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11.11.2024 à 11:33

Faits divers Une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse

L'Autre Quotidien

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C’est une véritable investigation du fait divers que mène le Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, sous le commissariat de son directeur Nicolas Surlapierre, pour livrer à l’automne prochain une vaste exposition temporaire qui réunit non moins de 80 artistes, de différents horizons et pratiques formelles. « Faits divers » vient de recevoir le label d’intérêt national, relevant ainsi non seulement l’originalité de son propos mais également le fort engagement du musée à s’adresser à tous les publics, initiés et néophytes.
Texte intégral (2813 mots)

C’est une véritable investigation du fait divers que mène le Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, sous le commissariat de son directeur Nicolas Surlapierre, pour livrer à l’automne prochain une vaste exposition temporaire qui réunit non moins de 80 artistes, de différents horizons et pratiques formelles. « Faits divers » vient de recevoir le label d’intérêt national, relevant ainsi non seulement l’originalité de son propos mais également le fort engagement du musée à s’adresser à tous les publics, initiés et néophytes.

Didier Paquignon, L’Orvillecopter, 2018. Monotype sur papier, 18,5x 29,5 cm, accompagné d’un texte. Illustration pour l’ouvrage Le Coup du lapin, et autres histoires extravagantes (éd. Le Tripode, 2018). © Didier Paquignon. © Adagp, Paris 2024.

Au travers d’une scénographie innovante qui donnera les clefs du décryptage de multiples propositions artistiques qui explorent ledit « fait divers », les visiteurs pourront décoder les ressorts du genre. Et comme l’annonce le sous-titre de l’exposition « Une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse », chacun d’eux pourra ici laisser libre court à son imagination et son libre arbitre.

Cette exposition collective inaugure l’anniversaire des 20 ans du MAC VAL, célébré tout au long de l’année 2025, et comme le souligne le Président du Département du Val-de-Marne « le label d’intérêt national qui vient de lui être décerné par le ministère de la Culture est indéniablement une marque d’encouragement pour Nicolas Surlapierre, arrivé à la tête de l’institution en octobre 2022, à poursuivre la mise en œuvre de son projet scientifique et culturel visant notamment à l’adhésion des publics les plus larges et variés possible à une histoire de l’art d’aujourd’hui. Son premier opus « L’œil vérité », actuellement à découvrir au musée, donne le « la » d’une programmation décomplexée, mêlant approche scientifique et accessibilité. »

Lidwine Prolonge, Françoise, 26 juin, 2015-2024, exemplaire du n°952 de Paris Match en date du 8 juillet 1967 Photomontage © Lidwine Prolonge. Courtesy Villa Arson.

« Faits divers » Une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse

Parce que le fait divers est souvent lié à l’univers de l’enquête, à une certaine forme d’énigme et à la volonté des artistes d’élucider leur part mystérieuse, l’exposition s’articule autour de la poésie des équations à plusieurs inconnues qui sont pensées entre paramètre et registre « d’indicialité ». Chacune des équations sera introduite par « des pièces à conviction » confortant la métaphore bien légitime de l’enquête et du judiciaire et laissant planer l’empreinte de l’erreur judiciaire ou de l’erreur humaine à l’origine de nombreux faits divers.

C’est autant un univers de formes qui sera proposé qu’un vaste champ lexical que s’emploiera à échafauder la présente exposition.

L’abécédaire typologique, non sans faire référence au Dictionnaire amoureux du faits divers (Didier Decoin, Éditions Plon, 2022) entendra ainsi montrer la diversité des artistes et des formes qui se sont intéressés de près à ces évènements singuliers entre indices indicibles et indécidables. Il visera également à mettre en lumière l’impact de la culture visuelle du fait divers sur l’art contemporain. En 26 lettres et 5 équations, l’exposition présentera une hypothèse de ce qu’est le fait divers mais se gardera bien d’imposer une réponse, elle laissera ainsi libre cours à la possibilité, pour toutes et tous, de se faire son avis, d’être aussi saisis d’un doute ou tout simplement de se laisser porter par les délices de l’affabulation ou de la spéculation.

