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25.07.2024 à 14:08

L'insurrection zapatiste, 30 ans après

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16.07.2024 à 05:00

Pour des événements sportifs économiquement et socialement responsables, l'expérience de la Charte sociale des JO de Paris sera-t-elle un exemple à suivre ?

Clément Gibon

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« Une expérience inédite qui associe étroitement les partenaires sociaux à la préparation d'un grand événement sportif comme les Jeux olympiques et paralympiques de Paris ». C'est en ces termes que les propos de Cyril Cosme, directeur du bureau de l'Organisation internationale du Travail (OIT) en France, résonnaient au Conseil économique social et environnemental (CESE), le 25 avril à Paris, pour ouvrir une conférence intitulée : Charte sociale Paris 2024 : une étape vers des jeux économiquement et (...)

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« Une expérience inédite qui associe étroitement les partenaires sociaux à la préparation d'un grand événement sportif comme les Jeux olympiques et paralympiques de Paris ». C'est en ces termes que les propos de Cyril Cosme, directeur du bureau de l'Organisation internationale du Travail (OIT) en France, résonnaient au Conseil économique social et environnemental (CESE), le 25 avril à Paris, pour ouvrir une conférence intitulée : Charte sociale Paris 2024 : une étape vers des jeux économiquement et socialement responsables ?

Signée le 19 juin 2018 par huit confédérations syndicales et patronales françaises, cette charte non-contraignante s'était donnée pour objectif « de laisser un héritage social fort […] dans une démarche de développement humain et durable ». Structurée autour de 16 engagements et trois enjeux majeurs, elle aborde des questions cruciales, telles que l'emploi de qualité et les conditions de travail des salariés, la sécurisation des parcours professionnels des salariés et des bénévoles et sert de guide pour la préparation, le déroulement et le suivi des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de Paris.

Lors de cette conférence, à trois mois de l'ouverture (prévue le 26 juillet), les co-présidents du Comité de suivi de la Charte sociale, l'ancien dirigeant de la Confédération Générale du Travail (CGT), Bernard Thibault, et la cheffe d'entreprise Dominique Carlac'h, membre du conseil exécutif du Mouvement des Entreprises de France (Medef), ont dressé un premier bilan positif de la première phase portant sur les six années de préparation du double événement. La réunion, qui rassemblait aussi des représentants du comité d'organisation (COJOP) et de la Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo), a aussi été l'occasion d'explorer les enseignements d'un tel dispositif paritaire pour l'organisation d'événement similaire dans le futur.

L'engagement des syndicats dans l'organisation des Jeux olympiques et paralympiques : une avancée majeure ?

La mise en place de cette charte remonte en réalité à la candidature de Paris pour les JOP de 2012, qui fut néanmoins rejetée au profit de la ville de Londres. Cette initiative, portée alors par les syndicats et la mairie de Paris visait à organiser l'événement en intégrant des objectifs sociaux à toutes les phases de l'organisation. Lorsque la possibilité d'organiser les JOP a refait surface pour Paris 2024, les sportifs de haut niveau Tony Estanguet et Bernard Lapasset, chargés de préparer la candidature de la France, se sont replongés dans le projet précédent et ont décidé de faire appel aux syndicats afin d'intégrer la charte sociale de 2012 dans leur dossier et de la mettre à jour.

Pour Bernard Thibault, qui a été impliqué dès 2012 dans l'élaboration de cette charte, l'objectif premier était d'éviter les dérives d'exploitation des travailleurs, une problématique sur laquelle d'autres organisations, telles que les fédérations syndicales mondiales et l'OIT, avaient déjà travaillé dans le cadre de la préparation de la Coupe du Monde de football au Qatar de 2022.

« Nous sommes en France, un pays où les droits sociaux occupent une place centrale en raison de notre riche histoire sociale, syndicale et politique. Il était évident pour moi que des jeux en France ne pouvaient pas s'organiser de la même manière que dans d'autres pays, souvent peu regardants sur les droits sociaux des travailleurs ».

Certes, les JOP de Londres 2012 avaient également des objectifs visant à être socialement durables. La stratégie du London Organising Committee of the Olympic Games (LOCOG) a permis d'employer une part significative du personnel résidant dans l'un des six quartiers hôtes entourant le Queen Elizabeth Olympic Park. Le maire de Londres, Sadiq Khan, s'était notamment félicité qu'au cours des cinq années suivant les JOP, 110.000 emplois avaient été créés dans ces quartiers, même si des chercheuses comme Niloufar Vadiati ont récemment montré un héritage plus contrasté, avec des emplois qui n'ont pas nécessairement profité à la population locale.

De même, lors des JOP de Rio en 2016, une étude du Social Policy Centre de la Fondation Getulio Vargas, affirme que ce sont les couches les plus modestes de la société qui ont principalement bénéficié de l'augmentation des revenus du travail pendant la période pré-olympique. Le revenu des 5 % les plus pauvres a ainsi augmenté de 29,3 %, contre 19,96 % pour les 5 % les plus riches.

Cependant, jusqu'à présent, aucun pays accueillant les JOP n'avait officialisé, à l'aide d'un document écrit, sa volonté de rendre l'événement plus durable sur les plans socio-économiques et environnementaux. Pour les signataires et les observateurs de cette charte, il s'agit d'une avancée majeure dans l'organisation de grands événements sportifs.

« Sur la base de ce qui a pu être observé dans d'autres éditions passées des Jeux et d'autres événements sportifs plus récents, les organisateurs des Jeux et les organisations syndicales ont souhaité, autant que possible, mettre en place un cadre d'organisation au sens large qui garantisse ou comporte un certain nombre de garde-fous pour assurer le respect des travailleurs mobilisés pour les Jeux. Des objectifs ont pu être fixés pour lutter contre le travail illégal et diverses dérives », analyse Christophe Le Petit, chargé d'études économiques au Centre de droit et d'économie du sport, qui a travaillé sur l'impact économique et l'héritage des grands événements sportifs internationaux.

« Contrairement à d'autres pays comme la Chine avec les Jeux de Pékin ou le Qatar avec la Coupe du Monde, nous avons eu des parties prenantes qui se sont réunies pour travailler ensemble. La démarche et l'ambition sont d'autant plus intéressantes que la charte a été montée de façon collective. À ma connaissance, une telle initiative n'existe pas dans l'histoire des Jeux, et je ne suis pas certain non plus qu'elle soit présente dans d'autres événements sportifs internationaux », ajoute-t-il.

Le bilan « plutôt positif » de la mise en place des JOP

Qu'il s'agisse des syndicats des travailleurs, du patronat ou des membres du comité de suivi de la charte, tous s'accordent à dire que la Charte sociale a remplis ses principaux objectifs dans l'accompagnement de la première étape de la préparation des Jeux. Cela inclut notamment le respect des droits sociaux des personnes employées sous contrat, l'inclusion des petites et moyennes entreprises françaises sur les chantiers olympiques, ou encore la promotion de l'accès à l'emploi pour les publics éloignés du marché du travail.

L'organisme public chargé de la supervision des 68 chantiers en région parisienne, Solideo, a ainsi renforcé drastiquement la vigilance et les contrôles pour identifier les situations de travail illégal, qui ont été détectées chez des sous-traitants. Solideo met aussi en avant le fait que plus de 4.000 personnes « éloignées de l'emploi » (non-diplômés, jeunes, chômeurs de longue durée,etc.), habitants notamment dans des quartiers défavorisés, ont déjà bénéficié de divers dispositifs d'insertion professionnelle. Avec plus de 2,8 millions d'heures d'insertion effectuées, l'objectif fixé par la charte sur ce point a même été dépassé.

Un autre chiffre mis en avant par le comité de suivi de la charte concerne la sécurité sur les chantiers olympiques, avec une réduction par quatre du taux moyen d'accidents du travail. Jusqu'en 2024, 181 accidents ont été recensés, mais aucun accident mortel n'a été signalé dans un secteur – le BTP – particulièrement concerné par les accidents professionnels. [ndlr : décompte fait sur les chantiers olympiques gérés par Solideo, ne prenant pas en compte d'autres chantiers annexes, comme ceux du métro, où des accidents mortels sont à déplorer].

Compte-tenu du nombre de chantiers à effectuer et de la pression pour les terminer, les spécialistes du secteur reconnaissent que l'enjeu était de taille. « On a montré que si on s'en donne les moyens en termes de pédagogie, d'humain et de ressources, on peut vraiment diminuer le nombre d'accidents du travail dans le secteur de la construction et des travaux publics », confirme Luc Martinet, chargé du suivi de la Charte sociale Paris 2024 pour la Confédération française démocratique du travail (CFDT).

« Je pense que le travail de sensibilisation effectué par la Solideo a été particulièrement rigoureux sur cette question, ce qui a grandement contribué à ce bilan positif. La limitation du recours à la sous-traitance revêt une importance cruciale, tout comme l'augmentation des ressources et du temps consacrés à l'information et aux contrôles, » ajoute-t-il.

La presse française et internationale s'est toutefois fait l'écho de problèmes de sécurité sur des chantiers et du combat de 10 travailleurs sans papiers – accompagnés par la CGT – qui ont assigné des géants du BTP (Vinci, Eiffage, GCC), mais également des entreprises de sous-traitance, devant le Conseil de Prud'hommes de Bobigny. Ces derniers dénoncent notamment leur exploitation à travers un travail sans contrat ni fiche de paie, et dans des conditions de sécurité dangereuses. L'audience aura lieu en octobre.

Un équilibre entre les exigences opérationnelles des JOP et le respect des droits des travailleurs

« Globalement, à ce stade, le bilan me semble plutôt satisfaisant par rapport aux engagements qui ont été pris, du moins pour ce qui est de la partie qui est derrière nous, c'est-à-dire la construction des infrastructures. Il faudra bien sûr voir ce qu'il en est de la partie de l'organisation qui va être très demandeuse et potentiellement problématique, avec de larges amplitudes horaires et des jours de repos limités », affirme Christophe Le Petit.

« Qui dit organisation d'événement exceptionnel, dit ‘conditions de travail atypiques' voire parfois ‘dégradées', notamment parce qu'on travaille sur des plages horaires très contraintes, parfois larges, avec des schémas d'organisation sous pression. Ces éléments constituent un terreau favorable aux dérives et au non-respect des droits fondamentaux des travailleurs en termes de repos, d'amplitude horaire et de déclaration du travail », ajoute -t-il.

Des milliers de travailleurs, tant du secteur public que privé, seront en effet mobilisés dans des conditions de travail exceptionnelles. Cela inclut le personnel de l'hôtellerie et de la restauration, comme les employés de Sodexo, qui devront gérer le plus grand restaurant d'Europe au village des athlètes, fonctionnant 24 heures sur 24 pour fournir près de 40.000 repas par jour. De même, les agents du transport ferroviaire et urbain, ainsi que les travailleurs de la logistique et de la sécurité privée, seront fortement sollicités.

Pour cette phase, la Charte prévoit donc notamment de protéger la santé et la sécurité des salariés ainsi que leurs conditions de travail, mais également de favoriser le reclassement professionnel des salariés qui auront travaillé pendant les JOP, parmi une série d'objectifs. Malgré tout, un premier point de discorde est apparu concernant la dérogation, approuvée par décret en novembre 2023, au repos hebdomadaire pour certains travailleurs.

Alors que la législation française impose un jour de repos après six jours de travail, cette dérogation permettrait à certains de travailler plus de six jours consécutifs. Les syndicats, CGT et CFDT, se sont fermement opposés à cette mesure, et craignant pour la santé des travailleurs, ont engagé un recours devant le Conseil d'État, fin janvier 2024. Selon ces derniers, cette dérogation rentre en contradiction totale avec le droit européen et les conventions de l'OIT.

« Il n'est pas question que la législation française s'adapte aux exigences des Jeux. Il est essentiel que les Jeux s'ajustent aux droits sociaux, certes avancés en France par rapport à ce qui peut se faire dans d'autres pays, mais pour lesquels nous nous sommes battus », affirme Bernard Thibault.

Dans cette phase de déroulement des JOP, la Charte sociale vise à trouver un équilibre entre les exigences opérationnelles des Jeux et le respect des droits des travailleurs. « Par exemple, nous savons que la diffusion des images sur les cinq continents se fera 24 heures sur 24. Nous serons donc vigilants pour que les salariés de l'audiovisuel mobilisés aient la possibilité de se reposer et que leur santé ne soit pas mise en danger, » confirme Luc Martinet.

« Si on élargit le périmètre, des questions se posent sur la manière de garantir suffisamment de personnel durant une période où beaucoup de gens prennent des vacances. Dans les zones où l'accès aux lieux de travail sera impossible, devons-nous mettre les employés en congé d'office ou recourir au chômage partiel ? Nous cherchons actuellement des solutions pour que tout se passe au mieux pour les salariés, sans que les entreprises ne soient pénalisées », poursuit-il.

Faire de la Charte sociale un héritage pour l'organisation des grands événements internationaux

Au-delà de l'organisation et du déroulement des JOP, la charte sociale aspire à engendrer un impact durable, défini par ses signataires comme son héritage. Il sera donc crucial d'évaluer son influence en analysant ses retombées, à l'instar des constatations faites lors des précédentes éditions des JOP à Londres et à Rio. Une question importante pour Bernard Thibault qui portera notamment sur le devenir de ces travailleurs après les Jeux, en particulier ceux engagés en contrats à durée déterminée, tels que ceux dans le secteur de la restauration où 6.000 personnes devraient être embauchées.

« Pour nous, l'enjeu est de déterminer si ces individus vont demeurer dans le secteur. Étant donné que l'industrie de la restauration, de l'hôtellerie et des cafés-restaurants peine à trouver de la main-d'œuvre, il est primordial d'établir si les Jeux ont permis à certains de ces travailleurs de trouver une formation ou un emploi stable, ouvrant ainsi la voie à une carrière professionnelle », affirme-t-il.

Outre l'héritage social, la pratique sportive en entreprise sera également observée de près après les Jeux. « C'est un besoin social évident qui touche à la santé des personnes, au bien-être et à la vie en communauté. Le sport favorise également le respect de l'autre et l'acceptation des différences. Cela est d'autant plus important à une époque où l'on s'efforce de créer des divisions », poursuit Bernard Thibault.

Le deuxième aspect crucial de cet héritage serait d'assurer l'intégration des principes, non seulement dans les futures structures des Jeux Olympiques, mais également dans d'autres événements sportifs majeurs. Luc Martinet a confirmé à Equal Times qu'il avait été sollicité par le Comité olympique français (CNOSF) et les représentants régionaux pour les Jeux d'hiver 2030, dans les Alpes, afin de reproduire l'expérience de la charte. De son côté, Bernard Thibault a également confirmé des discussions préliminaires avec des syndicalistes californiens en vue de la préparation des JOP de Los Angeles en 2028.

« L'intérêt principal est que cette expérience soit reproductible non seulement dans les prochains jeux en France, mais dans l'organisation d'autres événements de grandes ampleurs partout dans le monde », soutient Luc Martinet.

« Le contenu peut parfaitement s'adapter au contexte des différents pays, mais l'approche et la dynamique de la charte sociale sont, quant à elles, tout à fait reproductibles », conclut-il.

Enfin, tout en mettant en garde contre le risque de « social washing », qui viserait à prendre un engagement fort envers le respect des droits des travailleurs sans réellement mettre en place les actions nécessaires pour le garantir, Christophe Le Petit espère voir l'expérience de la Charte sociale de Paris 2024 reproduite dans d'autres contextes. « Il ne faudrait pas que demain, l'Arabie Saoudite, très probablement hôte de la Coupe du Monde de football 2034, établisse une telle charte uniquement pour l'apparence, sans un engagement fort et un suivi externe par un organisme d'évaluation comme une ONG ou un expert académique », affirme-t-il.

« J'ai bon espoir que grâce à l'initiative mise en place par Paris 2024, cela devienne un prérequis essentiel pour l'organisation de grands événements sportifs et culturels en France ou ailleurs, mais avec un engagement sincère et une évaluation rigoureuse », conclut M. Le Petit.

12.07.2024 à 05:00

Madagascar : pour le meilleur et pour le saphir

Lola Fourmy, Martin Huré

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Cinquième pays le plus pauvre au monde, Madagascar détient pourtant près de 40% de la production mondiale d'une des pierres précieuses les plus recherchées : le saphir. Plusieurs gisements découverts en 1998 dans le sud du pays attirent toujours mineurs et acheteurs. Car ces pierres sont désormais prisées par les investisseurs en « valeur refuge », tandis que l'émergence de la classe moyenne chinoise et indienne ont fait s'envoler les prix.
Aujourd'hui, les mines du sud de l'île sont le théâtre de (...)

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Cinquième pays le plus pauvre au monde, Madagascar détient pourtant près de 40% de la production mondiale d'une des pierres précieuses les plus recherchées : le saphir. Plusieurs gisements découverts en 1998 dans le sud du pays attirent toujours mineurs et acheteurs. Car ces pierres sont désormais prisées par les investisseurs en « valeur refuge », tandis que l'émergence de la classe moyenne chinoise et indienne ont fait s'envoler les prix.

Aujourd'hui, les mines du sud de l'île sont le théâtre de conditions de travail d'un autre âge et de cas avérés de travail des enfants, tandis qu'une violente criminalité gangrène la région. Les journalistes français Lola Fourmy et Martin Huré proposent une plongée au cœur d'un rêve d'émancipation économique qui, pour beaucoup de Malgaches, a tourné au cauchemar.

Le panneau à l'entrée de la ville d'Ilakaka annonce la couleur. La bourgade doit sa croissance exponentielle à l'exploitation du saphir et le revendique.

