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09.09.2025 à 10:26

Dans le cœur logistique de l'Europe, les fausses promesses faites à la main d'œuvre espagnole exploitée aux Pays-Bas

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En 2014, l'avocat Rafael Polo travaillait au département du Travail et des Migrations de l'ambassade d'Espagne aux Pays-Bas. Son rôle consistait à informer les migrants espagnols, dont un grand nombre était arrivé à partir de 2007 lorsque la crise économique avait fait grimper le taux de chômage en Espagne à plus de 20 %, sur les questions juridiques et liées à l'emploi.
Si les Pays-Bas comptaient 28.000 citoyens espagnols en 1996, ce chiffre était passé à près de 40.000 après la crise. La (…)

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Texte intégral (2999 mots)

En 2014, l'avocat Rafael Polo travaillait au département du Travail et des Migrations de l'ambassade d'Espagne aux Pays-Bas. Son rôle consistait à informer les migrants espagnols, dont un grand nombre était arrivé à partir de 2007 lorsque la crise économique avait fait grimper le taux de chômage en Espagne à plus de 20 %, sur les questions juridiques et liées à l'emploi.

Si les Pays-Bas comptaient 28.000 citoyens espagnols en 1996, ce chiffre était passé à près de 40.000 après la crise. La plupart étaient venus pour un emploi sûr, assorti d'un salaire trois fois supérieur à celui qu'ils auraient pu toucher dans leur pays. Du moins, c'est ce qu'ils pensaient, jusqu'au jour où ils atterrissaient dans le bureau de M. Polo. « Les histoires qu'ils ont commencé à nous raconter nous ont surpris, nous ont dépassés », explique-t-il aujourd'hui à Equal Times.

Tous avaient le même profil : des jeunes recrutés en Espagne pour travailler dans des entrepôts logistiques par l'intermédiaire d'agences d'intérim. On leur avait promis à tous un bon salaire et un logement, mais, dès leur arrivée aux Pays-Bas, ils découvraient la précarité, un salaire inférieur à celui escompté et un logement, certes, mais misérable, dans des campings, des baraquements ou des appartements surpeuplés.

Ils se retrouvaient dans une situation tellement extrême que, ayant épuisé toutes leurs ressources, ils demandaient de l'aide à l'ambassade pour survivre, parfois pour rentrer en Espagne. M. Polo n'en revenait pas. « L'ambassade n'était pas préparée à répondre à un tel niveau de nécessité. »

Un système en « zone grise »

« On m'a dit de venir, qu'on me paierait trois mille euros, qu'on me donnerait une voiture, une maison. On nous a tous piégés comme ça », raconte Manuel*. Lui est arrivé aux Pays-Bas en 2017. Cette offre, il l'a trouvée comme tout le monde, sur Internet. Des petites agences ou des particuliers néerlandais se chargent de les enrôler et de leur proposer, soit verbalement, soit au moyen de documents sans valeur juridique, des conditions très différentes de celles qu'ils signeront à leur arrivée dans un contrat rédigé en néerlandais.

La même année où Manuel est arrivé aux Pays-Bas, un groupe de chercheurs espagnols a documenté pour la première fois tout ce système conçu pour approvisionner de grandes zones logistiques, comme le port de Rotterdam, en main-d'œuvre abondante, bon marché, fragile, interchangeable et toujours disponible. Ce système repose sur un vaste maillage d'agences d'intérim qui frôle l'illégalité sans jamais y tomber complètement et qui se maintient toujours dans une « zone grise ».

« À peine arrivés, ils vous emmènent dans leur bureau pour signer, mais ce n'est pas un contrat normal, c'est du travail à l'heure. Quand vous avez des heures, vous travaillez, quand vous n'en avez pas, vous ne travaillez pas », explique encore Manuel.

Il fait allusion à ce que l'on appelle des contrats « zéro heure », que le Parlement européen et la Cour de justice de l'UE critiquent pour leur précarité, même s'ils sont autorisés par des États tels que le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Il s'agit de contrats ne garantissant pas le nombre d'heures travaillées et, par conséquent, le montant de la rémunération.

« Au départ, ce type de contrat est légal, conçu pour les jeunes qui veulent travailler quelques heures pendant les week-ends, mais il s'est généralisé », explique Pablo López, professeur de sociologie à l'université Complutense de Madrid et coauteur du travail de recherche sur les nouvelles migrations espagnoles aux Pays-Bas. « L'illégalité apparaît lorsque ces contrats sont prolongés en utilisant des subterfuges, tels que le transfert des travailleurs vers d'autres agences d'intérim. Les entreprises recherchent des espaces non régulés afin de ne pas enfreindre la loi, mais aussi pour ne pas s'y conformer ».

Ses recherches ont révélé qu'en réalité, les agences d'intérim néerlandaises embauchent plus de personnes qu'elles n'en ont besoin. Elles créent délibérément un « excédent de main-d'œuvre » à laquelle elles attribuent des heures de travail par l'intermédiaire d'une application. À l'instar des emplois sur les plateformes, c'est l'algorithme qui attribue les quarts de travail et les horaires. Entre-temps, les travailleurs vivent dans l'attente d'être choisis pour travailler.