Teresa Margolles, ¿Por qué van corriendo esas putas?, 2012. Vidéo HD, couleur, son, 18’02’’ Courtesy l’artiste et Mor charpentier

Cinq équations structurent l’exposition En sciences mathématiques, elles sont des variables et correspondent, assez bien, à l’univers des énigmes à résoudre. Elles résument la volonté des artistes à souvent vouloir élucider l’énigme qui, parfois ou souvent, sous-tend un fait-divers et transforment les salles d’exposition temporaire du musée en un vaste jeu de plateau en référence au jeu de société

célèbre. Chaque équation réunit 5 ou 6 lettres de l’abécédaire. Elles rompent avec l’ordre alphabétique afin que visiteuses et visiteurs puissent appréhender le champ lexical fait-diversier, les principales thématiques, la diversité des réponses proposées par les artistes ou les enjeux de réception.

Respectivement, les équations décrivent des grandes catégories ou des archétypes : l’univers judiciaire (équation no1), la catastrophe (équation no2), la violence (équation no3), l’humeur noire (équation no4), la pulsion scopique (équation no5).

26 hypothèses alphabétiques Au-delà du caractère illustratif de l’abécédaire, le fait divers est également une excellente façon, ainsi que Vincent Lavoie, commissaire associé de l’exposition, a pu le rappeler, de questionner certains protocoles et modes opératoires de l’art contemporain.

996. Photographie couleur, photomontage numérique, 30,2 x 20,2 cm Collection MAC VAL — Musée d’art contemporain du Val-de-Marne. © Claude Closky

La « fictionnalisation » de l’événement dit mineur, la prégnance du modèle indiciaire, la transposition artistique de protocoles d’enquête : reconstitution, inventaire et collecte, le jeu des temporalités dans les représentations événementielles, l’éthique du témoignage et des discours probatoires, le sensationnalisme et les régimes des affects ou enfin les effets d’authenticité et débats d’opinion seront autant de points évoqués dans chacune des cinq équations qui structurent l’exposition.

Malgré un engouement certain, aucune exposition en France jusqu’à aujourd’hui n’a réellement été consacrée à une analyse artistique du fait divers. Puissant catalyseur d’affects (compassion, plaisir, curiosité, identification), le fait divers a une valeur fantasmatique qui participe de la dramaturgie et de l’art contemporain.

Nicolas Surlapierre, Directeur du MAC VAL, commissaire de l’exposition le 11/11/2024
Commissaire associé Vincent Lavoie Coordinateur Julien Blanpied assisté de Marzia Ferri
Faits divers - Une hypothèse en 26 lettres, 5 équations et aucune réponse -> 15 /11/2024 →14/04/2025
MAC VAL Place de la Libération 94400 Vitry-sur-Seine

Eduardo Arroyo, Heureux qui comme Ulysse…, 1977. Huile sur toile, 180 x 220 cm © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. GrandPalaisRmn. © Adagp, Paris 2024. Photo © Bertrand Prévost.

11.11.2024 à 09:15

Piedras 1 & 2 : Nicolas Jaar lapide la colonisation avec ses deux nouveaux albums

L'Autre Quotidien

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Chili, fin 2022. Vous écoutez une émission de radio diffusée par un groupe anarchiste de l'ombre appelé Los 0cho, qui a coupé les câbles Internet sous-marins et plongé le monde dans un avant-temps où les ondes FM sont le seul moyen de communication. L'émission de radio est diffusée par fragments, racontant l'histoire d'un enfant qui disparaît dans le désert. Il s'agit en fait d'une œuvre de l'artiste Salinas Hasbún, qui a mystérieusement disparu le 25 octobre de la même année, ne laissant qu'un fil d'Ariane de compositions en leur absence, à l'image des tristement célèbres disparitions de citoyens sous le régime de Pinochet dans les années 1970.
Texte intégral (1806 mots)

Chili, fin 2022. Vous écoutez une émission de radio diffusée par un groupe anarchiste de l'ombre appelé Los 0cho, qui a coupé les câbles Internet sous-marins et plongé le monde dans un avant-temps où les ondes FM sont le seul moyen de communication. L'émission de radio est diffusée par fragments, racontant l'histoire d'un enfant qui disparaît dans le désert. Il s'agit en fait d'une œuvre de l'artiste Salinas Hasbún, qui a mystérieusement disparu le 25 octobre de la même année, ne laissant qu'un fil d'Ariane de compositions en leur absence, à l'image des tristement célèbres disparitions de citoyens sous le régime de Pinochet dans les années 1970.

