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18.03.2025 à 10:03

Les créatifs du Sud global, facteurs d’espoir et de stabilité

Frédérique Cassegrain
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Alors que la mobilité internationale demeure un élément fondamental dans la trajectoire professionnelle des artistes, de nombreuses inégalités persistent quant à une véritable liberté de circulation pour les créatifs du Sud global. Des déséquilibres qu’analyse Ferdinand Richard à l’aune de schémas de coopération hérités du passé, formatés par des rapports verticaux et bilatéraux très peu en résonance avec le désir de transversalité d’une nouvelle génération. Comment créer les conditions d’une mise en réseau Nord/Sud mais aussi Sud/Sud pour ces jeunes créatifs ? Ce texte plaidoyer en faveur d’une coopération culturelle renouvelée et respectueuse des droits humains formule un ensemble de propositions.

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Texte intégral (3070 mots)
Photo © Mehmet-Ali Eroglu – Plateforme Unsplash

Comme chacun le constate, les bouleversements géopolitiques des deux dernières décennies transforment nos vies et nos sociétés dans ce qu’elles ont de plus essentiel. Les alertes se multiplient. Nous assistons au retour de l’ancienne division du monde en blocs antagonistes s’affrontant à travers des doctrines impérialistes, des nationalismes exacerbés et des peurs populistes. L’instrumentalisation de la relation Nord/Sud par les totalitarismes devient de plus en plus évidente et ne rencontre sur le terrain qu’une faible opposition de la part des pays démocratiques.

Succédant avec plus ou moins de bonheur au concept de « tiers-monde » et recouvrant un ensemble hétérogène de pays, la notion de « Sud global » est aujourd’hui privilégiée pour rassembler les 134 pays représentés au sommet du G77+Chine qui s’est tenu à Cuba à la mi-septembre 2023.

Malgré l’évolution rapide des industries culturelles et créatives, nombreux sont ceux qui, dans le monde culturel et artistique européen, restent encore attachés à l’idée que, même si le Sud global abrite de nombreux artistes de qualité, il serait trop empêtré dans les turbulences économiques et politiques pour être significativement source d’initiatives dans le domaine de ces industries.

Une des conséquences de cette approche est que, hormis quelques programmes régionaux de l’Union européenne et de l’Unesco, la collaboration artistique et culturelle entre le Nord et le Sud se contente aujourd’hui de répéter, sous couvert de « diplomatie culturelle », des schémas de « coopération » hérités du passé. Elle reste formatée par des rapports verticaux, bilatéraux, inévitablement soumis à des décisions prises par les institutions publiques, très peu en résonance avec le « bouillonnement transversal » propre aux jeunes générations de créatifs, et à l’exception de quelques fondations privées, il n’existe pas à ma connaissance de possibilités de financer le voyage d’un ou d’une artiste du monde arabe qui souhaiterait se mettre en réseau avec ses collègues d’Amérique latine ou d’Asie du Sud-Est, et vice versa.

Fort de ces constats, cet article souhaite modestement rendre justice à l’apport au bien commun de ces floraisons créatives du Sud, à leur rôle déterminant dans la modélisation du monde culturel de demain, et soumettre quelques propositions.

Une envolée créative sous contrainte

Aujourd’hui, le Sud global affiche de plus en plus son immense potentiel créatif. Il suffit de constater, par exemple, l’irrépressible émergence de l’art contemporain en Afrique, le foisonnement du cinéma au Moyen-Orient, la puissance du théâtre en Indonésie, l’effervescence de la musique en Amérique du Sud, etc.

Certaines grandes entreprises privées y voient une source de concepts de « marketing » aptes à séduire de nouvelles générations de consommateurs. La création issue du Sud global est déjà au cœur de toutes les convoitises marchandes, y inclus celles des fonds d’investissement les plus sauvages. Même s’il souffre de divers handicaps, en particulier des séquelles d’un Nord colonisateur, plusieurs facteurs expliquent son impressionnante envolée :

  • la jeunesse de sa population, bien sûr, dont, depuis cinquante ans, la démographie est incomparablement plus vigoureuse qu’au Nord. Une jeunesse au sein de laquelle une avant-garde croissante est de mieux en mieux éduquée, familière des nouveaux paradigmes digitaux, souvent plus polyglotte qu’au Nord, affranchie du poids des traditions et des clans, concernée par le bien commun autant que celle du Nord… ;
  • ses nouveaux entrepreneurs, agiles, flexibles, résilients, habitués à se développer sans aides d’État, autonomes, « rebondissants »… ;
  • le coût de son travail, qui lui permet d’offrir à distance des services comparables pour des tarifs incomparables avec ceux du Nord ;
  • la richesse et la diversité de son patrimoine culturel, terreau extraordinaire pour des idées nouvelles, des formes audacieuses ;
  • l’obligation qu’il a de faire émerger, à court ou moyen terme, une nouvelle image politique positive, inventive, solidaire.

L’industrie des contenus, qui sera probablement l’un des secteurs majeurs de l’économie globale post-pétrole dans les prochaines décennies, l’a bien compris et y a déjà posé ses jalons. Pour rappel, les fonds d’investissement internationaux Notamment Providence Equity Fund., les grandes plateformes de distribution, les multinationales du loisir sont déjà à l’œuvre depuis longtemps, investissant annuellement plusieurs dizaines de milliards de dollars dans la fabrication et la distribution de ces « contenus », non seulement pour asseoir leur monopole, mais aussi pour les faire fabriquer à bas coût. De fait, cela favorise, sous des dehors « chics et softs », la « médiocrisation » des idées et des désirs, un contrôle finalement aussi totalitaire que celui des vieux empires, une nouvelle forme de néocolonialisme.

Cette position commercialement dominante implique un contrôle esthétique (et forcément politique) sur les « créatifs »,sur leur liberté de création, leur droit à l’expression – tels que garantis par les traités internationaux (Déclaration universelle des droits de l’homme)Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturellesde l’Unesco en 2005, etc.), traités pourtant ratifiés par la quasi-unanimité des États – et génère chez ceux-ci, constamment à la recherche de partenaires financiers, une autocensure grandissante et inquiétante.

Non seulement dans les pays du Nord, mais aussi dans certains des pays les plus riches du Sud global, des gouvernements mènent des négociations avec ces « global investors » et prennent des dispositions pour « canaliser » la création dans la perspective d’un juteux commerce, se prétendant « ultralibéral » mais assujetti à des contraintes politiques éventuellement antilibérales, la plaçant sous un contrôle permanent, tout en bafouant les engagements internationaux cités plus haut.

Friands de créatifs bien formés et dociles, les pays riches du Sud – autant que ceux du Nord – en attirent des centaines, et cette quête de ressources intellectuelles peut entraîner de graves dommages pour les pays moins fortunés d’où ces artistes sont issus, sous une forme aussi contestable que le pillage de leurs ressources naturelles. À cet égard, réaffirmons avec force que, du point de vue des droits humains, le concept « d’immigration sélective » souvent utilisé en Occident, mais aussi dans certains pays riches du Sud global, est éthiquement inacceptable.

Les effets néfastes de ces stratégies nuisent d’abord aux nouvelles générations de créatifs du Sud global, réduisant leur position « d’artistes libres », « d’inventeurs » propres à contribuer au développement de leurs communautés, à celle de rouages asservis à l’appareil de production globalisé, privant ces populations des éléments propices à leur émancipation. Si l’on ajoute à ces effets le décalage entre la vitesse à laquelle l’intelligence artificielle progresse et la lenteur structurelle de l’établissement des lois qui devraient l’encadrer, force est de constater à quel point un ou une jeune artiste vivant dans ces parties du monde fait face à un amoncellement de difficultés.

Quels leviers pour l’émancipation des artistes et créatifs du Sud global ?

Pourtant, dans un avenir possiblement mutualisé avec le Sud global, « mis en réseau », et afin de préserver au mieux sa floraison artistique et culturelle, fondement de l’émancipation de ses populations, de nombreuses et excitantes options s’offrent à l’imagination.

Je présente ici quelques hypothèses de travail. Il y en a certainement d’autres.

• Un programme de mobilité pour les artistes et créatifs

Nul n’est besoin de souligner la grande similarité des jeunes artistes ou acteurs culturels dans le monde entier, non pas du point de vue de leurs racines respectives, mais bien de leurs rêves futurs, espoirs, enjeux, difficultés, défis, etc. Quarante ans de contacts avec ces vagues successives d’émergences créatives dans de nombreuses parties du Sud global ne me laissent aucun doute à ce sujet.

Nul n’est besoin de souligner non plus à quel point la rencontre physique entre créatifs génère la profusion d’idées nouvelles, l’expérimentation, les convergences, mais aussi le poids politique de la mise en réseau, le renforcement des initiatives locales, la résistance collective à la médiocrité, etc.

Il est donc urgent d’activer un programme de mobilité pour les artistes et les acteurs culturels dans cette dimension Sud-Sud car il permettrait aux bénéficiaires de dépasser les seuls accords bilatéraux et de développer enfin une mobilité multilatérale à la hauteur des ambitions de ces nouvelles générations.

Il redonnerait aussi de la visibilité et un sang neuf à la coopération internationale culturelle de nos pays, nécessairement partenaires, et aurait certainement un poids stratégique à opposer aux nouveaux impérialismes. Il apporterait, enfin, de l’espoir à tous ces jeunes créatifs qui attendent des signes forts de la part des pays démocratiques. En la matière, au Fonds Fanak, nous pouvons témoigner de l’exceptionnel résultat du rapport investissement (modeste)/bénéfices (durables) de ces mobilités.

Dans un premier temps, et considérant l’ampleur de la tâche, je proposerais de soutenir les mobilités des « entrepreneurs culturels » sous toutes leurs formes, car ce sont eux qui donnent du travail aux créatifs. En s’appuyant sur les nombreux incubateurs d’industries culturelles et créatives, un programme de mobilité à l’usage de leurs bénéficiaires et de leurs employés favoriserait grandement les savoir-faire, expériences et marchés indépendants, etc. Une première phase expérimentale dédiée au soutien d’une vingtaine de bénéficiaires permettrait d’affiner le programme d’aide.

• Un réseau mondial d’éducation artistique en ligne

Compte tenu de l’inquiétante évaporation des budgets publics destinés à l’éducation des enfants dans de nombreux États du Sud global, je souhaiterais ici attirer l’attention sur les dangers induits par le secteur privé de l’éducation en ligne, en fort développement auprès des classes moyennes montantes du Sud global, qui est quasiment contrôlée par ces mêmes « global investors ».

Dans cette éducation en ligne, tout ce qui peut contribuer à l’émancipation des enfants – et donc des populations futures –, en particulier l’éducation artistique, le droit à la créativité individuelle, l’expérimentation, l’histoire, etc. est pratiquement exclu. Cela revient à conduire la jeunesse vers un avenir de consommation passive de produits de loisirs de basse qualité (produits par les mêmes investisseurs), ou vers des formations professionnelles ciblées, verticales, de « techniciens-exécutants ».

Finalement, dans ces pays, cette coûteuse éducation artistique privée en ligne réservée aux classes éduquées et classes moyennes accentue inexorablement une fracture sociale déjà existante en tous points du globe, facteur d’instabilité politique et défavorable à l’émancipation des peuples.

Face à ce croissant et dangereux déséquilibre dont on parle peu, à ses effets dévastateurs sur le long terme, un site public international dédié à l’éducation artistique, d’accès gratuit, multilingue, non commercial, animé par des artistes et des opérateurs culturels, devrait être mis à disposition des écoles primaires du Sud global.

• Un site multilingue gratuit d’archivage des expériences, narratifs, rapports d’activité, et son programme corollaire de restitutions d’expériences par des créatifs

Comme évoqué à de multiples reprises en d’autres lieux, dans le domaine de l’action culturelle et de la création artistique, la perte des expériences passées est dramatiquement coûteuse – autant pour les initiatives individuelles que pour les institutions qui les financent –, forçant les uns et les autres à sans cesse réinventer la roue sans profiter des expériences passées.

Cette disparition des données artistiques et culturelles est un fléau mondial, même si, au Nord, des tentatives de « mémorisation culturelle et artistique » (Global Grand Central, par exemple) voient périodiquement (mais difficilement…) le jour. Nous parlons là d’archiver les innombrables rapports, témoignages, narratifs, etc. relatant les activités artistiques ou culturelles passées, représentant une somme inouïe de savoir-faire et d’expériences qui pourraient être éminemment utiles à de nombreux projets naissants, mais qui échappent totalement aux regards.

Il est urgent de construire une banque de données mondiales mettant à disposition ces expériences, une ressource collaborative, ouverte, et de lui associer un programme régulier de « lectures/conférences » en ligne, où des innovateurs et innovatrices restitueraient et partageraient de manière concrète leurs expériences et les savoir-faire qui en ont découlé.

• Une « banque civile culturelle et créative » pour le soutien de la créativité au Sud

L’accès des jeunes créatifs aux services bancaires et financiers est, dans le Sud global, d’une tout autre difficulté que dans le Nord. Combinée à la quasi-absence de subventions publiques pour les petites structures de la société civile, cette précarité financière obère lourdement toute planification, tout investissement de moyen terme, et, partant, toute capacité de partenariat financier international.

La mise en place d’un système de financement participatif semble une des seules solutions à ce handicap récurrent. Il devrait s’appuyer sur un partenariat entre consortium public plurinational et système d’autofinancement mutualisé, tel qu’il en existe déjà dans d’autres domaines d’activité (artisanat, etc.). De même qu’il pourrait s’orienter vers la multiplication de « petits » prêts, agiles, adaptés aux emprunteurs, plutôt que vers la difficile et longue mise en place de « gros » programmes, toujours hors de portée de la société civile.

Concevoir un tel objet serait un défi particulièrement excitant pour de jeunes diplômés du secteur bancaire du Sud global. Un appel à propositions dans ce domaine permettrait d’avancer des solutions surprenantes.

• Un forum mondial de la créativité au Sud

Enfin, tous ces jeunes créatifs tireraient un grand bénéfice à se retrouver régulièrement, à la fois pour renforcer la dynamique commune et se « réencourager mutuellement », mais aussi pour affirmer leur poids politique aux yeux des décideurs mondiaux.

En dépassant les formats anciens, cette grande rencontre pourrait donner lieu à une « convention », à un « marché de la créativité », à un « summer camp » où les participants seraient amenés à engager toutes sortes de partenariats, conclure des accords de production, expérimenter des formes d’action nouvelles. Il n’est pas interdit d’imaginer que des Capitales européennes de la culture s’y emploient.

Repenser les rapports culturels Nord-Sud

En conclusion, il m’apparaît qu’envisager un équilibre mondial durable et viable ne se fera pas sans repenser les rapports culturels du Sud et du Nord, dans une vision de long terme, par une approche digne, respectueuse, libérée de toute instrumentalisation, par une « coconstruction » ouverte et équitable avec et entre toutes les jeunesses de ces pays.

Soulignons au passage les diverses répercussions qu’une telle orientation pourrait générer dans de nombreux domaines, à court ou moyen terme :

  • Au Nord, elle mettrait en évidence la contribution globale de la jeune création issue du Sud, son impact positif sur le « vivre-ensemble », ici et là-bas.
  • Globalement, elle contribuerait à répondre à certains problèmes auxquels personne aujourd’hui n’apporte de solution vraiment durable, tels que l’hyper-urbanisation sauvage, la dépendance intellectuelle croissante de certains pays, l’omniprésente mainmise des monopoles, la centralisation excessive.
  • Enfin, elle contribuerait, au Nord comme au Sud, à reconsidérer la fracture dangereusement grandissante entre les classes sociales éduquées, « cultivées », et celles qui ne le sont pas, entre zones urbaines et zones excentrées, dont la traduction en termes de richesse/pauvreté est le premier facteur de conflits.

Mais un tel engagement implique qu’on en finisse avec l’instrumentalisation des droits culturels de chacun, qu’elle soit le fait de groupes de pression (communautarisme) ou d’autoritarisme (nationalisme culturel). De nos jours, cette manipulation néfaste perdure et prolifère, alors même qu’existent à cet égard, depuis de nombreuses années, de clairs engagements internationaux, rédigés et votés par la plupart des nations du monde, tous basés sur la Déclaration universelle des droits de l’homme. Celle-ci, faut-il le rappeler, concerne en priorité les individus, et non les groupes humains : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit » (article 1 de la DUDH).

De fait, l’égalité en dignité exclut toute domination culturelle, étape première de la barbarie. Finissons-en…

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13.03.2025 à 09:31

Faire unité de la diversité paysagère

Frédérique Cassegrain
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Non loin de la grotte Chauvet, le Partage des eaux sillonne la montagne ardéchoise sur 80 km en suivant une ligne géographique invisible que seule la narration artistique permet de révéler. À travers ce projet qu’il a conçu pour le parc naturel régional des Monts d’Ardèche, David Moinard donne à voir la fabrique d’une matrice paysagère intimement liée à son territoire et plaide pour des parcours mi-culturels mi-touristiques capables de renouveler un tourisme local afin d’arpenter et de se relier de façon sensible au paysage comme au vivant.

