23.12.2025 à 09:01
Racisme médiatique (1)
- Racisme, antisémitisme, xénophobie, homophobie / Nathalie Saint-Cricq , « Islamo-gauchisme », Islamophobie, La France insoumise, Quartiers populaires, Islam
« Jean-Luc Mélenchon et l'obsession des quartiers populaires » (France Inter) ; « quête du vote musulman » (Franceinfo) ; « séduire les nouveaux "damnés de la terre" » (L'Express) ; « flatte[r] les banlieues musulmanes » (Libération) ; « courtiser l'électorat des quartiers populaires » (La Provence) ; « capitaliser sur l'antisémitisme pour capter le vote musulman » (Le Point)… : au cours des deux dernières années, la question palestinienne et le militantisme de LFI sur le sujet ont réactivé un leitmotiv popularisé de longue date dans le débat public par les acteurs politiques et médiatiques. Retour sur un procès ordinaire en clientélisme, fondé sur des préjugés racistes, qui aura activement contribué à la normalisation de l'islamophobie ainsi qu'à la diabolisation de la gauche par la presse française.
Le 3 décembre dans l'émission « Tout est politique » (Franceinfo), l'inénarrable Nathalie Saint-Cricq s'entretient avec le député Alexis Corbière (L'Après). Conformément au gloubi-boulga habituel des plateaux télé, la journaliste fait un lien entre La France insoumise et l'« ambiance d'antisémitisme » qui règnerait en France. Installée sur ces excellentes bases, l'interview continue de dériver avec l'échange qui suit :
- Nathalie Saint-Cricq : Il y a eu le procès avec Raphaël Enthoven et Richard Malka, il y a quand même un certain nombre d'accusations d'antisémitisme autour de votre ancienne famille, je parle pas de vous. Est-ce que vous vous dites pas : « Bah, écoutez, on a eu raison finalement de [inaudible, NDLR]… » ?
- Alexis Corbière : L'antisémitisme est une chose sérieuse. Il existe dans le pays, d'accord, ça existe… [Coupé].
- Nathalie Saint-Cricq : Et la quête du vote musulman aussi.
- Alexis Corbière : Alors déjà… là, je vous reproche… Pourquoi vous faites ce lien ? […] Pourquoi quand je parle d'antisémitisme, vous faites un lien avec « la quête du vote musulman » ? Quel est le rapport ? Pensez-vous qu'il y a des gens qui sont antisémites pour aller chercher « le vote musulman » ?
- Nathalie Saint-Cricq : Ah oui.
- Alexis Corbière : Moi, je trouve ça intolérable de votre part.
- Nathalie Saint-Cricq : « Intolérable »… C'est pas intolérable, il y a eu des études ! […] C'est pas eux qui sont ciblés ! Je n'ai pas ciblé ce qu'ils pensaient, mais certains qui croient, et ça a été… qui croient que le nouveau prolétariat… Donc… […] C'est pas les musulmans qui sont condamnables, c'est ceux qui croient qu'en leur disant des propos antisémites, on va pouvoir les rallier. C'est pas du tout pareil !
La séquence circule massivement sur les réseaux sociaux et Nathalie Saint-Cricq s'attire alors les soutiens qu'elle mérite, du Figaro (9/12) à la très sérieuse Florence Bergeaud-Blackler, en passant par Pascal Praud, qui vole au secours d'une « journaliste remarquable » : « Elle est du service public, mais il faut la défendre parce qu'elle n'a fait que son métier ! » (CNews, 9/12) Mais cette fois-ci, la journaliste fait aussi l'objet d'une pétition réclamant son « licenciement immédiat […] de son poste de direction », d'un communiqué de l'Association des journalistes antiracistes et racisés, en plus de deux saisines déposées successivement auprès de l'Arcom par le recteur de la Grande Mosquée de Paris et La France insoumise.
Loin de nous l'idée de défendre une éditocrate au CV long comme le bras, mais l'honnêteté commande de signaler qu'elle n'a fait là que dire tout haut ce que les professionnels du commentaire rabâchent bruyamment – et de longue date. Comme le souligne le journaliste Sébastien Fontenelle dans Blast, nous y reviendrons, « depuis vingt ans, en même temps qu'ils déchargent l'extrême droite pétainiste de son embasement antisémite et raciste, des politiciens dévoyés et – surtout – leurs éditocrates de compagnie vont brandissant l'épouvantail d'un "nouvel antisémitisme" porté, soutiennent-ils, par la gauche et les musulmans. Et depuis le début du massacre en cours à Gaza, plus un jour ne s'écoule sans que de telles calomnies ne soient proférées. » [1]
Durant cette période en effet, chaque action de LFI en lien (de près ou de loin) avec la question palestinienne fut un prétexte aux analyses « stratégico-stratégiques » des fins limiers du journalisme. Communiqués, déclarations dans la presse, conférences publiques, campagne et constitution de la liste LFI pour les élections européennes, manifestations, happenings et actions de soutien au peuple palestinien, etc. : tout le répertoire politique et militant de LFI a été passé à la moulinette du bavardage en général… et de ce prisme en particulier.
La « séquence Saint-Cricq » n'est d'ailleurs pas sans rappeler un épisode sensiblement identique survenu le 28 juin 2024 sur BFM-TV. En plateau, la députée LFI Clémence Guetté affronte alors la morgue de Serge Raffy, passé, selon une trajectoire connue, du Nouvel Observateur au Point. Après moult calomnies vociférées en plateau – « La France insoumise n'a parlé que de Gaza. […] Vous n'avez parlé que de ça ! » ; « Vous avez laissé courir une rumeur antisémite ! » – Serge Raffy embraye « comme il se doit » :
- Serge Raffy : Vous avez utilisé le marteau-pilon pour travailler votre électorat clientéliste. Vous avez fait-ce jeu-là.
- Clémence Guetté : C'est quoi notre électorat clientéliste, monsieur ?
- Serge Raffy : Et je pense que vous avez été des apprentis sorciers.
- Clémence Guetté : C'est quoi notre électorat clientéliste, monsieur ?
- Serge Raffy : L'électorat musulman, dans les banlieues.
- Clémence Guetté : Ça, c'est une clientèle, « l'électorat musulman » ?
