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22.09.2023 à 15:28

La Tunisie épinglée par la Cour africaine des droits de l’homme

Zeïneb Ben Ismail

Il y a quelques mois, les familles et proches de prisonniers politiques tunisiens ont saisi la Cour africaine pour contester leur détention et les poursuites pénales engagées contre eux. Pourtant, il y a exactement un an, la Cour rendait un jugement ordonnant à la Tunisie de “rétablir la démocratie constitutionnelle”. Où en est réellement la Tunisie ? Inkyfada fait le point.
Texte intégral (3694 mots)
Depuis le coup d’État du 25 juillet 2021, l’absence de perspective démocratique en Tunisie inquiète autant la société civile tunisienne et les organisations internationales que les juristes qui exercent dans le pays. Pour Ibrahim Belguith, avocat à la Cour de cassation tunisienne, l’ultime recours pour faire valoir ses droits et ceux de ses concitoyen·nes a été la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP). 

L’instance, opérationnelle depuis 2004, a déjà statué sur de nombreux cas d’atteintes aux droits humains sur le continent africain. La Cour a par exemple condamné le Mali en 2018 pour discrimination et violation de droits à l’égard des femmes.    

Le rôle de la Cour

C’est à Arusha, en Tanzanie, que siège la CADHP. Organe judiciaire de l’Union africaine, elle complète le travail de la Commission africaine dans la protection des droits humains en Afrique et dans l’interprétation de la Charte africaine. Son rôle lui permet d’émettre des jugements et des recommandations sur la conformité des États membres avec la Charte, que ces derniers doivent respecter. 

La Cour, composée de 11 juges, a compétence sur « tous les cas et différends qui lui sont soumis concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du Protocole et de tout autre instrument relatif aux droits de l’homme ratifié par les États concernés ». De plus, la Cour peut également émettre des avis consultatifs sur  » toute question juridique relative à la Charte ou à d’autres instruments pertinents relatifs aux droits de l’homme ». 

La CADHP peut, par exemple, ordonner des mesures de réparation telles que des indemnisations ou des réparations. Elle peut également ordonner des mesures provisoires, si un cas revêt une “extrême gravité et urgence, et qu’il est nécessaire d’éviter un dommage irréparable ».  

La Cour fonctionne de la manière suivante :

La Tunisie, en tant qu’État membre, a ratifié le Protocole et déposé une Déclaration, tout comme huit autres pays, permettant à ses ressortissant·es et aux organisations non-gouvernementales qui bénéficient du statut d’observateur auprès de la Commission africaine de déposer directement des plaintes auprès de la Cour. C’est de cette manière qu’Ibrahim Belguith a pu porter son recours contre la Tunisie devant la CADHP.  

“J’ai agi comme citoyen avec un sentiment de responsabilité et aussi comme avocat” commente-t-il. 

“Ibrahim Belguith contre République Tunisienne” 

Pour Belguith, le 25 juillet est vécu comme “un grand changement”. “ Je me suis dit, ça y est, c’est la dictature”. À partir de ce moment-là, l’avocat consulte régulièrement le Journal officiel et les décrets présidentiels qui sont adoptés, tout en consultant des “textes onusiens, des conventions relatives aux droits humains et surtout, la Charte africaine”.

“J’ai suivi la procédure, soumis ma requête par email et j’ai envoyé l’original par la Poste. Mais la lettre m’a été renvoyée, ‘en application d’une circulaire’, que je n’ai jamais trouvée. Il paraît que la poste tunisienne refuse de transmettre les courriers destinés à la Tanzanie. Alors je l’ai faite parvenir par un ami depuis la France”, raconte-t-il.

Dans sa requête, officiellement reçue par la Cour le 21 octobre 2021, l’avocat allègue que le président Kaïs Saïed a “abrogé la Constitution [ndlr : de 2014], interrompu le processus démocratique et s’était attribué davantage de pouvoirs en promulguant des décrets présidentiels adoptés sous l’état d’exception”.

En effet, dans les mois qui suivent le coup d’État, le président promulgue six décrets, mettant fin entre autres, aux fonctions des parlementaires et des membres de son gouvernement. D’autre part, la Constitution instaurée en 2022 instaure un “régime présidentialiste » et renforce les pouvoirs du président, selon Salsabil Klibi, spécialiste du droit constitutionnel, interrogée par inkyfada en 2022.

“C’est un régime où il y a un déséquilibre des pouvoirs, où la présidence de la République n’occupe non pas le devant de la scène mais toute la scène politique et toutes les autres institutions ne sont que des avatars qui gravitent autour de ce centre qu’est la présidence”, commentait la spécialiste. 

Une fois la procédure entamée, Ibrahim Belguith et la Tunisie – représentée par Ali Abbès, chargé du contentieux de l’État -, débutent les échanges, par écrit, où chacun devra défendre ses intérêts et son point de vue.

“Je n’avais pas de faits à prouver, donc ça a été facile pour moi”, indique Belguith. “Je me suis basé sur les textes de loi, il m’a suffit d’analyser les textes et les mesures prises par le président et prouver qu’elles vont à l’encontre de l’article 80 de la Constitution qui est un article de procédure”.

Voici les étapes clés du recours d’Ibrahim Belguith contre la République tunisienne :  

Pendant la procédure, Belguith avance, au moyen de documents qu’il fait parvenir à la Cour, qu’en vertu de ces décrets, le président et par extension la République tunisienne ont violé les droits humains suivants : le droit à ce que sa cause soit entendue, le droit à la participation à la conduite des affaires publiques, et le droit à la garantie des droits de l’humain et des libertés, entre autres.

Concernant la violation du droit à participer à la conduite des affaires publiques, la Tunisie répond : “L’État défendeur se demande qui a autorisé le Requérant à se substituer à l’ensemble du peuple tunisien […] et lui demande de produire le mandat populaire qui lui a été donné pour agir contre tout un peuple”.

Le ton est le même lorsqu’il s’agit de statuer sur la violation des garanties des droits de l’humain : “L’État défendeur met le Requérant au défi de prouver les droits de l’homme dont il a été privé et la manière dont lesdits droits ont été violés”.

Pour Belguith, les réponses du chargé du contentieux de l’État “ne sont pas solides juridiquement”. “Ils s’exprimaient comme s’ils étaient devant un conseil de sécurité et avançaient l’argument que la Tunisie n’avait pas commis un acte de guerre pour être interrogée de la sorte.” 

L’État a également fait appel au principe de souveraineté et de non-ingérence afin de remettre en question la compétence de la CADHP dans cette affaire : “une partie extérieure n’est pas autorisée à s’immiscer dans des affaires qui relèvent de la compétence nationale de l’État défendeur”. Une posture régulièrement adoptée par le pouvoir face aux critiques internationales, qu’elles émanent du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme ou de représentants de l’Union européenne

Or la Tunisie fait partie de l’Union africaine, et étant signataire des conventions relatives à l’Union, elle ne peut pas, selon le jugement de la Cour, “invoquer l’exception de souveraineté pour contourner ou limiter l’obligation découlant d’une règle à laquelle [l’État a] volontairement accepté d’être lié”.

“L’État peut dominer sur son terrain avec l’armée et la police mais il ne peut pas faire ça devant la Cour africaine” soutient Belguith.

Finalement, la Cour décide de ne pas organiser de confrontation orale entre les deux parties, et passe directement au délibéré. “Tous les points ont été traités et argumentés dans ma requête, et l’État n’a fait que se répéter dans ses répliques, donc la Cour a décidé qu’il était inutile de passer par les plaidoiries. J’ai eu un peu peur quand je l’ai appris, mais je sais que c’est une décision motivée”, continue Belguith.

Le 22 septembre 2022, après délibération, la Cour donne raison au requérant sur tous les points. Elle ordonne l’abrogation des décrets présidentiels 117, 69, 80, 109, 137 et 138 et le rétablissement de la démocratie constitutionnelle dans un délai de deux ans à compter de la date de notification de l’arrêt.

Toujours dans un délai de deux ans, la Tunisie est également tenue de prendre toutes les mesures nécessaires à l’opérationnalisation de la Cour constitutionnelle et à la levée de tous les obstacles juridiques et politiques qui entravent cet objectif.

