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14.11.2025 à 05:00
Été après été, les feux de forêt ravagent des zones de plus en plus étendues de l'Europe. Depuis le début de l'année 2025, plus d'un million d'hectares sont partis en fumée sur le continent, dont plus de la moitié entre le Portugal (278.121 hectares) et l'Espagne (391.938 hectares), où les incendies dévastateurs d'août et septembre derniers ont révélé de manière tragique la profonde précarité des conditions de travail et des ressources, de même que dans certains cas, une préparation (…)
- Actualité / Travail décent, Environnement, Santé et sécurité, Crise climatique, Morts au travail, Développement durable, Salman Yunus, Transition justeÉté après été, les feux de forêt ravagent des zones de plus en plus étendues de l'Europe. Depuis le début de l'année 2025, plus d'un million d'hectares sont partis en fumée sur le continent, dont plus de la moitié entre le Portugal (278.121 hectares) et l'Espagne (391.938 hectares), où les incendies dévastateurs d'août et septembre derniers ont révélé de manière tragique la profonde précarité des conditions de travail et des ressources, de même que dans certains cas, une préparation insuffisante des effectifs.
Leur situation scandaleuse place ces travailleurs, et la société dans son ensemble, dans une situation de risque potentiel injustifié face aux incendies d'été qui, sous l'effet du changement climatique, deviennent plus importants, plus voraces et plus difficiles à maîtriser, et touchent des latitudes de plus en plus septentrionales du continent.
Les Européens – et leurs responsables politiques – n'en sont pas encore pleinement conscients, mais ces incendies ne sont pas comme avant. « Malheureusement, la tendance est à des incendies de plus en plus graves, non pas en quantité, mais en ampleur », explique dans un entretien avec Equal Times Roberto Cribeiro, agent environnemental de la Xunta (le gouvernement régional de Galice, au nord-ouest de l'Espagne) pour la comarque de Ferrolterra.
« Les incendies de cinquième génération, qui saturent les dispositifs d'urgence en raison de la simultanéité des foyers et de leur extrême virulence, et ceux de sixième génération, de plus en plus imprévisibles, modifient les conditions météorologiques de la zone et sont, pour un temps, inextinguibles. Sous l'effet du changement climatique, ces incendies surviennent de plus en plus au nord et cessent d'être l'apanage du pourtour méditerranéen », avertit-il.
M. Cribeiro possède plus de 30 années d'expérience dans le nord-ouest de la péninsule ibérique, la région où se concentrent les plus grandes plantations d'eucalyptus du continent. Pendant des heures, nous avons arpenté avec lui les pistes de montagne de la Sierra de la Capelada, sur la côte nord-ouest de l'Espagne, où la culture de ces arbres à croissance rapide et économiquement rentables, arrivés d'Australie il y a un siècle et demi et convoités par les industries du bois et du papier, a jusqu'à présent permis de limiter le nombre d'incendies, tout en introduisant un important facteur de risque. « L'eucalyptus est pyrophile, c'est-à-dire qu'il brûle facilement et survit aux flammes, suivant une stratégie évolutive qui consiste à éliminer les autres espèces concurrentes », explique M. Cribeiro.
L'agent déplore le dépeuplement, l'exode rural et l'absence de gestion adéquate des terres, autant d'éléments qui rendent la prévention plus difficile que jamais. En attendant, il prévient que pas même la côte nord humide de l'Espagne n'est épargnée. En effet, on dénombre en été de plus en plus de jours où sévissent les redoutables conditions dîtes « 30/30/30 » (soit plus de 30 degrés de température, moins de 30 % d'humidité et des vents de plus de 30 km/h, généralement en provenance de l'Atlantique).
« Les incendies sur lesquels je suis intervenu en 2005 n'étaient pas ceux de 2015, ni ceux de cette année en Galice », convient Ángel Rubio, pompier forestier du gouvernement régional d'Andalousie (au sud de l'Espagne) et coordinateur chargé de l'action climatique et de la transition écologique juste auprès de l'UGT. « Ces incendies laissent présager le pire pour l'avenir. J'ignore si ces phénomènes majeurs pourraient toucher d'autres régions d'Europe de la même manière, mais nous avons assisté à l'apparition simultanée d'incendies dans les pays de l'arc méditerranéen, ce qui a obligé des pays présentant un risque moindre à transférer leurs ressources de secours, sans que le système européen ne s'effondre pour l'instant, et je ne suis d'ailleurs pas sûr si ce scénario pourrait se produire à court terme », a déclaré M. Rubio à Equal Times.