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Texte intégral (3188 mots)
Gilles Clément et IL Y A – Les Mires – PNR des Monts d’Ardèche – © Photo Nicolas Lelièvre

Dans les projets que vous concevez au sein de l’Atelier Delta, vous dites que la question centrale est « de raconter un territoire comme on raconterait une histoire ». Pourquoi ? Qu’apportent ces récits territoriaux ?

David Moinard : Aborder les territoires à partir du récit permet aux projets artistiques qui s’y pensent et qui s’y ancrent de ne pas être perçus comme des sortes d’ovnis, totalement déconnectés de l’endroit où ils prennent place, mais au contraire de faire en sorte qu’ils s’ajustent parfaitement à ses spécificités, à ses qualités. Ces récits racontent évidemment des choses très différentes selon les territoires, en fonction de leurs histoires, des enjeux politiques ou de l’intention de départ. Pour Estuaire, par exemple, l’intuition de Jean Blaise était que la Métropole Nantes-Saint-Nazaire n’avait pas d’existence symbolique aux yeux des habitants alors qu’elle existait déjà politiquement et juridiquement depuis un certain nombre d’années. Nous nous sommes donc demandé comment faire symbole pour unir ces deux villes en s’appuyant sur le lien géographique qui les a toujours reliées, à savoir le fleuve Loire. Il n’y avait pas de commande politique venant de la Métropole, mais cela n’a pas empêché le projet de s’incarner ensuite politiquement et de bénéficier de soutiens financiers très importants. Avec Le Partage des eaux, en revanche, la commande venait du parc naturel régional (PNR) des Monts d’Ardèche. Là, il ne s’agissait évidemment pas de « faire métropole », mais pour autant, du fait de la géographie compliquée, de l’étendue du parc et de la disparité des bassins de vie, il y avait aussi cette idée de faire unité de la diversité paysagère – ce qui rejoint cette même ambition symbolique.

S’agissant du Partage des eaux, justement, quel est le fil rouge de ce récit ?

D.M. : Pendant la phase de préfiguration du projet – qui a duré un peu plus d’un an –, je suis allé à la rencontre des nombreux acteurs du territoire afin de multiplier les points de vue : l’équipe du parc, les acteurs politiques et ceux du tourisme, des entreprises et des habitants, des associations, des hébergeurs (gîtes, hôtels, restaurateurs), des historiens, géologues, scientifiques, etc. Il est toujours intéressant de voir qu’entre différents acteurs, les points de vue et les usages du territoire peuvent parfois être assez contradictoires. J’ai parallèlement acheté des cartes à différentes échelles, routières et de randonnée – car explorer la géographie d’un territoire offre toujours un nombre considérable de clés pour le comprendre – et je me suis mis à sillonner le PNR des Monts d’Ardèche. Assez rapidement, je me suis aperçu que la ligne de partage des eaux Atlantique-Méditerranée passait au sein du parc, parfois à sa frontière occidentale, parfois en son cœur. C’est une ligne invisible dans le paysage mais essentielle pour comprendre la géographie de notre pays puisqu’elle sépare les deux grands bassins-versants de la France métropolitaine. D’un côté de la ligne, la Méditerranée est toute proche et l’érosion a donc été puissante, creusant des vallées profondes aux pentes raides qui constituent le paysage de montagne emblématique des Cévennes. De l’autre côté de la ligne, l’Atlantique est à plusieurs centaines de kilomètres et l’eau s’écoule donc lentement du plateau ardéchois, ce qui donne ce paysage doux et légèrement vallonné. La diversité paysagère s’explique donc grâce à cette ligne géographique « magique » et je me suis dit qu’elle constituait le fil rouge rêvé.

C’est à partir de cette matrice paysagère que s’est écrit le projet avec les artistes. Pour concevoir ce parcours artistique de 80 km, le long du GR7 sur la montagne ardéchoise, ils se sont nourris du regard des habitants et de tous ceux qui ont une connaissance aiguisée du territoire (géologues, historiens, géographes…) et chaque œuvre a été imaginée à partir de cette matière, pour chacun des sites choisis. Ce qui me fascine toujours autant dans la création artistique à l’aune d’enjeux territoriaux, c’est que cela permet de poser un regard totalement neuf sur les territoires qui vient renouveler celui de ses propres habitants. Ce sont ces regards sensibles qui permettent de changer une perception et de relier les gens. Je dis souvent que l’opinion divise et que le sensible relie.

Une personne regarde un paysage assise en tailleur sur une installation en bois.
Éric Benqué – Meubles pour le GR7 – PNR des Monts d’Ardèche – © Photo Nicolas Lelièvre

Gilles Clément a été le premier artiste que j’ai invité à m’accompagner, dès la préfiguration du projet. Je lui ai demandé plusieurs choses : trouver un moyen de rendre visible la ligne de partage des eaux dans le grand paysage, arpenter cette ligne pour la rendre compréhensible et palpable alors qu’elle est immatérielle et qu’elle ne se repère pas à l’œil nu. Il m’a aussi fait découvrir un texte magnifique, empli de poésie et de malice, qu’il avait écrit quelques années auparavant sur le mont Gerbier-de-Jonc, dans lequel il raconte l’ascension qu’il en avait faite l’été après une longue période de sécheresse. En fin de journée, il avait découvert de l’eau qui perlait sur la roche sans comprendre d’où elle provenait (car ce ne pouvait être ni de la rosée ni de la pluie). Il avait alors fait l’hypothèse que la source de la Loire était le mont Gerbier-de-Jonc lui-même. Constitué de basalte, ce gros rocher emmagasine la chaleur tout au long de la journée et, au contact de la fraîcheur nocturne, transforme l’humidité de l’air en eau liquide, comme le feraient les tours à eau de certains déserts arides. Nous lui avons donc demandé de matérialiser son texte par la création d’une œuvre. C’est de là que provient La Tour à eau. Fabriquée en phonolite (la roche volcanique qui constitue le Gerbier), elle a été placée pile sur la ligne de partage des eaux : à l’intérieur de cette colonne creuse se trouve un bassin qui récupère l’eau et deux trop-pleins qui se déversent, pour l’un, côté atlantique, et pour l’autre côté méditerranéen, comme si cette tour ajoutait de l’eau à chacun des fleuves, le Rhône et la Loire. La Tour à eau est une œuvre typiquement narrative, car elle raconte toute cette histoire ; elle est d’ailleurs très vite devenue l’un des symboles du plateau ardéchois – et notamment du « Pays des Sucs » – ainsi qu’un lieu de promenade pour les gens du coin.

Paysage de fleurs mauves et tour en pierres en forme d'ogive
Gilles Clément – La Tour à Eau – Sagnes et Goudoulet – PNR des Monts d’Ardèche – © Photo Nicolas Lelièvre

Ce qui me fascine toujours autant dans la création artistique […] c’est que cela permet de poser un regard totalement neuf sur les territoires qui vient renouveler celui de ses propres habitants.

Comment s’articulent dimension artistique et objectif touristique ? Est-ce que cette mise en récit du territoire engendre aussi une autre manière de penser le tourisme ?

D.M. : La dimension touristique faisait partie du cahier des charges car le parc avait obtenu des financements pour la préfiguration du projet dans un cadre précis : l’ancien exécutif régional avait mis en place un « Grand projet Rhône-Alpes » qui identifiait, dans la région, différents équipements ou projets novateurs qu’il souhaitait pousser afin d’en faire des locomotives de développements territoriaux. Il y avait par exemple la vallée de l’agriculture biologique dans le Diois et, pour l’Ardèche, l’ouverture de l’espace de restitution de la grotte Chauvet. La grotte ayant été classée au patrimoine mondial de l’Unesco très peu de temps après sa découverte, le site allait inévitablement accueillir énormément de touristes. Or, il se situe à l’endroit le plus touristique de l’Ardèche, à savoir le secteur des Gorges, qui compte déjà près de 2,5 millions de nuitées touristiques sur la période estivale. Dans la perspective de cette ouverture de la « grotte Chauvet 2 » (la plus grande réplique de grotte ornée au monde), la région avait donc proposé que des aides soient également apportées à de nouveaux projets afin que les retombées touristiques ne bénéficient pas seulement à cette zone déjà très fréquentée, mais profitent plus largement au territoire. À l’époque, le parc était présidé par Lorraine Chénot très convaincue par l’importance des projets culturels et artistiques pour un territoire. Elle souhaitait qu’une proposition artistique puisse trouver sa place dans le prolongement de la grotte Chauvet en reliant les plus anciennes traces d’art de l’humanité à la création la plus contemporaine. L’idée était aussi de déplacer les flux touristiques, dans la mesure où ils ne sont pas du tout équivalents entre le PNR des Monts d’Ardèche et les gorges de l’Ardèche. Ce ne sont ni les mêmes touristes, ni la même affluence.

Je trouve cela très sain lorsque ces deux objectifs (culture et tourisme) sont clairement liés et assumés dès l’origine d’un projet. Le monde de la culture regarde trop souvent celui du tourisme avec beaucoup de méfiance alors que chacun de nous est un touriste à un moment de sa vie ! Inversement, le tourisme a tendance à considérer que ce type de parcours artistique s’adresse d’abord à une élite et non au grand public, ce qui non seulement est méprisant mais surtout relève d’un à priori qui ne se vérifie pas factuellement. Ces deux secteurs campent sur leurs positions et entretiennent une forme de défiance l’un envers l’autre, alors que chacun a son intérêt et sa noblesse propre. Les projets artistiques tels qu’Estuaire ou Le Partage des eaux, qui placent le sensible au cœur de la démarche tout en assumant une volonté d’attractivité touristique, ont ceci d’intéressant qu’ils permettent de rompre avec les recettes toutes faites du tourisme dont le principal écueil est l’uniformisation. C’est typiquement ce que l’on voit dans de nombreux musées et écomusées aujourd’hui où tout le monde a basculé dans le « tout tablette »… ça finit par être très lassant, sans compter que ces dispositifs sont souvent en panne !

On peut créer, grâce au sensible, une émulation sans forcément entraîner une dérive de “disneylandisation”.

Quel regard portent les habitants sur des projets tels que celui-ci qui visent la mise en tourisme de leur territoire ?

D.M. : La question du lien aux habitants – même s’ils ne sont pas considérés comme des « touristes » par définition – est pour moi essentielle dans le développement du tourisme. Le premier objectif pour le succès d’une manifestation est que les habitants s’en emparent. S’ils ne deviennent pas ambassadeurs du projet sur leur territoire, ça ne prend pas et ça n’attire personne de l’extérieur. C’est pour cette raison qu’avec des propositions d’une telle ampleur, il ne faut pas rater leur inscription territoriale et la manière dont elles font écho aux désirs des habitants. Les projets artistiques doivent éveiller une curiosité, une envie. Cela a été palpable dans le cadre du Partage des eaux où il y a eu une véritable appropriation par un grand nombre d’acteurs et d’habitants. C’est également vrai pour les élus. Les premiers à avoir répondu présents sont ceux des petites communes de la montagne ardéchoise. Je me rappelle le maire de Borne, un minuscule village d’une quarantaine d’habitants, qui a perçu immédiatement que le projet était ancré et que son ambition n’était pas de satisfaire une élite citadine, mais qu’il mettait un coup de projecteur sur la montagne ardéchoise, là où d’habitude, regrettait-il, « on est souvent les oubliés ».

Ne nous leurrons pas non plus : il y a aussi systématiquement des réticences qui s’expriment de la part d’habitants ou de professionnels qui se demandent pourquoi l’on met de l’argent sur un projet artistique et pas sur la rénovation des routes ou autres actions. Je pourrais citer nombre d’exemples en ce sens. Mais je constate que lorsque la proposition est sincère par rapport au territoire et qu’elle renouvelle le regard que l’on pouvait porter sur lui, alors cela rend fier tout le monde et il arrive régulièrement que les plus rétifs au départ finissent par dire à l’artiste : « Surtout ne changez rien ! »

L’œuvre qui a fait couler le plus d’encre est celle de Felice Varini, Un cercle et mille fragments, à l’abbaye de Mazan, composée de cercles tracés à la feuille d’or sur les murs et les toits des différents bâtiments du site historique. Cette œuvre-là est très intéressante par rapport à la question du tourisme. Lorsque nous avons demandé les autorisations auprès des Monuments historiques, nous étions très incertains quant à l’issue de notre démarche, tant l’œuvre s’appuyait sur le patrimoine bâti. Mais dès la première réunion, on nous a dit en gros : « Ça fait des années que l’on veut mettre en valeur cette abbaye qui est un site historique extraordinaire sans savoir comment faire. Là, vous nous offrez une réponse sur un plateau ! » Certes, cette œuvre a ses détracteurs – ceux qui estiment que c’est du « tag » – mais elle a aussi énormément de défenseurs qui, grâce à elle, ont découvert l’abbaye, y compris des gens de la vallée de l’Ardèche qui n’avaient jamais mis les pieds dans ce site pourtant absolument magnifique ! C’est un peu la même chose avec Le Phare de Gloria Friedmann : il y a une auberge juste avant le sentier de randonnée – car c’est une œuvre que l’on découvre après une heure de marche –, et l’aubergiste dit qu’il n’y a pas une journée sans qu’un visiteur aille voir le phare. Pour moi, ces deux exemples mettent bien en valeur ce que l’alliance entre tourisme et culture peut apporter. On peut créer, grâce au sensible, une émulation sans forcément entraîner une dérive de « disneylandisation ». Il y a une autre dimension qui m’importe beaucoup : une œuvre dans un site naturel nous relie à ce qui nous entoure, aux paysages, aux éléments vivants qui les composent. Notre regard gagne en empathie grâce à l’art. Cela rejoint ce que Baptiste Morizot défend quand il écrit B. Morizot, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2022. que la crise écologique est une crise de la sensibilité. Je m’associe complètement à cette idée et c’est vraiment ce qui m’anime dans ces projets : qu’ils activent et développent le sensible présent en chacun de nous.

Une phare bleu posé dans un paysage de verdure.
Gloria Friedmann – Le phare – Borne – PNR des Monts d’Ardèche – © Photo Nicolas Lelièvre

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27.02.2025 à 11:03

Les ruralités, un ailleurs de l’innovation culturelle ?

Frédérique Cassegrain
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Bien loin des clichés de territoires en retrait de toute vie culturelle, les ruralités ont converti certaines de leurs fragilités en réels atouts et s’affirment aujourd’hui comme des laboratoires fertiles d’expérimentation artistique. Entre itinérance, appropriation de lieux insolites et valorisation d’un patrimoine culturel immatériel, ces territoires insufflent de nouvelles dynamiques de coopération et de développement local ancrées dans les transitions.

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Texte intégral (8929 mots)
Des personnes joyeuses et festives sont devant l'œuvre la citerne-lit
La citerne-lit de Fred Sancère et Encore Heureux architectes – Fenêtres sur le paysage est un parcours artistique sur les chemins de Compostelle créé et coordonné par Derrière Le Hublot © Kristof Guez

Le regard sur les ruralités change. Elles ne sont plus des espaces de relégation On peut lire à ce propos le livre de Christophe Guilluy, La France périphérique, Paris, Flammarion, 2024 (nouvelle édition). mais des territoires de possibles, en particulier face aux enjeux de transition (alimentaire, environnementale…) Cl. Delfosse, M. Poulot, « Les espaces ruraux en France : nouvelles questions de recherche », BAGF, no 96-4, 2019 ; L. Rieutort, « Les territoires ruraux face à quatre transitions », Population & Avenir, no 761, 2023. Voir également le no 239 de la revue Pour (2021), intitulé « Des ruralités en renouvellement ».. Aussi, alors qu’il ne semblait pas y avoir de création culturelle en dehors des grandes métropoles, les ruralités s’offrent désormais comme des espaces de ressources et des territoires propices à l’innovation, comme en atteste l’attractivité qu’elles suscitent auprès des jeunes artistes Voir par exemple : Culture et recherche, no 145, automne-hiver 2023, consacré à la création artistique et l’urgence écologique ; A. Birker, La Scène, no 113, juin 2024..

Pourtant un certain nombre de carences en matière culturelle demeurent, dont la relative faiblesse des équipements, des financements ou de l’ingénierie. Face à ces insuffisances, les acteurs ruraux ont depuis longtemps su développer des stratégies, valoriser d’autres rapports aux lieux, d’autres modèles de culture et supports de création. Aujourd’hui, ces stratégies et les caractéristiques du milieu rural (faible densité relative des habitants, importance des espaces non bâtis, attaches « privilégiées à la terre », espaces boisés…) sont revendiquées. Ces spécificités nourrissent même l’invention de nouveaux « lieux » et participent aux liens entre culture et développement local – ou tout du moins entre culture et « territoire » – initiant ainsi de nouvelles formes de coopérations nécessaires pour combler le manque de moyens humains et financiers Cet article repose sur une série d’enquêtes menées depuis une dizaine d’années dans les territoires ruraux..

