16.06.2025 à 14:39
Nous publions ci-dessous, sous forme de tribune [1] et avec son accord, un texte de l'écrivain franco-libano-palestinien Jadd Hilal, paru initialement le 14 juin sur son blog Mediapart. (Acrimed)
J'entends souvent dire que les choses ont changé. C'est « incomparable » aujourd'hui. La Palestine a sa place dans les médias français, l'opinion a basculé du tout au tout. Un tel revirement a de quoi étonner et pour cause, il n'en est pas un. La façon dont la Palestine est racontée aujourd'hui n'est pas méliorative, elle est normale. Il n'y a aucune compensation, aucun favoritisme envers la Palestine qui viendrait équilibrer un passif discriminatoire dans le traitement médiatique.
Un retour à la normale, à la rigueur, oui, car rien ne l'a été depuis le 7 octobre 2023. Je ne donnerai aucun nom pour ne pas porter tort à ceux qui ont eu le bon sens, malgré tout, de porter la voix.
Je dirai seulement que des journalistes d'un grand quotidien français m'ont affirmé recevoir des pressions de leur direction pour ne pas parler des Palestiniens, par peur « d'embraser la France ». Que j'ai attendu six heures avant de passer sur le plateau d'une grande chaîne de télévision, été informé du sujet et des invités dix minutes avant, reçu une tape sur l'épaule à mon entrée tandis qu'on me chuchotait à l'oreille « bonne chance et au fait, vous êtes sur un média pro-israélien ».
J'ai consacré cinq heures de préparation et une heure de questions-réponses pour une émission où j'ai été le seul coupé au montage. J'ai vu mon interview sur un média du service public décalée d'un mois car les journalistes recevaient des menaces de groupes pro-israéliens. J'ai appris très récemment que j'étais supposé être seul interviewé pour un long format mais que cela était jugé trop dangereux pour la direction, qu'il fallait me faire dialoguer avec une ou un Israélien, ce qui n'avait jamais été imposé dans l'autre sens.
J'ai entendu avant un plateau « vous êtes modéré et c'est ce qu'on veut pour nos invités » et ai partagé ensuite ce dernier avec un Israélien qui a ouvert une de ses prises de parole par la phrase « on ne peut parler de génocide à la moindre sensibilité subjective ».
J'ai été contacté pour une émission supposément bienveillante et me suis aperçu, après quelques recherches, qu'elle impliquait d'être seul « contre » (ou « vs » pour reprendre les termes du titre à venir) quatre Israéliens dont l'un était membre de l'armée. J'ai vu des invités refuser de me serrer la main, ne pas me regarder dans les yeux quand elles ou ils le faisaient, parler dans mon dos aux présentateurs après quoi je n'étais plus rappelé, cela sans que personne, jamais, n'invoque la déontologie, l'ingérence que représente le chuchotement à l'oreille d'un journaliste.
Et une question, à chaque fois, sur le trajet du retour. Une question dans les nuits agitées qui s'ensuivaient : comment en est-on arrivés là ? Il n'y a pas une seule réponse, bien sûr. Toujours est-il que celles qu'on nous renvoie, nous Palestiniens, ne sont pas les bonnes. Le boycott médiatique israélien, l'impossibilité de se documenter sur place ?
Il aurait fallu équilibrer alors, ne pas donner autant de largeur à ces voix anti-palestiniennes qu'on a si amplement entendues dans les colonnes et les plateaux. La soi-disant rareté des Palestiniens à même de parler avec « modération » (comme si c'était toujours souhaitable) ? Là encore, tant d'invités qui n'ont pas eu à s'encombrer de pincettes, qui ont associé à l'envie les Gazaouis au Hamas, à Daech…
Cette façon de botter en touche ne dit ni comment nous en sommes arrivés là, ni surtout où nous allons. Le déni de cette catastrophe médiatique bannit toute leçon possible, tout avenir. Plus on continuera à se dédouaner dans les rédactions, à dire que ce n'était pas de la faute des petites mains, que cela venait de très haut, qu'on n'avait pas accès, plus les Palestiniens souffriront du double standard et de la surdité des journalistes.
Il faudrait affronter le problème, dès aujourd'hui, dans ces rédactions, énumérer les atteintes à la déontologie depuis le 7 octobre, comprendre d'où venaient les bâtons dans les roues, qui a dit « non » ? Des journalistes ? Des chargés de rédaction ? Des directeurs de publication ? Des investisseurs ? Et pourquoi ? Pourquoi avoir dit non ?
Trois questions à poser, seulement trois, c'est ce que l'on demande, le plus tôt possible, dès la prochaine réunion de rédaction peut-être : 1) Quels ont été les moments où donner de la visibilité à la cause palestinienne a été vécu comme une prise de risque, ou un danger ? 2) En quoi cela l'était-il effectivement ? 3) Auprès de qui ?