Photo: Martin Huré

Il faut compter plus d'une demi-journée en taxi collectif, depuis la capitale Antananarivo, pour atteindre la région désertique d'Ilakaka, au sud de l'île. « Welcome in Ilakaka, enjoy our saphirs », annonce d'emblée en anglais un panneau à l'entrée de la ville. Au milieu de cette route, le saphir est l'unique attraction. Ici, il y a encore 30 ans, les terres arides et la faune locale étaient tout ce que l'on pouvait trouver.

C'est en 1998, quelques mois après la découverte fortuite de gisements de saphirs, que la cité naît. Elle compte désormais plus de 30.000 habitants, dont une bonne partie est venue participer à la ruée vers le saphir.

Portrait de Mohamned Kone, 62 ans, « business manager » de Color Lines, l'une des principales entreprises minières de saphirs d'Ilakaka.

Photo: Martin Huré

Mohammed Kone est l'un des pionniers du marché. Cet homme d'affaires guinéen, arrivé dès 1999, gère les mines et le showroom d'un entrepreneur suisse. Il vit dans une luxueuse villa, derrière la boutique de Color Lines, l'entreprise pour laquelle il travaille. « C'est un Français, Monsieur Delorme qui a découvert les saphirs alors qu'il cherchait des grenats dans la région. Il est parti deux mois à Tana, quand il est revenu, il y avait plus de 300 personnes en train de creuser », raconte-t-il.

Après 25 ans d'exploitation, le filon de 250 km de long et 50 km de large se tarit, mais attire toujours les populations pauvres rêvant d'extrême richesse, au péril de leur vie. Chaque matin, dès l'aube, une étonnante procession s'enclenche dans les rues d'Ilakaka. Des hommes, sweat à capuche sur la tête, pioche en main, bifurquent dans les rues connexes pour atteindre les mines. Les exploitations sont divisées selon leurs propriétaires. Sur celle de Color Lines, six hommes s'activent ce jour-là.

Des journaliers employés par Color Lines creusent à la recherche de saphirs, en bordure d'Ilakaka.

Photo: Martin Huré

Depuis un trou de 15 mètres de profondeur, ils remontent des petits sacs de terre qu'ils vont tamiser dans la retenue d'eau à la recherche de la précieuse pierre. Leur journée de travail est rémunérée 10.000 ariary, soit l'équivalent de 2 euros. Ils doivent reverser la totalité de leur butin à l'entreprise et « gare à ceux qui cacheraient les saphirs trouvés dans leur bouche », explique un mineur.

Questionné sur la dangerosité des conditions de travail, M. Kone élude les problèmes de sécurité : « Au départ, il y avait beaucoup d'accidents, maintenant très peu, car ils ont la technique, ils savent que la terre est friable, qu'il ne faut pas descendre à plus de 25 mètres de profondeur sans pompe à oxygène ».

Tous les matins, cette famille du village d'Antsohamadiro se rend à son puits à la recherche de saphirs. Dans le groupe, Cela, 15 ans et son mari Alex, 18 ans.

Photo: Martin Huré

À quelques kilomètres de là, des dizaines de familles travaillent dans des puits artisanaux, bien loin des considérations minimales de sécurité. Chaque famille exploite son propre puits, si bien que les terres aux alentours du village d'Antsohamadiro forment un véritable gruyère.

Comme chaque matin, Alex traverse la vallée avec son père, Jacques, sa mère Vosi et sa femme, Cela, âgée de seulement 15 ans. Ensemble, la famille s'active autour d'un trou de 12 mètres de profondeur. Le père, mince et frêle, se glisse dans le conduit, il peut passer plus de deux heures au fond du trou. Sa voix remonte à l'extérieur en un faible filet, laissant imaginer le manque d'air au fond.

Jacques, 60 ans, descend dans un puits vertical de 12 mètres de profondeur qu'il a lui-même creusé. Il est assuré par son fils, Alex, 18 ans.

Photo: Martin Huré

À l'extérieur, les femmes tamisent la terre, rêvant de la pierre qui changera leur vie. Cela a quitté l'école depuis son mariage. « C'est le destin, je dois être avec mon mari » dit-elle, son regard perçant plongé sur la terre. Dans la région, les mariages des filles avant 18 ans sont communs, bien que la pratique soit légalement interdite dans le pays et contraire aux droits humains. En ville, les filles sont poussées à aller à l'école, mais à la campagne, où les coutumes sont plus ancrées, elles sont encore perçues par les familles comme une source de revenus.

Cela, 15 ans, trie la terre que Jacques, son beau-père, a remonté du puits.

Photo: Martin Huré

Alex affirme qu'ils n'ont pas d'autres choix que d'être mineurs, à cause de la pauvreté causée notamment par la sécheresse, et que si certains jours ils ne trouvent rien, d'autres lui rapportent beaucoup. « Hier, on a trouvé un gros saphir, j'en ai obtenu près de 4 millions de francs malgaches ». Environ 200 euros, soit près de la moitié d'un salaire annuel dans le pays.

Tombofeno, 52 ans, extrait de la terre de son puits. Il se fait aider par son fils, qui est mineur.

Photo: Martin Huré

De l'autre côté de la rivière, plusieurs enfants sortent des puits ou aident à remonter des profondeurs les hommes plus âgés. Tous affirment avoir 15 ans, l'âge légal imposé par la loi et la Convention 138 de l'OIT, concernant le travail des enfants. Pourtant, leurs apparences juvéniles permettent d'en douter. « La loi n'arrêtera personne ici », nous dit-on.

Tombofeno, 52 ans, a inscrit son fils à l'école, mais avoue que la situation est complexe. « Quand il va à l'école, je n'ai pas d'argent qui rentre, personne pour m'aider à la mine. Alors, par moments, comme aujourd'hui, il vient avec moi, car j'ai besoin de lui pour gagner de l'argent ».

Un acheteur srilankais, examine les saphirs qui lui sont apportés dans son échoppe de Sakaville. Tous les jours, en fin d'après-midi, les mineurs de la région se rendent dans ce type d'échoppes pour vendre les saphirs trouvés le jour même.

Photo: Martin Huré

Les mineurs indépendants, ne sont qu'un petit maillon de la chaîne. À la mi-journée, la ville fantôme de Sakaville entre en effervescence. Des magasins lèvent les stores où les acheteurs examinent des dizaines de cailloux. Derrière le comptoir, les acheteurs sont Srilankais et Thaïlandais. Ce sont eux qui effectuent l'achat des saphirs et leur distribution à l'international.

Mourad [nom d'emprunt] est là depuis quatre ans. Avant lui, son père était établi depuis 20 ans, alors Mourad a décidé de quitter son job d'ingénieur pour le business des saphirs. Il est l'intermédiaire entre les vendeurs et les joailleries. « Là, on a une bonne pierre », décrit-il en braquant une lampe dessus. « 150 dollars ! » propose-t-il au vendeur qui explose de rire et part. « Il sait que ça vaut beaucoup plus », sourit le businessman, « mais c'est le jeu ! ».

La bourse du saphir s'agitera ainsi jusqu'au coucher du soleil. « Cela fait plusieurs jours que je n'ai pas vu de bonnes pierres, c'est parce qu'un mineur est mort, tout le monde est à ses funérailles », détaille encore Mourad en évoquant un accident. Pourtant, à Ilakaka, tout le monde sait que cette mort n'avait rien d'accidentelle. Régulièrement, des mineurs sont retrouvés assassinés. Dans la ville, les menaces planent et la parole est contrainte.

Des cours de français sont donnés à l'École des Saphirs, dans le village d'Antsohamadiro, à 675 élèves entre 5 et 22 ans.

Photo: Martin Huré

Au milieu de ce chaos, l'École des Saphirs fait office d'oasis, au sens propre comme au figuré, puisque c'est un des rares endroits où l'on trouve de l'eau. Créée en 2007 par la Fondation Eau de Coco- Bel Avenir. Parmi eux, près de la moitié travaillait dans les mines avant d'être scolarisés. Car étudier coûte entre 2.000 et 3.000 ariary par mois (environ 50 centimes d'euros). « La majorité des parents veulent envoyer leurs enfants à l'école, ils ne le font pas faute de moyens, mais quand l'opportunité se présente, ils s'en saisissent », assure Arthur Ravelomihary, le surveillant général.

Dans chaque classe visitée, une partie des élèves racontent qu'ils aident toujours leurs parents à la mine après l'école ou le week-end. « C'est très fatigant, moi, je vais laver la terre à la rivière. Il faut porter les sacs, remuer les tamis, c'est physique », détaille Gustavine, 12 ans. « C'est à cause de la pauvreté et de la famine que les enfants continuent de travailler dans les mines, et parce que les familles sont dans l'ignorance : elles ne voient pas l'importance de l'éducation alors que c'est la clé », martèle Cynthia, l'une des institutrices.

Olivier, 43 ans, et sa femme, Rosette, posent avec trois de leurs six enfants dans leur maison du village d'Antsohamadiro.

Photo: Martin Huré

Olivier lui, a fait le choix de scolariser ses six enfants. « Je serais malheureux s'ils n'y allaient pas. Moi, je me suis arrêté en classe de 8e, mais je veux qu'eux aillent jusqu'à l'université. Je refuse qu'ils travaillent dans les carrières », explique le père de famille. Car la mine lui a déjà enlevé son beau-fils, mort dans un accident. « La peur oui elle est là, la peur que ça s'effondre. Mais on s'en remet aux dieux, ce sont eux qui nous permettent de trouver ou non des saphirs ».

Le père de famille plonge à 40 mètres sous terre « sans sécurité ». Car il l'avoue « on cherche les saphirs comme on cherche la folie ». Son rêve ? Trouver le gros saphir qui lui permettra de tout arrêter. En attendant, c'est une vilaine maladie qui l'empêche de descendre à la mine : un amaigrissement rapide, une grosse fatigue, des tâches sur le poumon. « Vous pensez que c'est normal ? », nous demande le père de famille. On sait bien que non, mais on ne lui dit pas. Peut-être que son fils, Calvin, qui rêve de devenir médecin, pourra un jour changer la donne et transformer les vies de ces damnés du saphir.

11.07.2024 à 16:53

Irak. La santé mentale entre guerres, drogue et chômage

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Texte intégral (2405 mots)

11.07.2024 à 07:30

Entre polarisation et persécution, la campagne électorale au Venezuela marquée par une forte mobilisation citoyenne

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Au Venezuela, les attentes sont de plus en plus grandes à l'approche des élections présidentielles prévues pour le 28 juillet. En effet, après une longue période de gouvernement « chaviste » qui a marqué le pays pendant vingt-cinq ans, la possibilité d'un changement politique est palpable. Dans l'incertitude et dans un pays où la polarisation a influencé la dynamique politique et sociale au cours des dernières années, chacun imagine son propre scénario électoral.
Dix candidats sont en lice, mais seuls (...)

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Au Venezuela, les attentes sont de plus en plus grandes à l'approche des élections présidentielles prévues pour le 28 juillet. En effet, après une longue période de gouvernement « chaviste » qui a marqué le pays pendant vingt-cinq ans, la possibilité d'un changement politique est palpable. Dans l'incertitude et dans un pays où la polarisation a influencé la dynamique politique et sociale au cours des dernières années, chacun imagine son propre scénario électoral.

Dix candidats sont en lice, mais seuls deux d'entre eux jouissent d'une importante force de frappe électorale : l'héritier de la ligne d'Hugo Chávez (1999-2013) Nicolás Maduro, au pouvoir depuis onze ans et Edmundo González Urrutia, candidat présidentiel de l'opposition vénézuélienne choisi par la Plataforma Unitaria Democrática (PUD) après le retrait définitif de María Corina Machado de la course pour cause d'inéligibilité politique. Cette dernière est la dirigeante de l'organisation politique Vente Venezuela (proposition qui prône le libéralisme économique, un État minimal, un « capitalisme populaire » et le conservatisme) et mobilise le mécontentement populaire en faveur de M. González Urrutia.

Jusqu'à présent, les sondages affichent des résultats particulièrement contrastés quant à la préférence électorale. Certains sondages donnent un avantage de 15 à 40 points au candidat de l'opposition par rapport au candidat du gouvernement. D'autres, présentés par M. Maduro lui-même — décrit comme l'un des présidents les plus impopulaires d'Amérique latine —, lui accordent 55 % de soutien contre 22 % pour M. González Urrutia. L'un des derniers sondages, datant de la mi-juin, est celui du Centre de politique et de gouvernement de l'Université catholique Andrés Bello (UCAB), qui prévoit environ 7 millions de voix pour le candidat de l'opposition et 4,7 millions pour le dirigeant actuel, dont les intentions de vote ont toutefois augmenté au cours des dernières semaines. Néanmoins, les vrais chiffres sont à rechercher dans la rue et la décision des Vénézuéliens se fera connaître dans les urnes.

Le dilemme des électeurs

Samuel Contreras, 45 ans, a soutenu Hugo Chávez, puis M. Maduro, et sa position ne sera pas différente lors du prochain vote. Autrefois travailleur agricole, il cultivait des légumes qu'il distribuait dans les petites villes de l'État de Miranda, dans le nord du Venezuela. Il a toutefois dû abandonner l'agriculture en raison du coût des intrants et travaille aujourd'hui comme vendeur dans une petite épicerie : « D'abord, il y a eu une pénurie d'engrais : il n'y avait pas de graines. À présent, il y a tout ce qu'il faut, mais on ne peut pas l'acheter parce que les sanctions [internationales — en particulier sur le pétrole et l'exploitation minière] ont fait grimper les prix à un niveau record. Je sais qu'avec un autre gouvernement Maduro, elles [les sanctions] seront levées et nous pourrons avoir des crédits pour faire de tout et vivre correctement », déclare-t-il.

Sa famille fait partie des 74 % de ménages vénézuéliens qui, selon le Centre vénézuélien d'études agroalimentaires, reçoivent au moins une des aides financières des 11 programmes d'assistance sociale du gouvernement Maduro. Ainsi, il touche 1.278 bolivars par mois (34 dollars ou 32 euros) dans le cadre de la « prime à l'économie familiale » et de la « prime aux ménages de la patrie ». Deux autres membres de son foyer bénéficient du même revenu.

« Avec Maduro, même si c'est grâce aux primes, nous pouvons nous acheter un morceau de poulet. Pour l'instant, nous sommes pauvres, mais si un nouveau président arrive et supprime nos avantages, combien allons-nous nous appauvrir ? Nous serons encore plus ruinés. Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras », affirme-t-il à Equal Times.

Mais pour d'autres Vénézuéliens, la solution à la crise du pays, dont l'économie s'est contractée de 75 % en dix ans (en partie à cause de l'impact des sanctions économiques de Washington depuis 2017), est le renouvellement du pouvoir. Juliet Coello [nom d'emprunt] était fonctionnaire et travaille désormais comme comptable. À 53 ans — à deux ans de la retraite et, en théorie, de pouvoir vivre de sa pension —, elle garde des enfants de manière informelle à son domicile et vend des gâteaux pour arrondir ses fins de mois. Les frais de déplacement pour se rendre à son bureau lui coûtaient plus cher que ce qu'elle y gagnait.

« Le mieux est de désigner un nouveau président qui a une vision pour l'avenir, et c'est Edmundo. Ce qu'il nous faut, c'est quelqu'un capable de stabiliser notre économie afin que nous puissions redevenir un pays productif avec des opportunités d'emploi pour nous, les professionnels, afin que nous puissions appliquer les connaissances que nous avons acquises dans des emplois dans notre domaine et non dans d'autres métiers, de sorte que personne ne doive partir », affirme-t-elle.

Elle a décidé d'accorder son vote à M. González Urrutia, bien qu'elle ait déclaré ne pas descendre dans la rue pour lui manifester son soutien lors des événements de la campagne électorale. Elle se garde même de publier des messages sur son compte WhatsApp ou d'autres réseaux sociaux en rapport avec le candidat de l'opposition, de peur que le fait de s'exprimer n'entraîne des conséquences pour elle ou pour sa famille.

Ses craintes ne sont pas dénuées de fondement. En mai dernier, les autorités du gouvernement de M. Maduro ont arrêté un citoyen qui avait pris la parole lors d'un meeting de campagne de María Corina Machado. Elles ont même fermé temporairement et infligé des amendes à 16 établissements (hôtels et restaurants) qui avaient fourni des services à la chef de parti, à M. González Urrutia et à son équipe lors de leurs tournées à l'intérieur du Venezuela. Cette information a été révélée par l'organisation Acceso a la Justicia, qui a suivi les tournées des opposants de la PUD.

En 2024, pas moins de 14 dirigeants de Vente Venezuela ont été détenus pour des raisons politiques, et six autres membres du cercle le plus rapproché de María Corina Machado se sont réfugiés à l'ambassade d'Argentine à Caracas en raison d'un mandat d'arrêt délivré par le ministère public.

Malgré ce contexte, 75 % des Vénézuéliens affirment qu'ils participeront aux élections présidentielles, selon les derniers sondages de l'institut de sondage Datincorp, qui a publié en mai une étude dans les 17 départements qui représentent 90 % de l'électorat vénézuélien. Ce pourcentage atteint 80 % lorsqu'il a trait à la volonté de changement politique de la population.

Carmen Beatriz Fernández, consultante politique spécialisée dans les campagnes électorales, estime qu'avec ces actions, M. Maduro « cherche à démobiliser [la population de l'opposition] et à susciter la peur, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Pourtant, dans le même temps, et c'est l'effet boomerang de cet instrument, il suscite de plus en plus de rejet, il inquiète de plus en plus le peuple, qui atteint la limite de son endurance ».