L’« espace » comme nouveau terrain de diffusion et de création

Dans leurs rapports aux espaces ruraux, les acteurs de la vie culturelle revalorisent des formes « traditionnelles » de diffusion auprès des habitants. C’est le cas de l’itinérance et de l’utilisation de lieux insolites et des lieux du quotidien.

Le retour de l’itinérance

Le défaut d’équipements et la faible densité relative des habitants sont à l’origine de l’importance de l’itinérance en milieu rural. Elle est ancienne pour le théâtre, le cirque, le cinéma ainsi que les bibliothèques avec leur bibliobus. Un peu oubliée ou tout du moins peu mise en avant, elle trouve un regain d’intérêt depuis quelques années. Ce renouveau tient à la fois à une volonté des acteurs culturels, aux besoins des habitants agissant dans le cadre associatif ou privé, mais aussi à des politiques publiques qui ont pour objet « l’aller vers ».

La création de l’Association nationale des cinémas itinérants (ANCI) en 2011 témoigne de ce réveil et de la volonté de valoriser et développer le cinéma itinérant souvent porté par le milieu associatif. Des collectivités territoriales s’impliquent également dans des projets nomades autour du septième art : par exemple, la région Centre-Val de Loire avec son Cinémobile qui existe depuis 1983. Géré par l’agence culturelle régionale Ciclic Centre-Val de Loire, ce camion pouvant se déployer en salle de projection d’une centaine de places « sillonne la région […] et permet au public rural de bénéficier d’un accès au cinéma à travers une programmation d’actualité et des animations ».

D’autres initiatives muséales ont vu le jour à partir des années 2000, à l’image du MuMo (Musée mobile), associant acteur privé et structures publiques (dont le Centre Pompidou). Le MuMo vise à diffuser l’art dans des territoires qui en sont éloignés comme des quartiers urbains et des espaces ruraux. Quelques fonds régionaux d’art contemporain (FRAC) proposent des dispositifs ambulants, tel celui de La Réunion dont les œuvres sont transportées à travers l’île dans un container (Bat’Karé) transformé en salle d’exposition. Des associations culturelles itinérantes se font également le relais des Micro-Folies, comme l’ArtKaravane en Bourgogne. Le conseil départemental de la Haute-Saône a aussi créé une scène mobile, conçue par un designer.

Le camion MuMo se trouve sur une place devant l'église d'un village. Il est ouvert : on aperçoit à l'intérieur des papiers affichés sur les murs. On devine alors une salle d'exposition.
Le MuMo x Centre Pompidou © Quentin Chevrier

Les bibliothèques réinventent elles aussi de nouvelles formes d’itinérance. À Viriat, commune périurbaine de Bourg-en-Bresse, un triporteur à assistance électrique a été équipé afin de pouvoir charrier des livres et « accueillir en plein air lecteurs et curieux avec sept hamacs se déployant autour de lui « Un nouveau triporteur culturel pour la médiathèque : 12 rendez-vous à ne pas manquer à Viriat », La Voix de l’Ain, 17 juillet 2024.. » Il se déplace en été dans les quartiers et hameaux de cette commune très étendue.

Dans le domaine du spectacle vivant, l’itinérance connaît un engouement certain, comme le montre le dynamisme du Centre international pour les théâtres itinérants (CITI) Voir S. Frioux, « L’itinérance artistique en milieu rural. Le territoire comme terrain de jeu », Pour, no 226, 2015. Le CITI participe des réflexions sur la culture en milieu rural avec l’Ufisc.. Des politiques publiques encouragent de plus en plus les structures à la pratiquer Voir par exemple l’étude commandée par le ministère de la Culture en octobre 2022 sur la diffusion dans les zones rurales de l’offre des grands labels.. Avec la tournée de son camion « d’alimentation générale culturelle » (en référence au commerce ambulant) qui circule l’été pour présenter des spectacles aux habitants de villages de la Nièvre en s’installant sur des places, dans des hameaux ou des cours de ferme, la compagnie TéATr’éPROUVèTe [« théâtre éprouvette »] a largement contribué à réhabiliter l’itinérance en milieu rural tout en la transformant en une démarche innovante. Quant aux scènes nationales et autres structures labellisées, encouragées à rayonner sur les territoires, elles redéveloppent les coopérations ville-campagne en matière culturelle Voir par exemple : Association des scènes nationales, Un réseau de proximité. Focus sur la ruralité, mars 2024..

L’itinérance apporte davantage de liberté et permet de mêler différentes disciplines, comme l’illustre le festival la Voie des colporteurs, dans le Revermont (Ain), qui associe musique, arts du cirque, arts de la rue et théâtre. Outre la transversalité et l’hybridation des disciplines artistiques, d’autres propositions jouent aussi avec la multifonctionnalité des lieux, entre création, diffusion et formation. Ainsi, les porteurs du projet itinérant Roulottes en chantier, dans le Tournugeois (Saône-et-Loire), remédient à l’absence de lieu adapté à la diffusion culturelle tout en assurant l’enseignement des pratiques culturelles. Ils ont créé pour cela une école itinérante fondée sur les arts du cirque, avec des intervenants en théâtre, danse, arts plastiques, land art, et proposent « aux communes rurales un espace adapté à la pratique, la transmission, la création, la production et la diffusion culturelle Tournugeois vivant, La richesse culturelle du TournugeoisEnquête citoyenne, novembre 2022. ».

En aménageant des lieux culturels éphémères plus ou moins intimistes (camion, bus, caravane, camping-car, container, roulotte, yourte), l’itinérance permet donc non seulement de pallier l’absence de lieux dédiés, mais implique aussi différemment habitants et public potentiel par la mobilisation de bénévoles d’associations de village et d’élus. En effet, ceux qui pratiquent l’itinérance soulignent qu’elle diffère d’une « simple » tournée puisqu’elle suscite une interaction au plus proche de la vie du territoire Voir les débats portés par l’Ufisc et le CITI à Rennes en 2024 : L’itinérance : un enjeu de politique culturelle et de transition écologique.. C’est en ces termes que l’envisagent les responsables du MuMo : « il n’y a plus la dimension parfois intimidante de l’institution culturelle. Le camion vient au centre du village ou dans le quartier, presque comme le camion pizza ! ICOM, Le musée est dans le pré : musée et « ruralité », Paris, Comité national français de l’ICOM (Conseil international des musées), 2024. ».

La pratique de l’itinérance fait également l’objet de projets d’artistes qui voient là un autre moyen de créer, de vivre et de dialoguer avec les habitants de façon « nomade ». Comme l’explique Marion Fabien, plasticienne en résidence à La chambre d’eau (Nord) : « L’idée d’itinérance avec un âne, c’est une forme de mobilité douce qui laisse le temps aux paysages de se dérouler et aux rencontres de se produire, au rythme et au gré de la marche.  […] J’avais une double envie : traverser la Thiérache et échanger avec des personnes autres que celles que j’accueille dans mon atelier fixe Citée dans R. Sourisseau, Enjeux et pratiques de l’éducation artistique et culturelle en ruralité, Le Favril, La chambre d’eau éditions, 2023.. » L’opérateur culturel portant un projet dédié aux arts chorégraphiques contemporains Format, installé en Ardèche, revendique, lui aussi, de ne pas avoir de point fixe et d’intervenir dans de multiples lieux souvent inattendus (pour la diffusion et la transmission), impulsant de la sorte un territoire de danse « vivant, vibrant et en constante évolution Extrait de la présentation sur le site Internet de l’association. ».

Un container jaune est situé à côté d'une route et de bâtiments. Sur son toit, il est écrit : " Exposition ". Autour, des personnes circulent.
Le Bat’Karé du FRAC Réunion © Brandon Gercara

Des lieux insolites à ceux du quotidien

L’importance des espaces non bâtis en milieu rural et la place qu’y occupe la « nature » offrent des lieux de diffusion de la culture atypiques : rivières et lacs pour des concerts sur l’eau, théâtres de verdure, balades contées, centres d’art « en extérieur » (à l’instar du Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière), festivals en forêt (tel Vent des forêts dans la Meuse qui existe depuis 1997)… Dans ce dernier cas, comme pour le festival de l’Arpenteur, « l’espace » et ses caractéristiques sont des lieux inspirants et peuvent même fournir les matériaux à la création. Dans le massif de Belledonne, le festival de l’Arpenteur, porté par l’association Scènes obliques depuis 1996, se réclame de la montagne et de la pente et ne cesse d’inventer de nouvelles terrasses scéniques (son mot d’ordre : « théâtre pentu, parole avalancheuse »).

Bien que rares, ces initiatives constituent dorénavant des formes de modèles ; les « caractéristiques naturelles » des territoires tendent à devenir des sources d’inspiration, de création et des lieux de diffusion instaurant une conception différente de la relation du spectateur. C’est le cas du parcours artistique le Partage des eaux conçu par David Moinard et mis en œuvre par le parc naturel régional des Monts d’Ardèche. Circuit « à ciel ouvert » accueillant des œuvres créées in situ, il mobilise différentes disciplines artistiques (sculpture, design, vidéo, paysagisme) et s’articule aux lieux patrimoniaux et culturels du territoire (notamment à travers son festival, Les Échappées, associant une dizaine de lieux d’art contemporain). Avec ce parcours artistique qui se découvre le long d’un chemin de grande randonnée, cette fois, ce n’est plus le lieu culturel qui est itinérant mais le public ; un public de randonneurs, à la fois local et composé de visiteurs venus intentionnellement. Cette proposition permet donc d’aller au-devant des marcheurs, de faire « bouger » et marcher le public. Il promeut une autre connexion à l’art, à la création et à l’environnement, car il leur associe une réflexion sur les paysages. Ce lieu « itinéraire » dans un espace naturel mobilise toute une catégorie de créateurs que l’on rencontrait jusqu’alors principalement dans les villes « créatives ».

De même qu’en ville, en milieu rural, des endroits désaffectés ont pu se convertir en lieux culturels : patrimoine monumental extraordinaire (en Auvergne-Rhône-Alpes, les abbayes de La Chaise-Dieu et d’Ambronay sont devenues des haut lieux festivaliers), anciens bâtis agricoles ou encore usines à l’abandon (comme à Saint-Julien-Molin-Molette dans la Loire Cl. Delfosse, P.-M. Georges, « Artistes et espace rural : l’émergence d’une dynamique créative », Territoire en Mouvement, 2013, no 19/20.). À présent, d’autres types de lieux en déshérence trouvent de nouveaux usages : un des anciens sanatoriums d’Hauteville-Lompnes, dans le Haut-Bugey, a été racheté par un groupe d’artistes plasticiens. Ils en ont exploité les vastes espaces et l’ont transformé en pôle de création et de diffusion culturelle en lien avec le Centre d’art contemporain de Lacoux installé à quelques kilomètres dans une ancienne école. Cette implantation fait désormais de ce territoire en crise un lieu de référence de l’art contemporain et contribue à en changer l’image.

Enfin, la culture peut investir temporairement – voire sur un temps long –, des lieux du quotidien, à l’image des arts de la rue qui ont pris leur essor en milieu rural. Des festivals de spectacle vivant ou d’arts visuels prennent place dans des espaces publics, des commerces, des trains ou des gares On peut citer par exemple le festival Veyn’Art. Voir Lison Bougard, « Quand un festival culturel vient soutenir les mobilisations citoyennes pour la pérennisation du ferroviaire en milieu rural : le Veyn’Art dans la vallée du Buëch », Pour, no 249-250, 2024., des jardins publics et privés, s’invitant même chez l’habitant Voir les travaux de Diane Camus, dont « Les artistes-habitants dans les territoires ruraux. À la reconquête des lieux », dans l’ouvrage collectif Cultures et ruralités. Le laboratoire des possibles, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2019.. Ainsi, lors des Journandises, festival d’arts visuels créé en 2005 par une équipe de bénévoles qui souhaitait accueillir des artistes dans des lieux insolites pour sensibiliser le plus grand nombre à la pratique artistique, les œuvres investissent aussi bien les lieux publics du village de Journans dans l’Ain (lavoir, place, fontaines, etc.) que les lieux privés (jardins, granges, maisons). Cette scénographie permet au public de discuter librement au cours de ses déambulations avec les artistes Interview de Chantal Farama, commissaire de l’exposition Journandises 2024, RCF radio, 13 mai 2024., et ceux-ci impliquent les habitants dans le montage d’une exposition, voire dans leur création. Lors de l’édition 2024, ils ont été sollicités pour collecter et apporter des ceps de vigne (Journans est un village viticole du Bugey), des ficelles, etc., afin de réaliser des mobiles conçus sur place et présentés dans l’ancien lavoir. Tous les artistes le soulignent : ces lieux non dédiés font venir des publics qui ne franchiraient pas le seuil d’un « haut lieu » culturel et facilitent leur participation.

En 2021, dans le cadre du festival F(r)iction du Réel, la commune de Die a été au centre d’une proposition artistique (Ville pivotée) orchestrée par le Groupe ToNNe, compagnie de théâtre de rue. Pendant plusieurs semaines, il a été raconté aux habitants – preuves à l’appui diffusées dans les médias – que la ville allait pivoter sur elle-même d’un quart de tour. Avec la complicité du personnel municipal, des éléments tangibles venaient appuyer le récit (lignes tracées dans la ville, stands d’informations avec blocagrammes et autres cartes, panneaux lumineux, etc.) pour révéler qu’un phénomène géologique millénaire était sur le point de se produire : la grande rotation. « Plus que de faire croire, il s’agit d’amener une dimension fictive et absurde dans l’appréhension de la ville, de vivre une aventure avec les bénévoles et les habitants, qui décale la perception et fait pivoter la réalité l’espace de quelques jours Pour plus d’information sur ce projet de mystification urbaine, voir le site de la compagnie.. » Cette fiction impliquant l’ensemble des habitants dans leur quotidien a fait entrer une création culturelle dans leur vie de tous les jours et l’a bouleversée, ainsi que la troupe en rend compte : « Nous souhaitions […] raconter une histoire à la ville et faire théâtre ensemble. Nous voulions également que chacun puisse se questionner sur son rapport à son lieu de vie, à ses voisins, à l’information et la désinformation, aux rumeurs, etc. Extrait du site Internet du théâtre de la ville de Die.

On le voit, itinérance et utilisation d’espaces insolites en milieu rural renouvellent le rapport aux lieux culturels et à la culture. Ce ne sont donc pas seulement des façons de pallier les « handicaps » des territoires ruraux, ce sont aussi des supports d’innovation en matière de diffusion et de participation. On pourrait ajouter que la petitesse des salles existantes se transforme en avantage quand elle permet aux artistes de « roder » des spectacles, de même que les petites jauges ont contribué à réhabiliter des disciplines artistiques oubliées ou méprisées tels que la marionnette ou le conte. Si les caractéristiques des ruralités peuvent être perçues comme des obstacles limitant les financements (l’absence d’équipement culturel rend plus difficile l’obtention régulière de subvention) ou les formes proposées (le directeur du théâtre de Die explique que son plateau ne peut compter plus de douze artistes), elles revêtent des atouts indéniables pour la création et les relations au public.

Oeuvre géométrique vue de dessus.
L’Arbre collégial de l’Observatorium – Fenêtres sur le paysage est un parcours artistique sur les chemins de Compostelle créé et coordonné par Derrière Le Hublot © Kristof Guez

Une autre histoire du rapport aux lieux : la multifonctionnalité et l’hybridation

La multifonctionnalité des lieux concerne à la fois les équipements culturels, notamment les bibliothèques en milieu rural, et, nous l’avons vu, des lieux non voués à la culture qui se dédient de façon épisodique à la diffusion culturelle. Elle s’incarne également dans de nouvelles formes, renforçant l’hybridation.

L’émergence des tiers-lieux

Les bibliothèques en milieu rural ne cessent de se réinventer. Elles prêtent livres, disques, vidéos, jeux (devenant ainsi ludothèques), et même instruments de musique Exemple cité dans Fr. Lucchini, L. Jordan (dir.), Atlas des bibliothèques territoriales. Direction de l’information légale et administrative (DILA), ministère de la Culture, 2024.. Plusieurs bibliothèques rurales s’adjoignent des grainothèques À Saint-Jean-en-Royans, la grainothèque située dans la bibliothèque permet de toucher un autre public. Venus pour se procurer des graines, ces usagers empruntent désormais des livres. En circulant dans la médiathèque afin d’accéder au troc de plantes, la découverte du lieu par des non-habitués est également renforcée.. Les bibliothèques-médiathèques proposent des expositions, des conférences, des résidences d’écrivain et des animations. En plus d’être des lieux multifonctionnels pour la culture, elles s’avèrent souvent des lieux importants de sociabilité. De plus en plus de médiathèques prennent en charge différents services aux usagers avec des formations au numérique, partageant parfois leurs locaux avec France Services (citons, par exemple, la médiathèque-ludothèque de Saint-Jean-en-Royans qui abrite La Poste). Aussi peut-on considérer les bibliothèques comme de véritables tiers-espaces A. Jacquet, « Les bibliothèques rurales, un enjeu pour la vitalité des territoires », L’Observatoire, no 52, 2018..

