26.03.2025 à 23:29
Dans le récit qui suit, l’auteur raconte des scènes issues du Mouvement contre les expulsions, en France, à la fin des années 1990. A l’heure où Donald Trump, Elon Musk et leurs laquais s’en prennent aux sans-papiers et kidnappent des immigrés qui s’opposent au génocide, même quand ils sont porteurs de Green Card,1 c’est un bon moment pour étudier comment des gens se sont opposés à la violence d’état dans d’autres lieux et d’autres temps.
Ceci est une adaptation du mémoire à venir Another war is possible, qui relate les expériences vécues par le mouvement mondial contre le fascisme et le capitalisme au tournant du siècle. Si vous souhaitez lire le reste du livre, vous pouvez le commander sur PM Press.
C’est le début de soirée, Sophie et moi sommes assis dans la zone d’attente des trains longue distance de la Gare de Lyon à Paris, l’une des gares les plus fréquentées d’Europe. Tout autour de nous, des voyageurs se précipitent dans tous les sens. Une caméra toujours autour du cou de papa, des familles de touristes stressés précipitant leurs enfants à travers la station se mêlent aux hommes d’affaires fatigués qui attendent de rentrer chez eux.
« Tu as fait du bon travail avec ta tenue », me dit-elle en me regardant de la tête aux pieds. J’ai rencontré Sophie lors d’une action (ou bien une manifestation, un concert, quelque chose du genre) il y a environ un an et nous sommes devenus inséparables pour toutes les actions politiques. Elle a mon âge, est étudiante au Lycée Autogéré de Paris 1 et si je ne connaissais pas très bien le contexte dans lequel elle fait ce commentaire, je pourrais penser qu’elle flirte avec moi.
« Tu as l’air plutôt bien toi-même », réponds-je. Elle a réussi à se transformer en figure craquante de l’adolescente française moyenne parfaitement insignifiante. Fondamentalement, elle ressemble à une jeune Spice Girl dans son survêtement Adidas et ses baskets. Moi, par contre, j’ai opté pour un look nettement plus précurseur : pantalon kaki, polo, veste non-définie et mocassins. Elle me regarde de nouveau, fait une pause et retire légèrement son compliment : « Ce n’est pas la garde-robe la plus fonctionnelle, cependant. Les pantalons kaki se démarquent et les mocassins ne sont probablement pas parfaits pour courir. »
Je hausse les épaules. « J’ai fait ce que j’ai pu. Ce qui m’importait le plus, c’était d’arriver jusqu’ici. »
Nous sommes assis parmi les touristes et les hommes d’affaires, faisant de notre mieux pour ressembler à un jeune couple adolescent quelque peu dépareillé qui attend un train pour rentrer dans leur ville ; nous ne sommes en fait pas des voyageurs, et le terme correct pour notre tenue serait plutôt un déguisement. Nous ne sommes pas ici pour prendre un train, mais pour en arrêter un. Un train qui transporte des êtres humains emprisonnés contre leur volonté chaque nuit. Le 21:03 à Marseille, autrement connu pour nous comme le train de la déportation.
Notre objectif est d’arrêter le train de nuit Paris-Marseille, que la Société Nationale des Chemins de Fer, mieux connue pour ses initiales SNCF, permet au gouvernement français d’utiliser pour transporter des immigrés nord-africains, généralement d’origine algérienne ou marocaine, par les rails, jusqu’à Marseille. Une fois dans la ville portuaire, ils sont expulsés du territoire français par bateau. La tentative de bloquer ce train est une idée née du Collectif Anti-Expulsions et il a été décidé que si nous devions avoir une chance de succès, nous devrions nous déguiser le mieux possible et infiltrer la gare en petits groupes, puisque tenter de marcher là-dedans en cortège ne nous mènerait probablement pas très loin.
Le CAE, officiellement formé quelques semaines plus tôt, au début du mois d’avril 1998, était un collectif autonome né dans la chaleur du mouvement des sans-papiers du milieu des années 90. Cela fait référence au mouvement contre l’expulsion des immigrants sans papiers et en faveur de leur « légalisation ». Les principes directeurs2 du collectif étaient aussi simples qu’ils étaient clairement imprégnés de modes d’organisation, de pensée et d’action anarchistes :
Le sort des sans-papiers avait émergé dans l’opinion publique après une série d’occupations d’églises très médiatisées en 1996 par les immigrés, eux-mêmes sans-papiers. Cela a culminé le 23 août 1996 avec une descente de près de 2000 policiers qui ont pris d’assaut l’église Saint-Bernard, entraînant la détention de 210 migrants sans-papiers.
Par la suite, les manifestations de solidarité avec les sans-papiers à Paris ont régulièrement compté des dizaines de milliers de personnes, avec des participants représentant le large spectre du centre gauche et de la gauche radicale. Cela incluait le Parti communiste et la CGT, mais aussi les blocs anarchistes considérables de la CNT, la Fédération anarchiste, l’Alternative libertaire, le SCALP et tout ce qui se trouvait entre les deux. Fait important, les sans-papiers eux-mêmes étaient organisés en plusieurs collectifs et organisations; ils étaient des membres actifs et dirigeaient leurs propres luttes. Comme tout type de communauté, elles n’étaient pas monolithiques. Au sein des organisations sans-papiers, on pouvait trouver un spectre tout aussi large d’idées et de stratégies en ce qui concerne les demandes, les objectifs et les méthodes d’action.
Les organisations de sans-papiers de tous bords étaient limitées dans leurs stratégies par les contraintes évidentes de leur situation, notamment le fait qu’une arrestation ou un contrôle d’identité pourrait rapidement conduire à une expulsion possible avec des conséquences dévastatrices, potentiellement mortelles, voire mortelles. Sans surprise, les organisations réformistes étaient coincées par leur respect de la légalité, des principes de base des états et des frontières, et de l’idée qu’un être humain devrait d’une manière ou d’une autre être lié par le la possession d’une certaine feuille de papier, ou pas, en fonction de son lieu de naissance. Ou encore plus absurde, comme c’est le cas en France, sa lignée.
Nous, anarchistes, n’avions pas de telles contraintes. Notre solidarité avec ce qui était clairement l’un des groupes les plus opprimés et marginalisés de la société — travailleurs, personnes de couleur, dont beaucoup de femmes, fuyant certains des conflits les plus horribles du monde à cette époque — a été immédiate et instinctive. Mais par notre position de solidarité inconditionnelle avec les sans-papiers, et l’affirmation qu’aucun être humain ne sera jamais illégal et la liberté de circulation existe dans ce monde pour les personnes et pas seulement pour les marchandises, nous avons articulé une position de nécessaire rupture avec les concepts d’États et de frontières. Si nos demandes ne pouvaient pas être accordées par l’État et que notre objectif ne pouvait pas être réalisé dans le cadre de son existence, alors, naturellement, il s’ensuivrait que nous ne compterions pas sur l’État pour réaliser ces choix.
Par conséquent, nous nous sommes engagés dans une lutte concrète pour empêcher les expulsions et permettre aux gens de vivre où ils veulent et comme ils veulent. Notre analyse théorique du rôle de l’État était appliquée de façon concrète dans cette lutte : l’État était notre ennemi, et nous étions déterminés à lui faire la guerre dans le contexte et la situation où nous nous trouvions, dans l’espoir de l’empêcher d’atteindre ses objectifs. Plus nous réussissons, main dans la main avec les sans-papiers qui sont ouverts à notre solidarité et à nos méthodes, plus notre pouvoir collectif grandit en tant que mouvement et plus nous serons à même d’augmenter notre degré d’autonomie, d’organisation et de liberté.
Nous ne faisions pas de demandes, mais nous cherchions à forcer les concessions et à en faire des réalités. Concrètement, cela signifiait que les expulsions étaient à empêcher. Pour ce faire, nous attaquerions les mécanismes d’expulsion de l’État, ses infrastructures et les entreprises qui ont collaboré avec lui et ont tiré des bénéfices économiques en aidant à la chasse, à la capture et à l’expulsion d’êtres humains.
Nous l’avons fait par solidarité, par conviction, mais aussi avec la compréhension explicite que malgré nos privilèges et des réalités différentes, notre lutte était la même que la leur. En combattant aux côtés des sans-papiers, complices plutôt qu’alliés, nous luttions aussi pour nous-mêmes :
« Leur situation nous rend tous plus précaires, car les relations de travail, la répression et le contrôle développés contre eux finiront par nous affecter aussi, le durcissement des frontières est également un obstacle à notre liberté de circulation, parce que nous sommes aussi des étrangers à ce monde et que nous serons poussés de plus en plus dans la clandestinité – par choix mais aussi par nécessité si nous devons vivre nos désirs – par l’évolution constante du droit et des États. »3
Nous voilà donc assis sous l’élégant toit de verre et d’acier datant de l’ère industrielle, si typique des vénérables gares européennes – un cadre dramatique tout à fait approprié à la confrontation imminente. Nous attendons anxieusement le moment où un nombre indéterminé de flics apparaîtra, escortant ce que je suppose être un individu menotté dans le hall, à partir duquel nous devrons entrer en action et former une chaîne humaine pour les empêcher de le faire monter dans le train. À défaut, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher le train de partir. Nous ne sommes pas des pacifistes, et s’il y a un consensus général sur le fait que notre camp évitera les escalades inutiles, il y a un accord tout aussi clair sur le fait que la priorité n’est pas aux perspectives, mais à la réalisation d’un objectif concret et tangible.
Néanmoins, je suis inquiet quant à nos chances de réussite. « Est-ce que tu vois des visages familiers ? demandai-je avec inquiétude. Je scrute la salle du mieux que je peux et je n’aime pas ce que je vois.
« Non, je ne vois même pas Alan ou Mary. Je me demande s’ils sont entrés. » Mary est une autre élève du Lycée Autogéré et la meilleure amie de Sophie, tandis qu’Alan est un peu plus âgé et le punk le plus cliché - avec mohawk et veste en faux cuir - de notre petit groupe affinitaire.
Aucun d’entre nous n’a l’âge légal d’être un adulte mais nous avons déjà tous les quatre une bonne expérience des problèmes avec l’État. Nous nous sommes rencontrés lors d’une réunion du Comité d’Action Lycéen, un lieu qui ne peut être décrit que comme une pépinière d’anarchistes en âge d’aller au lycée.