Tout au long de ces émissions, qui dessinent une esquisse grossière et impressionniste de l'histoire coloniale du Chili, les ondes radio sont envahies par les fantômes des Palestiniens et des cris d'animaux inquiétants. C'est l'histoire du nouveau double album de Nicolás Jaar, qui a commencé par une chanson commandée par le Musée de la mémoire et des droits de l'homme de Santiago pour une exposition sur le régime de Pinochet et qui s'est transformée en une véritable pièce radiophonique diffusée via Telegram et d'autres plateformes en ligne. Jaar a fini par publier l'ensemble sous la forme d'un fichier audio sur Bandcamp, dont les recettes ont été reversées à des associations caritatives soutenant les communautés mapuches et les Palestiniens de Gaza. Aujourd'hui, le projet atteint sa forme finale, estampillé sur deux plaques de cire et réduit à ses points forts musicaux. Cette explication donne à Piedras 1 & 2 un aspect désordonné et tentaculaire - une quête épique secondaire - mais en réalité, il s'agit en quelque sorte de l'opus magnum de Jaar, combinant ses talents pour les sonorités abstraites, la pop pince-sans-rire et l'art de la performance en un tout étourdissant.

Les chansons de l'artiste fictif Hasbún - dont le nom est un portmanteau des noms de famille des grands-mères de Jaar - constituent la majeure partie de Piedras 1. Elles comptent parmi les compositions les plus invitantes et accrocheuses de Jaar, des grooves sulfureux qui s'inspirent du rock indépendant et du reggaeton, avec des paroles qui incitent à la réflexion et qui sont prononcées d'un ton pince-sans-rire. Sur le faussement enjoué "Aquí", Hasbún demande "Qu'est-ce que cela signifie vraiment d'être d'ici ?", définissant "ici" comme un lieu dont la vérité "n'est pas écrite sur le papier". Ce fil conducteur se déroule dans la pièce maîtresse, "El Río de las tumbas", où Jaar/Hasbún décrivent l'histoire du fleuve Magdalena. La prose elliptique fait référence à tout, d'Einstein à la Palestine, soulignant l'impact global du colonialisme et la nature cyclique de la vie et de la mort : Hasbún est présumé mort, jeté dans le fleuve, mais le fleuve est aussi source de vie et de renouveau.

Dans le passage le plus obsédant de l'album, Jaar souligne le lien entre la colonisation du Chili et la Terre sainte. (Le Chili abrite également la plus grande diaspora palestinienne en dehors du Moyen-Orient). Il compare le nom du fleuve Magdalena, donné par le colonisateur espagnol Rodrigo de Bastidas, à l'ancienne ville juive Magdala, puis à un village arabe appelé al-Majdal qui a été détruit et remplacé par la colonie israélienne de Migdal. Jaar souligne l'importance - et la force brute - de la (re)dénomination :

Vous dites que vous êtes près du fleuve Magdalena.

Et je vous parle de la Palestine.

Qui n'est plus la Palestine.

Et le Rio Grande n'est plus Karacalí,

Non, le fleuve n'est plus Karihuaña

Il n'est plus Guacahayo.

Mais c'est toujours Guacahayo ! C'est le fleuve des tombes !

Est-ce qu'un lieu change quand on le renomme ? Devient-il autre chose ? Ces sentiments de perte et de confusion sont soulignés sur un autre temps fort, "Mi Viejita", une réminiscence de lieux devenus inaccessibles. Ce sont des gens qui quittent leur vie - les uns les autres, leurs fermes, leur bétail - pour aller à la guerre au nom d'une entité coloniale, avant d'être opprimés par une junte militaire et un couvre-feu strict qui ne leur offre aucun remerciement en retour, redéfinissant la terre pour laquelle ils se sont battus comme quelque chose qui ne leur appartient plus. Le bouleversement émotionnel de la chanson est accompagné d'un rythme brisé qui sonne comme celui d'un ivrogne, trop lent et chancelant pour se tenir droit, et les bavardages en arrière-plan ne font que renforcer l'atmosphère chaotique.

La musique qui accompagne les voix sur Piedras 1 est impressionniste et en niveaux de gris, avec des éclats de bruit, des chiens qui aboient et des synthés qui sonnent comme des éléphants en colère, marquant les thèmes de l'aliénation et de l'identité en mouvement. Piedras 2, en revanche, recueille la musique interstitielle de la pièce radiophonique et passe de l'expérimentation cérébrale - comme l'élégant et légèrement jazzy "Radio Chomio", avec l'artiste mapuche Eli Wewentxu - à l'effervescence des clubs, comme la trilogie finale "SSS", qui renvoie aux débuts de Jaar en tant qu'enfant de la rue. Seulement maintenant, la musique est frénétique et claustrophobe, comme si elle essayait de sortir de ses propres structures rythmiques, une forme violente d'affirmation de soi.