Malgré les espoirs suscités par l’adoption de la nouvelle Constitution en 2014, la concrétisation de cette institution se heurte encore à une série de défis. Les désaccords politiques persistants, le manque de consensus et les problèmes de nominations des membres de la Cour ont créé une impasse institutionnelle préoccupante.  

“La démocratie est une question juridique, pas politique” 

Selon le règlement de la Cour, l’État concerné par un jugement doit envoyer un “rapport d’exécution” au greffe, une fois les mesures mises en place. S’ensuit une évaluation, en se basant sur d’autres sources, du niveau de mise en œuvre de son jugement. Si un État ne se conforme pas, cet échec est mentionné dans le rapport de la Cour à l’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement.

Mais depuis le rendu de l’arrêt, les réactions officielles se font attendre. “Les instances sont muettes à ce sujet. On a jamais entendu un représentant de l’État parler de ça. Cela prouve qu’ils n’ont rien à répliquer, ils n’osent pas porter l’affaire comme une question publique”, estime Belguith.

“On ne peut pas être d’accord sur la compétence d’une Cour et la réfuter si les résultats qu’elles produisent ne plaisent pas”, insiste l’avocat.

La Tunisie ne semble se plier qu’à une seule des exigences de la CADHP : celle de produire tous les six mois un rapport sur la mise en œuvre des mesures ordonnées.

D’après ces rapports, consultés par inkyfada, la Tunisie défend fermement la légitimité et la constitutionnalité des décrets adoptés par Kaïs Saïed. La défense ne fait que citer verbatim l’article 22 du décret 117 – que la Cour a déjà récusé dans son jugement -, relatif aux mesures exceptionnelles : “les projets de révisions [ndlr : de réformes politiques] doivent avoir pour objet l’établissement d’un véritable régime démocratique dans lequel le peuple est effectivement le titulaire de la souveraineté. Ce régime repose sur la séparation des pouvoirs et l’équilibre réel entre eux, il consacre l’État de droit et garantit les droits et les libertés publiques et individuelles”.

Le chargé du contentieux de l’État promet également la mise en place imminente de la Cour constitutionnelle, et évoque des “feuilles de route” pour amorcer la sortie de l’état d’exception, en faisant notamment référence au référendum et aux élections législatives.

Pour Ibrahim Belguith ces arguments sont obsolètes : “la position de l’État se base sur des pouvoirs non constitutionnels. Les pouvoirs n’ont pas été élus pour émettre de simples feuilles de route”. 

Réellement, la Tunisie peine à se conformer aux exigences de la Cour. Des promesses ont été énoncées récemment par le Parlement, annonçant en effet la création de la Cour Constitutionnelle “dans les plus brefs délais”.

Mais en réalité, dans la loi de finances 2023, un budget de “0 millimes” est affecté à la création de la Cour. “Il n’y a aucune volonté de situer la Cour constitutionnelle dans le futur” estime l’avocat.

Cette inaction du côté de l’État tunisien peut être expliquée par l’essence et la portée même de la Cour africaine. En réalité, elle ne représente pas un pouvoir contraignant. D’après l’analyse de l’article 30 du Protocole par la Fédération internationale pour les droits humains, “l’exécution des arrêts par les États est obligatoire mais volontaire”.  

En outre, aucun mécanisme de suivi n’est mis en place pour veiller à la bonne exécution des décisions de la Cour, et aucune mesure de contrainte n’est prévue pour le moment dans le Protocole pour assurer leur exécution.

De plus, le suivi de l’exécution des arrêts de la Cour est confié au Conseil exécutif de l’Union africaine, or ce dernier est composé de l’ensemble des ministres des Affaires étrangères des États membres de l’Union. Par conséquent, selon Benjamin Kagina, doctorant en droit, “ce régime politique de surveillance […] est resté opaque et d’une efficacité discutable.” 

“C’est aussi le problème de la Commission africaine. Ce sont des instances en subordination, contraintes par leurs représentants. On a tendance à considérer que la démocratie est une question politique alors que ce n’est pas vrai, c’est une question juridique” , analyse Belguith.

Dans le futur, si la CADHP juge que la Tunisie a entamé l’exécution des mesures, elle exigera un autre rapport dans les six prochains mois, jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite et assurée que les mesures ont bien été prises.

Mais si la Cour donne à nouveau raison à Belguith, et déclare que la Tunisie a refusé de s’exécuter et continue dans l’inconstitutionnalité, elle devra le mentionner dans son rapport à l’Union.

En conséquence, selon les dires de l’avocat, “le gel de l’adhésion de la Tunisie à l’Union sera sûrement discuté, et le pays sera empêché de contribuer dans les instances de l’Union”.

Néanmoins, l’avocat assure qu’il a comme objectif “que les potentielles sanctions prononcées par la Cour visent bien les personnes responsables”.

Belguith “se réjouit” malgré tout des saisies de la Cour par les proches et enfants des prisonniers politiques. “C’est bien que les Tunisiens aient conscience qu’il y une instance juridique sur le plan continental, où l’on peut réclamer ses droits. Il s’agit de violations manifestes des droits de l’humain et j’espère seulement qu’ils auront gain de cause” ajoute-t-il. “Après tout, si on porte ces affaires devant la Cour, on le fait aussi par principe, pour l’histoire”.  

21.09.2023 à 18:37

Entre la Tunisie et l’Europe, un accueil à géométrie variable

Driss Rejichi

La veille de leur arrivée pour une visite en Tunisie, des parlementaires européen·nes sont notifié·es qu’ils ne pourront pas entrer dans le pays. Cette décision, dont les motifs restent flous, est révélatrice des ambiguïtés et des tensions entre le pouvoir tunisien et l’Union européenne. Analyse.
Texte intégral (2678 mots)
Mercredi 13 septembre 2023, Strasbourg, hémicycle du Parlement européen. Comme tous les mois, les député·es entament des débats portant sur des sujets variés : de l’approvisionnement en matières premières critiques jusqu’à la réglementation de la prostitution dans l’Union Européenne, en passant par les mesures de soutien aux petites et moyennes entreprises.

Emmanuel Maurel, parlementaire affilié au Groupe de la Gauche, assiste à la session plénière. Le lendemain, lui et quatre autres député·es* doivent prendre l’avion pour Tunis, où ils et elles sont attendus dans le cadre d’une visite officielle. Ensemble, ils forment une délégation de la commission affaires étrangères (AFET) du Parlement européen.

Il est environ 19 heures lorsque la nouvelle tombe. Via un bref communiqué, les autorités tunisiennes informent la délégation qu’elle “ne sera pas autorisée à entrer sur le territoire national”. Sur l’instant, Emmanuel Maurel explique à inkyfada avoir été “surpris, mais surtout déçu. Nous avions évoqué cette éventualité sans penser réellement que cela arriverait”, souligne-t-il.

Un programme de visite embarrassant

Dans le communiqué, diffusé sur internet, les autorités évoquent de “multiples réserves” à l’égard de la délégation pour motiver sa décision de lui interdire l’accès au territoire tunisien. mais sans donner plus de détails sur la nature de ces “réserves”.

“Les réserves sont claires, je pense” , assure de son côté Emmanuel Maurel. Pour le député, “le gouvernement de Monsieur Saïed ne souhaitait pas que la délégation rencontre des opposants”. Au programme de la visite en effet, des rencontres avec des “membres du gouvernements, de la société civile, des syndicats”, explique Salima Yenbou, députée européenne affiliée au groupe Renew Europe et elle aussi membre de la délégation.

“Nous avons cherché à rencontrer des acteurs de tous horizons, afin de repartir de notre mission avec le plus de points de vues différents possibles. Nous avons reçu des réponses positives de tous”, assure Salima Yenbou.

Parmi les personnalités issues de la société civile que devaient rencontrer les parlementaires, un juriste impliqué dans la défense de l’affaire de complot contre la sûreté de l’Etat. Interrogé par inkyfada, ce dernier assure qu’il était “certain que les autorités ne laisseraient pas rentrer” les député·es européen·nes.