« Il ne s'agit pas là d'un déséquilibre qui pourrait être amélioré, mais d'une production consciente de temps d'attente et d'incertitude, qui oblige les travailleurs à toujours être disponibles », déplore M. López.

C'est pour cette raison que le salaire ne correspond pas toujours à celui qui avait été promis. Les quarts de travail changent, ils sont réduits, certaines semaines, ils travaillent 40 heures, d'autres moins de 20. Personne ne leur explique pourquoi.

« Le caractère aléatoire de l'algorithme répond à un objectif. Une main-d'œuvre plus précaire, soumise à un renouvellement hebdomadaire selon des critères arbitraires, devient plus vulnérable, a plus de mal à s'organiser et à revendiquer de meilleures conditions de travail », explique María Laura Birguillito, chercheuse en droit du travail.

« Il s'agit de pratiques à mi-chemin entre l'illégalité et la légalité », déclare-t-elle, « mais, en réalité, elles enfreignent les droits fondamentaux des travailleurs, parce qu'ils attendent sans être indemnisés, parce qu'ils ne disposent pas d'informations adéquates sur leur contrat, parce qu'ils n'ont pas de jours de repos ».

Des logements indignes

« En théorie, ma maison devait accueillir quatre personnes, mais nous étions sept, avec une seule salle de bain et une seule plaque de cuisson. Je disposais d'une chambre individuelle, mais elle était très petite, avec un casier au lieu d'une penderie et mes affaires n'y rentraient même pas », raconte Veronica*. Elle a tenté sa chance aux Pays-Bas au début de l'année 2025.

Lorsqu'en Espagne, on lui a parlé de logement, elle ne s'attendait pas à cela. Une petite maison vieillotte, partagée avec des inconnus, mais cela aurait pu être pire. Certains travailleurs sont cantonnés dans des campings, des auberges, des lieux de vacances transformés en campements pour travailleurs étrangers. Des lieux en mauvais état, sans intimité, où il n'est même pas possible de se faire enregistrer, car ils ne sont pas considérés comme des espaces de logement ; qu'en plus, ils doivent payer. Chaque semaine, les agences d'intérim retiennent le loyer sur leurs fiches de paie, ainsi que l'assurance maladie et d'autres dépenses, comme le transport.

« Ils m'ont retiré de l'argent pour des choses que je ne comprenais même pas et, à la fin, il ne vous reste plus rien », confie Veronica.

« Malgré toute cette situation, le problème principal, le plus grave », rappelle Rafael Polo, « c'est quand les gens perdent leur emploi ». Ce qui est assez facile dans le secteur des agences d'intérim, dont la convention comporte une « clause d'agence » qui leur permet de licencier à n'importe quel moment, sans devoir fournir une quelconque explication.

« D'un trait de plume, ils perdent leur emploi et leur logement. Ils n'ont pas la possibilité de louer, car se loger est un véritable problème ici, et dans certains cas, ils n'ont même pas l'argent nécessaire pour rentrer dans leur pays. Les gens ne le comprennent pas, on ne leur explique rien, ils sont une main-d'œuvre jetable. Beaucoup sont venus dans nos bureaux nous demander ce qu'ils pouvaient faire, mais nous ne pouvions rien faire. À l'ambassade, certains fonctionnaires ont même parfois donné de l'argent de notre poche pour qu'ils puissent rentrer en Espagne. »

« Nous considérons qu'il s'agit d'exploitation »

L'enquête menée par Pablo López en 2017 évoquait une cinquantaine de milliers d'Espagnols affectés, bien qu'il soulignait déjà à l'époque que ce nombre pourrait sûrement être plus élevé, puisqu'au moins 30 % des travailleurs migrants n'apparaissent pas dans les registres faute de s'être fait enregistrer. Quoi qu'il en soit, le nombre et la gravité des faits étaient suffisants pour être portés à la connaissance du public.

Les médias espagnols et néerlandais ont commencé à s'en faire l'écho et, une fois le silence rompu, les dénonciations se sont intensifiées. En 2018, l'ambassade d'Espagne aux Pays-Bas a reçu 487 plaintes individuelles et collectives concernant cette affaire. Le ministère des Affaires étrangères lui-même a dû publier sur son site Internet une série de recommandations telles que : « N'acceptez pas un contrat qui n'est pas écrit en espagnol » ou « Assurez-vous que vous travaillerez au moins 35 heures par semaine. Avec moins d'heures, vous ne gagnerez pas assez pour pouvoir vivre aux Pays-Bas ! »

Les plaintes sont également arrivées jusqu'à des organisations telles que Fairwork, qui assiste les travailleurs migrants victimes d'exploitation aux Pays-Bas.

