01.04.2025 à 13:27
« Je dois souvent choisir entre acheter de la nourriture pour ma famille ou acheter du carburant », déplore Wael depuis le camp de réfugiés d'Atma, dans le nord de la Syrie, à la frontière avec la Turquie. Ayant dû renoncer à son emploi de professeur en raison des bas salaires, Wael travaille désormais comme guide et traducteur pour les professionnels étrangers qui arrivent dans le pays. « Je n'hésiterais pas à aller travailler à l'étranger si cela me permettait de subvenir aux besoins de ma (…)
- Actualité / Syrie , Travail décent, Développement, Migration, Pauvreté, Syndicats, Société civile, Salman Yunus« Je dois souvent choisir entre acheter de la nourriture pour ma famille ou acheter du carburant », déplore Wael depuis le camp de réfugiés d'Atma, dans le nord de la Syrie, à la frontière avec la Turquie. Ayant dû renoncer à son emploi de professeur en raison des bas salaires, Wael travaille désormais comme guide et traducteur pour les professionnels étrangers qui arrivent dans le pays. « Je n'hésiterais pas à aller travailler à l'étranger si cela me permettait de subvenir aux besoins de ma famille. Mais j'aime mon pays et j'aimerais que nous ayons un avenir prospère », ajoute-t-il.
Au sortir de près de quatorze années de guerre civile, la Syrie est un pays dévasté, avec une économie exsangue et un marché du travail en ruines. Plus de 90 % de la population vit dans la pauvreté. Selon les agences onusiennes, 16,7 millions de Syriens, soit 70 % de la population, requièrent une aide humanitaire, et près de la moitié d'entre eux sont confrontés à l'insécurité alimentaire. La situation n'est guère encourageante pour les cinq millions de réfugiés syriens qui vivent actuellement à l'étranger. Celles et ceux qui ont réussi à trouver un bon emploi ou à monter une entreprise florissante mettront du temps à rentrer, alors que les personnes en situation précaire et victimes de racisme ont déjà commencé à prendre le chemin du retour.
C'est le cas de Mohammed, qui a décidé de rentrer en Syrie après avoir émigré et déposé une demande d'asile dans un pays d'Amérique du Nord (qu'il préfère ne pas nommer). Avant de revenir, il fait d'abord escale en Turquie, où réside sa famille. Comme des milliers de Syriens, il suit avec attention les décisions du nouveau gouvernement d'Ahmed Al-Charaa, ancien djihadiste d'Al-Qaïda qui, en décembre, à la tête de sa faction Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), est parvenu à renverser le régime de Bachar al-Assad. Bien qu'il soit déçu par la dérive autoritaire et islamiste d'Al-Charaa au cours de ses trois premiers mois de mandat, Mohammed tient à franchir la frontière pour voir la situation par lui-même. Son rêve est de fonder des écoles qui permettraient aux enfants des rapatriés de réintégrer le système éducatif. « La plupart de ces enfants ne savent pas écrire l'arabe, ils parlent le turc ou des langues européennes », explique-t-il.
Les premiers à avoir regagné la Syrie sont ceux qui y possédaient des biens. Certains ont ouvert de petites entreprises, comme des épiceries, des restaurants ou des étals de rue. D'autres, ayant de l'expérience dans le domaine de la construction, espèrent que les propriétaires des millions de logements détruits pendant le conflit commenceront à les reconstruire. Cependant, le financement fait défaut en raison des sanctions internationales maintenues par les États-Unis. « Les sanctions sont en train de tuer les Syriens », se lamente Wael.
Roz, une migrante forcée en Turquie, est malade et sans emploi. « J'ai dû subir une opération d'urgence, je ne peux pas travailler et je ne reçois aucune aide. J'ai constamment besoin de médicaments et d'analgésiques. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne peux pas retourner en Syrie. Les personnes contre lesquelles je me suis battue sont toujours là », explique-t-elle.