- Serge Raffy : Mais bien sûr, ça a été fait par vous !
- Clémence Guetté : C'est raciste ce que vous dites, monsieur.
- Serge Raffy : Ah bah voilà ! C'est toujours l'injonction paradoxale ! [Clémence Guetté : Non mais vous croyez qu'il y a que les musulmans de ce pays qui ont du cœur pour ce qui se passe à Gaza ?] Si vous me dites que je suis raciste, bah vous, vous êtes homophobe, etcétéra ! [Clémence Guetté : Monsieur, vous croyez que y a que les musulmans de ce pays qui sont heurtés par ce qui se passe à Gaza ?!] Et c'est ce genre de discours chez vous, madame, qui fait que le Front national continue de monter !
- Clémence Guetté : C'est odieux ce que vous dites.
- Serge Raffy : Non, c'est vous qui êtes odieuse, madame. C'est vous ! Et vous êtes dangereuse pour la République !
- Clémence Guetté : Les électeurs musulmans, ce n'est pas un électorat captif [Serge Raffy : Vous êtes dangereuse pour la République, madame !] Ce sont des humains qui réfléchissent et qui votent pour un projet.
- Serge Raffy : Vous êtes dangereuse pour la République !
- Clémence Guetté : C'est vous qui êtes dangereux, monsieur.
- Serge Raffy : La cinquième République, madame, sera plus forte que vous !
Rideau.
Mais là encore il en allait d'une goutte d'eau dans un océan de calomnies. La preuve en image :
Loin d'être circonscrit à l'audiovisuel, comme nous aurons l'occasion de le voir dans un second article, le stigmate doit aussi sa massification dans le débat public au fait d'avoir été très tôt labellisé par les plus hautes sphères de l'État. Le 15 octobre 2023, lors de la grande émission politique de France Inter, France Info et Le Monde, le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti multiplie les attaques contre LFI, accusant notamment le parti d'entretenir « la confusion de tout » à des « fins électoralistes ». Puis, avec la bénédiction des trois intervieweuses, parmi lesquelles Nathalie Saint-Cricq, il déclare : « Ils veulent le vote des barbus, on va se dire les choses très clairement. »
Avant cela, et dès le 9 octobre 2023 à l'antenne de France Bleu Nord, Gérald Darmanin déroulait lui aussi l'argumentaire sans aucune contradiction, fustigeant le « communautarisme » de Jean-Luc Mélenchon et sa volonté de « parl[er] notamment aux quartiers » : « On voit bien que dans la haine anti-flic ou dans la haine d'Israël, c'est toujours la même stratégie. C'est une stratégie électorale. » Sans doute déçu par l'absence de répercussion de sa formule, le ministre de l'Intérieur la remisera (en pire) six jours plus tard [2] : « La haine du juif et la haine du flic se rejoignent. Pas par conviction, mais par calcul électoral. » Et cette fois-ci, banco : diffusée en direct sur une antenne autrement plus prescriptrice que France Bleu – BFM-TV, qui isole d'ailleurs l'extrait en question sur X (17/10/2023) pour un cumul de plus de neuf millions de vues –, la « punchline » fait les gros titres… et le tour de la presse.
Particulièrement rentable, le leitmotiv du « clientélisme » permet donc de faire d'une pierre deux coups contre les punching-balls ordinaires des chefferies médiatiques : LFI et les musulmans. Dans ce climat de double diabolisation, il fonctionne en outre à la manière d'un mille-feuille recouvrant des couches et des couches de présupposés, de biais et de sous-entendus. Alors déplions la chose.
Il existe des stratégies électoralistes au sein des partis politiques, a fortiori chez ceux dont les pratiques et le fonctionnement s'inscrivent dans un processus de conquête du pouvoir par les urnes, qui plus est au sein de la Ve République : en voilà un scoop journalistique ! Différents cadres ou députés insoumis, jusqu'à Jean-Luc Mélenchon lui-même, n'ont d'ailleurs jamais fait mystère de leur volonté de mobiliser des habitants des quartiers populaires, où l'abstention est traditionnellement forte. Jusque-là… De même, comme le relevait Mediapart, « oui, les rares enquêtes [post-électorales] disponibles montrent bien que Jean-Luc Mélenchon a été très nettement surreprésenté dans l'électorat musulman ». Un phénomène qui ne saurait pour autant prouver l'existence « d'un "vote musulman" en tant que tel », à moins d'assimiler les musulmans à un « "tout" homogène », d'invisibiliser « l'abstention qui y prévaut, comme dans d'autres groupes », et de postuler la prédominance de la variable confessionnelle dans leur vote... et sa monosémie : comme si les musulmans en question ne pouvaient voter qu'en fonction de la campagne concernant Gaza [3].
On le voit : les raccourcis sont nombreux, mais ils n'en sont pas moins empruntés par la quasi-totalité des commentateurs dès l'instant où le sujet des « stratégies électorales » de La France insoumise est sur la table, tout particulièrement dans le contexte du génocide des Palestiniens. Dès lors, le problème ne réside pas tant dans l'évocation en tant que telle d'une « stratégie insoumise » qui viserait à « mobiliser les quartiers populaires », que dans les usages et la mise en récit médiatiques de cette thématique. En d'autres termes, comme souvent, les choses se gâtent dès l'instant où le journalisme politique et les professionnels du commentaire s'en mêlent…
Trois biais majeurs, alors, se font jour : 1/ la récurrence, pour ne pas dire l'omniprésence de ce cadrage (au détriment d'autres approches) dans les productions journalistiques prétendant analyser le rapport de LFI à la question palestinienne ; 2/ le caractère doublement discriminant de ce type de parti pris, qui ne vise qu'une seule et unique fraction de l'électorat… et un seul et unique mouvement politique ; 3/ le registre (du soupçon) et les connotations (négatives) que charrient systématiquement les discours médiatiques associés : mobilisé à la manière d'un stigmate et commenté comme tel, le fait que LFI veuille « séduire les quartiers » est construit comme un problème et fonctionne dans le débat public comme une arme de disqualification des acteurs qui se rallieraient à cette « stratégie », telle que l'interprètent, en tout cas, les commentateurs.