Mirla Pérez, sociologue vénézuélienne du Centro de Investigaciones Populares, a souligné qu'à l'heure actuelle, l'espoir de changement parmi les citoyens l'emporte largement sur la peur que le système peut susciter, ce qui, selon elle, représente un défi de taille pour M. Maduro.

« La peur n'arrête pas le peuple vénézuélien, elle le rend plus fort, parce qu'il sent qu'une alternative s'offre à lui et il s'organise en fonction de cette alternative. Voilà pourquoi nous voyons une population très mobilisée qui cherche à s'organiser, non seulement pour participer aux espaces électoraux, mais aussi pour apporter son soutien à l'ensemble du système de défense du vote », a déclaré la chercheuse de l'Université centrale du Venezuela.

Espaces et stratégies d'organisation, de la « fureur bolivarienne » aux syndicats

Le chavisme — dont les porte-parole ont déclaré que « nous, nous ne partirons d'ici ni de gré ni de force » — prépare ses troupes pour qu'elles appliquent la stratégie du « 1×10 », qui consiste pour un militant du parti au pouvoir à localiser dix électeurs et à les surveiller pour qu'ils donnent leur voix à M. Maduro le jour de l'élection. Le gouvernement a également activé la « fureur bolivarienne », un plan de contrôle social auquel participent des représentants de l'« union civique, militaire et policière ».

Des ONG telles que Laboratorio de Paz, qui se consacre à l'étude de la résolution non violente des conflits dans l'optique des droits humains, ont souligné que le plan vise à limiter les espaces où les citoyens peuvent s'organiser, y compris sur le lieu de travail, où l'activation du plan a également été demandée. En toile de fond, plusieurs manifestations de travailleurs publics des secteurs de la santé et de l'éducation ont appelé à la démission du gouvernement de gauche au cours de l'année écoulée parce qu'il leur impose un salaire mensuel de 3,5 dollars (ou 3,2 euros).

En ce sens, et en termes d'organisation collective, les syndicats, comme le fait remarquer Carmen Beatriz Fernández, bien que leurs voix n'aient pas une grande incidence au niveau des électeurs, elles jouent un rôle de premier plan dans leurs secteurs et mettent leurs espaces institutionnels et syndicaux au service du débat et de la discussion. Sans un article écrit par Marino Alvarado, coordinateur de l'Exigibilité juridique de l'ONG Provea, on peut lire :

« Le mouvement syndical vénézuélien peut apporter une contribution importante à la lutte pour le sauvetage de la démocratie sans négliger des revendications telles que la restauration de salaires et de pensions décents, le travail décent, le respect des conventions collectives et la remise en liberté des prisonniers politiques dans le cadre de la demande de respect des recommandations de la Commission d'enquête de l'Organisation du travail ».

Rien qu'en 2024, selon l'Indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale, qui évalue le respect des droits collectifs du travail (reconnus internationalement par les gouvernements et les employeurs), le Venezuela est pointé du doigt comme l'un des pays dont la note a empiré. « Les arrestations et les procès arbitraires de syndicalistes, dans le but de museler le mouvement syndical indépendant, ont été monnaie courante », souligne l'indice. L'indice indique que dans des pays comme le Venezuela (dans le groupe des pays recevant une note de 5), « bien que la législation énonce certains droits, les travailleurs n'y ont effectivement pas accès et sont donc exposés à des régimes autocratiques et à des pratiques de travail injustes ».

Le bouche-à-oreille contre la censure

Les médias jouent un rôle-clé dans les processus électoraux, mais l'architecture traditionnelle des médias du Venezuela se plie aux exigences du gouvernement Maduro. La censure de l'État et l'autocensure des médias privés limitent l'accès à des informations plurielles sur les candidats à la présidence, ce qui, à son tour, influe sur la prise de décision de l'électorat.

À l'approche du scrutin, le paysage médiatique reste complexe, même si les principaux acteurs, le parti en place et l'opposition — regroupés au sein de la Plataforma Unitaria — ont signé un accord sur les garanties électorales à la Barbade afin de promouvoir « l'équilibre » dans les médias et d'assurer « l'égalité d'accès de tous les candidats » à la presse et même aux espaces publics sous administration de l'État.

L'Institut de recherche sur la communication rapporte que 13 des 22 chaînes de télévision nationales sont utilisées à des fins idéologiques et propagandistes. Pour contourner ce contrôle de l'État, de nombreux Vénézuéliens ont migré vers des portails web pour s'informer, mais sur les 100 médias numériques que compte le pays, pas moins de 60 sont bloqués par la Commission nationale des télécommunications (Conatel), un organisme de régulation du secteur, selon l'ONG Espacio Público. Se pose alors la question de savoir comment mener une campagne dans ces conditions. En revenant au contact direct.

« Les difficultés à réaliser une communication à grande échelle sont évidentes en raison de l'hégémonie en matière de communication. L'opposition fait campagne dans les zones les plus reculées des villes, dans les endroits les plus, pour ainsi dire, analogiques. Mais c'est dans ces lieux que, au-delà des réseaux sociaux, s'insère un réseau communautaire de contact d'individu à individu. Il s'agit d'une campagne à l'ancienne, mais avec la capacité de diffuser massivement le parcours ou l'itinéraire [du candidat] à travers ces réseaux sociaux », explique Carmen Beatriz Fernández, également professeure de communication politique à l'université de Navarre, en Espagne.

Selon le Centro de Estudios Populares, c'est à travers WhatsApp et Facebook, les réseaux les plus utilisés au niveau communautaire, que les citoyens obtiennent des informations sur les propositions gouvernementales des candidats et sur leurs activités et, en fonction de cela, façonnent leurs intentions de vote, se rapprochant, dans le cas de l'opposition, des orientations de vote indiquées par Mme Machado.

Mme Fernández explique que, par exemple, quelqu'un qui voit María Corina Machado lors d'un événement de promotion, ou qui en voit la publicité, envoie un message au groupe WhatsApp de la famille et, à partir de là, l'information est répliquée dans tout le quartier ou la ville, « générant une viralité très importante qui est organique et très similaire à la façon dont les choses devenaient virales avant notre passage à la logique numérique ».

08.07.2024 à 09:08

En Italie, une banlieue postindustrielle de Naples se bat pour récupérer une mer saine

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S'ouvrant sur les eaux turquoise de la Méditerranée, bordée de falaises, la plage de Bagnoli, à l'extrême ouest de Naples, a tout pour être un havre de sérénité. Or c'est loin d'être le cas.
« Nous ne pouvons pas nous baigner à cause de l'extrême pollution causée par l'ancienne zone industrielle », explique Anja Raggia, une résidente de la localité. « La pollution toxique est également propagée par le vent et provoque l'apparition de tumeurs et d'autres maladies parmi les habitants. »
Derrière la plage, (...)

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S'ouvrant sur les eaux turquoise de la Méditerranée, bordée de falaises, la plage de Bagnoli, à l'extrême ouest de Naples, a tout pour être un havre de sérénité. Or c'est loin d'être le cas.

« Nous ne pouvons pas nous baigner à cause de l'extrême pollution causée par l'ancienne zone industrielle », explique Anja Raggia, une résidente de la localité. « La pollution toxique est également propagée par le vent et provoque l'apparition de tumeurs et d'autres maladies parmi les habitants. »

Derrière la plage, l'horizon est hanté par les vestiges du passé industriel. Jusqu'en 1992, Bagnoli accueillait l'une des plus grandes aciéries d'Italie, gérée par l'entreprise nationale Italsider, dans une vaste zone industrielle qui produisait également du ciment et de l'amiante. Des années après la fermeture de ces usines, un grand nombre d'études évaluées par des pairs révèlent la persistance dans l'eau et le sol de concentrations élevées de substances dangereuses, souvent cancérigènes.

Cette pollution a également des répercussions sur les moyens de subsistance de la population : la pêche a été un secteur vital pour Naples depuis sa création en tant que ville et avant-poste de la Grèce antique. Pourtant, à Bagnoli, à l'instar d'autres anciens sites sidérurgiques en Italie, l'industrie a « gravement pollué » les zones côtières avoisinantes, entraînant des « effets génotoxiques sur les poissons et les mollusques ».

La plage appartient à tout le monde... en principe

Naples est la ville la plus importante du sud de l'Italie et la troisième plus grande ville du pays après Rome et Milan. Elle est connue pour sa gastronomie, ses rues chaotiques, sa riche histoire et son récent déclin économique.

« Naples est bordée par 25 kilomètres de côtes dont l'accès est interdit en raison de la pollution », explique Rossario Nasti à Equal Times. Originaire de Naples, il participe à Mare Libero (« Libérez la mer »), un mouvement citoyen italien qui lutte pour une mer saine et accessible.

« Le port est inaccessible à cause des navires de croisière et autres. D'autres parties sont inaccessibles car elles appartiennent à des propriétaires privés. »

À Naples, la plupart des plages ou leurs voies d'accès sont privatisées. Et M. Nasti de poursuivre : « De ce fait, 96 % du littoral [de Naples] est soit privé, soit inaccessible. Le combat que mène Mare Libero vise à rendre la mer aux Napolitains et à tout le monde. Nous voulons récupérer une mer saine en tant que bien commun [ndlr : terre ou ressources dont tout le monde partage le droit d'utilisation et la responsabilité collective d'en prendre soin]. »

La situation à Naples est le reflet d'un problème plus général en Italie. Techniquement, le littoral est nationalisé, cependant les propriétaires des plages achètent des pans entiers de terrains en bord de mer et font ensuite payer des prix élevés aux usagers. Quant à la pollution, elle constitue la norme plutôt que l'exception.

À Naples, Mare Libero a recours à de multiples stratégies, explique M. Nasti : « Nous menons des actions directes, telles que l'ouverture des barrières qui empêchent l'accès. Mais aussi des actions symboliques, comme l'aménagement d'une plage devant la mairie de Naples avec des chaises longues et des terrains de beach-volley. Nous menons également des actions en justice, en dénonçant le conseil municipal et les autorités portuaires, par exemple, pour le verrouillage illégal des accès. »

Parmi les autres actions, on peut citer les intrusions massives sur les plages privatisées. Des canoës sont également utilisés pour distribuer des tracts aux personnes qui fréquentent les plages privées, leur expliquant que la plage devrait être gratuite pour tous. À Naples, Mare Libero a également cartographié les plages privatisées de la ville ainsi que les lieux de déversement illégal d'eaux usées, et a partagé ces informations avec les institutions chargées de veiller à la salubrité de la mer.

« Les entreprises se gardent de payer l'intégralité des coûts sociaux et environnementaux liés à leurs activités »

Une autre séquelle pour les communautés ouvrières de Bagnoli est le chômage. Suite à l'ouverture de l'usine sidérurgique en 1912, la zone a connu une croissance rapide. À son apogée, l'aciérie comptait jusqu'à 12.000 travailleurs, soit plus de la moitié de la population actuelle de Bagnoli, estimée à 21.773 habitants.

Naples est aujourd'hui la capitale de la région de Campanie, qui connaît le taux de chômage le plus élevé d'Italie (17,4 %).

« Il s'agit actuellement d'une zone très pauvre », déclare Lorenzo Lodato, un autre habitant de Bagnoli. « Il y a peu de travail, pas d'industrie manufacturière ni de tourisme. Nous n'avons rien. »

Après la fermeture de l'usine sidérurgique, l'État s'est engagé à décontaminer et à régénérer Bagnoli. De belles promesses qui ne se sont guère concrétisées. Certaines initiatives sont venues aggraver la situation et ont coûté des millions d'euros à l'État. Comme dans le cas de Bagnoli Futura, une entreprise municipale publique qui avait repris la plus grande partie du site industriel en 2005 et qui s'est effondrée huit ans plus tard. En 2013, des enquêteurs ont découvert que loin de décontaminer Bagnoli, cette entreprise répandait les polluants sur une zone plus large de son territoire.

David Whyte, professeur de justice climatique à l'université Queen Mary de Londres, explique comment ce scénario se répète de par le monde : « Les entreprises ne sont pas tenues de payer pour les dommages écologiques et environnementaux qu'elles causent, ni pour le chaos dans lequel elles laissent les communautés. En tant qu'entités comptables, les sociétés jouissent en effet d'un statut particulier en ce qui concerne les profits et les pertes, lesquels sont mesurés selon des critères très étroits. Ceux-ci ne tenant pas compte de l'ensemble des coûts liés à l'exercice de l'activité, les coûts sont répercutés sur la communauté. Ainsi, à bien des égards, l'entreprise elle-même [...] part du principe qu'elle ne paiera jamais l'intégralité des coûts sociaux et environnementaux de ses activités. Plus que la norme, cela fait partie intégrante d'une économie capitaliste dominée par des entreprises qui ont le privilège de causer des dégâts partout où elles vont et de ne jamais en payer le coût. »

M. Whyte cite d'autres exemples tels que les ravages écologiques causés dans le delta du Niger par les multinationales pétrolières BP et Shell et l'impact de Texaco et Chevron en Équateur : « Si les niveaux d'exploitation sont pires et plus répandus dans les pays du Sud, le processus est exactement le même. »

Les biens communs urbains de Naples

Anja Raggia et Lorenzo Lodato participent à l'espace autogéré Lido Pola, du nom d'un ancien complexe balnéaire abandonné situé non loin de la plage polluée. Le site fait désormais partie des biens communs urbains de Naples – officiellement reconnus par la loi de la ville de Naples – autogérés dans le cadre d'assemblées hebdomadaires pour et par les communautés locales. En 2013, les habitants ont occupé le Lido Pola comme point focal de leur revendication pour l'accès à un bord de mer sain. Il s'agit d'un espace ouvert à tous, qui accueille des activités sociales, éducatives, récréatives, politiques et d'entraide.

« Le Lido Pola est un espace pour repenser Bagnoli », explique Mme Raggia. « En ville, il n'y a que des rues [plutôt que des espaces publics]. Le Lido Pola est un espace de partage à travers la culture et la politique. Je suis moi-même peintre, et cet espace offre aux artistes la possibilité d'exposer leurs œuvres. Il est destiné plus particulièrement aux classes populaires, car il n'est pas nécessaire de payer pour l'utiliser. »

Et M. Lodato de poursuivre : « Nous y organisons de nombreuses rencontres avec les résidents du quartier, d'autres membres, ainsi qu'avec des visiteurs étrangers qui séjournent à Naples. Nous sommes en contact avec les écoles et les centres de recherche universitaires, ainsi qu'avec les associations locales. Par exemple, un [groupe local] s'occupe d'installer l'éclairage sur les terrains de basket à Bagnoli, étant donné que les services publics sont tellement sous-financés. »

Le Lido Pola est situé à l'extrémité est de Bagnoli. Plus à l'ouest, lorsque l'on se rapproche du centre de Bagnoli, on trouve un autre espace commun urbain, la Villa Medusa, un hôtel particulier construit avant l'industrialisation de Bagnoli. Ce bâtiment longtemps laissé à l'abandon a connu un processus similaire. En 2013, il a été occupé par des résidents du quartier et, en 2016, il a été officiellement et légalement reconnu par la ville de Naples en tant que bien commun urbain, un espace dont la coordination est assurée par des assemblées publiques hebdomadaires ouvertes.

À la Villa Medusa, les citoyens participent à l'entraide, aux initiatives sociales, aux activités récréatives et politiques ainsi qu'à l'apprentissage, notamment par le biais d'une bibliothèque autogérée. Les autres activités vont de la menuiserie à la danse.

La Villa Medusa accueille également des associations et des mouvements sociaux offrant un soutien aux travailleurs, notamment une antenne d'assistance pour les travailleurs victimes d'exploitation et un bureau du mouvement Disoccupati7novembre, un collectif de sans-emploi qui a vu le jour à Bagnoli le 7 novembre 2014, et qui lutte pour un travail décent pour tous.

La Villa Medusa sert également de lieu de rencontre à l'Observatoire populaire de Bagnoli, un mouvement social des résidents de Bagnoli. « Il a pour mission de surveiller la phase de décontamination et de participer à l'élaboration des plans de réaménagement de l'ancien site industriel. Il s'agit notamment de faire en sorte que les autorités prévoient des contrats sociaux pour la création d'emplois à Bagnoli », explique Dario Oropallo, membre du collectif Villa Medusa et étudiant en troisième cycle de sciences humaines à l'université « L'Orientale » de Naples. M. Oropallo a également participé au film Flegrea – Un Futuro per Bagnoli (Flegrea – Un avenir pour Bagnoli), sorti en 2023. Ce film documentaire primé dépeint les défis de la vie à Bagnoli à travers le regard de deux jeunes, frère et sœur, natifs de la localité. Il présente l'Observatoire comme un outil de pouvoir démocratique participatif.

L'Observatoire se réunit régulièrement et organise des événements sociaux visant à mobiliser et à encourager le partage d'informations dans l'ensemble de la localité de Bagnoli. Les événements sont accompagnés de conférences de presse et d'autres activités visant à sensibiliser le public de manière plus générale. En outre, l'Observatoire intervient et fait pression sur les autorités municipales et autres afin qu'elles tiennent leurs promesses en ce qui concerne la décontamination et la création d'un Bagnoli écologiquement sain.

« L'objectif principal de l'Observatoire est de dépolluer et de construire un nouveau Bagnoli sur le site d'Italsider, en veillant à y instaurer de bonnes conditions d'emploi et un patrimoine solide », précise M. Oropallo.