À Istanbul, elle a tenté d'organiser une association pour les droits des réfugiés, mais a été attaquée par des radicaux. Son amie Kinda s'est réfugiée en Allemagne l'été dernier, fuyant l'hostilité des Turcs. Bien qu'elle ait travaillé dans le marketing, la traduction et l'enseignement, tous ces emplois étaient temporaires et non protégés. « En arrivant en Allemagne, j'ai pensé que ce serait plus facile, mais les formalités administratives et la montée de l'extrême droite ont limité mes possibilités », explique Kinda, pour qui un retour en Syrie est exclu après les récents massacres sectaires entre les alaouites pro-Assad et les islamistes radicaux du nouveau gouvernement.
Selon le HCR, 350.000 Syriens seraient rentrés en Syrie depuis la chute du régime, et ce chiffre devrait dépasser 3,5 millions en juin, lorsque les enfants termineront l'année scolaire dans leur pays d'accueil (ce chiffre inclut également les personnes déplacées à l'intérieur du pays).
Selon les données officielles d'Ankara, près de la moitié des rapatriés proviennent de Turquie. Tout comme au Liban et en Jordanie, les Syriens y travaillent généralement dans l'économie informelle, où ils sont dépourvus de protection sociale estime Hind Benammar, secrétaire exécutive de la Confédération syndicale arabe (CSI-AR).
« Le problème le plus grave est de savoir comment transférer les droits des Syriens qui ont travaillé à l'étranger. S'ils retournent, ils seront traités comme de nouveaux travailleurs, perdant des années de cotisations à la sécurité sociale ».
Des accords bilatéraux seront nécessaires et des syndicats indépendants devront être crées pour négocier au niveau national et international, souligne Mme Benammar.
Selon Muhammad Ayash, PDG d'AlifBee et fondateur de l'Abjad Initiative pour l'éducation des Syriens, qui compte plus de 4.500 bénéficiaires, « le facteur le plus déterminant pour décider de rentrer est la disponibilité de services de base tels que l'électricité, l'eau et Internet. Sans cela, il est difficile d'envisager un retour en masse ».
Alors que 10 % de ses employés sont déjà rentrés, 40 % envisagent de le faire. Cependant, le régime a mené le pays à la faillite, l'économie est extrêmement affaiblie et les professions disponibles se limitent aux services essentiels tels que l'alimentation et le transport. Les efforts du nouveau gouvernement sont insuffisants pour faire face aux problèmes systémiques tels que le chômage, l'effondrement de la monnaie et le rétablissement des services de base.
L'économie syrienne a subi un effondrement brutal. Entre 2010 et 2023, le PIB de la Syrie aurait diminué de 84 %, pour atteindre 22,5 milliards d'euros (en 2022), selon les données recueillies par Reuters. Le Syrian Center for Policy Research (SCPR) indique que le taux de chômage, de 43 % jusqu'en décembre, a augmenté pour atteindre 50 % en raison des licenciements en masse dans le secteur public. Selon Joseph Daher, chercheur spécialiste de la politique économique au Moyen-Orient, Damas prévoit de licencier entre un quart et un tiers des fonctionnaires, dont beaucoup sont des « fantômes » (inexistants) ou des « corrompus », et ce sur un total de 1,25 million jusqu'en décembre. Parmi eux figurent des membres de l'armée et des forces de sécurité du régime, pour la plupart alaouites, ce qui ne fait qu'exacerber les tensions sectaires. Par ailleurs, le pays se trouve en proie à une grave pénurie de personnel dans les secteurs de la santé et de l'éducation.
« Le marché du travail n'est pas prêt à accueillir les travailleurs qui reviennent. L'économie est en ruine et de nombreuses industries ne fonctionnent pas correctement. Nous avons besoin de temps pour la reconstruire et absorber tous ces nouveaux travailleurs », explique Rabee Nasr, du SCPR.