La rencontre entre les député·es et le juriste avait, selon ce dernier, pour objectif de “pousser les Européens à prendre leurs responsabilités”, les chancelleries européennes étant mêlées à l’affaire de complot contre la sûreté de l’Etat*. Pourtant, bien que l’homme de droit reconnaisse le propos militant de cette rencontre, il affirme que les parlementaires ne souhaitaient pas seulement s’entretenir avec la société civile, mais qu’ils et elles avaient également “prévu des rencontres avec des officiels”.

Le ministère des Affaires étrangères tunisien, dans des déclarations auprès de l’agence TAP, explique, de son côté, que les députés “n’ont pas coordonné au préalable avec les autorités officielles” leur visite, et n’auraient notamment pas demandé à rencontrer directement le ministre des Affaires étrangères. Sollicité par inkyfada, le ministère des Affaires étrangères n’a pas donné suite aux demandes d’interviews.

Selon Emmanuel Maurel, la délégation a pourtant tout tenté pour organiser une entrevue avec les autorités : “Jusqu’à la fin, nous avons essayé de rencontrer des officiels tunisiens ou au moins des députés de l’ARP”.

 “L’administration du Palais du Bardo nous a répondu qu’ils attendaient que l’invitation leur soit officiellement transmise par le Ministère des affaires étrangères tunisien, ce qui n’a jamais été fait”, explique le député européen.

Pourtant, le communiqué du ministère des Affaires étrangères laisse entendre que les députés ont “maintenu” leur déplacement “malgré les multiples réserves” exprimées par les autorités.

Selon Emmanuel Maurel cependant, la Tunisie n’a à aucun moment laissé entendre que le déplacement serait interdit. “Ils nous ont fait parvenir leur souhait de ne pas nous rencontrer”, reconnaît le député, “nous avons donc modifié l’agenda de la délégation, mais jamais nous n’avons reçu une missive nous menaçant de nous fermer les portes de la Tunisie.”

Entre Tunis et Strasbourg, le ton monte au sujet des droits humains

Au-delà du programme de visite des député·es en Tunisie, les parlementaires avancent d’autres hypothèses pour expliquer la décision des autorités. “On peut légitimement penser que la Tunisie n’a pas apprécié les critiques qui ont pu lui être adressées par le Parlement européen”, juge Salima Yenbou.

“Si c’est là la raison, il est regrettable, encore une fois, de ne pas donner une chance au dialogue, dont la critique fait aussi partie”, estime la députée.

Depuis plusieurs mois en effet, les député·es multiplient les prises de position critiques à l’égard du gouvernement tunisien. Dans la dernière résolution en date, adoptée à la mi-mars, le Parlement européen condamnait “la dérive autoritaire du président Saied et son instrumentalisation de la situation socio-économique désastreuse de la Tunisie”.

Or, ce discours critique émanant du Parlement au sujet de l’État de droit contrarie les autorités. En témoignent les déclarations livrées par la diplomatie tunisienne à l’agence TAP, qui soulignent que le dialogue avec les Européen·nes “doit être mené dans le cadre du respect, de la non ingérence”.

Le refus d’accès au territoire national par les autorités s’expliquerait aussi par une volonté de répondre fermement aux accusations des parlementaires européen·nes. D’autant plus que la même rhétorique pour justifier en février 2023 le renvoi d’Esther Lynch, secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats*, accusée “d’ingérence flagrante” par le chef de l’Etat.

“Personnellement j’ai du mal à y voir autre chose qu’une opération de communication pour faire oublier les échecs du gouvernement tunisien à gérer la crise économique et sociale et se faire le rempart contre une soi-disant ‘ingérence’ occidentale”, confie Emmanuel Maurel.

D’ailleurs, toujours dans sa déclaration à la TAP, le ministère des Affaires étrangères reconnaît aussi avoir demandé à inclure des membres “plus objectifs” dans la composition de la délégation. En effet, la plupart des membres de la délégation avaient, dans les mois précédents la visite, tenu des propos critiques vis-à-vis du régime de Kaïs Saïed.

En mars 2023, Salima Yenbou demandait ainsi à l’UE d’être ”plus ferme face aux dérives autoritaires” du régime. Emmanuel Maurel et Manuel Gahler avaient signé, en avril, un appel à la libération immédiate des prisonniers politiques. Enfin, Mounir Satouri avait déclaré en juillet 2023 tenir à “remettre la démocratie et les droits de l’homme au cœur de tout accord avec la Tunisie”.

Derrière l’imbroglio diplomatique, les accords perdurent

Mais les portes de Carthage sont loin d’être fermées pour tous les parlementaires européens.. En témoigne la rencontre, deux semaines avant cet incident, de Kaïs Saïed et Manfred Weber. Président du Parti populaire européen (PPE, centre-droit), la plus importante coalition du Parlement, l’élu s’était entretenu avec le chef de l’Etat au sujet des “défis migratoires” .

Sur la question de la coopération en termes de lutte contre l’immigration en effet, le dialogue avec l’Union Européenne est beaucoup plus fructueux. Pierre angulaire du partenariat entre les deux rives, le mémorandum d’entente signé entre la Commission européenne* et le gouvernement tunisien, à la mi-juillet, qui fait de la “lutte contre la migration irrégulière” une “priorité”.

Ce mémorandum est aussi l’objet d’intenses débats, tout d’abord entre gouvernements européens. “Nombreux sont les États membres qui ne sont pas satisfaits de la manière dont l’accord a été conclu”, reconnaît ainsi Salima Yenbou.

Par ailleurs, les dirigeants européens doivent aussi faire face aux “nombreuses voix qui s’élèvent” dans la société civile, pour protester contre une politique qui ferait de la Tunisie la “poubelle migratoire” de l’Union Européenne*. Au contraire, certains chef·fes d’Etat européens soutiennent fermement cet accord, malgré les oppositions internes et externes. C’est par exemple le cas de Giorgia Meloni, qui considère le mémorandum de juillet comme “modèle” pour la politique étrangère de l’Union Européenne. 

« La Commission européenne et le Conseil européen sont obsédés par la question migratoire”, fustige ainsi Emmanuel Maurel. “Tant que Monsieur Saïed ferme ses frontières, tout semble leur convenir.”

Ces désaccords entre les différentes institutions communautaires placent l’Union dans une position ambiguë en Tunisie. Ainsi, si la porte-parole de la Commission Européenne pour les affaires étrangères, Nabila Massrali, a effectivement réagi à l’interdiction d’entrée de la délégation en exprimant son “regret face à cette décision”, il n’est pas question de remettre en cause le “partenariat fort et stratégique” par lequel sont liés l’UE et la Tunisie.

Une ambivalence dont semble aussi se servir le gouvernement tunisien, pour lequel la coopération avec la Commission sur les sujets migratoires est bien plus acceptable que le dialogue avec le Parlement sur la question des droits humains. “Le traitement différencié entre les institutions européennes est profondément regrettable”, déplore ainsi Salima Yenbou.

L’Union européenne ce n’est pas seulement un exécutif, c’est aussi le Conseil, les États membres, le Parlement. Toutes les décisions doivent intégrer les différents acteurs de l’UE”.

Malgré l’incident, les députés européens entendent bien continuer à essayer de peser sur les relations entre Bruxelles et Tunis. “Le Parlement européen a déjà rencontré de nombreuses fois le gouvernement tunisien et continuera à le faire en novembre, avec la mission de la Commission des libertés publiques et des affaires intérieures (LIBE) qui s’y rendra”, affirme Salima Yenbou.

17.09.2023 à 14:02

Zakaria, 32 ans, surveillant, 1724 dt par mois, de prêt en prêt

Zeïneb Ben Ismail

Surveillant de nuit dans un centre de formation agricole, Zakaria veut maintenir un certain train de vie, entre ses sorties dans la capitale et sa passion pour les jeux vidéo. Il ne se prive de rien et en conséquence, il cumule les emprunts. Plongée dans son porte-monnaie. 
Texte intégral (1574 mots)
Pour Zakaria*, cette semaine, comme pour de nombreux·ses élèves et étudiant·es de Tunisie, c’est la rentrée. Le trentenaire va bientôt reprendre son poste de surveillant, et retrouver ses horaires de travail habituels. Surveillant de nuit, c’est à huit heures du matin, lorsque commencent les journées des étudiant·es, que Zakaria termine le travail. 

