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20.11.2025 à 11:43
Constanza Llanos passe une grande partie de sa journée dans les bureaux d'une compagnie d'assurance de la ville de Santa Cruz, en Bolivie. Jusqu'à récemment, la fonction de cette assistante en ressources humaines âgée de 26 ans consistait à examiner des CV un par un. Aujourd'hui, c'est une plateforme numérique qui filtre les candidats avant qu'ils n'arrivent devant elle. « Elle nous fait gagner du temps, certes, mais nous devons tout de même tout vérifier manuellement », explique-t-elle (…)
- Actualité / Amériques-Global, Négociation collective, Travail décent, Développement, Sciences et technologie, Avenir du travailConstanza Llanos passe une grande partie de sa journée dans les bureaux d'une compagnie d'assurance de la ville de Santa Cruz, en Bolivie. Jusqu'à récemment, la fonction de cette assistante en ressources humaines âgée de 26 ans consistait à examiner des CV un par un. Aujourd'hui, c'est une plateforme numérique qui filtre les candidats avant qu'ils n'arrivent devant elle. « Elle nous fait gagner du temps, certes, mais nous devons tout de même tout vérifier manuellement », explique-t-elle depuis son bureau.
Bien que son entreprise n'ait pas encore mis en place de systèmes formels d'intelligence artificielle (IA), nombreux sont les employés qui recourent à des outils numériques spontanément. Constanza s'appuie sur ces outils pour organiser ses idées et fluidifier certaines tâches. Elle ne croit pas que l'IA la remplace un jour, mais reconnaît qu'elle lui permet d'améliorer les résultats de son travail quotidien.
Son témoignage n'est pas un cas isolé. On assiste à un changement silencieux dans tous les bureaux d'Amérique latine. Là où, auparavant, le murmure des voix et le cliquetis des claviers dominaient, aujourd'hui, de multiples outils d'intelligence artificielle générative rédigent et synthétisent.
L'IA n'est pas apparue soudainement, mais elle transforme déjà les méthodes de travail et oblige à repenser ce que signifie aujourd'hui avoir un emploi « décent » et comment s'adapter à un environnement de plus en plus automatisé.
Une étude de la Banque mondiale et de l'Organisation internationale du travail (OIT) estime qu'entre 30 et 40 % des emplois en Amérique latine et dans les Caraïbes sont exposés à l'IA générative et que jusqu'à 5 % pourraient faire l'objet d'une automatisation complète. Utilisée à bon escient, cette technologie pourrait également améliorer la productivité de près de 12 % des emplois actuels.
Ce ne sont pas les ouvriers ni les travailleurs manuels qui sont les plus exposés, mais bien les employés de bureau : les analystes, les avocats, les comptables, les journalistes ou les assistants administratifs. La classe moyenne active, traditionnellement stable, est aujourd'hui confrontée à une transition silencieuse.
Atahualpa Blanchet, chercheur spécialisé dans l'intelligence artificielle et les nouvelles technologies, explique que « les systèmes algorithmiques exécutent déjà des tâches cognitives, telles que la rédaction de rapports, le traitement de données ou la gestion des courriers, et parfois même la prise de décisions. De nombreuses entreprises latino-américaines utilisent des agents conversationnels (“chatbots”) et des outils prédictifs dans les domaines des ressources humaines, du service à la clientèle et des finances ». Et cette mutation ne fait que commencer.
Dans cette région, où près de la moitié de la population active travaille dans le secteur informel, l'IA ne représente pas seulement un risque de perte d'emploi. Elle peut également modifier la qualité du travail : certes, elle libère les individus de tâches répétitives, mais elle peut aussi réduire l'autonomie, diluer les responsabilités et accroître la précarité, même dans les secteurs réputés stables auparavant. Tout le problème consiste donc à trouver le bon équilibre entre une technologie prometteuse sur le plan de l'efficacité et des conditions de travail décentes.
Alors que l'adoption de cette technologie progresse lentement dans des pays comme la Bolivie, des changements sont déjà perceptibles dans le nord de l'Amérique centrale, notamment dans des secteurs tels que les télécommunications.
Luis Pablo Linares, ingénieur guatémaltèque de 28 ans travaillant pour une entreprise française du secteur, décrit la façon dont l'IA a transformé son travail au quotidien. Auparavant, ils préparaient des scripts et surveillaient les tests en direct ; désormais, ils se contentent d'ajuster les paramètres et de vérifier les résultats.
« Cela nous libère de processus fastidieux, mais nous devons tout de même superviser et alimenter l'IA en informations […] Cela ne supprime pas le rôle de l'ingénieur, cela change simplement l'approche », explique-t-il.
À Santa Cruz, Constanza Llanos observe cette transformation avec un certain recul. Elle explique que de nombreuses entreprises n'ont pas encore accès à ces outils et que les inégalités en termes d'éducation continuent de peser dans des pays comme la Bolivie : tout le monde ne peut pas suivre une formation en technologie ou un cours sur l'IA, ce qui détermine qui est (ou ne l'est pas) capable de s'adapter.
