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02.10.2025 à 11:41

L’injonction à produire de la participation dans les créations théâtrales et ses dérives

Frédérique Cassegrain
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Longtemps tenues éloignées de la programmation des institutions théâtrales, les créations participatives gagnent aujourd’hui leurs lettres de noblesse en figurant en bonne place dans les programmes de saison. Si les « présences ordinaires » au plateau rendent manifeste la participation du plus grand nombre à la vie culturelle souhaitée par les pouvoirs publics, les coulisses trahissent une situation moins idyllique pour les professionnels comme pour les amateurs.

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Personnes dont on ne voit que les jambes et les pieds sur une scène de théâtre
© Adobe Stock

« Participez ! », « Soyez acteur ! », « À vous de jouer ! », etc. Qu’elles soient d’abord destinées à des amateurs Considérés ici comme ceux « qui pratiqu[ent] le théâtre sous toutes ses formes sans en faire [leur] métier » (« Non, le “participant” n’est pas un amateur », entretien avec M.-M. Mervant-Roux, L’Observatoire, no 40, 2012, p. 13-15)., à des publics éloignés de l’offre et de la pratique culturelle, ou les deux, les invitations à participer à des projets scéniques sont devenues monnaie courante dans la communication des institutions du théâtre public. Elles convient les gens à prendre part, non plus seulement à des ateliers pratiques (susceptibles de donner lieu à des restitutions), mais à des créations artistiques intégrées aux programmations. Celles-ci prennent essentiellement deux formes : les créations localisées (dites « one-shots »), développées spécifiquement pour les amateurs ou les habitants d’un territoire, et les créations à contributeurs non professionnels changeants qui mobilisent, au plateau, dans des proportions très variables, des participants renouvelés dans chaque ville où elles sont présentées.

En contribuant au déploiement de ces créations à dimension participative, les institutions du spectacle vivant répondent à la demande des pouvoirs publics d’œuvrer en faveur de la refondation du lien social et de la participation du plus grand nombre à la vie culturelle. Elles cherchent également à prévenir le reproche d’entre-soi qui leur est souvent adressé, et à satisfaire l’appétit expérientiel et le désir de convivialité – amplifiés par la crise de la Covid-19 – qu’elles perçoivent chez des publics dont elles redoutent la désaffection. Elles obéissent ainsi en partie à des impératifs politiques et économiques, dont on peut craindre qu’ils influencent négativement la création. Aussi le monde du spectacle vivant nourrit-il de longue date des appréhensions à l’égard de l’injonction à produire de la participation dans les créations scéniques. En mettant cette méfiance en regard du développement des créations à dimension participative au sein des institutions, le présent article invite à interroger les risques auxquels les acteurs impliqués dans ces créations sont actuellement confrontés.

Une validation artistique et institutionnelle qui change la donne

Les créations à dimension participative suscitent plusieurs types d’inquiétudes dans le monde du spectacle vivant. Sur le plan économique, on fait grief à ces productions de mobiliser une main-d’œuvre qu’elles n’ont pas obligation de rémunérer L’article 32 de la loi LCAP promulguée le 7 juillet 2016 a officialisé cette possibilité en prévoyant une dérogation à la présomption de salariat pour les structures qui font participer des non-professionnels en lien avec une mission d’accompagnement de la pratique amateure ou de la pédagogie., et d’accentuer ainsi les difficultés d’emploi dans le spectacle vivant. Sur le plan artistique, le déficit de formation et d’expérience scénique que présentent à priori les non-professionnels par rapport aux artistes interprètes, ainsi que les contraintes exogènes qu’ils introduisent dans les processus de création (disponibilité limitée ou fluctuante, finalités extra-artistiques, etc.), font peser un soupçon de manque d’autonomie et de moindre qualité sur les spectacles qui les mettent en scène. Or, quand la légitimité artistique d’une catégorie de créations est mise en cause, à fortiori quand les spectacles concernés induisent un important travail de nature sociale, la déconsidération dont pâtissent les créateurs risque de nuire à leur trajectoire. Dans le système très hiérarchisé du théâtre public, les artistes qui collaborent régulièrement avec des non-professionnels peuvent en effet connaître un déficit de reconnaissance qui porte préjudice à leur capacité de production. Le dernier type de préoccupations, moins présent dans le discours des acteurs des institutions culturelles, renverse les perspectives en n’accordant plus la priorité aux intérêts de l’art et des artistes, mais à ceux des non-professionnels impliqués. Leur participation est alors considérée comme forcément insuffisante, voire potentiellement néfaste, à partir du moment où les processus de création sont régis par des artistes qui demeurent seuls signataires des créations, et soumis à des conventions que les non-professionnels maîtrisent mal.

