des missions de service public (accueil des étudiants, conduite des projets de recherche, etc.). C’est une première contradiction. Par ailleurs, l’appel à projets transforme les métiers eux-mêmes, comme je l’évoquais précédemment, puisqu’il implique de consacrer une part importante de son énergie professionnelle à remplir des dossiers et à demander des financements auprès de sources qui ne cessent de se diversifier, de l’échelon local à celui européen. C’est un aspect de cette injonction managériale : il faut exercer son métier, mais il faut le faire avec cette nouvelle contrainte.
Ces mises en concurrence souvent très procédurales, et bureaucratiquement lourdes, ont contribué à faire émerger à Paris comme à Bruxelles toute une strate de cabinets de conseil spécialisés dans le montage de projets qui, aux différents échelons de l’administration, proposent d’effectuer ce travail bureaucratique pour le compte d’institutions publiques qui ne sont plus toujours en mesure d’assumer cette tâche, faute de temps et d’effectifs. Cette multiplication d’entités externes, financées par l’argent public, est un des effets collatéraux de l’appel à projet : ce sont des sortes de « para-administrations » qui fonctionnent telles des béquilles pour des administrations dès lors très dépendantes de leurs services.
Cette multiplication d’entités externes, financées par l’argent public, est un des effets collatéraux de l’appel à projet.
Cette transformation a bien des causes, mais elle est souvent passée par les entreprises ex-publiques et par les agences de régulation (l’Autorité de la concurrence, par exemple) qui sont autant de points de passage et de circulation des savoirs du privé vers le public, une espèce de « sas » entre les deux. Les ex-entreprises publiques sont devenues des sociétés anonymes possédées majoritairement ou minoritairement par l’État qui tendent désormais à appréhender la part de service public de leurs activités davantage comme un poids ou une contrainte que leur raison d’être. Elles la cantonnent donc autant que possible pour leur nouvelle vocation concurrentielle. Dans mon ouvrage Public A. Vauchez, Public, Paris, Anamosa, 2022., j’évoque la manière dont la filiale de la SNCF, Gares & Connexions, gère les gares et les transforme en espaces à dominante commerciale. Cela ne serait pas nécessairement un problème si, par ailleurs, les salles des pas perdus n’étaient pas restreintes et si les services publics, quand ils souhaitaient s’y installer, ne se voyaient pas placés sous le même régime que les entreprises privées (du type Relais H, etc.). Mais avec cette logique, le secteur public a du mal à tenir sa spécificité.
Quant aux agences de régulation, elles ont été créées depuis les années 1980 pour protéger des intérêts publics dans certains domaines mais, à la différence d’un ministère, elles doivent aussi animer un marché (celui du médicament, de l’énergie ou des transports, etc.), le rendre aussi attractif et performant que possible, au risque parfois de minorer cet intérêt public. Nous l’avons vu avec l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) dans l’affaire du Mediator : les intérêts de l’entreprise pharmaceutique Servier ont fini par primer, aux yeux du régulateur, sur des enjeux de précaution. Qu’il s’agisse du domaine des télécommunications, du numérique, des données privées, etc., ces acteurs publics envisagent leur rôle au plus près des acteurs économiques régulés et pensent leur utilité d’abord au service de ces derniers.
Cependant, la raison d’être des activités et services publics est-elle forcément dévoyée par leur externalisation auprès d’opérateurs privés ? Le problème se pose-t-il dans les mêmes termes avec le secteur associatif qui a historiquement coconstruit avec l’État des pans entiers du service public (par exemple dans le domaine de la culture ou de l’action sociale) ?
A. V. : Il est effectivement nécessaire de distinguer les acteurs privés du marché et ceux de la société civile, notamment associatifs et syndicaux. L’État s’est continuellement appuyé sur les premiers comme sur les seconds, car il ne peut pas fonctionner tout seul, « hors sol ». L’action publique est en fait toujours le produit des alliances passées avec ces acteurs dans leurs différentes composantes, sachant que ce qu’on appelle, en sociologie, la « main gauche » de l’État, à savoir les ministères sociaux et culturels, s’appuie traditionnellement plus sur les mondes associatifs quand la « main droite », notamment celle des ministères économiques et financiers, s’appuie plus volontiers sur les grands acteurs de marché. Mais l’équilibre des forces est changeant. Avec la montée en puissance de Bercy et des impératifs budgétaires, l’État se fait de plus en plus souvent le relais d’une approche managériale dans ses relations avec les acteurs associatifs, à travers la promotion d’un certain esprit entrepreneurial ou le financement par projets non récurrents. Le monde associatif se trouve en quelque sorte pris en étau entre des modes de collaboration plus ou moins étroits avec l’État pour compenser ce que celui-ci n’a plus les moyens de prendre en charge ou ne souhaite plus faire (que l’on pense à l’aide sociale à l’enfance ou à la réinsertion des anciens détenus) et les contraintes que lui imposent les « tutelles » publiques, ce qui, à terme, peut conduire à la perte d’indépendance des acteurs associatifs.
Le recours systématique aux expertises extérieures a-t-il fini par affaiblir les administrations publiques dans leur capacité à soutenir les choix collectifs ?
A. V. : Le fait que l’on ait eu recours de façon intensive aux cabinets de conseil pour orienter la réponse de l’État durant les grandes crises que nous avons traversées – on l’a vu avec les campagnes de vaccination pendant la crise sanitaire, mais également ultérieurement avec les vastes plans de relance qui ont suivi à l’échelle européenne ou française –, contribue à dévaluer l’expertise de l’État et de ses agents. En estimant que l’État ne serait pas assez efficace ou trop immobile, on marginalise ses agents mais on aggrave aussi le problème que l’on pensait résoudre. Car c’est en général dans la gestion des crises que l’on apprend, que l’on progresse en mettant à jour ses compétences, que l’on conçoit de nouveaux instruments, etc. Ce qu’on fragilise finalement, c’est la confiance en soi des fonctionnaires eux-mêmes, dans leur légitimité à intervenir et à jouer ce rôle différent de l’intérêt collectif, des services publics, etc.
Une autre conséquence de ces politiques de management, c’est qu’étant très centralisées, elles instaurent une plus grande distance avec les usagers. Piloter l’action publique par le haut avec des indicateurs donne inévitablement un moindre rôle aux élus, aux professionnels de terrain dans les services publics locaux et à ceux auxquels ils s’adressent. Encore une fois, l’une des caractéristiques du management envisagé comme « solution tout-terrain » est justement de ne plus savoir prendre en compte des terrains spécifiques, avec leurs histoires propres, leurs savoir-faire. La politique de dématérialisation des services publics conduite ces dernières années au nom de l’efficacité mais aussi de la réduction des coûts a accéléré ce mouvement. Les citoyens ont le sentiment d’un accès de plus en plus éloigné aux services publics. Il ne s’agit pas de remettre en cause ces dispositifs, mais d’en souligner les effets de mise à distance et d’inégalités numériques qu’ils induisent. Tout cela affaiblit la confiance dans l’État, à la fois celle de ses agents et celle des usagers et citoyens.
Y a-t-il de votre point de vue aussi un appauvrissement démocratique dans la définition de l’intérêt général ? Écoute-t-on encore le public et ses représentants ?