Après les vacances d’été, le surveillant a hâte de retrouver ses élèves à la rentrée scolaire : “c’est une nouvelle année qui commence pour eux et je vais faire mon maximum pour leur apporter mon soutien”.

Employé depuis 2015 dans un centre de formation agricole dans la région du Cap Bon, il est chargé de veiller à la sécurité et au bien-être des étudiant·es, quatre soirs par semaine. Le trentenaire prend son poste à 16 heures et l’achève le lendemain matin.

Zakaria supervise à lui seul la cinquantaine d’étudiant·es de cet internat. Il accompagne les jeunes à partir du moment où ils et elles mettent les pieds dans l’établissement en fin de journée jusqu’au lendemain matin. “C’est moi qui les conduit partout, je les suis comme une ombre ! De l’extinction des lumières au verrouillage des portes, je veille à tout” témoigne-t-il. 

Ses tâches incluent la prise de présence, l’accompagnement à la cantine, et une supervision générale jusqu’au lendemain matin. Le trentenaire est notamment chargé de leur sécurité. “Je n’ai jamais eu de problème grave à gérer, et les soirées sont calmes ici, mais je reste conscient que je serai tenu comme responsable s’il arrive quelque chose à un étudiant” assure-t-il. 

“Je ne fais pas de nuits blanches quand je travaille, mais disons que je ne dors pas sur mes deux oreilles.”  

Le jeune homme, qui a obtenu une licence de cinéma et audiovisuel en 2020, n’a pas souhaité chercher du travail dans ce domaine. “Le secteur en Tunisie n’est pas très stable et on peut rester longtemps sans travailler. Au moins ce job là m’assure une certaine stabilité et des perspectives salariales intéressantes”, témoigne-t-il. 

Zakaria essaie cependant de transmettre son enthousiasme pour l’objet de ses études aux étudiant·es qu’il surveille. “Je retrouve les étudiant·es à la fin de leur journée de cours donc je fais de mon mieux pour qu’ils terminent sur une note positive”, explique-t-il. 

“Quand ils et elles ont fini leur révisions ou leurs activités après les cours, il y a le dîner, vers 19 heures, et ensuite on regarde un film ou deux tous ensemble. Certains vont se coucher mais d’autres restent pour discuter. Le lendemain, je les réveille en musique ! Je suis très proche d’eux.”

Après cinq ans de travail, et suite à l’obtention d’un diplôme universitaire, son salaire est passé en 2020 d’environ 900 dinars à 1224 dinars. Zakaria habite chez ses parents, avec son jeune frère, dans le même gouvernorat où il travaille. Ses revenus sont complétés par de l’argent de poche, que lui fournissent ses parents, sa mère en particulier. “C’est précieux comme aide, je leur dois beaucoup”. 

« Si j’étais indépendant, je ne sais pas si je pourrais joindre les deux bouts. Mais je ne me pose pas la question, puisque ma situation financière est correcte grâce à l’aide que mes parents apportent.” 

Voici un aperçu de ses sorties et entrées d’argent mensuelles :

Concernant sa situation financière, Zakaria dit “ne pas compter” son argent. Il veut “se faire plaisir, et faire plaisir aux autres”. 

Le jeune homme ne met pas d’argent de côté car il “n’en voit pas l’utilité, si je gagne de l’argent c’est pour le dépenser et me faire plaisir”. Zakaria a cependant contracté un prêt en juin dernier. “Je ne vis pas réellement à crédit, puisque j’arrive à rembourser mes mensualités sans faire de sacrifices. C’est comme un complément de salaire” considère-t-il. 

Lorsqu’il travaille, Zakara n’est pas très dépensier : “je paye le louage aller et retour vers mon lieu de travail, et parfois je prends un café dans mon quartier après mon shift, c’est tout”.

Zakaria est féru d’animes et de jeux vidéo. “Je prends mon petit déjeuner à la maison et je regarde un manga ou je joue en attendant d’aller travailler », explique le jeune homme.

Il dépense une cinquantaine de dinars par mois pour entretenir ses passions : “ je suis abonné à une plateforme de streaming d’animes et au service de catalogue de jeux de ma console”.  

Voici le détail de ses dépenses et revenus mensuels :

En dehors de son travail, Zakaria aime passer du temps avec ses amis dans la capitale, qu’il gâte notamment en cuisinant. “J’aime beaucoup cuisiner, alors quand je viens, je fais des grosses courses et je leur prépare à manger”, se réjouit-il. Il dépense environ 500 dinars par mois en courses alimentaires.

 “Fromages et pâtes importées, viandes, apéro… Je ne m’interdis rien, je fais la totale !” 

Il sort également dans des bars, ce qui lui coûte 320 dinars par mois. Le jeune homme fume un paquet de cigarettes tous les deux jours, et dépense donc en moyenne 150 dinars par mois.

Son budget shopping consiste par exemple à s’acheter de nouveaux vêtements, et offrir des cadeaux à sa mère ou à son frère. Il s’équipe également en matériel de gaming : “récemment, j’ai acheté un micro professionnel. J’aimerais un jour streamer mes parties de jeu donc j’investis dès maintenant”.

Zakaria ne participe pas aux dépenses communes à son domicile familial, à une exception : la connexion internet. “ J’ai voulu un débit plus important et donc un abonnement plus cher, alors j’ai proposé de le payer moi-même”, raconte-t-il.  

Zone grise

“Je sais que quand je n’ai plus d’argent, je peux rentrer chez moi, être nourri, logé, blanchi”. Avec un père fonctionnaire et une mère infirmière dans le public, Zakaria admet “beaucoup compter sur le soutien” de sa famille. Le jeune homme dit aussi pouvoir s’appuyer sur ses amis à Tunis “qui m’accueillent à bras ouverts, même quand j’ai les bras moins chargés de courses que d’habitude” plaisante-il. 

Pour maintenir son style de vie, le surveillant emprunte. “Quand j’ai un problème ou que je veux anticiper un achat, je prends un crédit” déclare-t-il. Zakaria s’est en effet offert un smartphone il y a quelques années grâce à de l’argent qu’il avait emprunté. Il considère qu’il est “bien payé, si on garde en tête que ma famille m’aide financièrement. J’ai peut-être juste des goûts coûteux et je n’aime pas me priver”. 

En 2015, il emprunte 16.000 dinars puis cinq ans plus tard, il emprunte à nouveau, 25.000 dinars, et cette fois le jeune homme a un projet : voyager.

Futur 

“J’aimerais aller à New-York, d’où l’emprunt d’une telle somme. J’ai un peu touché à ma cagnotte, mais rien d’énorme. Il me reste assez d’argent pour continuer comme ça jusqu’à la date prévue de mon voyage et avoir assez d’argent de poche sur place !”, rigole le jeune homme. 

Pour le moment, Zakaria a comme objectif son futur voyage, mais il pense également à passer son permis : “Qui sait, peut-être aurais-je encore recours à un prêt si je veux m’acheter une voiture !” ironise-t-il.

01.09.2023 à 17:34

Pénurie de pain : une crise qui s’éternise

Linda Kaboudi

“S’il le faut, j’achèterai de la farine au marché noir”, déclare Selim, boulanger. Face à la pénurie de pain et aux décisions officielles de limiter la distribution de farine subventionnée, les boulangeries tunisiennes vivent une crise sans précédent, qui impacte tant les travailleur·ses que les consommateur·trices. Reportage.
Texte intégral (4779 mots)

Mounira* attend patiemment devant une boulangerie au cœur de Tunis, comme tous les jours depuis plusieurs semaines. Les files d’attente matinales sont devenues une routine, car le pain, rare et précieux en ces temps de pénurie, disparaît rapidement des rayons. « Chaque jour, je rentre tôt du travail et il n’y a déjà plus de baguettes à la boulangerie du quartier », raconte Salima*, une autre cliente, qui doit parcourir une longue distance pour se procurer du pain. « Je passe une ou deux heures à chercher du pain d’une boulangerie à l’autre », ajoute-t-elle.

Le pain reste l’aliment le plus consommé en Tunisie. En 2016, les données de l’Institut national de la Consommation, recensent une consommation moyenne de 70 kilogrammes de pain par habitant·e chaque année. Comparativement, en France, la consommation est de 58 kilogrammes par habitant·e. En Algérie, elle atteint 62 kilogrammes.