Malgré les frontières qui les séparent, tous deux partagent le même sentiment : ils appartiennent à une génération qui doit s'adapter plus rapidement que la vitesse à laquelle les institutions peuvent les accompagner ; une génération confrontée à un changement qui n'est pas uniquement d'ordre technologique, mais aussi social.
L'étude de la Banque mondiale et de l'OIT souligne qu'environ 17 millions d'emplois dans la région pourraient tirer avantage des progrès de l'IA, mais que le manque d'infrastructures numériques risque de laisser de nombreux travailleurs sur la touche. Une nouvelle fracture se profile donc, non seulement entre les riches et les pauvres, mais aussi entre ceux qui ont accès aux technologies et ceux qui en sont exclus.
Cette différence est déjà perceptible au sein de l'équipe de Luis Pablo Linares. Certains collègues plus âgés préfèrent les méthodes traditionnelles, tandis que les plus jeunes dépendent excessivement de l'IA. « Aucun de ces extrêmes n'est souhaitable », reconnaît-il. M. Blanchet explique que le problème est encore plus grave lorsque les entreprises adoptent des outils d'IA sans investir dans une formation adéquate. La modernisation promet l'efficacité, mais elle génère également une exclusion silencieuse au sein même du lieu de travail.
L'inégalité revêt également un visage féminin. Caroline Coelho, coordinatrice de la communication et de l'information de la Confédération syndicale des travailleurs et travailleuses des Amériques (CSA), souligne que les algorithmes ont tendance à reproduire les biais existants. Les femmes, qui occupent souvent des postes plus routiniers et précarisés, risquent davantage d'être déplacées, tandis que les hommes concentrent les rôles de décision et de développement technologique.
Néanmoins, Mme Coelho précise que l'IA peut également constituer une opportunité si elle s'accompagne de politiques de formation inclusives, de réglementations axées sur les droits et de la participation syndicale. La technologie pourrait même favoriser un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, à condition que les femmes y participent activement en tant que créatrices et régulatrices, et pas seulement en tant qu'utilisatrices.
La fracture invisible ne se mesure pas seulement en termes d'accès aux outils, mais aussi d'opportunités réelles de s'adapter et de participer à la transformation numérique. Sans formation ni réglementation, l'IA pourrait aggraver les inégalités plutôt que les résoudre.
L'IA promet l'efficacité, mais suscite également de nouvelles incertitudes. Mme Linares le reconnaît : « La marge d'erreur reste élevée. [En fonction de la formulation] d'une requête, le résultat donné peut être complètement erroné. C'est pourquoi la part de l'humain reste essentielle ».
Parallèlement, le télétravail, favorisé par la numérisation, a transformé notre rapport au temps et au repos. « Travailler à domicile est confortable, mais peut entraîner une certaine surcharge. Nombreux sont ceux qui pensent que, si vous êtes à la maison, vous pourriez peut-être travailler plus tard. Or, il faut savoir fixer des limites [tant pour le travailleur que pour l'employeur] », commente-t-elle.
Elle ajoute une autre inquiétude : l'isolement. « Le contact est important, même si le travail ne l'exige pas toujours. Nous sommes faits pour partager avec autrui. »
Cette déconnexion sociale s'accompagne d'une autre pression croissante : la gestion algorithmique du travail. Mme Coelho souligne que ce modèle intensifie le stress, surtout chez les femmes. Les outils qui mesurent les performances en temps réel et exigent une disponibilité constante génèrent de nouvelles formes d'anxiété.
M. Blanchet abonde dans ce sens et souligne que ces systèmes, qui contrôlent tout, depuis la vitesse de réponse jusqu'au ton de la communication, créent une surveillance invisible qui érode la confiance et détériore la santé mentale.
« La santé mentale doit être protégée et il est essentiel de fixer des limites. L'hyperconnexion ne doit pas être normalisée », conseille-t-il. Pour lui, le monde numérique reste un territoire disputé et non une réalité dictée par les grandes entreprises du secteur des technologies.
Les entreprises effectuent leur transition technologique à des rythmes différents. Dans l'entreprise de Luis Pablo Linares, des catalogues de cours et des espaces de partage des connaissances ont été mis en place, mais les progrès dépendent davantage de l'initiative personnelle que d'une stratégie formelle.
En Bolivie, Constanza Llanos est reconnaissante que son entreprise lui ait proposé une formation initiale en IA. « Ils ont commencé par les cadres, puis le reste du personnel, afin que nous partions tous du même niveau », explique-t-elle. Cependant, dans une grande partie de la région, la charge de l'apprentissage retombe toujours sur les travailleurs.
Luis Linares López, chercheur à l'Association pour la recherche et les études sociales (ASIES), souligne que « du Nicaragua au Guatemala, nous ne sommes pas préparés à cette reconversion professionnelle ». Apprendre à se servir de l'IA s'est imposé comme une obligation tacite : une compétence que beaucoup doivent acquérir par eux-mêmes pour rester dans la course. Pour le chercheur, la solution ne peut venir uniquement de l'initiative des individus. Il faut des politiques publiques solides, une éducation accessible et une formation professionnelle adaptée à la vitesse des changements technologiques.