Et du « simple » parti pris, on passe au rouleau compresseur lorsque les médias dominants reproduisent ces mêmes biais à l'unisson. L'uniformisation procède alors au moins autant de la circulation circulaire du prêt-à-penser « low cost » dans des médias « low cost », qu'elle repose sur des croyances et des présupposés idéologiques communs à la quasi-totalité des commentateurs.
Dès que le diptyque « LFI – Gaza » est à l'étude, les journalistes se focalisent donc sur les prétendus « objectifs » que cacherait le militantisme insoumis, au point que ce cadrage prenne le pas sur ce qui devrait constituer le b.a.-ba de l'information : que disent les Insoumis du génocide des Palestiniens ? Il en va là d'un biais somme toute ordinaire du journalisme politique, obsédé par le jeu politicien, les tactiques, et qui manipule la sociologie électorale comme un financier joue avec ses parts de marché. Outre le fait de nourrir des réflexes confusionnistes [4], ce traitement dépolitisé alimente le récit de « l'insincérité » du mouvement politique : la volonté de politiser – et de populariser – la question palestinienne est perçue (et commentée) comme un calcul cynique et une manœuvre forcément suspecte.
En cette matière aussi, LFI fait l'objet d'un traitement médiatique d'« exception ». Tous les partis politiques, en effet, choisissent d'ériger tel ou tel sujet en combat de prédilection et de le décliner ensuite dans un répertoire d'actions militantes. Parmi ces « étendards », difficile d'en trouver un seul qui serait systématiquement commenté par les journalistes au prisme des arrière-pensées électorales (supposées) qu'il cacherait… et du type de public que ses promoteurs chercheraient (supposément) à « séduire ». Face aux élus RN et LR par exemple, le mantra de « l'insécurité » n'est jamais discuté dans ces termes, pas plus que ne l'est leur obsession de « l'immigration ». De même, lorsqu'en pleine campagne électorale pour l'élection présidentielle de 2022, Emmanuel Macron fait le choix d'axer ses interventions sur l'Ukraine, les commentateurs ne raisonnent pas en termes d' « électorat à flatter », mais sur le fond, en valorisant unanimement, qui plus est, le retour du « chef de guerre ». On pourrait ainsi multiplier les comparaisons. S'agissant de la question palestinienne, contentons-nous enfin de souligner, en reprenant les mots de Sébastien Fontenelle, qu'il ne viendrait jamais à l'idée des journalistes de soutenir que « la campagne électorale des partis de droite et d'extrême droite qui affichent un soutien sans faille au gouvernement israélien instrumentaliserait le vote de fantasmatiques électorats juifs » [5].
Unilatéraux, les commentaires sur « la quête des quartiers » participent donc d'autant plus à stigmatiser les « quartiers » en question (et LFI) qu'ils activent, en creux, des préjugés très ancrés dans le discours dominant, légitimés de longue date par les grands médias, le tout dans un climat de criminalisation générale du mouvement de solidarité avec le peuple palestinien. Les « quartiers populaires » sont non seulement essentialisés mais aussi altérisés, placés en extériorité par rapport à ce qui constituerait une « communauté majoritaire ». Les populations arabes – et celles de culture musulmane, singulièrement – sont évidemment visées, construites comme autant de réceptacles passifs à la communication politique et, d'ailleurs, forcément « en phase » avec la question palestinienne. L'idée n'est pas de dire que ce dernier phénomène n'existe pas, mais de souligner combien les grands médias reproduisent la mécanique de l'assignation identitaire qu'ils imputent (et reprochent) pourtant… à LFI. Enfin, soulignons qu'à vouloir ainsi fabriquer des « groupes » spécifiques – ici ethnoreligieux –, les journalistes pourraient en singulariser d'autres que le positionnement de LFI serait en capacité de « séduire ». Mais force est de constater qu'en dehors des « étudiants » et des « jeunes diplômés » – quoique dans une bien moindre mesure [6] –, le réflexe journalistique vaut uniquement pour « les quartiers »… et leurs habitants.
Cette essentialisation fonctionne d'autant plus facilement qu'elle repose sur deux « évidences » incontestables, au sens où plus aucun commentateur ne songe à les contester : « LFI est un parti antisémite » et « les quartiers populaires sont une réserve d'antisémites ». Deux « évidences » énoncées de manière plus ou moins explicite en fonction des commentateurs. Dans son entretien avec Le Figaro (9/12) après le « bad buzz », Nathalie Saint-Cricq se défend d'ailleurs d'avoir soutenu la seconde… pour mieux réaffirmer la première : « Je n'ai pas dit qu'il fallait être antisémite pour avoir le vote musulman, mais que LFI croyait dans sa quête du vote musulman qu'il fallait l'être. » Ceci ne rend pas le parti pris plus acceptable, mais aux yeux des grands médias… si. Du moins si l'on en croit le prétendu « mea culpa » qu'elle revendiquait, l'air infatué, à l'antenne de Franceinfo deux jours plus tard :
Nathalie Saint-Cricq : Si je n'ai pas été d'une clarté extrême, je tenais à dire que […] je ne mets pas en question les Français de confession musulmane, nos compatriotes, je mets en question les politiques, et ça je maintiens, qui utilisent et qui manient l'antisémitisme en imaginant pouvoir rafler du vote. Point. Y a rien d'autre. C'est clair, net.
C'est en effet très clair : non seulement Nathalie Saint-Cricq ment effrontément [7], mais elle se classe décidément parmi les acteurs les plus en pointe dans la diabolisation (outrancière) de la gauche.
La cause est donc entendue. Peu importe ce que disent les sciences humaines et sociales [8]. Et peu importe qu'au cours des deux dernières années, LFI ait à de multiples reprises affirmé publiquement la nécessité de combattre l'antisémitisme et formulé explicitement le péril que recouvre l'assimilation juifs/Israéliens dans le contexte du génocide : ces éléments ne sont jamais (ou très rarement) rapportés par les journalistes – et quand ils le sont, c'est pour douter de leur sincérité. Il n'est pas question de faire état de ce qui est, ni de rapporter ce qui est explicitement dit, mais de gloser sur ce qui n'est pas dit… et ce qui pourrait être.