Ce n'est pas de la science-fiction, insiste-t-il : « Nous avons déjà vécu des phases de simultanéité du Portugal, de l'Espagne, de la France et de l'Italie aux Balkans, à la Grèce et à la Turquie. Si l'Europe centrale venait s'y ajouter, entraînant un possible effondrement du système tout entier, cela dépendrait avant tout de la météo »... et donc, du changement climatique.
« C'est précisément là, au centre de l'Europe, que se trouvent les grandes réserves forestières d'Europe, et si une situation de blocage anticyclonique se produit, avec des vagues de chaleur continues et un manque de précipitations, on obtient alors un cocktail parfait capable d'engendrer un scénario assez complexe », explique-t-il.
Les pays d'Europe centrale et septentrionale ne sont pas encore habitués ni préparés à des incendies de cette ampleur : « Pourvu que je me trompe, mais au vu de la rapidité avec laquelle les incendies ont évolué depuis le début du siècle, et de la manière dont nous sommes passés en Espagne de la lutte contre les incendies de forêt à la nécessité de nous concentrer sur la protection et l'évacuation des populations, je ne considère pas impossible, d'ici cinq ou six ans, un scénario dans lequel l'Europe entière serait débordée. » « Cela mérite réflexion », insiste-t-il, « car ces dernières années, l'évolution a été exponentielle ».
La péninsule ibérique a déjà connu des incendies de forêt aux proportions dantesques, tels que ceux survenus en 2017 au Portugal et, en particulier, ceux qui ont fait rage en 2025 en Espagne, où l'émoi social a été immense, et ce pendant plusieurs semaines. Les médias n'ont cessé de répéter qu'en réalité, « les incendies sont éteints en hiver », car ce qui est apparu au grand jour, c'est une réalité du travail insoutenable, qui perdure depuis des années, sans améliorations : la précarité scandaleuse, la saisonnalité et le manque de ressources des pompiers forestiers, qui souffrent non seulement de salaires indignes pour un travail à haut risque, mais aussi d'un manque d'équipement adéquat et, bien souvent, d'un manque de formation professionnelle adéquate, sans compter une organisation du travail qui se traduit par des heures de travail littéralement exténuantes.
Pour un pays qui depuis trois décennies ne cesse d'accroître sa masse forestière (laquelle représente aujourd'hui 56 % de son territoire), l'Espagne n'investit que 0,08 % de son PIB dans la prévention et l'extinction des incendies. À cela s'ajoute le fait que cette compétence relève des gouvernements autonomes, de sorte que chaque région dispose d'une gestion et de ressources différentes.
« Si on se représentait la structure d'aménagement et de gestion du territoire telle une chaise, la précarité existante représenterait un pied cassé », affirme lors d'un entretien avec Equal Times Anxo Pernas, responsable galicien des pompiers forestiers au sein de la centrale syndicale espagnole CCOO.
Il met en garde contre l'incompatibilité des approches, même dans des communautés limitrophes dirigées par des gouvernements de même bord politique (en l'occurrence, de droite) : « En Galice, on tend vers le public, et en Castille-et-Léon vers le néolibéralisme le plus crasse, avec une détérioration totale du modèle de gestion », basé sur la privatisation, la temporalité et une réduction radicale des dépenses. « En tant que gestionnaire public, ce que vous ne pouvez pas faire, c'est vous désengager et affirmer que la Castille-et-Léon ne peut pas se permettre de maintenir un service de prévention et d'extinction des incendies toute l'année », rappelle-t-il. Un propos d'ailleurs partagé en 2018 par son conseiller régional à l'environnement, qui parlait d'“absurdité”, de “gâchis” et de “dilapidation de fonds publics”. »
« Pour eux, il n'y a que la rentabilité économique qui compte, or la Constitution garantit un usage social de l'environnement ». Pour le protéger, il faudrait « des conditions professionnelles, et non des conditions minimales » et ne pas « jouer avec un service qui ne relève, en partie, guère plus que du volontariat ».
Il est également nécessaire de « gérer le territoire de l'Espagne vide », car à l'heure actuelle, estime-t-il, les investissements sont réalisés lorsque le mal est déjà fait, et « est-ce que nous gagnons quoi que ce soit en dépensant des millions dans l'extinction alors que nous ne faisons pas d'investissements dans la prévention » ? Il s'agit de trouver le juste milieu. Si seulement les corps de sapeurs-pompiers étaient inactifs toute la journée, mais maintenus en service de garde tout au long de l'année. Un tel cas de figure supposerait qu'il y ait surtout de très petits incendies, maîtrisés, ce qui représenterait une gestion efficace du territoire : empêcher la formation d'incendies si importants que, au lieu de les éteindre, nous devrions nous concentrer sur l'évacuation des zones habitées.