Face à l’intérêt que connaissent les créations à dimension participative dans les institutions du théâtre public depuis une dizaine d’années, certains des risques identifiés par les professionnels du secteur se sont paradoxalement atténués. Il importe tout d’abord de souligner que l’augmentation du nombre des créations n’est pas seulement liée à une progression de la demande des institutions, mais qu’elle repose sur des dynamiques artistiques qui rendent la collaboration avec des non-professionnels éminemment désirable à des artistes parfois très reconnus. On assiste en effet à la convergence de trois courants artistiques – performatif, documentaire et relationnel – qui favorisent l’accroissement sur les plateaux de ces « présences ordinaires », dont les créateurs apprécient les qualités « anti-spectaculaires », testimoniales et/ou interactionnelles. Cela améliore le statut dont jouissent les créations qui accueillent ces présences, de plus en plus reconnues pour leur valeur artistique, comme en atteste leur inscription accrue dans les saisons théâtrales des institutions. Il est à cet égard particulièrement significatif que des spectacles issus d’ateliers destinés au jeune public, habituellement considérés comme relevant de l’action culturelle, fassent aujourd’hui l’objet d’une requalification artistique dans certains lieux, où les brochures soulignent leur place « au cœur de la saison, sur le grand plateau du théâtre Brochure 2023-2024 du TNP. », comme c’est le cas avec la Troupe éphémère du TNP. Dans ce contexte de revalorisation, les artistes sollicités pour prendre en charge des créations participatives n’ont plus autant à craindre que leur reconnaissance en souffre ; leur crédit peut même s’en trouver conforté.

On pourrait imaginer que le renforcement mutuel des motivations artistiques et institutionnelles qui semble ainsi s’opérer profite à ces créations au point d’en faire une menace pour l’emploi des artistes-interprètes. On note toutefois que leur part demeure statistiquement très réduite. Pour la saison 2023-2024, les créations localisées et créations à contributeurs non professionnels changeants que comptent les programmations des institutions du spectacle vivant ne représentent ainsi que 2,9 % des spectacles qui y sont proposés J’ai opéré ce recensement à partir des programmations artistiques 2023-2024 des théâtres nationaux, CDN, CCN, Scènes nationales et CDCN. Les créations valorisées dans les rubriques « action culturelle » des brochures sont exclues du décompte., alors même que le développement des propositions participatives est encouragé par l’Olympiade Culturelle. Cela s’explique tout d’abord par le fait que le recours à des non-professionnels dans des productions professionnelles est limité quantitativement, le nombre de représentations associant pratique amateure et pratique professionnelle dans un cadre lucratif par structure et par an ne pouvant en principe dépasser cinq représentations Ce peut être huit représentations quand des troupes d’amateurs sont concernées (décret du 10 mai 2017, relatif à la participation d’amateurs à des représentations d’une œuvre de l’esprit dans un cadre lucratif).. Produire et diffuser ces spectacles s’avère par ailleurs très exigeant ; d’une part, parce que le budget dédié à l’accompagnement des non-professionnels les rend, contrairement aux idées reçues, relativement coûteux (on soulignera au passage que cette prise en charge nécessite presque toujours le recrutement de plusieurs artistes-interprètes) ; d’autre part, parce que les faire advenir s’avère souvent logistiquement compliqué.

État des risques : ce que révèle l’expérience des acteurs

Que certaines menaces semblent s’atténuer à la faveur des évolutions récentes ne signifie nullement que les créations à dimension participative se développent sans heurts au sein des institutions du théâtre public. Leur croissance suscite des tensions, et expose à des risques, qu’il importe d’identifier pour éviter que l’encouragement à la participation ne s’exerce aux dépens de celles et ceux qui s’y engagent. La recherche que je consacre depuis quelques années aux créations associant des non-professionnels dans les institutions culturelles m’a amenée à réaliser des observations de terrain et à interroger un grand nombre d’artistes, de personnels administratifs et de participants. Les différents acteurs impliqués dans ces créations les plébiscitent très largement au titre de l’ouverture à l’autre qu’elles favorisent. Leurs expériences n’en témoignent pas moins, même s’ils ne le conscientisent pas nécessairement comme tel, que les créations participatives peuvent engendrer des formes d’instrumentalisation (et donc de négation de l’autre), imputables à trois types de dérives. 

Dans la très grande majorité des projets, l’ambition de faire œuvre n’est pas perçue comme s’exerçant aux dépens des participants. Les équipes de création et les lieux qui les hébergent apportent un soin marqué à l’accueil et à l’accompagnement des non-professionnels. Première forme de manquement constaté : certaines créations à contributeurs non professionnels changeants détonnent cependant par le caractère minimal de l’accompagnement qu’elles proposent aux participants qui les rejoignent en tant que figurants. Le temps que ces derniers passent avec les metteurs en scène et les interprètes professionnels est quasi inexistant, et il ne leur est pas donné de voir le spectacle (à travers un filage ou au minimum une captation) pour apprécier comment leur collaboration s’y inscrit. Certains estiment en outre manquer cruellement de temps de répétition pour aborder sereinement les tâches parfois complexes qu’on leur confie, et sont d’autant plus déconcertés d’essuyer des réprimandes lorsque des incidents se produisent durant les représentations. De fait, concernant l’accueil des participants, les compagnies s’accommodent parfois de protocoles insuffisamment réfléchis sur le plan éthique, les structures de diffusion formulant rarement d’exigences à cet endroit. Particulièrement quand le niveau réputationnel des compagnies leur assure d’être diffusées et d’attirer des amateurs, la banalisation du recours à la participation peut alors induire des formes d’exploitation. On observe toutefois que ces dernières ne passent pas inaperçues auprès des participants, et notamment des habitués des projets participatifs, dont la capacité à identifier d’éventuels abus s’affûte à mesure qu’ils prennent part à des aventures de création.