Nous, Palestiniens, à défaut d'être écoutés, aurons au moins la consolation de comprendre pourquoi on ne l'a pas été. De ne pas nous entendre dire dans la rue que l'on exagère, qu'il n'y a pas eu de biais médiatique. Non pas pour avoir raison, mais pour éviter que cela se reproduise, que nous soyons de nouveau réduits au silence. Car s'il y a une chose que nous avons apprise, nous autres, c'est que l'Histoire a la mémoire courte, et que l'oubli, lui, a la mémoire longue.
Jadd Hilal
[1] Les articles publiés sous forme de « tribune » n'engagent pas collectivement l'association Acrimed.
13.06.2025 à 10:00
Critique des médias : une revue de presse hebdomadaire. Si ce n'est exhaustive, au moins indicative [1]. Au programme : du 06/06/2025 au 12/06/2025.
« L'alliance entre Trump et Poutine scellée par les propagandistes de CNews », Télérama, 6/06.
« Chère Laurence Ferrari », Blast, 7/06.
« T18, le nouveau joujou de Daniel Kretinsky », Acrimed, 11/06.
« Retaillite aiguë dans les télés, par Daniel Schneidermann, Libération, 7/06.
« "Ça commence aujourd'hui" : à l'heure du café, la culture du viol passe crème », Arrêt sur images, 7/06.
« "Une Ambition intime", la grande lessiveuse de M6 », Arrêt sur images, 8/06.
« Services publics : le sondage qu'ont adoré les médias et le gouvernement », Arrêt sur images, 9/06.
« Sur France Inter : une page de pub pour le Salon du Bourget, vitrine mondiale de la guerre », Contre Attaque, 11/06.
« Rima Hassan : pourquoi les médias mainstream la détestent autant ? », Le Média, 11/06.
« LVMH et Claude Perdriel renflouent encore le magazine Challenges », L'Informé, 6/06.
« L'homme qui murmure à l'oreille de Rodolphe Saadé », La Lettre, 10/06.
« Dans le rouge, l'hebdo chrétien La Vie cherche la bonne formule », La Lettre, 11/06.
« Groupe Lagardère : Bernard Arnault cède ses parts à Vincent Bolloré, seul maître à bord avec 75 % du capital », L'Humanité, 11/06.
« En vente, le magazine Le Revenu suscite l'intérêt de cinq candidats », Le Figaro, 11/06.
« Xavier Niel négocie la reprise des parts de Prisa au capital du Monde et du Nouvel Obs », La Lettre, 12/06.
« Canal+ : la bourse ou la porte », Les Jours, 6/06.
« Le magazine "Time" va lancer une édition française à la fin de 2025 », Le Monde, 12/06.
« L'emploi de journalistes professionnels par un média doit rester une condition d'obtention des aides publiques à la presse », Libération, 7/06.
« "Les déclarations haineuses de Barbara Lefebvre entachent la réputation de nos rédactions" : Les SDJ de RMC et BFMTV réclament l'éviction de la chroniqueuse des "Grandes gueules" », PureMédias, 12/06.
« Condamné pour corruption de mineurs, Jean-Marc Morandini fait pourtant son retour ce vendredi sur l'antenne d'Europe 1 », Libération, 6/06.
« Note confidentielle de Bercy : vers un carnage social et un démantèlement de l'audiovisuel public ? », L'Humanité, 10/06.
« Audiovisuel public : Rachida Dati s'acharne sur sa réforme », L'Humanité, 10/06.
« Rachida Dati et le "scalp" de la patronne de France Télévisions, Delphine Ernotte », Le Monde, 11/06.
« "Quoi d'étonnant à ça ?" : quand Beauvau vole au secours de "Frontières" », Arrêt sur images, 7/06.
« Gala de la Diaspora Defense Forces : 3h20 de propagande israélienne », Arrêt sur images, 10/06.
« Les marivaudages du journal Marianne avec une adjointe d'Anne Hidalgo », Blast, 6/06.
« Derrière "Lou", le soft power pro-natalité de Pierre-Édouard Stérin », Arrêt sur images, 11/06.
« Pollution du cochon : le média-ONG "Splann !" gagne son premier procès », Arrêt sur images, 12/06.
« Les victimes de violences de genre regrettent-elles d'avoir parlé à la presse ? », La Revue des médias, 10/06.
Et aussi, dans le monde : Népal, Malte, Cambodge, Suède, États-Unis, États-Unis (bis), Espagne, Espagne (bis), Pologne, Pays-Bas, Honduras...
Retrouver toutes les revues de presse ici.
[1] Précisons-le : référencer un article dans cette revue de presse ne signifie pas forcément que nous y souscrivons sans réserve.
13.06.2025 à 09:06
Criminalisation médiatique.