A. V. : On pourrait définir la notion de « public » comme une forme de trait d’union entre les différentes composantes de la société civile où se discutent en permanence les besoins collectifs, et l’État qui, en tant qu’organisation politique constituée pour agir au nom du public, est censé les prendre en charge sous la forme de décisions et de politiques publiques. Du côté de la société civile, on peut parler d’un « public faible La notion s’entend par contraste avec le « public fort » des représentants (élus, partis, parlements). » qui s’exprime à travers des forums (réels ou virtuels), des manifestations ou des mouvements sociaux… pour faire exister des attentes collectives à l’égard de l’État. Celles-ci sont plus ou moins diffuses, plus ou moins institutionnalisées, etc., de même qu’elles peuvent s’avérer plus rebelles, avec les Gilets jaunes, ou rétives à l’égard des représentants de la sphère politique. La crise de la démocratie révèle que ce trait d’union a été mis à mal. On sait que le Parlement est une institution assez peu écoutée – même s’il retrouve aujourd’hui temporairement un peu d’importance. On sait aussi que les corps intermédiaires, les organisations syndicales, le monde associatif se sont vus reconnaître assez peu de place au cours de la dernière décennie. Un des enjeux repose donc sur la capacité à reconstruire ce trait d’union entre ces formes de revendications plus ou moins organisées et l’État, afin d’irriguer la décision publique de ces nouvelles attentes.
Les communs viennent renouveler une réflexion sur les services publics qui a été abandonnée depuis trente ans.
Les approches par les communs sont-elles un horizon possible et souhaitable pour requalifier démocratiquement nos conceptions des biens et services publics ?
A. V. : Oui, je pense que les communs portent des idées assez proches de la notion de service public, par certains aspects : notamment l’idée de démarchandisation – totale ou partielle – de biens particulièrement importants pour une communauté d’usagers (des ressources naturelles ou immatérielles, des logiciels, etc.). Cette approche amène en France quelque chose de nouveau dans sa remise en cause de la notion de propriété pour s’intéresser aux usagers ; « usagers » au sens fort, c’est-à-dire que ce sont ceux qui ont l’usage de ces ressources (accès à l’eau, aux soins, etc.), et qui sont de ce fait affectés directement par ce qu’il en advient à court ou long termes, qui doivent s’autogouverner pour les gérer, et non pas les propriétaires de ces ressources. Peu importe, d’ailleurs, que ce propriétaire soit public ou privé, et de ce point de vue les communs sont assez critiques vis-à-vis de la gestion des services publics qui a historiquement laissé en France peu de place aux usagers : il suffit de penser aux difficultés rencontrées par les patients et à la démocratie sanitaire à l’hôpital.
En revanche, je vois aussi des limites dans la notion de « commun », liées à l’idée de « communauté » qu’elle véhicule, ce qui suppose un partage des valeurs ou des objectifs pour y entrer, avec les risques de fermeture que cela comporte. Après tout, on peut concevoir que les usagers ne soient pas les seules personnes concernées dans une société par tel bien ou tel bien public (qualité de l’eau, de l’air, etc.), et préférer la notion de « citoyenneté », voire celle de « public » qui paraît plus ouverte et moins conditionnelle.
Reste que les communs viennent renouveler une réflexion sur les services publics qui a été abandonnée depuis trente ans. Sous l’effet de ce tournant libéral et managérial, on a surtout pensé à les réduire ou à les « protéger », mais on a trop renoncé à les confronter aux besoins collectifs immenses qu’ont révélés les crises sociales, économiques et environnementales. Que l’on pense ici à « la dépendance » (des personnes âgées ou handicapées) qui est pourtant officiellement depuis 2020 une « cinquième branche » de la Sécurité sociale, mais dont on a pu voir les dérives graves liées à sa privatisation progressive dans les années 1990. Aussi, les communs nous rappellent-ils à l’ordre des idéaux de démarchandisation et de démocratie des usagers et offrent une perspective de réinvention de nos conceptions des services publics et de remotivation de leurs agents.
Antoine Vauchez a récemment publié Sphère publique, intérêts privés (Sciences Po, 2017) et Public (Anamosa, 2022).
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27.05.2025 à 09:56
Entre coupes budgétaires et recul global des idées humanistes, un véritable cataclysme s’abat sur la culture et fragilise d’autant les populations les plus vulnérables. Peut-il toutefois être le point d’appui d’une résilience, animée du souffle de l’éthique et du droit, pour refonder le modèle culturel français ? C’est en ce sens que des personnalités et organismes des mondes de la culture, de la solidarité, du handicap et du grand âge s’engagent dans une mobilisation nationale d’envergure : la Marche pour la citoyenneté culturelle.
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L’Histoire nous a enseigné que des cataclysmes de toutes natures font surgir parfois des ressources et des énergies insoupçonnées. Ainsi, au Maroc, en septembre 2023, un tremblement de terre ravageait une partie du Haut-Atlas et coûtait la vie à près de 3 000 personnes mais – phénomène plus inattendu – il modifia les nappes phréatiques en sous-sol, faisant jaillir soixante-neuf sources d’eau qui permirent de réanimer plusieurs villages sinistrés. De même, et dans une tout autre dimension, la Seconde Guerre mondiale a suscité en 1948 l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme insufflant dans de nombreux pays une culture humaniste. Le cataclysme culturel qui secoue actuellement le monde, et de manière particulière la France, sera-t-il à l’origine d’une résilience animée du souffle de l’éthique et du droit, à même de conduire à des refondations de modèles, notamment du modèle culturel français ?
Ce cataclysme culturel conjugue plusieurs menaces. Certaines sont d’ampleur mondiale, comme celle ainsi formulée par Edgar Morin : « Un grand remplacement, celui des idées humanistes et émancipatrices par les idées suprémacistes et xénophobes @edgarmorinparis sur Twitter, le 20 octobre 2021. ». Par ailleurs, nous sommes confrontés aux fake news et aux capacités de l’intelligence artificielle à piller les droits d’auteur et à mettre en péril une multitude d’emplois dans divers secteurs artistiques et culturels. Et j’ajouterai qu’un phénomène plus spécifique à la France, environ deux millions de personnes âgées en manque d’autonomie – un raz-de-marée –, va contraindre le monde de la culture à se questionner sur des choix sociétaux pour ce qui relève des modes de vie et des politiques culturelles. Cependant, ce sont des coupes d’une violence inédite pratiquées dans les budgets culturels qui ont provoqué en France un élan de révolte fédérant les principaux syndicats et regroupements du secteur. Celles-ci fragilisent un vaste vivier d’associations, d’autoentreprises, ainsi que des services publics. Certaines ont même visé des structures de portée nationale et locale œuvrant spécifiquement à la défense du droit à la culture des personnes handicapées, âgées en manque d’autonomie, en précarité.