Selon le professeur Whyte, auteur du livre Ecocide : Kill the Corporation Before It Kills Us : « Les dés sont pipés contre les communautés sinistrées et en faveur des entreprises, mais en définitive, le seul vrai espoir de changement repose sur les citoyens. Nous vivons dans un système qui est conçu pour produire de la pollution, où les grandes entreprises sont probablement les principaux pollueurs, et où les États les soutiennent dans leurs activités. Qui peut changer cela ? Notre seule solution est de nous organiser au sein de nos communautés et sur nos lieux de travail. »

Rosario Nasti, de Mare Libero, explique en quoi cette organisation et cette mobilisation permettent de repenser notre rapport à la mer : « Pour nous, la mer ne doit pas être considérée comme une ressource destinée uniquement à des fins économiques, comme l'industrie et le tourisme. Sa valeur dépasse la simple consommation. Il en va de la santé publique, tant mentale que physique. Ce combat touche à la fois à la protection de l'environnement, à la culture et à la société. »


Merci à Susanna Poole, membre de Giardino Liberato, un autre espace commun urbain de Naples, pour la traduction de l'entretien avec Rosario Nasti, réalisé à l'issue d'une assemblée hebdomadaire du collectif.

04.07.2024 à 10:17

Stratégies syndicales sur l'intelligence artificielle et la négociation collective en matière d'algorithmes

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L'utilisation croissante des outils de gestion algorithmique a entraîné de profondes transformations dans les relations de travail. Ces systèmes, basés sur l'intelligence artificielle (IA), sont mis en œuvre non seulement pour accroître la productivité des entreprises et des institutions, mais aussi pour renforcer le contrôle exercé par la direction, par le biais d'applications technologiques sophistiquées de surveillance numérique des activités des travailleurs.
Les systèmes de gestion algorithmique (...)

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L'utilisation croissante des outils de gestion algorithmique a entraîné de profondes transformations dans les relations de travail. Ces systèmes, basés sur l'intelligence artificielle (IA), sont mis en œuvre non seulement pour accroître la productivité des entreprises et des institutions, mais aussi pour renforcer le contrôle exercé par la direction, par le biais d'applications technologiques sophistiquées de surveillance numérique des activités des travailleurs.

Les systèmes de gestion algorithmique collectent des données personnelles et sont, dans certains cas, capables d'analyser le comportement et les émotions des travailleurs. Ces systèmes ont une incidence sur les relations de travail dans la mesure où ils couvrent le processus d'embauche, la répartition des tâches, le suivi et le contrôle des travailleurs, l'évaluation des performances et la prise de décision en matière de promotions ou de licenciements individuels et collectifs.

L'opacité qui entoure les critères de programmation algorithmique dans les systèmes appliqués au monde du travail engendre une asymétrie progressive entre le niveau de connaissance des travailleurs (sur le traitement des données numériques collectées) et celui des décideurs dans l'environnement de travail (qui recourent à ces outils pour obtenir des informations et des analyses consolidées sur les aspects qui ont une incidence sur les relations de travail et les contrôlent).

Au-delà des implications liées au respect des principes garantis par les réglementations nationales et internationales, tels que la transparence et l'explicabilité, les pratiques de discrimination algorithmique (résultant de biais divers) requièrent une action collective, coordonnée et stratégique de la part du mouvement syndical.

Discrimination algorithmique

Les exemples de violations des droits par l'application d'outils IA ne manquent pas. Parallèlement, il est possible d'identifier des initiatives ayant vocation à atténuer ces pratiques et, dans ce contexte, les syndicats ont un rôle crucial à jouer.

Dans un cas emblématique de discrimination algorithmique survenu en Italie, des travailleurs ont invoqué la Convention sur la protection des données 108+ du Conseil de l'Europe et le Règlement général sur la protection des données (RGPD) de l'UE pour juger discriminatoire l'algorithme d'une application de livraison de repas.

Cet algorithme classait les équipes de travail en fonction de leur « fiabilité » – évaluée en termes d'assiduité – sans tenir compte des raisons invoquées par un travailleur en cas d'absence au sein d'une équipe donnée, par exemple pour cause de maladie.

Dans un autre cas, aux États-Unis cette fois, l'American Civil Liberties Union a déposé une plainte contre la société Meta (Facebook) auprès de l'Equal Employment Opportunity Commission (Commission pour l'égalité des chances en matière d'emploi), au motif que l'entreprise autorisait les annonces genrées, en ciblant les utilisateurs masculins exclusivement, et ce au moyen d'algorithmes de recommandation.

Un autre cas de gestion algorithmique avec programmation discriminatoire a été identifié dans l'application Predictive Hiring (embauche prédictive), laquelle fait appel à des prédictions basées sur les données personnelles des travailleurs pour optimiser les coûts potentiels des entreprises. Cet algorithme est basé sur la mise à l'écart d'employés plus susceptibles de réclamer des augmentations de salaire ou de soutenir la syndicalisation, dans ce cas par le biais du transfert et de l'analyse d'une série de données collectées auprès des travailleurs par des plates-formes virtuelles.

Manuel de négociation collective sur les algorithmes

Le manuel de négociation collective de l'UGT (Unión General de Trabajadores), en Espagne, auquel Equal Times a eu accès est un exemple concret de la manière dont les syndicats peuvent se préparer et se mobiliser pour relever les défis posés par l'IA sur le lieu de travail. Ce guide fournit des conseils et des outils pratiques aux syndicats pour la négociation de conventions collectives qui traitent spécifiquement de l'impact de l'IA sur les relations de travail et la protection des droits des travailleurs.

Ces conventions reconnaissent le droit des travailleurs à ne pas être soumis à des décisions fondées uniquement sur des variables informatiques, ainsi que le droit à la non-discrimination en ce qui concerne les décisions et les processus fondés uniquement sur des algorithmes.

Un exemple mentionné dans le guide à titre de référence est la 29e convention collective de l'entreprise El Norte de Castilla, S.A. (2021-2023), qui comprend des dispositions spécifiques relatives à l'introduction de nouvelles technologies et à leur impact sur les conditions de travail.

Cette convention stipule que « l'entreprise doit informer le comité d'entreprise de tout projet d'introduction de nouvelles technologies susceptible de modifier les conditions de travail des professionnels employés par El Norte de Castilla S.A., et ce préalablement à la mise en œuvre du projet en question ».

L'accord prévoit en outre que « l'introduction de nouvelles technologies ne conduira pas à une réduction du nombre d'employés permanents ».

Un autre exemple significatif est la convention collective d'Air Nostrum Training Operations, qui traite spécifiquement de l'utilisation d'algorithmes dans les relations de travail. En vertu de cet accord, si l'entreprise décide de recourir à des programmes ou algorithmes de prise de décision dans le cadre d'un processus de travail, elle est tenue d'en informer au préalable le comité d'entreprise.

De même, la convention collective nationale pour les entreprises et les travailleurs du secteur de la parfumerie et des industries connexes et la 24e convention collective du secteur bancaire contiennent des dispositions relatives aux droits numériques des travailleurs en rapport avec l'IA.

La négociation collective sur les algorithmes aux États-Unis : de la NBA aux travailleurs de l'électricité

Aux États-Unis, une étude intitulée Union Collective Bargaining Agreement Strategies in Response to Technology (Stratégies syndicales de négociation collective en réponse aux technologies), élaborée par le Center for Labor Research and Education de l'université de Californie (UCLA, Berkeley), a passé en revue les réponses actuelles des syndicats face aux changements technologiques dans le pays. Ce document décrit la manière dont les syndicats tirent parti de leurs actions et conventions collectives pour faire face à la transition numérique et technologique.

Il met en exergue les dispositions des conventions collectives qui définissent les droits et les responsabilités dans l'adoption des outils numériques et décrit les clauses qui visent à atténuer les effets de l'introduction des nouvelles technologies sur le lieu de travail.

Parmi les conventions collectives analysées, celle concernant les joueurs de la National Basketball Association (NBA) des États-Unis retient l'attention.

Cet instrument, adopté en 2017 et reconduit jusqu'en 2030, fixe des limites à l'utilisation des informations obtenues par le biais des technologies de surveillance dans le cadre du suivi des joueurs, principalement pour la négociation des salaires.

La convention de la NBA garantit le droit de participation et de collaboration des syndicats et des employés à la prise de décision en matière de surveillance des technologies. L'accord prévoit en outre la création d'un comité consultatif mixte chargé d'examiner les pratiques et les technologies de surveillance ainsi que l'utilisation des données issues des capteurs.

La convention comprend une clause permettant au syndicat de nommer des experts chargés de valider les dispositifs et d'établir des normes de cybersécurité associées à ces dispositifs. L'accord prévoit également que les données collectées par les capteurs ne peuvent être utilisées qu'à des fins sportives et non à des fins économiques ou de négociation contractuelle.

Après l'accord NBA-CBA de 2017, d'autres syndicats ont, à leur tour, inclus les algorithmes dans leurs négociations collectives. En 2019, par exemple, le syndicat américain United Auto Workers (UAW) a négocié une convention avec General Motors qui comprenait des dispositions relatives à l'utilisation de l'intelligence artificielle et des algorithmes sur le lieu de travail. Cette convention protège les travailleurs contre les mesures disciplinaires ou les licenciements résultant d'une décision prise exclusivement à l'aide d'un algorithme.

Un autre exemple est celui des négociations menées par l'International Brotherhood of Electrical Workers (IBEW), qui a signé des accords avec divers services publics afin de garantir que l'utilisation d'algorithmes n'entraîne pas de pertes d'emplois pour ses membres.

Ces exemples soulignent combien il est important d'inclure des clauses spécifiques sur les algorithmes et l'IA dans les conventions collectives pour garantir la protection des droits des travailleurs et une gestion adéquate des technologies sur le lieu de travail.

Ils reflètent aussi une prise de conscience accrue des défis éthiques et sociaux associés à l'utilisation de l'IA sur le lieu de travail, ainsi que la nécessité de relever ces défis par le biais du dialogue social et de la négociation collective.

Accord entre l'AFL-CIO et Microsoft

Fin 2023, aux États-Unis, l'American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations (AFL-CIO) et Microsoft Corp. ont annoncé la mise en place d'un partenariat pour discuter de la manière dont l'intelligence artificielle devrait prendre en compte les besoins des travailleurs et inclure leur voix dans son développement et sa mise en œuvre technologique.

Cet accord, le premier conclu entre une organisation syndicale et une entreprise technologique spécialisée dans l'IA, répondra à trois objectifs : partager des informations détaillées avec les dirigeants syndicaux et les travailleurs sur les tendances de la technologie de l'IA ; intégrer les perspectives et l'expérience des travailleurs dans le développement de la technologie de l'IA ; et contribuer à façonner des politiques publiques qui soutiennent les compétences technologiques et les besoins des travailleurs de première ligne.

Les principes énoncés dans l'accord comprennent, notamment, l'engagement de respecter le droit des employés de former des syndicats ou d'y adhérer, de développer des relations de travail positives et coopératives, de négocier des conventions collectives qui soutiennent les travailleurs dans un contexte d'évolution technologique rapide et d'élargir le rôle des travailleurs dans la création d'une conception centrée sur le travailleur, la formation professionnelle et des pratiques fiables en matière d'intelligence artificielle.

Un autre axe de l'accord entre les deux parties prévoit la mise en place de mécanismes de rétroaction permettant aux dirigeants syndicaux de partager leurs idées et préoccupations directement avec les programmeurs de l'entreprise qui développe les produits d'intelligence artificielle, afin de favoriser la co-conception et le développement de technologies centrées sur le travailleur préalablement à leur mise en œuvre.

La feuille de route de l'accord AFL-CIO-Microsoft définit un plan d'action sur la formation à l'IA pour les travailleurs et les étudiants à partir de 2024. Il prévoit en outre l'élaboration de politiques conjointes visant à accroître les possibilités de formation dans les professions technologiques non traditionnelles.

La stratégie syndicale de la CSA sur l'IA

Afin d'approfondir les débats sur le syndicalisme dans le contexte de la numérisation, la Confédération syndicale des travailleurs et travailleuses des Amériques (CSA) a publié une série de bulletins et de rapports par l'intermédiaire de son Observatoire du travail des Amériques.

Ces documents abordent des sujets tels que l'utilisation de l'intelligence artificielle (IA) et l'agenda algorithmique de la gestion du travail, fournissant au mouvement syndical des Amériques des outils analytiques et stratégiques pour faire face à ces enjeux. En outre, la CSA a créé des espaces de réflexion et de formulation au sein de groupes de travail, tels que le groupe de travail sur le développement et l'intégration hémisphérique (GTDIH), où des activités et des débats sont menés sur les implications du développement de l'IA et sur les défis que cette technologie pose pour la classe travailleuse.

Ces efforts visent à mieux comprendre l'impact de la numérisation sur le travail et à concevoir des stratégies pour garantir que la mise en œuvre des nouvelles technologies profite à l'ensemble des travailleuses et travailleurs, en promouvant l'équité, la justice sociale et le développement durable sur le lieu de travail.

Le défi de la mondialisation de l'activisme syndical sur les impacts de l'IA

En Europe, il existe déjà des conventions collectives qui réglementent l'utilisation de la technologie, tant en ce qui concerne la surveillance des travailleurs que la répartition des tâches. Les centrales syndicales, sur la base de la Loi sur l'IA de l'Union européenne, envisagent le potentiel de la négociation collective en tant qu'instrument de micro-réglementation pour des aspects tels que la protection des données, la vie privée et le droit à l'information sur l'utilisation d'outils algorithmiques et leurs critères de programmation.

Aux États-Unis, l'action stratégique des centrales syndicales vise à influencer à la fois l'employabilité et l'origine du processus de conception, d'essai et d'application des outils d'IA, par le biais d'une articulation avec les entreprises, les universités et les milieux politiques.

Sur d'autres continents, le monde académique joue un rôle important dans le développement des éléments nécessaires à l'intégration des concepts clés et des activités de formation syndicale visant à développer des stratégies d'action pour les centrales syndicales.

L'exemple des initiatives menées par la CSA illustre l'effort de coordination en vue de la formulation de positions et de stratégies de négociation collective dans le domaine des algorithmes au niveau du continent.

À cet égard, les activités de coopération de la Confédération Syndicale Internationale sont d'une importance fondamentale pour étendre aux autres parties du monde les initiatives et les bonnes pratiques mises en œuvre dans les pays d'Europe, aux États-Unis et dans les Amériques.

Le défi de la mondialisation de l'activisme syndical autour des impacts de l'IA sur le monde du travail est fondamental pour garantir un avenir du travail juste et durable. Alors que l'IA continue de transformer nos économies et nos sociétés, les syndicats ont un rôle essentiel à jouer dans la défense des droits des travailleurs et la promotion d'une gouvernance éthique en matière de technologies.

Rôle du mouvement syndical dans la programmation et l'application des systèmes d'IA

Dans l'actuel contexte de déréglementation de l'application des outils d'IA dans le monde du travail et au-delà, une occasion unique s'offre au mouvement des travailleuses et des travailleurs de faire avancer son processus de revitalisation. À travers des actions de communication et la promotion d'activités de formation sur les enjeux de la numérisation, les syndicats ont la possibilité de se positionner à l'avant-garde des débats sur l'intelligence artificielle, son impact sur le monde du travail et la protection sociale des travailleurs.

L'action stratégique pour l'inclusion de clauses spécifiques sur les algorithmes et l'IA dans les conventions collectives constitue une dimension essentielle pour garantir des approches efficaces en vue de la protection des droits des travailleurs et d'une gestion adéquate des technologies sur le lieu de travail.

En ce sens, l'émergence de partenariats entre le mouvement syndical et des acteurs du monde académique et des entreprises de développement d'outils d'IA représente un défi stratégique en vue de l'adaptation des syndicats à l'ère numérique.

Parallèlement au développement de liens associatifs interinstitutionnels, les conventions collectives connaissent également un processus d'adaptation matérielle. Celui-ci se traduit par la modification du contenu des conventions dans le sens de la réglementation de l'utilisation d'outils et d'algorithmes d'IA sur le lieu de travail. L'ensemble de ce processus est fondé sur la reconnaissance de l'importance de la protection des droits des travailleurs et de la promotion d'une relation de travail juste et équitable en vue de l'application de principes éthiques dans le cadre de l'IA responsable.

03.07.2024 à 07:30

À Katmandou, la lutte des vendeurs ambulants népalais pour gagner leur vie avec dignité

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« Ils sont arrivés armés de matraques et de bâtons dans l'intention de chasser les vendeurs de rue », déclare Maya Gurung, elle-même vendeuse à Katmandou et présidente du syndicat népalais des vendeurs ambulants, le Nepal Street Vendors Trade Union (NEST). Elle fait référence à l'incident survenu en février 2024 dans le quartier surpeuplé de Sundhara, à Katmandou, la capitale népalaise, lorsque la police métropolitaine est intervenue brutalement pour faire partir les marchands ambulants. Six personnes ont été (...)

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« Ils sont arrivés armés de matraques et de bâtons dans l'intention de chasser les vendeurs de rue », déclare Maya Gurung, elle-même vendeuse à Katmandou et présidente du syndicat népalais des vendeurs ambulants, le Nepal Street Vendors Trade Union (NEST). Elle fait référence à l'incident survenu en février 2024 dans le quartier surpeuplé de Sundhara, à Katmandou, la capitale népalaise, lorsque la police métropolitaine est intervenue brutalement pour faire partir les marchands ambulants. Six personnes ont été blessées pendant l'opération, dont une femme, Nanimaya Basnet, qui a été la plus gravement atteinte.