Bien que des activités telles que le commerce et l'importation de biens se soient développées ces derniers mois grâce aux accords avec la Turquie, la structure même de l'emploi s'est radicalement modifiée pendant le conflit, de nombreuses personnes s'étant tournées vers le secteur militaire, les activités illicites ou le monopole des biens de première nécessité.
Selon l'analyse de Joseph Daher, en seulement trois mois, l'économie syrienne est passée de la cleptocratie du régime de Bachar al-Assad à un néolibéralisme islamique. « Ce que nous observons, c'est un approfondissement des politiques néolibérales sous couvert de respect de la loi islamique », explique M. Daher. Toujours selon M. Daher, la Syrie n'a jamais été vraiment socialiste, même sous Bachar al-Assad, quand l'économie était basée sur un modèle capitaliste colonial.
Le nouveau gouvernement a annoncé la privatisation des ports, des aéroports, des réseaux de transport et des entreprises publiques, ainsi que des mesures d'austérité telles que la suppression des subventions et l'augmentation des prix des denrées de base, ce qui a de graves répercussions sur les populations les plus vulnérables. L'inflation est galopante : le prix d'un kilo et demi de pain est passé de 400 livres syriennes en décembre à 4.000 en mars (soit une augmentation de 0,028 à 0,28 euros). Le salaire moyen équivaut à environ 20 ou 30 euros par mois, alors que celui des fonctionnaires, qui se situe dans cette fourchette, a baissé de 75 % depuis le début du conflit.
Selon M. Daher, « le HTC agit à l'instar du régime antérieur, en nommant des dirigeants syndicaux fidèles à son mouvement. [Pendant ce temps,] les travailleurs ont commencé à protester, réclamant des élections libres au sein de leurs associations professionnelles ».
Avant 2011, les syndicats en Syrie étaient contrôlés par le régime. La Fédération générale des syndicats de Syrie (GFTU) était un outil du Parti Baas dont celui-ci se servait pour encadrer les travailleurs et réprimer toute tentative de syndicalisation indépendante. Les dirigeants syndicaux étaient élus par le Parti, et ceux qui s'y opposaient étaient licenciés ou emprisonnés. Pendant la guerre, la situation est devenue plus complexe : à Idlib, le Gouvernement de salut syrien d'Al-Charaa a imposé sa propre structure syndicale en l'absence d'élections démocratiques, tandis que dans les zones kurdes du nord-est, des syndicats plus autonomes ont été créés, toutefois sous la coupe du gouvernement local.
Après la chute du régime, Al-Charaa a dissous la GFTU, invoquant la corruption, tout en encourageant la création de nouvelles organisations sous la supervision du gouvernement. Equal Times a tenté de contacter des représentants de la GFTU, mais n'a pas obtenu de réponse.
Selon Malik al-Abdeh, rédacteur en chef du mensuel Syria in Transition sur la politique syrienne, « la transition a été désordonnée et de nombreux syndicalistes indépendants se sont retrouvés marginalisés. La nouvelle administration a favorisé les syndicats loyaux sans garantir d'élections démocratiques ». En outre, la Déclaration constitutionnelle du 13 mars n'offre pas de garanties explicites d'indépendance syndicale, ce qui ne manque pas de susciter des inquiétudes ainsi qu'une perte de confiance.
« À l'instar de l'ancien régime, le HTC considère les syndicats et les autres formes de société civile comme des prolongements de l'État plutôt que comme des entités indépendantes investies du devoir de demander des comptes sur les politiques gouvernementales », remarque M. Al-Abdeh.
Dans le même temps, des questions telles que l'instauration d'un salaire minimum légal, la limitation du temps de travail, la garantie de jours fériés pour les travailleurs et des régimes de retraite pour tous les salariés, et pas seulement pour les fonctionnaires, « sont des sujets sur lesquels le gouvernement ne cédera que s'il existe une main-d'œuvre syndiquée ».