De quoi profondément et durablement mutiler le débat public – et bien au-delà –, a fortiori lorsqu'une partie des acteurs pointés du doigt sont littéralement exclus de la scène médiatique, privés de toute représentation et d'expression publiques. Au premier rang desquels les collectifs et les habitants des dits « quartiers populaires », aussi omniprésents qu'inexistants dans les productions journalistiques : sans voix dans les reportages qui parlent d'eux, sans visage sur les plateaux audiovisuels qui les pilonnent en continu. CQFD.
Loin de se limiter aux positions de LFI sur Gaza et à une diffusion depuis le 7 octobre 2023, cette obsession médiatique doit être réinscrite dans un double contexte : celui d'une popularisation croissante, à partir des années 2000, des théories postulant un « nouvel antisémitisme » d'une part, et des accusations en « islamogauchisme » d'autre part, deux phénomènes témoignant de la normalisation des discours islamophobes dans l'espace public au cours de ces deux décennies. Pour resserrer un peu plus l'entonnoir, il faut enchâsser le leitmotiv du « clientélisme » dans le cadrage médiatico-politique qui s'est progressivement installé (et fossilisé) au sujet de La France insoumise en général, et de Jean-Luc Mélenchon en particulier.
On pense notamment, pour reprendre un titre du Figaro (21/05/2022), à la (longue) construction de son prétendu « tournant communautariste », et à l'uniformisation croissante des discours qui lui furent – et lui sont encore plus aujourd'hui – associés, de procès en « islamogauchisme » en procès pour « complicité avec l'islamisme et le terrorisme ». L'islamophobie étant l'une des principales dynamiques présidant à l'extrême droitisation (par le haut) des grands médias, elle est aussi l'un des ressorts les plus puissants de la diabolisation de la gauche. Le climat post attentats de 2015 a constitué un indéniable accélérateur, et les années qui ont suivi, cristallisé le phénomène dans les sphères médiatiques (et bien sûr politiques), d'abord via les titres historiques de la droite dite « républicaine » – au premier rang desquels Le Figaro –, avant que la petite musique du « clientélisme » infuse dans l'ensemble des grands médias. Illustration avec cette chronique traitant de « la dérive communautariste de Mélenchon et de son mouvement », parue le 9 octobre 2017 dans Le Figaro, sous la plume d'un agitateur qui demeure jusqu'à aujourd'hui l'un des principaux piliers de cette croisade idéologique :
Alexandre Devecchio : Ces députés Insoumis participent de fait à la nébuleuse que Pascal Bruckner qualifie d'« islamosphère ». […]. Jean-Luc Mélenchon […] est lui-même peu soupçonnable de complaisance avec l'islam radical. Mais l'admirateur de Robespierre refuse mordicus de faire le lien entre le terrorisme et l'islamisme conquérant […]. [On] peut s'interroger sur le cynisme électoral d'un parti qui a fait ses meilleurs scores en banlieue. […] Pire : lorsqu'il invoque l'argument commode de « l'extrême droite israélienne » pour justifier son refus de siéger avec Valls [dans le cadre d'une mission parlementaire sur l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie [9], NDLR], Mélenchon ne surfe-t-il pas en réalité sans scrupule sur l'antisionisme des territoires perdus de la République ? Une haine d'Israël qui se confond de plus en plus souvent avec un antisémitisme assumé.
Tout est (déjà) articulé. Marquées par les mêmes dynamiques, sur fond de « low-costisation » avancée du débat public, les huit années suivantes auront raison des marques de retenue (résiduelles !) dont faisaient encore preuve les militants réactionnaires à cette époque. Et le trope du « clientélisme » sera une composante (plus ou moins appuyée) du traitement de la marche contre l'islamophobie (2019) [10], des cabales contre « l'islamogauchisme » (2020/2021), de la couverture de la campagne de la Nupes (2022), des révoltes après la mort de Nahel (2023) ou, depuis, des « polémiques » insensées qui se propagent à la vitesse de la lumière à propos de « l'entrisme islamiste » et de ses prétendus liens avec LFI [11].
Il n'est donc pas étonnant que le leitmotiv du « clientélisme communautariste » de La France insoumise ait connu, en particulier depuis les années 2015, une trajectoire médiatique ascendante et sensiblement identique à celle du terme « islamogauchisme », son équivalent fonctionnel tant sur la forme… que sur le fond. Comme le démontre le sociologue Benjamin Tainturier [12], la popularisation du terme « islamogauchisme » doit beaucoup, après les attentats de 2015, à la persévérance d'une poignée d'« entrepreneurs de cause » (Ivan Rioufol, Gilles-William Goldnadel, Éric Zemmour, Alexandre Devecchio, Étienne Gernelle et Michel Onfray) principalement rassemblés autour de trois titres (Le Figaro, Le Point et Marianne), qui ont œuvré à « en ritualiser l'usage » selon son sens premier : le « nouvel antisémitisme ». Parallèlement, un deuxième courant politique (la « gauche » dite « républicaine »), forte de ses propres missionnaires (gravitant autour du Printemps républicain), a contribué à propulser la carrière médiatique de l'« islamogauchisme », mais aussi à en diversifier le sens : à partir de 2016, dans les grands médias, les usages portent davantage « sur des sujets de laïcité et d'idéal républicain », au point que Benjamin Tainturier fasse état d'un véritable « effet [Élisabeth] Badinter » au lendemain d'une interview de cette dernière, parue dans les colonnes du Monde le 1er avril 2016.
