"On a commencé en juillet 2024. On ne se connaissait pas mais on se retrouvait ici et un jour, en discutant, on s'est dit pourquoi pas un bingo ?", raconte Jessica Lololhea, l'une des organisatrices: "C'était un moyen de se retrouver, de s'évader un peu".
Le lieu est improbable: un ancien Super U, ravagé lors des émeutes de mai 2024. À côté, la station-service est devenue une salle de jeux à ciel ouvert. Vers 20H00, des femmes arrivent à pied, une natte sous le bras. Elles saluent les habituées, déplient leur tapis, sortent leurs galets. Le bingo peut commencer.
Une voix égrène les tirages: "sept – quatre-vingt-dix – collé-deux ! (22)". Les "quine" et "bingo" fusent à intervalles réguliers.
Les participantes restent concentrées, presque silencieuses. Entre deux parties, elles commandent un sandwich ou un jus vendus sur place.
C'est ce qui permet de financer les projets. Le bingo de Rivière-Salée n'est pas un bingo ordinaire.
"On essaie d'avoir un but", résume Jessica Lololhea, qui a cofondé l'Association Réactivité sociale. "On essaie de faire revivre le quartier, on organise de petites choses. Dernièrement, on a eu un projet pour aider les enfants de la cantine, comme c'est cher", dit-elle (18.000 francs Pacifique par mois).
L'histoire du bingo en Nouvelle-Calédonie est relativement récente Introduit par les missions protestantes et catholiques, il s'est généralisé dans le territoire à partir des années 1970, devenant souvent un outil de lien et de redistribution sociale.
Officiellement, seuls les établissements agréés sont autorisés à organiser des parties. Mais à Nouméa, les bingos "sauvages" foisonnent.
Selon un document de travail interne à la police consulté par l'AFP, "jusqu'à 90% des bingos se joueraient hors du cadre légal".
"On fait la distinction entre les bingos à but lucratif (...) et ceux dits +pied d'immeuble+, qui ne causent pas de nuisance et sont plutôt vecteurs de lien", indique la police calédonienne à l'AFP.
Entraide et controverses
"Maintenant, on vient jouer tous les soirs. C'est juste pour se divertir, pour le plaisir de se retrouver", confie Salomé Waré, une joueuse de 30 ans.
Jessica Lololhea, qui habitait le quartier depuis 19 ans, dit elle avoir trouvé "une famille". "Paradoxalement, les émeutes ont créé quelque chose, un lien", dit-elle.
Dans les rues adjacentes, plus rien n'ouvre la nuit. La pharmacie est fermée, la médiathèque incendiée, le collège à l'arrêt. La salle de concert, déjà délaissée par les jeunes, n’a pas rouvert.
Les voitures se font rares. La carcasse brûlée du Super U a été rasée, des herbes ont poussé derrière le reste de façade. Avenue Bonaparte, seules les voix du bingo percent l'obscurité.
"Le bingo est devenu un phénomène culturel. C'est un passe-temps et en même temps, après les évènements, les gens qui ont perdu leur travail viennent vendre des petits paquets. Ça leur fait un peu de pièces", confie Jeanne Etoroï, monitrice-éducatrice de 54 ans venue jouer pour le plaisir de retrouver des amies.
Alors que le bingo était exclusivement féminin, des hommes commencent à accompagner leurs femmes, précise-t-elle. Mais tout le monde n'est pas à l'aise avec cette pratique.
Dans le quartier populaire de la Vallée du Tir, Florenda Nirikani, une militante d'éducation populaire respectée, a réussi à empêcher le jeu pendant plusieurs mois en 2024.
"C'est une position politique de laisser les mamans jouer. Plus elles jouent, moins elles s'occupent du quartier" ou de leurs enfants, estime-t-elle.
Elle compare le bingo à "une maladie", contre laquelle l'État devrait lutter plutôt que de laisser faire.
Autour de la station, les voix résonnent, ponctuées de quelques rires étouffés. Puis les nattes se replient, lentement. Le quartier reste plongé dans l'obscurité.