Toutes ces restrictions budgétaires, mais aussi la désinvolture avec laquelle certaines ont été pratiquées et annoncées, nous renseignent sur de profonds dysfonctionnements à prendre en considération dans les mobilisations engagées et à venir. Ces coupes révèlent, en effet, tout un faisceau de méconnaissances. Tout d’abord, un manque de conscience des enjeux vitaux attachés au respect du droit à la culture, car l’isolement culturel peut conduire des personnes en situation de vulnérabilité à des syndromes de glissement et à des morts prématurées ; et d’autre part, parce que le manque de culture tue, en France et dans le monde, en attisant la haine entre les individus et les peuples. Ces coupes attestent donc de visions à très court terme et d’un manque de courage moral. En second lieu, une ignorance très répandue du caractère contraignant pour l’État et les collectivités du droit à la culture au regard de la Constitution et du droit international. Oui, en France le droit à la culture est un droit constitutionnel et le principe d’égal accès au service public de la culture, de garantie de sa continuité et de son adaptabilité est un principe constitutionnel. Mais cet aspect est très souvent occulté. Et enfin, l’impossibilité de connaître de façon précise les obligations respectives de l’État et des collectivités en matière de culture, car même si la loi NOTRe Loi 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République. promulguée en 2015 indique bien que les droits culturels sont sous la responsabilité partagée de l’État et des collectivités, elle n’apporte pratiquement aucune précision sur la répartition des compétences et obligations entre l’État et les collectivités territoriales, et entre les diverses catégories de collectivités elles-mêmes.
Pourquoi des représentants de l’État et de collectivités auraient-ils des états d’âme lorsqu’ils pratiquent des coupes à la tronçonneuse dans les budgets de la culture s’ils pensent n’avoir aucune obligation ni morale ni légale ?
Dans ce contexte de catastrophe économique fragilisant des centaines de milliers d’emplois culturels et artistiques, les responsables des mouvements de révolte seront-ils suffisamment vigilants face au risque de prioriser largement la quête de moyens financiers sur la quête de sens, les visions à court terme sur les visions à long terme ? C’est là le piège dans lequel sont eux-mêmes tombés les décideurs effectuant ces coupes, celui dont Edgar Morin a mesuré la portée en déclarant : « À force de sacrifier l’essentiel pour l’urgence, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel E. Morin, La Méthode 6. Éthique, Paris, Seuil, 2004.. » À l’occasion de ce cataclysme, la France, par-delà une certaine arrogance qui lui est coutumière, pourrait-elle regarder sans complaisance son modèle culturel et le remettre en question ? Certes celui-ci a su protéger et soutenir des industries culturelles, comme celles du cinéma, du livre, des jeux vidéo, et par ailleurs des emplois artistiques avec son régime spécifique d’assurance chômage, unique au monde. Mais force est de constater que ce modèle n’a pas permis de protéger le droit à la culture pour plus de deux millions de personnes, celles les plus vulnérables, bien que ce droit soit constitutionnel. Il s’agit d’enfants et d’adultes handicapés, de personnes âgées en manque d’autonomie, de malades d’Alzheimer, de personnes en grande précarité dont des sans-abri. Et parmi celles-ci, des milliers subissent une maltraitance extrême, une exclusion culturelle absolue (ECA), demeurant entre les grilles de leur lit sans aucune nourriture culturelle, sans aucune activité. Ces déchéances de citoyenneté culturelle sont très lourdes de conséquences sur la santé, en perte d’autonomie et souffrances. Éblouis par les lumières de Versailles, du Louvre, de Notre-Dame et d’une myriade de magnifiques projets d’actions culturelles et artistiques, nombreux sont ceux qui restent aveuglés au point de ne pas percevoir ces déchéances de citoyenneté culturelle, les ténèbres d’une exclusion de masse.
Quel que soit le pays, la grandeur de son modèle culturel ne se mesure pas seulement à la richesse de son patrimoine, à la beauté de ses palais, à la force de ses créations artistiques, elle tient aussi à sa capacité à rendre effective la citoyenneté culturelle de ses populations les plus fragiles.
Les réflexions suscitées par le cataclysme culturel qui secoue actuellement la France pourront-elles fissurer enfin les processus anciens à l’origine de ces exclusions culturelles de masse qui se sont fossilisées au fil des siècles, siècles pourtant traversés par les politiques de l’éducation populaire, de la démocratisation et de la démocratie culturelle ? La France saura-t-elle en sortir plus digne ?
Une dynamique inédite apparaît aujourd’hui comme un signe d’espérance. Des personnalités et des organismes des secteurs de la culture, de la solidarité, du handicap, du grand âge, s’engagent dans une mobilisation nationale d’envergure pour la défense du droit à la culture des populations les plus vulnérables et pour proposer une refondation du modèle culturel français, un renversement des priorités : « La Marche pour la citoyenneté culturelle Handicap/Grand âge/Précarité ». Ses principaux objectifs sont de susciter une prise de conscience des atteintes à la citoyenneté culturelle et leurs conséquences, la promotion de réflexions sur le plan national et local, la création de comités territoriaux pensés comme autant d’observatoires de ces atteintes et forces de propositions. Elle organise des réflexions thématiques qui vont contribuer notamment à la tenue d’une table ronde au Sénat en partenariat avec sa commission des affaires sociales et à une proposition de pacte culturel républicain qui sera présentée lors de la Fête nationale de la citoyenneté culturelle qu’elle prépare pour le mois de décembre 2025.
La Marche propose de nouveaux principes méthodologiques pour la conception et la mise en œuvre des politiques impactant l’effectivité de la citoyenneté culturelle. Voici en cinq points, une forme de référentiel d’appui méthodologique proposé par la Marche :
1. Application du droit constitutionnel et du droit international sur la participation à la vie culturelle ainsi que sur l’accessibilité.
2. Coconstruction d’un environnement capacitant, donc sans barrières physique, sensorielle, cognitive, tarifaire et/ou relatives à la représentation sociale. C’est un préalable pour permettre la participation de toute personne à la vie culturelle et à son enrichissement, et ce quels que soient son espace culturel, ses origines et ses aspirations.
3. Mobilisation du concept de l’accessibilité culturelle et de la chaîne de l’accessibilité, permettant d’identifier les obstacles à supprimer et à ne pas créer ainsi que les acteurs pour les coopérations nécessaires.
4. Mise à profit de la richesse des savoir-faire en accessibilité culturelle et artistique en matière d’aides techniques, de pédagogies, de médiations adaptées, de services innovants, de dispositifs territoriaux, etc.
5. Définition et mise en œuvre des modalités pour l’application du principe constitutionnel de garantie de continuité et d’adaptabilité du service public de la culture notamment pour les personnes vivant en isolement contraint en institution (Ehpad, MAS Maison d’accueil spécialisée., foyers de vie, etc.) et domicile privé, ainsi que pour les sans-abri.
Les acteurs de la Marche considèrent que quelles que soient les crises économiques ou financières, il est tout à fait impensable de continuer à laisser des populations vulnérables déchues de leur citoyenneté culturelle. Peu importe le niveau de ressources des États, celles-ci doivent être équitablement mobilisées. Alors que la guerre frappe l’Europe, que la France et d’autres pays s’engagent pour défendre les valeurs humanistes, comment pourrions-nous persévérer dans un modèle culturel contraire à ces mêmes valeurs ?
En entreprenant une telle refondation de son modèle culturel, la France aura plus de légitimité et de crédibilité pour œuvrer en faveur de la définition d’une citoyenneté culturelle européenne ancrée sur les valeurs portées par divers textes de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe. De même, elle pourra contribuer sur le plan international aux réflexions nécessaires sur les défaillances de l’Unesco et d’autres organismes dans leurs tentatives de promouvoir une culture de tolérance, de respect des diversités culturelles, une culture de paix. Les droits culturels, partie intégrante des droits humains fondamentaux, devraient désormais être enseignés pour rappeler que du point de vue de l’identité notre première patrie est la terre et notre première nation la communauté humaine.