Cette intervention s'inscrit dans le cadre de la mesure radicale adoptée par les autorités municipales de Katmandou en janvier 2023 pour interdire la vente ambulante dans les rues de la capitale. Aucune alternative n'a été proposée aux vendeurs de rue. « Ils ne veulent pas supprimer la pauvreté, ils veulent supprimer les pauvres », affirme Maya Gurung.

Depuis que l'interdiction est entrée en vigueur, les marchands ambulants prennent d'immenses risques personnels pour la contourner en vendant leurs marchandises à des moments où la présence policière est limitée ou inexistante.

Contrairement à l'Inde voisine – qui dispose d'une loi nationale pour protéger les vendeurs de rue et leurs droits – le Népal n'a pas de loi centrale pour les marchands ambulants. Ainsi, ces travailleurs sont dépourvus de statut juridique et sont à la merci des autorités municipales. Comme dans le cas de Katmandou, parfois, les autorités ne manifestent aucune volonté de soutenir ces vendeurs ni d'améliorer leurs conditions de travail. Maya Gurung explique :

« Nous fournissons un service à la communauté. Nous apportons des légumes, des fruits et des fleurs aux habitants. Nous sommes installés sur la route pour vendre de l'eau. Tout le monde sait que nous offrons un service et que les vendeurs de rue sont nécessaires. Mais personne ne veut nous accepter ».

Au Népal, les marchands ambulants sont majoritairement des migrants internes qui ont quitté les zones rurales du pays pour chercher des sources de revenus dans la capitale. Un grand nombre de Népalais ont fui la violente guerre civile qui a eu lieu entre 1996 et 2006 après le renversement de la monarchie népalaise, qui a fait place à une république populaire. D'autres personnes sont venues à Katmandou après des catastrophes naturelles, notamment des inondations et des tremblements de terre, qui ont obligé les gens qui survivaient dans l'agriculture à venir chercher d'autres moyens de subsistance en ville.

D'après Maya Gurung, presque 55-60 % des marchands ambulants de Katmandou sont des femmes, qui vendent divers types de marchandises – allant des vêtements et des chaussures aux fruits, aux légumes et aux fleurs – pour compléter les revenus familiaux. Certains vendeurs sont mobiles et se déplacent à vélo ou avec une charrette pour vendre des produits frais, tandis que d'autres ont un point de vente plus fixe, sous la forme d'étals de fortune ou de plateformes en bois basses et ouvertes.

« La moitié des marchands ambulants ont un toit sur la tête grâce à ce revenu », annonce Sita Rijjal, vendeuse de rue depuis pratiquement trois décennies et actuellement secrétaire du NEST.

La fille adulte de Sita Rijjal, Anju Gautam, est présente au moment de l'entretien entre sa mère et Equal Times, et elle se dit pessimiste pour l'avenir si l'interdiction du commerce de rue est maintenue. « De quoi vont vivre les gens ? » s'interroge Anju Gautam, qui occupe un emploi administratif à l'université de Katmandou. « Ils devront se tourner vers la prostitution ou la délinquance. »

Les combats de ces dernières années

Sans législation centrale pour protéger les droits des marchands ambulants népalais, leur sort est largement tributaire des maires, aussi bien dans les petites villes que dans les grandes. La situation de Katmandou n'est pas nécessairement représentative des conditions de travail des vendeurs de rue des autres villes, mais comme il s'agit de la capitale et de la plus grande ville du Népal (avec environ 1,4 million d'habitants), la plupart des migrants venant des zones rurales affluent vers Katmandou. En conséquence, ce qui se passe dans la capitale touche un grand nombre de personnes.

Bidya Sunder Shakya a été maire de Katmandou de 2017 à 2022. Il a été décidé pendant son mandat que les marchandises saisies aux vendeurs de rue seraient vendues aux enchères, ce qui signifie que les vendeurs devaient protéger eux-mêmes leurs marchandises et qu'ils étaient impuissants face aux actions brutales de la police. Selon Maya Gurung, le fait que les produits saisis ne soient pas restitués aux marchands ambulants a généré des pertes financières considérables. Les vendeurs plus âgés, de plus en plus désespérés par la situation, sont retournés dans leur village d'origine. Les plus jeunes sont partis travailler à l'étranger.

La politique de saisie et de vente aux enchères des marchandises se poursuit à l'heure actuelle. « Depuis sept ou huit ans, la valeur des biens saisis se chiffre en crores », souligne Maya Gurung, en insistant sur le mot « crores », une unité de mesure équivalant à « 10 millions ». S'agissant de roupies népalaises, un crore correspond à quasiment 70.000 euros, au taux de change actuel. « Souvent, les marchandises disparaissent sur le chemin de l'entrepôt », précise-t-elle.

Le successeur de M. Shakya, Balendra Shah, un rappeur devenu responsable politique, a d'abord semblé progressiste. À l'approche des élections municipales, il a mené une astucieuse campagne en ligne comportant des chansons sur les questions sociales et la lutte contre la pauvreté. Les habitants de Katmandou, lassés par des années de mauvaise gestion, espéraient que Balendra Shah contribuerait à améliorer les conditions sociales et l'ont porté au pouvoir. Mais peu de temps après son entrée en fonction en mai 2022, et contrairement aux attentes des pauvres de Katmandou, M. Shah a imposé une interdiction totale de la vente ambulante. Au moment de la rédaction de cet article, le courriel adressé au bureau du maire pour demander les raisons de l'interdiction était toujours sans réponse. Nash Tysmans, organisatrice pour l'Asie de StreetNet International, une alliance mondiale d'organisations de marchands ambulants note :

« De nombreux vendeurs de rue ne se sont pas remis des mesures strictes prises au moment du confinement, pendant la pandémie. L'arrivée de ce maire au moment même où ils essayaient de reprendre pied économiquement a été un véritable désastre pour eux. »

Les vendeurs ambulants n'ont cessé de protester contre l'interdiction de mener à bien leur activité. En août de l'année dernière, le NEST a été à la tête d'une manifestation de plusieurs centaines de personnes devant le bureau de la ville métropolitaine de Katmandou. Trois jours avant la manifestation, le NEST avait sollicité une audience avec le maire pour discuter des revendications du syndicat.

Dans un premier temps, le NEST souhaitait que les autorités municipales recueillent des données précises sur les vendeurs de rue qui travaillent dans les 32 quartiers de Katmandou, qu'elles les enregistrent et leur fournissent des cartes d'identification. Le syndicat demandait notamment un espace sécurisé dans lequel les marchands puissent travailler dans la dignité. « Puisqu'on ne nous donne pas de lieu à long terme pour vendre nos marchandises, il faudrait au moins qu'on nous autorise à vendre le matin et le soir à nos emplacements actuels », suggère Maya Gurung.

La manifestation devant le bâtiment municipal a duré près de deux heures, mais le maire est parti sans rencontrer les vendeurs ambulants. « Il refuse de nous écouter et de négocier avec nous », constate Maya Gurung.

Lors d'une conférence de presse tenue en septembre 2023, Sunita Dangol, maire adjointe de Katmandou, a renvoyé la responsabilité de la gestion des vendeurs de rue de la ville au gouvernement national.

« Les autorités [municipales] se montrent réticentes pour traiter la question des marchands ambulants », fait remarquer Sudhir Shrestha, chercheur au sein du réseau pour l'éradication de la pauvreté en Asie du Sud, South Asia Alliance for Poverty Eradication.

En dépit de l'obstruction des autorités municipales, les vendeurs de rue ont reçu le soutien de militants sociaux, d'organisations de la société civile et des médias traditionnels. En septembre 2023, l'activiste Ishan Adhikari et d'autres personnes se sont rassemblés devant le bureau de la municipalité de Katmandou pour exiger que les vendeurs ambulants soient traités correctement. Ils ont notamment demandé aux autorités de Katmandou de restituer les marchandises confisquées et de s'engager à trouver d'autres lieux permettant aux vendeurs d'exercer leur activité.

Le rassemblement, qui a duré 199 heures (plus de huit jours), a donné lieu à un accord avec les autorités municipales et à la création d'un comité multipartite de neuf membres, dont un représentant des vendeurs de rue. D'après Maya Gurung, malgré plusieurs réunions, aucune décision n'a été prise ni aucune action mise en place pour l'instant.

Loin d'être soutenus par les autorités municipales, les vendeurs de rue sont au contraire restés sous le choc suite à l'intervention de la police dans le quartier de Sundhara, à Katmandou, le 20 février 2024. Le NEST a pris en charge les frais médicaux des personnes blessées lors de l'incident. Les autorités n'ont pas manifesté la moindre intention d'indemniser les personnes concernées et il n'y a eu aucune communication de la part du maire.

Modèles alternatifs et situation actuelle

Dans la ville voisine de Gokarneshwor (d'environ 150.000 habitants), les autorités ont construit un nouveau marché pour les vendeurs ambulants, appelé bazar Sano. Le marché, qui compte près de 160 étals de même taille bien agencés, est équipé de Wi-Fi, de turboventilateurs pour lutter contre la chaleur, de toilettes pour hommes et femmes, d'agents de sécurité et d'un toit protégeant de la pluie, entre autres installations. « Les autorités ont tout fourni, à l'exception de la décoration de nos stands et nos marchandises », précise Sita Rijjal, qui vend des vêtements au bazar Sano. Chaque vendeur doit s'occuper de jeter ses propres déchets et de veiller à ce que les alentours de son étal restent propres.

« Au bazar Sano, il y a une très bonne coordination entre les vendeurs et les autorités », souligne Maya Gurung. Le NEST cite le bazar Sano en exemple pour montrer aux autorités de la ville de Katmandou qu'une alternative est possible. « Nous leur avons demandé de commencer par nous dire ce qu'ils attendaient de nous », ajoute Maya Gurung. « Mais ils ne nous écoutent pas. »

Dans l'intérêt des quelque 6.500 membres cotisants, qui attendent du NEST espoir et soutien, l'organisation a trouvé une solution provisoire. Dans trois quartiers différents de la ville, le NEST a dirigé la mise en place d'un grand groupe de vendeurs, qui louent collectivement des terrains. Ils construisent des stands en bambou pour vendre des vêtements, des chaussures, des sacs, du linge de lit et d'autres articles ménagers, et ils partagent le loyer mensuel. Dans le quartier de Koteshwar, situé près de l'aéroport international, le groupe compte presque une centaine de vendeurs. Il s'agit du premier marché de ce type, qui fonctionne depuis un an et demi.

Bien qu'il s'agisse d'une solution rapide pour assurer la subsistance des marchands ambulants, le fait de devoir assumer les coûts de fonctionnement de ce marché revient cher, et ce n'est pas une situation idéale à long terme.

En réponse à une action en justice intentée par des organisations de la société civile et des militants sociaux, la Cour suprême du Népal a ordonné aux autorités municipales de Katmandou, le 7 mai 2023, d'élaborer un plan sur d'autres moyens de subsistance pour les vendeurs de rue. Toutefois, au cours de l'année qui a suivi, aucun plan de la sorte n'a été présenté à la Cour.

Les autorités municipales n'ayant pas répondu à cette injonction, le 17 mai 2024, la Cour suprême leur a donné 15 jours pour soumettre leur plan, en prévoyant des sanctions en cas de non-respect de ce délai. Au moment de la rédaction de cet article, le délai est passé et aucun plan n'a été adressé à la Cour suprême. Il est difficile de savoir ce qui va se passer maintenant.

Sudhir Shrestha, de l'organisation de lutte contre la pauvreté South Asia Alliance for Poverty Eradication, souhaite qu'une loi nationale ferme soit adoptée pour protéger les droits des vendeurs de rue dans le reste du pays. « Comme en Inde, il devrait y avoir une loi fédérale contraignante pour les administrations locales, qui puisse guider les syndicats locaux », déclare-t-il.

01.07.2024 à 06:00

« Pour avoir cette convention collective, je resterai en grève pendant des mois ou des années » : En Suède, la lutte contre Tesla continue

Guillaume Amouret

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Face aux méthodes de la firme américaine Tesla, l'opposition des citoyens et des syndicats continue en Europe. Tandis que les plans d'agrandissement du site de production allemand de Grünheide, près de Berlin, sont toujours contestés par les militants écologistes locaux, en Suède, la grève des mécaniciens de Tesla, soutenue par un large boycott interprofessionnel, se poursuit depuis près de huit mois.
À Malmö, dans le sud du pays, aux grilles d'un concessionnaire de la marque au T, a été accrochée d'une (...)

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Face aux méthodes de la firme américaine Tesla, l'opposition des citoyens et des syndicats continue en Europe. Tandis que les plans d'agrandissement du site de production allemand de Grünheide, près de Berlin, sont toujours contestés par les militants écologistes locaux, en Suède, la grève des mécaniciens de Tesla, soutenue par un large boycott interprofessionnel, se poursuit depuis près de huit mois.

À Malmö, dans le sud du pays, aux grilles d'un concessionnaire de la marque au T, a été accrochée d'une large banderole du syndicat des travailleurs de l'industrie suédois, IF Metall, dont le message est univoque : “KONFLIKT”. Et le sous-titre suivant : « I Sverige kör vi med kollektivavtal » (« en Suède, nous opérons avec une convention collective »).

De l'autre côté de la rue, deux des mécaniciens, affublés d'un gilet de sécurité aux couleurs d'IF Metall tiennent, en ce mois de mai, le piquet de grève contre Tesla. Ce qui a incité Janis Kuzma et son collègue [qui a souhaité rester anonyme] à rejoindre le mouvement lancé par IF Metall, ce sont les conditions de travail et la relation avec leurs supérieurs.

Janis Kuzma entame actuellement son huitième mois de grève, il a été le premier à déposer les outils en octobre dernier. « À plein régime, à l'été 2023, nous étions 15 dans l'atelier, à nous marcher dessus dans un espace réduit », explique-t-il. Ajoutés à cela, le stress et, selon Janis et son collègue, une mauvaise gestion du planning.

« Beaucoup étaient souvent en arrêt-maladie, parce qu'épuisés physiquement et mentalement », résument-ils. Chaque mécanicien avait quotidiennement cinq véhicules entre les mains.

Et, si l'un d'entre eux se plaignait, « la directrice des ressources humaines lui signifiait que Tesla n'était pas fait pour tous et qu'il était libre de partir ». Martin Berglund, médiateur d'IF Metall, invoque le caractère faussement familial de Tesla : « Tesla a une communication interne basée sur le fait qu'elle considère ses employés comme une famille », explique-t-il. « Mais en réalité, Tesla crée une société dans la société, où elle contourne les règles et les régulations quotidiennement ».

Ce qui choque Janis, c'est l'absence totale de dialogue avec ses supérieurs. « Si tu n'acquiesces pas à tout et que tu partages des vues différentes, tu risques de te faire licencier » ajoute-t-il.

Récemment, IF Metall a effectivement accusé Tesla de résiliation illégale de contrat de travail. Dans l'atelier de Umeå, un travailleur a été remercié plus tôt que son contrat le prévoyait – au terme de cinq mois au lieu de six. Selon les informations fournies par le syndicat IF Metall, aucune raison valable n'a été avancée par l'entreprise pour justifier ce licenciement. Malgré les négociations, aucune issue favorable n'a été trouvée pour le mécanicien. Convaincu que son licenciement est lié à sa participation à la grève, le syndicat a décidé d'instruire une plainte auprès du Tribunal du travail. C'est pour le moment le seul gréviste contre Tesla à s'être vu résilier son contrat.

Le refus de Tesla de se plier au système suédois

À Malmö, ils sont actuellement sept mécaniciens à avoir déserté l'établi depuis le début du conflit. À l'échelle nationale, ce sont plus d'une trentaine d'employés qui tiennent tête au constructeur de véhicules électriques. Leur revendication, qui n'a pas bougé, tient en une seule phrase : ils souhaitent la signature d'une convention collective. Un accord entre l'entreprise et les employés, par l'entremise des syndicats, qui cadre les conditions de travail et de production. Mais Tesla n'affiche pour le moment aucun signe d'infléchissement.

La convention collective est pourtant l'alpha et l'oméga du système suédois, où le Code du travail est succinct. L'État laisse aux entreprises et aux syndicats de branche une très grande liberté de négociations, qui portent sur les conditions d'emploi (salaires, contrats, etc.), de travail (horaires de travail, sécurité, etc.) et les bénéfices sociaux (retraites, congés, etc.).

Les conventions collectives – bien qu'elles ne soient pas obligatoires – structurent le rapport de force entre employeurs et employés dans le privé comme dans le public et garantissent une certaine stabilité et équité au sein du secteur économique.

En Suède, près de 90 % des actifs sont couverts par une convention collective, tous secteurs confondus.

Le conflit qui oppose Tesla à ses employés réside dans le refus catégorique de la marque américaine de signer l'accord. De l'automne 2022 à l'été 2023, IF Metall a tenté de négocier avec Tesla pour élaborer une convention collective. Cependant, les dirigeants de la marque refusent une convention « par principe », ajoutant que le droit syndical n'entre pas dans « le concept de l'entreprise ».

À ce sujet, le directeur général de Tesla, Elon Musk disait ouvertement en novembre dernier : « Je n'aime pas l'idée des syndicats, ils créent cette situation de seigneurs et paysans », en ajoutant que « les syndicats essayent de créer de la négativité dans l'entreprise ».