Jaar sait créer de l'espace et de la distance dans la musique, ce qui se prête naturellement à la construction de récits. Des éléments tels que les grosses caisses ou les voix semblent souvent provenir de la pièce voisine, jusqu'à ce que les choses se précisent soudainement, brièvement, un procédé que Jaar utilise à plusieurs reprises pour mettre en valeur les parties les plus importantes de Piedras. Cela permet à ce double album d'être un peu plus direct, un contrepoids à l'attitude distante habituelle de Jaar.

On peut écouter l'album et apprécier ses grooves somnolents de loin, mais le sujet est captivant, parfois même dérangeant, comme la phrase sur les vaches dans "Mi Viejita". C'est une caractéristique du style radiophonique qui joue en faveur de Jaar, soulignant les enjeux des crises historiques comme celle du Chili, qui continuent de se dérouler dans le monde entier. C'est ce que beaucoup de gens ne réalisent pas à propos de l'histoire des dictateurs, des despotes et des régimes génocidaires : Les dégâts ne se limitent pas à tuer des gens dans la rue ou à les enfermer ; il s'agit aussi du traumatisme causé par les disparitions sans explication. C'est l'impossibilité de trouver la vérité, ou même la volonté d'essayer. Les gens, les choses, les lieux disparaissent sans explication, comme s'ils n'avaient jamais existé. Parfois, c'est sous le couvert de la nuit, d'autres fois, c'est diffusé dans les journaux télévisés et sur l'internet.

En apprenant à connaître Piedras, je revenais sans cesse à ce couplet obsédant de "Aquí" : "Si c'est écrit sur les murs, ce n'est pas écrit sur le papier". Ce couplet devient un cri de ralliement pour les personnages de la pièce, qui luttent contre un système qui veut les effacer. Mais comme une grande partie de Piedras, cette pièce a également une portée universelle, partant du Chili et s'étendant en spirale, de la Palestine au Soudan en passant par l'Ukraine, où les archives sont conservées dans un bain de sang et où des récits contradictoires se disputent la suprématie, alimentés par la haine et l'animosité raciale.

En mettant en miroir l'histoire coloniale, la brutalité politique et le déni historique du Chili avec le déni quasi séculaire des déplacements et du génocide en Palestine, Jaar souligne des vérités que certains préféreraient ignorer. L'impact du projet est pleinement perceptible dans la pièce radiophonique complète, dans tout son trop-plein désordonné, mais Piedras 1 & 2 offre quelque chose de plus concret, presque insidieux. Ces chansons sulfureuses se frayent un chemin dans votre cerveau, des phrases et des paroles qui jettent les bases d'une véritable réflexion répétée sur des rythmes dansants. Que signifie être d'ici ? Qui décide de ce qu'est ici, et qui a la prétention originelle d'être ici, là ou n'importe où ? Jaar n'a pas les réponses, mais Piedras souligne la nécessité de réfléchir à ces questions, dans un monde où même la vérité est contestée et combattue.

Ernesto Che Simardo le 11/11/2024
Nicoals Jaar - Piedras 1 & 2 - Other People ( sortie vinyle le 31/01/2025)

04.11.2024 à 12:42

Neige Sinno dans les forêts de la nuit par Claro

L'Autre Quotidien

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J'ai donc attendu un an pour lire Triste Tigre de Neige Sinno, afin d'y entrer sans trop ressentir la pression et l'attention dont ce livre a bénéficié. C'est un livre exceptionnel, à bien des égards, car s'il tente de baliser un drame qui au-delà de ses particularités est universellement répandu, il n'en reste pas moins que, par sa forme et son ton, il atteint admirablement sa cible. Sa cible? Oui, autrement dit: nous, ceux et celles qui lisent Triste Tigre. Mais ce texte n'a rien d'une flèche, ou plutôt c'est une averse de flèches, comme autant de questions lancées dans le vide de notre sidération et de notre épouvante.
Texte intégral (1416 mots)

J'ai donc attendu un an pour lire Triste Tigre de Neige Sinno, afin d'y entrer sans trop ressentir la pression et l'attention dont ce livre a bénéficié. C'est un livre exceptionnel, à bien des égards, car s'il tente de baliser un drame qui au-delà de ses particularités est universellement répandu, il n'en reste pas moins que, par sa forme et son ton, il atteint admirablement sa cible. Sa cible? Oui, autrement dit: nous, ceux et celles qui lisent Triste Tigre. Mais ce texte n'a rien d'une flèche, ou plutôt c'est une averse de flèches, comme autant de questions lancées dans le vide de notre sidération et de notre épouvante.