La polyvalence des lieux concerne essentiellement les salles des fêtes et des cafés. En l’absence d’équipement culturel dans les petites communes, les premières se transforment en lieux de pratique culturelle et de diffusion (ce qui comporte avantages et inconvénients) et peuvent être totalement travesties pour restituer la magie des lieux de spectacle Voir l’intervention de la directrice de la scène nationale de Foix, lors des Journées de Rennes, 2024, sur l’itinérance. . Quant aux cafés, s’ils sont de longue date des lieux de diffusion – ils ont été, au début du XXe siècle, des salles de cinéma temporaires –, cette tendance s’intensifie depuis une trentaine d’années. Porté par des associations d’éducation populaire, le festival Tinta’mars, à Langres et en Pays de Langres, propose depuis trente-cinq ans des cabarets-théâtres dans les cafés, avec la collaboration du PNR du Morvan pour mettre en avant des spectacles culturels. Inscrit dans le programme européen de développement rural (Leader), le réseau Bistrot de pays est né en 1993 dans le territoire de Forcalquier-Montagne de Lure et a essaimé depuis dans toute la France. Ce label encourage la multifonctionnalité des cafés en milieu rural, en soulignant leur rôle dans l’animation – le cahier des charges comporte d’ailleurs un volet culturel. On peut aussi rattacher cette dynamique au développement des cafés-librairies qui a émergé au début des années 2000 en Bretagne ou au Réseau des cafés culturels et cantines associatifs créé en 1998. Tous ces lieux hybrides qui voient le jour ont le plus souvent une fonction culturelle. À cet égard, un bénévole d’une commune du Tarn raconte que « pour sauver un village situé dans les montagnes, nous avons racheté un hôtel-restaurant en voie de fermeture pour y monter une bibliothèque publique-café internet-galerie d’exposition-salle de concert Intervention lors du séminaire en ligne « Le musée est dans le pré ! », mai 2024. ».

Une étude conduite en Nouvelle-Aquitaine  montre que la quasi-totalité des tiers-lieux qui se développent en milieu rural ont une offre artistique et culturelle : expositions, plus rarement ventes de paniers culturels, spectacles-concerts, résidences d’artistes ou festivals. L’importance de la culture est corroborée par les enquêtes de l’Observatoire des tiers-lieux. La trajectoire du « lieu » de Chirols est à ce titre intéressante : d’un écomusée visant à réhabiliter une ancienne usine de moulinage de la soie dans la Cévenne ardéchoise, le lieu est devenu un projet collectif mêlant habitat partagé, culture, artisanat d’art…

La plupart des tiers-lieux qui s’adjoignent le qualificatif de « culturels » ont été créés par des artistes venus s’installer en milieu rural. De la culture aux autres activités qui y prennent place, on retrouve cette même dimension multifonctionnelle Sur les tiers-lieux en milieu rural, voir par exemple J.-Y. Pineau, « Les tiers-lieux et les cafés associatifs, laboratoires des territoires ruraux », Nectart, no 7, 2018.. Par exemple, au-delà de la seule diffusion ou programmation culturelle, le Bouillon Cube – La Grange dans l’Hérault qui accueille des résidences d’artistes, se trouve être aussi un centre de loisirs pour enfants. Cette deuxième vocation cherche en effet à agir en faveur des familles et des jeunes. Il est devenu un espace de vie sociale agréé par la CAF « Les espaces de vie sociale ont vocation à renforcer les liens sociaux et les solidarités de voisinage en développant, à partir d’initiatives locales, des services et des activités à finalité sociale et éducative. Ils concourent à la politique d’animation de la vie sociale des Caisses d’allocations familiales. », Les espaces de vie sociale, guide méthodologique de la CAF.. Nombreux sont les tiers-lieux culturels à posséder à présent cette accréditation. C’est le cas de la Grange aux parapluies, située dans un bourg de la Bresse de l’Ain, qui a depuis 2014 pour objectifs « de permettre l’accès à la culture, promouvoir l’ouverture et permettre le lien entre tous », tout en engageant des « partenariats avec les structures et les associations de loisirs ». La réussite de ces lieux passe par cette collaboration avec le tissu associatif local, mais aussi par leur caractère festif et les échanges qu’ils permettent à travers divers ateliers ou animations. En croisant culture et loisirs On pourrait citer aussi le tiers-lieu, espace de vie sociale La convergence des Loutres, dans les Côtes d’Armor., ils hybrident les formes et renforcent l’importance de la culture festive en milieu rural. Ils se substituent aux comités des fêtes ou collaborent avec eux, ces derniers n’étant pas toujours aussi « routiniers » qu’on ne le pense et pouvant, au contraire, être des sources d’innovation comme Nina Aubry a pu le montrer dans sa thèse N. Aubry, Initiatives festives et trajectoires territoriales en Mayenne : la dimension spatiale des dynamiques relationnelles, thèse de géographie, université d’Angers, 2023..

Enfin, certains tiers-lieux réinventent les relations entre agriculture et culture et soutiennent une réflexion sur le développement du territoire. C’est le cas des tiers-lieux paysans ou nourriciers associés à une exploitation agricole qui développent des actions culturelles. Le tiers-lieu paysan de la Martinière dans le Roannais associe réflexions sur l’agriculture biologique, l’avenir du territoire dans son lien à l’alimentation et à la culture (avec le design notamment), les solidarités, etc. Il accueille des activités culturelles et organise un festival.

Un renforcement des liens entre culture et agriculture ?

En milieu rural, les liens entre culture et agriculture sont anciens et la politique culturelle a été fortement portée par le ministère de l’Agriculture Cl. Delfosse, « La culture dans les ruralités : lieux et réseaux », dans Y. Jean, L. Rieutort (dir.), Les Espaces ruraux en France, Paris, Armand Colin, 2018.. Les lycées agricoles, issus des lois d’orientation agricole, ont des professeurs d’éducation socioculturelle et ont inscrit dans leurs missions un rôle de diffusion culturelle. Le lycée agricole de Venours (Vienne) dispose même d’un centre d’art contemporain, Rurart, sous la tutelle du ministère de l’Agriculture. Ces liens imbriqués tiennent aussi au fait que d’anciens bâtiments agricoles ont trouvé une nouvelle vocation culturelle et que certaines exploitations encore en activité accueillent des spectacles ou des festivals. On peut mentionner Les Fermades, soirées « spectaculinaires » imaginées par l’Association pour la promotion des agriculteurs du parc du Vercors et le parc naturel régional du Vercors au début des années 2000. On pourrait citer également, financées par le programme européen Leader, les Agri-culturelles de l’Ardèche verte. Des spectacles sont proposés au sein d’exploitations agricoles grâce au travail partenarial mené entre un collectif d’agriculteurs et deux structures culturelles : Quelques p’Arts, centre national des arts de la rue et de l’espace public, et La Presqu’île/SMAC 07. Ce type d’action a fait école et les festivals se déroulant dans des exploitations agricoles se sont largement diffusés.

On assiste donc de manière grandissante à l’élaboration de liens forts entre culture et agriculture, comme l’illustre l’exemple de la SMAC Run-ar-Puns. Née en 1978 de l’envie d’un fils d’agriculteur de s’éloigner du monde agricole, de faire de la musique et d’accueillir des musiques actuelles dans la Bretagne des monts d’Arrée près de Châteaulin, cette SMAC connaît maintenant « un retour à la terre ». L’ensemble des locaux de la ferme ainsi que des parcelles agricoles ont été rachetés, avec des financements participatifs, pour recréer une production professionnelle sur les terres attenantes au hameau (en polyculture élevage comme avant la modernisation agricole) et la SMAC noue des partenariats avec d’autres acteurs agricoles du territoire. On pourrait citer également l’association Polyculture fondée en 2008, résultant de la rencontre entre les agriculteurs de la ferme de Vernand et des habitants du territoire, proches ou plus éloignés, autour d’un projet culturel Dès 2009, un cycle d’art contemporain est mis en place sur la ferme, réunissant des artistes autour d’un parcours temporaire, ouvert pendant trois jours, jalonné de représentations ou de performances. La réussite de cette manifestation, les réflexions et le parcours professionnel des enfants des exploitants agricoles a abouti depuis 2023 à l’ouverture d’un sentier permanent dénommé Parc agricole et culturel de Vernand qui permet de « découvrir les paysages agroécologiques du site principal de la Ferme de Vernand et les installations artistiques qui le ponctuent progressivement depuis 2020 ».. Il s’agit donc de sensibiliser à de nouvelles formes de production, de donner à voir l’agriculture vertueuse mais aussi de favoriser la création et la diffusion culturelles en milieu rural.

Le retour à la terre est une motivation forte de l’installation des acteurs culturels en milieu rural Joanne Clavel explique que « les gestes nourriciers déplacent la création en danse qui s’installe dans des fermes comme Geste de terre de Patricia Ferrara », J. Clavel, « Effervescences écologiques des arts chorégraphiques contemporains », Culture et recherche, no 145, automne-hiver 2023, ministère de la Culture.. La volonté de réinventer celui-ci donne naissance à des formes polymorphes à la fois agricoles et culturelles.

Innover pour s’ancrer : faire territoire

Qu’ils soient implantés ou nouveaux venus, les acteurs culturels portent des dynamiques d’innovation s’inscrivant dans la nécessité de faire territoire. Ils réactivent le patrimoine culturel immatériel et s’associent à des projets de développement local. « [Nous nous attachons à] révéler le potentiel de ce territoire rural qu’est le Nivernais Morvan en redonnant du sens à la proximité. Avant d’être pauvres de ce qui nous manque, nous sommes riches de ce que nous possédons d’où l’intérêt de s’interroger fortement sur le lieu où nos pieds sont posés. ». C’est en ces termes que Jean Bojko, poète et fondateur de TéATr’éPROUVèTe, décrivait sa démarche « Avec le théâtre, à travers le théâtre, pour le théâtre, par le théâtre », entretien avec Jean Bojko, propos recueillis par Jérôme Lequime, Vents du Morvan, no 32, décembre 2013..

Le patrimoine immatériel comme ressource

La création dans les territoires ruraux pose la question du rapport à l’histoire des lieux, aux ressources existantes ou abandonnées Voir la chaire Mutations et innovations territoriales de Corte, en collaboration avec le FRAC de Corse, lors de la journée consacrée au dialogue entre arts et ruralités, mars 2024. et remobilise ainsi les savoir-faire ruraux qui peuvent par ailleurs faire l’objet d’une certaine idéalisation. Ces ressources, outre les liens à l’agriculture et au vivant, supposent souvent la réactivation d’éléments du patrimoine culturel immatériel.

Lorsque les savoir-faire sont sources de création, comme le soulignent les organisateurs du festival Campagne Première, il n’est pas question d’être nostalgique : « Cette nouvelle édition est centrée sur l’un des piliers de la vie rurale : les gestes manuels, notamment ceux issus du travail agricole. […] Les gestes de ces hommes et de ces femmes qui ont marqué de leurs empreintes notre culture, nos territoires et les paysages de campagne et de montagne qu’ils ont eux-mêmes façonnés. […] Les onze artistes invités s’emploient à valoriser notre patrimoine immatériel en prolongeant ces traces de vécus pour les incarner dans de nouveaux répertoires de formes et d’usages Présentation de la nouvelle édition du festival Campagne Première 2024 et de l’exposition collective D’aussi loin que je me souvienne.. » Dans le cadre de ce festival, un artiste s’est intéressé à un fromage local, en travaillant sur l’idée de fermentation. D’autres se sont inspirés à la fois d’un élément significatif du patrimoine bâti bressan, les cheminées sarrasines et la construction en terre. Ils utilisent des traits identitaires forts pour favoriser la rencontre avec les habitants et s’inscrire dans le territoire.

Exposition « Feu semblant » de Barreau et Charbonnet à la ferme de la Forêt (Courtes) dans le cadre de Campagne Première 2024 – Commissariat : Fanny Robin. © Barreau et Charbonnet

Les acteurs culturels réhabilitent non seulement des savoir-faire (par exemple architecturaux, ou encore liés à la « gestion du vivant », à l’agriculture et aux paysages), mais aussi des métiers qui refont sens à l’heure des nécessaires transitions La première revue d’art éditée par Polymorphe.corp leur était consacrée.. L’association Derrière le hublot s’y emploie également dans le cadre de ses créations (« Ces œuvres naissent des matériaux du territoire et doivent surgir de savoir-faire https://auvergnerhonealpes-spectaclevivant.fr/wp-content/uploads/2022/02/RS_Itinerance_St-Marcellin_Septembre-2021.pdf »). On peut aussi citer, dans cette même lignée, la coopération associant le centre de formation Lainamac à Felletin et la Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson autour de la réhabilitation des savoirs de transformation de la laine qui donne lieu à des créations artistiques M. Gbonon, « Reconnexion des filières agricoles et des filières artisanales et semi-industrielles : quelle stratégie territoriale pour le cluster laine de Nouvelle-Aquitaine RésoLAINE ? », Pour, no 249-250, 2024..

La citerne-lit de Fred Sancère et Encore Heureux architectes – Fenêtres sur le paysage est un parcours artistique sur les chemins de Compostelle créé et coordonné par Derrière Le Hublot © Kristof Guez

Dans d’autres cas, la redécouverte de ces savoir-faire n’est pas uniquement source de création artistique, témoignage d’un passé révolu, mais suppose une réflexion sur de nouveaux modes de développement territorial. Ainsi le directeur de La chambre d’eau, située dans l’Avesnois (Nord), précise : « À rebours de dimensions folklorisantes ou passéistes, la mobilisation des savoir-faire manuels apparaît fortement corrélée aux enjeux écologiques actuels. […] Au-delà de la transmission et du réapprentissage des gestes les savoir-faire posent la question de la gestion des ressources, de la nécessaire mutation de nos modes de vie et de notre capacité d’autonomie V. Dumesnil, « Des artiste défricheurs d’espaces d’implication citoyenne », dans R. Renucci, Culture, démocratie et territoire : vers une commune humanité, La Librairie des territoires, 2023..» C’est de cette façon, que La chambre d’eau et ses artistes en résidence ont travaillé avec des artisans et des charpentiers. Une action a également été menée par un collectif d’artistes et un groupe d’élèves d’un lycée agricole en vue d’une intervention sur le paysage à partir du plessage de la haie.

Enfin, la redécouverte du patrimoine immatériel passe par la transmission des noms de lieux qui tendent à être oubliés. Les « ranimer » participe de l’ancrage des acteurs culturels et des habitants ; un ancrage débarrassé de toute vision nostalgique.

La culture comme projet de territoire

Si, dans un premier temps, les acteurs culturels sont souvent contraints de s’investir sur un territoire sans ingénierie culturelle et financements dédiés, ce « handicap » est vite dépassé grâce à leur inscription dans les politiques de développement local, leur implication et les liens qu’ils tissent avec les habitants ; des liens qui ne sont pas que culturels.

Pour encourager les dynamiques locales, ces acteurs s’appuient sur l’héritage de l’éducation populaire. C’est ce que remarque Fred Sancère qui parle de « couteau suisse » à propos de son association Derrière le hublot : « Sa multifonctionnalité (acteur culturel, acteur de l’éducation populaire, acteur social…) lui permet d’agir sur son écosystème en l’interrogeant et en l’enrichissant. L’association revendique d’être un outil de transformation sociale et endosse une mission citoyenne tout à côté de l’institution Fr. Sancère, « “Derrière le hublot, une utopie de proximité”. On n’arrête pas les enfants qui rêvent ! », dans Culture et ruralités, Éditions de l’Attribut, 2019.»

Par ailleurs, les acteurs culturels peuvent composer avec leurs « bassins de vie », des « petits territoires historiques » ou « spécifiques », reprenant parfois les limites « physiques » ou imposées par le milieu naturel. Tel est le cas, par exemple, du festival itinérant La Voie des Colporteurs qui prend de plus en plus d’ampleur, avec des objectifs élargis, et tend à devenir un lieu de réflexion et d’animation permanent du territoire. Il intervient dans le Revermont (partie « montagnarde » de la communauté d’agglomération de Bourg-en-Bresse), à la forte identité, qui fait l’objet d’un mouvement de renouvellement de sa population. Il collabore notamment avec des associations afin de penser les transitions sur le territoire et trouver des alternatives à la gentrification de certaines communes, notamment les plus proches de Bourg-en-Bresse.