Sur les plateaux comme dans les bureaux, il faut gérer l’accompagnement spécifique que requièrent les non-professionnels, et les contingences qui vont avec.

Deuxièmement, la reconnaissance dont jouissent certains créateurs faisant participer des non-professionnels ne doit pas masquer les difficultés auxquelles d’autres sont confrontés. Il existe des écarts dans la manière dont les créations à dimension participative sont envisagées et accompagnées, d’un lieu à l’autre, et parfois d’un service à l’autre. Elles ne sont pas en effet uniformément reconnues au sein des institutions du spectacle vivant, où leur position demeure donc instable. Dans la mesure où elles se situent à la croisée de l’action culturelle et de la création artistique, elles peuvent être vues comme relevant de la première plutôt que de la seconde, et bénéficier le cas échéant d’un cadre d’accueil moins favorable que les créations pleinement considérées comme telles (temps de plateau restreint, espaces de répétition mal équipés, communication réduite…). Cela peut alimenter de fortes tensions, particulièrement quand ces conditions sont en décalage par rapport à celles obtenues dans d’autres institutions partenaires. D’un côté, des compagnies considèrent que la place faite à leur création est insuffisante ; de l’autre, des lieux leur reprochent d’occuper trop de place (parfois littéralement). Cela montre combien il importe de s’accorder précisément en amont sur les modalités d’accueil des créations à dimension participative, qui ne vont visiblement pas de soi. Cela témoigne également de ce que le risque d’une instrumentalisation de la création subsiste, certaines institutions s’intéressant essentiellement aux créations avec des non-professionnels pour la participation qu’elles rendent possible, et leur assignant de ce fait une place et des moyens qui les contraignent (non sans fragiliser dans le même temps l’enjeu participatif qu’elles entendent prioriser, en augmentant le risque que des participants se retrouvent face au public sans avoir le sentiment d’y avoir été suffisamment préparés).

Le troisième type de difficultés observées présente la spécificité de concerner tous les projets, à commencer par ceux qui se distinguent des cas précédemment évoqués parce que les différents acteurs impliqués disent y trouver leur compte. Des équipes de création se réjouissent d’y expérimenter de nouvelles façons de faire et créent, avec une exigence qui leur semble reconnue, des œuvres qu’elles présentent devant un public constitué pour partie de personnes qui ne fréquentent pas habituellement les salles de spectacle. Des aventures collectives y prennent forme, rassemblant (souvent en nombre) des individus aux profils pluriels, dont on s’attache de plus en plus à ce qu’ils comprennent des personnes éloignées de l’offre culturelle. Servir conjointement ces objectifs artistiques et sociaux constitue indéniablement une gageure – mais c’est précisément ce qui est attendu des créations à dimension participative au sein des institutions du théâtre public. Pour les équipes de production et de création qui portent ces projets, mais aussi pour les chargés des relations avec le public des lieux qui les accueillent, « c’est un boulot monstrueux ! » (sic). Sur les plateaux comme dans les bureaux, il faut gérer l’accompagnement spécifique que requièrent les non-professionnels, et les contingences qui vont avec. Des conflits intergénérationnels, un amateur qui contrôle mal un mouvement et en blesse un autre, une crise d’angoisse pendant les répétitions, un participant sans papiers envoyé en centre de rétention : à chaque projet ses tribulations… Quand des personnes fragilisées sont impliquées, les professionnels de la scène peuvent être exposés à des situations de détresse matérielle et morale d’autant plus éprouvantes psychologiquement qu’ils n’ont pas été formés à les affronter. Pour développer un travail créateur respectueux des besoins des participants et des professionnels investis, il faudrait que des moyens renforcés soient attribués aux équipes. Or, c’est souvent l’inverse qui se produit, du moins pour les créations localisées, puisqu’elles disposent de budgets réduits par rapport aux autres productions. On touche là sans doute à l’une des dérives les plus inquiétantes de l’injonction à produire de la participation dans la création théâtrale : elle fait peser des demandes décuplées sur les professionnels, qui nécessitent un investissement personnel considérable de leur part, sans que les efforts spécifiques qu’ils déploient ne soient suffisamment financés et accompagnés. À l’heure où les enjeux liés à la qualité de vie et aux conditions de travail deviennent une préoccupation importante pour le secteur du spectacle vivant, la question peut-elle encore être éludée ?

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25.09.2025 à 10:51

Vers une politique culturelle de la découvrabilité

Frédérique Cassegrain
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Dans un environnement numérique où les grandes plateformes accaparent notre attention et où nos choix sont gouvernés par des « architectures invisibles », les fameux algorithmes, comment garantir l’accès, la diversité et la pluralité des expressions culturelles en ligne ? Cette question est au cœur de l’idée de « découvrabilité » et ouvre un certain nombre de pistes dont il est urgent que les politiques culturelles se saisissent.

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Miroirs sur le sol qui renvoient le reflet d'immeubles
© Coffee curtains – Unsplash.