« Clientélisme communautariste » et « islamogauchisme » marchent ainsi d'autant plus facilement main dans la main qu'ils ont tous deux « la force des concepts faibles », pour reprendre l'expression du politiste Samuel Hayat [13]. À propos du second, il soulignait combien il fut « créé pour unir ceux et celles qui veulent stigmatiser les musulmans, s'opposer à la gauche et délégitimer les sciences sociales ». Il en va strictement de même s'agissant du premier : un épouvantail rhétorique, confusionniste et suffisamment plastique pour avoir son heure de gloire dans les médias – des plateaux télé aux colonnes des journaux les plus « prestigieux » –, dès l'instant où le « débat » touche de près ou de (très) loin le diptyque « LFI / musulmans ». Au point de s'imposer, si ce n'est comme LE cadrage médiatique systématiquement majoritaire de ce type d'« actualités », du moins comme une « évidence » et une toile de fond omniprésente dans l'esprit des commentateurs. On le voit à ses usages médiatiques : cet automatisme journalistique n'est en définitive rien d'autre qu'un outil de disqualification visant à neutraliser toute pensée jugée hors des clous du discours dominant. Et ce, quelle que soit la conjoncture… ou la « polémique » qui lui sera associée. Le 30 octobre 2023, dans sa chronique (infâmante) hébergée par Libération, l'inénarrable Serge July avait le mérite de synthétiser admirablement la chose :
Serge July : Aujourd'hui, ce diable de Mélenchon gère son capital électoral, comme d'habitude : il était contre l'interdiction de l'abaya, il accuse la police de tuer délibérément les jeunes arabes, il prend la défense immédiate de Karim Benzema et du Hamas, et il accable Israël, un pays soutenu, selon lui, par le pire pays au monde, les États-Unis. Tout cela mis bout à bout fait une réputation, pas de celle qui fascine les beaux quartiers ou le monde intellectuel, tous les antiracistes, tous les laïcards comme moi qui ne supportent pas ces multiples clins d'œil à l'islamisme.
Une déclaration en écho à un autre exercice de clarification que dispensera quelques mois plus tard Christophe Barbier sur le plateau de « C à vous » (France 5, 15/04/2024) :
Christophe Barbier, à propos de Jean-Luc Mélenchon : Le voici depuis quelques années, au moins depuis 2019 [et la marche contre l'islamophobie, NDLR], sans doute un peu avant, converti à des revendications issues de l'islam politique, qu'on a pu croire dans un premier temps être seulement un calcul électoral pour complaire à un certain électorat – on n'attrape pas les mouches avec du vinaigre –, et dont on voit depuis le 7 octobre que peut-être il y a une racine idéologique plus profonde.
Fermez le ban.
Il est des emballements sur les réseaux sociaux qui contribuent à particulariser et à déshistoriciser des récits jugés, à juste titre, particulièrement infâmants. La « polémique » autour de Nathalie Saint-Cricq est l'un de ceux-là : loin de détenir la maternité du leitmotiv de la prétendue « quête du vote musulman par LFI », Nathalie Saint-Cricq n'a fait que participer comme tant d'autres de ses confrères à sa banalisation dans les médias de masse – et singulièrement, pour ce qui la concerne, dans les médias de service public. D'autant plus facilement que les médias en question se sont alignés sur le moins-disant journalistique et sur sa forme dominante, le plateau de bavardage, où la bouillie intellectuelle fait loi contre toutes formes de savoirs produits par les sciences sociales. Comment comprendre cette séquence ? Comme l'énième symptôme de la radicalisation des chefferies médiatique et de leur alignement progressif sur l'extrême droite. Laquelle sera parvenue, en dix ans, à uniformiser durablement toute une partie des productions de la grande presse (audiovisuelle et écrite) concernant LFI autour d'un mot d'ordre fondamentalement raciste, reposant sur une grille de lecture identitaire que cette même presse prétend pourtant combattre.
Pauline Perrenot, avec Florent Michaux pour le montage vidéo.
[1] Sébastien Fontenelle, « Le Monde, Gaza, les insoumis et les "quartiers populaires", Blast, 27/04/2024.
[2] À l'occasion d'un discours tenu au dîner annuel républicain du Conseil des communautés juives du Val-de-Marne, le 17 octobre 2023.
[3] « La guerre à Gaza ravive le mythe du "vote musulman" », Mediapart, 26/11/2023.
[4] Lire « Un climat maccarthyste », Médiacritiques, n°51, juillet-septembre 2024, p. 8.
[5] Cf. l'article précédemment cité, Blast, 27/04/2024.
[6] D'une manière tout aussi disqualifiante, on a pu en effet entrevoir ce type de commentaires à l'occasion des mobilisations en soutien du peuple palestinien à Sciences-Po, notamment lorsque entre les mois de mars et mai 2024, des élus membres ou proches de LFI (Rima Hassan, Thomas Portes, Louis Boyard, Aymeric Caron, etc.) se sont rendus sur le campus parisien en solidarité avec les étudiants.
[7] Dans l'article du Figaro précédemment cité, Nathalie Saint-Cricq déclare ne pas avoir « tenu de propos islamophobes » en affirmant qu'elle « [se] basai[t] sur des études, notamment celle publiée en octobre 2024 par la Fondapol/IFOP/AJC analysant la radiographie de l'antisémitisme en France. » Or, que nous dit cette « étude » ô combien biaisée ? « C'est par sa jeunesse, et d'autant plus nettement qu'elle est de confession ou de culture musulmane, que la société française sera rapidement gagnée par l'antisémitisme », écrit par exemple son auteur, Dominique Reynié. CQFD.
[8] Voir, par exemple, Contre l'antisémitisme et ses instrumentalisations, La Fabrique, octobre 2024 et Mark Mazower, Antisémitisme. Métamorphoses et controverses, La Découverte, septembre 2025.
[9] Comme le résume l'AFP (6/10/2017), à l'époque, le contexte est celui d'une vive controverse entre Jean-Luc Mélenchon et Manuel Valls – ayant « taxé les députés de La France insoumise de tenir "un discours islamo-gauchiste", soulignant "la complaisance vis-à-vis du communautarisme" et de "l'islam politique" ».
[10] Cf. Les médias contre la gauche, Acrimed/Agone, 2023, p. 82.
[11] La bulle spéculative ayant tragiquement éclaté lors du passage de Jean-Luc Mélenchon devant la commission d'enquête sur l'entrisme islamiste (6/12), à laquelle s'étaient pressés tels des vautours (déçus) tous les journalistes de France et de Navarre…
[12] Voir le passionnant article de Benjamin Tainturier, « Islamo-gauchisme : carrière médiatique d'une notion polémique », La revue des médias, 27 novembre 2020.
[13] Samuel Hayat, « L'islamo-gauchisme : comment (ne) naît (pas) une idéologie », L'Obs, 27 octobre 2020.
15.12.2025 à 12:09
Un article paru initialement dans Silomag.
