11.07.2025 à 09:49
Dans plusieurs régions d'Espagne, ainsi que dans d'autres pays européens, l'essor touristique semble avoir atteint un seuil critique. Alors que le ras-le-bol qu'inspire le tourisme de masse dans des villes comme Barcelone ou dans les zones côtières s'intensifie depuis une dizaine d'années, c'est en 2024 que des manifestations historiques ont eu lieu aux Canaries, à Cadix, à Malaga et en Catalogne, notamment.
Par ailleurs, une cinquantaine de plateformes citoyennes ont vu le jour, (…)
Dans plusieurs régions d'Espagne, ainsi que dans d'autres pays européens, l'essor touristique semble avoir atteint un seuil critique. Alors que le ras-le-bol qu'inspire le tourisme de masse dans des villes comme Barcelone ou dans les zones côtières s'intensifie depuis une dizaine d'années, c'est en 2024 que des manifestations historiques ont eu lieu aux Canaries, à Cadix, à Malaga et en Catalogne, notamment.
Par ailleurs, une cinquantaine de plateformes citoyennes ont vu le jour, lesquelles se sont regroupées, en septembre dernier, au sein du mouvement Ciudades y Pueblos para Vivir (« des villes et des villages pour y vivre »). Celui-ci a vocation à lutter contre les préjudices sociaux et environnementaux causés par le tourisme dans ces régions, partant du constat que, à l'instar d'autres activités économiques, le tourisme a, lui aussi, ses limites.
Un argument souvent avancé est que l'économie espagnole dépend du tourisme, qui représente 12,3 % du PIB et emploie 2,93 millions de personnes, selon les données du ministère de l'Industrie et du Tourisme pour 2024. Cela représente 13,4 % de l'emploi total dans le pays. Cependant, la question n'est pas seulement de savoir combien de personnes travaillent dans ce secteur, mais aussi dans quelles conditions.
« La précarité dans le secteur du tourisme est omniprésente », selon Ernest Cañada, coordinateur du groupe de recherche Alba Sud, spécialisé dans le tourisme. Les représentants syndicaux du secteur des services insistent sur le fait que le refus des chômeurs de travailler dans ce secteur, laissant par là-même de nombreux postes vacants, s'explique par une « précarité indéniable ».
« Dû aux dynamiques propres à ce secteur, la demande de main-d'œuvre n'est pas stable et manque de continuité : d'une part, il y a la saisonnalité, qu'elle soit due au climat, aux périodes de vacances des touristes ou à des événements tels que les congrès ou les grands concerts, explique le chercheur.
« Comme la charge de travail n'est pas la même tous les jours ni à toutes les heures, les entreprises cherchent à réduire leurs coûts en imposant une flexibilité maximale à leurs effectifs afin qu'ils s'adaptent aux fluctuations de la demande, ce qui engendre une précarité permanente », ajoute-t-il.
Il existe un deuxième facteur, selon M. Cañada : « Une grande partie des tâches effectuées sont relativement faciles à réaliser sans formation particulière, cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas de professionnalisme ni de qualifications, mais que les coûts peuvent être réduits au détriment de la qualité du travail. Cela a engendré une culture d'entreprise qui a privilégié le recours à une main-d'œuvre abondante et aux pressions baissières sur les salaires. Jusqu'à ce que l'on commence à rencontrer des difficultés pour trouver du personnel. »
Tel est notamment le cas du secteur de l'hôtellerie et de la restauration qui, selon l'enquête sur la population active (EPA), comptait en 2024 une moyenne de 1,85 million de travailleurs, dont un peu plus de 25 % étaient étrangers.
Le tourisme est, du reste, une activité beaucoup plus difficile à délocaliser que d'autres secteurs de l'économie, dans la mesure où « il vend un produit qui ne lui appartient pas à proprement parler, à savoir un lieu », fait remarquer M. Cañada. En d'autres termes, le secteur a besoin d'une main-d'œuvre bon marché, mais localisée en Espagne, et non dans les pays à bas salaires où de nombreux secteurs de l'économie sont allés produire. Trouver une telle main-d'œuvre n'est toutefois pas chose facile, d'autant que les conditions de travail et les salaires sont loin d'être optimaux, et que la touristification entraîne une envolée des prix du logement. Les travailleurs n'y trouvent décidément pas leur compte.
Pour contourner cet écueil, l'association patronale de l'hôtellerie et de la restauration de Cadix a lancé, en 2023, un programme d'embauche à l'origine pour le secteur, une initiative qui n'a pas abouti. L'embauche à l'origine est un mécanisme par lequel des personnes sont recrutées dans leur pays d'origine et obtiennent l'autorisation de travailler en Espagne pendant une période déterminée.
Jusqu'à présent, ce mécanisme a été mis en œuvre dans la province de Huelva pour pourvoir les effectifs de l'industrie des fraises et des fruits rouges – il s'agit en grande partie de travailleurs en provenance du Maroc et, depuis quelques années, du Honduras et de l'Équateur. L'initiative a été vivement critiquée par Jornaleras de Huelva en Lucha, un collectif représentant les travailleuses saisonnières, ainsi que par diverses études académiques.
« Les employeurs se sont habitués à une culture du management dont l'un des principaux dénominateurs était de rendre la main-d'œuvre moins chère. À cette fin, ils ont cherché à mettre en œuvre des politiques antisyndicales, à durcir les relations de travail et à briser la capacité d'organisation », explique M. Cañada.