Pourquoi et comment s’emparer de la notion de découvrabilité ? Le monde de la culture est traversé, voire bouleversé, par des pratiques numériques devenues massives Ph. Lombardo, L. Wolff, Cinquante ans de pratiques culturelles en France, DEPS, ministère de la Culture, 2020.. Streaming audio et vidéo, communautés de prescription via les likes, commentaires et republications… les publics et acteurs des industries culturelles enrichissent ces contenus en ligne depuis plus de trente ans. Si ce régime de l’abondance est gage de diversité, il ne l’est pas nécessairement du point de vue de l’accès. L’offre numérique sur les plateformes étant concentrée autour d’un nombre limité d’acteurs internationaux qui maîtrisent à la fois l’économie du secteur, la collecte des données de navigation et les systèmes de recommandation algorithmiques, il en découle des effets de disproportion notables tant dans la sélection des contenus « mis en avant » selon des logiques de popularité, que du point de vue d’une diversité linguistique (rappelons que l’immense majorité d’entre eux est en anglais alors même qu’ils ne représentent que 30 % de l’ensemble de l’offre sur le Web). Or la découvrabilité des contenus culturels en ligne dépend de trois facteurs essentiels : leur disponibilité (existence effective sur le Web), leur visibilité (mise en avant sur les catalogues, recommandations algorithmiques personnalisées), mais aussi leur accessibilité (gratuité, possibilité de téléchargement, compatibilité avec les terminaux et logiciels numériques ou encore traduction en plusieurs langues) sur les différentes plateformes. 

Passé une approche strictement technique, la découvrabilité vient surtout interroger les conditions de la rencontre d’une œuvre avec son public. Elle soulève en cela une question centrale de politique culturelle : comment garantir l’accès, la diversité et la pluralité des expressions culturelles en ligne, dans ces environnements d’abondance de contenus, à fortiori quand le choix est, majoritairement, gouverné par des « architectures invisibles », les fameux algorithmes ?

Pour conduire cette réflexion, ce numéro de L’Observatoire s’est appuyé sur une recherche menée par des universitaires québécois et français dans le cadre d’un appel à projets conjoint entre le ministère de la Culture français (Direction générale des médias et des industries culturelles) et le ministère de la Culture et des Communications du Québec qui ont, de longue date, exploré ces problématiques. Il ne s’agissait pas d’inventorier de bonnes pratiques ou d’axer uniquement le travail sur la gouvernance des algorithmes, mais de mettre en regard les conditions contemporaines de la visibilité des expressions culturelles et des contenus artistiques et la façon dont les politiques culturelles sont susceptibles de s’en saisir. Sur ce point, et selon les contextes, plusieurs doctrines peuvent coexister : celle de la démocratisation culturelle (pour donner accès et diffuser la culture au plus grand nombre), celle de la souveraineté culturelle (pour défendre une identité linguistique menacée) et celle de l’exception culturelle (pour préserver la culture de la domination marchande). S’y ajoute également une approche par les droits culturels, c’est-à-dire, entre autres, le droit de prendre part à la vie culturelle et de faire connaître et reconnaître une pluralité de références. 

De l’usager prescripteur à l’intelligence culturelle distribuée

Au-delà des dimensions sociotechnique et juridique de la découvrabilité qui vont de l’encadrement légal des plateformes et des algorithmes jusqu’aux instruments juridiques mobilisables pour garantir un accès équitable à une diversité de contenus, les travaux de cette équipe de recherche et les auteurs de ce numéro ont mis en lumière deux autres perspectives. 

La première porte sur les aspects humains qui sous-tendent ces dynamiques. Ceux-ci se traduisent à la fois par le rôle stratégique joué par les gatekeepers dans l’industrie musicale, par la médiation aux contenus opérée par les professionnels de la culture, mais aussi par la place et les actions en ligne des usagers, quelles qu’en soient les formes. Les outils numériques ont en effet donné à chacune et chacun la capacité de produire, diffuser et prescrire des contenus. Ce qui a été construit grâce à l’architecture décentralisée d’Internet se traduit aujourd’hui dans les dynamiques culturelles, qu’elles soient en ligne ou en présentiel. Aussi les pratiques des usagers composent-elles une grande part de la valeur culturelle des contenus et des services, et sont le moteur des mécanismes participatifs sur les plateformes contributives P. Collin, N. Colin, Mission d’expertise sur la fiscalité de l’économie numérique, janvier 2013.. Dès les années 2000, Lawrence Lessig constatait que « l’intelligence ne réside plus au centre mais dans les périphéries L. Lessig, Free Culture. How Big Media Uses Technology and the Low to Lock Down Culture and Control Creativity, New York, Penguin Press, 2004. ». Cette « intelligence culturelle » distribuée façonne désormais l’environnement culturel en ligne en même temps que les stratégies industrielles et économiques, car nos « gestes numériques » – post, like, scroll, commentaires, partage, recherche, abonnement… – contribuent largement à alimenter les algorithmes. 

« L’intelligence dans les périphéries » de Lessig devient alors une notion clé : c’est depuis les marges, les communautés, les usages quotidiens que se produit la valeur des environnements numériques. Cela n’a pas échappé aux géants du Web qui ont utilisé ces nouvelles formes de production de valeur et d’intermédiation : d’une certaine manière, on pourrait dire qu’ils ont capté cette intelligence à leur seul profit, pour alimenter leurs propres économies et services en ligne. Sous couvert d’innovation et de révolution des usages, ces acteurs se développent en suivant les logiques classiques des industries culturelles par la concentration économique, technologique et informationnelle. 