Pour aller plus loin :
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22.05.2025 à 10:17
Dans un contexte budgétaire et politique particulièrement défavorable pour le secteur de la culture, et susceptible de mettre en péril les équipements et l’emploi artistique, comment gérer cette problématique du point de vue des RH ? Carole Le Rendu évoque les risques psychosociaux liés à une situation d’insécurité économique. À l’urgence de répondre à une […]
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Dans un contexte budgétaire et politique particulièrement défavorable pour le secteur de la culture, et susceptible de mettre en péril les équipements et l’emploi artistique, comment gérer cette problématique du point de vue des RH ? Carole Le Rendu évoque les risques psychosociaux liés à une situation d’insécurité économique. À l’urgence de répondre à une contrainte financière forte, s’ajoute la nécessité de mettre en place un volet management pour accompagner les équipes. Comment une direction peut-elle informer et manager ses salariés dans ce contexte anxiogène ?
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15.05.2025 à 09:49
On recense aujourd’hui près de 38 000 fonctionnaires territoriaux bibliothécaires en France, à peu près le double si l’on compte le nombre de bénévoles. Les bibliothèques sont les premiers lieux culturels de proximité. Comment la profession, les équipements et cette politique publique s’adaptent-ils aux évolutions des pratiques culturelles et aux transitions sociétales ?
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On parle souvent indifféremment du secteur des bibliothèques ou de la lecture publique, quelle nuance faites-vous entre les deux notions ?
Eleonora Le Bohec – Les bibliothèques, ou médiathèques, sont des lieux qui possèdent une identité forte et une fonction relationnelle : entre les bibliothécaires et les populations, et entre les populations elles-mêmes. On dénombre aujourd’hui près de 15 800 bibliothèques en dehors des bibliothèques universitaires et des institutions nationales de type Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou ou Bibliothèque nationale de France. Ce qui en fait le maillage le plus fin des équipements culturels en France.
Mais il est pour moi nécessaire de sortir des lieux physiques pour mener des actions hors les murs et aller à la rencontre des publics qui ne poussent pas les portes de la bibliothèque. Il est important de se déplacer en fonction des temporalités et des pratiques des populations, dans les écoles, les prisons, les hôpitaux, l’espace public… Et là on agit dans le cadre d’une politique de lecture publique. Ce sont les impacts sur un territoire et le développement de cette politique au service de la relation qui m’intéressent le plus.
La pratique de la lecture est-elle toujours aussi centrale ?
E. L.B. – La lecture a été historiquement au cœur de cette politique publique spécifique. Encore aujourd’hui, l’accès à la lecture est à la base de la création des bibliothèques en tant que lieux de démocratisation culturelle : on conserve et on rend accessible un patrimoine écrit, par le prêt. Mais depuis les années 1990, et avec une intensification au milieu des années 2000, il y a eu une diversification des supports empruntés. On peut emporter chez soi autre chose que des livres : CD, revues, jeux vidéo, instruments de musique, objets pour cuisiner ou bricoler… La diversité des supports que l’on va prêter rend possible davantage de pratiques culturelles en dehors de la lecture. C’est cet usage du prêt comme moyen d’accéder au savoir et à une diversité de ressources qui fait pour moi l’ADN de la bibliothèque et de la politique de lecture publique.
Vous venez d’évoquer la diversification des supports dans les années 2000, qui est fortement liée au passage en régime numérique. Comment les bibliothèques ont-elles abordé ce virage ?
E. L.B. – Dès le début des années 1990, les bibliothèques ont fait leur transition informatique, qui a d’ailleurs été accompagnée par des subventions. On a commencé alors à intégrer à nos métiers des compétences numériques. Mais l’accélération s’est faite au milieu des années 2000, avec l’évolution des usages et des besoins de plus en plus forts au sein de la population, notamment autour de questions liées au travail et aux démarches administratives. On vient en bibliothèque pour consulter les quelques ordinateurs qui s’y trouvent et avoir un accès gratuit à Internet. Parfois, dans certains territoires, c’est même le seul endroit où l’on peut accéder librement à du matériel informatique et surtout en étant accompagné par une personne qui peut montrer comment fonctionne cet outil.
Durant cette période, nous avons accueilli des flux de personnes isolées socialement, peu autonomes, en situation de handicap, âgées ou précaires, n’ayant pas accès à la formation, l’information ou le matériel. Les bibliothécaires qui avaient déjà, comme je le disais, des premières bases, se sont formés à très haute dose pour pouvoir répondre à une sorte de fréquentation d’urgence. Et les bibliothèques sont devenues des lieux de permanence des conseillers numériques comme dans les CCAS ou les mairies. Il n’y a pas beaucoup d’autres équipements à vocation première culturelle qui se sont retrouvés à ce point au cœur de la transition numérique.
En parallèle, les bibliothécaires se sont aussi intéressés aux pratiques culturelles numériques. Nous avons développé des propositions autour du jeu vidéo, mené des projets avec Wikipédia, organisé des hackathons… Et depuis une petite dizaine d’années il y a eu l’introduction, presque naturelle, de FabLabs et de la culture des makers dans beaucoup de projets de nouvelles bibliothèques. Nous partageons des éthiques professionnelles très proches, une culture des communs, du prêt d’objets, de la récup’, d’économie de l’usage.
Cette culture commune du prêt et du recyclage touche aussi à des enjeux écologiques. Est-ce un aspect important sur lequel la profession travaille ?
E. L.B. – La transition écologique en bibliothèque a concerné en premier lieu une réflexion sur l’usage du plastique avec lequel on couvre des tonnes d’ouvrages. Un grand nombre de bibliothèques se sont lancées dans des études pour savoir si les livres ont une véritable usure et si l’on a besoin d’utiliser autant de plastique. Cette question a trouvé un écho favorable auprès des élus à plusieurs titres : écologiquement mais aussi budgétairement, et au niveau de la charge de travail des collègues. Se posent aussi des questions sur l’économie circulaire autour du livre, au regard des enjeux environnementaux : achat de livres neufs ou non, papier recyclé, transport… Enfin, on se saisit des problématiques de transition écologique dans la conception des bâtiments ou de la consommation d’énergie.
Vous insistez beaucoup sur la notion de relation. Comment mesurer le rapport des citoyens à la bibliothèque, lieu culturel de proximité par excellence ?
E. L.B. – Il y a des bibliothèques presque partout sur le territoire. Les liens qui se tissent entre nos lieux et les personnes qui les fréquentent sont souvent assez forts. En milieu rural par exemple, il est très courant que des bénévoles s’investissent dans le lieu et fassent vivre la bibliothèque de leur village. Une enquête a été récemment menée sur les bibliothèques anglaises, touchées par des baisses budgétaires drastiques Actualitté, 14 décembre 2021 : « Les Britanniques unanimes : on peut faire confiance aux bibliothécaires pour dire la vérité ». Elle a montré que les populations ont une très grande confiance dans le bibliothécaire en tant que personne-ressource et figure de relations apaisées.