Dans son avis de grève, IF Metall martèle qu'il s'agit simplement de « créer une situation d'ordre, tout en évitant les conflits ». La convention serait autant une sécurité pour les salariés que les employeurs : « La convention garantit que personne ne peut faire grève pour obtenir de meilleures conditions que celles prévues par la convention. »

Un large mouvement de solidarité, au-delà des frontières

Devant l'atelier de Malmö, les deux grévistes ne sont pas seuls au piquet. À leurs côtés, quatre autres employés prennent leur quart. Ils ne travaillent pas pour Tesla mais dans le commerce, dans la comptabilité, ou bien encore le secteur hospitalier. Ils et elles ont pris leur demi-journée pour relever les mécaniciens devant les banderoles et assurer une présence.

Le piquet de grève est à l'image du pays. En solidarité avec les mécaniciens d'ateliers, les dockers, les chauffeurs routiers ou les électriciens chargés de la maintenance des bornes de rechargement des voitures ont commencé à boycotter Tesla. Du syndicat des musiciens à celui des postiers, plusieurs corps de métiers se sont joints à la lutte d'IF Metall. « Les employés des ports refusent toujours de décharger les voitures affrétées par bateau », explique Johan Järvklo, secrétaire international d'IF Metall. « Tesla importe maintenant ses véhicules par camions transporteurs ». À Vetlanda, les employés syndiqués de l'entreprise Hydro ont refusé de produire des pièces pour Tesla.

Les mesures de sympathie ont même dépassé les frontières de la Suède. En décembre dernier, le syndicat des transports danois 3F Transport annonçait le blocus des voitures du constructeur dans les ports. Une action suivie par Fellesforbundet en Norvège et AKT en Finlande.

La liste ne cesse de s'allonger avec le temps. Début mai, l'organisation syndicale des cadres et employés de bureaux, Unionen, apportait leur soutien à la grève des ateliers Tesla. En conséquence, les salariés de DEKRA International n'inspecteront plus les produits de la marque américaine. « Aux USA et en Allemagne, les syndicats luttent également pour une convention collective », explique Johan Järvklo. « Il s'agit en réalité d'une lutte globale dont la Suède est actuellement la scène principale ».

Dans l'unique usine européenne de Tesla à Grünheide, en Allemagne, l'homologue d'IF Metall, le syndicat IG Metall, est entré pour la première fois dans le conseil d'entreprise à l'occasion des dernières élections internes de début 2024. Cependant, le syndicat n'a pas atteint la majorité absolue des sièges et n'est donc légalement pas en mesure de négocier une convention collective, comme il est souhaité sur les salaires, entre autres. IG Metall travaille activement à recruter de nouveaux membres pour changer la donne.

La violation du droit à la négociation collective est de plus en plus répandue. Elle a, en effet, été observée dans plus de la moitié des pays européens en 2023 et dans 73% des pays du monde, d'après la Confédération syndicale internationale dans son dernier rapport annuel, l'Indice mondial des droits.

Raison de plus pour IF Metall de mener la grève jusqu'au bout. « Il s'agit ici des droits des travailleurs et de leur pouvoir de négociations, c'est vital », ajoute M. Järvklo. « Nous ne voulons pas que les prochaines entreprises prennent ce même chemin et refusent aussi les conventions collectives ». Le syndicat n'a donc pas l'intention de baisser les bras après déjà huit mois de lutte. En comparaison, en 1995, les employées suédoises de Toys'r'us avaient lutté trois mois durant avant d'obtenir une convention.

Anders Kjellberg est sociologue à l'université de Lund et spécialiste des syndicats. Pour lui, cette grève se distingue des récents mouvements sociaux pour une raison : Tesla refuse toutes véritables négociations et fait appel à des briseurs de grève. « Vingt-trois travailleurs venus de l'étranger ont remplacé les grévistes », explique M. Kjellberg pour qui cette stratégie est inédite.

« En 1995, Toys'r'us avait contourné la grève en faisant appel à des briseurs de grève au sein de l'usine. Ici, Tesla importe la main d'œuvre depuis ses ateliers en Europe. »

Un problème pour le mouvement qui perd de son efficacité, selon M.Kjellberg.

Au-delà des briseurs de grèves, Janis et son collègue ont des doutes sur les nouvelles recrues dans l'atelier de Malmö. « Pour être embauché dans l'atelier maintenant, il suffit de montrer un grand intérêt pour Tesla », avancent-ils. « Les qualifications ne sont pas indispensables ». Un responsable commercial sort une voiture du garage pour une course de contrôle. Elle fait un bruit suspect, un frottement au niveau des roues. Janis s'approche du véhicule – il garde de bonnes relations avec ses collègues – et remarque rapidement que les roues avant et arrière sont inversées. « C'est le manque d'expérience et le stress qui donnent ce résultat », remarque-t-il.

Selon les grévistes, l'atelier tourne actuellement au ralenti avec les nouvelles recrues. À l'intérieur du garage, une banderole est accrochée sur laquelle on aperçoit un hérisson en gilet jaune avec le slogan « Tack, det är bra » (pour « Merci, c'est bon », en suédois). Une façon pour Tesla de leur signifier qu'elle s'en sort parfaitement sans eux et sans convention.

There is power in a union

Cette banderole symbolise bien l'attitude sourde de Tesla dans le conflit. Pourtant, face à la multinationale, IF Metall ne souhaite pas déclarer forfait. Le syndicat suédois discute avec ses homologues, IG Metall en Allemagne et United Auto Workers (UAW) aux États-Unis, sur une stratégie globale à adopter pour continuer la lutte.

Le 13 juin dernier, lors de l'assemblée annuelle des actionnaires de Tesla, un groupement d'investisseurs a appelé le conseil d'administration à adopter une politique de respect du droit d'association et de négociation au sein de l'entreprise. « Cette proposition a été écrite en coopération internationale avec plusieurs syndicats de travailleurs », souligne Johan Järvklo. La proposition a cependant été déclinée par l'assemblée.

Pour Janis, il n'y a aucune alternative. « Je resterai en grève pendant des mois ou bien des années pour avoir cette convention collective. Je le fais moins pour moi que pour la nouvelle génération, pour leur assurer de bonnes conditions de travail ».

C'est le moment de la relève au piquet de grève, Janis part chercher à manger. Avant son départ, il accomplit son rituel : rouler au pas devant le concessionnaire, fenêtres ouvertes, régler les haut-parleurs au maximum et jouer There is power in a union, l'hymne punk rock, composé par le Britannique Billy Bragg en 1986.

27.06.2024 à 10:46

Connectés, mais sans emploi : la réalité professionnelle des jeunes latino-américains à l'ère du numérique

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En pleine transition vers une économie toujours plus numérisée, la jeunesse latino-américaine doit faire face à un marché de l'emploi marqué par les contrastes économiques et sociaux. Les « millenials » (aussi appelée la génération Y) et la génération Z, représentants d'une population active en constante augmentation, sont à l'épicentre de cette transformation, où les inégalités, les emplois informels et la nécessité de s'adapter à l'ère de l'intelligence artificielle (IA) créent d'importants défis.
Francesco (...)

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En pleine transition vers une économie toujours plus numérisée, la jeunesse latino-américaine doit faire face à un marché de l'emploi marqué par les contrastes économiques et sociaux. Les « millenials » (aussi appelée la génération Y) et la génération Z, représentants d'une population active en constante augmentation, sont à l'épicentre de cette transformation, où les inégalités, les emplois informels et la nécessité de s'adapter à l'ère de l'intelligence artificielle (IA) créent d'importants défis.

Francesco Carella, spécialiste régional de l'OIT pour l'Amérique latine et les Caraïbes, explique à Equal Times que les défis de l'ère numérique ont un impact profond sur la réalité du travail des jeunes de la région. Ces défis vont de la protection des données personnelles des travailleurs au besoin urgent d'établir une gouvernance internationale sur les plates-formes numériques, en passant par la réglementation du télétravail et du travail à distance.

De plus, certains aspects tels que les compétences numériques, en particulier chez les jeunes, amplifiés par la pandémie de Covid-19, nécessitent des mesures pour réduire la précarité de la population active dans une région déjà affectée par des taux élevés de chômage et d'informalité du travail.

Les obstacles à une transition inclusive en matière d'emploi

« Les inégalités présentes en Amérique latine ont un impact significatif sur la situation professionnelle des jeunes, en particulier dans un contexte de transformation vers un monde davantage numérisé et baigné par l'intelligence artificielle », déclare Nallely Domínguez, membre du Comité des jeunes travailleurs des Amériques (CJTA) de la Confédération syndicale des Amériques (CSA). Mme Domínguez souligne que la région accuse un retard en matière d'inclusion des jeunes dans le monde du travail. En effet, ces derniers sont non seulement confrontés à des obstacles dans leur accès au marché du travail, mais lorsqu'ils parviennent à y entrer, ils ont tendance à occuper des emplois précaires ou informels, contrairement à la population adulte.

Selon un rapport de la CEPALC, au moins 23 % des jeunes latino-américains ne font pas d'études et ne travaillent pas, et près de 16 % des adolescents ne vont pas à l'école.

Par ailleurs, plus de 70 % des jeunes qui n'étudient pas et ne travaillent pas non plus sont des femmes, reflétant ainsi les barrières socio-économiques, éducatives et de genre qui limitent les possibilités d'insertion dignes sur le marché du travail.

Pour ce qui est des chiffres du chômage, le taux des jeunes est environ trois fois plus élevé que celui des adultes dans la plupart des pays de la région, tandis que l'informalité dans le travail touche également 53,4 % des jeunes âgés de 15 à 29 ans, des chiffres qui contribuent à perpétuer le cycle de la pauvreté et de l'inégalité dans la région.

Selon Mme Domínguez, les disparités en matière d'accès à l'éducation dans la région privent de nombreux jeunes d'une formation de qualité pour les préparer aux emplois de demain, en particulier ceux liés aux technologies et aux compétences numériques, les poussant ainsi vers un avenir marqué par l'incertitude, l'insécurité de l'emploi et l'exclusion économique.

« La numérisation du travail peut aggraver les inégalités existantes, car ceux qui ont un accès limité aux technologies et à l'éducation numérisée se heurtent à des obstacles plus importants pour accéder à des emplois de qualité. Cela peut contribuer à creuser encore davantage le fossé entre les jeunes qui ont accès aux opportunités offertes par le numérique et ceux qui n'y ont pas accès », ajoute-t-elle.

Précarité à l'ère du numérique : la réalité des jeunes travailleurs

« Les jeunes de la région sont confrontés à un accroissement de l'intermittence du travail en partie attribuable au fait qu'ils entrent et sortent constamment de la population active. Cette instabilité professionnelle accrue s'explique aussi par leur participation en grand nombre à des activités informelles, souvent caractérisées par la précarité et de faibles compétences », indique le spécialiste régional de l'OIT pour l'Amérique latine et les Caraïbes.

M. Carella prévient que cette instabilité dans l'emploi compromet la capacité des jeunes à acquérir les compétences nécessaires à leur avenir professionnel, y compris les compétences numériques. Cette réalité les condamne non seulement à avoir de faibles attentes en matière d'aspirations professionnelles, mais les rend également plus vulnérables.

En Bolivie, par exemple, le bulletin du Centre d'études pour le développement du travail et de l'agriculture (CEDLA ou Centro de Estudios para el Desarrollo Laboral y Agrario) révèle que la majorité des jeunes économiquement actifs (52 %) se trouvent dans le secteur informel. Ils y occupent des emplois précaires sans protection sociale. Nombre d'entre eux (60 %) ont des horaires exténuants pouvant atteindre 14 heures de travail par jour.

L'emploi informel prive les jeunes de garanties et d'avantages fondamentaux tels que l'assurance maladie ou les congés payés, ce qui les empêche de planifier à long terme et crée de l'insécurité pour eux-mêmes et leurs familles.

Il les expose en outre à des imprévus tels qu'une maladie ou une perte d'emploi soudaines, qui aggravent encore leur situation déjà précaire.

Parallèlement, la numérisation du lieu de travail, intensifiée dans le sillage de la pandémie de Covid-19, a également soulevé de nouvelles questions relatives à la réglementation du travail. Des modalités telles que le télétravail, l'entrepreneuriat ou le travail indépendant ont pris le devant de la scène, attirant l'intérêt des milléniaux et de la génération Z vers ces nouveaux espaces de travail, qui engendrent cependant de nouveaux défis.

« Si vous nous écoutez en tant que jeunes, vous avez souvent l'impression que nous avons adhéré au discours entrepreneurial, avec la possibilité de choisir nos horaires et d'avoir une certaine autonomie dans la gestion de notre temps. Mais ce n'est pas nécessairement le cas », soutient Mme Domínguez. La représentante syndicale souligne que le fait d'être indépendant n'implique pas nécessairement de renoncer aux droits obtenus grâce à la lutte syndicale. Au contraire, elle fait valoir que ces changements : « nous poussent à réinventer et à redéfinir de nouveaux droits du travail dans le cadre de ce que l'on appelle la “révolution 4.0”, afin de garantir de meilleures conditions aux travailleurs ».

En ce sens, le télétravail, par exemple, apparaît comme une modalité « associée à une relation de dépendance, c'est-à-dire à un contrat ou à une relation de travail entre l'employeur et le travailleur. Cela signifie que la réglementation devrait porter aussi bien sur les moyens de prestation de services que sur la plate-forme technologique, de même que sur l'endroit d'où le service est fourni, “de chez moi, dans une voiture, etc. Le problème est que nous savons qu'il existe encore de nombreuses zones grises dans la réglementation de cette modalité de télétravail et de travail à distance », explique l'expert de l'OIT.

Fractures numériques et IA, les nouveaux défis

« Dans l'ensemble, bien que certains jeunes d'Amérique latine sont peut-être bien préparés à relever les défis de la numérisation du travail et de l'intelligence artificielle, il reste un long chemin à parcourir pour que tous puissent se battre pour de nouveaux droits dans cette nouvelle forme d'organisation du travail et avoir accès à l'éducation, à la formation et aux ressources nécessaires pour s'épanouir dans l'économie numérisée », déclare Mme Domínguez.

Un rapport de l'OIT indique que les transformations technologiques pourraient exacerber les défis auxquels sont déjà confrontés les jeunes latino-américains sur le marché du travail. Les fractures numériquesou l'accès limité à des infrastructures adéquates joueront un rôle clé dans leur capacité à accéder à des emplois qualifiés, en particulier dans les zones rurales où la connectivité numérique reste encore un lointain privilège.

« Dans les zones rurales, l'accès au monde numérique n'existe pas et n'a jamais existé. L'électricité, l'eau potable et une éducation de qualité leur font toujours défaut. Sans accès à ces éléments de base, il est donc beaucoup plus difficile de les connecter au monde numérique. Les jeunes des zones rurales sont beaucoup plus marginalisés. Et c'est le cas dans tous les pays d'Amérique latine [pour ceux qui vivent] dans les zones rurales », explique Mario Andrés Castrillón, vice-président de la section Jeunesse de la Confédération des travailleurs de Colombie.

« À l'heure du numérique, nous constatons que ce sont surtout les jeunes qui sont au chômage. Nous aurions pu penser que l'ère du numérique nous aiderait à réduire les écarts, mais ce n'est pas le cas. Même si les jeunes sont plus que jamais connectés à l'Internet, aux applications et à d'autres outils [numériques], cette connectivité ne se traduit pas par des opportunités de travail. Le temps consacré à la consommation est plus important, mais le chômage des jeunes reste très élevé dans la région », déclare-t-il.

De plus, la situation des jeunes a également été influencée par l'arrivée de l'intelligence artificielle. Bien qu'elle puisse améliorer l'efficacité à certains égards, elle pose également le risque de remplacer des rôles facilement automatisables, ce qui suscite des incertitudes quant à l'avenir de l'emploi.

Face à cette réalité, il est urgent que les jeunes latino-américains développent des compétences d'adaptabilité et de résilience qui leur permettront de faire face à un marché du travail en constante évolution.

« Alors que de plus en plus de jeunes entrent sur le marché du travail numérique, il est important de veiller à ce qu'ils aient accès à des emplois décents, avec des salaires équitables, des conditions de travail sûres et une protection sociale adéquate. Pour atteindre cet objectif, il convient de promouvoir des politiques et des réglementations qui encouragent la formalisation de l'emploi sur les plates-formes numériques et l'application effective des droits du travail existants », poursuit Mme Domínguez.

Un autre aspect fondamental, abordé dans ce cas par l'expert de l'OIT, est la protection des informations personnelles des travailleurs. « Nous savons que les entreprises de plates-formes numériques collectent et utilisent énormément de données concernant les travailleurs et les clients. Données personnelles, suivi des déplacements, évaluations, etc. Ces informations sont utilisées pour affiner les algorithmes d'apprentissage automatique des plates-formes. Et si les travailleurs ne satisfont pas aux critères fixés par cet algorithme, [il] peut cesser de leur confier des tâches ou même décider de les licencier », explique M. Carella à propos de la nécessité de réglementer l'utilisation des données et d'établir des responsabilités dans le contrôle des algorithmes, qui jouent un rôle de plus en plus important dans la prise de décision dans le domaine du travail.

Pour sa part, Mme Domínguez souligne également l'importance qu'il y a à promouvoir la participation active des jeunes travailleurs dans les processus de prise de décision qui affectent leurs droits du travail.

Pour y parvenir, elle considère qu'il est essentiel de renforcer les organisations syndicales des jeunes et de promouvoir un dialogue social plus inclusif. En effet, « ce n'est qu'à travers une approche collaborative et équitable » qu'il sera possible de relever de manière adéquate les défis posés par la numérisation et l'intelligence artificielle à l'ère actuelle et ainsi garantir un accès plus équitable à des emplois stables et décents pour les générations futures, conclut-elle.