Toutefois, malgré cette situation de monopole détenue par quelques grands acteurs économiques, nous devons pouvoir lui articuler la réalité d’un Internet décentralisé. Pour sortir de cette problématique qui guide, depuis plusieurs années, les efforts en matière de régulation menés au niveau européen ou national, il faudrait pouvoir penser les plateformes ou les médias sociaux dans la culture comme un service public de la culture dématérialisé, tel qu’on a pu l’envisager pour d’autres politiques publiques, et la place particulière que les usagers seraient amenés à y jouer. 

Pourquoi proposer cette hypothèse ? Depuis plus de dix ans, l’État dématérialise ses services publics – caisse d’allocations familiales, démarches en mairie, trésor public, formations… –, mais, étape après étape, on n’a pu que constater un non-recours des usagers à leurs droits sociaux, reflet criant de la difficulté technique, économique, cognitive et culturelle d’une partie de la population qui ne sait ni utiliser ni se repérer dans les environnements numériques. Ce taux important d’illectronisme représente encore aujourd’hui entre 15 % et 20 % de la population française Insee, Insee Première, no 1953, juin 2023.. La transformation numérique des services publics n’a donc pas supprimé les besoins d’accompagnement, elle les a démultipliés et a nécessité davantage de médiation humaine. Par ailleurs, cette dématérialisation a aussi rendu l’usager coproducteur du service public comme le montrent de récentes analyses Défenseur des droits, Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, Rapport 2022.. Nous l’avons toutes et tous vécu durant les périodes de confinement de la crise sanitaire entre 2020 et 2021 lorsque, depuis chez nous, nous avons coproduit de l’école, du travail, de l’institution… derrière notre écran d’ordinateur ou notre tablette, prenant dès lors conscience que le numérique garantissait une continuité sociale. Dans le champ culturel, cette analyse trouve un terrain de résonance intéressant : depuis les années 2000, l’usager ne se contente pas de produire ou d’accéder à des contenus, mais, d’une certaine manière, il coproduit des services culturels, des contextes et expériences artistiques, des récits selon un principe de réception-production de l’information, et exprime son potentiel de « devenir auteur J.-L. Weissberg, « Retour sur interactivité », Revue des sciences de l’éducation, no 25(1), 1999. » tel que l’a conceptualisé Jean-Louis Weissberg. Peut-être y a-t-il là une perspective stimulante pour la coproduction des services publics dématérialisés : proposer que les usagers et publics participent davantage à la construction même des conditions de la découvrabilité des contenus en ligne ? Cette approche permettrait de dépasser les positions défensives que l’on rencontre souvent dans les milieux et institutions de la culture quand on traite des impacts du numérique. Positions qui freinent ce secteur pour trouver une place dans les transformations en cours. 

Découvrabilité : des politiques culturelles numériques territorialisées 

La seconde perspective qui ressort des réflexions abordées dans ce numéro serait de déplacer la focale vers les territoires. 

Le territoire est en effet l’espace dans lequel continue de se penser l’accès à la culture et à la création à partir des équipements, mais aussi l’espace dans lequel nous « situons » nos pratiques numériques : on regarde un film depuis son canapé, pas dans le cloud ! On écoute de la musique dans les transports, pas de manière virtuelle. Une rame de train ou de métro devient une salle de cinéma ; et une chambre ou un salon, une salle de danse ! Les cultures à domicile étudiées par Olivier Donnat O. Donnat, « Démocratisation de la culture : fin… et suite ? », dans Jean-Pierre Saez (dir.), Culture & Société. Un lien à recomposer, Toulouse, Éditions de l’Attribut, 2008. dans les années 2000 sont aujourd’hui connectées, reliées et fondent des communautés culturelles ainsi que des expériences culturelles hybrides. 

Les plateformes ne peuvent plus être appréhendées seulement comme des dispositifs de médiations « neutres », mais certainement comme des « équipements culturels » à part entière. En dehors des grandes plateformes qui accaparent l’attention existe une palette étendue de dispositifs qui mettent en lien contenus et publics, et qui ont une incidence territoriale forte. Cela concerne tout autant des plateformes gérées par des scènes de musiques actuelles (à l’image de L’Électrophone en Centre-Val de Loire ou de SoTicket), d’autres dédiées aux patrimoines (telle que Nantes Patrimonia), des médias et services de vidéo à la demande spécialisés sur des « offres de niche » (le documentaire de création avec Tënk, la création sonore avec Arte Radio, le film jeunesse avec MUBI…), mais aussi un dispositif national tel que le pass Culture. Tous jouent un rôle de prescription et d’organisation de la contribution culturelle à une échelle territoriale. Aussi, le territoire peut-il être l’espace d’une alternative à la prescription venant des Gafam, par un travail collectif sur les offres, les besoins, les pratiques et les esthétiques… 