Malgré sa grande consommation, l’accès au pain devient de plus en plus compliqué en Tunisie. Le 7 août, les boulangeries dites  » modernes » ont entamé une grève. Cette situation découle de la décision de l’État de retirer les subventions de farine à ces boulangeries, qui représentent un tiers des établissements du pays. 

 Une mesure controversée

Suite aux déclarations du Président Kais Saied dénonçant une spéculation sur la farine, le ministère du Commerce interdit, le 1er août, l’approvisionnement des boulangeries « modernes » en farine subventionnée. Cette décision est justifiée par le fait que ces boulangeries produisent selon le président du « pain de riche », s’opposant au “pain des pauvres”.

L’argument avancé par le gouvernement selon lequel un « pain pour tous » contribuerait à réduire les inégalités, implique la suppression de la farine subventionnée pour des milliers de boulangeries modernes, entraînant ainsi la fermeture de nombreuses d’entre elles. Cette mesure a des répercussions économiques directes, notamment la perte d’emplois pour les travailleur·ses de ces boulangeries. 

Face à cette mesure, des boulanger·es ont protesté et notamment Hanine Bouguerra, la propriétaire d’une boulangerie moderne, qui s’est attaquée directement à Kaïs Saïed dans une vidéo qui a fait le tour des réseaux.

Je suis prête à aller en prison en défendant mes droits ! Nous n’allons pas quitter la Tunisie ! Nous aimons la Tunisie, et nous allons y rester ! Nous allons contester votre décision injuste !”, déclare-t-elle en pleurs.

“Avez-vous été élu pour affamer le peuple tunisien ? Avez-vous été élu pour appauvrir le peuple tunisien ? Avez-vous été élu pour différencier entre les pauvres et les riches ? Vous nous poussez à haïr notre pays et à croire que nous n’y avons pas de place !”, poursuit la boulangère.

Dans une boulangerie “classique” du centre-ville de Hammamet, – et donc approvisionnée en farine subventionnée – la mesure prise par Kaïs Saïed est également incomprise. « Je ne comprends pas la décision, ça divise les gens, et nous sommes obligés de faire face à plus de personnes. On a parfois plus de pain bien avant midi. Dire non à des personnes dans le besoin c’est dur”, commente le propriétaire de l’établissement.

Des client·es font la queue devant une boulangerie classique située au centre de la capitale. Crédit : Matteo Trabelsi

La spéculation, l’arbre qui cache la forêt

Dans ses récents discours, pour justifier la pénurie du pain, Kaïs Saïed fustige régulièrement les “ cartels”, en se référant aux boulangeries “modernes”. Mais l’origine de la crise est plus complexe et trouve ses racines dans les difficultés financières du pays et le manque de céréales.

Au printemps 2023, une sécheresse inédite a eu des conséquences dévastatrices sur les récoltes de blé et par rapport aux années précédentes, la collecte de blé tendre a été très réduite. De janvier à juillet, seuls 72,7 tonnes ont été récoltées.

Face à cette situation, la Tunisie va être contrainte d’importer 100% de ses besoins en blé tendre dans les prochains mois. La Russie a d’ailleurs envoyé deux cargos de blé à la Tunisie, l’un d’entre eux étant arrivé dans le port de Sfax, le 23 août 2023.

 En raison de l’endettement et de son manque de liquidités, l a Tunisie doit cependant limiter les quantités qu’elle importe, affectant directement la disponibilité de la farine nécessaire à la production de pain. Ces données sont confirmées par  l’Observatoire national de l’Agriculture (ONAGRI) qui indiquent clairement que les quantités de blé tendre importées ont considérablement diminué, alors que le cours du blé a paradoxalement baissé, plus d’un an après le début de la guerre en Ukraine. Le rapport de juillet 2023, de l’ONAGRI, sur la balance alimentaire révèle que la valeur des importations de céréales a connu une diminution significative de 14,9%.   

“S’il le faut, j’achèterai de la farine au marché noir”

La farine subventionnée, fournie par l’État, est le principal ingrédient pour la production de pain en Tunisie. Destinée principalement aux boulangeries classiques, au nombre de 3737, les autres établissements – 1443 boulangeries dites modernes – y ont également droit mais en quantité limitée, à un prix trois fois plus élevé que celui payé par les magasins subventionnés.  

A la suite de la décision de Kaïs Saïed de suspendre leur approvisionnement, les boulangeries qui n’ont pas fermé expliquent pour la plupart n’avoir jamais été averties de l’arrêt de la distribution de la farine subventionnée. Dans une boulangerie-pâtisserie “moderne” de Tunis, la propriétaire explique ne plus recevoir de farine de son grossiste. “On n’a pas été prévenu. On attendait comme d’habitude le grossiste pour acheter de la farine mais il n’est pas venu. Quand je l’ai appelé, il nous a dit qu’il ne pouvait plus nous fournir de farine. Sans aucune explication”, raconte la boulangère, “ les recettes ont baissé d’un quart en trois semaines”.

“Jusqu’à maintenant, on a pas eu de circulaire qui nous interdit de vendre des baguettes , mais les agents du ministère du Commerce nous rendent visite presque tous les jours pour vérifier nos produits” conclut-elle.

Depuis les déclarations de Kaïs Saïed, des visites inopinées ont lieu dans certaines boulangeries qui ne bénéficient plus de farine subventionnée, afin de s’assurer que les commerçant·es ne dérogent pas aux nouvelles mesures en vigueur. Très souvent, les agents du ministère du Commerce viennent constater que le pain vendu n’est pas du même gabarit que le pain dit subventionné.

<blockquote class="twitter-tweet"><p lang="fr" dir="ltr">Voilà, à présent, à quoi ressemblent les <a href="https://twitter.com/hashtag/baguettes?src=hash&ref_src=twsrc%5Etfw">#baguettes</a> «normales» dans les Boulangeries Modernes 😅(à gauche sur la photo, prix 250 mill, poids censé être 150g mais souvent c’est moins) Vs baguettes des boulangeries subventionnées (à droite, prix 190/200 mill, poids 220g) <a href="https://twitter.com/hashtag/Tunisie?src=hash&ref_src=twsrc%5Etfw">#Tunisie</a> <a href="https://t.co/ugkb1wlIv6">pic.twitter.com/ugkb1wlIv6</a></p>— Hajer🌴 (@hajer_bje) <a href="https://twitter.com/hajer_bje/status/1696127633388400733?ref_src=twsrc%5Etfw">August 28, 2023</a></blockquote> <script async src="https://platform.twitter.com/widgets.js" charset="utf-8"></script>

Selim* est propriétaire d’une pâtisserie à Hammamet, située non loin de la station de louage, ce qui lui permet d’attirer de nombreux·ses client·es. Tablier autour de la taille, il accueille avec un grand sourire chaque personne qui franchit la porte de son établissement. 

Comme beaucoup d’autres, Selim cherche des moyens de faire face à la crise et maintenir son activité à flot. Depuis plusieurs jours, il manque de matière première pour produire du pain. Alors que les contrôles se font de plus en plus fréquents, le pâtissier envisage déjà des solutions : “Je n’ai plus le droit de faire du pain. De toute façon, je n’ai plus rien pour en faire, c’est une honte, un scandale. Je dois gagner ma vie, j’ai deux enfants à la maison.”

« C’est simple, s’il faut se débrouiller et acheter de la farine au marché noir, je vais le faire. Je n’ai pas peur qu’on me contrôle, ils peuvent venir”, conclut-il.

Avec des établissements qui ferment et le recours au marché parallèle, cette situation pourrait avoir des désavantages pour l’État. En plus de ses répercussions sur le marché du travail, cela aurait des conséquences fiscales significatives, avec de fait moins de revenus issus de taxes et de TVA pour l’État.

Par ailleurs, il est important de noter que la pénurie de farine subventionnée pourrait être également un choix politique. Selon Hamza Meddeb, chercheur et analyste en économie politique, “la pénurie semble être également le résultat d’un choix politique visant à limiter les importations et à économiser les réserves de devises étrangères du pays.”