Nous sommes jeunes, fanatiques, et suffisamment libérés de l’esclavage salarial pour bénéficier de beaucoup de temps libre, que nous utilisons pour être des habitués de toutes les manifestations, actions, occupations, squats politiques, concerts, débats et confrontations de la région parisienne. Quand nous ne faisons pas cela, nous passons nos nuits ensemble à boire, à nous défoncer et à écouter « El vals del obrero » de Ska-P dans les catacombes sous les rues de Paris. Moi, j’ai découvert le Catéchisme du révolutionnaire de Serge Netchaïev et j’en ai conclu que mon esprit et mon corps sont des armes pour la lutte révolutionnaire, et que je dois donc les préserver de la drogue et de l’alcool. Cela me permet de m’amuser beaucoup dans les fêtes.
Pourtant, quelle que soit notre combativité, quel que soit l’affûtage de mes armes proverbiales, si nous ne sommes que vingt lorsque les flics se présentent, cela ne va probablement pas bien se passer. « Putain de syndicats », murmure Sophie en soufflant. « A quoi ils servent s’ils ne sont même pas capables de réunir cinquante personnes pour un truc pareil ? Sa plainte s’adresse à SUD, l’abréviation de Solidaire, Unitaire, Démocratique, un petit syndicat de gauche né dans la foulée de la grève générale de 1995, dont la branche ferroviaire avait promis de se mobiliser pour cette action.
Je hausse les épaules. « Qui sait, ce n’est pas comme si nous savions à quoi ils ressemblent. Peut-être que ça va marcher ».
J’essaie d’être positif, parce que c’est la voie que nous avons choisie ; si nous sommes au bal, autant danser. De toute façon, il ne semble pas y avoir beaucoup d’autres solutions. Quelques semaines plus tôt, nous avons réussi à occuper les voies et à retarder le train pendant quelques heures. Les flics ont fini par dégager les voies à grand renfort de matraques et de gazs, et lorsque nous sommes revenus quelques jours plus tard, nous avons trouvé une armée de policiers qui gardaient les voies.
« Regarde, regarde, juste là ! » Sophie pointe du doigt l’une des entrées du hall, sa voix tremblant d’un mélange d’excitation et de colère. Je suis en train d’apercevoir ce qu’elle désigne, un jeune homme d’une vingtaine d’années conduit par une escorte de sept ou huit flics, lorsque mes inquiétudes quant à notre nombre s’effacent immédiatement. De tous les coins de la salle partent des sifflements désapprobateurs, suivis immédiatement par ce qui semble être la salle entière qui éclate en chants tonitruants de « Non, non, non… aux expulsions ! » amplifiés et rendus encore plus pressants par les échos générés par l’espace fermé dans lequel nous nous trouvons.
Les premiers se lèvent de leur siège, se précipitent vers la ligne de CRS qui garde l’accès au quai et au train, et se lient les bras. Quelques autres les rejoignent. Puis des dizaines d’autres. Des amis et des camarades apparaissent de partout dans la foule. Les chants déclarant qu’aucun être humain n’est illégal résonnent haut et fort tandis que nous rejoignons nous aussi la chaîne humaine. Nous sommes des centaines ! Nous sommes si nombreux que nous formons deux lignes à travers l’ouverture du quai, l’une face aux flics déjà postés là pour nous empêcher de tenter d’accéder aux voies, l’autre tournée vers le hall, empêchant les flics qui escortent un captif d’atteindre le train. Sophie et moi nous retrouvons dans la première de ces deux lignes.
Les minutes suivantes s’écoulent dans un flou chargé d’adrénaline. La vue de la personne que nous essayons de protéger de l’expulsion juste devant nous illustre de manière poignante ce qui est en jeu, et les regards déconcertés de son escorte policière ne font que nous enhardir. Il est clair qu’ils ne savent pas s’il faut aller jusqu’au bout ou abandonner.
La police est habituée à la résistance aux expulsions. Nous nous présentons régulièrement dans les aéroports, informant les passagers ainsi que les employés des compagnies aériennes de ce qui se passe sur leurs vols et de ce dont leurs employeurs les rendent complices malgré eux, exhortant les passagers à refuser des vols qui sont en même temps des transports de prisonniers. Nous avons obtenu divers degrés de réussite. Nous avons également essayé de perturber et d’empêcher des expulsions, comme nous l’avons fait quelques semaines plus tôt au même endroit.
Mais nous n’avons jamais fait cela.
Du moins, jamais par centaines, jamais avec le sentiment palpable que nous pourrions réussir. Je pense que les flics le sentent aussi.
La scène suivante est d’une violence extrême et presque intime. Il est clair que l’ordre a été donné de libérer l’accès au train. Le gaz et les matraques volent tout autour de nous. Nous ne sommes pas armés. Nous n’avons ni mât, ni casque, ni même le tissu d’une banderole pour nous protéger. Des masques couvrent nos visages et des bras liés nous maintiennent ensemble, mais cela nous laisse pratiquement sans défense face aux coups de matraque. Sans un mot ni un avertissement, le policier anti-émeute qui se trouve juste à ma droite sort une matraque métallique rétractable de la poche intérieure de sa veste et, d’un geste rapide, il l’étend et l’abat avec un bruit sourd sur la tête d’un camarade qui se trouve à côté de moi. J’entends le craquement et je vois immédiatement le sang jaillir de la blessure au sommet de son front. Ses bras deviennent mous, et le mieux que je puisse faire est de relâcher mon bras, que j’avais lié au sien, et de le pousser vers l’arrière alors qu’il s’effondre, de sorte qu’il tombe vers la ligne de camarades faisant face à la gare et non aux pieds de ces flics déséquilibrés.
Avant que je puisse évaluer la pertinence de ce geste, je lance déjà instinctivement un coup de pied dans l’estomac du flic qui a blessé mon voisin. Ce flic nous regarde en ricanant depuis que nous nous sommes levés, attendant son moment pour blesser un « gauchiste de merde », ce qui est exactement l’expression que les nationalistes et les fascistes aiment employer en Argentine aussi. Sophie me crie de revenir, mais sa voix est à peine audible. Des camarades rompent la ligne pour porter l’ami blessé, tout comme j’ai rompu les rangs avec mon coup de pied. D’autres, aveuglés ou incapables de respirer à cause du gaz rompent également les rangs et battent en retraite.
Le jeune Algérien est forcé de monter dans le train. L’édition de la semaine suivante du Monde Libertaire,4 l’hebdomadaire de la Fédération anarchiste francophone, rapporte plus tard que le train
« est parti avec un retard de trente minutes. […] Le train devait s’arrêter quelques kilomètres plus loin, à Melun, dans l’attente d’un autre train transportant environ la moitié de ses passagers d’origine ».
Les passagers manquants n’avaient pas pu monter à bord en raison des affrontements entre les manifestants et la police.
« Le train a de nouveau été arrêté à la gare de Lyon-Perrache vers 2h30 du matin par des militants, mais il a ensuite fait un arrêt imprévu à la gare de l’Estaque pour débarquer les prisonniers et les placer dans le centre de détention d’Arenc, car les flics étaient préoccupés par les actions possibles d’autres manifestants à Marseille. »
Il y a toujours deux fronts clairement définis à l’intérieur du hall de la gare. Nous nous tenons d’un côté, à une vingtaine de mètres des trains.
Un petit groupe de personnes commence à partir - une vingtaine de personnes, toutes portant des gilets jaunes. Il s’agit des syndicalistes ferroviaires de SUD, qui s’étaient finalement présentés à l’action, mais qui ont décidé qu’avec le départ du train, leur participation était terminée.
Le reste d’entre nous se compte encore par centaines. Dans le grand ordre des choses, ce n’est rien. C’est une faible participation, même à un match de football de troisième division, à peine suffisante pour remplir un wagon de métro. Même une manifestation strictement anarchiste à Paris pourrait compter des milliers de personnes. Mais à mes yeux, à ce moment-là, ces gens représentent le monde entier. Qui se soucie des chiffres, de la perception ou de l’opinion des moutons ? Je me sens chez moi parmi ces deux cents personnes qui ont mis leur corps au service de la conviction qu’aucun être humain n’est illégal, qui ont montré par leurs actions que l’État et ses agents doivent être affrontés de front.
Je préfère deux cents ultra-gauchistes, aventuriers, extrémistes ou tout autre nom qu’ils peuvent nous donner que deux mille qui resteront les bras croisés parce que la discipline du parti ou du syndicat dit que ce n’est pas le moment et que ce n’est pas la manière, ou vingt mille qui défileront dans la rue avec nous en proclamant qu’aucun être humain n’est illégal, pour ensuite continuer tranquillement leur journée pendant que d’autres sont traînés, souvent drogués et ligotés, vers des transports de prisonniers. Je suis reconnaissant de la participation du sympathisant, du syndicaliste, du membre du parti, du réformiste. Je comprends que nous ayons besoin d’eux pour exercer une pression politique. Mais je sens maintenant que ma place est avec les militants et les combattants, quel que soit leur nombre.
Devant nous, un mur de flics anti-émeutes, désormais trop loin pour nous atteindre avec leurs gaz et leurs matraques. L’idée que la police est la garde armée qui applique la dictature du capital par le biais du monopole de la violence sanctionné par l’État a fait place à un sentiment beaucoup plus urgent : la haine brûlante de ceux qui blessent mes amis pour perpétrer l’injustice. Celui qui porte cet uniforme est le moyen immédiat de notre oppression et donc mon ennemi.
Quelqu’un est revenu d’une autre piste avec un sac à dos rempli de pierres. Alors que les chants contre la déportation continuent de résonner, quelques dizaines d’entre nous attaquent les flics. Il y a encore de la tristesse et de la frustration, parce que nous avons échoué, mais il y a aussi de la joie. Il y a un sentiment de refus collectif et de libération.
Alors que nous quittons enfin la gare, brisant au passage les caméras de sécurité, les panneaux publicitaires et les guichets automatiques, je pense déjà au jeune Algérien dont nous essayions d’empêcher l’expulsion. Ce soir, il ne s’agissait pas de faire une déclaration politique abstraite contre les déportations. Il ne s’agissait pas d’une action militante mais toujours symbolique, contre les mécanismes d’expulsion et la barbarie qui catégorise les êtres humains en fonction de l’endroit où ils sont nés. L’objectif était d’empêcher l’enlèvement d’un être humain précis. Et bien qu’il y ait encore un lointain espoir que des camarades plus loin, à Lyon ou à Marseille, puissent encore réussir, nous avons échoué, et mon esprit se concentre déjà sur la façon dont je peux, ou dont nous pouvons collectivement, faire plus.