Face à ces stratégies commerciales, certains collectifs ont réussi à s'organiser et à exposer les conditions du secteur. Le cas des femmes de chambre est emblématique.
En 2016, l'association des femmes de chambre « Las Kellys » (de l'espagnol « las que limpiamos », littéralement « celles qui nettoient ») a vu le jour à Barcelone, avec pour mission de représenter les intérêts d'une profession qu'exercent entre 100.000 et 150.000 personnes en Espagne, dont 97 % de femmes.
Pilar Cazorla, représentante des kellys dans les Asturies, résume ainsi leurs conditions de travail : « Elles sont dures et précaires. Nous souffrons d'une surcharge de travail extrême, avec des cadences infernales et des contrats souvent abusifs. À cela s'ajoute la délocalisation, qui entraîne une diminution de nos salaires et de nos droits. En outre, les problèmes de santé liés à notre travail, tels que les lésions musculaires et le stress, ne sont guère reconnus. »
Les conditions ne sont pas vraiment meilleures dans les hôtels de luxe, comme le montre l'enquête d'Anna Pacheco intitulée Estuve aquí y me acordé de nosotros : Una historia sobre turismo, trabajo y clase (« J'étais ici et je me suis souvenue de nous : une histoire de tourisme, de travail et de classe »), publiée par Anagrama éditions.
La situation s'est encore dégradée avec l'essor des sociétés de services qui ont précipité l'externalisation du secteur, comme l'explique Mar Jiménez, porte-parole des kellys à Madrid : « Le premier problème, fondamental, est que nous ne sommes pas rémunérées sous la convention de l'industrie hôtelière, mais sous celle régissant les services de nettoyage, bien que nous relevions de la convention de l'industrie hôtelière. La différence de salaire est de 500 euros par mois, ce qui représente beaucoup d'argent. De plus, les contrats sont à temps partiel non spécifié, et peuvent être d'une, deux, trois ou six heures. À cela s'ajoute l'intensification croissante de la charge de travail : il y a de plus en plus de chambres. Mes consœurs à Malaga font 45 chambres en une journée de travail de huit heures. »
Un autre problème majeur est celui des maladies professionnelles : « Les problèmes de santé liés à notre travail, comme les lésions musculaires et le stress, sont à peine reconnus », indique Mme Cazorla.
Pour Mar Jiménez, il s'agit d'un problème de machisme. « Seules les maladies professionnelles typiquement masculines sont reconnues comme telles. Nous inhalons des produits chimiques à longueur de journée, or les dommages que cela occasionne chez nous ne sont pas reconnus, parce que nous ne les inhalons pas dans le contexte d'une entreprise chimique », dit-elle. Elle le sait d'expérience : « À 63 ans, je me trouve depuis deux ans en incapacité permanente en raison d'une maladie courante. C'est le cas le plus fréquent : nous n'arrivons pas à prendre notre retraite. Depuis que je travaille là-bas, seulement 5 % des femmes de chambre que je connais ont pris leur retraite à l'âge prescrit, et la plupart d'entre elles touchent des pensions misérables. »
C'est pourquoi les kellys, en collaboration avec Territorio Doméstico, un collectif représentant les travailleuses domestiques et de soins, ont lancé la campagne « Sin nosotras no se mueve el mundo » (« Sans nous, le monde s'arrête »), pour dénoncer cette situation et souligner l'importance de leur travail social : « Nous avons consacré notre vie à nous occuper d'autres personnes, à faire le ménage pour d'autres personnes, et nous arrivons à l'âge de 40 ou 50 ans avec un corps qui ne nous permet plus de travailler au même rythme. L'absence de reconnaissance de nos maladies professionnelles nous empêche d'accéder à une pension décente. »
En 2021, les kellys ont lancé le label Fair Tur, qui certifie les hôtels qui garantissent de bonnes conditions à leurs travailleurs et travailleuses, ainsi que le respect de l'environnement.
Les changements au sein du secteur s'accompagnent également de changements importants dans certains emplois : c'est le cas des navires de croisière, qui sont désormais de plus en plus nombreux dans des ports tels que Cadix et Barcelone. Selon une enquête d'Angela Teberga sur les conditions de travail dans ce secteur, parue en 2021, les travailleurs des navires de croisières travaillent en moyenne 11,3 heures par jour, et souvent sept jours par semaine. Quatre-vingt pour cent des travailleurs interrogés ont déclaré que l'intensité du travail avait augmenté ces dernières années. Tout cela à cause d'une législation laxiste dans un secteur qui bénéficie du recours aux « pavillons de complaisance ».
Bien que la convention du travail maritime de 2006 ait établi des normes internationales minimales en matière de travail, son application reste très limitée en raison du manque de supervision, ce qui, selon Mme Teberga, transforme les navires de croisière en de « parfaits laboratoires » de l'exploitation par le travail.
Un autre secteur où les changements s'accélèrent est celui des guides touristiques. Selon une enquête d'Ernest Cañada, les visites à pied gratuites ou « free tours », dans le cadre desquelles le ou la guide obtient pour seule rémunération un pourboire, entraînent la précarisation d'un secteur déjà peu réglementé.
Est-il encore possible de parler d'un tourisme de qualité alors que les conditions de travail sont indignes ? « Nous voulons que la qualité du tourisme se mesure aussi à la façon dont les travailleuses et travailleurs sont traités, et pas seulement au nombre d'étoiles ou à la quantité de touristes », conclut Pilar Cazorla.