Bien que le traumatisme de l'été ait donné lieu à des initiatives prometteuses, dans de nombreuses régions espagnoles, la leçon n'a pas encore été tirée, contrairement à ce qui s'est passé au Portugal, le pays européen le plus touché par ce problème jusqu'à présent. « Les incendies de 2017 ont marqué une rupture profonde dans le modèle de gestion et ont conduit à une réforme structurelle du système », a expliqué dans un entretien avec Equal Times Bruno Reis, pompier de Covilhã et délégué du Syndicat des travailleurs de l'administration locale (STAL).
Une agence unique a été mise sur pied pour coordonner la prévention, l'extinction et la récupération des zones touchées, ainsi qu'un système de gestion intégrée des incendies de forêt, ce qui a impliqué « une professionnalisation accrue des agents de la protection civile, une augmentation des équipes permanentes, une modernisation technologique et une amélioration de la coordination opérationnelle ». Le résultat n'a pas tardé à se faire sentir et « entre 2018 et 2022, nous avons constaté une réduction significative de la superficie moyenne des zones incendiées et une augmentation de l'efficacité de notre réponse sur le terrain », précise M. Reis.
Pour ce pompier, il faut sortir du court-termisme budgétaire et « privilégier la prévention et la gestion active du territoire, avec une professionnalisation complète » de l'ensemble des personnels impliqués.
Il s'agit de « mettre en œuvre un changement de paradigme, de passer d'une approche essentiellement réactive à une vision proactive et adaptative » aux nouvelles circonstances, dit-il, et ici la précarité « a une incidence directe sur l'efficacité et la sécurité des opérations de prévention et de lutte contre les incendies de forêt » : les bas salaires, les contrats temporaires, la pénurie de ressources adéquates et les cadences de travail épuisantes entraînent une fatigue chronique et une forte rotation du personnel, ce qui se traduit par une « perte de l'expérience accumulée ». De fait, « l'atténuation de la précarité ne doit pas être abordée comme un enjeu du travail », conclut M. Reis, « mais bien comme un élément structurel de l'efficacité opérationnelle et de la sécurité collective ».
Après l'Espagne et le Portugal, en 2025, l'Italie et la Grèce ont également connu des incendies de forêt simultanés avec respectivement 84.141 et 47.819 hectares brûlés. En Italie, les pompiers s'occupent principalement des zones urbaines, alors que la prévention dans les zones forestières est assurée par des volontaires et les carabiniers. Ainsi, la coordination – au niveau de l'État – est bonne, mais la précarité des conditions de travail complique la relève générationnelle pour ces tâches, explique Nunzio de Nigris, représentant syndical de la Confédération générale italienne du travail pour la fonction publique (FP-CGIL).
« Nos besoins les plus urgents concernent la pénurie de personnel », qui nous oblige souvent à déplacer des ressources d'une région à l'autre, en fonction de l'urgence, et « la pénurie d'équipements de sécurité », qui complique les tâches de décontamination à la suite d'interventions sur des incendies.
En Grèce, qui a connu cet été « des dizaines de départs de feu chaque jour dans tout le pays », bien que seuls quelques-uns se soient transformés en incendies de grande ampleur, le gros problème réside dans « l'excès d'heures supplémentaires, dû à l'état d'urgence permanent et à l'attribution de tours de garde illégaux », a expliqué à Equal Times Nikos Lavranos, président de la Fédération panhellénique des syndicats de sapeurs-pompiers (POEYPS).
Le manque d'effectifs est pesant : la Grèce compte environ 15.500 pompiers permanents et 2.500 pompiers de renfort saisonniers. Cependant, au moins 3.500 nouvelles recrues seraient nécessaires au cours des deux ou trois prochaines années pour compenser les pertes d'effectifs en cours. « En définitive, les pompiers éteignent le feu avec tous les moyens disponibles, mais la pratique des heures supplémentaires non rémunérées doit cesser, et un cadre juridique complet doit être mis en place pour garantir leur sécurité et leur santé au travail, afin de réduire le nombre de décès et de blessures que nous avons malheureusement subis à nouveau cette année », insiste M. Lavranos. « Le changement climatique ne laisse pas de place à la complaisance », poursuit-il.
Un avis partagé par Pablo Sánchez Centellas, coordinateur pour les autorités locales, les pompiers et les services publics à la Fédération syndicale européenne des services publics (EPSU), à Bruxelles. « Chaque année – et en 2025, nous avons déjà atteint un record – la superficie des forêts détruites continue d'augmenter, alors que les investissements locaux nécessaires ne sont toujours pas à la hauteur », déplore-t-il. « Nous avons besoin d'un engagement sérieux de la part des autorités, ce qui implique qu'il faille mettre fin aux mesures d'austérité qui limitent la bonne marche de ces activités. L'austérité tue non seulement les travailleurs, mais aussi la planète », a-t-il conclu.