En Amérique latine, le taux de syndicalisation atteint à peine 9 % et les secteurs du numérique ne sont pratiquement pas représentés. Au Guatemala, M. Linares López souligne que la négociation collective relative à l'IA ou à la numérisation est quasi inexistante. « La plupart des syndicats luttent simplement pour assurer le paiement du salaire minimum et l'affiliation des travailleurs à la Sécurité sociale ; leurs luttes restent axées sur l'essentiel », explique-t-il.
Pour autant, M. Blanchet perçoit des signes encourageants. « Certains syndicats intègrent déjà l'IA dans les négociations collectives : ils exigent une transparence algorithmique et une participation à l'introduction des nouvelles technologies […] Ce qui compte avant tout, c'est que la transformation numérique soit négociée, pas imposée », affirme-t-il.
Adolfo Lacs Palomo, secrétaire général de la Fédération syndicale des employés de banque, du secteur tertiaire et de l'État du Guatemala (FESEBS), rappelle qu'une situation similaire s'est produite lors de l'arrivée des ordinateurs dans les années 80.
« Beaucoup pensaient que des emplois disparaîtraient, mais c'est en réalité une réadaptation qui s'est produite. Il en sera de même avec l'IA : elle créera de nouveaux rôles et exigera de nouvelles compétences », soutient-il.
Son principal motif de préoccupation réside dans le lien entre l'IA et le télétravail, qui pourrait éroder les droits du travail. Sa fédération encourage la formation, le dialogue social et la réglementation. « Nous ne pouvons pas nous opposer à l'IA, mais nous pouvons l'accompagner grâce à un accompagnement et à une formation. L'objectif est que tout le monde puisse rester dans le coup », assure-t-il.
Mme Coelho partage cet avis et adopte une perspective plus large. « La transition numérique doit être juste. Les syndicats doivent participer activement à la négociation collective sur les algorithmes. Ils doivent avoir le droit de savoir quels systèmes sont utilisés, quelles données sont traitées et comment celles-ci influencent les décisions en matière d'embauche, d'évaluation ou de licenciement », déclare-t-elle. Elle insiste également sur la nécessité de promouvoir des politiques de formation continue et de protection sociale.
M. Blanchet cite des exemples inspirants : au Brésil, les syndicats du secteur bancaire ont conclu des accords pour requalifier leurs travailleurs et garantir leur participation à la conception des systèmes algorithmiques. Au sein de coopératives numériques telles que App Justo au Brésil ou CoopCycle en Argentine, les travailleurs gèrent les algorithmes et fixent les tarifs et les bénéfices. « Ils démontrent que l'IA ne doit pas nécessairement être au service de la précarisation, mais qu'elle peut au contraire renforcer l'autonomie collective », affirme-t-il.
Les progrès de l'intelligence artificielle ouvrent des perspectives professionnelles riches en opportunités, mais également en défis qui dépendront de la capacité d'adaptation des individus et des entreprises.
Pour le jeune ingénieur M. Linares, l'avenir est incertain, mais prometteur. « Le plus intéressant sera de déterminer comment s'adapter au travail avec l'IA et non pas de comment la concurrencer. » Depuis l'est de la Bolivie, Mme Llanos partage une vision similaire : « Il ne faut pas avoir peur de l'IA, mais plutôt apprendre à l'utiliser comme une alliée. C'est un outil qui peut nous permettre de nous améliorer et d'évoluer [professionnellement].
M. Blanchet souligne que la participation active des travailleurs sera déterminante. L'IA peut renforcer l'autonomie et la dignité au travail si les décisions relatives à sa mise en œuvre incluent ceux qui l'utilisent au quotidien. M. Lacs Palomo ajoute que la transformation numérique nécessite un accompagnement institutionnel, une formation continue et un dialogue social.
« En étant à l'écoute des travailleurs, les entreprises et les gouvernements peuvent faire en sorte que l'IA renforce à la fois la productivité et la dignité au travail », explique-t-il.
Mme Coelho conclut que l'avenir du travail devra se fonder sur la justice algorithmique, l'égalité des sexes, le droit à la déconnexion et le bien-être numérique. « Si la réglementation ne suit pas une approche éthique et axée sur les droits, nous risquons d'aggraver les inégalités existantes. »
Pendant ce temps, l'Amérique latine connaît une évolution à deux vitesses : l'émergence de nouveaux emplois fort demandés et mieux rémunérés (analystes de données, superviseurs d'algorithmes, etc.), alors que les tâches routinières se transforment ou disparaissent.
Le défi ne consiste pas nécessairement à freiner l'IA, mais à permettre un cadre de réflexion critique (actuellement étouffé par la machinerie marketing et les investissements colossaux des grandes entreprises technologiques) sur son impact sur le monde du travail et l'intérêt, général, et à faire en sorte que son adoption s'accompagne de formations, de réglementations et d'une participation active. C'est la seule façon pour les nouveaux outils utilisant l'IA de renforcer l'emploi décent (à savoir l'idéal promu par l'OIT, qui implique un travail assorti de droits, d'un salaire juste et de conditions sûres) et de préserver le sens le plus humain du travail : un espace de développement, d'apprentissage et de dignité.