18.000 emplois menacés

Environ 90% des 1443 boulangeries “modernes” ont dû fermer leurs portes en raison de la pénurie de farine subventionnée, selon Salem Badri, responsable du Groupement régional des boulangeries modernes de Sfax. Ces boulangeries, qui emploient près de 20.000 salarié·es, se sont retrouvées dans une situation insoutenable, incapables de maintenir leur production sans farine.  

Jamila* est caissière dans une boulangerie moderne à Tunis. Cette boulangerie ne produit plus de pain depuis environ un mois, et a même été contrainte de fermer complètement pendant une semaine. Cette situation a placé Jamila et ses collègues dans une situation difficile. “La semaine durant laquelle nous n’avons pas pu travailler sera déduite de nos propres salaires”, dénonce la jeune femme. 

Son collègue, Samir* est aide-boulanger : “Si la production de pain s’arrête, je me retrouve au chômage.” déclare-t-il. Depuis que le président a émis une interdiction de fournir de la farine aux boulangeries modernes, Samir, qui est père de trois enfants, se retrouve sans revenus : “Je travaille pour subvenir aux besoins de ma famille. Le mois passé a été particulièrement difficile. Avec la rentrée qui approche et la hausse des prix, notre situation se détériore de plus en plus” se plaint-il. 

3 familles, 7 rentrées scolaires et un trou dans le porte-monnaie

Par ailleurs, Mohammed Jammali, Président du Groupement professionnel des boulangeries modernes relevant de la Confédération des Entreprises citoyennes de Tunisie (CONECT) a déclaré soutenir l’idée initiale du président, mais s’inquiète du manque de considèration des emplois menacés. “Il est vrai que nous soutenons les décisions qui ont été prises par le chef de l’État pour garantir un seul pain pour tous les Tunisiens. Cependant, 18.000 emplois sont menacés. Nous réclamons une rencontre avec Kaïs Saïed pour lui expliquer les difficultés auxquelles le secteur est confronté et clarifier les points qui lui ont été mal communiqués” a t-il déclaré à Tunisie Numérique.

En réaction, les syndicats des travailleurs du secteur de la boulangerie ont organisé pour les boulangeries “modernes” une grève et un sit-in pour exprimer leur mécontentement face à cette décision gouvernementale qui menace leurs emplois et leur survie économique. Cette action a marqué le début de négociations tendues entre les représentant·es des boulangeries modernes et le ministère du Commerce.  

L’arrestation de Mohammed Bouannane, le président de la Chambre nationale des Propriétaires de boulangeries, a ravivé les tensions. Les charges retenues contre lui comprennent des soupçons de monopoles et de spéculation impliquant des denrées alimentaires subventionnées, ainsi que des accusations de blanchiment d’argent. 

Le 18 août 2023, lors d’une intervention sur Radio IFM, Abdelhamid Mosbeh, l’avocat de Mohammed Bouannane, déclare que l’arrestation de son client reposait sur les déclarations d’un témoin anonyme. L’avocat précise qu’il n’y a aucune preuve tangible corroborant ces allégations,mais seulement des soupçons. L’avocat a également suggéré que l’enquête pourrait potentiellement impliquer d’autres parties. Contacté par Inkyfada, l’avocat de Mohammed Bouannane déclare ne pas pouvoir s’exprimer sur le sujet. 

Une sortie de crise incertaine

Le 19 août, le ministère du Commerce publie un communiqué annonçant la reprise de l’approvisionnement en farine et en semoule pour les boulangeries modernes, à condition qu’elles se conforment aux règles de fabrication et de vente du pain. Ce retour en arrière ne résout pas la crise du pain dans le pays. Les étagères des magasins et des supermarchés, réservées aux pains, restent vides.

Dans un supermarché du centre-ville de Tunis, le rayon boulangerie est résolument vide. Crédit : Matteo Trabelsi

Mourad, propriétaire d’une épicerie à Tunis, a l’habitude de recevoir environ 250 baguettes par jour. Depuis plus d’une semaine, il est contraint d’aller lui-même dans différentes boulangeries pour s’approvisionner en pain. “J’arrive à me procurer entre 50 et 100 baguettes, mais ce n’est pas suffisant. Cette situation impacte mes recettes.” dénonce le commerçant. Dans sa boutique, Mourad propose des sandwiches à ses client·es. À base de harissa, de thon et de fromage, il en vend entre 30 et 50 par jour. Mais depuis le début de cette crise, le commerçant a du mal à rassembler suffisamment de pain pour préparer et vendre ses sandwichs. « Une part importante de ma recette quotidienne a disparu », témoigne-t-il.

Dans l’épicerie de Mourad, la liste des produits introuvables s’allonge de jour en jour. Le manque de pain, bien que notable, ne constitue qu’une partie du problème qui mine son commerce. En réalité, la Tunisie vit depuis plusieurs mois un cycle continu de pénuries qui touche les produits de base, les médicaments et le carburant. “Parfois, je cache des marchandises sous le comptoir. Si quelqu’un veut acheter un produit en grande quantité, je ne le laisse pas faire. Je veux pouvoir garantir que chaque client trouve ce dont il a besoin.” 

27.08.2023 à 11:22

“Chaque shift est un enfer” : le travail saisonnier dans le secteur touristique

Amanda Dionis

De la bonne nourriture, de belles plages, des bars animés, voilà ce qu'est l'été pour de nombreux touristes venus passer leurs vacances en Tunisie. Mais pour les travailleur·ses saisonnier·es, cette période a une toute autre signification. Loin du paysage de carte postale, la saison estivale pour ceux et celles qui travaillent dans le secteur du tourisme implique de longues journées de travail, fatigantes et sous-payées.
Texte intégral (3982 mots)
Assis à l’extérieur d’une cafétéria de Sidi Bou Saïd, Ahmed* semble détendu, savourant sa cigarette et son café, malgré la forte circulation de fin d’après-midi. « J’ai quitté mon travail il y a quelques jours », dit-il en souriant. « Le salaire n’est pas mauvais – si vous devez rester, toute la journée, assis dans votre bureau dans un centre d’appel. Mais lorsque vous devez faire des allers-retours entre les tables et les cocktails, c’est une autre histoire », dit-il pour expliquer les raisons qui l’ont poussé à quitter son emploi de barman dans l’un des lieux les plus touristiques de Tunis

L’expérience d’Ahmed ressemble à celle de Sarra*, Ayoub*, Bechir*, Samir* et des milliers d’autres travailleur·ses employé·es en fonction de la saison et de ses besoins. Cependant, le flux de touristes n’a pas encore retrouvé son niveau d’avant la pandémie de Covid-19, et trouver un emploi stable peut s’avérer difficile. Avec des salaires insuffisants et des conditions de travail difficiles, les travailleur·ses saisonnier·es manquent de sécurité sociale, de droits et de stabilité, dans un environnement qui, comme le disent Béchir et Samir, vise à les exploiter autant que possible.

En quête d’un emploi

Béchir est lycéen. Il vient de quitter, après deux mois de travail, son travail dans une chaîne de magasins de glaces établie dans plusieurs endroits en Tunisie. Sa première expérience dans l’établissement de La Marsa remonte à l’été 2022. Le jeune homme avait besoin d’argent pour subvenir à ses besoins, mais le salaire mensuel de 550 dinars lui suffisait à peine. “ Il ne faut pas croire que parce que c’est à La Marsa, les gens sont mieux payés, la situation est la même ici qu’au centre-ville”, commente-t-il.  

Cet été, Bechir a renouvelé l’expérience car il n’est pas simple de trouver un emploi dans le secteur touristique.

« Il faut avoir un contact dans le secteur où l’on veut travailler, sinon il est très difficile d’obtenir un emploi », s’accordent à dire toutes les personnes interrogées.

Assis à côté de Bechir, Samir hoche la tête avec amertume. Il travaille comme serveur dans une boîte de nuit, où il dresse les tables et transporte la nourriture et la vaisselle entre la cuisine et la salle.  » Moi aussi, j’ai trouvé mon travail grâce à un ami. J’ai de la chance car je gagne 700 dinars par mois, alors que certains ne touchent que 400 dinars ». De même, Ahmed a fait appel à ses contacts pour trouver un emploi, tout comme Ayoub, agent d’enregistrement dans des événements estivaux organisés à Gammarth, Tunis et Hammamet.