En France, le sociologue Olivier Zerbib a réalisé une étude pour mettre en lumière ce qui manquait le plus aux personnes qui ne pouvaient plus fréquenter les bibliothèques pendant la crise du Covid-19 O. Zerbib, Étude sur les bibliothèques en période de confinement : pratiques et formes de présence. Assises du livre numérique 2020, Syndicat national de l’édition (SNE), décembre 2020, Paris.. Elle a révélé une diversité d’intentions et de comportements observés dans ces lieux : le besoin d’emprunter un ouvrage mais aussi l’envie de flâner, de se laisser surprendre par quelque chose que la bibliothèque met en avant, ou de demander un conseil précis. Les usagers viennent chercher une personne, un être humain qui les oriente dans leur recherche de savoir, de curiosité et d’imaginaire. Même s’il est difficile de quantifier l’effet d’une politique publique de la relation, une autre étude réalisée par Olivier Zerbib et Pierre Le Quéau sur les impacts des bibliothèques P. Le Quéau, O. Zerbib, Comment apprécier les effets de l’action des bibliothèques publiques ? Rapport d’étude, Observatoire des politiques culturelles, 2018. montre aussi qu’elles favorisent l’« encapacitation » des personnes.
D’après vous, les bibliothèques sont-elles aussi des outils au service de la démocratie ?
E. L.B. – De mon point de vue, oui. Je distinguerais plusieurs axes autour des enjeux démocratiques. Tout d’abord l’accès au plus grand nombre. Lorsque l’on fait des études statistiques sur les taux d’usagers à partir des cartes d’abonnement à une bibliothèque, on arrive à 20-25 % de la population du territoire desservi. C’est le taux de fréquentation le plus élevé pour les équipements culturels. Et c’est sans compter toutes les personnes qui passent par les bibliothèques pour d’autres services gratuits, et qui n’ont pas forcément leur carte. Certaines collectivités ont aussi travaillé sur des horaires d’ouverture plus élargis et adaptés, ce qui a contribué à renforcer la fréquentation.
Une deuxième entrée sur la question démocratique et qui est très importante pour nous, c’est le rôle que l’on peut jouer dans le développement de l’esprit critique, que certains nomment éducation aux médias et à l’information : comment accompagner des populations qui se sentent écartées des institutions dans une participation au débat démocratique ?
Sur un troisième niveau, on se demande aussi comment les citoyens peuvent participer à l’élaboration de leur politique publique, dans l’esprit des droits culturels, par exemple à travers le choix des ouvrages ou des budgets participatifs en bibliothèque. Sur cette entrée des droits culturels, ceux qui sont déjà « naturellement » travaillés dans nos lieux sont le droit à l’information et le droit à l’éducation. Mais la profession s’interroge aussi sur la contribution des personnes, en dehors de la consommation passive des services. Comment les gens peuvent-ils exprimer leur voix dans les bibliothèques et contribuer à faire vivre le lieu ?
Dans cette même logique, vous avez évoqué le rôle d’« encapacitation » des personnes que peut jouer la bibliothèque, qu’est-ce que cela signifie ?
E. L.B. – L’important pour moi aujourd’hui quand on entre dans une bibliothèque, ou que l’on rencontre un bibliothécaire en dehors du lieu, c’est que les personnes soient accompagnées afin de s’orienter elles-mêmes et trouver les outils qui leur conviennent pour avoir accès aux pratiques culturelles qui les concernent.
J’aimerais illustrer mon propos par une action menée à la bibliothèque Olivier Léonhardt à Sainte-Geneviève-des-Bois, où j’ai travaillé : l’organisation par un groupe d’enfants d’une compétition du jeu vidéo FIFA. Cette médiathèque de 3 000 m² comprend un FabLab, une ludothèque et un auditorium de 90 places. Au bout d’un an et demi d’ouverture, nous avions très envie de faire participer les jeunes à la programmation de la bibliothèque, sans savoir par où commencer l’expérimentation.
L’idée est venue d’un collègue qui s’occupait de l’espace dédié aux jeux vidéo. Un groupe d’enfants lui a confié qu’ils voulaient organiser un tournoi FIFA entre eux mais n’arrivaient pas à convaincre leurs parents. Nous leur avons alors proposé de venir le faire à la bibliothèque. Le travail mené en amont par l’équipe était de définir les endroits où on allait leur donner du pouvoir d’agir. Nous leur avons alloué des moyens matériels et offert la possibilité de gérer un budget, d’avoir des espaces pour se réunir et de prendre les décisions qui les concernaient. Une dizaine d’enfants, de 9 à 11 ans, se sont vus durant plusieurs semaines pour mettre sur pied ce tournoi de plusieurs jours pendant les vacances scolaires. L’auditorium a accueilli une centaine de jeunes et notre petite équipe s’est occupée des entrées, de la régie, et commentait les matchs. Ils se sont même fabriqués des t-shirts « staff » avec les machines du FabLab. À la fin, ils ont produit un bilan de l’événement et, en bons bibliothécaires, se sont dit : « Ah zut, il n’y a pas assez de filles qui ont participé, comment mieux faire la prochaine fois ? » Des collègues du service Loisirs de la ville m’ont dit qu’il y avait moins d’inscrits aux autres activités proposées pendant les vacances. Ils étaient tous dans l’auditorium…
Cela peut faire peur lorsqu’on laisse la main à une dizaine d’enfants. Mais cette fonction d’encapacitation plaît beaucoup aux jeunes. Quand on les accompagne de la bonne manière, qu’on les prend au sérieux et qu’on leur donne du pouvoir d’agir, ils nous le rendent très bien. Et ils se le rendent à eux-mêmes. De l’importance de contribuer, prendre sa part et apporter la sienne aussi.
Pour les bibliothécaires, on passerait donc d’une fonction de prescription à celle de facilitation ?
E. L.B. – Il reste encore des endroits de prescription très forte et de légitimité culturelle qui impliquent de lire Victor Hugo ou Marcel Proust. Nous sommes aussi garants de la démocratisation culturelle. Mais ce qu’on appelle « médiation culturelle », qui est une fonction plutôt annexe dans le reste du secteur, se place au cœur de notre métier : rendre accessible, le lieu d’abord mais aussi tout ce qu’il contient, et mettre en relation, les personnes avec les contenus de la bibliothèque mais aussi les personnes entre elles. Si j’insiste beaucoup sur ce dernier point c’est que nous devons encore progresser pour faire dialoguer les gens entre eux, et donc faire dialoguer ensemble des cultures différentes. Néanmoins il n’est pas évident de formaliser ces compétences de relations humaines, de soins, de care… C’est quelque chose sur lequel il faut que l’on travaille, notamment pour attirer de jeunes personnes vers nos professions.
La formation des bibliothécaires vous semble-t-elle aujourd’hui adaptée à ces enjeux ?
E. L.B. – Je pense que sur ce point, il faudrait faire évoluer les statuts des fonctionnaires bibliothécaires, qui datent de 1991. D’après moi, il n’y a pas assez d’enseignements en sciences sociales dans leur parcours de formation. Par ailleurs, pour le concours de catégorie B de bibliothécaire, sont mises en place des commissions d’équivalence de diplômes n’existant plus (comme le bac Histoire de l’art). Cela évince de la profession beaucoup de candidats qui ont une formation en carrière sociale, un diplôme d’animateur ou d’éducateur spécialisé. Or il faut de tout pour composer les équipes : des personnes qui s’occupent des livres et d’autres qui s’occupent des gens.