Bien que je craigne que nous n’en ayons pas fait assez, dès le lendemain, je suis confronté à la presse et aux bons citoyens de Paris qui hurlent que nous en avons fait trop. Je prends un journal sur le chemin de l’école et je trouve des articles pontifiant sur les extrémistes de la gare, s’indignant du désordre, condamnant la prétendue flambée de violence. Trop de désordre, trop de violence, voilà ce que disent les bons citoyens parisiens exaspérés en passant devant moi dans cette même gare et en voyant les distributeurs de billets cassés. Le discours constant sur « l’extrême gauche, enhardie, devenant de plus en plus agressive, violente et dangereuse » n’a fait que s’intensifier depuis l’élection de la coalition gouvernementale de centre-gauche socialiste et communiste.
Qu’est-ce qui a été endommagé ? En traversant la gare, je prends note des « dégâts ». Les seuls dégâts de la gare sont les machines qui entravent notre liberté de mouvement et transforment le besoin d’aller d’un endroit à l’autre en une considération économique. Aux panneaux publicitaires qui polluent l’espace public et transforment tout endroit où l’œil humain peut se poser en propagande pour la consommation constante de biens dont nous n’avons pas besoin. Et enfin, aux caméras de sécurité de plus en plus omniprésentes, qui garantissent que quiconque rejette ce système de consommation et de contrôle puisse être surveillé et criminalisé de manière plus efficace.
Quel ordre précieux avons-nous perturbé ? Si l’ordre auquel ils font référence est cette paix et cette tranquillité superficielles qui n’ont rien à voir avec la justice, alors le problème n’est pas que nous ayons été violents ou désordonnés, mais que nous ayons effectivement perturbé les procédures ordonnées de l’oppression. L’ordre de ceux qui préfèrent la poursuite de l’oppression tant qu’ils peuvent fermer les yeux – ou pire, la célébrer au nom du nationalisme ou du racisme – aux turbulences de la lutte pour y mettre fin.
La violence ? Nous avons jeté quelques pierres, qui n’ont probablement blessé personne. Les blessés étaient de notre côté, ceux qui ont affronté les forces armées de l’État avec à peine plus que nos corps et quelques objets volants. Qu’est-ce que quelques distributeurs de billets et publicités brisés par rapport à la violence dont nous avons été témoins ? La violence qui a lieu constamment, sans cesse, dans chaque quartier d’immigrés balayé par des kidnappeurs à la solde de l’État – lors de chaque contrôle de tickets dans le métro qui déclenche un effet domino aboutissant à l’expulsion – sur des vols qui partent constamment avec des prisonniers transportés comme une cargaison humaine contre leur volonté.
En ce qui concerne la vie de cet homme, je n’ai pas l’intention de choquer ou de traumatiser avec des spéculations sur son destin, ses circonstances, s’il a été arraché à une famille, à un partenaire, à un projet, à ses rêves. Cela n’a pas d’importance. Je revendique sa liberté de vivre comme il l’entend et où il l’entend parce que mon anarchisme l’exige comme condition minimale de la dignité humaine et comme rejet du système d’États et de frontières que je cherche à détruire. Cette violence, cette guerre contre les individus au nom des États et des nations, est la seule violence pertinente ici, celle qui est exercée pour défendre l’oppression.
Il s’agit d’une machine de violence construite pour protéger et perpétuer le système d’exploitation et de souffrance humaine qui dresse les hommes les uns contre les autres dans une lutte inutile pour la survie. Une machine qui a colonisé l’esprit des gens à un point tel qu’ils ne peuvent reconnaître la violence qu’au point d’impact – le poing frappant un visage, la pierre frappant le bouclier du policier – et seulement lorsqu’elle interrompt l’ordre qui l’inflige normalement.
Cela rend invisible la violence indicible et incessante qui découle du système des nations, du capital et de la société de classes : la mort due au manque d’accès aux soins de santé, la famine et la faim créées par la pénurie artificielle, les accidents du travail et les décès causés par la volonté de négliger les mesures de sécurité afin de maximiser les profits, les guerres religieuses et nationalistes sans fin. Les immigrants se noient dans les mers entourant la forteresse Europe ou meurent de déshydratation dans la chaleur du désert de l’Arizona en tentant désespérément d’échapper à la pauvreté et d’améliorer leurs conditions de vie. Cette violence systémique, la violence de l’oppression, est à peine perçue comme telle par la plupart des gens.
Je me fraye un chemin dans la ville, toujours perdu dans mes pensées, alors que je sors du métro pour me rendre dans le quartier majoritairement peuplé d’immigrés où se trouvent les bureaux de la CNT. Deux flics sont garés à l’extérieur du métro, contrôlant nonchalamment les pièces d’identité des gens au hasard. « Papiers, s’il vous plaît ». La normalité de la violence quotidienne.
Face à cette réalité, qui se soucie de la légalité ? Qui se soucie de l’opinion publique ? Lorsque nous étions peu nombreux et que nous occupions les voies, notre action était tout à fait pacifique. Pourtant, les mercenaires de l’État sont venus nous frapper sans hésitation pour atteindre ses objectifs. Bien qu’ils aient pu le faire de manière relativement « ordonnée », grâce à notre petit nombre et à notre retenue tactique de la violence, n’est-ce pas la victoire d’une violence incommensurablement plus grande ? Une plus grande violence de notre part, à des fins de libération, ne serait-elle pas justifiée ? Dans quel processus de pensée peut-on affirmer que la non-violence représente la position morale la plus élevée, alors que l’adhésion à la non-violence rend possible la perpétuation de la souffrance humaine et de l’oppression ?
Il y a un moment que je n’oublierai jamais, depuis le jour où nous avons été battus sur les rails, quelques semaines avant l’histoire que j’ai racontée.
Je peux à peine le voir à travers la vitre, son teint et le reflet des lumières de la gare sur les vitres du train rendant difficile la distinction de ses traits et de ses expressions faciales. Deux policiers le déplacent dans le train, un tenant chaque bras derrière lui, ses mains menottées ensemble devant. Soudain, alors qu’ils passent devant une fenêtre ouverte, nous pouvons voir clairement qu’il se tourne vers nous. Il lève les mains et fait un signe de victoire avec chacune d’elles, tout en nous disant « merci ». Il y a de la tristesse, de la dignité et de la gratitude sur son visage. Je ne sais rien de lui, ni qui il est, ni d’où il vient, ni ce qui l’a amené ici, ni ce vers quoi il est renvoyé. Mais je sais que la violence - une violence qui change la vie et qui peut être fatale - ne se manifeste pas dans le retard du train. La violence, c’est ce qu’on lui fait subir à l’intérieur du train.
Ce n’est pas que nous soyons trop violents, c’est exactement le contraire. Si nous n’utilisons pas tout l’arsenal de notre capacité d’action révolutionnaire collective, pour être une force contre le système de contrôle qui nous opprime tous, ne sommes-nous pas aussi complices que ceux qui le voient mais choisissent de s’en détourner ?
Ce que nous faisons n’est pas trop.
C’est loin d’être suffisant.
And more in English:
Carte de résident.e.s permanent aux États-Unis, qui permet aux citoyen.ne.s non américains de vivre et travailler aux États-Unis sans visa. ↩
“Lutter auprès des sans-papiers: Histoire du CAE Paris,” Courant Alternatif, February 1, 2006, http://oclibertaire.free.fr/spip.php?article115. ↩
“Un bilan critique du Collectif Anti-Expulsions d’Ile-de-France,” Cette Semaine, no. 85 (August–September 2002), https://cettesemaine.info/cs85/cs85cae.html. ↩
Jacques, “Étrangers expulsés, étrangers assasssinés!,” Le Monde Libertaire, no. 1123 (May 14–20, 1998), https://ml.ficedl.info/spip.php?article3761. ↩
28.01.2025 à 23:57
Face à l’intensification de la répression et de la violence de l’État, il est compréhensible que l’on cherche à se mettre à l’abri en évitant la confrontation. Mais ce n’est pas toujours la stratégie la plus efficace.
« Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, dans une situation confuse, le meilleur endroit, ou au moins le plus sûr, est souvent celui où l’on se trouve en première ligne. C’est le point de vue idéal pour appréhender ce qui se passe autour de soi. »
-« Ce que je fais dans la vie », récit des manifestations contre le sommet de l’Union européenne à Thessalonique en 2003, publié dans Rolling Thunder #1.
Le grand-père d’un ami a grandi en Allemagne dans les années 1920. Juif, il s’est engagé dans des organisations radicales et se bagarrait de temps à autres avec des nazis. Dans les mémoires qu’il a rédigés pour sa famille des décennies plus tard, il décrit la situation au moment de la prise du pouvoir par les nazis :
« En janvier 1933, Hitler est devenu chancelier. Je pensais que nous allions commencer une révolution, mais en fait rien ne s’est passé. Les communistes ont fuit - souvent en masse - au profit des nazis et les sociaux-démocrates ont résisté un peu plus longtemps, mais ont fini par dissoudre leurs organisations ».
En mai 1933, alors qu’il a vingt ans, il apprend qu’il va devoir passer en procès pour avoir cassé le nez d’un nazi lors d’une bagarre de rue. Plutôt que d’être jugé par un système judiciaire contrôlé par les nazis, il se procure immédiatement un passeport et prend le premier train pour la Hollande.
Quelques années plus tard, le reste de sa famille meurt dans le camp de concentration d’Auschwitz.
Cette histoire illustre en quelques mots un phénomène pourtant étonnamment courant. Si le grand-père de cet ami n’avait pas participé aux confrontations ouvertes avec les nazis dès le début, s’il avait gardé la tête baissée et évité les ennuis, il serait surement resté à Berlin et aurait connu le même sort que ses proches. En prenant l’offensive, il s’est mis en danger, mais paradoxalement, sur le long terme, ça a mieux marché que la prudence.
De la même manière, celles et ceux qui se sont engagés dans la guérilla clandestine de la résistance juive ont été parmi les seuls à survivre à l’anéantissement du ghetto de Varsovie. En s’organisant pour faire face à la menace nazie, ils ont développé une agentivité propre et solide qui s’est révélée cruciale et décisive jusqu’à permettre à certains de s’échapper par les égouts après que le ghetto ait été assiégé et incendié.