Inventer des politiques culturelles pleinement numériques, c’est donc imaginer une continuité entre création, production, diffusion, médiation, accessibilité, diversité et contribution. C’est aussi articuler pratiques en ligne, via des plateformes ou des dispositifs, avec des pratiques en présence, que ces dernières s’expriment dans des lieux, chez soi, dans la rue… ou qu’elles soient produites par des amateurs, des usagers, des artistes et des professionnels. Autrement dit, il s’agit de concevoir une politique de la médiation pour garantir l’accessibilité aux contenus, accompagner les usages et répondre à un illectronisme culturel portant sur le sens et l’appropriation des outils. Pour y parvenir, il devient nécessaire de cultiver la capacité à investir les environnements numériques, à en comprendre les logiques, les rapports de force, les potentiels, les pouvoirs d’agir en tant qu’artistes, politiques, techniciens, publics, citoyens… C’est ainsi que pourra prendre forme une véritable politique de la contribution : en soutenant et en légitimant les formes de la prescription entre pairs et la coproduction de la découvrabilité. Cette perspective invite alors à intégrer pleinement la participation des usagers dans les stratégies publiques de diffusion, d’indexation, de recommandation sur les plateformes, mais aussi dans l’ensemble des dispositifs d’information, de communication et de prescription des offres culturelles (site web des équipements culturels, réseaux sociaux…). 

À ce titre, nous pourrions imaginer passer d’une économie des attentions par les plateformes, au développement d’une écologie de l’attention chère à Yves Citton Y. Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014., qui prendrait forme à travers un souci conjoint des usagers à faciliter, de pair à pair, l’accès à la diversité des œuvres et des contenus en ligne. 

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18.09.2025 à 09:49

L’instrumentalisation de la culture au service de l’idéologie illibérale

Frédérique Cassegrain
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Une bataille idéologique se joue sur le terrain de la culture. En instrumentalisant le patrimoine, la musique ou les réseaux sociaux, les courants illibéraux diffusent leurs idées de manière douce mais efficace. De la Russie à la France, en passant par les États-Unis, l’historienne et politiste Marlène Laruelle décrypte les mécanismes de cette infrapolitique et alerte sur la nécessaire contre-offensive des démocraties.

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© Cotton bro – Pexels

Pouvez-vous commencer par définir la notion d’« illibéralisme » et notamment la différence que vous faites avec le populisme ?

Marlène Laruelle – Le populisme n’a pas vraiment de contenu idéologique, il peut être de droite ou de gauche. Il s’agit plutôt d’un style, d’une rhétorique, où l’on oppose des élites corrompues à un peuple supposé vertueux. L’illibéralisme est une famille idéologique reposant sur le constat que le libéralisme politique, entendu comme projet centré sur la liberté individuelle et les droits humains, a échoué ou a été trop loin. La solution, pour les illibéraux, s’articule autour de cinq points : renforcer la souveraineté de l’État-nation contre les institutions multinationales ; privilégier le réalisme en politique étrangère La théorie réaliste dans les relations internationales part du principe que la guerre est inévitable car l’utilisation de la puissance est le facteur principal des relations interétatiques ; tandis que la théorie libérale s’appuie sur une interdépendance des États et promeut la création de règles internationales favorisant la paix. (source : www.vie-publique.fr) ; imposer une homogénéité culturelle contre le multiculturalisme ; faire primer les droits de la majorité sur les droits des minorités ; célébrer les valeurs traditionnelles contre les valeurs progressistes.

Ces cinq éléments peuvent être déclinés de manière modérée ou radicale selon les cultures politiques. Il en existe des versions différentes selon les pays : en régime autoritaire (comme la Russie de Poutine) ou en régime démocratique (comme les gouvernements Trump aux États-Unis, Netanyahou en Israël ou Orbán en Hongrie). Ajoutons que plus le leader illibéral reste au pouvoir longtemps, plus les institutions sont transformées en profondeur.

L’illibéralisme n’a pas d’unité sur les questions économiques. Il peut défendre des politiques néolibérales et s’accorder parfaitement avec le libéralisme économique, il peut aussi être libertarien (comme en Argentine avec Javier Milei), ou avoir une économie largement dominée par l’État (Russie) ou défendre l’État-providence (Marine Le Pen par exemple). En revanche, les illibéraux sont tous convaincus que les démocraties ont été trop loin sur les enjeux culturels, notamment sur les questions LGBT+ ou les débats autour de la colonisation.

En quoi la culture et les modes de vie sont-ils des vecteurs de transmission de valeurs, notamment idéologiques ?

M. L. – Nos valeurs se matérialisent dans nos modes de vie et, à l’inverse, le vécu du quotidien alimente nos visions du monde et orientations idéologiques. Celles-ci ne s’expriment pas uniquement dans le soutien à un parti politique, on les retrouve dans nos consommations culturelles, loisirs et habitudes environnementales… C’est ce qu’on appelle, dans notre jargon de sciences sociales, l’infrapolitique.

Pour le dire autrement, l’infrapolitique est la manière dont on exprime un projet de société à travers nos modes de vie quotidiens et nos consommations culturelles. Nous sommes tous des êtres politiques dans la vision du projet de société auquel on croit, pas seulement lorsque nous mettons un bulletin de vote dans l’urne.

Y a-t-il des types de production culturelle qui véhiculent plus facilement ou rapidement des valeurs idéologiques, lesquelles sont ensuite politisées ?