Si la Syrie se stabilise et progresse vers une transition pacifique, la priorité sera de relancer l'économie, ce qui implique la nécessité d'une main-d'œuvre spécialisée dans la construction, les infrastructures, l'énergie, les transports, la santé et l'éducation. Les professions les plus en demande seraient les ingénieurs, les architectes, les ouvriers, les spécialistes des réseaux électriques, les médecins, les enseignants et le personnel administratif. La diaspora syrienne, alimentée par l'exode des cerveaux, pourrait jouer un rôle clé dans la reprise grâce à l'entrepreneuriat. Cependant, le manque d'investissement dans la formation professionnelle limite la spécialisation des travailleurs. Mme Benammar de la CSI-AR plaide en faveur de programmes de formation pour combler le fossé éducatif pour les personnes qui ont émigré.
En l'absence des conditions politiques nécessaires, il n'y aura pas de reprise économique. Plusieurs pays ont manifesté leur intérêt pour soutenir les efforts de reconstruction. La Turquie, par exemple, joue un rôle essentiel dans la fourniture de services et de produits de base, bien que les marchandises turques bon marché pénalisent les commerçants syriens, qui ne sont pas en mesure de rivaliser face à l'inflation. L'Arabie saoudite et le Qatar, quant à eux, ont manifesté leur intérêt pour les infrastructures essentielles, cependant les sanctions entravent leurs investissements. L'Union européenne, pour sa part, a promis 2,5 milliards d'euros pour stabiliser le marché du travail. L'instabilité politique et l'autoritarisme d'Al-Charaa freinent, toutefois, la volonté européenne qui vise avant tout le retour des réfugiés et l'éradication de la radicalisation à la source, avant même qu'elle ne puisse atteindre l'Europe.
Pour lever les sanctions et relancer l'économie, le nouveau gouvernement doit instaurer la confiance dans ses institutions, adopter une constitution inclusive et fédératrice, et mettre en œuvre des réformes qui protègent les PME et les travailleurs, estiment les organisations et les experts consultés pour cet article. Sans changement de cap, non seulement la Syrie ne se relèvera pas, mais elle sombrera dans le chaos, entraînant davantage de pauvreté et de migration. Sans syndicats, sans investissements et sans stabilité, l'avenir ne sera pas celui de la reconstruction, mais celui du désespoir, avertissent-ils.
Cet article a été publié avec le soutien de LO Norway.
27.03.2025 à 15:13
27.03.2025 à 07:00
« Il existe sûrement des modérateurs de contenu qui n'ont pas souffert de troubles mentaux liés à leur travail, mais je ne les ai jamais rencontrés », déclare la sociologue et informaticienne Milagros Miceli, qui a consacré ses six dernières années de recherche au secteur de la modération de contenu. « J'en ai la certitude : comme l'extraction de charbon, la modération est un métier dangereux ».
L'extraction de charbon, en raison de la pneumoconiose qui lui est associée, est l'exemple (…)
« Il existe sûrement des modérateurs de contenu qui n'ont pas souffert de troubles mentaux liés à leur travail, mais je ne les ai jamais rencontrés », déclare la sociologue et informaticienne Milagros Miceli, qui a consacré ses six dernières années de recherche au secteur de la modération de contenu. « J'en ai la certitude : comme l'extraction de charbon, la modération est un métier dangereux ».
L'extraction de charbon, en raison de la pneumoconiose qui lui est associée, est l'exemple classique du métier dangereux, mais il ne subsiste que 200.000 mineurs environ dans l'ensemble de l'Union européenne (UE). De nombreux autres métiers sont dangereux, mais il en reste peu pour lesquels la description de poste comporte la mention « présente des risques pour la santé ». La modération de contenu pourrait toutefois en faire partie. Tout comme la poussière de silice causait des maladies des poumons chez les mineurs, le visionnage sans fin de contenus perturbants et morbides constitue un danger pour les employés dont c'est le quotidien.