À mon sens, les compétences en ingénierie territoriale sont aussi à développer. C’est ce que font déjà beaucoup les bibliothèques départementales sur leur territoire. J’entends par là l’animation de réseaux, l’accompagnement des bénévoles, le développement d’actions culturelles hors les murs, la circulation de machines entre les FabLabs, etc.
Cette « ingénierie territoriale » demande aussi de bien connaître son territoire en amont de la mise en œuvre d’actions publiques.
E. L.B. – Tout à fait. Pour déployer n’importe quelle politique publique culturelle d’ailleurs, il est nécessaire de commencer par un diagnostic sur le terrain. Il faut s’interroger sur la manière dont les gens habitent le territoire, s’intéresser aux autres politiques publiques, notamment sociale et éducative, identifier les jeux d’acteurs, les communautés formelles ou informelles…
Pour pouvoir s’ajuster au territoire il faut aussi comprendre quelles sont les pratiques culturelles des gens, mais aussi leurs contraintes quotidiennes. Lorsque l’on fait des enquêtes de publics/non-publics on se rend compte que les populations consacrent de moins en moins de temps aux loisirs et que, si elles ne viennent pas en bibliothèque, c’est aussi parce qu’on passe après les obligations de la vie quotidienne : l’école, la santé, les courses… D’ailleurs peut-être qu’il faudrait parfois qu’on s’installe sur les parkings de supermarchés.
Connaître son territoire, c’est d’abord identifier l’ensemble des entités avec lesquelles on travaille, mais aussi et surtout les interactions et les relations entre les différentes parties prenantes. Et dans un second temps, comprendre la sociologie du territoire, les pratiques des populations et de leurs problématiques : pourquoi est-ce qu’il y a des problèmes de mobilité, de vieillesse, d’accès ou de non-accès à tel ou tel service… ?
Cela impliquerait que les bibliothèques prennent parfois le relais d’autres politiques sectorielles ou tout du moins contribuent, peut-être plus que d’autres équipements culturels, à des politiques publiques territoriales plus généralistes ?
E. L.B. – Oui, mais c’est déjà le cas. Un exemple que j’ai évoqué est celui de la dématérialisation des démarches administratives. Les bibliothèques ont été impactées par cette politique nationale et ont contribué à faciliter les usages pour une partie de la population. Les bibliothèques peuvent participer à des expérimentations comme les « Territoires zéro non-recours », qui n’ont à priori rien à voir avec leur cœur de métier. Certains de mes collègues sont devenus des experts de la politique d’inclusion numérique.
Une autre politique publique à laquelle on contribue est l’Éducation nationale. Les évolutions des rythmes scolaires par exemple nous ont impactés. Les enfants passent directement de l’école à la bibliothèque, d’un fonctionnaire à un autre. C’est très impressionnant quand les élèves d’un lycée ou d’un collège déferlent tout à coup à 15 h dans une bibliothèque. Ça peut aussi être l’endroit où l’on vient réviser quand il n’y a pas assez d’espace ou que c’est trop bruyant à la maison. Nous sommes les partenaires les plus naturels de l’Éducation nationale mais la bibliothèque n’est pas considérée comme un élément de la communauté éducative, sauf par les enseignants.
Et évidemment, nous concourons aux politiques sociales, que ce soit en ville ou à la campagne. La bibliothèque peut accueillir des exilés, comme à Calais, n’ayant pas accès aux toilettes ou à l’électricité ; elle est aussi un lieu hospitalier pour une population vieillissante en campagne, qui a besoin de relations ; ou un refuge pour des enfants qui vivent des tensions avec leurs parents.
Nous contribuons à tisser du lien social dans plusieurs communautés, à bas bruit. Nous savons pertinemment que c’est le b.a.-ba de nos professions mais c’est quelque chose qu’il est difficile de mesurer. Et comme nous sommes souvent dans l’urgence, nous préférons travailler avec les gens et ouvrir nos lieux, que de nous analyser nous-mêmes.
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06.05.2025 à 14:43
Que recèle l’intérêt des politiques culturelles pour les tiers-lieux ? Et en quoi sont-ils inspirants pour nombre d’équipements culturels ? Arnaud Idelon retrace ici l’évolution d’un mouvement au prisme des attentes des professionnels de la culture.
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En 2018, l’Observatoire des politiques culturelles (OPC) publie sa revue titrée Tiers-lieux culturels, un modèle à suivre ? À l’interrogation se proposent de répondre une douzaine d’experts, issus du mouvement tiers-lieux et des politiques culturelles. Parmi eux, Raphaël Besson propose dans son article « Les tiers-lieux culturels : chronique d’un échec annoncé » d’analyser comment de nombreux lieux culturels sortent, peu à peu, d’une logique d’équipement, pour repenser leurs modes de médiations, endosser d’autres fonctions, s’ouvrir à d’autres pratiques culturelles et s’intégrer davantage à leurs territoires d’ancrages. Quant à l’auteur du présent article, avec « Tiers-lieux culturels : nouveaux modèles ou stratégies d’étiquette ? », il inscrit le jeune mouvement dans une perspective plus longue de politiques culturelles, remontant aux lieux intermédiaires et indépendants, friches culturelles et autres territoires de l’art afin de savoir si les promesses des tiers-lieux culturels s’avèrent effectives ou simple tour de passe-passe sémantique.
Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Selon le recensement de 2023 de France Tiers-Lieux, 51 % d’entre eux proposent des activités culturelles quand 31 % se définissent comme des tiers-lieux culturels ou lieux intermédiaires ou indépendants. Entre inspiration et crispation, l’objet tiers-lieu ne laisse pas le monde de la culture indifférent. S’il s’agit de replacer ce phénomène dans une perspective historique plus longue et, à fortiori, celle des nouveaux territoires de l’art qui, de l’aveu de Fabrice Lextrait dans son rapport F. Lextrait, Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires… Une nouvelle époque de l’action culturelle : rapport à M. Michel Duffour, Secrétaire d’État au patrimoine et à la décentralisation culturelle, mai 2001. de 2001, ont connu ce même balancier attirance/répulsion « Nous avons eu à la fois des initiatives publiques pour accélérer le mouvement et le réprimer. Nous avons eu à la fois des coproductions avec les institutions culturelles et un mépris caractérisé. Nous avons eu à la fois dans la presse des incantations en faveur du mouvement et des ignorances ségrégationnistes. » Fabrice Lextrait, interviewé dans le cadre de la rédaction de cet article le 3 février 2025., il est aussi question d’appréhender ce que recèle cet intérêt des politiques culturelles pour l’objet tiers-lieux. En quoi le mouvement tiers-lieu est inspirant pour nombre d’équipements culturels ?
Nous y répondrons en explorant les promesses qu’ils portent ou semblent porter et, en creux, ce que cela raconte des actuels manques, désirs et besoins des équipements culturels. Comment ces derniers peuvent avoir à butiner dans le mouvement tiers-lieu, pour repenser leurs pratiques en 2025, au prisme d’enjeux sociétaux et culturels actualisés par les transitions, le climat politique ambiant et le futur incertain des politiques culturelles ?