D’autres expériences se jouent des limites et explorent de nouvelles formes de coopérations. C’est le cas des Géorgiques, portées par l’association Le Belvédère à l’échelle de la vallée du Lot. En référence au poème de Virgile, dédié à la culture de la terre, à l’élevage et à l’apiculture, ce projet propose rencontres et expérimentations ponctuelles, organisées tout au long de l’année dans plusieurs localités du Lot-et-Garonne et sur ses rivières. Son originalité réside dans le croisement entre approche artistique et recherche, associant élus, habitants, chargés de mission en développement… Il mobilise le concept de « mésologie Science des milieux, qui étudie de manière interdisciplinaire la relation des êtres vivants en général, ou des êtres humains en particulier, avec leur environnement (définition donnée sur Wikipédia) [NDLR]. », valorise et mêle les savoirs scientifiques, artistiques et vernaculaires, en particulier les formes d’expertise de savoir informels sur le milieu : des pêcheurs pour échanger avec un écologue, mais aussi un professeur d’histoire pour découvrir l’origine des toponymes. En transcendant les limites administratives et organisationnelles d’un territoire, défini ici comme un milieu socioculturel et environnemental, il permet d’en revisiter la notion même.

Ce projet illustre également de nouvelles formes de coopération ville-campagne qui ne mettent pas les villes au centre, mais contribuent à réhabiliter (et à animer aussi) des petites villes dans une partie du territoire où elles sont fragiles.

Dans cet exemple comme dans d’autres, l’ancrage rime avec « avant-garde », nouvelle façon de penser la vie dans les ruralités et le rôle que peut y jouer la culture dans ses différentes dimensions : créative, mais aussi anthropologique, festive, de lien social et de lien au vivant. Ce que nous avons vu à l’échelle de lieux d’hybridation peut se traduire à l’échelle d’un projet de territoire. Participation, revendication du patrimoine culturel immatériel, identité vécue comme une ressource, projets alternatifs, se retrouvent dans les ruralités quand il est question de parler de culture. Se pencher sur la dynamique culturelle des territoires ruraux en mesurant ce qui les différencie les uns des autres serait un chantier intéressant à poursuivre.

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20.02.2025 à 10:10

Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?

Aurélie Doulmet
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Soixante-dix bibliothèques ont été incendiées dans les banlieues parisiennes entre 1996 et 2013. Partant de ce constat, Denis Merklen s’est interrogé sur la signification de cette violence tournée vers ces institutions. Plutôt que de réduire ces attaques à une explosion de violence incontrôlable, il les replace dans un conflit de nature politique. Les bibliothèques, malgré […]

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Soixante-dix bibliothèques ont été incendiées dans les banlieues parisiennes entre 1996 et 2013. Partant de ce constat, Denis Merklen s’est interrogé sur la signification de cette violence tournée vers ces institutions. Plutôt que de réduire ces attaques à une explosion de violence incontrôlable, il les replace dans un conflit de nature politique. Les bibliothèques, malgré les bonnes intentions des personnels qui les animent, sont perçues comme des représentantes de l’autorité des pouvoirs publics et concentrent la haine. Comment ont-elles évolué en dix ans pour répondre à ces tensions ? Des institutions culturelles ont été prises pour cible lors des émeutes de 2023. Peut-on mobiliser la même grille d’analyse qu’en 2014 ? 

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13.02.2025 à 09:57

Villes petites et moyennes : tendances budgétaires et choix culturels en 2024

Frédérique Cassegrain
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Quelles sont les tendances pour les villes petites et moyennes en 2024, après plusieurs années de crises (Covid-19, crises énergétique et inflationniste, etc.) ? Les politiques culturelles y apparaissent-elles plus fragilisées que dans les plus grandes polarités urbaines ?  Un des volets du baromètre apporte des éléments de réponse. Il cible des communes préfectures et sous-préfectures d’Auvergne-Rhône-Alpes de moins de […]

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Focus à partir d’un échantillon de communes préfectures et sous-préfectures d’Auvergne-Rhône-Alpes

Outil annuel de mesure de l’action publique territoriale de la culture, le baromètre examine les évolutions des dépenses culturelles des collectivités, leurs priorités et choix dans ce domaine. Il s’appuie sur une enquête réalisée auprès d’un échantillon de collectivités territoriales par l’Observatoire des politiques culturelles avec le soutien du ministère de la Culture-DEPS et DG2TDC, et en partenariat avec Régions de France, Départements de France, France urbaine, Intercommunalités de France, Villes de France, FNADAC, FNCC, Culture·Co, Culture & départements.

Quelles sont les tendances pour les villes petites et moyennes en 2024, après plusieurs années de crises (Covid-19, crises énergétique et inflationniste, etc.) ? Les politiques culturelles y apparaissent-elles plus fragilisées que dans les plus grandes polarités urbaines ? 

Un des volets du baromètre apporte des éléments de réponse. Il cible des communes préfectures et sous-préfectures d’Auvergne-Rhône-Alpes de moins de 50 000 habitants qui remplissent une certaine fonction de centralité sur leur territoire. Les résultats présentés reposent sur les données déclarées de ces communes L’enquête a été menée par questionnaire (via emailing et campagne téléphonique auprès des directeurs et directrices des affaires culturelles prioritairement) d’avril à juin 2024. Avec 22 questionnaires collectés sur 32 communes ciblées, le taux de réponse avoisine les 69 %. L’échantillon comprend des communes dont la population varie entre 1 611 et 43 210 habitants. La moyenne démographique s’établit à 16 836 habitants, et la médiane à 13 359 habitants. en matière d’évolution des budgets primitifs et de positionnement culturel. Ils restituent également des éléments de conjoncture. Ce volet régionalisé permet de disposer d’informations sur une catégorie de villes que l’enquête nationale ne couvre pas L’échantillon national est constitué de : 13 régions ; 68 départements ; 73 communes de plus de 50 000 habitants, dont 23 communes de plus de 100 000 habitants et 50 communes de 50 000 à 100 000 habitants ; 45 intercommunalités comprenant une ville de plus de 50 000 habitants ; 2 collectivités d’Outre-mer et une collectivité à statut particulier située en Outre-mer. Les communes de plus de 50 000 habitants d’Auvergne-Rhône-Alpes sont concernées par le volet national du baromètre..

1. Évolutions des budgets primitifs, des emplois culturels et des subventions des communes préfectures et sous-préfectures d’AURA de moins de 50 000 habitants 

Ce qu’il faut retenir : au regard des évolutions déclarées entre 2023 et 2024 et dans la continuité des tendances observées sur la période précédente (2022-2023), la situation budgétaire des communes préfectures et sous-préfectures d’Auvergne-Rhône-Alpes de moins de 50 000 habitants est un peu moins favorable que celle des villes de plus de 50 000 habitants de l’échantillon national du baromètre. Les budgets primitifs culturels de fonctionnement (hors masse salariale) des villes petites et moyennes sont moins souvent en hausse entre 2023 et 2024 qu’entre 2022 et 2023. Leur situation apparaît toutefois légèrement moins contrainte en 2024 si on examine l’évolution des budgets primitifs culturels d’investissement.

Graphique sur l'évolution des budgets culturels de fonctionnement votés par les communes, préfectures et sous préfectures d'AURA de moins de 50 000 habitants entre 2023 et 2024.

La stabilité (ou évolution inférieure à 1 %) est majoritaire en ce qui concerne les budgets primitifs culturels de fonctionnement (hors masse salariale). Elle s’est nettement renforcée par rapport à l’enquête précédente (55 % de répondants contre 44 %). Les déclarations de diminutions et d’augmentations budgétaires sont en recul : 32 % déclarent une baisse budgétaire entre 2023 et 2024 contre 40 % entre 2022 et 2023 ; seuls 14 % des répondants auralpins indiquent une augmentation cette année contre 17 % sur la période antérieure. Moins de 10 % des communes de l’échantillon déclarent augmenter leur budget culturel de fonctionnement dans des proportions égales ou supérieures au taux d’inflation 2023 (+4,9 %).

Par ailleurs, les hausses déclarées de budgets culturels de fonctionnement sont moins fréquentes que celles des budgets primitifs totaux (non uniquement culture) votés par les communes entre 2023 et 2024 (14 % contre 27 %).

Le situation apparaît ainsi plus défavorable en 2024 pour les villes petites et moyennes d’Auvergne-Rhône-Alpes que pour les collectivités de l’échantillon national du baromètre.

Graphique sur l'évolution des budgets de fonctionnement par domaines entre 2023 et 2024.

Paradoxalement, les tendances d’évolution des budgets de fonctionnement (hors masse salariale) par domaines de politique culturelle entre 2023 et 2024 sont un peu moins pessimistes que les données budgétaires globales déclarées. Cette différence s’explique en partie par un nombre de réponses « non concerné » en forte augmentation en 2024 pour plusieurs domaines.

La tendance générale est à la stabilité. Les baisses déclarées sont moins nombreuses que sur la période 2022-2023. Ces dernières touchent cette année plus le spectacle vivant que les autres domaines. Le spectacle vivant est également le domaine dans lequel on trouve le plus d’augmentations, avec les archives et le soutien aux festivals/événements.

Comme dans le baromètre auralpin 2023, pour deux domaines – livre et lecture, création plastique et visuelle – aucune commune n’a déclaré de hausse en fonctionnement cette année.

Graphique sur l'évolution des budgets culturels d'investissement votés par les communes préfectures et sous-préfectures d'AURA de moins de 50 000 habitants entre 2023 et 2024.

L’évolution des budgets primitifs culturels d’investissement entre 2023 et 2024 est plus favorable que dans le baromètre 2023. 38 % déclarent une hausse cette année contre 24 % pour la période 2022-2023. 29 % indiquent une baisse cette année contre 42 % des répondants pour la période précédente. Près d’un tiers des répondants déclarent une stabilité de leur budget culturel d’investissement.

Graphique sur l'évolution des emplois culturels des communes préfectures et sous préfectures d'AURA de moins de 50 000 habitants entre 2023 et 2024.

L’évolution du nombre d’emplois culturels entre 2023 et 2024 s’inscrit dans la lignée des tendances observées entre 2022 et 2023. Elle est stable pour plus de 70 % des communes préfectures et sous-préfectures d’Auvergne-Rhône-Alpes de moins de 50 000 habitants et en hausse pour 18 % d’entre elles.

Graphique sur l'évolution du montant total des subventions versées aux associations culturelles par les communes préfectures et sous-préfectures d'AURA de moins de 50 000 habitants entre 2023 et 2024.

La stabilité domine également pour ce qui est des subventions versées aux associations culturelles entre 2023 et 2024 par les communes de l’échantillon (71 %). Deux communes de l’échantillon déclarent une baisse ; deux autres une hausse alors qu’aucune n’en déclarait sur la période antérieure. Si la situation en matière de soutien aux associations culturelles semble s’être légèrement améliorée en 2024 pour les villes petites et moyennes d’Auvergne-Rhône-Alpes, elle reste toutefois moins bonne que celle des communes de plus de 50 000 habitants de l’échantillon national du baromètre.

2. Positionnement des communes préfectures et sous-préfectures d’Auvergne-Rhône-Alpes de moins de 50 000 habitants en matière culturelle 

Ce qu’il faut retenir : l’action publique des communes préfectures et sous-préfectures d’Auvergne-Rhône-Alpes de moins de 50 000 habitants reste structurée par les logiques d’accès, mais on note une percée du registre de la démocratie culturelle. Les déclarations des directeurs et directrices des affaires culturelles (DAC) font état d’une érosion de l’importance politique accordée à l’action publique culturelle. Par ailleurs, la situation de la coopération multiniveaux en matière culturelle est perçue moins favorablement pour ces villes petites et moyennes que pour les grandes villes du volet national (communes de plus de 50 000 habitants). La dynamique intercommunale y apparaît également affaiblie.  

a/ Orientations de politique culturelle

Graphique sur la perception de la place donnée à la politique culturelle au sein des communes préfectures et sous-préfectures d'AURA de moins de 50 000 habitants en 2023-2024.

Comment les directeurs et directrices des affaires culturelles des villes petites et moyennes d’Auvergne-Rhône-Alpes perçoivent-ils la place donnée à la politique culturelle ? Près de 70 % des DAC indiquent que la politique culturelle est autant une priorité qu’avant pour leur commune. 18 % estiment que celle-ci l’est davantage qu’auparavant ; ils étaient deux fois plus nombreux à le déclarer dans le baromètre 2023. Deux répondants considèrent par ailleurs que la politique culturelle est moins une priorité qu’avant, alors qu’aucun ne déclarait de retrait en 2023. Les données de l’échantillon national du baromètre 2024 indiquent également une certaine forme de dépriorisation de la politique culturelle du point de vue des DAC.

Nuage de mots sur les objectifs politiques qui orientent en priorité les choix culturels de l'exécutif. Le mot en plus gros est "accessibilité" suivi "diversité".

Le baromètre permet d’interroger les collectivités sur les objectifs politiques qui orientent en priorité les choix culturels de leur exécutif. Leurs réponses – demandées sous forme de trois mots-clés – sont représentées sur le nuage de mots. L’occurrence la plus fréquente pour les villes petites et moyennes d’Auvergne-Rhône-Alpes est celle de l’accessibilité – comme en 2023 – devant celle de la diversité, en nette progression.

Pour faciliter la lecture et atténuer les effets liés à la pluralité des termes utilisés pour qualifier un même type de positionnement culturel, une thématisation en 14 registres d’action a été élaborée à partir des objectifs politiques qui orientent en priorité les choix des exécutifs des collectivités répondantes. Chaque thème inclut une série de mots-clés Cette typologie a été élaborée à partir des données du volet national du baromètre., dont voici les principaux exemples :

  • Accès : accessibilité/accès (pour tous), culture pour tous, démocratisation, médiation, publics…
  • Création artistique : création, soutien aux artistes, présence artistique…
  • Démocratie culturelle : diversité, participation, droits culturels…
  • Domaines culturels : patrimoine, lecture publique, arts plastiques, numérique, industries culturelles…
  • Éducation/jeunesse : jeunesse, éducation, EAC, jeune public…
  • Gouvernance/coopération : partenariats, coopération, mutualisation, réseaux, concertation…
  • Impact social : lien social, inclusion, vivre ensemble, mixité, solidarité, cohésion, émancipation… 
  • Ingénierie : accompagnement, structuration, ingénierie…

  • Logiques économiques : budget, modèle économique, économies budgétaires…
  • Logiques territoriales : territoire, attractivité, rayonnement, équité, proximité, ancrage territorial, maillage, identité, ruralité, aménagement… 
  • Offre : diffusion, équipements, événementiel, qualité, exigence, lisibilité…
  • Principes d’action publique : continuité, efficacité, innovation, pluridisciplinarité…
  • Transitions : transition, environnement…
  • Divers : cette catégorie correspond à plusieurs terminologies générales qui ne rentrent pas dans les catégories précédentes.
Graphique sur les différents registres d'action.

Les registres de la gouvernance-coopération, de l’ingénierie et des transitions ne sont pas mobilisés par les communes préfectures et sous-préfectures d’Auvergne-Rhône-Alpes de moins de 50 000 habitants. Les logiques d’accès et d’offre structurent en priorité leur action politique en matière de culture, comme en 2023, avec le registre de la démocratie culturelle, qui a nettement progressé par rapport au baromètre antérieur. Les logiques territoriales sont mobilisées dans des proportions assez proches de celles des grandes villes du volet national (communes de plus de 50 000 habitants).

Graphique sur l'évolution du soutien aux pratiques artistiques en amateur au cours des deux dernières années.

Le baromètre 2024 a également abordé le sujet du soutien aux pratiques artistiques en amateur au cours des deux dernières années : 59 % des communes indiquent un maintien de leur effort dans ce domaine, 14 % un renforcement et 18 % un affaiblissement. Le retrait est plus marqué dans notre échantillon de villes petites et moyennes d’Auvergne-Rhône-Alpes que dans l’échantillon des communes de plus de 50 000 habitants du volet national du baromètre.

Graphique sur les critères de conditionnait des aides financières attribuées.

La manière dont les collectivités conditionnent (ou non) certaines de leurs aides financières apporte des informations complémentaires sur la conduite de l’action publique et sa (re)politisation à partir de critères exogènes. En 2024, moins de 30 % des communes indiquent une absence de critères de conditionnalité ; cette proportion est – comme dans le volet national du baromètre – en légère augmentation cette année Plutôt que de parler de « conditionnalité » pour certaines modalités, des répondants considèrent qu’il s’agit d’éléments d’appréciation ou d’une attention portée à certaines dimensions.. Pour les DAC qui déclarent la prise en compte de critères, la préférence pour les fournisseurs locaux a nettement progressé par rapport au baromètre 2023, devant la promotion de la diversité culturelle qui apparaît, elle, en diminution. Comme dans les résultats de l’enquête antérieure, le critère d’égalité entre femmes et hommes est en retrait dans les villes petites et moyennes (alors qu’il est plus souvent mobilisé dans les plus grandes villes) et une proportion toujours significative de DAC n’est pas en mesure de répondre à la question des conditionnalités.

b/ Dynamique intercommunale et coopération publique

Graphique sur la perception intercommunale en matière culturelle sur le territoire en 2023-2024.