- Médias et extrême droite
Un article paru initialement dans Silomag (n°20, novembre 2025).
Depuis dix ans, un pôle réactionnaire se consolide et gagne en influence au sein du champ journalistique. L'empire de Vincent Bolloré en est la clé de voûte, qui met à profit une concentration à la fois horizontale – via une mainmise sur l'édition (groupe Hachette) et l'acquisition de pans entiers de la presse écrite et audiovisuelle (Canal+, CNews, groupe Prisma, Le Journal du dimanche, Europe 1) – mais aussi verticale, en intégrant à son empire points de vente, salles de spectacle, institut de sondage, agence de communication, etc. Une véritable prédation sur le monde de l'information et de la culture, qui propulse sur le devant de la scène des médias dont la ligne éditoriale est à l'image du « combat civilisationnel » revendiqué par l'industriel milliardaire : obsessions identitaires ; cabales islamophobes et xénophobes ; haine de la gauche et de l'égalité ; engagement pro-business et valorisation de l'entreprenariat contre « l'assistanat » ; culte de l'ordre et de l'autorité ; célébration de l'« internationale fasciste », de Donald Trump à Georgia Meloni en passant par Javier Milei [1].
À l'avant-poste de cette contre-révolution réactionnaire, CNews prospère sur une politique de réduction des coûts. Tout en s'affranchissant des fondamentaux journalistiques comme des règles censées encadrer sa diffusion sur la TNT, la chaîne est l'incarnation la plus aboutie d'une tendance structurelle au sein d'un audiovisuel sous domination commerciale qui, partout, favorise l'extrême droite : le sacrifice de l'information sur l'autel de l'éditorialisme. Les formats produits à peu de frais – talk-shows, interviews, éditos, etc. –, se taillent la part du lion, où prévalent l'entre-soi et les discussions « à la bonne franquette ». Butiner dans les sondages du jour, politiser les faits divers – « industrie médiatique et arme idéologique pour l'extrême droite » [2] –, exciter les affects et idéologiser la peur : les mamelles de « l'information » façon Bolloré.
Gourmands en chroniqueurs, ces dispositifs sont devenus en quelques années le point de rencontre et la vitrine de premier plan des réactionnaires et de l'extrême droite identitaire. Si les plateaux de Bolloré servent de tremplin pour de « jeunes pousses » qui y fourbissent leurs armes, ils recyclent surtout des journalistes ayant occupé (ou occupant) des positions de pouvoir dans les médias « légitimes », au premier rang desquels les maisons historiques de la droite traditionnelle. Selon une étude du collectif Sleeping Giants, Le Figaro était par exemple le média le plus représenté à l'antenne de CNews entre le 1er janvier 2023 et le 4 avril 2024, devant Europe 1, Le JDD, Valeurs actuelles, Causeur ou Sud Radio, mais aussi les plus éminents représentants de la fachosphère (Boulevard Voltaire, L'Incorrect, Omerta, Livre Noir devenu Frontières, Front Populaire, etc.).
Sur Europe 1, la chefferie du Figaro détient même le monopole de l'« édito politique », assuré en intermittence par Alexis Brézet, le directeur des rédactions du quotidien, Vincent Trémolet de Villers, son directeur délégué, et Alexandre Devecchio, rédacteur en chef du FigaroVox, la déclinaison web des pages « Débats », elle-même motrice de l'extrême droitisation du Figaro [3] et réserve de talents – omniprésents à l'antenne de CNews ou d'Europe 1 –, comme Eugénie Bastié, Mathieu Bock-Côté, Gilles-William Goldnadel ou encore, parmi la « jeune garde », le très prometteur Paul Sugy. On n'en finirait pas de retracer les carrières passées des actuelles vedettes de la galaxie Bolloré au sein du groupe TF1/LCI (Laurence Ferrari, Vincent Hervouët, Pascal Praud, Jean-Claude Dassier, etc.) ou d'Europe 1 sous l'ère du groupe Lagardère (Pierre de Vilno, Catherine Nay, Jean-Pierre Elkabbach, Sonia Mabrouk, etc.), parfois les deux successivement.
Symptôme de la radicalisation croissante de la droite traditionnelle – et des directions de médias, sociologiquement solidaires des intérêts des classes dirigeantes –, cette hybridation n'est pas un phénomène nouveau. Au cours des décennies 2000 et 2010, fort d'un riche carnet d'adresses et d'étroites relations avec la bourgeoisie politique et patronale, l'hebdomadaire Valeurs actuelles était en quelque sorte l'équivalent fonctionnel des médias Bolloré aujourd'hui : une plaque tournante de la droite extrême à l'extrême droite. Et là encore, son personnel ne venait pas de nulle part. Comme l'a mis en lumière le sociologue Abdellali Hajjat, non seulement la plupart des journalistes et chroniqueurs du titre avaient auparavant officié aux Échos, à L'Express, au Point et surtout… au Figaro, mais à partir des années 2000, les vedettes du journal ont bénéficié d'une surreprésentation en tant qu'invités, animateurs ou chroniqueurs, notamment sur RMC, Europe 1 et LCI [4]. Légitimé par la classe politique jusqu'aux plus hautes sphères de l'État – « un très bon journal » plaidait Emmanuel Macron après avoir fait la Une fin 2019 [5] – Valeurs actuelles a su se tailler une place de choix dans les médias dominants en misant sur le « buzz » et la « polémique », carburants de leur économie low cost. Incubateurs de « bons clients » réactionnaires, les chaînes d'information en continu, notamment, ont contribué à installer durablement les têtes de gondole de l'hebdomadaire dans le débat public : Geoffroy Lejeune, ami personnel de Marion Maréchal aujourd'hui à la tête du JDD, Charlotte d'Ornellas, Tugdual Denis, etc.
