06.05.2025 à 11:57
L'image d'une personne à vélo transportant un sac à dos isotherme, cubique et de couleur vive qui traverse la ville à toute vitesse est devenue familière dans le monde entier. Ces sacs à dos jaunes, rouges, orange ou bleus, affublés d'un logo facilement identifiable, ne sont que la partie émergée de l'iceberg du changement radical qui impacte de plus en plus de secteurs d'activité : de la livraison de repas aux services de soins ou de nettoyage. Dans tous ces pays, les plateformes numériques (…)
- Reportages photos / Pologne, Négociation collective, Travail décent, Santé et sécurité, Pauvreté, Travail, Économie numérique, Travail précaire, Syndicats, Charles KatsidonisL'image d'une personne à vélo transportant un sac à dos isotherme, cubique et de couleur vive qui traverse la ville à toute vitesse est devenue familière dans le monde entier. Ces sacs à dos jaunes, rouges, orange ou bleus, affublés d'un logo facilement identifiable, ne sont que la partie émergée de l'iceberg du changement radical qui impacte de plus en plus de secteurs d'activité : de la livraison de repas aux services de soins ou de nettoyage. Dans tous ces pays, les plateformes numériques sont de plus en plus présentes, affectent un nombre croissant de travailleurs et transforment profondément notre façon de travailler et d'interagir.
Ce modèle pose des défis importants en matière de droit du travail et la nouvelle directive européenne cherche à les relever. En Pologne, sa mise en œuvre suscite autant d'attentes que d'inquiétudes. Les États membres ont deux ans pour la transposer dans leur législation nationale, et l'approche choisie par le gouvernement polonais sera déterminante, compte tenu d'une particularité du pays ; que la directive n'aborde pas explicitement.
Les conditions de travail des livreurs sont à peu près analogues partout en Europe : instabilité, longues journées de travail et nécessité de cumuler plusieurs emplois pour s'assurer un revenu. La particularité de la Pologne réside toutefois principalement dans le fait que la grande majorité des livreurs travaillent dans le cadre d'un contrat de location signé avec un intermédiaire appelé « partner flotowy ».
« L'utilisation de contrats de location sert à minimiser la charge fiscale qui devrait être supportée par l'employeur, qu'il s'agisse de la plateforme ou d'un intermédiaire », explique Karol Muszyński, assistant-maître de conférences en sociologie du travail et en économie à l'université de Varsovie et partenaire du projet de recherche-action Fairwork, qui établit des classements des plateformes sur la base des conditions de travail, du contrat, de la rémunération, de la gestion du travail et de la représentation.
« De plus, le fait que les travailleurs signent ces contrats avec un intermédiaire les prive de toute protection. En cas de plainte, ils ne peuvent pas se tourner vers les plateformes, alors que ce sont elles qui décident des conditions de travail, des salaires et des heures de travail. La responsabilité, quelle qu'elle soit, reste donc très floue. »
Tomek [nom d'emprunt], livreur chez Glovo, vit à Poznań et combine cette activité avec son travail d'indépendant dans le secteur de l'audiovisuel. L'instabilité et le sentiment d'injustice dans son travail font partie de son quotidien. Récemment, l'application a taxé son profil de frauduleux, sans lui fournir la moindre explication.
« Une autre fois, on m'a donné un délai de 24 heures par e-mail pour transférer l'argent collecté en espèces aux clients. Cinq heures plus tard, mon compte était déjà bloqué. J'ai perdu une semaine pendant laquelle je comptais gagner l'argent pour payer mon loyer », explique-t-il. Dans les deux cas, le seul moyen de se plaindre était un agent conversationnel (« chatbot ») et l'intermédiaire avec lequel Tomek avait conclu un contrat n'a rien voulu savoir des mesures prises par la plateforme.
L'une des difficultés principales du travail sur les plateformes est le manque de transparence et la complexité des règles appliquées. De nombreux livreurs pour des entreprises telles qu'Uber ou Glovo doivent se renseigner par eux-mêmes (sur YouTube ou des forums) sur la façon dont leurs paiements sont calculés ou sur le fonctionnement de l'algorithme. En d'autres termes, ils sont confrontés à la difficulté de comprendre le système afin d'améliorer leurs performances et d'augmenter leurs gains.