55 % des DAC considèrent que la dynamique intercommunale en matière culturelle s’est maintenue à un même niveau d’intensité sur leur territoire en 2023-2024 (contre 58 % dans l’enquête précédente). 23 % jugent qu’elle s’est renforcée (contre 32 %) et 18 % qu’elle s’est affaiblie (contre 5 %).

Graphique sur l'évolution de la coopération des communes en matière de politique culturelle.

L’enquête aborde la manière dont les DAC perçoivent, pour leur commune, la coopération multiniveaux en matière de politique culturelle :

  • une grande majorité de DAC considèrent que la coopération n’a pas évolué avec l’État (82 % contre 71 % dans l’enquête antérieure) et avec les autres niveaux de collectivités (62 % contre 59 % dans l’enquête antérieure) ;
  • la proportion de DAC qui considèrent que la coopération avec l’État s’est accrue – en baisse significative par rapport à l’enquête 2023 – est identique à celle qui estime qu’elle a diminué : 5 % ;
  • la configuration est proche en 2024 pour ce qui est de la coopération avec les autres niveaux de collectivités territoriales : ils sont 14 % de répondants à considérer qu’elle s’est accrue (contre 24 % en 2023) et autant à considérer qu’elle est en retrait.

La situation de la coopération multiniveaux en matière culturelle est perçue globalement comme moins favorable pour les villes petites et moyennes d’Auvergne-Rhône-Alpes que pour les grandes villes du volet national.

Graphique sur le positionnement des communes : recherche d'une plus grande autonomie dans la conduite de leur politique culturelle.

23 % des répondants indiquent être en recherche d’une plus grande autonomie dans la conduite de leur politique culturelle par rapport à celle de l’État et par rapport à celle des autres niveaux de collectivités territoriales. 45 % indiquent le contraire, ce qui, dans un contexte budgétaire contraint, peut correspondre au souhait d’un maintien des partenariats en cours et des logiques de solidarité financière. 

Enfin, un DAC sur trois indique ne pas être en mesure de renseigner la question sur une éventuelle recherche d’autonomie, ce qui manifeste une forme d’incertitude quant aux positionnements politiques en matière de partenariat public.

3. Focus sur la transition écologique et sur les entraves à la liberté de création/diffusion artistique et les atteintes matérielles contre des œuvres ou des équipements culturels

Ce qu’il faut retenir : l’édition 2024 du baromètre a permis d’approfondir les problématiques de transition écologique dans le secteur public de la culture et d’aborder de nouvelles questions conjoncturelles autour des formes de pressions qui impactent la liberté de création/diffusion artistique ainsi que des atteintes matérielles aux biens culturels.

Graphique sur la place de la transition écologique dans la politique culturelle des communes de moins de 50 000 habitants.

Les DAC ont d’abord été interrogés sur l’importance accordée à la transition écologique dans la politique culturelle de leur collectivité, sur une échelle de 0 (inexistante) à 5 (très importante). Avec une moyenne de 2, sa place est perçue moins prioritaire au sein des villes petites et moyennes d’Auvergne-Rhône-Alpes qu’au sein des communes de plus de 50 000 habitants de l’échantillon national du baromètre (moyenne de 3).

Graphique sur les démarches mises en place par le service culturel des communes en faveur de la transition écologique.

Il a également été demandé aux responsables culturels quelles démarches ont été mises en place par leur service en faveur de la transition écologique. Près d’un tiers indiquent ne pas avoir engagé d’action spécifique. Pour les communes qui en déclarent, les mesures de sobriété énergétique (équipements culturels, adaptation du patrimoine…) sont les plus citées (plus de la moitié des 22 répondants), devant les actions de mutualisation de matériel.

Graphique sur la constatation d'entraves délibérées à la liberté de création / diffusion artistique en 2023-2024.
Graphique sur la constatation d'atteintes matérielles contre des œuvres ou équipements culturels pris pour cible en 2023-2024.

Enfin, le baromètre 2024 a porté un regard sur les problématiques d’entraves à la liberté de création/diffusion artistique et d’atteintes matérielles contre des œuvres ou des équipements culturels pris pour cible, alors que ces sujets ont été relativement médiatisés au cours de l’année écoulée.

Une très grande majorité de responsables culturels (plus de 90 %) indiquent ne pas constater ces phénomènes en 2023-2024 sur leur territoire. Pour seulement 5 % des communes répondantes, ils sont jugés en augmentation. Les atteintes matérielles aux biens culturels (tags sur des monuments…) semblent moins concerner les villes petites et moyennes auralpines que les grandes villes de l’échantillon national du baromètre.

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06.02.2025 à 10:56

Le festival Réel, pour et avec les jeunes : participer à quoi ? participer comment ?

Frédérique Cassegrain
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En juin 2022, le festival Réel prenait place dans le parc de la Feyssine à Villeurbanne et rassemblait 45 000 personnes. Un événement d’envergure dont la singularité est d’avoir été imaginé et co-organisé par 119 jeunes de 12 à 25 ans pour porter un festival « à leur image ». Comment a été investie et vécue cette participation par les jeunes ? Et qu’en a perçu le public ? L’enquête menée par une équipe de chercheurs de l’université Lyon 2 a analysé les formes d’engagement qui structurent cette action culturelle partagée.

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Photo © Lucie Verdeil

À l’initiative de la mairie de Villeurbanne, le festival Réel est l’un des événements les plus décrits et médiatisés de l’année « Capitale française de la culture » (CFC)label obtenu par la ville en 2022. Il s’est tenu les 3, 4 et 5 juin 2022 dans le grand parc de la Feyssine à l’est de la métropole lyonnaise. Proposant des concerts de musique actuelle, des spectacles, un village d’associations ainsi que des espaces de restauration, le festival a accueilli 45 000 festivaliers Chiffre communiqué par la mairie et repris dans les articles de presse, cf. Nilo Parejo Vieira, « Festival Réel : 45 000 spectateurs et un pari gagné par la jeunesse », Le Progrès, 7 juin 2022. pendant trois jours. L’objectif affiché de la mairie consistait à confier intégralement la conception et la production de cet événement, gratuit et se déroulant dans l’espace public, à des groupes de jeunes de 12 à 25 ans accompagnés d’équipes constituées de professionnels de la jeunesse et de professionnels de la production d’événements culturels. À ce titre, c’est moins son inscription dans une continuité (Villeurbanne peut se prévaloir d’une tradition festivalière dans l’espace public avec la création, dès 1977, des Fêtes de Villeurbanne qui deviendront plus tard Les Invites) que son caractère inédit qui a été mis en avant par la municipalité : « La ville de Villeurbanne souhaite construire un nouveau festival au parc de la Feyssine et inventer avec les jeunes un nouveau mode d’organisation en les associant à l’élaboration du festival Extrait de l’appel à participation à l’organisation du festival, diffusé en mai 2021, à destination des jeunes Villeurbannais.» Sa singularité réside donc dans l’attention portée à la « participation » des jeunes à l’événement Dans l’appel à participation on peut lire : « La candidature, intitulée “Place aux jeunes”, a été retenue notamment parce que Villeurbanne a mis en avant la mobilisation de sa jeunesse. La ville cherche à rendre les jeunes acteurs de leur territoire à l’aide d’un projet artistique construit avec eux ! » Cet événement « doit impliquer et préparer la jeunesse à devenir actrice de la vie de la cité », dans B. Sevaux, « Place aux jeunes : de 3 à 25 ans », L’Observatoire, no 59, printemps 2022..

Ce projet participatif, pensé par la ville, n’est pas un exemple isolé. Il rend compte du « tournant participatif » actuel des politiques culturelles et de leur « événementialisation » Ph. Teillet, « Les politiques culturelles deviennent-elles des politiques événementielles pour peaufiner leur image ? », Nectart, no 9, 2019.. Héritier d’expérimentations et de discours depuis les années 1970 sur la participation dans les politiques publiques en général L. Blondiaux, « La démocratie participative : une réalité mouvante et un mouvement résistible », Vie publique, « Parole d’expert », 26 mars 2021., ce mouvement participatif repose sur une prise en considération du sens que donnent les individus à la culture Voir les articles de J. Zask, « De la démocratisation à la démocratie culturelle », Nectart, no 3, 2016 ; M.-Chr. Bordeaux, Fr. Liot, « La participation des citoyens à la vie artistique et culturelle », L’Observatoire, no 40, 2012 ; E. Wallon, « La culture : quelle(s) acception(s) ? Quelle démocratisation ? », Cahiers français, no 348, janvier-février 2009.. Il fait également le pari que la délibération des citoyens contribue à une plus grande pertinence des décisions et que le processus participatif favorise l’émancipation des individus et le dialogue social M. Carrel, « Injonction participative ou empowerment ? Les enjeux de la participation », Vie sociale, no 19, 2017 ; SCOP Le Pavé, « La participation », Les Cahiers du Pavé (#2), 2013.. Pour autant, la participation reste un phénomène complexe à appréhender qui se caractérise par un spectre très large de postures (participation par organisation, par prise de décision, par interprétation, par observation, etc. J.-L. Novak-Leonard, A. S. Brown, W. Brown, Beyond attendance: A Multi-Modal Understanding of Arts Participation, National Endowment for the Arts, 2008 ; F. Dupin-Meynard, E. Négrier, Cultural Policies in Europe: A Participatory Turn?, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2020.), de dispositifs et d’initiatives Be SpectACTive!Breaking the Fourth Wall: Proactive Audiences in the Performing Arts, rapport 5, 2018 ; L. Bonet, F. Dupin-Meynard, E. Négrier, J. Sterner, Making Culture in Common: A handbook for fostering a participatory approach in the performing arts, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2022..

Comment la singularité affichée du festival Réel a-t-elle été vécue par les jeunes organisateurs et a-t-elle été perçue par les festivaliers ? Une équipe de chercheurs de l’université Lyon 2 a étudié l’organisation du festival pendant l’année 2022, en faisant une enquête auprès de ses jeunes organisateurs, et a cherché à comprendre la morphologie des publics en menant une seconde enquête auprès des festivaliers venus assister aux trois jours de fête. Ainsi ont été interrogés, entre juin et décembre 2022, 21 jeunes participants et 12 membres des équipes professionnelles d’organisation (mairie de Villeurbanne, équipe CFC et professionnels extérieurs) et, au cours des trois jours de festival, une enquête par questionnaire (n=559), doublée d’entretiens (n=50), a été menée auprès des festivaliers.

L’objectif était de saisir la participation en acte, c’est-à-dire du point de vue de ceux qui la vivent, à la fois les jeunes qui ont co-élaboré le festival, et les publics qui s’y sont présentés.

Dans cet article, nous avons choisi de nous arrêter en particulier sur les formes d’engagement des participants. On repère deux formes d’engagement qui, loin d’apparaître comme contradictoires, s’articulent dans l’expérience des jeunes et le point de vue des festivaliers. D’un côté, les jeunes investissent cette expérience comme un projet et planifient méthodiquement la mise en œuvre d’un événement qui sera décrit et valorisé par eux dans sa conformité à un « vrai festival » ; et de l’autre côté, les jeunes comme les publics voient dans cette participation et dans ce festival la promesse de contribuer au bien commun. À ce titre, la forte charge politique et citoyenne de l’investissement des jeunes et des publics dans l’événement rappelle la force que peut revêtir une action culturelle partagée, située et discutée.

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La participation, un mot d’ordre ?

L’appel à participation à l’organisation du festival est lancé en juin 2021, et 119 jeunes se manifestent. Ces derniers s’impliquent dans l’élaboration de l’événement pendant sept mois, jusqu’en juin 2022, date du festival. Ils s’engagent avec des attentes fortes. Celles-ci se nourrissent des promesses et des imaginaires de « la participation » dans un contexte particulier : celui d’une forte médiatisation du caractère participatif de l’événement et celui d’une sollicitation importante des jeunes à se raconter et à témoigner de leur expérience de participation, tant via les médias que par leur propre stratégie de communication sur les réseaux sociaux. 

On observe que, dans ce contexte, les représentations de la participation sont plurielles. Dans le discours de la municipalité (« laisser les clefs du camion » aux jeunes organisateurs, monter des « partenariats inédits », etc.), on retrouve la volonté d’intensifier une relation – qui plus est « durable » – entre les jeunes et la collectivité publique, ce qui recoupe des objectifs de démocratisation culturelle de « développement des publics » ; mais aussi la reconnaissance de ces jeunes en tant que « partenaires » autonomes qui rappelle l’approche par les droits culturels ; et enfin le dialogue interculturel, intergénérationnel, qui recoupe davantage une approche de la participation comme transformation sociale et génératrice d’inclusion. Les médias Le cas du documentaire « en immersion » Villeurbanne, Capitale française de la culture 2022 : Place aux jeunes est remarquable de ce point de vue, car on demande aux jeunes interviewés de raconter leur parcours de vie, de prendre la parole de façon très individualisée. et le compte Instagram du festival, dans lesquels les jeunes racontent l’événement, mais surtout se racontent en tant que partie prenante de l’organisation, offrent une représentation de la participation comme processus d’individuation, affichage de soi et possibilité d’exprimer son point de vue, son individualité.

Face à cet imaginaire pluriel, les jeunes sont, à priori, méfiants vis-à-vis de ce qui leur est annoncé comme une grande liberté et autonomie ; ils craignent une instrumentalisation de leur participation. 

On retrouve cette approche critique de la participation chez les festivaliers. Si, dans le cadre de notre enquête, ils mentionnent la participation comme étant bel et bien une singularité du festival (59 % des festivaliers interrogés identifient l’événement comme une manifestation organisée par des jeunes), et comme étant globalement perçue très positivement, on observe qu’une partie d’entre eux manifeste une méfiance ou une incrédulité vis-à-vis de l’implication réelle des jeunes. 

En écho à ces imaginaires, nous allons maintenant montrer comment la participation s’est mise en œuvre dans l’action et en quoi elle révèle des formes d’engagements spécifiques pour les jeunes enquêtés. 

Produire un festival : la participation comme « engagement en plan »

On repère un premier régime d’engagement, pour reprendre les termes de Laurent Thévenot, qui correspond à ce qu’il nomme l’« engagement en plan L. Thévenot, L’Action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006. ». En effet, la participation n’est pas évoquée par les jeunes interrogés en tant qu’action familière, spontanée et impromptue. Le fait de « définir un cadre », des étapes, des règles est très explicitement mentionné pour expliquer comment leur expérience de participation a été possible et s’est construite de manière procédurale. La place des cadres et des médiations montre que la participation est d’abord vécue comme un processus organisé, qui s’oppose à la vision de la participation qui ne serait qu’improvisation et auto-gestion, ce que peut véhiculer le discours de la ville en voulant « confier les clefs du camion » aux jeunes organisateurs et organisatrices. Les multiples cadres de travail sont décrits par les jeunes comme étant ce qui leur a permis de se coordonner pour arriver à se mettre d’accord et accomplir des actions. En cela, ils témoignent bien de l’engagement planificateur qui vise à réaliser des actions « normales » et à atteindre un objectif. On décrira dans un premier temps la mise en place de ces cadres, et dans un deuxième temps l’aboutissement de l’engagement dans la forme « festival ».

On repère d’une part une co-élaboration de l’organisation du travail (sélection et mise en place de commissions thématiques [programmation, communication, village associatif, etc.], choix des horaires et des jours des séances de travail). Cette négociation sur le cadre de leur participation peut être interprétée comme une manière de « prendre part J. Zask, Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2011 ; J. Zask, « La participation bien comprise », Esprit, no 7, juillet-août 2020. ». D’autre part, les méthodes de délibération utilisées pendant les séances de travail (débat, vote, pratique du jeu de société, session d’écoute musicale) renvoient aux façons de contribuer et d’« apporter sa part » au projet. Enfin, la reconnaissance et la séparation des expertises entre les différents acteurs impliqués dans l’organisation du festival (jeunes, encadrants, référents, professionnels du secteur culturel) permettent à chacun d’être reconnu dans son rôle et ses demandes, et de « recevoir sa part » en tant que participant. Par exemple, les équipes CFC sont attendues pour leur rôle de confiance et de coordination, les jeunes référents (stagiaires, services civiques au sein de l’équipe CFC) pour leur rôle de coordination et de suivi, et les professionnels du secteur pour leur capacité à transmettre les règles du jeu du secteur musical. Cette répartition des rôles et expertises active des rapports et relations très classiques de transmissions de connaissances mais très valorisantes pour tous.