Les modérateurs sont en somme les agents de sécurité des réseaux sociaux. Ils sont chargés par des plateformes comme Facebook ou TikTok de supprimer les contenus qui enfreignent leur règlement. Les posts qu'ils suppriment sont les contenus haineux, violents, choquants, pornographiques (y compris pédocriminels), les contenus provenant d'organisations interdites comme les groupes terroristes, ceux qui servent à intimider ou à harceler, les suicides et les mutilations. Les contenus qui s'affichent sur les écrans des modérateurs ont été soit signalés par un utilisateur, soit identifiés par un système d'intelligence artificielle comme potentiellement à supprimer. Une grande partie du travail des modérateurs de contenu consiste à étiqueter ce qu'ils voient sur leur écran pour entraîner l'intelligence artificielle à repérer plus efficacement les contenus nocifs.
Chris Gray est le premier modérateur de contenu en Europe à intenter une action en justice contre l'entreprise Meta, maison-mère de Facebook et Instagram. En 2017 et 2018, il a travaillé pour CPL, un sous-traitant de Meta, à Dublin. C'est seulement plusieurs années après avoir été licencié que Chris Gray a commencé à prendre conscience de l'ampleur des ravages de ce travail sur sa santé mentale. « J'ai rencontré une journaliste qui voulait traiter la question sous l'angle de l'être humain, elle m'a poussé à parler des contenus malsains que j'avais vus », relate-t-il. « Je n'en avais jamais parlé à personne, même pas à ma femme. J'avais intégré l'accord de confidentialité qu'on m'avait martelé : 'On ne parle jamais du travail.' »
« Lorsque j'ai commencé à lui raconter, je me suis complètement effondré, j'ai perdu toute contenance. J'étais assis dans ce café et je n'arrivais pas à arrêter de pleurer. La journaliste a insisté pour que j'aille consulter un médecin. Voilà comment tout a commencé. »
Le médecin a diagnostiqué chez lui un syndrome de stress post-traumatique (SSPT) et en 2019 Chris a entamé une action devant la haute cour de justice irlandaise contre CPL et Meta pour faire reconnaître le préjudice psychologique que lui a causé l'exposition répétée à des contenus traumatisants. L'affaire est toujours en cours.
Aux États-Unis, une affaire similaire impliquant des modérateurs de contenu pour Meta s'est conclue par un accord amiable et les travailleurs ont reçu une indemnisation pouvant aller jusqu'à 50.000 dollars par personne. Chris Gray n'a pas encore reçu de proposition pour un accord amiable et il indique qu'il ne l'accepterait pas s'il en recevait une.
« L'accord passé aux États-Unis prévoyait que pour recevoir l'argent, ils devaient accepter de dire que personne n'avait subi de dommage. Ce n'est pas comme cela que je vois les choses. La modération de contenu en est encore là où se trouvait l'industrie du tabac dans les années 1960, tout le monde sait que c'est dangereux, mais cela n'a pas encore été prouvé et certaines personnes ont de très gros intérêts à faire croire qu'il n'y a pas vraiment de problème. Je veux qu'un tribunal reconnaisse que ce métier est dangereux pour la santé des travailleurs. Une fois que le caractère nocif sera établi, nous pourrons commencer à parler de comment limiter les risques. »
Bien que leur travail soit utilisé par les grosses plateformes de réseaux sociaux, les modérateurs de contenu sont presque tous employés par des sous-traitants, des entreprises « d'externalisation des processus métier », comme on les appelle, ou BPO (pour Business Processing Outsourcing) selon le sigle en anglais. Un voile de mystère entoure ce secteur. Aucune plateforme d'importance ne souhaite révéler combien de modérateurs de contenu sont employés pour leur compte par ces prestataires de service, pas plus que le nombre de prestataires auxquels elles sous-traitent cette activité, mais il ne fait aucun doute que ce secteur est déjà considérable et qu'il est en pleine expansion : en 2021, Facebook à lui seul enregistrait chaque jour trois millions de posts signalés pour suppression !