25.06.2024 à 10:39

Plus d'austérité et de dépenses militaires, la nouvelle quadrature du cercle de l'UE

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Considérée comme le berceau de la démocratie, la Grèce fait depuis quelques années figure de laboratoire d'essai politique de l'Union européenne (UE). Nul autre pays n'a subi de manière aussi frontale les mesures d'austérité prescrites par Bruxelles. Dans le même temps, la Grèce est le pays du groupe de l'OTAN à avoir alloué la part la plus élevée de son PIB aux dépenses militaires – cette année, elle a atteint 3,5 %, dépassant même celle des États-Unis. Au vu des programmes des partis vainqueurs aux élections (...)

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Considérée comme le berceau de la démocratie, la Grèce fait depuis quelques années figure de laboratoire d'essai politique de l'Union européenne (UE). Nul autre pays n'a subi de manière aussi frontale les mesures d'austérité prescrites par Bruxelles. Dans le même temps, la Grèce est le pays du groupe de l'OTAN à avoir alloué la part la plus élevée de son PIB aux dépenses militaires – cette année, elle a atteint 3,5 %, dépassant même celle des États-Unis. Au vu des programmes des partis vainqueurs aux élections européennes de début juin, les budgets des prochaines années seront placés sous le signe d'une austérité accrue et de dépenses militaires élevées. Une véritable quadrature du cercle dont il est difficile d'imaginer qu'ils ne donneront pas lieu à des ajustements sociaux profonds.

L'augmentation des dépenses militaires des pays européens est une demande de longue date de la Maison Blanche, que Donald Trump a élevée au rang d'exigence. Les États-Unis visent notamment à porter le budget de la défense de tous les membres de l'OTAN à au moins 2 % de leur PIB. Ce n'est toutefois que lorsque Vladimir Poutine a décidé de procéder à l'invasion de l'Ukraine en février 2022 que l'idée a fait son chemin dans presque toutes les capitales européennes, y compris à Bruxelles. La plupart des gouvernements des pays membres de l'UE se sont engagés à atteindre ce seuil au cours des prochaines années, ce qui impliquera une dépense supplémentaire de quelque 150 milliards d'euros par an. La Commission et la Banque centrale européenne envisagent même la possibilité d'émettre des euro-obligations pour financer l'achat ou la fabrication d'armements, une idée encore taboue il y a quelques années.

L'augmentation des dépenses militaires, notamment pour financer les livraisons d'armes à l'Ukraine, est en effet déjà une réalité, et la Commission européenne elle-même a dépensé plus de 5 milliards d'euros pour subventionner l'acquisition conjointe d'armements.

« En 2023, les dépenses militaires ont connu une très nette augmentation au niveau mondial, mais surtout en Europe. Ainsi, en Espagne, elles ont augmenté de 24 % et en Finlande de 36 %. Si nous comparons avec 2013, les pays membres européens de l'OTAN dépensent 30 % de plus », explique Pere Ortega, chercheur au Centre Delàs d'études sur la paix, en Espagne, qui se montre critique à l'égard de certaines mesures adoptées par la Commission européenne pour promouvoir les dépenses militaires, telles que l'élimination de l'impôt indirect ou de la TVA sur l'achat d'armements ou la modification des règles de la Banque européenne d'investissement (BEI) aux fins d'autoriser celle-ci à financer des projets industriels dans le domaine militaire.

Selon Rafael Loss, expert en sécurité au sein du groupe de réflexion European Council on Foreign Relations (ECFR), les pays de l'UE doivent consacrer davantage de moyens à la défense. « L'intention de Vladimir Poutine de modifier l'ordre de sécurité européen est très claire. [...] Cela ne signifie pas qu'il enverra assurément ses troupes au-delà des frontières de l'OTAN, mais le risque qu'il décide un jour de le faire va grandissant », prévient-il, soulignant que le contexte international est en train de changer. « L'analyse stratégique du principal partenaire de l'Europe, les États-Unis, se déplace vers l'Indo-Pacifique. »

M. Ortega estime toutefois que les craintes suscitées par les dirigeants européens au sujet d'une éventuelle attaque russe sont exagérées. « Poutine ne serait pas assez fou pour envahir un pays de l'OTAN, car il sait que cela conduirait à un conflit nucléaire. [...] Si c'est la paix qu'on veut, il faut s'y atteler. L'histoire montre que le contraire conduit à une course aux armements qui ne fait qu'augmenter les risques de guerre », explique-t-il. En revanche, Rafael Loss et Pere Ortega se rejoignent sur le fait qu'il est dysfonctionnel que les armées des pays européens disposent d'armements différents et parfois même incompatibles, et qu'il semble donc logique de faire un effort pour les uniformiser.

L'impact social des nouvelles règles budgétaires

Alors que le montant précis des dépenses militaires et le rôle que jouera Bruxelles dans le réarmement européen sont encore incertains, les nouvelles règles budgétaires auxquelles les États membres seront soumis à partir de 2025, et qui impliquent un retour à l'austérité, ont, elles, déjà été approuvées. Ainsi, les limites de déficit public annuel de 3 % du PIB et de 60 % de la dette publique, qui avaient été suspendues uniquement en raison de la pandémie de Covid-19, sont rétablies.

Toutefois, de nouvelles conditions sont introduites qui permettront aux États membres de bénéficier d'une plus grande flexibilité dans la poursuite de ces objectifs de déficit. Par exemple, le délai accordé aux États dépassant le seuil de 3 % pour consolider leurs finances sera porté à quatre ans, alors qu'il sera de sept ans pour ceux confrontés à un problème de dette publique plus grave. « Cette réforme constitue à la fois un nouveau départ et un retour à la responsabilité budgétaire […]. Lorsque vous contrôlez votre budget, vous n'avez pas besoin d'austérité », a déclaré Markus Ferber, du parti conservateur allemand CDU, l'un des eurodéputés les plus directement impliqués dans la négociation des nouvelles règles budgétaires, lors d'un débat au Parlement européen. La semaine dernière, la Commission européenne a déjà commencé à appliquer les nouvelles règles, en ouvrant une procédure pour « déficit public excessif » contre sept pays : la Belgique, la France, l'Italie, la Hongrie, Malte, la Pologne et la Slovaquie.

« Des finances saines sont importantes car elles permettent d'attirer les investissements des marchés. Il est toutefois important de trouver un équilibre, car un excès de zèle entraîne une réduction des investissements dans l'éducation, les infrastructures ou la santé et provoque d'autres problèmes pour l'économie », explique Nick Malkoutzis, directeur du groupe de réflexion Macropolis, basé à Athènes.

M. Malkoutzis estime positif qu'une plus grande flexibilité ait été introduite dans le respect des critères, cependant il considère que ces règles doivent aller de pair avec un effort à l'échelle de l'UE pour garantir des investissements majeurs dans des secteurs clés – tels que la transition écologique ou les infrastructures – comme ce fut le cas avec la Facilité pour la reprise et la résilience approuvée au lendemain de la pandémie et qui est sur le point d'arriver à expiration.

Ludovic Voet, secrétaire confédéral de la Confédération européenne des syndicats (CES), qualifie le nouveau pacte fiscal d'« erreur totale ». « Nous avons présenté quatre demandes et aucune n'a été respectée. Parmi elles, celle de ne pas imposer une formule aveugle de consolidation des déficits ou d'exclure les investissements sociaux et écologiques. La seule exception concernera les dépenses militaires », critique M. Voet, qui prévoit des coupes claires dans les dépenses sociales pour équilibrer les budgets.

Concrètement, le responsable syndical estime une réduction de quelque 100 milliards pour l'ensemble de l'UE d'ici 2027, un chiffre repris dans une étude commandée par la CES sur l'impact des nouvelles règles budgétaires.

Selon ce rapport, seuls trois pays – le Danemark, la Suède et l'Irlande – seront en mesure de respecter à la fois leurs propres engagements en matière d'investissements dans la transition écologique et le plafond sur les dépenses publiques. Cette situation est d'autant plus préoccupante que, selon les propres statistiques de la Commission, le déficit d'investissement dans les infrastructures sociales de l'Union s'élève déjà aujourd'hui à 192 milliards d'euros.

Yanis Varoufakis, ancien ministre des finances de la Grèce qui a démissionné suite à son désaccord avec le programme d'ajustement structurel imposé par Bruxelles et le FMI, se montre beaucoup plus acerbe dans ses critiques. « Cette austérité light est une recette pour la stagnation économique, qui favorisera la montée de l'extrême droite. Pendant que l'Europe agit de la sorte, les États-Unis et la Chine encourent des déficits pour financer leur politique industrielle, et c'est chez eux que l'on trouve les entreprises technologiques et les nouveaux emplois verts. L'Europe est un continent sous-développé sur le plan technologique », assène M. Varoufakis.

En attendant de savoir comment la nouvelle Commission européenne, qui se trouve engagée dans un processus de renouvellement suite aux élections européennes de juin, appliquera les nouvelles règles financières et relèvera les défis auxquels est confronté le continent, l'exemple du laboratoire grec n'est guère prometteur. Après une décennie d'ajustement, le pouvoir d'achat des Grecs a plongé au dernier rang de l'UE, devant seulement la Bulgarie. De surcroît, certains de ses services publics, tels que les soins de santé, se sont gravement détériorés, créant un malaise profond et une grande inquiétude au sein de la population.

20.06.2024 à 05:00

À Chypre, les violences contre les demandeurs d'asile et les associations d'aide augmentent dans une large indifférence

Marine Caleb

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C'est encore l'aube à Nicosie quand, le 5 janvier 2024, une explosion rompt le silence de la capitale de Chypre. La bombe fait voler en éclats les vitres du petit local de KISA, une organisation qui soutient et défend les demandeurs d'asile.
Sur la petite île méditerranéenne, c'est la première fois que des violences touchent une organisation de la société civile. Personne n'a été blessé, mais les bureaux ne sont toujours pas complètement réparés et l'organisation ne peut toujours pas opérer normalement.
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C'est encore l'aube à Nicosie quand, le 5 janvier 2024, une explosion rompt le silence de la capitale de Chypre. La bombe fait voler en éclats les vitres du petit local de KISA, une organisation qui soutient et défend les demandeurs d'asile.

Sur la petite île méditerranéenne, c'est la première fois que des violences touchent une organisation de la société civile. Personne n'a été blessé, mais les bureaux ne sont toujours pas complètement réparés et l'organisation ne peut toujours pas opérer normalement.

« Cette attaque ne sort pas de nulle part. Cela faisait des mois que nous sommes victimes d'une campagne de diffamation et de barrières administratives qui nous empêchent de fonctionner », explique Doros Polykarpou, le directeur de KISA. Il pointe aussi du doigt un discours de défiance envers les organisations comme la sienne, propagé par le gouvernement de coalition de Níkos Christodoulídis, et une progression de l'extrême droite.

En février 2024, 41 organisations ont signé une lettre condamnant le harcèlement et l'attaque subis par KISA. Elles dénoncent ainsi l'escalade de violences envers les étrangers perçus comme non-blancs et les demandeurs d'asile, mais aussi le silence inquiétant du gouvernement chypriote et de l'Union européenne.

« Il n'y a même pas eu d'enquête. Quel genre de signal donne-t-on, en ne disant rien ? », s'emporte Kondylia Gogou chercheuse pour Amnesty International, l'un des signataires de la lettre.

La commissaire européenne aux Affaires intérieures Ylva Johansson s'est déplacée sur l'île en janvier 2024. Une visite saluée par Doros Polykarpou de KISA, mais qui doit être suivie d'actions selon Amnesty International dans un mail en réponse aux questions d'Equal Times, notamment pour « garantir que les défenseurs des droits humains e puissent travailler en toute sécurité ».

Quant au gouvernement chypriote, Andreas Georgiades, chef du service d'asile au ministère de l'Intérieur, affirme : « Si l'attaque sur KISA est basée sur un comportement xénophobe, bien sûr que nous le condamnons et la police est venue après la bombe ».

Un contexte migratoire tendu

Ces dernières années, Chypre est passée en première ligne de l'arrivée de demandeurs d'asile fuyant la Syrie, l'Afghanistan, mais aussi la RD-Congo, le Cameroun ou le Bangladesh pour rejoindre l'Europe et espérer une vie meilleure. En 2022, l'île a atteint un pic : 21.564 demandes d'asile ont été déposées. En 2023, il n'y en avait plus que 10.585. Toutefois, 5 % de la population étaient des demandeurs d'asile, en 2023, soit la plus haute proportion d'Europe.

Face à cet afflux, les violences xénophobes ont augmenté, alimentées par la progression de l'extrême droite, dont le parti ELAM vient de faire élire pour la première fois un eurodéputé, lors des récentes élections. En août 2023 à Paphos, 300 membres d'ELAM ont violemment attaqué les logements et les magasins des communautés immigrées. Un mois plus tard à Limassol, des commerces ont été détruits aux cocktails Molotov par un groupe de 200 Chypriotes. Plus récemment, en mars 2024 à Paphos, un homme a attaqué une trentaine de Syriens avec une arme.

« On a vu comment ça a tourné. Le racisme a augmenté, alors que nous avons besoin de travailleurs. Les personnes que l'on aide mentionnent beaucoup de violence verbale. Et le profilage policier a augmenté », partage Corina Drousiotou, coordinatrice de projet pour le Cyprus Refugee Council.

Plus que ces violences, les demandeurs d'asile dénoncent les difficultés qu'ils subissent au quotidien. Même les besoins primaires sont difficiles à réaliser : trouver un logement ou un travail est un parcours du combattant, aux marges de la légalité.

Arrivé de Turquie en décembre 2022, Ferit est un demandeur d'asile kurde. Il vit dans la rue depuis son arrivée, faute d'argent et de travail. Pour l'instant, il passe ses journées sur le pont au-dessus des remparts vénitiens de Nicosie. « Je suis venu ici, car je pensais que c'était un pays d'accueil pour les Kurdes. Je voulais rester, mais ici, je n'ai pas de droits. On m'interdit de travailler », explique Ferit. Depuis décembre 2023, les demandeurs d'asile doivent attendre 9 mois après l'enregistrement de leur demande pour travailler.

Si certains préfèrent attendre pour ne pas mettre en péril leur statut, nombreux sont ceux qui n'ont d'autres choix que de travailler pour payer leur logement et leurs dépenses quotidiennes dans un pays connaissant une forte inflation. « On a besoin de travailler, ce n'est pas une vie ! », s'emporte Junior, arrivé de RDC il y a 5 ans et installé à Nicosie. Sa demande a été refusée, mais il n'est jamais parti. « Je ne peux pas retourner au Congo. Un avocat d'une ONG est sur mon cas », explique le jeune homme. Il a déposé des CV pour travailler dans le tourisme, un secteur en pénurie de main-d'œuvre.

À Nicosie, les demandeurs d'asile font tourner les hôtels et les restaurants, surtout en haute saison. Le reste du temps, ils sillonnent la ville à vélo pour livrer leurs repas aux Chypriotes.

Premier pays européen à expulser

Parallèlement, face à la hausse de l'immigration, le gouvernement reste ferme et fermé. « La priorité du gouvernement chypriote est d'empêcher les gens de venir et de faciliter le départ de ceux qui voient leur demande refusée », explique Corina Drousiotou. Par exemple, depuis décembre 2023, l'accès à la nationalité est conditionnel à un niveau B1 de Grec et une connaissance suffisante de la culture et de l'histoire de l'île.

En 2023, 22 millions d'euros (environ 23,5 millions USD) ont été investis par l'UE pour rénover le premier centre d'accueil de l'île, le camp de Pournara en banlieue de Nicosie. Pour Ferit qui y a vécu à son arrivée début 2023, l'expérience était déshumanisante : « Je suis resté trois mois et il y a beaucoup de problèmes dans les habitations. Personne n'est heureux, la nourriture n'est pas bonne et sent mauvais. On me donnait juste un seul bout de pain. Et quand tu essaies d'en parler aux responsables, ils se mettent en colère et n'écoutent pas ».

L'agrandissement et les travaux sont encore en cours et permettront d'accueillir environ 1.000 personnes. Motivé par une capacité d'accueil dépassée et des conditions de vie dénoncées par les demandeurs d'asile et la société civile, cet investissement a surtout pour objectif d'accélérer le traitement des demandes. Alors que la plupart pouvaient passer plusieurs mois dans le camp en attendant d'être libérés, aujourd'hui, la moyenne est de 2 semaines, selon Stéphanie Violari, coordinatrice de procédure au camp.

Aujourd'hui, si les conditions sont meilleures, le lieu reste très isolé et a des airs de prison. Il faut passer un portail barbelé pour accéder aux habitations. Les maisons sont froides en hiver et suffocantes en été et aucun arbre n'offre d'ombre au millier de personnes en attente.

En traitant les demandes plus rapidement, les personnes refusées sont censées, pour les autorités, retourner plus rapidement dans leur pays. Une mesure qui s'inscrit dans la politique de la Commission européenne sortante et dans le nouveau Pacte sur la migration et l'asile voté en avril 2024. En février 2022, Chypre et l'UE avaient justement signé un plan d'action pour améliorer la capacité d'accueil et faciliter les retours.

À Chypre, les personnes refusées peuvent compter sur les programmes de retours « volontaires ». Les personnes dont la demande a été refusée reçoivent un billet d'avion vers un pays dit « sûr » ainsi qu'environ 1.000 euros. Avec 96 % des demandes refusées, Chypre est l'un des premiers pays européens à expulser, proportionnellement au nombre de demandeurs d'asile sur le territoire, selon le ministère de l'Intérieur. Les autorités se basent sur une liste de 27 pays « sûrs », comprenant le Nigeria, le Ghana, le Sénégal ou le Pakistan. Les ressortissants de ces pays se feront systématiquement refuser l'asile, leur demande étant « infondée ». Ce sont surtout les apatrides et les Syriens qui sont acceptés, mais leurs demandes sont souvent suspendues.