Lorsqu’un groupe est ciblé par la répression, il arrive souvent que l’impulsion initiale est souvent de se retirer, de se cacher. Pourtant, lorsqu’il s’agit de préserver l’individu et la collectivité, il peut être plus sage d’agir avec assurance dès le début, lorsqu’il est encore possible d’influencer le cours des événements. Même si cela tourne mal, il peut être préférable de mettre fin au conflit immédiatement, avant que l’adversaire ne devienne plus puissant. Cette stratégie a notamment le mérite d’empêcher de se bercer d’un faux sentiment de sécurité alors que la menace s’accroît.
Cela ne se passe pas toujours comme ça, mais parfois, on est plus en sécurité en première ligne.
« Il n’y a pas de raison de dormir roulé en boule et plié. Ce n’est pas confortable, ca ne fait pas du bien, et ça ne protège pas du danger. Si on a peur d’une attaque, il faut rester réveillé ou dormir légèrement avec les membres déployés pour l’action. » Oeuvre de Jenny Holzer.
Il était midi, le 20 avril 2001. Mes camarades et moi étions rassemblés avec des centaines d’autres anarchistes et anticapitalistes à l’université Laval de Québec pour marcher sur un sommet transcontinental destiné à établir une « zone de libre-échange des Amériques ». Au centre de la ville, derrière des kilomètres de barrières de protection et des milliers de policiers anti-émeutes, George W. Bush et ses collègues chefs d’État complotaient pour piétiner le droit du travail et déroger aux mesures environnementales afin d’enrichir leurs mécènes à nos dépens.
Le soleil brillait. De plus en plus de gens arrivaient au point de rassemblement. Un groupe installa même une catapulte. Pas de police en vue.
Je restais pourtant inquiet. Mon expérience de la violence était très « sous-culturelle » : des bagarres contre des skinheads, des concerts de hardcore punk. Je ne m’étais en tous cas jamais retrouvé face à une armée de policiers. Lors d’une réunion la veille, l’un des organisateurs nous avez prévenu qu’il serait impossible d’atteindre les barrières qui entouraient le sommet des présidents. Trop de policiers, trop bien équipés.
Alors que la foule sortait de l’université pour s’engager dans la rue, j’interpelais un camarade plus expérimenté : « Devrions-nous rester à l’arrière et attendre de voir ce qu’il se passe ? »
« Si nous voulons être en mesure de voir ce qui se passe, nous devons être à l’avant », m’a-t-il répondu sans hésiter.
Nous avons marché jusqu’aux grilles qui entouraient le sommet et nous les avons arrachées. La police n’est pas parvenue à nous arrêter. Le traité de « Zone de libre-échange des Amériques » n’a jamais été ratifiée.
Anarchistes marchant sur le soi-disant “Sommet des Amériques” à la ville de Québec, Avril 2001.
Le conseil de cet ami m’a été très utile quatre ans plus tard, le jour où George W. Bush a entamé son second mandat. Cette nuit-là, après la manifestation du jour contre les cérémonies d’investiture, une seconde manifestation a déferlé dans le quartier d’Adams Morgan, cassant les banques et les multinationales et attaquant un commissariat. Certains participants ont déloyé une énorme banderole sur la façade d’un immeuble, on pouvait y lire : « De Washington à l’Irak – avec l’occupation vient la résistance ». Nous voulions contraindre le gouvernement Bush à mettre fin à l’occupation de en Irak. Occupation qui a fait d’innombrables victimes civiles et a finalement contribué à l’émergence catastrophique de l’État islamique.
Alors que la manifestation sauvage se dispersait, nous nous sommes retrouvés à quelques-uns dans une ruelle. Au bout de celle-ci, on aperçu tout à coup les premiers policiers arriver vers nous. Il était encore temps de rebrousser chemin et de courir dans l’autre sens mais nous nous serions retrouvés à l’arrière de la foule sans la moindre visibilité de là où nous allions. « On court, on court en avant » ai-je crié à mon binôme alors que nous étions déjà en train de courir.
In extremis, nous parvenions à nous glisser derrière la ligne de police quelques secondes avant qu’elle ne nasse celles et ceux encore dans la ruelle.
Nous étions les derniers à parvenir à nous échapper. À l’autre extrémité de la rue, une autre ligne de police venait de se mettre en position. Celles et ceux pris au piège durent rester des heures agenouillés dans la neige. De l’autre côté de la rue, la police fermait la nasse Les policiers avaient également bloqué la ruelle de l’autre côté. Ils ont forcé les gens derrière nous à s’agenouiller dans la neige pendant des heures. Des années plus tard, la ville accepta de leur verser des dommages et intérêts, mais ça valait tout de même plus le coup de réussir à s’enfuir.
Washington, DC, le 20 Janvier, 2005.
Le 25 août 2008, à Denver, lors des manifestations contre la convention nationale du parti démocrate, quelques centaines de personnes se sont rassemblées pour une marche qui avait été annoncée mais jamais organisée. Nous continuions à protester contre l’occupation de l’Irak et contre le capitalisme en général.
La police, blindée, était positionnée en plusieurs groupes d’une douzaine de personnes tout autour du parc et des rues avoisinantes, dépassant en nombre les jeunes gens assis, sweatshirts noirs sur les genoux. Un véhicule devait livrer des banderoles, mais une rumeur nous est parvenue selon laquelle la police avait arrêté le conducteur. Alors qu’il semblait certain que rien n’allait se passer, quelques jeunes ont relevé leur cagoule et ont commencé à scander.
Qui sont ces gens ? Je me souviens m’être demandé. À quoi pensent-ils en se masquant et en joignant les bras avec des centaines de policiers anti-émeutes qui les entourent et des sous-couverts à leurs coudes ? Que peuvent-ils espérer accomplir ?
Néanmoins, les autres personnes qui s’étaient rassemblées pour la marche se sont regroupées avec eux et ils ont commencé à marcher hors du parc. Ils ne sont arrivés que jusqu’à la route, où l’escadron de police le plus proche a formé une ligne qui leur barrait la route et les a aspergés de gaz poivré. Aucune manifestation n’avait encore eu lieu, je n’avais entendu aucun ordre de dispersion, et déjà la police utilisait des armes chimiques.
Un camarade et moi avons observé tout cela avec consternation. Nous étions encore environ deux cents, mais la police se rapprochait de tous les côtés et la foule était désorientée et mal coordonnée. La porte était ouverte à la catastrophe.
Nous étions à l’arrière de la foule. Mais l’arrière peut devenir l’avant, c’est juste une question d’initiative. Mon camarade a commencé à crier un compte à rebours. Les autres se sont joints à lui, instinctivement. Le fait de compter ensemble a concentré notre attention, nos attentes, notre sentiment d’être une force collective capable d’une action concertée. C’est alors qu’une trentaine d’entre nous se sont mis à sprinter sur l’herbe pour s’éloigner de la ligne de police.
Voyant cela, le reste de la foule s’est mise à suivre. En quelques secondes, des centaines de personnes ont traversé le parc en courant jusqu’à l’intersection située à l’autre bout de la pelouse, où la police ne s’était pas encore rassemblée.
L’énergie était électrique, contrairement au malaise et à l’incertitude qui régnaient un peu plus tôt. Nous avons traversé le carrefour, dans lequel des jeunes gens entreprenants ont placé un panneau municipal indiquant « route fermée » - et soudain, nous approchions du quartier des affaires.
Le même principe nous a été utile plus tard dans la soirée, lorsque nous avons vu une ligne de policiers anti-émeutes se déployer en éventail à un carrefour situé à la prochaine rue. Sans prendre le temps de discuter, mon camarade et moi nous sommes élancés vers eux. Nous avons atteint la ligne de policiers et nous nous sommes faufilés entre eux avant qu’ils ne nous bloquent le passage. Ils avaient reçu l’ordre de créer une barrière, pas de nous poursuivre. Nous étions en sécurité.
Denver, le 25 Aout, 2008.
Le matin du 20 janvier 2017, un autre camarade et moi avons rejoint la marche dans le centre-ville de Washington, DC, pour nous opposer à l’investiture de Donald Trump. Au cours des décennies qui s’étaient écoulées depuis la deuxième investiture de Bush, la police s’était militarisée dans tout le pays, recevant des budgets de plus en plus importants pendant que les politiciens prétendaient qu’il n’y avait plus d’argent disponible pour quoi que ce soit d’autre. Cette fois-ci, les rues étaient bondées de 28 000 membres des forces de l’ordre.
Dès le début de la marche, le conflit avec la police a commencé. Le hurlement des sirènes de police, à proximité des explosions assourdissantes des grenades flash, l’odeur âcre du spray au poivre, le rugissement des motos de police, le grésillement de l’adrénaline - c’était une situation terrifiante, mais les manifestants autour de nous donnaient autant qu’ils recevaient. L’idée était d’établir un modèle de résistance pour le premier jour de l’administration Trump, en envoyant le message à tout le monde que personne ne devrait accepter passivement l’intensification de la tyrannie.
Plus nous restions dans les rues, plus la situation devenait dangereuse. Lorsque nous avons repassé Franklin Square, en revenant sur nos pas, il était clair que ce n’était qu’une question de temps avant que nous ne soyons encerclés.
Dans le centre de Washington, entre les intersections, les rues sont comme de longues étendues de canyon entre les falaises des bâtiments. Je savais que la police voulait nous encercler et nous nasser. Chaque fois que nous traversions un carrefour, je jetais un coup d’œil aux carrefours situés à un pâté de maisons de part et d’autre pour voir si la police nous suivait dans les rues parallèles, s’apprêtant à nous couper les voies de sortie. Chaque fois que nous sortions d’un carrefour pour entrer dans une autre partie du canyon, je surveillais les carrefours devant et derrière nous pour voir s’il y avait des policiers. Chaque fois que nous nous déplacions entre les intersections, nous étions vulnérables.
Alors que nous nous approchions de la 13e rue, des policiers à moto nous ont dépassés sur le trottoir à notre gauche, tentant de nous doubler et de s’emparer du carrefour devant nous. Nous en étions encore à des centaines de mètres. J’ai incité mon compagnon à courir avec moi, et nous avons sprinté devant la marche, devant les flics à vélo et à moto, qui ont commencé à foncer avec leurs véhicules sur les gens qui se trouvaient juste derrière nous. Lorsque les flics ont vu que nous étions déjà quelques-uns dans leur dos, ils ont renoncé à former une ligne et se sont à nouveau concentrés sur la course devant nous. Les policiers détestent être débordés, ils ne peuvent pas risquer d’être eux-mêmes encerclés.