« On avait vraiment limpression de suivre une formation, parce quelle [la professionnelle de la communication événementielle] nous expliquait assez bien. Évidemment, cétait rapide (moins dune heure), mais cétait plutôt bien, suffisamment concret et précis, sur les objectifs de chaque chose. » (Participante, 25 ans).

La parole experte confère par exemple une valeur forte à certains espaces de décisions. Quand un arbitrage va à l’encontre de l’avis de l’expert, on remarque une fierté supplémentaire chez les jeunes. En témoigne une anecdote récurrente dans nos entretiens, qui raconte le jour où le choix de l’affiche officielle de l’événement a été soumis au vote au cours duquel la préférence des jeunes, entre plusieurs options graphiques, l’a emporté sur celle de la professionnelle de la communication accompagnant le groupe.

La parole experte a du poids pour les jeunes qui estiment bénéficier des connaissances des différents encadrants du projet. On retrouve cette répartition des expertises dans les motivations et les bénéfices déclarés par les jeunes participants à l’issue de cette expérience. Néanmoins, si une grande partie motive sa participation par l’acquisition de compétences à faire valoir dans un C.V., la majorité rattache son engagement à la volonté d’aboutir à la création d’un festival. Le but à atteindre apparaît crucial, surtout si cet événement est bien conforme à ce qu’on attend d’un festival de musique actuelle. Par exemple, la qualité « professionnelle » de l’événement et sa qualification de « vrai festival » provoquent également beaucoup de fierté pour les jeunes.

« Les gens autour de moi avaient un peu des à priori négatifs. Et en fait, j’ai des potes qui m’ont dit “Bah franchement j’ai été mauvaise langue, c’était génial”. Ça n’avait rien à envier à un festival classique ou qui est là depuis longtemps, parce qu’il y a aussi le truc de la “première fois” et pour autant, franchement, ça ne faisait pas amateur. » (Jeune organisatrice du festival, 20 ans).

La forme festival en tant que standard, c’est-à-dire tel un espace reconnaissable de fête mais aussi de pratique culturelle, est évidemment très présente dans le discours des festivaliers. Elle fonctionne comme un référent pour juger l’expérience que l’on est en train de vivre et ce d’autant plus que cette manifestation se déroule pour la toute première fois et n’a pas de précédent. Il est donc remarquable de voir comment les festivaliers interrogés mobilisent ce qu’ils savent d’un festival de musique actuelle afin de pouvoir créditer, légitimer la manifestation qu’ils ont devant les yeux.

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Politiser l’expérience du festival : la participation comme justification

La dimension très structurée et hiérarchisée des formes de participation et l’attachement à la dimension très normée du festival pourraient laisser penser que c’est une rationalité technique qui domine l’investissement et la mise en œuvre de l’événement. Or, il n’en est rien et il apparaît, bien au contraire, que cette manifestation a été fortement investie d’une charge politique et citoyenne. On repère à ce titre un second régime d’engagement, que Laurent Thévenot qualifie d’« engagement en justification » et qui suppose une montée en généralité de l’action qui peut être partagée collectivement L. Thévenot, 2006, op. cit.. En effet, l’analyse des bénéfices et de l’expérience de participation, telle qu’elle est racontée par les jeunes interrogés et les festivaliers, permet de mettre en relief la façon dont ils et elles justifient le festival comme permettant de contribuer au bien commun. Les liens entre motivations, désir de participation, engagement, analyse de l’événement de juin, etc. révèlent une exigence et une préoccupation, de leur part, pour des enjeux sociétaux importants. On en décrira ici trois : la dimension démocratique de l’événement qui s’illustre dans la diversité musicale et la diversité des publics présents, l’inclusion et le soin des publics, et enfin l’image des jeunes en société qui nécessite de leur point de vue une réévaluation de fond.

La notion de « diversité » apparaît dans le discours des enquêtés comme un registre de valeur important. Cette diversité est revendiquée dans les choix de programmation allant de l’esthétique pop rock (Eddy de Pretto, Joanna), au rap (Roméo Elvis, PLK, Noga Erez), en passant par la musique électronique (Ascendant Vierge, Romane Santarelli, Ofenbach, Feder) et les spectacles pour enfants (Tchangara, Pat Kalla & Le Super Mojo). Mais la diversité est également mobilisée par les jeunes pour décrire les festivaliers. Ils estiment en effet que les publics sont variés et sont fiers de cette grande mixité. Ils et elles l’expliquent par leurs choix de programmation, par les efforts réalisés pour construire une programmation de qualité et pouvant répondre à une gamme étendue de goûts musicaux.

Dans les faits, la diversité perçue du public se caractérise principalement par la coprésence de publics aux âges et pratiques diverses. Si la morphologie sociodémographique du public révèle dans un premier temps que celui-ci est fortement homogène, féminin (56 %) et actif (58 %), et en ce sens proche des festivals similaires, il apparaît en effet que Réel compte une part beaucoup plus importante de public jeune (33,3 % des festivaliers ont moins de 25 ans), élève et étudiant (32,5 %). Les deux autres classes d’âges sont les 25-35 ans qui représentent 37 % du public et les 35-55 ans qui représentent 25 % du public. On note que c’est la présence de familles qui a le plus souvent été repérée comme un marqueur de diversité.

« Il y en avait pour tous les goûts. J’ai vu des enfants avec des parents, et c’était tout ok. Enfin le fait que les gens viennent avec leurs gosses ! Alors qu’en festival tu ne viens jamais avec des enfants quoi ! »(Festivalière, 25 ans, Lyon).

La modalité d’accompagnement au festival (entre amis ou en famille) et la motivation (la programmation ou la découverte) semblent alors discriminer les pratiques propres à chacune de ces générations. En conséquence, l’âge constitue une variable fondamentalement discriminante dans l’expérience de festivalier. Les plus jeunes (jusqu’à 25 ans), pour lesquels il s’agit fréquemment d’une première, ont prévu leur venue, l’ont organisée et préparée. Pour la génération suivante (25-35 ans), la fréquentation du festival constitue une opportunité de rencontres entre amis, ainsi que de pratiques multiples (manger, danser, écouter de la musique) qui se combinent selon une infinité de possibles (rien ne semble hiérarchisé dans le cadre de cette sortie). Le public de parents (35-45 ans) a vécu cet événement comme un moment familial avec des attentes liées à leur rôle de parent et aux enfants les accompagnant. La diversité des publics, bien réelle, n’a pas nécessairement conduit à des mélanges et des interactions : elle est plutôt portée comme une vertu du festival, une qualité qui donne de la valeur à celui-ci et qui par effet ricochet donne de la légitimité à la pratique festivalière et la construit en tant que pratique politique, engagée.

Cette présence simultanée de publics de générations différentes a été permise par la mise en place d’un espace vécu comme accueillant, efficace (dans son aménagement et sa signalisation) et surtout sécuritaire. Ce dernier point est particulièrement présent dans les échanges tenus avec les festivaliers et semble rendre compte d’une recherche à la fois circonstancielle (post-Covid, phénomène des « piqûres » en milieu festif…) mais aussi plus attentive aux autres (prévention en milieu festif). Il porte surtout en lui un enjeu majeur, politique, du festival comme espace public inclusif, dans lequel tous et toutes se sentent à leur place. De ce point de vue, la gratuité a été plusieurs fois citée comme un élément qui situe Réel sur cette dimension engagée. Elle permet d’ouvrir le festival à un public d’ordinaire plus « frileux », venu pour « faire un tour ». Ne pas payer une place à l’entrée favorise une fréquentation du lieu guidée par la curiosité, l’envie de « passer voir ce qu’il s’y passe ». Se retrouvent ici des publics peut-être moins habituels, avec une trajectoire festivalière plus aléatoire, plus souple, sans programme précis, et qui n’implique pas de se renseigner ou d’aller assister à chaque concert.

« Voilà, il y a beaucoup d’événements, des gros festivals en France qui sont énormes, mais où les places peuvent être très vite chères et qui ne sont pas ouverts à tout le monde. […] Alors que là, on a croisé des parents avec des enfants, des personnes âgées, tout ça. Le fait que ce soit gratuit, ça ouvre vraiment toutes les possibilités. » (Festivalier, 30 ans, Villeurbanne).

La gratuité du festival est perçue comme le signe manifeste d’une politique d’accessibilité et sa dimension engagée est exprimée tant par la présence associative que par l’ensemble des démarches mises en œuvre par l’organisation. L’implication d’associations qui font la promotion du respect, de la diversité, des gestes citoyens et responsables est remarquée. Elle participe, selon les festivaliers, à l’identité d’un festival conscient et responsable.

« Les associations : c’était très tourné sur l’écologie, le respect.  […] Il y avait l’association pour les femmes qui sortent de boîtes, pour la sécurité la nuit… Je ne savais pas que ce genre d’association existait. […] La diminution des déchets aussi, j’ai vu que ça pourrait être intéressant ! » (Couple de festivaliers, 45 ans et 46 ans, Pierre-Bénite).

Pour finir, la participation des jeunes dans le festival Réel renforce pour beaucoup d’entre eux le désir de s’investir ou de poursuivre leur implication auprès d’associations ou de causes bénévoles. Ils sont convaincus de l’intérêt des engagements collectifs. Celles et ceux pour qui ce n’était pas le cas découvrent les valeurs liées à l’engagement et y adhèrent.

« Le fait est qu’avec le festival, ça m’a donné envie de faire plus. De passer plus de temps libre, que je passais à regarder la télé, maintenant je suis dehors et je me sens utile. Donc c’est une façon de découvrir que je peux être utile […]. » (Jeune organisatrice du festival, 25 ans).

Enfin, du point de vue de ses organisateurs, le festival contribue à donner une bonne image de la jeunesse. La qualité de celui-ci permet de montrer que les jeunes organisateurs sont méritants, qu’ils représentent une jeunesse engagée, utile et citoyenne, à rebours de représentations négatives et stéréotypées. L’une des interviewées insiste, à ce titre, sur la capacité d’apprentissage des jeunes, plaidant ainsi pour la valorisation des néophytes, ceux qui ne sont pas dotés d’un capital (scolaire, économique, etc.). 

« On montre en même temps que les jeunes finalement ne sont pas que des fainéants, qui ne pensent qu’à profiter des événements, qu’à gaspiller de l’argent par-ci par-là… Mais qu’ils sont bien motivés, qu’ils sont bien dynamiques pour mener un projet comme ça. On peut avoir les épaules si on est bien encadrés. On peut en fait assumer cette tâche. » (Jeune organisatrice du festival, 18 ans).

Conclusion

Le festival Réel est un événement relativement inédit car il articule, de prime abord, trois spécificités. La première est la gratuité qui constitue non seulement un déclencheur majeur à la participation des publics mais qui construit aussi un univers d’attentes et de pratiques particulières (autour de l’inclusion, de la participation citoyenne). Deuxième spécificité, la localisation du festival – à la fois proche (le parc est dans la ville) et sans précédent (il n’a jamais été investi pour un tel type de manifestation) – attire un public souvent néofestivalier qui découvre avec cet événement ce qu’est d’être festivalier. Enfin, le jeu entre les codes des festivals de musiques actuelles à la fois respectés (programmation attractive, multiples scènes…) et en partie détournés (entrée libre, espace de repos pour enfants, programmation d’autres formes artistiques…) a été valorisé par tous les participants. 

En ce qui concerne l’expérience de participation au festival, elle est vécue comme intense et résolument positive par les jeunes organisateurs. Les deux régimes d’engagement présentés précédemment (l’investissement procédurier ou planificateur et l’investissement collectif et politique) témoignent non pas d’une contradiction mais d’un équilibre subtil entre deux dimensions de l’expérience culturelle de ces jeunes. D’une part, ils manifestent un respect et une adhésion à un projet qui n’était pas le leur au départ, ce qui révèle de leur part une disposition au dialogue social et à la participation démocratique très ouverte. En valorisant les cadres et la planification de leur participation, tout autant que les valeurs de diversité et d’inclusion, ils manifestent une « citoyenneté exigeante Entretien avec C. Peugny, V. Tiberj, propos recueillis par É. Colin-Madan, « Pour en finir avec une vision désenchantée de la jeunesse », L’Observatoire, no 60, avril 2023. ». D’autre part, la participation et ses régimes d’engagement sont pris dans les mailles d’un imaginaire relatif au bien commun culturel qui n’est, dans le cas étudié ici, pas si large que ça. Si le festival s’impose aussi fortement comme aboutissement idéalisé et forme standard de l’action culturelle, on peut se demander quelles alternatives au bien commun culturel, plus orientées vers l’exercice des droits culturels que vers la mise en forme d’un événement, pourraient être mobilisées par les jeunes lors de prochaines initiatives participatives.

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30.01.2025 à 10:54

L’urbanisme culturel, un mouvement pour des pratiques à la croisée des mondes

Frédérique Cassegrain
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L’année 2023 coïncide avec la naissance de l’association Mouvement de l’urbanisme culturel à Montpellier, à l’occasion de la ZAT (Zone artistique temporaire). Quelles en sont les composantes ? Dans quels types de projets s’incarnent-elles ? Qui contribue à dessiner son paysage à la croisée de nombreux mondes ? Et qu’est-ce que l’urbanisme culturel n’est pas ? Enquête, en discussion avec trois de ses membres fondateurs : Agathe Ottavi (coopérative Cuesta, Rennes), Fanny Broyelle (Mondes Communs, Nantes) et Pascal Le Brun-Cordier (Villes In Vivo, Paris).

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Bus jaune, personnes habillées en jaune, avec une chemise estampillée "Labo" allant à la rencontre d'habitants.
Transfert, une aventure d’urbanisme culturel pilotée par l’association Pick Up Production de 2018 à 2022 à Rezé ~ Nantes. Photo © Chama Cherreau

Avec la création du Mouvement de l’urbanisme culturel, une dizaine de personnes (pour autant de structures Agence nationale de psychanalyse urbaine, Compagnie Mycélium, Compagnie Tangible, Cuesta, Des ricochets sur les pavés, Esopa Productions, Mondes Communs, Pick Up Production, Playtime, POLAU-arts & urbanisme, Stefan Shankland, Villes in Vivo.) se sont fédérées autour de pratiques communes, de valeurs, principes d’action et modes d’agir à la croisée des champs de la culture et des métiers de l’urbanisme et de l’aménagement. « Inscrit dans les enjeux contemporains des transitions, l’urbanisme culturel regroupe un ensemble de pratiques qui contribuent à la transformation des territoires en vue de leur meilleure habitabilité. S’appuyant sur des interventions artistiques et culturelles situées, l’urbanisme culturel crée les conditions de la capacité à agir pour toutes les parties prenantes et influe sur les modes opératoires de la fabrique territoriale. » Tels sont les termes choisis par ses membres fondateurs pour nommer des pratiques plurielles et les réunir sous une même bannière.

Urbanisme culturel : quelles pratiques ?

Quels sont les modes d’intervention des praticien·nes de l’urbanisme culturel La conceptualisation de la notion d’urbanisme culturel a été développée par le POLAU depuis sa création. Ainsi, le Mouvement de l’urbanisme culturel est issu de l’« Académie de l’urbanisme culturel », cercle d’échange « incubé » et accompagné par le POLAU dès 2018. ? Quels sont les contextes d’émergence des projets, les commanditaires et les financements ? Autant de questions formulées pour entrer dans le sujet de l’urbanisme culturel par le terrain et les pratiques quotidiennes de celles et ceux qui en dessinent le paysage contemporain.

Fanny Broyelle est mandatée par une fédération de commerçant·es nantais·es (Unacod), pour écrire un récit qui accompagne une programmation artistique et culturelle financée par la Métropole. Il s’agit d’animer plusieurs quartiers impactés par les grands travaux liés à la transformation du pont Anne de Bretagne et à un nouveau réseau de tramway. La ligne éditoriale s’articule à la temporalité de ce projet urbain. Elle s’appuie sur diverses interventions et situations qui se déploient au fil du temps : chasses au trésor, moments festifs et conviviaux, ateliers d’écriture, personnage public, journal local… « Notre intervention a fait évoluer le programme d’animation porté par l’Unacod en introduisant le projet urbain (dans sa durée et ses étapes) comme ingrédient narratif d’un récit partagé, sur lequel se construisent les différentes actions », résume Fanny Broyelle.

Agathe Ottavi réalise une étude urbaine pour la ville de Lanester, proche de Lorient, à la suite de l’obtention d’un marché public. Dans un contexte de montée des eaux et de recul du trait de côte, la coopérative Cuesta intègre un groupement auprès d’une agence d’architecture et d’urbanisme et intervient sur le volet concertation, en déroulant un projet processuel questionnant les représentations du territoire. La commande initiale se voulait participative, à travers la réalisation d’une fresque, mais a muté, au gré d’une enquête, vers un projet chorégraphique imaginé avec une structure locale de danse en espace public CAMP et la danseuse Raphaëlle Delaunay. Cette danse virale qui mobilise de nombreux habitants, notamment les jeunes publics, autour d’une identité territoriale partagée, laisse sceptiques certain·es élu·es. Le projet pivote alors à nouveau, et se change en film dont la diffusion se fait le prétexte à des discussions avec plusieurs agents et élu·es de la ville. « Pour raconter ces démarches, l’image est peut-être celle des poupées russes : elles s’adaptent en permanence au contexte dans la temporalité longue des projets urbains », nous dit Agathe Ottavi.