Une partie du travail de modération de contenu peut être délocalisée. Les Philippines, par exemple, sont en train de devenir un centre mondial de la modération de contenu. Cependant, selon Antonio Casilli, spécialiste du « travail du clic » (qui comprend la modération de contenu, mais ne s'y limite pas), les plateformes ne peuvent pas se passer de modérateurs vivant dans l'Union européenne : « Parfois, la modération de contenu doit avoir lieu sur le territoire européen pour des raisons juridiques, parce que les contenus ou les données relèvent du règlement général européen sur la protection des données (RGPD). Il y a aussi des raisons linguistiques : il est par exemple difficile de trouver certaines langues, comme le lituanien ou le suédois, dans des pays d'Afrique. Certaines choses ne peuvent être externalisées vers des pays à faible revenu. »
Selon Antonio Casilli, le secteur européen de la modération de contenu s'est beaucoup concentré ces dernières années : quelques grosses sociétés ont racheté leurs rivaux et dominent désormais le marché, comme les gigantesques Teleperformance, Appen et Telus. Ces fournisseurs organisent le secteur de la même manière que les centres d'appels, avec une surveillance intense des travailleurs et la confidentialité comme priorité. « Leurs contrats sont extrêmement stricts sur la confidentialité, en fait ce sont des accords de confidentialité déguisés en contrats de travail plus qu'autre chose », explique Antonio Casilli.
« La plupart des dispositions portent sur le secret et la confidentialité, il n'y en a presque pas sur les droits des travailleurs. Et elles ne mentionnent nulle part les risques pour la santé spécifiquement associés à ce travail ».
Une autre caractéristique du secteur de la modération de contenu est le recours aux migrants. Antonio Casilli fait partie des auteurs d'une étude intitulée Who Trains the Data for European Artificial Intelligence ?, qui s'inscrit dans l'initiative EnCOre sur les travailleurs du clic commandée par le groupe de La Gauche au Parlement européen. Les chercheurs suivent des groupes échantillons de modérateurs de contenu employés par les prestataires de services métier Telus et Accenture en Allemagne (à Berlin et à Essen) et un autre, anonymisé, au Portugal.
Sur le site portugais, tous les travailleurs qu'ils ont rencontrés sont des migrants : ils viennent de Russie, de Pologne, d'Inde ou de Turquie. Sur les sites allemands, la plupart des travailleurs sont des migrants venus d'Asie et d'Afrique. « Ils subissent un chantage contractuel, puisque leur visa dépend généralement de leur statut de travailleur », explique Antonio Casilli. « Donc s'ils cessent de travailler pour ces entreprises, ou bien s'ils donnent l'alerte, ils risquent d'être renvoyés dans leur pays d'origine. »
Les sous-traitants, les accords de confidentialité, les visas des migrants sont autant de couches de déni, de secret et de marginalisation qui protègent les grosses plateformes de réseaux sociaux de toute responsabilité quant aux conditions de travail des modérateurs de contenu. Mais derrière ces murs d'opacité, ce sont de vraies personnes qui vivent une vraie vie, et certaines sont déterminées à se faire entendre malgré les obstacles.
Ayda Eyvazzade est iranienne et vit à Berlin. Comme Chris Gray, elle a été modératrice de contenu et pour elle non plus, les dangers de ce métier ne font aucun doute. « J'ai vraiment vécu des moments traumatisants », déclare- t-elle. « Je me souviens avoir vu un enfant réduit en esclavage sexuel. Ces images m'ont hantée. Vous vous sentez très seul et isolé quand vous faites ce travail, vous devenez anxieux, voire désespéré. Mon sommeil en a beaucoup pâti. J'en faisais des cauchemars, de ces images. Je me réveillai plus fatiguée que je ne m'étais couchée. »
Ayda Eyvazzade a été licenciée en novembre 2023, après presque cinq ans de travail pour ce sous-traitant (qu'elle ne nommera pas en raison de l'accord de confidentialité qu'elle a dû signer). Elle décrit comment la surveillance humaine et la surveillance numérique combinées accroissent la pression de ce métier. Les modérateurs de contenu sont évalués selon des indicateurs clés de performance auxquels ils doivent satisfaire. Tout moment qu'ils passent à l'écart de l'ordinateur pour encaisser des images ou des vidéos qu'ils viennent de voir compte comme du temps « improductif ».