« Sur Pyszne.pl [membre du réseau Just Eat], ces intermédiaires n'existent pas. Nous sommes recrutés par des agences de travail intérimaire, pour une période pouvant aller jusqu'à 18 mois. Ensuite, nous signons un contrat de service (“umowa zlecenie”, en polonais) avec la plateforme », explique Stanisław Kierwiak.
Le contrat de prestation de services, également appelé contrat de mandat, est à mi-chemin entre un contrat de travail et l'activité d'un travailleur indépendant : ceux qui le signent ne sont pas considérés comme des employés, mais ils ne sont pas non plus obligés de s'enregistrer en tant que travailleurs indépendants ou autoentrepreneurs. En Pologne, ces contrats sont apparus en 2007, lorsque la priorité a été donnée à la promotion de l'emploi avec une faible charge fiscale et une plus grande flexibilité. Ils sont considérés comme des contrats « pourris », car, bien qu'ils donnent l'illusion d'une relation de travail, ils peuvent être résiliés sans préavis ni justification. D'un point de vue formel, ils sont soumis à une faible retenue à la source qui devrait être répartie entre l'employeur et la personne recrutée, mais, dans la plupart des cas, les intermédiaires des plateformes transfèrent l'intégralité de la charge aux livreurs.
En Pologne, près d'un million de personnes travaillent dans le cadre de contrats de ce genre et pas seulement sur des plateformes. Ainsi, le débat européen sur la distinction entre employé et faux indépendant ne reflète pas entièrement la réalité polonaise.
Les plateformes soulignent que, pour les livreurs, ce sont les revenus rapides et la flexibilité qui comptent le plus. « Notre enquête interne révèle que 80 % des livreurs ne souhaitent pas passer à un contrat de salarié », explique Aleksander Rosa, porte-parole de Pyszne.pl. « Car cela diminuerait leurs revenus, ils bénéficieraient de moins de flexibilité et ne pourraient pas travailler pour plusieurs plateformes à la fois. Je pense que nous devrions leur garantir ces trois éléments. La directive devrait réglementer notre secteur, mais un trop grand durcissement aura l'effet inverse de celui escompté. »
Aucune donnée fiable ne permet de savoir combien gagnent réellement les livreurs. Toutefois, selon les représentants syndicaux et les travailleurs consultés, il n'est pas rare que le revenu moyen soit inférieur au salaire horaire brut minimum. Par ailleurs, la liberté est illusoire, car toutes les conditions sont imposées par les plateformes et, même quand une commande n'est pas rentable, le livreur n'a pas toujours la possibilité de la refuser. Quant à la flexibilité et à la possibilité de combiner le travail pour plusieurs plateformes, cela se traduit souvent par du stress et un épuisement.
« L'un des plus grands facteurs de stress pour une personne est l'incertitude », explique Dorota Merecz-Kot, médecin à l'Institut de psychologie de l'université de Łódź et collaboratrice d'une étude sur les risques pour la santé et la sécurité dans le travail sur les plateformes qui est sur le point de s'achever dans plusieurs pays européens. « Les algorithmes et les exclusions sans explication » face auxquels « vous ne pouvez pas faire appel ou présenter votre version des faits » créent un « sentiment de discrimination et d'injustice systémiques qui, sur le long terme, crée la certitude que vous n'êtes personne et que votre opinion n'a aucune importance. Avec le temps, on en vient même à se sentir incapable de se battre pour soi-même », ajoute-t-elle.
La protection du droit du travail dans ce secteur est très complexe. La majorité des livreurs travaillent seuls, ce qui rend difficile la création de liens entre eux, sans parler du nombre indéterminé de travailleurs migrants sans papiers qui sous-louent l'utilisation de comptes et qui, par crainte de perdre une source de revenus, préfèrent privilégier leur invisibilité. Selon Mme Merecz-Kot, ils ne se perçoivent pas non plus comme un groupe professionnel unifié, ce qui limite leur capacité à exprimer des revendications collectives ou à exercer une pression pour négocier des améliorations. Pourtant, des initiatives individuelles et collectives ont vu le jour.