- 2023-... : Israël-Palestine, le 7 octobre et après / Rima Hassan, Gaza, Palestine, IsraëlAprès avoir passé vingt mois à criminaliser le mouvement de solidarité avec la Palestine [1], c'est avec un regain de mépris et de hargne que de nombreux éditocrates ont commenté l'arrestation illégale des membres d'équipage de la flottille de la liberté (le Madleen) par l'armée israélienne, dans la nuit du 8 au 9 juin.
Dans la tradition internationaliste des flottilles pour Gaza et quinze ans après l'assaut du Mavi Marmara – en mai 2010, au cours duquel l'armée israélienne tuait neuf passagers –, le Madleen entendait briser le blocus israélien à Gaza, à l'instar d'autres actions de solidarité actuellement en cours [2]. Il réunissait à son bord douze personnes, parmi lesquelles des militants, l'eurodéputée LFI Rima Hassan et deux journalistes, Yanis Mhamdi (Blast) et Omar Faiad (Al Jazeera). Dans la nuit du 8 au 9 juin, l'armée israélienne a arrêté ses passagers, dont trois sont toujours emprisonnés en Israël à l'heure où nous écrivons ces lignes.
En France, la couverture médiatique de ces énièmes violations du droit international par l'État d'Israël a donné une nouvelle occasion de mesurer la surface et le crédit que continuent d'accorder à sa propagande de très nombreuses chefferies éditoriales. Gangréné par l'éditorialisation, le débat public s'est souvent mué en cabale contre les passagers du Madleen tandis que dans les formats les plus exposés du PAF, les interviews de responsables LFI ont viré au procès, à grand renfort de désinformation.
Sur Franceinfo par exemple (10/06), alors que la journaliste Salhia Brakhlia requiert de Clémence Guetté une confirmation selon laquelle « quatre des six Français ont refusé de signer le fameux document qui mène à l'expulsion d'Israël », la députée LFI témoigne du fait qu'elle ne dispose alors d'aucune information suffisante sur « le contenu des documents en question », ajoutant que « certains [passagers français du Madleen] attendent un conseil juridique avant de [les] signer ». Ni une ni deux, elle est interrompue par le journaliste Jérôme Chapuis, visiblement plus « informé » : « Alors, on a eu des informations sur ce sujet tout à l'heure avec l'ancien ambassadeur de France en Israël qui nous disait [que] ce document, il est très simple. C'est trois lignes. "Acceptez-vous d'être expulsé du territoire israélien ?" Est-ce que dans ces conditions, il y a une raison de refuser ? » Patienter et recouper ses sources aurait sans doute évité au journaliste de diffuser des fake news avec autant d'aplomb à heure de grande écoute : comme le souligne Blast, « ce texte stipule, si ratifié, une acceptation d'expulsion du territoire, une reconnaissance du caractère illégal de l'opération humanitaire du Madleen et un engagement à ne plus fouler le sol israélien pour une durée de cent ans. […] Ainsi, contrairement à la communication des autorités israéliennes, reprise quasi mécaniquement par une série de médias français, les sept militants et notre journaliste Yanis Mhamdi n'ont pas refusé de quitter le territoire israélien. Ils ont en revanche refusé de signer un texte inique et mensonger, en dehors d'une véritable consultation avec un avocat, sous la pression de l'armée israélienne. »
Cette master class de Franceinfo est loin d'être isolée : disqualification de l'action humanitaire sur fond de moqueries indignes ; criminalisation des passagers du Madleen dans la grande tradition du journalisme de préfecture ; poursuite de l'acharnement contre Rima Hassan ; reprise sans recul de la propagande israélienne et légitimation de l'action des autorités, certains commentateurs allant jusqu'à nier la famine à Gaza ou l'illégalité du blocus israélien…
Des plateaux en roue libre de CNews aux studios tamisés de Franceinfo, rien n'aura été épargné. Certaines déclarations resteront même gravées dans les archives du naufrage médiatique face au génocide en cours. Parmi celles-ci, les outrances de Caroline Fourest dans Franc-Tireur – titré cette semaine « La flottille s'amuse » à la Une [3] – ou encore une spectaculaire inversion des responsabilités signée Alba Ventura, feignant de regretter qu'avec la flottille, « ni Rima Hassan, ni Greta Thunberg n'ont rendu compte du vrai drame humanitaire qui se déroule à Gaza » (TF1, 10/06). Au contraire des grands médias ?
Meilleur du pire [4].
Pauline Perrenot
[1] Voir notamment les Médiacritiques n° 51, « Maccarthysme médiatique (juillet-septembre 2024) » et n° 53, « Médias et Palestine » (hiver 2025).
[2] La « marche mondiale vers Gaza », par exemple. Voir à ce propos « Expulsions, arrestations, descentes dans les hôtels, interrogatoires : au Caire, des tensions croissantes entre les autorités égyptiennes et les membres du convoi de la marche pour Gaza », Blast, 11/06.
[3]
[4] Certains des extraits sont empruntés au compte « L'Insoumission » qui, sur X, a effectué un travail conséquent de veille sur cette affaire.