Entre autres « empoisonneurs » [6] : le cas d'Éric Zemmour, pilier du Figaro et du Figaro Magazine entre 1996 et 2021, est sans doute le plus exemplaire. Lorsque CNews lui a offert en 2019 une vitrine de premier plan dans l'émission « Face à l'info », Bolloré n'a fait que capitaliser sur une notoriété entretenue pendant trente ans dans et par les grands médias, de Marianne à RTL en passant par I-Télé, France 2, etc. De quoi favoriser son transfert dans le champ politique, lequel fit l'objet d'une hystérie journalistique dès l'été 2021 et jusqu'à l'élection présidentielle, en 2022 [7]. Sa médiatisation a été tellement disproportionnée que l'Arcom a été contraint d'épingler onze chaînes et stations – dont trois du service public (France Inter, France Info et France 5) – pour leur manquement à l'équité du temps d'antenne et/ou de parole en sa faveur.
Loin du mythe journalistique postulant une étanchéité entre les médias « acceptables » et la galaxie Bolloré, la circulation sans entrave des commentateurs réactionnaires est donc un phénomène structurel : VRP du Rassemblement national, « intellectuels » médiatiques racistes adeptes du « on-ne-peut-plus-rien-dire » saturent le débat public, sans oublier la galaxie des journalistes de Franc-Tireur – propriété du milliardaire Daniel Křetínský –, qui alimentent nombre de cabales de l'extrême droite sur la base d'obsessions islamophobes et d'une détestation viscérale de La France insoumise. Il ne s'agit pas d'affirmer que toutes les lignes éditoriales se valent, mais bien de souligner une tendance à la droitisation par le haut des grands médias, à laquelle les directions éditoriales apportent leur concours de longue date.
Si les grands médias ne sont pas les principaux responsables de la droitisation continue du champ politique et de la progression électorale constante de l'extrême droite, ils ont activement contribué à la « dédiabolisation » du Rassemblement national, à la popularisation de ses thématiques de prédilection (immigration, islam, insécurité) et à la normalisation de ses thèses, au point que la plupart d'entre elles font aujourd'hui office de prêt-à-penser dans le débat public [8]. Le phénomène s'est accéléré à partir de l'élection d'Emmanuel Macron en 2017. Depuis lors, les médias dominants ne cessent d'accentuer la principale dynamique par laquelle se reconfigure le champ politique : la diabolisation outrancière d'organisations et des personnalités de gauche exclues de l'« arc républicain » ; la légitimation des responsables d'extrême droite, distingués si ce n'est célébrés pour leurs positions jugées « raisonnables » et « modérées » par les professionnels du commentaire.
Loin d'être une paria, l'extrême droite évolue dans cette atmosphère comme un poisson dans l'eau. Et se déploie toujours davantage, en particulier dans les médias les plus soumis aux pressions commerciales. Des militants identitaires ont pignon sur rue, à l'instar de Juliette Briens ou Antoine Diers, ancien porte-parole d'Éric Zemmour, reconvertis en toutologues dans les talk-show RMC. Le service public n'est pas en reste : Franceinfo notamment, où depuis septembre 2025, trois anciens de CNews sont aux manettes d'une émission [9]. « Depuis le début des années 2000, devenir identitaire n'a jamais été aussi rentable », résume le sociologue Samuel Bouron : « Les médias les font vivre […]. Cette possibilité d'une ascension professionnelle pour des militants qui, par le passé, restaient bloqués aux marges de l'espace politico-médiatique est un aspect souvent négligé du développement de cette nébuleuse identitaire » [10].
Leur force de frappe est d'autant plus puissante qu'elle reçoit le concours de grands capitalistes. Vincent Bolloré, on l'a vu, mais aussi le milliardaire libertarien Pierre-Édouard Stérin. En 2024, L'Humanité révélait son « projet Périclès » [11], un vaste plan de financement destiné à porter l'extrême droite au pouvoir. En attendant, le militant œuvre d'arrache-pied à sa structuration, en finançant par exemple ses organismes de formation : l'école libre de journalisme (ILDJ) notamment, dont les liens avec les médias de droite et d'extrême droite sont patents. Selon une enquête du Monde parue en 2024, les rédactions de CNews, Le Figaro, Valeurs actuelles, Boulevard Voltaire et Causeur représentaient par exemple « la principale voie de recrutement » des étudiants, parmi lesquels d'anciens candidats RN, militants des « Jeunes Républicains » ou des « Jeunes avec Zemmour », mais aussi des activistes anti-avortement ou membres de groupuscules identitaires et néofascistes [12]. « Nous participons à créer une nouvelle sociologie du journalisme, c'est-à-dire des journalistes qui ne sont pas forcément irrigués par le marxisme, la social-démocratie ou le wokisme », revendiquait le fondateur de l'école (et directeur opérationnel de Périclès) Alexandre Pesey [13].
« Investissez les médias » : tel était le conseil que donnait à ses disciples Patrick Buisson, ancien directeur de Valeurs actuelles, ex-chef de Minute… et fervent promoteur de « l'union des droites ». Un rêve doublement exaucé : non seulement l'empire Bolloré est aujourd'hui la réalisation en actes de ce grand rassemblement, mais ses canaux sont les médias qui, aujourd'hui, donnent bien souvent le la. De véritables lieux de pouvoir : entre le 1er septembre 2024 et le 2 mars 2025, le gouvernement trônait par exemple sur plus de la moitié des couvertures du JDD [14]. Des portraits louangeurs dont bénéficient également les personnalités médiatiques parmi les plus influentes, occupant pour certaines les grands médias depuis au moins un quart de siècle, de Franz-Olivier Giesbert à BHL, en passant par Alain Bauer, Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Luc Ferry, Géraldine Woessner, Jérôme Fourquet ou Raphaël Enthoven. Du « cercle de la raison » aux bataillons contre-révolutionnaires, une alliance objective existe bel et bien : c'est chez Vincent Bolloré qu'on en trouve la meilleure synthèse.
Pauline Perrenot
[1] Ugo Palheta, La nouvelle internationale fasciste, Textuel, 2025.
[2] Samuel Bouron, « Les faits divers, industrie médiatique et arme idéologique pour l'extrême droite », in. Extrême droite : la résistible ascension, coordonné par Ugo Palheta, Éditions Amsterdam, 2024, p. 129.
[3] Olivier Tesquet, « Au "Figaro", dix ans d'entrisme d'extrême droite », Télérama, 1er juillet 2024 et Véronique Goussard, « Ces dix ans qui ont radicalisé "Le Figaro" », Le Nouvel Obs, 3 juillet 2025.