« Si vous voyez quelque chose qui vous secoue, vous pouvez quitter votre bureau pour vous ressaisir, mais vous ne devez pas oublier de signaler sur votre ordinateur que vous êtes en pause bien-être », explique Ayda Eyvazzade. « Et si vos supérieurs estiment que vous passez trop de temps en bien-être, alors ils peuvent vous dire que votre temps de production est inférieur à ce qu'on attend de vous, que vous êtes beaucoup trop en bien-être. On vous met donc sous pression pour que vous passiez plus de temps en production au détriment des moments en bien-être. »
Après le suicide d'un modérateur de contenu de Telus, à Essen, l'entreprise a modifié sa politique pour accorder aux travailleurs un temps illimité de bien-être. Mais Milagros Miceli, qui mène une recherche auprès des modérateurs de contenu d'Essen, a constaté que la pression à visionner beaucoup de contenus en un minimum de temps n'a pas disparu.
« Les modérateurs de contenu ont droit à des pauses bien-être, mais ils ont toujours des indicateurs clés de performance à remplir et ils n'y parviennent pas s'ils prennent trop de pauses. Ce sont ces indicateurs de rendement qui sont le facteur disciplinaire le plus important pour les travailleurs gérés par des algorithmes. »
L'étude EnCOre, à laquelle participe également Milagros Miceli, fait état « d'événements graves chez des travailleurs, tels que des évanouissements, des cas d'épuisement professionnel ou de troubles psy- chiques et hélas au moins un suicide ». Rien de nouveau sous le soleil pour le fondateur et PDG de Meta, Mark Zuckerberg. Dans l'enregistrement audio d'une réunion de 2019 qui a fuité, un membre du personnel lui dit que beaucoup de modérateurs de contenu souffrent d'un SSPT. Le PDG lui répond que « certains comptes rendus sont à [s]on avis un peu exagérés ».
Milagros Miceli, qui a mené des entretiens avec des centaines de modérateurs de contenu, pense exactement le contraire. « Les problèmes sont bien plus graves que ce qu'on pourrait penser », dit-elle. « J'ai entendu un homme expliquer que sa femme l'avait quitté parce qu'après avoir modéré des contenus pédocriminels, il n'arrivait plus à avoir de rapports sexuels. Tous ces travailleurs subissent de vrais troubles psychiques, certifiés par de vrais psychiatres. »
Les BPO prétendent fournir des services de conseil en interne, mais Chris Gray comme Ayda Eyvazzade estiment que la plupart des conseillers auxquels ils se sont adressés étaient sous-qualifiés. Milagros Miceli approuve : « Beaucoup de ces conseillers maison ne sont pas des thérapeutes agréés. Et beaucoup de travailleurs les soupçonnent d'informer la direction de ce que leur disent les modérateurs. »
Répondant pour le compte de Telus aux conclusions de l'étude EnCOre, l'agence de communication Aretera a fait savoir que Telus prend très au sérieux le bien-être des membres de son équipe. Aretera indique que les modérateurs de contenu de Telus ont accès à un soutien 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, que Telus dispose en interne de « conseillers qualifiés, guidés par des psychologues agréés » et que des « améliorations technologiques » permettent d'aider les travailleurs, notamment par des « filtres permettant de flouter les vidéos, la coupure automatique du son et des paramètres réglables de visionnage de vidéos ». L'agence de communication a également précisé : « On estime à seulement 1 % le taux d'absentéisme dû à des problèmes de santé mentale dans l'entreprise ».