Les tiers-lieux ont le vent en poupe dans les politiques culturelles, en témoignent la tribune de Fabrice Raffin en février 2022 dans Libération (« Des tiers-lieux pour une nouvelle politique culturelle ? ») ou la note initiée par la sénatrice PS Sylvie Robert en 2024 avec la Fondation Jean Jaurès (« Quelle politique publique en faveur des tiers-lieux culturels en milieu rural ? »). Deux exemples parmi la myriade d’autres signaux faibles d’un intérêt grandissant du monde de la culture pour les tiers-lieux : le ministère de la Culture organise depuis deux années consécutives des visites de tiers-lieux avec des délégations internationales, met à l’agenda du Forum Entreprendre dans la Culture de nombreux modules dédiés aux tiers-lieux, emploie le vocable dans son appel à projets « Quartiers culturels créatifs » ou rejoint avec la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à démocratie culturelle (DG2TDC) le groupement d’intérêt public France Tiers-Lieux pour penser les politiques publiques dédiées aux tiers-lieux culturels, tandis que des collectivités territoriales ou encore l’Institut français se font accompagner pour reconsidérer leur mode de fonctionnement depuis les tiers-lieux. À l’instar de la médiathèque de la Gare de l’Utopie dans le Parc du Livradois-Forez ou encore la scène nationale Malraux à Chambéry, des équipements s’hybrident avec des démarches de tiers-lieux, contribuant à refondre leur mode d’adresse, dans la continuité des expérimentations des bibliothèques troisième-lieu quand des équipements naissants – tels les Ateliers Médicis de Clichy-Montfermeil – invoquent le tiers-lieu comme source d’inspiration voire modèle. De leur côté, des professionnels de la culture passent de l’institution aux tiers-lieux, dans un sens comme dans l’autre, avec de plus en plus d’agilité, signe que les deux référents ne se renvoient pas dos à dos mais jouent de leurs complémentarités.
Un déclencheur ? « La crise du Covid-19 a eu un effet loupe et a montré l’importance des lieux physiques propices à la rencontre, à la convivialité, le besoin d’espaces d’hyperproximité et de lien social », souligne Alice-Anne Jeandel, responsable de l’animation des communautés professionnelles à l’OPC. Pour Juliette Kaplan, directrice du pôle développement et relations extérieures de Mixt (Nantes), cet intérêt pour les tiers-lieux naît de la nécessité d’un renouvellement de méthodes et du constat de l’essoufflement d’un certain modèle de l’institution culturelle : « Les critiques que l’on se faisait à nous-mêmes sur nos lieux de spectacle vivant nous incitaient à élargir nos visions et à profiter de ces temps de travaux et de réflexion sur le projet d’équipement pour benchmarker, se former, et nous inspirer d’autres méthodes de travail, dont celles éprouvées par les tiers-lieux, afin d’augmenter notre compréhension de ce que nous étions en train de faire. » Les tiers-lieux apparaissent alors pour beaucoup comme un nouvel horizon pour penser des formes culturelles plus contributives et participatives, s’articulant à des modes de gouvernance plus ouverts, associant une diversité de parties prenantes, hybridant usages et publics, faisant le choix de la chronotopie (plusieurs fonctions pour un même espace selon la temporalité) et de l’intensité d’usage, et élargissant ainsi leurs sources de financement.
Parmi les potentiels que les tiers-lieux sont prêts à faire éclore : une culture transitive, en prise avec l’époque, la mise en œuvre des droits culturels, des programmations résolument tournées vers l’émergence, une certaine agilité organisationnelle, une approche située et contextuelle, et leur capacité à adosser aux pratiques culturelles des espaces-temps de vie quotidienne, de rencontre et de convivialité, permis notamment par la pluralité des postures possibles pour les personnes les fréquentant (tantôt public d’un concert, tantôt contributeur au sein d’un chantier participatif, demain membre d’un groupe de travail thématique). Enfin, et surtout, ils ouvrent une piste pour le renouvellement des publics et une lutte contre l’érosion des pratiques culturelles diagnostiquées par nombre d’institutions culturelles.
Des promesses en écho avec celles qu’incarnaient, trois décennies plus tôt, les nouveaux territoires de l’art tels que décrits par Fabrice Lextrait lorsqu’on lui demandait à quels titres ces « lieux-tiers » questionnaient alors le monde institutionnel de la culture : « Ce que les friches, les tiers-lieux culturels ont cultivé et doivent continuer à cultiver est le principe de cette permanence artistique qui peut garantir, en fonction de chaque contexte (géographique, temporel, culturel), la capacité de production des parcours artistiques. Le deuxième élément est bien sûr la nature des publics et des populations, mobilisés par les nouveaux territoires de l’art. Des “loulous” Les mots et l’utopie – Armand Gatti. Hommage. Radio Grenouille, 2017. acteurs associés à des spectacles, aux “raveurs” des premières Utopia, des migrants en cours de langue aux tout-petits des crèches, des publics de restaurants, aux auditeurs de radios libres, les nouveaux territoires de l’art ont montré que les fondements de l’action culturelle étaient vivants et qu’ils incarnaient une utopie concrète pouvant essaimer, mais surtout un cadre d’utopie concrète permettant à chaque territoire de générer ses propres modèles Entretien avec Fabrice Lextrait le 2 mars 2025.. »
Ce cadre, capable d’essaimer en se fondant dans les singularités des territoires d’ancrage, relève ainsi moins d’un modèle que d’une « méthode tiers-lieux ». Au nombre de ses principes d’action : une programmation ouverte – voire une non-programmation – pour laisser émerger les usages au fil du temps. Les espaces deviennent alors des outils au service de la vie locale, accompagnés par des équipes qui facilitent ces dynamiques, comme le résume bien l’expression de « régie des possibilités locales », employée par l’association Yes We Camp. Cette approche repose sur l’acceptation de l’incertitude, la place laissée à l’expérimentation sans craindre l’erreur, et une capacité constante à ajuster le projet en fonction du contexte. Elle s’accompagne d’une attention partagée au lieu dans une logique de contribution collective. Des formes d’organisations et de gouvernance ouvertes donnent place et voix à la diversité des usagers et des usages. Enfin, en pariant sur l’intensification de ces derniers et sur la chronotopie, la capacité à hybrider les activités permet une diversification des publics, des modes d’appropriation comme des ressources au sein de modèles socio-économiques propices à des péréquations vertueuses.
Des promesses qui font programme et disent en creux le désir de refonte des modes d’intervention depuis l’institution culturelle, tant pour les services de collectivités qui veulent créer (ou réhabiliter) par le biais d’une commande politique un nouveau lieu sur leur territoire, avec l’envie de décloisonner et de partir des usages, que pour les professionnels des structures culturelles et artistiques qui s’intéressent à la transformation du projet, aux différentes formes d’organisations, aux modèles économiques, à la gouvernance, en recherche de nouvelles manières de faire, alternatives aux fonctionnements traditionnels. Ainsi s’inspirer de l’objet tiers-lieux permet de faire évoluer les organisations elles-mêmes et le travail vers des formes plus collaboratives. Ou le tiers-lieu comme vecteur d’accompagnement au changement et d’extension du référentiel des politiques culturelles au prisme de la réciprocité entre lieu culturel et son territoire et l’émergence d’instances participatives autour des programmations.