Texte intégral (630 mots)
"On a commencé en juillet 2024. On ne se connaissait pas mais on se retrouvait ici et un jour, en discutant, on s'est dit pourquoi pas un bingo ?", raconte Jessica Lololhea, l'une des organisatrices: "C'était un moyen de se retrouver, de s'évader un peu".
Le lieu est improbable: un ancien Super U, ravagé lors des émeutes de mai 2024. À côté, la station-service est devenue une salle de jeux à ciel ouvert. Vers 20H00, des femmes arrivent à pied, une natte sous le bras. Elles saluent les habituées, déplient leur tapis, sortent leurs galets. Le bingo peut commencer.
Une voix égrène les tirages: "sept – quatre-vingt-dix – collé-deux ! (22)". Les "quine" et "bingo" fusent à intervalles réguliers.
Les participantes restent concentrées, presque silencieuses. Entre deux parties, elles commandent un sandwich ou un jus vendus sur place.
C'est ce qui permet de financer les projets. Le bingo de Rivière-Salée n'est pas un bingo ordinaire.
"On essaie d'avoir un but", résume Jessica Lololhea, qui a cofondé l'Association Réactivité sociale. "On essaie de faire revivre le quartier, on organise de petites choses. Dernièrement, on a eu un projet pour aider les enfants de la cantine, comme c'est cher", dit-elle (18.000 francs Pacifique par mois).
L'histoire du bingo en Nouvelle-Calédonie est relativement récente Introduit par les missions protestantes et catholiques, il s'est généralisé dans le territoire à partir des années 1970, devenant souvent un outil de lien et de redistribution sociale.
Officiellement, seuls les établissements agréés sont autorisés à organiser des parties. Mais à Nouméa, les bingos "sauvages" foisonnent.
Selon un document de travail interne à la police consulté par l'AFP, "jusqu'à 90% des bingos se joueraient hors du cadre légal".
"On fait la distinction entre les bingos à but lucratif (...) et ceux dits +pied d'immeuble+, qui ne causent pas de nuisance et sont plutôt vecteurs de lien", indique la police calédonienne à l'AFP.
Entraide et controverses
"Maintenant, on vient jouer tous les soirs. C'est juste pour se divertir, pour le plaisir de se retrouver", confie Salomé Waré, une joueuse de 30 ans.
Jessica Lololhea, qui habitait le quartier depuis 19 ans, dit elle avoir trouvé "une famille". "Paradoxalement, les émeutes ont créé quelque chose, un lien", dit-elle.
Dans les rues adjacentes, plus rien n'ouvre la nuit. La pharmacie est fermée, la médiathèque incendiée, le collège à l'arrêt. La salle de concert, déjà délaissée par les jeunes, n’a pas rouvert.
Les voitures se font rares. La carcasse brûlée du Super U a été rasée, des herbes ont poussé derrière le reste de façade. Avenue Bonaparte, seules les voix du bingo percent l'obscurité.
"Le bingo est devenu un phénomène culturel. C'est un passe-temps et en même temps, après les évènements, les gens qui ont perdu leur travail viennent vendre des petits paquets. Ça leur fait un peu de pièces", confie Jeanne Etoroï, monitrice-éducatrice de 54 ans venue jouer pour le plaisir de retrouver des amies.
Alors que le bingo était exclusivement féminin, des hommes commencent à accompagner leurs femmes, précise-t-elle. Mais tout le monde n'est pas à l'aise avec cette pratique.
Dans le quartier populaire de la Vallée du Tir, Florenda Nirikani, une militante d'éducation populaire respectée, a réussi à empêcher le jeu pendant plusieurs mois en 2024.
"C'est une position politique de laisser les mamans jouer. Plus elles jouent, moins elles s'occupent du quartier" ou de leurs enfants, estime-t-elle.
Elle compare le bingo à "une maladie", contre laquelle l'État devrait lutter plutôt que de laisser faire.
Autour de la station, les voix résonnent, ponctuées de quelques rires étouffés. Puis les nattes se replient, lentement. Le quartier reste plongé dans l'obscurité.