Ayda Eyvazzade était élue au Conseil du travail, une institution prévue par le droit du travail allemand pour représenter les salariés au sein d'une entreprise, sous les couleurs du syndicat Ver.di. Elle explique toutefois que le Conseil du travail était dominé par des salariés qui avaient été « cooptés » par la direction et faisaient entendre la voix de leur maître, aussi avait-elle été considérée comme une empêcheuse de tourner en rond et mise sur la touche. Elle a finalement été virée après plusieurs tentatives pour la contraindre à démissionner. Elle pense que Ver.di pourrait avoir été plus pugnace dans ses rapports avec l'entreprise, y compris en saisissant la justice.
Milagros Miceli pense elle aussi que si les syndicats se renforcent dans ce secteur, il leur faudra être mieux préparés à affronter le secret et l'intimidation qui caractérisent actuellement le travail de modération. « Une partie du problème réside dans le fait que les syndicats luttent à la fois pour s'adapter à une nouvelle époque et pour établir des relations avec les travailleurs migrants qui tâchent de s'organiser dans ce secteur numérique », conclut-elle.
En mai, la Commission européenne a annoncé une nouvelle enquête sur les infractions présumées au règlement DSA par Meta eu égard à la sécurité des enfants qui utilisent Instagram et Facebook. Un haut fonctionnaire de la Commission s'est également interrogé sur le fait de savoir comment X (ex-Twitter) pouvait satisfaire à ses obligations au titre du règlement DSA alors qu'il emploie nettement moins de modérateurs que Meta ou TikTok. Mais l'équilibre est difficile à trouver : plus les plateformes embauchent de modérateurs de contenu pour répondre aux pressions politiques de l'UE, plus les travailleurs mis en danger sont nombreux.
« Il ne s'agit que de savoir ce qui est important politiquement », commente Chris Gray à propos de ce débat réglementaire. « Toute personne ayant des enfants se soucie du risque que ses enfants soient exposés aux horreurs que l'on peut trouver sur les réseaux sociaux, mais combien de ces parents s'intéressent aux gens qui se trouvent dans une pièce quelque part et qui doivent visionner encore et encore ces horreurs pour éviter à leurs enfants de tomber dessus ? »
Le Conseil du travail des modérateurs de Telus à Essen a fait un certain nombre de propositions pour améliorer les conditions de travail : plus de congés pour relâcher la tension psychologique, l'accès à un soutien professionnel à la santé mentale sans peur que la direction soit informée, une rémunération juste, la reconnaissance de leur travail comme une profession qualifiée, la reconnaissance de la dangerosité de ce métier et enfin la prise de mesures appropriées pour limiter les risques.
Au Bundestag, le siège du Parlement fédéral allemand, des modérateurs de contenu se sont réunis lors d'un sommet en 2023. Ils y ont présenté un manifeste et l'un des modérateurs du Conseil du travail d'Essen a livré son témoignage. Mais, signe que les BPO n'ont aucune envie que les choses changent, ce travailleur a ensuite été suspendu par Telus au motif qu'il avait enfreint l'accord de confidentialité qu'il avait signé. Le Bundestag n'a pas encore donné suite aux recommandations des modérateurs de contenu.
Selon Leila Chaibi, la députée européenne qui dirige les travaux du groupe de La Gauche sur l'intelligence artificielle et le travail, l'initiative EnCOre met en lumière la nécessité d'une action réglementaire européenne dans ce domaine. « Ce rapport devrait être un signal d'alarme pour tous les décideurs de l'UE : nous devons agir pour protéger les travailleurs du clic et répondre à leurs besoins spécifiques », a-t-elle déclaré.
Malgré la culture du secret qui règne sur les plateformes et dans les BPO, le secteur de la modération de contenu finira inévitablement par sortir de l'ombre pour aboutir sous les projecteurs. À ce moment-là, les plateformes comme Meta et TikTok devront répondre à cette question simple : pourquoi ont-elles des centaines de pages d'instructions pour assurer la sécurité de leurs utilisateurs et pas une seule sur celle de leurs modérateurs ?
Cet article a été publié pour la première fois en décembre 2024 par le magazine HesaMag, publié par l'Institut syndical européen (ETUI) dans le numéro 29 (page 28).