L’affrontement à l’intersection a montré que la marche ne contrôlait plus le territoire autour d’elle. Il était temps de sortir. Nous avons couru dans une ruelle sur notre droite peu avant le prochain carrefour. Une centaine d’autres personnes ont fait de même. Ceux qui ont continué à avancer ont été bloqués par une ligne de police à l’intersection suivante, et se sont retournés pour découvrir une ligne de police beaucoup plus forte qui les bloquait à l’arrière.
Pendant deux longues minutes, la foule s’est arrêtée dans la confusion et la consternation. Certaines personnes à l’arrière de la marche avaient déjà enlevé leur équipement et espéraient se faire passer pour des civils afin de pouvoir sortir de la zone, sans se rendre compte qu’elles étaient déjà prises au piège de tous les côtés.
Les participants à l’avant de la marche ont gardé leur équipement et se sont donné la main. Quelqu’un a crié : « Nous allons faire un compte à rebours ! ». Ils comptent rapidement de dix à un et foncent sur la ligne de police qui les précède. La personne qui se trouvait à l’avant de la charge tenait ouvert un parapluie fragile tandis qu’ils couraient tous aveuglément vers l’avant. D’une manière ou d’une autre, le parapluie les a protégés des jets de gaz poivré.
Une cinquantaine d’entre eux ont franchi la ligne de police et se sont échappés. Ceux qui se sont attardés, attendant de voir si la charge allait percer avant de la rejoindre, sont restés piégés dans la nasse.
Plus tard, quelqu’un a publié un commentaire humoristique sur les médias sociaux, selon lequel le cheat code du J20 Protest Simulator consistait à toujours courir vers les flics en tenant un marteau. Mais il y avait de quoi. Par la suite, en regardant les images de la police communiquées aux accusés dans le cadre du procès qui a suivi, nous avons constaté que même après que la police et les gardes nationaux eurent resserré leur ligne, un individu entreprenant s’était échappé simplement en sprintant aussi vite que possible directement vers eux et en s’esquivant entre deux d’entre eux.
Toutes les personnes arrêtées ont été inculpées de huit crimes chacune - jusqu’à quatre-vingts ans de prison - pour le crime d’avoir été arrêtées en masse à proximité d’une marche bruyante. Quelques-uns ont accepté des accords de plaidoyer, mais tous les autres se sont serré les coudes, établissant un plan de défense collectif et affrontant le système juridique de front. Finalement, après deux procès au cours desquels tous les accusés ont été déclarés non coupables, tous les accusés restants ont vu les charges retenues contre eux abandonnées. Des années plus tard, ils ont tous reçu des indemnités de l’État pour régler les poursuites judiciaires qui en découlaient.
Cela ressemble à une métaphore, mais je le dis au sens propre comme au sens figuré. Qu’il s’agisse d’une marche ou d’un procès, il est parfois plus sûr d’être à l’avant.
Washington, DC, le 20 Janvier, 2017.
Plusieurs années plus tard, j’étais à Atlanta pour la mobilisation Block Cop City. Les manifestants avaient tenté d’empêcher la construction d’une installation de plusieurs millions de dollars destinée à renforcer la militarisation de la police. En représailles, la police avait assassiné une personne et arrêté un grand nombre de personnes au hasard, les accusant de terrorisme et inculpant soixante et un d’entre eux pour de fausses accusations de racket.
Avant l’action proprement dite, il y a eu deux jours de délibérations dans un centre communautaire quaker local. Tout le monde était sur les nerfs. L’objectif était d’essayer de marcher dans la forêt et d’occuper le chantier. Serions-nous tous arrêtés ? Serions-nous également accusés de terrorisme et de racket ? Les discussions tournaient en rond, chacun essayant vainement de prédire ce qui allait se passer tout en négociant sa propre tolérance au risque.
Il a été décidé qu’il y aurait trois blocs auto-organisés au sein de la marche : essentiellement, l’avant, le milieu et l’arrière. Officiellement, cette distinction n’était pas basée sur le risque anticipé, car les organisateurs ne pouvaient rien promettre quant à l’action de la police. Mais personne n’était en mesure d’envisager quel bloc rejoindre sans revenir à des questions plus larges. À quel point est-ce que je crains la violence de la police et du système judiciaire ? Que suis-je prêt à sacrifier pour ce mouvement ?
Seuls les quelques audacieux qui avaient fait la paix avec leurs peurs et s’étaient engagés à prendre la tête de la marche semblaient à l’aise. Même avec le bloc du « milieu », il y avait beaucoup d’agonie et de marchandage. « Je veux bien être au milieu, mais pas à l’avant du milieu… »*
Ce soir-là, j’ai expliqué à ma famille ce qu’il faudrait faire si je ne rentrais pas de la manifestation. Mes deux partenaires romantiques, indépendamment l’un de l’autre, m’ont demandé s’il était vraiment important pour moi de participer à cette marche. Ne pouvais-je pas laisser les jeunes activistes s’en charger ?
C’est plus sûr à l’avant. Je me souvenais de ce dicton, que j’avais entendu lors de mobilisations antérieures, mais en y réfléchissant bien, je n’en étais pas si sûr. Comment pouvait-il être plus sûr de foncer directement sur les lignes de police ? Le slogan distillait des leçons tirées de ma propre expérience, mais je me dirigeais vers une nouvelle situation dangereuse et j’étais dubitatif.
Le matin de la mobilisation, nous nous sommes rassemblés dans le parc. Malgré quelques festivités, l’atmosphère était sombre : quelques centaines de personnes risquaient d’être blessées, arrêtées ou emprisonnées pour l’honneur d’un mouvement en difficulté. De nombreuses personnes avaient décidé de rester chez elles à la dernière minute. Nous avons quitté le parc en colonne, chacun s’en tenant assidûment à sa position particulière dans le spectre de la tolérance au risque. Tant que nous marchions sur l’étroite allée piétonne, c’était logique, mais cela l’était moins lorsque nous avons débouché sur la route principale et avancé vers le chantier. Nous aurions dû nous disperser pour présenter un front large à l’approche des lignes de police et de véhicules blindés qui bloquaient la route, mais non, la foule s’est étirée en une file presque unique, comme des agneaux qui s’alignent pour l’abattage.
Néanmoins, ceux qui se trouvaient à l’avant ont pris de la vitesse, formant un coin en forme de V avec leurs bannières renforcées et pointant leurs parapluies vers l’avant pour bloquer la vue des flics alors qu’ils chargeaient directement dans les boucliers de la ligne du front. Le reste d’entre nous trainait derrière, gardant les positions que nous nous étions engagés à tenir, ni plus ni moins.
Des personnes s’assemblent et commencent la marche Block Cop City, le 13 Novembre 2023.
Les personnes portant les bannières renforcées ont repoussé la première ligne de flics jusqu’à ce qu’elle soit renforcée par une deuxième ligne. Même là, ils n’ont pas cédé, ils ont continué à avancer contre la police. Les policiers ont donné des coups de matraque, mais ont continué à perdre du terrain. Le bloc en tête de la marche s’est serré les coudes, se protégeant les uns les autres, agissant délibérément. Ils avaient peut-être peur, mais ce n’était pas la peur qui déterminait leurs actions.
En regardant derrière eux, j’avais très peur. J’avais beaucoup de reconaissance de ne pas être à l’avant, d’avoir à prendre des décisions. Les matraques de police font peur, la prison fait peur, les accusations criminelles font peur, mais ce qui fait vraiment peur, c’est la responsabilité. Les gens acceptent beaucoup de conséquences négatives dans leur vie simplement pour éviter d’avoir à assumer leurs responsabilités. Et malheureusement, c’est impossible : nous avons beau essayer, il est impossible d’éviter le fait que tant que nous sommes capables de prendre des décisions et d’agir, nous sommes responsables de nous-mêmes. Et ce, que l’on se place à l’avant ou à l’arrière, ou même que l’on ne se présente pas du tout.
J’ai regardé les manifestants de première ligne qui me précédaient repousser les deux lignes de police jusqu’à ce qu’ils atteignent une troisième ligne composée de stormtroopers futuristes. Aucun signe d’humanité des stormtroopers n’était perceptible sous leur équipement militaire ; même leurs yeux n’étaient pas visibles. Ils s’étaient complètement retirés de la communauté humaine.
Les stormtroopers ont sorti des bombes lacrymogènes. J’ai regardé, incrédule, les grenades lancées l’une après l’autre par-dessus la tête de ceux qui étaient à l’avant, au milieu de la marche - au milieu de ceux d’entre nous qui avaient espéré que d’autres prendraient des risques en leur nom, qui avaient eu l’intention d’être simplement un appendice de l’agence d’autres personnes. Peut-être aurait-il été plus sûr d’être à l’avant, après tout ?
Puis tout s’est évanoui dans une brume blanche empoisonnée.
Nous avons titubé aveuglément vers l’arrière, dans le désarroi, étouffant et toussant. Mais les stormtroopers avaient aussi gazé le reste des flics, et les autres flics ne portaient pas de masque à gaz. Eux aussi ont battu en retraite. Contre toute attente, la bataille s’est terminée par un match nul.
Finalement, la seule personne arrêtée ce jour-là fut quelqu’un qui avait choisi de jouer un rôle de soutien loin du lieu de l’action. Elle a été détenue dans un véhicule près du parc d’où nous étions partis. Personne n’a été accusé de terrorisme ou de racket.
Perdus dans notre anxiété, nous avions oublié le plus grand risque : celui de ne rien faire, de nous laisser intimider et d’abandonner la rue. Avec tant de personnes faisant déjà l’objet d’accusations farfelues, marcher sur le chantier était une proposition risquée, mais permettre à l’État d’écraser le mouvement aurait créé un précédent qui aurait menacé d’autres mouvements, enhardissant les autorités à utiliser les mêmes tactiques ailleurs.
Parfois, ce n’est qu’en prenant un risque que l’on découvre les risques. Cette fois-ci, nous avons eu de la chance, mais d’une certaine manière, nous avons aussi passé un test.
Anarchistes à la démonstration du 1er Mai à Bandung, 2019. Photographie de Frans Ari Prasetyo.
On n’est pas vraiment plus en sécurité au front. Rester à la maison est plus sûr - du moins, c’est plus sûr jusqu’à ce que les conséquences à long terme de l’abandon des rues se fassent sentir. Ensuite, plus rien n’est sûr, et il s’avère qu’il aurait été préférable de prendre des risques moins importants plus tôt.