À Tremblay-en-France, Pascal Le Brun-Cordier répond à une commande de la municipalité pour la réalisation d’une œuvre artistique dans un parc boisé. Après discussion avec les élu·es, technicien·nes de la ville, mais également avec un collectif d’habitant·es concerné·es par le devenir du parc, au travers d’un processus collectif d’enquête, la commande est reformulée en une commande citoyenne. C’est l’artiste japonais Tadashi Kawamata qui réalise l’œuvre in situBain de Forêt. « D’une commande assez verticale, on est passé à une réflexion collective très horizontale, à la définition collégiale d’enjeux culturels pour cette future œuvre qui, pour le dire en quelques mots, devait permettre de vivre une expérience au cœur du vivant, avec les arbres, d’être dans une relation de résonance avec la forêt. Ce processus citoyen et encapacitant a contribué à bousculer les logiques de décision classique d’une collectivité et le sens même de la commande artistique », précise Pascal Le Brun-Cordier.

Cabanes dans une forêt
Bain de forêt, création de Tadashi Kawamata à Tremblay-en-France – Crédit Droits réservés

Autant de projets parmi la myriade d’initiatives au carrefour de l’art et de l’aménagement, référencés pour la plupart sur la plateforme Arteplan, mise en place par le pôle Arts & Urbanisme (POLAU). Malgré des contextes territoriaux et politiques différents, une large typologie de commanditaires ou de modes de financements, un certain nombre de points communs émergent : la reformulation ou le détournement de la commande initiale, nourris par un diagnostic préalable intégrant une dimension sensible et expérientielle, des coopérations multi-parties prenantes, une dimension in situ et processuelle pour des projets au long cours transcendant les logiques disciplinaires et faisant écho à des enjeux plus larges : environnement, identité territoriale, mémoire collective, relation au vivant. L’urbanisme culturel semble ainsi composer – davantage qu’avec un écosystème d’acteurs, une discipline, un métier, ou un mode de commande en émergence – une méthode.

Ses principes d’action ? En premier lieu : une enquête faite à plusieurs, avec celles et ceux qui vivent les territoires, dans le temps long que cela suppose ; un diagnostic plaçant au cœur la rencontre et l’arpentage, une forme de recherche-action ou d’enquête à la fois sensible et sans-cible comme l’explique Pascal Le Brun-Cordier lors d’une intervention dans le cadre du Diplôme universitaire Espaces Communs : « Elle vise à saisir la vie du territoire au travers de ses dimensions sensibles (Quelles textures ? Quelles couleurs ? Quels rythmes ? Quel environnement végétal et animal ? Quels sons ? Quels symboles ? Quels paysages ? Quels objets urbains hospitaliers/hostiles ? Quels “partages du sensible” avec les voitures, les vivants non humains… ?), en tenant compte de ce qui fait sens pour les habitant·es, jeunes et plus âgé·es (à quoi sont-ils sensibles dans leur quartier ? Quels sujets les préoccupent, les mobilisent, etc. ?), mais aussi ce qui fait problème, ce qui ne va pas, ce qu’ils et elles voudraient changer… Cette enquête est, par ailleurs, “sans cible”, c’est-à-dire qu’elle est ouverte à ce qui arrive, à ce qui se dit, ou se chuchote, ce qui se révèle, avec évidence ou via des signaux faibles, ce qui se raconte au fil des jours et des rencontres… Elle n’est pas orientée par des à priori (ou le moins possible) ; elle n’a pas d’objet précis, au départ, si ce n’est la vie du quartier. C’est une enquête contributive, évolutive, partagée avec les personnes qui y vivent (et non sur eux et elles), qui est aussi un moyen de comprendre avec eux ce qui se joue ici (et non une manière de l’expliquer). »

Autre principe : le temps long, celui du processus et de l’attention, du recalcul constant en fonction du contexte, empruntant à l’urbanisme tactique sa méthode itérative, incrémentale, sa capacité à improviser, pivoter, reformuler. Le tout pour déjouer les schémas linéaires, et intégrer une circularité entre le faire et le réflexif, avoir la capacité d’imaginer d’autres formes d’évaluation du projet, de mesurer sa valeur dans ce qui est élaboré à chaque étape du processus.

Une posture enfin : celle du ménagement (versus l’aménagement du territoire), c’est-à-dire le soin des choses, des personnes et du vivant, la prise en compte du « déjà là » pour favoriser l’« inter-monde », le dialogue entre institutions, artistes et société civile, mais aussi entre professionnels de la fabrique des territoires, citoyen·nes, travailleur·euses culturels et chercheur·euses. Ici se joue la capacité à agglomérer des écosystèmes plastiques, malléables, mis en dynamisme par une intervention artistique, et déjouant la partition binaire entre experts et profanes. L’urbanisme culturel participe ainsi, comme acteur tiers, à une reconfiguration des rôles dans la manière de penser les territoires, valorisant l’expertise habitante. Il s’agit alors, comme l’explique Fanny Broyelle, d’opérer « un saut paradigmatique, en sortant de l’approche techniciste et fonctionnaliste pour aller vers une approche plus relationnelle et culturelle, de dépasser les savoirs experts, technocratiques, en y adjoignant des savoirs plus pratiques, sensibles et quotidiens » pour tendre vers une société conviviale, renforçant le pouvoir d’agir de chacun·e, à laquelle aspirait Ivan Illich I. Illich, La Convivialité, Paris, Seuil, 1973..

Enfants participant à un atelier bois, dans une forêt.
Atelier de fabrication avec des enfants de Tremblay-en-France – Crédit Droits réservés

Quelles visions de la culture et de la fabrique des territoires ?

À quoi répond l’urbanisme culturel ? Quelle vision de la société, de la fabrique de la ville et de la place de la culture défendent ses acteurs ? Quels sont ses potentiels pour le champ culturel face aux enjeux sociétaux contemporains, notamment ceux des transitions ? « [Il] regroupe un ensemble de pratiques qui contribuent à la transformation des territoires en vue de leur meilleure habitabilité. S’appuyant sur des interventions artistiques et culturelles situées, l’urbanisme culturel crée les conditions de la capacité à agir pour toutes les parties prenantes et influe sur les modes opératoires de la fabrique territoriale », peut-on lire ainsi dans le document « Repères » élaboré par les membres du Mouvement de l’urbanisme culturel.

Mais de quelles transitions parle-t-on ? L’urbanisme culturel entend intervenir sur la manière dont un lieu de vie se constitue et se transforme, tant dans les champs de la culture, de la fabrique des territoires que du dispositif démocratique. Pour Pascal Le Brun-Cordier, l’urbanisme culturel apporte également une réponse aux limites de la fabrique urbaine « par le biais d’outils et de méthodes qui permettent d’associer davantage de personnes et ainsi d’ouvrir l’urbanisme à la profondeur de la dimension culturelle de l’habiter » Voir les huit rencontres du cycle sur l’urbanisme culturel OP OP OF (On Pratique, On Parle, On Fête !) organisé par le master Projets culturels dans l’espace public de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, avec le Mouvement de l’urbanisme culturel et l’association Objet(s) Public(s) en 2024/2025. Programme : http://masterpcep.over-blog.com. Une observation que l’on retrouve dans le document fondateur : « Aujourd’hui, le constat est largement partagé quant aux effets négatifs des courants idéologiques dominants en matière de planification urbaine (modernisme, fonctionnalisme) qui “ont gravement négligé la dimension humaine”, pour citer l’urbaniste Jan Gehl, pour finir par générer leurs propres pathologies : ségrégation sociospatiale, étalement urbain, mitage des paysages, envahissement de l’automobile, concentration des sources de pollution et des nuisances, destruction des écosystèmes… Livret « Repères de l’urbanisme culturel », Mouvement de l’urbanisme culturel, octobre 2024. ».

L’urbanisme culturel devient également l’un des outils pour répondre aux limites des formes éculées de la participation citoyenne qu’analysent par exemple Manon Loisel et Nicolas Rio dans leur ouvrage Pour en finir avec la démocratie participative M. Loisel, N. Rio, Pour en finir avec la démocratie participative, Paris, Éditions Textuel, 2024., ou encore la sociologue américaine Sherry Arnstein qui, dès 1969, explorait les différentes significations de la « participation citoyenne » et montrait que, dans la plupart des cas, ces dispositifs relevaient de formes plus ou moins fortes de manipulation. Ainsi l’urbanisme culturel s’inscrit-il également de plain-pied dans une volonté de repenser le pacte démocratique. C’est l’hypothèse de Fanny Broyelle qui voit dans ces modes d’intervention des leviers potentiels pour redonner du pouvoir d’agir à celles et ceux qui vivent les territoires, renforcer la capacité à jouer un rôle sur leur milieu, valoriser leurs savoirs pratiques, sensibles et quotidiens, contribuer à faire valoir leurs récits et imaginaires F. Broyelle, « Aventures artistiques et culturelles en milieu urbain – Émergence et enjeux d’une culture professionnelle contextuelle et écosystémique », thèse de sociologie, Aix-Marseille Université (AMU), 2024.. Des préoccupations en continuité avec nombre de mouvements, hybridant éducation populaire, nouveaux territoires de l’art, artivisme, land art, street art, arts de la rue, art contextuel, urbanisme culturaliste, droits culturels et luttes contemporaines. Une culture des précédents qui infuse dans les pratiques et valeurs des acteurs de l’urbanisme culturel issus de ces généalogies plurielles, citant pêle-mêle le droit à la ville d’Henri Lefebvre H. Lefebvre, Le Droit à la ville, Paris, Éditions Anthropos, 1968. et le droit de chacun à participer à l’intervention sur son cadre de vie, les récentes bifurcations d’architectes et d’urbanistes comme symptômes de la faillite de l’aménagement classique, les mouvements climats. « L’urbanisme culturel n’est pas cantonné à une discipline. Il n’a pas qu’une histoire et c’est ce qui fait la richesse de ce mouvement », résume ainsi Agathe Ottavi.

Quelles cultures pour l’urbanisme culturel ? 

Pour Agathe Ottavi, l’urbanisme culturel est une réponse à une sorte d’impasse de politiques culturelles parfois confinées à un système en huis clos, répétant les mêmes formes et modes d’intervention, mobilisant les mêmes artistes sur des logiques usées. Il compose, avec les droits culturels, des formes de politiques culturelles plus participatives et ancrées territorialement, et concourt à repenser la place de l’artiste dans la société E. Zhong Mengual, L’Art en commun – Réinventer les formes du collectif en contexte démocratique, Dijon, Les presses du réel, 2019..

Les sphères de sollicitation peuvent être très différentes : politique de la ville, art en espace public, participation citoyenne ou grands projets urbains, tantôt dans un cadre subventionné, tantôt par le biais d’appels à projet ou de marchés publics. On observe ainsi un glissement de la manière de penser le lien entre intervention artistique et aménagement du territoire. Longtemps cantonné au référentiel de la ville créative, l’urbanisme culturel s’intègre aujourd’hui à d’autres types de commande, faisant passer la place de la culture dans la ville « d’une logique d’attractivité à une logique d’attachement » selon les mots de Pascal Le Brun-Cordier. Il est également porteur, pour les commanditaires, d’une promesse de sortie de l’entre-soi du monde de la culture. Une tendance renforcée dans la période post-covid : « Face aux projections durant la crise sanitaire de “culture non essentielle”, tout d’un coup, ce que nous fabriquons dans notre coin depuis des années intéresse les politiques culturelles », résume Agathe Ottavi.

L’urbanisme culturel s’adosse très explicitement aux droits culturels et – au-delà ou en deçà des méta-discours – devient un levier pour la mise en pratique de ceux-ci, de façon plus sensible et tangible. Un potentiel progressivement perçu par les institutions et équipements culturels afin de s’aligner avec leurs contextes, réaffirmer la culture comme un tissu de relations et, comme l’explicite Fanny Broyelle, « re-tramer avec tous les acteurs d’un même territoire pour agir ensemble, en prendre soin et dégager des attachements ». Des enjeux nommés de plus en plus explicitement dans les candidatures à des scènes nationales ou dans les projets d’établissements : « Je pense qu’il est question de la porosité entre ce qui se passe à l’intérieur des équipements et en dehors d’eux. Il y a tout un travail à faire sur ces frontières, sur les lisières, les parvis, les halls d’accueil. Ce sont des espaces à venir travailler demain », ajoute Agathe Ottavi.

Se fédérer, faire mouvement

Artistes, ingénieur·es culturels, designers, architectes, urbanistes, facilitateur·ices… font désormais partie du Mouvement de l’urbanisme culturel et seront bientôt rejoints par nombre de signataires aux pratiques proches de ses cofondateur·ices. Cette formalisation d’une dynamique collective dans une gouvernance associative coïncide avec la volonté de générer des espaces d’encapacitation mutuelle entre praticien·nes et de partage pair-à-pair, d’analyser des difficultés communes au sein d’une communauté attentive à des formes de coopération capables de légitimer la démarche de chacun de ses membres. Le tout avec une volonté affirmée de reconnaissance de ces pratiques et une vigilance de tous les instants pour que ce processus d’institutionnalisation s’opère avec nuance et en coconstruction. En effet, il s’agit d’éviter les dérives d’une création artistique mobilisée systématiquement comme agrément, ou « cerise sur le gâteau » selon les termes de Pascal Le Brun-Cordier pour qui l’alternative est plutôt « la stratégie du clafoutis », c’est-à-dire « placer les cerises artistiques et culturelles dans le gâteau, au cœur des processus de ménagement des territoires » Cf. « Art et urbanisme : de la cerise sur le gâteau au clafoutis. Entretien avec Pascal Le Brun-Cordier », Urbanisme, no 438, été 2024. https://www.urbanisme.fr/bruits-de-ville/villes-in-vivo-un-reseau-dacteurs-culturels-et-urbains/. Et ne pas perdre de vue l’objectif premier : associer habitant·es, parties prenantes, artistes, élu·es et technicien·es à toutes les étapes des projets, pour faire évoluer les propositions artistiques et créer de nouvelles situations.

À cette date, seulement deux marchés publics d’urbanisme culturel ont été publiés. Signe qu’un marché émerge, quoique timidement, et, comme le formule Agathe Ottavi, que « d’un détournement des cadres nous passons à une commande qui les intègre ; du bricolage nous passons à un cadre serein comportant néanmoins le risque que l’urbanisme culturel devienne un marché »Autrement dit, des logiques concurrentielles pourraient venir supplanter la dynamique de coopération que le mouvement a cherché à impulser. L’une des réponses peut être trouvée dans l’explicitation des valeurs qui y sont à l’œuvre, la pédagogie et le plaidoyer pour éviter chez les commanditaires des interprétations trop dissonantes de ce qu’est l’urbanisme culturel. La question de la formation, quant à elle, peut faire débat. Pascal Le Brun-Cordier dirige depuis 2005, à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, le master Projets culturels dans l’espace public, qui forme notamment de futur·es professionnel·les à l’urbanisme culturel. Agathe Ottavi et Fanny Broyelle préfèrent évoquer des pratiques, et non un métier. Le défi est de « réussir à infuser et non à spécifier », résument-elles.

Tous trois s’accordent sur le potentiel d’infiltration de l’urbanisme culturel dans tous les champs qu’il traverse, et ainsi déplacer les méthodes, rôles et postures des maîtrises d’ouvrage ou des maîtrises d’œuvre. Dans le radar de la Direction générale des patrimoines et de l’architecture (DGPA) au sein du ministère de la Culture, l’urbanisme culturel s’intègre aujourd’hui à la feuille de route du groupement d’intérêt public L’Europe des projets architecturaux et urbains (EPAU) avec une mission de préfiguration d’un programme intitulé « Culture et aménagement » Le programme « Culture et aménagement » s’appuie notamment sur les travaux du POLAU, à savoir le Plan-Guide « Arts et aménagement des territoires », 2015, le Rapport d’opportunité, loi LCAP 2016, art. 6 (1 % travaux publics) que Maud Le Floch (POLAU) a rédigé pour le gouvernement et le protocole « clause culture » que travaille le POLAU depuis 2021 avec les ministères de la Culture et de la Transition énergétique. Le protocole vise à faciliter l’intégration de démarches culturelles dans les projets d’architecture, d’urbanisme et d’aménagement, par l’insertion de clauses spécifiques dans les marchés publics. À suivre, le POLAU prépare actuellement la publication de ressources à l’attention des maîtrises d’ouvrage et des acteurs culturels.. Les années à venir montreront comment l’urbanisme culturel essaime dans le design des politiques culturelles.

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