Tomek a participé aux manifestations des livreurs de Glovo (à Poznań en 2023), qui ont conduit à la création de l'Inicjatywa Pracownicza Kurierów (Initiative des travailleurs des livreurs). Bien que l'initiative ne puisse pas agir officiellement comme un syndicat, en raison de l'absence de relation contractuelle avec la plateforme, elle a obtenu des améliorations, telles que des primes en cas de conditions météorologiques défavorables. Au travers d'un groupe Telegram, ils ont réalisé des enquêtes sur les conditions de travail auxquelles ont participé jusqu'à 300 livreurs. Armés de ces données, ils se sont présentés au ministère du Travail au cours de l'été.
« Nous leur avons présenté notre réalité et leur réaction a été l'étonnement ; en particulier concernant des questions telles que les contrats de location », explique Tomek. « Ce qui, moi, m'a encore plus étonné est le fait que l'application est active en Pologne depuis cinq ans et qu'ils ne savaient pas comment elle fonctionnait réellement. Ils nous ont dit qu'ils allaient se pencher sur le dossier. Nous attendons toujours. »
Les tarifs dynamiques de la plateforme ne prennent pas en compte des facteurs, tels que le trafic ou les temps d'attente, ce qui réduit leurs revenus. Leurs revenus hebdomadaires provenant d'Uber s'élèvent à environ 300-500 zlotys (de 70 à 116 euros ou 80 à 132 dollars US).
Dans le cas de Pyszne.pl, le syndicat est né d'une manière innovante. « Après plusieurs discussions au sein de la Confédération du travail des jeunes (Konfederacja Pracy Młodych), nous avons décidé d'organiser un “happening” », se souvient Stanisław Kierwiak. « Nous avons installé des tables, des chaises et des transats au siège et avons commencé à commander de la nourriture en ligne. À mesure que les livreurs arrivaient, nous leur proposions de la consommer eux-mêmes tout en discutant de leur situation. La réaction a été très positive et nous avons décidé de créer un syndicat. Contrairement à ce qui se passe sur d'autres plateformes, nous pouvons le faire parce qu'il n'y a pas d'intermédiaires sur Pyszne.pl et le fait de formaliser la lutte nous assure également une protection. »
L'expansion de la syndicalisation parmi les livreurs et les autres travailleurs des plateformes dépend également de la sensibilisation à l'importance de la lutte collective pour les droits du travail. Le modèle de travail développé en Pologne depuis son ouverture au libre marché ne facilite toutefois pas la tâche. Selon des experts tels que M. Muszyński, la négociation collective est rare et limitée à des secteurs tels que celui des mines. Ailleurs, ce sont les accords individuels qui prédominent, comme aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Dans ce contexte, la sensibilisation du public et des travailleurs eux-mêmes devient un élément clé pour faire avancer la défense de leurs droits.
Zentrale, un groupe de livreurs activistes issus de plusieurs villes de Pologne, investit son énergie à la fois dans la sensibilisation du public et dans le dialogue et le lobbying auprès des acteurs clés en vue d'éventuelles réformes.
« En Pologne, la question contractuelle passe au second plan », explique Wojtek Dereszewski, l'un des fondateurs de Zentrale. « Ce qui compte le plus pour les livreurs, c'est la rémunération. Il serait formidable que la Pologne améliore cet aspect, mais je suis très sceptique sur ce point, compte tenu de la situation politique actuelle et des tendances historiques dans la manière dont les droits du travail sont traités ici ».
« La plupart des personnes qui travaillent dans ce secteur sont jeunes », explique Mme Merecz-Kot. « Peut-être qu'à cette étape de leur vie, ils n'ont pas encore la mentalité tournée vers le long terme qui leur permettrait de se battre pour leurs droits. Mais c'est à cela que sert l'État : être conscient des effets sociaux à long terme de toute action ou inaction. Pas besoin de beaucoup d'imagination pour comprendre ce qui arrivera dans un avenir proche à des personnes surchargées, effectuant des travaux pénibles pendant de longues heures et souvent exposés aux intempéries. Il ne s'agit pas d'économiser pour générer du capital à l'avenir. La moindre économie dans le système lié à ce secteur nous coûtera cher par la suite. Elle engendrera des pertes tant au niveau individuel qu'au niveau global. Les plateformes se sont installées pour de bon. La question est désormais de savoir sous quelle forme et dans quelles conditions. »