« Nous considérons également qu'il s'agit de cas d'exploitation, mais la réglementation néerlandaise est très restrictive en la matière. Trois conditions doivent être réunies pour que l'on reconnaisse l'exploitation : une rémunération nulle ou très faible, des conditions déplorables et la coercition. Or, très peu de cas remplissent la condition de coercition ou celle-ci est difficile à prouver », explique María Bruquetas, membre de Fairwork et présidente du Conseil des résidents espagnols (CRE) des Pays-Bas.

« Cela ressemble vraiment à un iceberg : les cas d'exploitation en sont la partie émergée, mais en dessous, il y a une énorme zone grise », déclare-t-elle.

Incité par les plaintes de travailleurs espagnols, mais aussi d'autres groupes de migrants et de réfugiés victimes d'abus encore plus graves, Emile Roemer, représentant du Parti socialiste à la Chambre des représentants des Pays-Bas, a lancé sa propre enquête. Les conclusions, publiées en 2020 sous le titre « Non aux citoyens de seconde classe », critiquent le fait que le Gouvernement manque d'informations sur le secteur du travail intérimaire. Les agences d'intérim (plus de 20.000 dans tout le pays) agissaient librement dans un secteur qui prétendait s'autoréguler.

Son opinion critique a contribué à promouvoir un certain nombre de réformes : Les inscriptions au registre ont été encouragées, la mise en place d'un registre et d'un système de certifications de qualité des agences d'intérim a été proposée, les travailleurs ont obtenu la possibilité de rester dans un logement jusqu'à quatre semaines après un licenciement, le droit à une garantie de revenus », ont confirmé à Equal Times des sources de l'ambassade.

« Bien que le problème soit reconnu, les avancées en matière de solutions n'ont pas été aussi importantes », reconnaît Rafael Polo qui, aujourd'hui, en tant qu'avocat indépendant, traite plusieurs affaires liées à des licenciements abusifs, des accidents du travail, le non-respect du salaire minimum, mais aussi des menaces ou même des cas d'abus sexuels. « Je suis face à des situations difficiles et j'ai très peu de marge de manœuvre. Parfois, je suis contraint de négocier avec les entreprises pour qu'elles paient au moins le billet d'avion pour qu'ils puissent rentrer en Espagne ».

De nombreux travailleurs migrants sont encore désemparés des années plus tard, perdus de vue par les syndicats, à la fois dans leur pays d'origine et dans le pays où ils travaillent.

« Très peu de travailleurs migrants sont membres, c'est un fait, reconnaît le principal syndicat néerlandais, la FNV. La langue constitue la principale difficulté, car nous n'offrons nos services qu'en néerlandais. Une deuxième difficulté est que les travailleurs migrants ne savent pas comment nous joindre et une troisième est liée à leur situation précaire. Cela complique fortement la défense de leurs droits ».

C'est la raison pour laquelle la FNV s'est engagée à unir ses forces avec les organisations syndicales d'autres pays, comme l'Espagne. « Certaines choses ont changé, mais même si de nouvelles lois ont été adoptées, nous voyons encore des agences qui ne les respectent pas. » Les abus continuent d'être rentables et il souligne « l'utilisation massive de contrats instables » comme étant le « cœur du problème ».

María Bruquetas se félicite de ces réformes, même si elle reconnaît qu'ilreste encore beaucoup à faire. « Il existe un projet de loi sur la certification des agences d'intérim, mais chaque fois que vient le moment de l'approuver, il est à nouveau reporté. En ce qui concerne les contrats “zéro heure”, il semblait qu'ils allaient être interdits, mais ils ont juste été limités (en théorie, ils ne peuvent être utilisés que pendant les 26 premières semaines). M. Roemer a permis de faire bouger les choses, mais cela a été lent et à chaque amélioration, les agences d'intérim développent de nouvelles méthodes ».

Mme Bruquetas cite en exemple l'embauche de faux travailleurs indépendants ou le recours à la réglementation européenne sur les travailleurs détachés pour faire venir des personnes de pays tiers (par exemple d'Amérique latine) par le biais d'autres points de passage en Europe. Des travailleurs encore plus vulnérables.

« Il existe bien une Autorité européenne du travail et une coopération entre les services d'inspection, mais il est très difficile d'enquêter sur ces cas. Il ne suffit donc pas d'améliorer les lois : il faut une inspection du travail plus efficace et une application plus stricte des lois », défend-elle.

Surtout dans un pays où le recours à l'emploi ultra-flexible est monnaie courante. Pour reprendre la définition du professeur Pablo López, les Pays-Bas pourraient bien servir de « laboratoire social » où l'on teste aujourd'hui le modèle de production du futur, un modèle de plus en plus dépersonnalisé (à cause de la sous-traitance et des algorithmes) où « la figure centrale est un travailleur qui attend, qui est activé en temps réel, puis désactivé quand on n'en a pas besoin et qui ne vit que pour travailler ».


* Les prénoms ont été modifiés pour préserver l'anonymat des personnes.

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