M. L. – Oui, l’une des plus évidentes est le cinéma. Il existe une grande tradition de propagande idéologique via l’industrie du cinéma, notamment dans les régimes totalitaires, ou aux États-Unis avec Hollywood, outil de promotion des valeurs et mode de vie américains.

La musique ou la mode sont eux aussi des champs de production artistique qui influencent fortement les représentations. Mais il y a de nombreux autres domaines auxquels on pense moins spontanément comme les habitudes alimentaires, les activités sportives, les réseaux sociaux, les influenceurs. Le tourisme mémoriel, notamment patriotique, est aussi un secteur qui transmet des idéologies fortes, aux États-Unis ou en Europe.

Attachons-nous plus spécifiquement aux régimes illibéraux et leur instrumentalisation de la culture. Vous prenez l’exemple de la Russie, autoritaire dans sa pratique du pouvoir, et qui a été l’un des pays précurseurs de cette mouvance illibérale. Comment la culture est-elle utilisée pour distiller cette idéologie ?

M. L. – Le régime de Vladimir Poutine a investi énormément d’argent dans ses politiques publiques de la culture, notamment via des fonds fédéraux importants pour le cinéma, la télévision, les musées, ou des groupes de musique, y compris la pop musique ou le rap, qui soutiennent les autorités. Ces productions culturelles propagent l’idée d’un État russe qui a toujours raison, avec un pouvoir exécutif central fort. On y célèbre la grandeur de l’Empire russe, des territoires que la Russie possédait au XIXe siècle, qu’elle a perdus et qu’il faudrait reprendre. Cette offre culturelle est, par ailleurs, plutôt de bonne qualité sur les plans esthétiques et techniques.

De gros investissements publics ont également été réalisés dans la production d’objets culturels qui font directement référence à l’identité nationale et à la « russité » culturelle : artisanat en bois, tissus traditionnels, icônes… Le régime de Poutine a aussi créé d’immenses parcs d’attractions « La Russie, mon histoire », autour de l’histoire russe, des origines à nos jours. Ce sont des endroits high-tech, ludiques, inspirés de la culture du jeu vidéo, et très patriotiques. Aujourd’hui, il en existe près d’une trentaine, dans toutes les grandes villes du pays. C’est l’un des grands succès de la production culturelle illibérale russe.

Bien sûr, un art dissident continue d’exister dans les domaines de la musique, des arts plastiques, et notamment une culture du graffiti anti-guerre. Mais la situation des artistes indépendants s’est détériorée depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022.

Si l’on se penche maintenant sur le cas des États-Unis de Trump, premier et second mandats, comment l’idéologie illibérale envahit-elle le champ de la culture ?

M. L. – Quand Donald Trump est arrivé au pouvoir en 2016, la culture MAGA (Make America Great Again) a été très relayée sur les réseaux sociaux, via des influenceurs et podcasteurs, mais aussi lors de grandes parades politiques aux accents carnavalesques. Dans la pop culture, tout un courant de la country music qui défend des valeurs conservatrices s’est reconnu dans Trump.

Entre les deux mandats, le monde MAGA a cherché à toucher les sous-cultures jeunes, en attirant des personnalités culturelles de la mode, de la musique, du cinéma, de l’humour… potentiellement compatibles avec le trumpisme. L’objectif était de concevoir des produits culturels qui attirent les jeunes, en utilisant toujours les réseaux sociaux. Les partisans de Trump se sont aussi investis dans la réécriture de l’histoire américaine, notamment en tentant d’influer sur les programmes scolaires, établis par les États fédérés.

Sa réélection en 2024 a marqué un tournant dans le champ des politiques culturelles. Le cas le plus emblématique – et qui est probablement le plus grand symbole de la politisation des politiques culturelles – est la transformation du Kennedy Center. La muséographie a elle aussi été mise au service de la vision illibérale de Trump : réécriture de l’histoire nationale, effacement de la diversité, des minorités, refus de tout commentaire critique sur l’histoire américaine, renforcement du patriotisme.

Fort heureusement, aux États-Unis, la majeure partie des politiques culturelles se conçoit au niveau des États. L’impact est donc limité, car il n’y a pas de ministère de la Culture fédéral qui pourrait mettre à mal tout l’écosystème culturel. Par ailleurs, beaucoup de productions artistiques relèvent du privé, où des poches de résistance peuvent encore fonctionner.

La question des réseaux sociaux revient régulièrement dans vos propos. La bataille culturelle actuelle semble se jouer sur ces scènes, et via les médias people.

M. L. – Absolument. Les États-Unis ont été plus en avance que nous sur la collusion entre le monde des stars, de la jet-set, de la finance et du politique. Trump lui-même est l’incarnation de ce phénomène : un homme d’affaires richissime qui a fait de la télé, du reality show, avant de candidater à une élection. Il est difficile de distinguer ce qui relève du politique et du spectacle, du vrai et du faux. Il en va de même pour le monde du sport. Trump est un grand amateur de MMA (arts martiaux mixtes) qui connaissent un immense succès populaire ; c’est une figure révérée dans ces milieux. Il y a donc aussi une instrumentalisation du sport. Ce sont des manières de parler politique à travers des instruments infrapolitiques.