Quant aux demandes acceptées, un programme de relocalisation avait été mis en place pour envoyer les demandeurs d'asile en Allemagne, en France ou en Bulgarie par exemple, mais il a été interrompu depuis juillet 2023, car il aurait créé un « appel d'air », selon les autorités.

« La nouvelle politique du gouvernement est basée sur des valeurs humanitaires. Il ne s'agit pas de savoir si on veut ou pas des demandeurs d'asile, mais c'est une question de capacité d'accueil », explique Andreas Georgiades, chef du service d'asile. Il explique que, dernièrement, le pays fait face à un flux « extrême » de Syriens arrivant du Liban, « qui ne peut être absorbé par Chypre ».

Le gouvernement ne peut en effet renvoyer les Syriens sur son territoire ni en Syrie ni au Liban. Ainsi, depuis quelques mois, il presse l'UE de considérer certaines parties de la Syrie comme des zones sûres pour procéder à l'expulsion des Syriens refusés. Avec plus de 2.000 personnes arrivées entre janvier et mars 2024, le président chypriote a exprimé que le pays faisait face à « une crise sérieuse avec ces arrivées presque quotidiennes ».

De même, l'île souhaite signer un accord avec le Liban pour réduire l'arrivée de demandeurs d'asile sur son territoire, ce que la Commission a confirmé en mars dernier. Un plan préoccupant pour Amnesty International qui le rapproche des accords avec la Tunisie ou l'Égypte, qui sont maintenus « sans tenir compte des preuves évidentes des abus ou des graves violations des droits humains dans les pays avec lesquels l'accord est négocié », selon des mots partagés par e-mail.

Virage à droite en Europe et des associations livrées à elles-mêmes

La Commission européenne sortante a poursuivi un contrôle des frontières, dépensant 26,2 milliards d'euros (29 milliards USD) pour la migration et la gestion des frontières (dont 5,6 milliards [soit 6,3 milliards USD] pour Frontex, son agence de protection des frontières entre 2021 et 2027) et vient de voter le nouveau Pacte sur la migration et l'asile, qui pour les spécialistes, comme le chercheur Olivier Clochard, scelle une politique « court-termiste qui va dans un sens restrictif ». Cela se traduit par l'ambition d'une accélération du traitement des demandes par « filtrage » aux frontières ou la possibilité d'ordonner la détention administrative étendue à neuf mois, dans tout pays qui ferait face à un nombre d'arrivées exceptionnel, comme en 2015-2016.

« On veut un système plus rapide qui est une vitrine pour dire que les droits humains sont respectés, mais les demandes sont traitées à la va-vite. Or, il faut du temps aux personnes pour se confier et faire comprendre leur situation », explique le chercheur associé au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France.

Ce Pacte a été voté à l'aube des élections européennes du 9 juin 2024, dans un contexte où les partis conservateurs et l'extrême droite sont en progression. « Avec 80 % des décisions adoptées en codécision, il y a des risques que cela influence la politique migratoire », estime Philippe Icard.

Car sur place, ce sont surtout les demandeurs d'asile qui pâtissent des politiques européennes. Leur situation dépend du travail d'une société civile réduite et non-soutenue financièrement par un gouvernement qui, au contraire, s'en méfie. Si les ONG rencontrées rapportent ne pas avoir changé leurs méthodes de travail ou se sentir en danger comme KISA, elles témoignent d'un renforcement sécuritaire. « Nous n'avons pas peur, mais ce n'est pas super d'avoir des contrôles de police en bas de chez nous. Cela ne renvoie pas le bon message, car les personnes viennent ici pour trouver de l'aide », explique Elizabeth Kassinis, directrice de Caritas Chypre.

Le centre est à côté de la porte de Paphos et de la frontière avec la Chypre turque. Une petite brigade de policiers est postée juste à côté pour opérer des contrôles d'identité. Nous constatons qu'elle cible surtout les personnes qui ont l'air d'être migrantes.

De leur côté, le Refugee Support Group a subi les conséquences de la loi sur l'interdiction de travailler pendant 9 mois pour les demandeurs d'asile : « On donnait à chacun de la nourriture de manière hebdomadaire pendant 4 à 6 semaines le temps qu'ils puissent travailler. Mais depuis que cela a changé, on ne peut plus les soutenir », regrette Natalie Holmes, responsable des communications.

Sans oublier que les ONG chypriotes souffrent, comme beaucoup d'autres ailleurs dans le monde, de la baisse de fonds internationaux qui peinent à suivre face à la multiplication des crises.

« On n'a pas le choix que de s'adapter, de sélectionner, de référencer comme on peut malgré le peu d'organismes », explique Mme Drousiotou du Cyprus Refugee Council. La poignée d'ONG et d'associations informelles a l'impression de travailler contre son gouvernement et l'Union européenne, n'ayant d'autres choix que de se concentrer pour donner un « accueil digne », au moins. Jusqu'à leur expulsion.

19.06.2024 à 11:15

En Turquie, l'approche innovante des syndicats dans la lutte contre la violence sexiste sur le lieu de travail

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Bahar est ouvrière dans une usine située sur la côte de la mer Égée. Mariée et mère de trois enfants, elle entretenait une bonne amitié avec un autre employé. « Nous nous appelions frère et sœur », explique-t-elle à Equal Times. Mais peu à peu, il a commencé à la regarder fixement et à lui envoyer des textos plus intimes. C'était il y a sept ans et Bahar (nom d'emprunt) ne s'est toujours pas remise de ce traumatisme, affirmant qu'elle a perdu confiance dans les hommes. « Au début, je ne comprenais pas ce qui se (...)

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Bahar est ouvrière dans une usine située sur la côte de la mer Égée. Mariée et mère de trois enfants, elle entretenait une bonne amitié avec un autre employé. « Nous nous appelions frère et sœur », explique-t-elle à Equal Times. Mais peu à peu, il a commencé à la regarder fixement et à lui envoyer des textos plus intimes. C'était il y a sept ans et Bahar (nom d'emprunt) ne s'est toujours pas remise de ce traumatisme, affirmant qu'elle a perdu confiance dans les hommes. « Au début, je ne comprenais pas ce qui se passait, je n'arrivais pas à y associer un nom. Puis j'ai pensé que c'était peut-être moi qui l'avais incité à se comporter de la sorte. » Elle a arrêté de répondre à ses messages, elle l'a même bloqué, mais il trouvait d'autres réseaux pour continuer à lui envoyer des messages. « Je me sentais de plus en plus tendue, de plus en plus en colère ». Dans son usine, les femmes sont minoritaires et elle ne savait pas vers qui se tourner. Au bout de trois semaines, elle s'est adressée au syndicat.

C'est là que Nuran Gülenç (du syndicat Birleşik Metal-İş), une experte en égalité des sexes, est intervenue et a proposé une solution simple : modifier les quarts de travail du harceleur et de la harcelée. Après cela, il a continué à la chercher lors des changements d'équipe, à l'aborder à l'extérieur de l'usine et à prétendre que leur relation était normale devant les autres employés, un comportement courant chez les harceleurs. Mme Gülenç a alors demandé à l'entreprise de le licencier. Mais Bahar ne voulait pas exercer de nouvelles représailles : « Nous avions tous les deux besoin de ce travail ». Elle a dû prendre des médicaments pendant un certain temps et se sent toujours tendue et en colère au souvenir du harcèlement.

Dégradation des droits de la femme en Turquie

Féministe, ingénieure des mines, consultante, auditrice et experte en relations de travail depuis 25 ans, Mme Gülenç est l'agent de terrain qui analyse et résout ces conflits dans un pays où l'on enregistre au moins 40 féminicides par mois et où deux femmes sur dix sont victimes de violences sexistes. Or, non seulement la Turquie n'a pas ratifié la Convention 190 (C190) de l'OIT sur la violence et le harcèlement (qui existe depuis cinq ans et a été ratifiée par 41 pays), mais elle s'est également désolidarisée de la Convention d'Istanbul en 2021. Après le coup d'État manqué de juillet 2016, le gouvernement islamiste conservateur de Recep Tayyip Erdoğan a amorcé une dérive autocratique avec une perte d'indépendance de la justice, du parlement, du journalisme, de l'éducation, et donc aussi des droits humains et des droits des femmes.

L'excuse avancée par M. Erdoğan pour justifier sa prise de distance à l'égard des droits des femmes et des personnes LGBTI+ est qu'il s'agit d'une « attaque contre l'institution de la famille ». En d'autres termes, la femme n'existe pas en dehors du cadre de la famille.

D'après des données officielles turques, l'économie informelle est passée de 50 % en 2010 à 33 % en 2018. Cependant, les audits des syndicats indiquent que le secteur informel représente encore environ 60 %. L'industrie textile, l'une des plus importantes du pays et dont le principal client est l'Europe, emploie 90 % des femmes actives, et une bonne partie des 4 millions de réfugiés, principalement des Syriens.

« L'un des principaux problèmes de l'industrie textile est que presque tous les sous-traitants sont de petits ateliers sans licence qui concentrent presque tout le travail informel et la majorité des travailleurs migrants sans permis, de sorte que les lois sur l'égalité des sexes ne sont pas appliquées. De nombreuses entreprises étrangères ne savent pas quelle proportion de leur approvisionnement provient de ces ateliers informels », explique Mme Gülenç.

Elle collabore avec la confédération syndicale DİSK afin de mettre en pratique les dispositions de la C190 avec ingéniosité et créativité, mais aussi avec la fondation néerlandaise Fair Wear pour les bonnes pratiques dans l'industrie textile mondiale. Selon leurs audits, l'important taux d'informalité dans le secteur turc est le principal écueil à l'amélioration de la situation : moins la syndicalisation est importante, plus les injustices sont nombreuses et plus l'écart de rémunération entre les hommes et les femmes se creuse (la Turquie a été classée 124e sur 146 pays dans le classement 2022 de l'écart de rémunération entre les hommes et les femmes établi par le Forum économique mondial). Depuis 2016, Mme Gülenç est intervenue dans une quarantaine de cas de violence sexiste dans les secteurs de la métallurgie et du textile.

L'investissement étranger, le grand stimulant

« Depuis la pandémie, de nombreuses entreprises turques doivent obtenir des investissements auprès d'institutions telles que la Banque mondiale, la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement) et de grandes entreprises européennes. Pour ce faire, elles doivent se conformer aux valeurs sociales de ces institutions dans le cadre de leurs projets. La lutte contre la violence et le harcèlement est très importante pour ces institutions. Ainsi, nous disons aux entreprises turques que si elles n'appliquent pas les quotas, la prévention de la violence et de la discrimination fondées sur le genre, elles perdront tout simplement ces investissements », explique Mme Gülenç à Equal Times.

Et cela fonctionne. Les fonds étrangers et les mécanismes propres au capitalisme sont donc la carotte qui permet d'imposer des améliorations.

Mme Gülenç fait partie d'un réseau de partenaires sociaux, de syndicats et d'associations féministes qui promeuvent ces droits à travers des campagnes d'information, des formations et des audits, et en imposant leur application au titre de prévention des risques professionnels dans les conventions collectives. La meilleure stratégie pour endiguer la violence consiste, selon eux, à augmenter le nombre de femmes parmi les représentants syndicaux et les postes dirigeants ; ce pourcentage étant passé de zéro à 30 % dans les syndicats avec lesquels Mme Gülenç travaille.

Tuğba Kahraman est ingénieure industrielle et travaille dans les télécommunications. Elle a fait sa thèse en 2016 sur les connaissances des étudiantes universitaires en matière de droits des femmes : la plupart d'entre elles ne savaient pas du tout de quoi il retournait. Elle-même a été menacée de perdre son emploi précédent si elle tombait enceinte : « Je suis considérée comme une fauteuse de troubles parce que je suis féministe et qu'il n'y a pratiquement pas de femmes dans mon secteur », a-t-elle déclaré à Equal Times.

L'action syndicale

Dans un cas concret, deux conjoints travaillaient dans la même entreprise de métallurgie et le représentant syndical avait découvert qu'elle subissait des violences domestiques. Le syndicat s'est entretenu avec le directeur et a réussi à lui verser deux mois de salaire en avance, afin d'éviter que son partenaire ne la laisse sans le sou et qu'elle puisse divorcer.

Pour prévenir la violence contre les femmes tant au sein de la famille que sur le lieu de travail, les syndicats s'appuient sur les conventions des Nations unies telles que la CEDAW (Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes) ou sur la législation nationale telle que la Loi 6284, adoptée en 2012 à la suite de la ratification par la Turquie de la Convention d'Istanbul (2011). La raison pour laquelle ils tiennent compte de la violence au sein de la famille, et pas seulement sur le lieu de travail, est que l'agresseur pourrait également être un collègue, ou suivre ou rencontrer la victime sur son lieu de travail. La violence domestique est également liée à l'absentéisme, à la perte de concentration et de motivation et, en fin de compte, à la perte d'emploi pour la personne maltraitée.

C'est pourquoi la Convention C190 demande aux gouvernements de prendre des mesures appropriées pour « reconnaître les effets de la violence domestique » et « atténuer son impact dans le monde du travail ».

« Pourtant, ces lois ne sont pas respectées et parfois, la législation nationale n'est même pas appliquée ; les partis conservateurs disent qu'elles nuisent à la famille », explique à Equal Times Döne Gevher, secrétaire générale de Femmes de la KESK (Confédération des syndicats des fonctionnaires), qui regroupe des syndicats du secteur public tels que l'éducation, la santé et les employés municipaux. Selon des études de terrain, c'est dans ce secteur que le harcèlement est le plus signalé, même s'il n'y est pas précisément le plus prévalent, et ce, grâce à un système de détection et de signalement. Mme Gevher explique que son syndicat a organisé des campagnes d'information sur les réseaux sociaux et des manifestations à des dates importantes telles que le 8 mars et le 25 novembre, Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes. La KESK plaide pour la parité dans la représentation syndicale avec un système de quotas et exige le respect des traités internationaux dans ses conventions collectives. Elle dispose également d'une équipe d'avocats et, lorsque cela s'avère nécessaire, le syndicat intente des actions en justice.

À Istanbul, au siège de la confédération syndicale DİSK, on se souvient encore d'une formation sur la violence sexiste au cours de laquelle l'un des travailleurs présents s'est levé et a demandé : « Voyons voir : j'ai giflé ma femme à quelques reprises. Vous allez me dire que c'est un délit ? ».

Sa présidente, Arzu Çerkezoğlu, explique qu'en plus de toutes les solutions susmentionnées — y compris les quotas de femmes —, sa confédération demande également « un soutien psychologique et des sanctions contre les travailleurs masculins qui infligent des violences à leurs épouses, y compris le licenciement » dans leurs conventions collectives. La Turquie a ratifié la Convention 100 de l'OIT sur l'égalité de rémunération, et la Convention 111 contre la discrimination. Elle exige donc leur application (car, d'une part, la violence et le harcèlement aggravent les inégalités et, d'autre part, les inégalités favorisent la violence et le harcèlement). En 2022, elles sont parvenues à rencontrer le ministre du Travail de l'époque, Vedat Bilgin, afin d'exiger la Convention C190, mais jusqu'à présent, leur demande est restée sans réponse.

Equal Times a contacté le ministère turc du Travail pour s'enquérir d'une éventuelle ratification, mais à l'heure de la publication de cet article, aucune réponse n'a été reçue.

Güldane Yeni, spécialiste auprès du syndicat TÜRK-İŞ, indique depuis Ankara que le syndicat organise des formations de sensibilisation à la Convention C190 dans toutes les provinces de Turquie, ainsi que sur les médias sociaux, et que ses statuts du syndicat ont été mis à jour afin d'y inclure l'égalité entre les femmes et les hommes. Dans leurs conventions collectives, ils incluent également la prévention de la violence, les congés d'allaitement et de maternité, les allocations pour les services de garderie pour chaque enfant et plaident pour que les soins aux enfants, aux personnes âgées et aux personnes handicapées soient pris en charge par l'État.

La confédération HAK-İŞ a obtenu des entreprises de son secteur qu'elles signent un « document de tolérance zéro contre la violence et le harcèlement ». Pour la première fois dans l'histoire, l'une des conventions de l'OIT est appliquée avant même sa ratification », explique depuis Ankara Pinar Özcan, responsable de l'égalité entre les hommes et les femmes du syndicat.

À l'instar des trois autres syndicats, HAK-İŞ a recours à d'autres lois internationales et locales pour appliquer bon nombre des dispositions de la Convention C190. « Nous avons également créé une plateforme de dialogue social avec la participation de tous les partenaires sociaux, y compris l'OIT, le FNUAP (Fonds des Nations unies pour la population), le ministère du Travail, le ministère de la Famille, le monde universitaire, Inditex, H&M, les syndicats des employeurs et les syndicats de l'industrie de la confection », ajoute Mme Özcan.

Un porte-parole de H&M a déclaré à Equal Times que « tous ses fournisseurs doivent signer l'engagement de l'entreprise en matière de développement durable » et que l'entreprise soutient toutes les mesures telles que la Convention C190 ou la Recommandation 206 (complétant la Convention sur la violence et le harcèlement), émanant également de l'OIT.


Cet article a été produit avec le soutien de la Ford Foundation et est publié sous Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International licence.

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