01.07.2025 à 10:55
En Espagne, malgré des parcours professionnels très différents et des conditions de travail très éloignées, deux groupes professionnels partagent le même destin lorsqu'ils atteignent l'âge de la retraite : les mutualistes, issus de professions libérales (architecture, droit notamment), qui prennent leur retraite aujourd'hui, et les livreurs à domicile sous-traités par les plateformes numériques, un métier récent et précaire qui mène au même destin, sont confrontés à la dure réalité d'une (…)
- Actualité / Espagne, Négociation collective, Travail décent, Jeunesse, Politique et économie, Protection sociale, Charles KatsidonisEn Espagne, malgré des parcours professionnels très différents et des conditions de travail très éloignées, deux groupes professionnels partagent le même destin lorsqu'ils atteignent l'âge de la retraite : les mutualistes, issus de professions libérales (architecture, droit notamment), qui prennent leur retraite aujourd'hui, et les livreurs à domicile sous-traités par les plateformes numériques, un métier récent et précaire qui mène au même destin, sont confrontés à la dure réalité d'une pension insuffisante pour survivre une fois arrivés au terme de leur vie active.
Même si leurs situations sont différentes, paradoxalement, ces deux groupes partagent la même incertitude quant à leur avenir, que certains commencent déjà à rencontrer et que d'autres voient approcher sans aucune garantie pour leur retraite. De plus, ces deux groupes, chacun depuis leur retranchement, partagent également la même lutte pour des conditions de retraite plus justes.
Ana, architecte à la retraite depuis mars 2021, a cotisé pendant 37 ans à la Fraternité nationale des architectes (Hermandad Nacional de Arquitectos, HNA), l'une des mutuelles alternatives au régime spécial des travailleurs indépendants (Régimen Especial de Trabajadores Autónomos, RETA) en vigueur en Espagne. Aujourd'hui, sa pension viagère est d'à peine 415 euros par mois (488 dollars US), versés en 12 mensualités, un montant largement insuffisant pour couvrir ses dépenses de base à Oviedo, dans le nord du pays.
« J'ai cotisé toute ma vie, en pensant que ma retraite serait assurée, mais maintenant je me rends compte que ce que je touche ne me permet pas de vivre », se lamente-t-elle à Equal Times.
Pendant une grande partie de sa carrière, Ana n'a pas eu la possibilité de cotiser à la Sécurité sociale, car, jusqu'en 1998, les architectes et les avocats, notamment, ne pouvaient cotiser que par l'intermédiaire de leur mutuelle. Lorsque la possibilité de changer s'est présentée, elle cotisait déjà depuis 15 ans et avait trois enfants. Si elle avait cessé de payer ses cotisations, elle aurait perdu ce qu'elle avait déjà versé. Aujourd'hui, avec une pension très inférieure au seuil de pauvreté, elle est contrainte de continuer à travailler. « Ce n'est qu'au moment de partir à la retraite que j'ai pris conscience du problème », explique-t-elle, « j'ai posé des questions à la Fraternité et je me suis rendu compte que ma pension n'était pas suffisante pour vivre ».
Le cas d'Ana n'est pas une exception. On estime que 40.000 retraités de la génération du baby-boom espagnol (nés entre 1957 et 1977) se trouvent dans une situation similaire, et que 100.000 autres personnes actuellement actives se retrouveront dans la même situation au fil des ans, après avoir cotisé, pendant des décennies à des mutuelles professionnelles, comme celles des avocats, des procureurs, des ingénieurs ou des architectes.
Contrairement au système public de retraite, les mutuelles sont régies par un modèle de capitalisation individuelle. Autrement dit, chaque professionnel gère son propre fonds sans garantie qu'il soit adapté à l'indice des prix à la consommation (IPC, le principal indicateur de l'inflation) et sans aucun soutien solidaire de l'État, explique à Equal Times Carlos Bravo, expert en politiques publiques pour le syndicat espagnol Comisiones Obreras (CCOO).
« Le problème est que de nombreuses mutualités fonctionnaient à la manière d'une assurance privée », explique M. Bravo : « Elles n'étaient pas conçues pour assurer des pensions viagères décentes, mais plutôt comme un complément, et, dans de nombreux cas, elles étaient mal gérées ou manquaient de transparence. »
Javier Mancilla, architecte à la retraite et membre délégué de l'HNA depuis 2018, a stimulé la création de l'Association nationale des mutualistes architectes (Asociación Nacional de Mutualistas Arquitectos, ANMARQ), qui regroupe des milliers de personnes affectées. Cette plateforme demande au gouvernement espagnol de fournir une « passerelle » permettant de transférer les cotisations versées dans la mutualité vers le RETA, afin que les mutualistes puissent accéder aux pensions du système public dans des conditions comparables.