Neige Sinno se pose – et nous pose – de nombreuses questions, et son grand mérite est moins d'apporter des réponses que de déconstruire ces questions jusqu'au point où la raison, cédant devant l'horreur de l'acte et l'opacité du violeur, s'autorise à dire: "Je ne sais pas." Il n'est pas bien sûr question dans ce livre d'un simple constat d'ignorance: à la question "pourquoi le violeur agit", la réponse la plus cinglante existe : parce qu'il le peut. Et c'est là que Neige Sinno enfonce le clou d'une vérité incontournable: le viol est moins une affaire de sexe que de pouvoir:

"Ils [ceux qui violent en temps de guerre] violent parce qu'ils peuvent, parce que la société leur donne une possibilité, parce qu'on leur a donné l'autorisation, et que quand un homme a la permission de violer, il viole." (p.192)

A ce pouvoir, à cette quasi impunité qui fait que les trois quarts des affaires de viol et d'inceste n'aboutissent à aucune condamnation, que peut l'écrivain, l'écrivaine? Neige Sinno est formelle: l'écriture ne débouche sur aucun salut. Elle ne sauve pas. Si l'on raconte sans fioritures, on reste dans le document, le témoignage. Si on tente de faire œuvre littéraire, on salit sans doute quelque chose. La force du texte de Sinno est de se tenir, en une courageuse oscillation, entre ces deux pôles. L'apparent détachement qu'elle adopte dans son récit comme dans ses nombreuses analyses et réflexions, il faut je crois le concevoir comme une distance chèrement acquise, une distance qui permet de confronter la froideur du factuel au feu du sensible. Ce qui ne peut être traduit peut néanmoins être porté par la phrase. 

En s'entourant de figures tutélaires comme celles de Nabokov, Woolf, Chalamov, en mettant sa sa démarche en résonance avec des écrits de Dorothy Allison, Annie Ernaux, Christine Angot ou Mary Gaitskill, Neige Sinno cherche moins à se situer dans une tradition littéraire qu'à confronter son propos à d'autres traitements, d'autres stratégies narratives ou réflexives. Consciente de la singularité irrévocable de son histoire, elle veut également la mettre en relation avec d'autres histoires, et surtout, d'autres modes d'exposition. Une autre famille existe que celle, toxique, qui permet l'indicible.

J'ai parlé plus haut de "distance", j'aurais pu même prononcer le mot "humour". Oui, car Triste Tigre n'est pas "sinistre" – les faits le sont suffisamment, et les faits ne disent pas à eux seuls ce qui est éprouvé dans la chair, l'esprit, la mémoire, l'impensé. Un humour très discret le parcourt, dont l'auteure ne méconnaît pas, loin de là, la dimension dangereuse. En effet, ainsi qu'elle souligne, la personne violée, dès lors qu'elle "semble" passer à autre chose, "semble" laisser entendre que finalement on s'en remet, d'un viol, ce qui revient à minimiser l'acte et, partant, la responsabilité du violeur dans ce qui n'est qu'une longue destruction. Comme si la personne violée était prise en étau entre le devoir de dépression et l'injonction à la résilience.

L'humour déployé par Neige Sinno, du moins en ai-je l'impression, n'a rien d'une posture faussement désinvolte: il est de l'ordre de la générosité. Une générosité envers le lecteur, que l'horreur peut à tout moment paralyser – or la littérature permet d'éviter tout figement. D'où ce livre sans cesse en mouvement, au centre sans cesse déplacé, qui nous oblige nous aussi à questionner notre place, interroger notre perspective, évoluer dans notre silence ô combien bruissant de lecteur. Je ne dirai évidemment pas que Triste Tigre est un livre joyeux: mais c'est un livre qui, dans les forêts de la nuit, sait encore sourire – pour nous épargner, possiblement. Nous protéger?

Claro, le 4/11/2024
Neige Sinno, Triste Tigre, P.O.L, 20€

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