Les antifascistes qui se sont rendus à Charlottesville en août 2017 pour affronter le rassemblement « Unite the Right » se sont mis en danger. L’un d’entre eux a été tué ; plusieurs ont été gravement blessés. Mais s’ils étaient restés chez eux, s’ils avaient permis aux fascistes d’établir le contrôle des rues, le monde entier serait devenu plus dangereux. La probabilité que nous soyons obligés de recommencer le même combat aujourd’hui n’enlève rien au fait qu’ils nous ont fait gagner huit années de sécurité relative.
Même lorsque tout est désespérément perdu, il est généralement préférable d’agir avec audace, en envoyant un signal d’espoir à travers les générations, comme l’ont fait les communards et les rebelles de Cronstadt. Comme ca, on préserve au moins la possibilité que d’autres soient inspirés pour continuer à tenter de construire le monde que l’on souhaite, de sorte qu’un jour, le rêve puisse se réaliser - même si c’est sans nous, au moins en partie grâce à nos efforts.
Mais nous n’en sommes pas là aujourd’hui. Nous sommes confrontés à des adversaires puissants, mais la majorité des gens, y compris nombre de leurs partisans, ont de bonnes raisons de s’opposer à eux à nos côtés. Si nous rassemblons les gens, si nous montrons des moyens efficaces de riposte, en mettant notre propre tolérance au risque à la disposition de luttes plus larges, beaucoup plus de gens finiront par nous rejoindre. Il n’y a aucune raison de se hâter, de glorifier le martyre, ou d’accepter la défaite lorsque l’avenir n’est pas écrit.
Tout le monde ne peut pas être au front tout le temps, bien sûr. C’est épuisant. Mais le front n’est pas un lieu spatial. Bien compris, il n’exige pas nécessairement un type particulier d’aptitudes physiques ou de compétences. C’est une façon de s’engager dans les événements, de rester concentré sur notre agence, de prendre l’initiative partout où nous le pouvons plutôt que de réagir aux initiatives de nos adversaires. Chacun peut ouvrir un nouveau front de lutte en identifiant une vulnérabilité dans l’ordre dominant et en passant à l’offensive. Plus il y aura de fronts, plus nous serons tous en sécurité.
Face à la deuxième administration de Donald Trump, de nombreux anarchistes et antifascistes ne savent pas par où commencer. Au cours de la précédente administration Trump, nous nous sommes battus avec acharnement contre un adversaire bien plus puissant que nous, et nous avons gagné - seulement pour voir la victoire nous être arrachée des mains par de lâches démocrates, qui ont repris avec empressement le flambeau là où les Républicains l’avaient laissé, décevant tant de gens que Trump a pu revenir au pouvoir. Ce n’est pas une raison pour abandonner, cette fois-ci - cela montre simplement que depuis le début, nous avions raison sur la nature du pouvoir, et que nous le devons au monde de montrer une véritable alternative.
Dans les pays gouvernés par le fascisme ou d’autres formes de despotisme, la majorité des gens ne soutiennent pas nécessairement les autorités ; ils sont simplement devenus découragés, habitués à la passivité. Bien plus que les libéraux, les anarchistes sont habitués à être moins nombreux et moins armés, à se battre contre des obstacles incroyables. Alors que les démocrates trouvent des excuses aux fascistes, voire adhèrent à leur programme, nous devrions montrer qu’il est possible de prendre des mesures ambitieuses et fondées sur des principes pour y résister.
Si vous vous sentez désespéré, si vous vous sentez vaincu, si vous vous surprenez à vous dissocier ou à vous concentrer sur ce que font nos oppresseurs plutôt que sur ce que vous pouvez faire vous-même, c’est un territoire que l’ennemi a revendiqué en vous.
Ne leur donnez rien sans vous battre. Restez concentré sur votre agence. Chaque heure, chaque jour, où que vous soyez, il y a toujours quelque chose que vous pouvez faire. Prenez soin de vous et de ceux qui vous entourent. Soyez à l’affût des opportunités et saisissez-les. Nous sommes engagés dans un combat, mais c’est un combat que nous pouvons gagner. On est plus en sécurité à l’avant.
La charge des parapluies le 20 Janvier 2017.
23.12.2024 à 16:05
Dans l’analyse suivante, nous explorons les réponses à deux exécutions extrajudiciaires différentes afin de comprendre les différentes formes de violence qui se manifestent actuellement dans notre société. En annexe, nous proposons un tour d’horizon incomplet de diverses réponses à l’assassinat de Brian Thompson, le PDG d’UnitedHealthcare.
Chaque jour, une cinquantaine de personnes sont tuées par balle aux États-Unis. Le 4 décembre 2024, l’une d’entre elles était Brian Thompson, le PDG d’UnitedHealthcare, la société d’assurance maladie la plus rentable du pays. Au cours des semaines qui ont suivi, nous avons toustes entendu parler de ce PDG bien plus que d’aucune des centaines d’autres personnes tuées par balle ce mois-ci. En parallèle, l’attaque a suscité un élan de soutien, malgré les efforts des médias et des patrons pour la réprimer.
Le 13 décembre, le président Donald Trump et le vice-président JD Vance ont invité Daniel Penny à se joindre à eux lors du match de football américain entre l’armée et la marine, uniquement parce que ce dernier avait assassiné de manière insensée une personne noire et avait été acquitté1. Ici, nous voyons certaines des personnalités politiques les plus puissantes du monde tenter de susciter l’enthousiasme pour les exécutions extrajudiciaires, à condition qu’elles ciblent des personnes marginalisés.
Il faut comprendre la réaction populaire au meurtre du PDG d’United Healthcare dans le contexte d’une société où la vie est de plus en plus bon marché. Après que l’extrême droite a glorifié George Zimmerman et Kyle Rittenhouse ; après que des millions de personnes ont participé à un soulèvement national exigeant que la police cesse de tuer des Noirs et des personnes de couleur, pour ensuite voir les politiciens de toute couleur redoubler d’efforts pour soutenir la police, avec pour conséquence que celle-ci a continué d’assassiner des gens à un rythme de plus en plus rapide ; après le soutien bipartisan au génocide à Gaza ; après des centaines de fusillades dans des écoles, des centaines de milliers d’overdoses d’opioïdes et des millions de décès dus au COVID-19, sans parler des innombrables décès évitables résultant des industries de la santé et des assurances à but lucratif, est-il vraiment si surprenant qu’une personne ait tiré sur un dirigeant ? Ce qui est surprenant, c’est que dans presque tous les autres cas, les tueurs ont ciblé des personnes moins puissantes qu’eux.
La décision de Trump d’accueillir Daniel Penny est une mise en pratique littérale du dicton de Frank Wilhoit selon lequel « il doit y avoir des groupes dominants que la loi protège mais n’oblige pas, et des groupes dominés que la loi oblige mais ne protège pas ». En revanche, l’assassinat du PDG d’UnitedHealthcare suggère que la loi ne peut pas toujours protéger les groupes dominants des groupes dominés.
Mais il ne s’agit pas seulement d’une question de violence dirigée vers le bas de la hiérarchie sociale ou de violence dirigée vers le haut. Nous parlons de deux types de violence très différents. Appelons-les la violence sacrificielle et la vengeance.
Qu’est-ce que la violence sacrificielle ?
Selon René Girard, dans Violence et sacré,
Lorsqu’elle n’est pas apaisée, la violence cherche et trouve toujours une victime de substitution. La créature qui s’est attirée la fureur est brusquement remplacée par une autre, choisie uniquement parce qu’elle est vulnérable et proche.
Girard s’inscrit dans une longue tradition d’anthropologues européens dont les spéculations se résument à une série d’histoires simplistes sur l’humanité2. Mais nous n’avons pas besoin d’adhérer à l’ensemble de son travail pour comprendre de quoi il parle ici :
Le sacrifice sert à protéger la communauté entière de sa propre violence ; il l’incite à choisir des victimes en dehors de la communauté. Les éléments de dissension dans la communauté sont déplacés vers la victime sacrificielle et éliminés, au moins temporairement, par son sacrifice.
En bref, la violence sacrificielle est une recherche de bouc émissaire poussée jusqu’au meurtre, fonctionnant comme un moyen ritualisé de préserver une société dans laquelle subsistent d’énormes tensions internes non résolues.
Si elle n’est pas apaisée, la violence s’accumulera jusqu’à déborder de ses limites et inonder les environs. Le rôle du sacrifice est d’endiguer cette marée montante de substitutions indiscriminées et de rediriger la violence vers les « bons » canaux.
Et qui constitue le bouc émissaire idéal ?
Toutes nos victimes sacrificielles […] se distinguent invariablement des êtres non sacrifiables par une caractéristique essentielle : il manque entre ces victimes et la communauté un lien social crucial, de sorte qu’elles peuvent être exposées à la violence sans crainte de représailles. Leur mort n’entraîne pas automatiquement un acte de vengeance. L’importance considérable que revêt cette absence de représailles pour le processus sacrificiel nous fait comprendre que le sacrifice est avant tout un acte de violence sans risque de vengeance.
Cette équation explique pourquoi les bigots ordinaires cherchent leurs cibles parmi les plus marginalisés – celleux que personne ne vengera. Mais le concept de Girard va plus loin, montrant comment cela peut aider à protéger l’État en temps de crise.
Cela explique peut-être pourquoi Trump a pu remporter l’élection de 2024 en promettant de perpétrer des violences gratuites contre les sans-papiers et les personnes transgenres. Mener « la plus grande opération d’expulsion de l’histoire américaine », comme Trump s’est explicitement engagé à le faire, ruinerait l’économie américaine. Cela n’apporterait aucun gain matériel à la grande majorité de ses partisans, qui profitent du travail sous-payé des sans-papiers et du prix bon marché des produits qui en résulte. D’un point de vue purement économique, exploiter le travail des sans-papiers à l’intérieur des frontières des États-Unis offre plus d’avantages aux partisans de Trump que leur expulsion ne le pourrait jamais. À tous égards, c’est un gaspillage de ressources : expulser un million de personnes en un an coûtera dix-huit fois plus que ce que le monde entier dépense chaque année pour la recherche sur le cancer.
En d’autres termes, les expulsions massives sont un luxe coûteux que les partisans de Trump considèrent comme valant la peine d’être dépensé, car ils ressentent si intensément le besoin de violence.