« Nous ne cherchons pas à obtenir plus que les travailleurs indépendants, nous voulons simplement être traités sur un pied d'égalité », précise M. Mancilla à Equal Times.
Le gouvernement espagnol actuel, par l'intermédiaire du PSOE (le parti social-démocrate autour duquel s'est formée une coalition gouvernementale), a présenté un projet de loi visant à remédier au problème, mais sa proposition exclut une grande partie des personnes concernées, en particulier les retraités, les veuves et les orphelins.
« Une personne encore en activité peut prendre des décisions pour améliorer sa pension, mais un retraité ne peut plus rien faire », alerte M. Mancilla, qui dénonce également le manque d'information et de transparence dont de nombreux mutualistes ont pâti au cours de leur vie professionnelle. Certains architectes retraités ont été contraints de recourir à la « soupe populaire », d'autres dépendent du soutien de leur famille.
La situation est devenue tellement critique que des centaines d'avocats et de procureurs ont manifesté à Madrid à quatre reprises pour réclamer des pensions décentes. Sur leurs pancartes, on pouvait lire des slogans tels que « non aux pensions de misère » et « justice pour nous, qui avons pratiqué la Justice ».
En Espagne, quelque 200.000 personnes pourraient être concernées par cette mesure. D'après les estimations de l'ANMARQ, parmi elles, entre 60.000 et 65.000 sont des architectes et des architectes techniques, tandis que le reste provient principalement du secteur juridique et d'autres professions libérales.
Le 6 mai, la proposition du PSOE a été reçue par le Congrès à Madrid. Des députés tant de gauche que de droite ont soutenu les mutualistes ; au plus grand étonnement de ces derniers. Tout en maintenant leurs critiques à l'égard de la loi qu'ils entendent amender dans les prochains mois, tous les groupes parlementaires sont tombés d'accord pour qu'un jour cotisé à une mutualité corresponde à un jour cotisé en tant que travailleur indépendant dans le RETA.
Seul Vox, le parti d'extrême droite, s'est abstenu. Tous les autres ont soutenu le projet de loi, qui suit actuellement son chemin au Parlement. Le 19 juin, la demande d'amendement de Vox concernant l'ensemble du projet de loi a été rejetée par le Congrès, tous les autres groupes ayant voté contre, hormis le Parti populaire (droite), qui dirige l'opposition en Espagne et qui s'est abstenu. Le processus de dépôt et de débat des amendements se poursuivra au sein de la Commission du travail et de la Sécurité sociale du Congrès dans les mois à venir, et la loi pourrait ne pas être adoptée avant 2026.
Les livreurs qui travaillent de commande en commande pour des plateformes numériques, partent d'un environnement de travail encore plus précaire, mais avancent vers une incertitude similaire avec des pensions de retraite insuffisantes. Javier Pérez est l'un d'entre eux. C'est en 2018 qu'il a commencé à travailler pour Glovo, l'un des principaux portails de commande de nourriture et de vente à domicile présents en Espagne. Sans études supérieures ni expérience professionnelle formelle, la livraison lui a permis de trouver un moyen de subsistance. Étant donné que les supermarchés ouvrent à neuf heures du matin, il commence sa journée de travail dans son quartier, à environ 15 minutes à vélo du centre de Barcelone, même si, en règle générale, il reçoit moins de commandes du centre-ville.
Chaque jour, M. Pérez parcourt la ville à vélo, en se connectant d'innombrables fois à l'application Glovo. Pendant un certain temps, il a travaillé en tant que « faux indépendant », une pratique dénoncée par les syndicats et finalement reconnue comme illégale par le Tribunal suprême, la plus haute cour de justice d'Espagne. Adoptée en 2021, la loi surnommée « loi Rider » (« rider » étant un anglicisme utilisé pour nommer les livreurs en Espagne, ndt) contraint désormais les plateformes à embaucher leurs livreurs en tant que salariés, reconnaissant ainsi explicitement leur relation d'emploi.
La réalité sur le terrain est plus complexe cependant. De nombreuses plateformes ont contourné la réglementation en faisant appel à des sous-traitants ou en modifiant leur modèle d'entreprise.
La société Glovo, par exemple, a finalement annoncé en décembre 2024 qu'elle commencerait à engager directement ses livreurs en Espagne, après avoir accumulé plus de 200 millions d'euros (235,5 millions de dollars US) de sanctions et de cotisations impayées, mais, dans la pratique, la mise en œuvre est lente et inégale. Porte-parole de l'organisation de travailleurs indépendants CGT Riders de Barcelone et livreur, M. Pérez confie :
« J'envisage notre situation avec beaucoup d'incertitude. Nous étions dans la même situation il y a trois ans. Je pensais qu'avec la “loi Rider”, ils nous embaucheraient enfin, même en passant par un sous-traitant, mais non ».