Ayoub apprécie le côté social de son travail et le fait qu’il puisse négocier son salaire. « Comme je suis chargé de collecter et de gérer l’argent des tickets d’entrée, je suis valorisé ». En fonction de l’événement, il peut demander entre 200 et 400 dinars par nuit. 

Ayoub explique ensuite que dans ce milieu, tout le monde se connaît : “La réputation et la confiance sont primordiales, les patrons ne veulent pas voir de nouveaux visages. On ne change pas une équipe qui gagne.” Bien qu’il aime son travail, Ayoub le considère plus comme une activité secondaire, notamment en raison du manque de stabilité : “Jusqu’à présent, j’ai travaillé une fois en juin et deux fois en juillet, tout dépend du nombre d’événements organisés dans la région”. De plus, aucune garantie ne leur est donnée quant à la durée de leur travail : en cas de problème, c’est l’employé qui risque tout : « Ils peuvent vous licencier à tout moment », dit Samir.

Sarra, qui a travaillé dans un hôtel de Bizerte il y a quelques années, explique que le marché du travail n’offre plus beaucoup d’opportunités. « Il y a moins de touristes, donc les employeurs ont besoin de moins de personnel, et les salaires n’ont pas augmenté au cours de ces années ».

L’absence de contrat

Dans le secteur touristique, qui peine par ailleurs à se remettre de la pandémie et à offrir des emplois, il est très fréquent de travailler sans contrat. Parmi les cinq individus interviewés par inkyfada dans le cadre de cette enquête, seul Ahmed dispose d’un contrat, et ce uniquement parce qu’il l’a explicitement demandé. “ Je voulais m’assurer de recevoir un peu d’argent à la fin de ma période de travail”, explique-t-il. 

Les problèmes associés au travail saisonnier demeurent peu étudiés, principalement parce que, comme le souligne Raja Dahmani, responsable du Comité des droits économiques, sociaux et culturels et membre de l’UGTT et de l’ATFD, la majorité travaille sans contrat. Par conséquent, il manque des données précises sur le nombre de travailleur·ses saisonnier·es en Tunisie. 

A vingt ans, Sarra a travaillé dans un hôtel et elle se rappelle qu’à l’époque, elle ne souciait pas d’être régularisée. Elle avait juste besoin d’argent. En l’absence de sécurité sociale et sans option de congé maladie, Samir exprime sa frustration de devoir travailler même en étant malade. 

 « Si tu restes chez toi parce que tu es malade, tu es viré. Il y a toujours quelqu’un prêt à prendre ta place », dénonce-t-il.

Même en cas de blessure en plein service, il arrive de ne pas pouvoir faire de pause. Lors d’une de ses permanences au bar, Ahmed s’est coupé le pouce et n’a pas réussi à stopper le saignement. Malgré cela, il a dû poursuivre son travail. “Je n’ai que vingt-deux ans, la retraite n’est pas une priorité. J’économiserai plus tard. Maintenant, j’ai seulement besoin d’argent de poche”, estime-t-il, pragmatique. 

Pour régulariser les travailleurs saisonniers, il faudrait légalement signer un contrat de travail à durée déterminée (CDD), conformément à l’article 6-4 du code du travail tunisien, explique Elyes Chafter, avocat au sein du cabinet Chafter Raouadi. 

Chafter ajoute qu’en vertu de la loi tunisienne, le terme “contrat” ne nécessite pas obligatoirement une forme écrite : “L’important c’est de savoir si les employés bénéficient d’une sécurité sociale ou non. Cela implique que l’employeur règle les cotisations de ses employés et les déclare en tant que membre de son personnel auprès de l’organisme de sécurité sociale. Cette démarche permet aux travailleurs de bénéficier d’une assurance maladie (CNAM) ainsi qu’une assurance pour les accidents de travail, par exemple”.

“La ‘culture du contrat’ n’est pas fortement ancrée en Tunisie. La charge fiscale est importante quand vous êtes en règle”, souligne Ayoub. 

Ce manque de cadre peut entraîner d’autres dérives comme l’emploi des mineur·es, qui serait une pratique courante. Bechir, l’employé du magasin de glaces, est l’un des nombreux·ses mineur·es travaillant de manière informel dans ce secteur : “J’ai commencé l’année dernière. J’avais seize ans. Ce n’est pas légal mais tous mes amis travaillent aussi, nous avons besoin d’argent.” Samir ajoute que dans de telles situations, on sait qu’on ne trouvera rien d’autre. Alors on se contente de ce qu’on a. 

 “On est jeunes en plus.” dit-il en riant, “j’ai 18 ans, ils savent qu’ils peuvent nous donner moins d’argent. S’ils embauchent quelqu’un de plus âgé, ils doivent payer plus.” 

En Tunisie, les jeunes âgés de 13 ans et plus sont autorisés à travailler régulièrement dans le secteur agricole ainsi que dans les entreprises familiales de leurs parents. Cependant, dans les domaines non industriels et non agricoles, l’âge minimum est porté à 16 ans, avec des conditions de travail spécifiques qui doivent être mises en place, précise Chafter. 

En plus de ne pas bénéficier d’une protection au travail, les mineur·es sont également exposé·es à un risque d’exploitation plus élevé, avec des salaires inférieurs. 

Néanmoins, l’avocat ajoute que la quasi-totalité des travailleur·ses saisonnier·es sont aussi étudiant·es, et ont besoin de ces emplois. Les personnes interrogées par inkyfada confirment que ne pas avoir de contrat n’est pas un obstacle, mais qu’il y a un prix à payer. 

Résister aux rythmes effrénés : un prix à payer

Dans ce milieu où les travailleur·ses sont souvent privé·es de contrat, d’aides sociales et d’assurance, les heures supplémentaires sont monnaie courante… souvent sans rémunération. “Nous passons huit heures, voire plus, debout à nous déplacer d’une table à l’autre. C’est épuisant et stressant,” raconte Bechir. Avec ce rythme, le seul jour de congé dont disposent Bechir et Samir est consacré à récupérer, reprendre des forces, et se préparer pour la semaine à venir. “Même si c’est l’été, nous n’avons pas le temps de profiter de la plage et de nous détendre”, déplorent-ils. 

D’après leurs témoignages, les travailleur·ses saisonnier·es dépendent de leur employeur qui détermine les horaires de travail et la durée des pauses. Sur huit heures de travail, Bechir avait droit un total de 30 minutes pour souffler, qu’il divisait en trois petites pauses. 

Toutes les personnes interrogées s’accordent à dire que durant les périodes chargées, il est impossible de demander une pause. “Parfois après les heures de rush, on s’assoit pour fumer une cigarette, mais la fatigue est telle qu’on a du mal à se concentrer”, soupire Ahmed. En tant que barman, son service est plus étendu et exigeant lors des événements spéciaux, lorsque le flux de client·es est plus important. 

“En temps  normal, je gagne 35 dinars par jour. Même si le contrat mentionne une majoration d’une fois et demi pour les événements spéciaux, cela ne s’est jamais produit”, souligne-t-il, en insistant sur l’importance des pourboires dans son revenu total. 

Au magasin de glace, Bechir pouvait gagner le double de son salaire quotidien habituel pendant les vacances. Pendant l’Aïd, par exemple, il a dû travailler pendant plus de douze heures d’affilée. Cependant, le fait qu’il ait démissionné avant de toucher son dernier salaire inquiète Bechir : “Je ne sais pas si je recevrai mon paiement pour les trois semaines de travail en juillet.” avoue-t-il avec une pointe d’amertume. Avant de recevoir son salaire mensuel, Samir devait également attendre plusieurs jours, voire plusieurs semaines. 

D’après les témoignages recueillis, les opportunités actuelles sur le marché de l’emploi sont si rares que lorsque les travailleur·es saisonnier·es en trouvent une, malgré les conditions de travail et la faible rémunération, ils et elles s’efforcent d’y rester le plus longtemps possible. C’est d’ailleurs ce que Samir tente de faire : “C’est un ami, le chef cuisiner dans une boîte de nuit, qui m’a proposé ce boulot. Il m’a dit que ce serait facile, mais chaque shift est un enfer”. 