En Europe, on a eu Berlusconi mais à l’époque c’était plutôt une figure isolée dans le spectre politique, alors que Trump représente aujourd’hui une normalité, celle du celebrity populism : lorsque tous les codes de la jet-set et des célébrités sont passés dans le champ politique.

Qu’en est-il de l’Europe justement ? Est-ce que l’on constate les mêmes tendances illibérales avec la montée de l’extrême droite dans les démocraties de l’Union européenne ?

M. L. – Évidemment, nous ne sommes pas au niveau des États-Unis de Trump, mais on perçoit clairement des éléments de « culture illibérale » en Europe. Je pense, par exemple, aux mouvances catholiques radicales, très populaires sur les réseaux sociaux, au mouvement des trad wives, ces influenceuses qui promeuvent des valeurs conservatrices pour les femmes, sous couvert de discuter cuisine ou aménagement de la maison. On observe aussi en France et en Allemagne des mouvances survivalistes venues des États-Unis après le Covid, avec cette idée qu’on ne peut pas faire confiance à l’État, qu’il faut se retirer de la société et se préparer à la guerre raciale et aux violences urbaines.

La lecture illibérale du patrimoine constitue un de ces éléments puissants dont s’est emparée l’extrême droite. En France, mais aussi en Allemagne, en Europe centrale, en Espagne, en Italie… Giorgia Meloni tente par exemple de mettre en place des politiques culturelles qui promeuvent l’identité nationale, en instrumentalisant les politiques de patrimonialisation qui sont lues à travers un prisme illibéral.

Constatez-vous aussi cette instrumentalisation du patrimoine pour la défense de valeurs illibérales en France ?

M. L. – Très clairement, notamment de la part de l’extrême droite qui souhaite figer l’identité de la nation française et l’essentialiser. L’extrême droite joue par exemple sur l’attrait général des citoyens pour la défense du patrimoine culturel national, régional ou local.

L’illustration la plus visible et symbolique est bien évidemment le Puy du Fou, grand succès populaire commercial, troisième plus grand parc français en matière de fréquentation. Il s’agit bien d’un projet politique et mémoriel personnel porté par Philippe de Villiers, mobilisant une réécriture de l’histoire qui valorise les racines chrétiennes de la France, la période monarchique et le passé vendéen, contre la Révolution et la République. Tout un écosystème a été construit autour, qui participe de la valorisation de Philippe de Villiers lui-même, comme homme politique. Pierre-Édouard Stérin est lui aussi une figure clé finançant des projets culturels, des spectacles et des écoles. C’est une manière d’infuser une idéologie sans l’exposer explicitement. Les idées passent de façon beaucoup plus douce et attrayante que si elles étaient présentées dans un programme politique.

Dans une récente tribune du Monde, vous écrivez : « Les partisans du libéralisme politique doivent cesser de penser que leur modèle est hégémonique et descendre dans l’arène idéologique pour espérer convaincre Marlène Laruelle, « L’illibéralisme de J. D. Vance ne se contente pas de critiquer les valeurs libérales et progressives, il avance un projet politique réel », Le Monde, 24 février 2025.. » Quel rôle peuvent jouer les acteurs et actrices culturelles dans cette bataille ?

M. L. – J’ai l’impression que, pour beaucoup de professionnels du secteur, la culture est déjà pensée comme de l’infrapolitique, c’est-à-dire avec une volonté de faire passer des messages sur un projet de société, sur des valeurs – progressistes, humanistes – auxquelles ils croient. Il me semble donc que les acteurs culturels sont impliqués dans la bataille idéologique depuis longtemps ; ce qui, à mon avis, n’est pas le cas des acteurs politiques. Au niveau des élites politiques circule toujours l’idée que les valeurs libérales sont évidentes, et que l’on n’a vraiment besoin ni de les défendre, ni de répondre aux arguments des opposants. Dans le milieu culturel, ces questions font partie du débat, notamment parce qu’il y a une tradition d’art activiste. Mais il existe aussi un risque dans ces politiques émancipatrices, qui est que l’on peut se focaliser sur les minorités en oubliant de parler à la majorité, et que l’on produise un art très élitiste en dédaignant les cultures populaires. La bataille idéologique est donc centrée sur les productions culturelles.

Pour rebondir sur l’enjeu artistique, on observe de plus en plus de phénomènes de censure et d’autocensure. Ajoutons que ces entraves à la liberté de création ou de programmation s’inscrivent dans un contexte de tension économique toujours plus fort sur le secteur culturel.

M. L. – Il me semble qu’un certain consensus sur l’art – qui serait par essence provocateur, révolutionnaire et émancipateur – est de moins en moins d’actualité. Je pense qu’on va voir arriver de manière affirmée et décomplexée des politiques culturelles de droite qui soutiendront un art très classique, conservateur, qui ne met pas en difficulté, autrement dit un art nationaliste.

Et le nerf de la bataille idéologique est aussi l’argent. Dans un État de droit comme la France, on n’aura pas nécessairement le droit d’interdire, mais on pourra couper les fonds. Dans les modèles néolibéraux, c’est de cette manière que l’on cherche à éteindre les discours : censurer en supprimant des financements publics.

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