[4] Abdellali Hajjat, « L'emprise de Valeurs actuelles », Carnet de recherche Racismes, 13 novembre 2020.
[5] Pauline Perrenot, « Valeurs actuelles : une légitimation médiatique de (très) longue date », Acrimed, 24 novembre 2020.
[6] Sébastien Fontenelle, Les empoisonneurs. Antisémitisme, islamophobie, xénophobie, Lux, 2020.
[7] « Médias et extrême droite, la grande banalisation », Médiacritiques, n° 41, Acrimed, janvier-avril 2022.
[8] Pauline Perrenot, Les médias contre la gauche, Agone/Acrimed, 2023.
[9] Pauline Bock, « La chaîne franceinfo est-elle en train de "devenir CNews" ? », Arrêt sur images, 4 novembre 2025.
[10] Samuel Bouron, Politiser la haine. La bataille culturelle de l'extrême droite identitaire, La Dispute, 2025, pp. 43-44.
[11] Thomas Lemahieu, « Périclès, le projet secret de Pierre-Édouard Stérin pour installer le RN au pouvoir », L'Humanité, 18 juillet 2024.
[12] « Enquête sur l'Institut libre de journalisme, l'école créée par la droite identitaire pour conquérir les médias », Le Monde, 26 septembre 2024.
[13] Gaspard de Malherbe, « Institut de formation politique : "Nous cassons un monopole idéologique de la gauche", affirme le directeur Alexandre Pesey », Valeurs actuelles, 4 juillet 2025.
[14] Pauline Perrenot, « Du JDD au JDNews : et au milieu de l'extrême droite trône le gouvernement », Acrimed, 10 mars 2025.
11.12.2025 à 16:36
Un appel co-signé par Acrimed.
- « Indépendance ? » Procès, violences et répressionUn appel lancé par 132 médias, sociétés de journalistes, syndicats et organisations, dont Acrimed.
Il y a près d'un an, 110 médias et organisations interpellaient le gouvernement pour réclamer une réforme de la loi de 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes. Les contours flous de ce texte et l'absence de véritables garde-fous ont facilité des atteintes à la liberté de la presse depuis 15 ans. Pour rappel, au moins 27 journalistes ont été convoqué·es ou placé·es en garde à vue par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), selon un décompte réalisé par le journal Télérama.
Depuis notre courrier, les intimidations contre la presse n'ont pas cessé : elles ont franchi un cran supplémentaire. Alors que l'État français a été condamné en 2023 pour l'arrestation illégale d'un journaliste couvrant une action écologiste, la police a de nouveau reçu l'ordre d'interpeller et placer en garde à vue, le 1er juillet, le journaliste Enzo Rabouy, quinze jours après qu'il a couvert une action militante en marge du Salon du Bourget.
Le parquet général poursuit également son acharnement contre Ariane Lavrilleux, la journaliste de Disclose et membre du groupe de travail sur le secret des sources à l'origine de cet appel. L'AFP nous apprend que le parquet général de la cour d'appel de Paris a fait appel de la décision de non-lieu rendue par la juge d'instruction. Alors que la justice a reconnu l'intérêt public des révélations de Disclose sur l'opération militaire secrète de la France au profit de la dictature égyptienne, la journaliste pourrait être renvoyée devant un tribunal, plus de deux ans après avoir subi une garde à vue, une perquisition et des mesures disproportionnées de surveillance.
Une autre procédure judiciaire vise le journaliste Philippe Miller, à la suite d'une plainte pour vol de données déposée par un cabinet d'avocat dont le journaliste avait relaté les pratiques douteuses. Pour contester la saisie de son ordinateur et matériel professionnel, Philippe Miller a tenté d'opposer le secret des sources. Mais la juge des libertés et de la détention a validé l'atteinte au secret des sources, en considérant que la simple existence d'une enquête pénale relevait bien d'un « impératif prépondérant d'intérêt public ». Si n'importe quelle enquête pénale permet de lever le secret des sources, ce dernier n'existe plus.
Enfin, les vidéos policières révélées par Libération et Mediapart démontrent que les forces de l'ordre déployées à Sainte-Soline ont multiplié les tirs illégaux et ont visé, en toute connaissance de cause, des journalistes qualifiés de « pue-la-pisse ». Lors des manifestations du 10 septembre, Reporters sans frontières a recensé sept cas de journalistes entravés physiquement, dont certains blessés par des éclats de grenade. Le 17 novembre, plusieurs journalistes de Reporterre, Blast et Libération ont été violentés par les forces de police et gazés à bout portant alors qu'ils couvraient une action de désobéissance civile menée par plusieurs ONG sur le site normand du géant de l'agrochimie BASF.
Ces attaques inacceptables dans un État de droit sont le résultat d'une année d'immobilisme du gouvernement. Qu'est devenue la promesse de Rachida Dati, lors des États généraux de l'information, d'un projet de loi qui garantit le droit à l'information ? Ce projet est pour l'heure gardé secret.
Le groupe de travail avait été reçu en février par le cabinet du premier ministre, puis au début de l'été par le ministère de la justice, afin d'e discuter d'échanger sur ses propositions et de remettre une note d'analyse détaillée sur leur application concrète. Pour rappel, nous voulons :
La protection des sources n'est pas une coquetterie corporatiste. Elle est « la pierre angulaire de la liberté de la presse », la condition indispensable d'un droit effectif à l'information de toute la population. Il est donc urgent que le projet de loi donne lieu à un débat public, ouvert et parlementaire le plus rapidement possible.
Par cet appel auquel se joignent 132 médias, sociétés de journalistes, syndicats et organisations, nous réclamons également aux ministres de la justice et de l'intérieur qu'ils formulent, dès à présent, des instructions écrites aux fonctionnaires afin de faire respecter la liberté de la presse telle qu'encadrée par la loi de 1881, ainsi que par la jurisprudence des tribunaux français et celle de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Le groupe de travail sur la protection des sources à l'origine de cet appel du 11 décembre 2025 : Disclose, Sherpa, Fonds pour une presse libre, Reporters sans frontières, Association de la presse judiciaire, SNJ et CFDT-Journalistes.
Retrouvez la liste détaillée des 132 signataires de l'appel ici.