Bien que certains livreurs aient été engagés, beaucoup d'autres continuent d'exercer leur activité, comme s'ils étaient indépendants ou dans des conditions de travail informelles, sans congés payés, sans cotisation réelle et sans garantie de revenu minimum. Par ailleurs, cette précarité est exacerbée par la nature algorithmique du travail en soi. La disponibilité, la rapidité et la localisation influencent le nombre de commandes que chaque livreur reçoit, ce qui entraîne une concurrence féroce entre collègues et une pression constante de ceux-ci pour rester constamment connectés. « Si vous ne travaillez pas aux heures de pointe, vous ne recevez pas de commandes », explique M. Pérez, « et si vous n'avez pas un bon score [c.-à-d. bonnes notes des clients de la plateforme], l'algorithme vous pénalise ». Accepter ce travail « ce n'est pas seulement pédaler », insiste-t-il : « C'est vivre au rythme d'une app », une application de téléphone portable.
Selon un rapport du collectif des travailleurs de ce secteur « Riders x Rights », le revenu net moyen d'un livreur indépendant en Espagne est d'environ 4 à 6 euros de l'heure, après déduction des dépenses, telles que l'entretien du vélo ou de la moto, le carburant et le paiement de la cotisation mensuelle d'indépendant. Dans des villes comme Barcelone ou Madrid, ce niveau de revenu permet à peine de couvrir un loyer partagé et les dépenses de base. Il est donc impossible d'épargner pour l'avenir ou de cotiser pour une pension de retraite décente.
Tant les mutualistes retraités que les livreurs sont confrontés à la précarité résultant de systèmes qui privilégient la flexibilité et l'individualisation au détriment de la sécurité et de la solidarité entre les travailleurs. Les deux groupes réclament des mesures concrètes de la part de l'État pour reconnaître leur contribution à l'économie et à la société et pour leur assurer des conditions de vie dignes.
Les premiers, après une vie entière passée à travailler avec la promesse d'une retraite stable, découvrent à la veille de leur départ à la retraite professionnelle que leur pension est insuffisante pour leur permettre de vivre. Les seconds, au cœur de leur vie active, ne peuvent planifier un avenir sans garanties et sans droits. Entre ces deux extrêmes se trouve un système qui pousse à la responsabilité individuelle sans offrir de mécanismes de protection efficaces.
La Coordinadora de Mutualistas en Lucha, avec des associations comme l'ANMARQ, noue des alliances avec des plateformes syndicales, des partis politiques et les médias afin de rendre visible la nécessité d'une réforme profonde des politiques de sécurité sociale.
« Il ne s'agit pas seulement de corriger certains problèmes, mais de repenser la manière dont nous voulons protéger ceux qui travaillent dans des conditions toujours plus volatiles », explique à Equal Times Marta Boto, assistante au secrétariat confédéral de l'action syndicale et de l'emploi de CCOO, spécialisée dans le droit du travail.
« L'économie de plateforme n'est pas une simple innovation technologique. c'est une forme d'externalisation du travail qui entraîne la perte de droits fondamentaux : la relation de travail, la représentation syndicale, la négociation collective… ».
Ce qui, en surface, peut apparaître comme une modernisation de l'emploi est en réalité un pied de biche destiné à démanteler les acquis historiques du monde du travail.
En Espagne, cependant, le syndicalisme a réagi. Et avec force. La « loi Rider » a constitué le premier grand pas. « Cette victoire a été très difficile à arracher », concède Mme Boto, « mais nous y sommes parvenus grâce à une longue trajectoire d'actions syndicales et à un accord conclu dans le cadre du dialogue social avec le gouvernement et le patronat ». Cette loi, pionnière en Europe et pratiquement unique au monde, a établi un principe fondamental : la présomption de salariat pour les livreurs travaillant pour des plateformes telles que Glovo ou Uber Eats, même lorsque les commandes leur sont transmises par un algorithme et non par un supérieur hiérarchique visible.
Dans un contexte de changements législatifs et de pression sociale, l'année 2025 s'annonce comme une période clé vers davantage de justice sociale en Espagne. La lutte des mutualistes et des livreurs peut sembler éloignée dans sa forme, mais elle converge dans son fond : exiger de l'État qu'il garantisse un avenir digne à tous ceux qui, par leur travail, assurent le fonctionnement de l'économie et des services dont la société a besoin. Comme le résume Ana, l'architecte à la retraite : « Je ne demande pas la charité, je réclame la justice. Et cette justice doit valoir pour tous : pour ceux qui ne travaillent plus et pour ceux qui continuent de lutter. »