Le tiers-lieu, modèle d’inspiration, se fait aussi le révélateur d’un certain climat des politiques culturelles actuelles, ainsi que des doutes et aspirations des équipes des institutions et équipements culturels confrontés aux enjeux quotidiens, ou s’essayant à la prospective. Ainsi peut-on se poser la question : de quoi cet intérêt pour les tiers-lieux est-il le symptôme dans les politiques culturelles ? Pour Alice-Anne Jeandel, cet aveu est multifactoriel, transverse et éminemment politique : « Les acteurs culturels s’interrogent beaucoup sur les enjeux de transition, de renouvellement des publics et les tiers-lieux sont des modes de faire qui peuvent aider à repenser les lieux quand les institutions se heurtent à des enjeux de gouvernance, de participation, de relation au territoire, et des modèles économiques fragilisés… La question des transitions est par nature transversale. Les tiers-lieux peuvent nous aider à relever les défis des transitions sociétales et à remettre les lieux culturels au centre de la société et de ses enjeux. » Au-delà du renouvellement des publics ou de l’hybridation des modèles économiques, c’est donc la question du sens de la culture qui se joue dans cet horizon tiers-lieu : la prise en compte du territoire, la mixité des usages, l’implication des parties prenantes, des formes de redistribution du pouvoir avec des gouvernances plus ouvertes et, de façon sous-jacente, le criant besoin de « faire évoluer le modèle de l’institution qui est à bout de souffle » dans un secteur marqué par l’affaiblissement du service public culturel, le vieillissement des publics, la verticalité de l’adresse des formes artistiques et culturels (selon une logique d’offre), la monofonctionnalité des espaces, et l’inertie organisationnelle peu encline aux changements.
Pour Stéphanie Béziau, directrice de la culture de la Ville de Rezé (44), le mouvement tiers-lieu est autant source d’inspiration que miroir déformant pour les équipements culturels : « Le tiers-lieu correspond à la nécessité d’intégrer ces modes opératoires nouveaux pour repenser le service public de la culture à l’heure où l’on ressent un essoufflement des formes descendantes et, en face, l’émergence de projets culturels plus ancrés, plus sobres également. Si l’on ne fait pas ce virage, nos équipements culturels vont être remis en question. Mais cela n’est pas simple avec les équipes, il faut prendre le temps nécessaire pour changer de curseur et aider toutes les parties prenantes à prendre les choses à bras-le-corps et, surtout, se sentir légitime à le faire. La démarche itérative et expérimentale des tiers-lieux peut constituer un changement de paradigme brusque, mais peut aussi correspondre pour les équipes à un ressenti de perte d’expertise et perte de sens. L’autre risque est de “faire tiers-lieu” comme une injonction que l’on ne questionne plus, en perdant les intentions initiales, et nos horizons communs. »
Alors, comme l’appellent de leurs vœux Fabrice Raffin ou Sylvie Robert, faut-il construire une politique culturelle depuis les tiers-lieux, devenus, depuis 2017, « un modèle à suivre » ? Ou repenser les institutions culturelles depuis les expérimentations menées par ces tiers-lieux, en faveur d’une culture transitive, transsectorielle, usant de la chronotopie, de logiques contributives et de formes de gouvernance plus ouvertes ? Il s’agit en tout cas de ne pas opposer tiers-lieux et équipements culturels et de sonder leurs complémentarités L’étude menée par le collectif de recherche Cluster 93 en Île-de-France montre bien comment tiers-lieux et équipements sont partis d’un même continuum tant dans les trajectoires des artistes que dans les usages des publics.. Le piège principal consiste à voir dans les tiers-lieux un modèle générique de sortie de crise https://shs.cairn.info/revue-nectart-2022-1-page-96?lang=fr&tab=sujets-proches, à moindres frais lorsque ceux-ci démontrent que l’on peut faire beaucoup avec peu (notamment par leur capacité à diversifier les sources de financement), et ainsi niveler par le bas le service public de la culture. Un autre risque serait que les politiques culturelles prennent un virage low cost, en s’inspirant des tiers-lieux uniquement pour leur capacité à inventer de nouveaux modèles économiques dans un contexte budgétaire contraint – au détriment des conditions déjà précaires dans lesquelles ces lieux et leurs équipes évoluent.
Un défi bien identifié par Eléonore Havas, coordinatrice du tiers-lieu La Basse Cour dans l’ancienne ferme du château de la Prévalaye à Rennes : « Il ne s’agit surtout pas, en matière de politique publique, de défendre une baisse de ressources pour les institutions culturelles qui ont par ailleurs besoin de davantage de moyens pour faire évoluer leurs modèles vers les droits culturels et d’autres types de médiation. La proposition portée par les tiers-lieux doit être complémentaire. À Rennes, le tissu territorial qui se met en place entre des tiers-lieux comme La Basse Cour ou l’Hôtel Pasteur et des institutions comme Les Champs Libres, permet de substituer à un registre concurrentiel celui de la solidarité, de la complémentarité, et d’un plaidoyer commun. »
Un débat qui résonne avec ceux contemporains du rapport Lextrait en 2001, selon ce dernier : « L’instituant qu’incarnent les nouveaux territoires de l’art n’a jamais été contre l’institué des institutions culturelles. Je dirais même qu’instituant et institué ressentent aujourd’hui encore plus qu’il y a trente ans de nécessaires alliances contre la domination du marché et de l’économie du libre-échange, hélas de plus en plus souvent incarnée dans certaines de nos politiques publiques. Ce qui s’est généré depuis trente ans doit se cultiver dans le champ d’un instituant transversal qui n’est pas la marge, mais le centre de nos problématiques d’évolution, et/ou de révolution de systèmes. Friches, tiers-lieux, NTA, ne doivent pas être un alibi du système, ne doivent pas être la marge. Ils doivent être le ferment, l’accélérateur du mouvement, de la refondation des institutions. » Il s’agit alors, comme le programme la formation de l’OPC « Réinventer les équipements culturels à l’heure des tiers-lieux », de butiner dans chaque modèle en présence pour esquisser les contours des lieux culturels de demain, au service des transitions, dans un rapport de réciprocité pouvant par ailleurs s’appuyer sur la mobilité de plus en plus présente de travailleurs de la culture passant de l’un à l’autre et contribuant à hybrider les référentiels.
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24.04.2025 à 10:04
Visiter le site d’une catastrophe naturelle ou humaine à Fukushima ou à la Nouvelle Orléans à la suite de l’ouragan Katrina, faire une excursion dans une favela au Brésil ou un township en Afrique du Sud… une offre de « dark tourism » a émergé à côté des circuits traditionnels. Si le terme est relativement récent, défini […]
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Visiter le site d’une catastrophe naturelle ou humaine à Fukushima ou à la Nouvelle Orléans à la suite de l’ouragan Katrina, faire une excursion dans une favela au Brésil ou un township en Afrique du Sud… une offre de « dark tourism » a émergé à côté des circuits traditionnels. Si le terme est relativement récent, défini d’abord par des chercheurs puis repris par le secteur touristique, ce tourisme de l’étrange n’est pas nouveau. Hécate Vergopoulos, travaille sur ce phénomène et a notamment étudié le cas de Tchernobyl. Que raconte cet attrait pour les lieux macabres ? Comment des États peuvent-ils gérer ce patrimoine difficile ? Quelles motivations à visiter de tels sites ? Faut-il les patrimonialiser ?
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