Il en va de même pour le désir de voir la violence exercée – à la fois judiciairement et extrajudiciairement – contre les personnes transgenres et contre les femmes en général. La propagande mensongère affirmant à tort que les personnes transgenres commettent des fusillades de masse ou que les immigrants sans papiers contribuent à une vague de criminalité n’est pas perçue par son public cible comme une enquête statistique, mais plutôt comme une satisfaction de leur désir de faire violence à la vérité elle-même, comme une étape vers la violence envers celleux qu’ils imaginent pouvoir être blessés « sans crainte de représailles ». Ils n’ont pas été trompés par des reportages erronés ; leur désir de violence a créé un marché pour les mensonges.
Comme nous l’avons soutenu lors de la première administration Trump, Trump n’est pas devenu populaire en promettant de redistribuer la richesse, mais en promettant de redistribuer la violence. Cette redistribution de la violence crée une soupape de pression pour toute une série de ressentiments. Pour citer Girard, une fois de plus :
Le désir de commettre un acte de violence sur ceux qui nous entourent ne peut être réprimé sans conflit ; nous devons donc détourner cette impulsion vers la victime sacrificielle, la créature que nous pouvons abattre sans crainte de représailles, puisqu’elle n’a pas de défenseur.
Pourquoi les sociétés sont-elles poussées à désirer la violence sacrificielle en premier lieu ? S’il est vrai que la violence sacrificielle sert à canaliser la colère loin de celleux qui la provoquent, alors nous pouvons en déduire que plus il y a d’injustice dans une société – plus les gens sont opprimés, exploités et humiliés par celleux qui ont plus de pouvoir et plus de privilèges qu’elleux – plus le besoin de violence sacrificielle sera fort3.
Cela nous ramène à la décision de Trump de célébrer Daniel Penny. À une époque où la colère se répand de plus en plus, le rôle que joue la violence sacrificielle pour détourner la violence des responsables du mal est essentiel pour maintenir la stabilité de l’ordre établi. C’est le monde de Hunger Games devenu réalité.
Que feraient tous ces gens en colère si leur rage n’était pas assouvie par la violence contre ceux qui sont plus vulnérables qu’eux ?
Une banderole accrochée à Chicago sur Lake Shore Drive le 9 décembre 2024.
La vengeance est fondamentalement différente de la violence sacrificielle. Elle vise la personne la plus responsable d’une injustice spécifique, quelle que soit sa position dans la hiérarchie sociale.
En règle générale, les personnes les plus responsables de l’injustice sont généralement parmi celles qui possèdent le plus de pouvoir. Sinon, comment auraient-elles la possibilité de faire autant de mal ? Le citoyen moyen aux États-Unis a beaucoup plus à craindre des dirigeants d’entreprise que des immigrants sans papiers.
Ce sont les puissants qui sont en mesure de représenter la plus grande menace pour tous les autres : cela va de soi, malgré les efforts des médias et des plateformes de réseaux sociaux détenus par des milliardaires pour humaniser les riches et déshumaniser les pauvres.
Lorsque nous voyons des gens focaliser leur colère sur les plus faibles, dans un contexte qui est le plus inégalitaire depuis des générations, c’est un signe évident qu’ils ont été bernés. Il est révélateur que le mouvement populiste autour de l’homme le plus riche à avoir jamais été président des États-Unis soit présenté comme une « révolte contre les élites », alors même qu’il rassemble les gens pour adorer des oligarques comme Trump et Elon Musk. Il n’y a plus aucun moyen de rallier les gens sans au moins faire semblant de s’attaquer au minimum à une partie de la classe dirigeante.
Il est terrifiant de se rendre compte que ses ennemis sont considérablement plus puissants que soi. Il est beaucoup plus facile de faire porter ses malheurs sur celleux qui sont encore plus mal lotis. C’est plus facile – et totalement inutile – et d’une lâcheté méprisable.
L’assassinat du PDG d’UnitedHealthcare a suscité une réaction aussi forte parce qu’il a posé très clairement la question : faut-il recourir à la violence contre les plus vulnérables ou contre les plus responsables ? Il a parlé à des millions de personnes, car, de tous bords politiques, tous ont compris que les profiteurs des assurances sont responsables de leurs souffrances ou de celles des personnes pour lesquelles iels ont de l’empathie. C’est précisément parce qu’il a été compris comme une forme de représailles que l’assassinat a mis en lumière l’injustice qui sévit à grande échelle.
Des commentateurs sur Youtube discutent de leurs ressentis à propos de la fusillade du PDG d’UnitedHealthcare.
Girard nous met en garde contre la vengeance, arguant qu’un simple acte de représailles peut déclencher une réaction en chaîne :
La vengeance est donc un processus interminable, infiniment répétitif. Chaque fois qu’elle se manifeste dans une partie de la communauté, elle menace d’impliquer l’ensemble du corps social. Il y a le risque que l’acte de vengeance déclenche une réaction en chaîne dont les conséquences s’avéreront rapidement fatales… La multiplication des représailles met instantanément en péril l’existence même d’une société.
Ou du moins, elle mettrait avec certitude en péril l’existence de cette société-ci. Une société dans laquelle les capitalistes sont capables d’amasser des milliards en exploitant impitoyablement tout le monde – une société qui ne peut rester stable qu’en ciblant de plus en plus de personnes par de la violence sacrificielle – comporte déjà un certain degré de péril.
En fait, ce que craignent le plus les capitalistes, c’est que cet acte de vengeance puisse impliquer l’ensemble du corps social, qu’il puisse déclencher une réaction en chaîne. C’est pourquoi Luigi Mangione, l’homme accusé d’avoir tiré sur le PDG d’UnitedHealthcare, est accusé du même crime au niveau de l’État et au niveau fédéral en plus d’avoir classé l’affaire sous terrorisme.
Girard a-t-il raison sur les risques de la vengeance ? Nous pouvons admettre que de nombreuses personnes ont des croyances sincères mais erronées sur les responsables de leurs souffrances, sans parler de la propension à la violence sacrificielle que les puissants cherchent à encourager pour leur propre protection. Mais est-il préférable d’habiter une société dans laquelle les puissants peuvent infliger n’importe quelle quantité de mort et de souffrance aux faibles sans craindre les conséquences, y compris le génocide pur et simple ? Est-ce vraiment la meilleure façon de protéger la société ?
Nous pouvons également admettre qu’il est bien mieux de résoudre les conflits à la satisfaction de toutes les parties que de sombrer dans d’interminables querelles de sang.4 Mais l’État n’existe pas réellement pour résoudre les conflits. L’appareil judiciaire et les centaines de milliers de policiers qui le servent existent pour s’assurer que les conflits ne doivent pas être résolus à la satisfaction de toutes les parties impliquées. Ils existent pour imposer des résultats insatisfaisants aux gens, presque toujours à l’avantage des riches – perpétuant ainsi les conditions qui alimentent le désir de violence sacrificielle.
Si Girard a effectivement raison de dire que la violence sacrificielle est toujours dirigée contre celleux qui peuvent être « exposés à la violence sans crainte de représailles », alors il va de soi que la vengeance est le seul moyen de la contenir une fois qu’elle est déclenchée.
S’opposer à la vengeance et accepter la violence sacrificielle ne permettra pas d’éviter les effusions de sang ; cela ne peut que garantir que le carnage déjà en place ne menace pas l’ordre social. Aujourd’hui, la grande majorité d’entre nous est plus proche de faire partie de ceux qui peuvent être tués « sans crainte de représailles » que de devenir des cadres dont la mort sera pleurée dans les médias nationaux – et moins nous agirons en solidarité les unes avec les autres, plus cela sera vrai. Si nous ne voulons pas risquer un jour d’être nous-mêmes victimes de violence sacrificielle, nous devons devenir capables de forger une cause commune avec celleux qui sont plus mal lotis que nous afin de nous défendre contre celleux qui cherchent à nous exploiter et à nous opprimer.
En l’absence de modèles collectifs efficaces d’autodéfense et de changement social, la vengeance reste dans l’imaginaire populaire comme le seul moyen restant de prendre position contre l’injustice. La violence sacrificielle corrompt et avilit tous ceux qui en tirent un soulagement ; en revanche, la vengeance exprime au moins un désir désespéré d’un monde sans injustice. Comme l’admet lui-même Girard,
C’est précisément parce qu’ils détestent la violence que les humains font de la vengeance un devoir.
Dans l’iconographie de la violence sacrificielle et de la vengeance, le bouc émissaire et le martyr sont des archétypes jumeaux. Le premier est sacrifié pour stabiliser l’ordre existant, le second sert à sanctifier un nouvel ordre en donnant sa vie pour lui. En se sacrifiant, le martyr démontre que le nouvel ordre a une valeur transcendante, qu’il vaut plus que la vie elle-même. Ces archétypes sont vieux de plusieurs milliers d’années ; leur influence sur nous est plus profonde que nous ne le pensons.
Bien sûr, la plupart des gens ne sont attirés par le martyre qu’en tant que spectateur. Les sacrifices des martyrs s’avèrent souvent plus utiles à celleux qui n’ont pas l’intention de risquer leur propre vie pour une cause quelconque. La réaction populaire au meurtre du PDG d’UnitedHealthcare montre à quel point des millions de personnes sont désillusionnées par le capitalisme et ses bénéficiaires, mais cette réaction est aussi un symptôme de désespoir et de démobilisation généralisés. Le meurtre a suscité un tel déferlement de frustrations refoulées précisément parce que ces personnes n’ont pas été capables de déterminer ce qu’elles pouvaient faire elles-mêmes pour mettre un terme à l’injustice et à l’exploitation.
Il nous appartient de montrer qu’il existe des moyens de résister à l’injustice et à l’exploitation qui ne finissent pas en martyr. Si nous ne popularisons pas les modèles collectifs de changement social, si nous laissons les gens choisir entre la passivité et le martyre, la grande majorité choisira la passivité.
Celleux qui n’approuvent ni la violence sacrificielle ni la vengeance feraient mieux de montrer une alternative efficace. Argumenter contre la vengeance sans rien faire pour changer les conditions qui la provoquent ne peut que préparer le terrain pour qu’encore plus de violence sacrificielle se produise à sa place.
Ne vous y trompez pas, à mesure que les crises économiques et écologiques s’intensifient, nous allons voir de plus en plus de violence sacrificielle – et de plus en plus de personnalités publiques en viendront à la considérer comme nécessaire, même si elles n’osent pas l’appeler par son nom. La rhétorique violente de Trump n’est pas un excès temporaire ; c’est simplement la manifestation la plus visible d’un mécanisme qui a déjà repris le rôle essentiel qu’il joue dans la stabilisation de l’ordre social à chaque période de troubles.5
En tant qu’anarchistes, la mathématique spirituelle de la culpabilité et de la punition qui sous-tend le système de vengeance nous est étrangère. Calculer la culpabilité et infliger des souffrances est l’œuvre de l’État, de son système judiciaire et de son Dieu ; nous avons d’autres ambitions. Nous ne souhaitons pas voir comme une fin en soi le fait que les coupables soient punis – nous cherchons à supprimer les moyens par lesquels ils oppriment. Nous renoncerions à l’accomplissement de toute vendetta si nous pouvions ainsi provoquer l’abolition du capitalisme, même si cela signifiait permettre à chaque ancien milliardaire de se promener librement. Nous ne cherchons pas à inciter les autres à devenir des martyrs à notre place. Nous aspirons à être un modèle du type de courage, d’humilité et d’attention que nous espérons que d’autres exprimeront à nos côtés afin qu’ensemble nous puissions changer le monde.
Mais tant que nous n’y parviendrons pas, il y aura de la violence sacrificielle – et de la vengeance.
Graffiti vu à Seattle, Washington.
Selon un sondage, plus de 40 % des jeunes interrogés ont jugé l’assassinat de Thompson « acceptable ». Des photographies de graffitis, de banderoles et de panneaux publicitaires modifiés exprimant leur soutien à Luigi Mangione, la personne actuellement accusée du meurtre du PDG, sont devenues virales et ont fait la une des journaux. Le Comité juridique du 4 décembre participe à une campagne de collecte de fonds pour soutenir la défense juridique de Mangione ; des interviews avec les porte-parole Sam Beard et Jamie Peck ont été diffusées sur des médias tels que CNN, attirant des centaines de commentaires de soutien. Au moment de la rédaction de cet article, la collecte de fonds en ligne a permis de récolter plus de 186 000 dollars.
Voici un tour d’horizon incomplet des graffitis, affiches, interviews dans les médias et manifestations concernant le meurtre de Brian Thompson ou exprimant leur soutien à Luigi Mangione, la personne accusée de l’avoir commis.
Sam Beard s’exprimant sur CNN au nom d’une campagne de collecte de fonds en faveur de la défense juridique de Luigi Mangione.
Une affiche vue à Portland, Oregon.
Graffiti sur une autoroute à Medford, Oregon.
Graffitis sur un train de marchandises photographiés dans la région de la baie de San Francisco.
Aujourd’hui, six Luigi ont porté quelques banderoles sur une passerelle très fréquentée du centre-ville d’Austin et ont dansé au rythme de la chanson thème de Mario. Les piétons ont applaudi, écrit des lettres à Luigi et ont même pris des photos avec les banderoles. Le contenu des lettre allaient d’histoires déchirantes sur des membres de leurs familles qui se voyaient refuser des soins de santé à des lettres d’amour. L’accueil général a été extrêmement bon. Des tracts ont été distribués qui ciblaient la plus grande compagnie d’assurance maladie du Texas, Blue Cross Blue Shield. On pouvait y lire :
« Le 4 décembre, le PDG d’UnitedHealthcare, Brian Thompson, a été abattu. Les douilles des balles en disent long : c’était un acte de vengeance contre UnitedHealthCare, qui rejette plus de 30 % des demandes d’indemnisation des assurances santé – une entreprise emblématique d’un système qui tue. Chaque année, plus de 50 000 Américains meurent faute d’assurance. 38 % d’entre nous évitent les soins nécessaires parce que nous avons peur du coût qu’ils représente. Une personne sur douze croule sous les dettes médicales. Les compagnies d’assurance maladie ne sont pas des médecins. Elles ne soignent pas – elles tirent profit de la restriction de l’accès aux soins. Pendant que nous rationnons les médicaments, retardons les rendez-vous et nous inquiétons des factures, elles engrangent des milliards. Nous devenons plus malades et elles s’enrichissent. Cette violence n’est pas montrée au journal du soir. Elle est enfouie sous leur marketing, leur paperasse sans fin, leurs petits caractères de bas de page. Mais ne vous y trompez pas : c’est de la violence. Et ils rient pendant tout le trajet jusqu’à la banque. Blue Cross Blue Shield, le plus grand assureur du Texas, refuse une demande d’indemnisation sur cinq tout en empochant 18 milliards de dollars de revenus. Que la mort de Thompson vous ait rempli de joie ou d’horreur, elle a fait tomber le masque. La vérité a été mise à nu : ces sociétés sont complices de souffrances généralisées. Pensez à la dernière fois où vous ou un de vos proches vous êtes inquiété d’une facture médicale. Vous avez repoussé les soins à cause du coût. Vous avez réduit de moitié les pilules pour les faire durer. Vous avez ressenti la violence qu’ils infligent. Aujourd’hui, les médias et le gouvernement se démènent pour faire tourner le récit, qualifiant Briana Boston, une mère de famille de la classe ouvrière, de « terroriste » pour avoir prononcé « Deny, Defend, Deposition » lorsque ses demandes d’indemnisation ont été refusées. Nous devons rester lucides : un petit groupe s’enrichit grâce à nos maladies. La solution est tout aussi simple : abolir ces entreprises et nationaliser l’assurance maladie. Les soins de santé à payeur unique fonctionnent partout ailleurs dans le monde développé, où les gens vivent plus longtemps et en meilleure santé. Les Texans, en revanche, meurent trois ans plus jeunes, victimes des soins de santé privés. La seule question qui reste est la suivante : quand allons-nous arrêter d’attendre et prendre ce qui nous appartient ? »
Austin, le 21 décembre.
Graffiti vu à Chicago, Illinois.
De plus, un rassemblement a eu lieu à Indianapolis, Indiana. Extrait d’un compte-rendu de l’action :
Aujourd’hui, nous protestons contre Elevance Health, non pas dans son rôle d’acteur distinct sur le marché de l’assurance maladie, d’agent unique dans la salle des miroirs du capitalisme contemporain. Elevance fonctionne exactement de la même manière que la CSU dans la façon dont elle classe les corps et juge que certains méritent des soins et que les autres ne valent tout simplement pas le temps ou l’effort. De cette manière, la seule différence entre les deux est une question de degrés dans les sous-domaines. Nous pensons qu’il est nécessaire de s’opposer à ce système de classement général des espérances de vie à une époque où justement les espérances de vie se déprécient. C’est une condition préalable nécessaire à une vie qui vaut la peine d’être vécue. Nous pensons que tout le monde mérite des soins. Nous pensons que chacun mérite d’avoir accès à une vie saine selon ses propres critères. Elevance et la CSU constituent toutes deux des obstacles à cette possibilité. C’est pourquoi nous nous y opposons.
Graffitis vus à Fayetteville, Arkansas.
« Vous savez que le thème de l’événement de ce soir est les années folles. Dans les années folles, il y avait beaucoup de richesse et d’inégalités, tout comme maintenant. Alors qu’ils boivent du champagne et pensent au glamour, nous pensons aux gens que nous aimons qui sont pauvres, qui sont malades et qui ne peuvent pas se permettre des soins de santé. »
Santiago, Chili.
Thanks to Projet Evasions for the translation.
Lorsqu’ils l’ont invité au match de football, Penny venait d’apparaître sur Fox News pour décrire la « culpabilité » qu’il « aurait ressentie si quelqu’un avait été blessé » – indiquant clairement qu’il ne considérait pas Jordan Neely, la vicitme, comme un être humain. ↩
Par exemple, Girard soutient que le désir émerge de manière imitative et que cela provoque inévitablement des tensions violentes entre les gens, car cela les pousse à rivaliser pour les mêmes objets rares. On pourrait rétorquer que si certaines des choses que les gens désirent sont effectivement sujettes à la rareté, le désir imitatif pourrait également donner lieu à une coopération, produisant l’abondance au lieu de la rareté et diminuant l’impulsion à la violence, sacrificielle ou autre. En bref, Girard fait un travail convaincant en décrivant le rôle de la violence sacrificielle dans les sociétés affligées, mais il ne parvient pas à prouver qu’elle est inévitable. ↩
Cela explique pourquoi certains des nouveaux électeurs que Trump a conquis lors des élections de 2024 sont directement adjacents aux groupes démographiques qu’il s’engage à attaquer : situés près des marges, celleux qui subissent l’injustice, iels ressentent l’urgence de la violence plus que la plupart. ↩
Il existe une longue tradition, qui remonte à l’Orestie d’Eschyle, d’ouvrages philosophiques et littéraires affirmant que le pouvoir d’État et le système judiciaire centralisé qui l’accompagne ont été inventés afin de mettre fin au cycle de violence que Girard considère comme le résultat inévitable de la quête de représailles. Dans la tradition islandaise, l’ouvrage équivalent est probablement la Saga de Njál, qui raconte les vendettas et la résolution des conflits sur un demi-siècle, à l’époque où l’Islande n’avait pas encore de gouvernement centralisé. Cependant, la gouvernance étatique centralisée s’est imposée en Islande bien plus tard que dans la Grèce antique, de sorte que nous pouvons comparer le mythe présenté dans l’Orestie à la réalité de l’histoire islandaise. En fait, le gouvernement centralisé n’est pas apparu spontanément en Islande comme un moyen de résoudre les conflits ; En fait, une fois que les conflits entre les différentes parties locales sont devenus insolubles, le roi de Norvège a pu profiter de l’occasion pour prendre le contrôle de l’Islande et y imposer sa loi. Si cet exemple est une indication, la réalité est exactement l’opposé du mythe : ceux qui ne peuvent résoudre les conflits entre eux finiront par être subordonnés à l’État, qui est lui-même le résultat d’un conflit non résolu qui s’est métastasé en une condition permanente, et non la solution à un conflit non résolu. ↩
Afin d’offrir au public américain une violence sacrificielle, la génération précédente de politiciens républicains a envahi l’Irak à plusieurs reprises. C’était une époque plus clémente, plus douce, où les victimes sacrificielles étaient principalement recherchées hors des frontières des États-Unis. Tout comme la guerre actuelle contre les sans-papiers, ces invasions ont été justifiées par des prétextes manifestement faux et des alarmismes. Le résultat a été une sorte de beuverie dont les politiciens des deux partis sont sortis avec des regrets, ayant complètement déstabilisé le Moyen-Orient et rendu le monde considérablement plus dangereux. ↩