Il est fréquent que les travailleurs saisonniers abandonnent leur poste si leur travail s’avère décevant, comme l’a fait Ahmed : cette fois, il a choisi de profiter de l’été sans être contraint de travailler. De son côté, Bechir n’a pas supporté les injustices observées au travail. « J’ai démissionné à cause de différends avec mon superviseur concernant la répartition inéquitable des pourboires entre les employés. Quand j’ai soulevé la question, ils ont nié les faits. Alors, j’ai décidé de partir, j’en avais assez ».

En cas d’exploitation ou de traitements injustes en milieu professionnel, la procédure de signalement des infractions est complexe. “L’union des travailleurs doit examiner votre requête et l’approuver si elle est considérée légitime”, indique Raja Dahmani. Elle souligne l’inconvénient de cette procédure : le risque de perdre son emploi qui n’est pas une option pour la plupart des travailleur·ses. De plus, si la demande n’est pas validée, le soutien de l’UGTT pour dénoncer des conditions de travail inappropriées pourrait être impossible par la suite.. 

L’exploitation au travail 

Malgré les difficultés, Sarra a développé des liens forts avec ses collègues, y compris les employé·es « permanent·es » . « Bien sûr, il y avait de l’exploitation », nuance-t-elle néanmoins en souriant. Sarra a été « embauchée » sans contrat, et ses fonctions ont toujours été vagues : elle faisait la vaisselle, préparait les tables au restaurant de l’hôtel, et accueillait aussi les touristes. Sa journée de travail commençait à 6 heures du matin et se terminait à 16 ou 17 heures.

Lorsque ses tâches principales étaient terminées, on lui confiait d’autres tâches, comme le nettoyage des vitres ou des sols. « Je ne suis pas fière de cette expérience, car je vois maintenant qu’ils m’ont confiée des tâches qui n’étaient pas censées être les miennes. Je pense toutefois qu’il était bon, pour moi, d’avoir cette expérience quand j’étais jeune », commente la jeune femme.

Bechir, de son côté, a observé une certaine solidarité entre les travailleur·es saisonnier·es contrairement à ce qu’il a pu vivre avec ses supérieurs et ses collègues embauché·es sur une plus longue durée. Au lieu des demandes, il n’y avait que des ordres. “Si vous les critiquez pour quelque chose, la moindre remarque était suivie d’une augmentation de la charge de travail et des tâches qu’on était pas censé faire”, dénonce-t-il. “Les heures supplémentaires étaient exigées et non rémunérées, mais il était inadmissible d’arriver en retard au travail : il fallait rattraper son retard à la fin du service.” 

Dans le bar où Ahmed travaillait, un comptage des stocks est réalisé au début de chaque service. A la fin de la nuit de travail, une machine calcule les ventes de la soirée en fonction des recettes générées, et il peut y avoir un “manque” à combler. “Par exemple, si nous avions commencé avec 300 bouteilles en stock et que nos ventes indiquait 200 à la fin de la soirée, il aurait dû rester 100 bouteilles. Si toutefois, nous n’en trouvions que 90, le coût des 10 bouteilles manquantes est réparti entre les employés”, détaille Ahmed. Bechir ajoute que le processus est similaire au magasin de glaces, où, lorsqu’un verre ou un objet se brise, c’est aux employé·es de le payer. 

Les employeurs savent que les saisonnier·es ne travaillent que pendant une période déterminée ou pourraient même démissionner avant. Selon Bechir, cela contribue au traitement injuste réservé à ce groupe. “Lorsque vous êtes jeune et que vous manquez d’expérience, il est évident qu’ils vont vous intimider et vous insulter”, déclare Samir. 

Pour lui, le meilleur moyen d’échapper à ces brimades est d’être le plus exemplaire possible. “Il faut bien se comporter, mais aussi faire preuve de respect envers les autres et envers soi-même, pour ne pas être exploité”, confirme Ayoub. En tant qu’agent d’enregistrement dans les fêtes, il doit également entretenir de bonnes relations avec les agents de sécurité : “ce n’est pas seulement pour le travail. En cas de problème, il est important de garder en tête que vous aurez à travailler de nouveau avec eux à l’avenir, voire les croiser lors d’une soirée – et ils pourraient vous causer des ennuis.” 

L’Etat ne contrôle toujours pas les conditions de travail des employé·es. Selon Chafter, la police peut jouer ce rôle, mais la Direction générale de l’Inspection du Travail est l’organisme public chargé de contrôler le respect des règles du travail. Sarra explique : “Durant la pandémie, la police était plus présente. Mais maintenant, tout comme avant, lorsqu’il y a des infractions, les responsables offrent de l’argent aux autorités et la situation se résout.” 

Ayoub a assisté à des scènes similaires.  “Lors d’événements, les agents de police arrivent, vérifient le nombre de personnes présentes, s’il y a de l’alcool, et ainsi de suite. Ils demandent de l’argent et s’en vont”, raconte-t-il. “La police peut venir à plusieurs reprises au cours d’un même événement. Il faut les payer à chaque fois, c’est tout.” 

La multiplication des crises 

La situation des travailleur·ses saisonnier·es, en particulier ceux et celles employé·es dans le secteur du tourisme, s’est aggravée ces dernières années, selon Raja Dahmani. La pandémie a fortement pesé sur le flux de touristes et a contribué à la dégradation de la situation. Sarra, qui a travaillé dans un hôtel pendant l’été 2016, explique qu’aujourd’hui la plupart des client·es sont tunisien·nes. Ils et elles visitent des villes et des sites spécifiques pour des excursions d’une journée et n’ont pas besoin de réserver des chambres d’hôtel. “Mais aujourd’hui le tourisme reprend grâce aux touristes venus de nos pays voisins, la Libye et l ’Algérie , explique Raja Dahmani. 

Elle indique que l’impact du COVID-19 reste visible, mais les crises économiques et sociales auxquelles la Tunisie fait face ont également un rôle dans la réduction du nombre de touristes étranger·es dans le pays. De plus, les problèmes de sécurité aux frontières et la perception d’une menace terroriste, ajoute Dahmani, n’encouragent pas non plus l’afflux de visiteurs dans le pays. Les premières données semblent prometteuses, car d’après une interview accordée à Mosaique FM, le ministre du tourisme Mohamed Moez Belhassine, déclare que plus de 5 millions de touristes ont été accueillis en Tunisie à la fin du mois de juillet 2023.

La baisse du nombre de touristes signifie, pour la population locale, la diminution des besoins en main d’œuvre dans les restaurants, les bars et les hôtels, ce qui contribue en partie à la faiblesse du marché de l’emploi. Sarra ajoute que travailler avec des client·es tunisien·nes entraîne le changement des critères de sélection du personnel. Par exemple, il n’est plus strictement nécessaire de parler plusieurs langues. “C’est la Tunisie, nous avons besoin d’eux [les touristes occidentaux]”, estime la jeune femme . “Lorsqu’ils viennent, ils sont bien traités, car nous savons qu’ils disposent de moyens financiers.” 

En d’autres termes, l’industrie ne porte pas la même attention et ne manifeste pas le même intérêt envers les locaux qu’envers les touristes occidentaux internationaux. Au final, il s’agit de savoir si ces conditions et ces salaires valent la peine de se battre. Ahmed a quitté son travail à Gammarth pour profiter du reste de l’été avec sa famille et ses ami·es. De son côté, Sarra n’est jamais retournée travailler à l’hôtel, même si l’occasion s’est présentée. “Aujourd’hui, je ne pense pas que ça en valait la peine. A l’époque, je pensais que c’était bien parce que je voulais travailler, avoir mon propre argent et ne pas dépendre de mes parents.” 

Ayoub ne considère pas son travail comme stable, il sait que ce n’est qu’une activité secondaire et temporaire. Finalement, tout est une question d’argent : “seul l’argent nous satisfait”, dit Samir en riant. “Mais l’expérience est terrible, je sacrifie mon été et je ne suis même pas rémunéré correctement.” 

20.08.2023 à 00:20

Wided, 51 ans, comptable dans une entreprise, 1400 dinars par mois

Linda Kaboudi

Née et élevée en France, Wided rentre subitement en Tunisie, ne connaissant pas un mot d'arabe. Elle réussit à obtenir un diplôme de comptabilité dans un lycée tunisien, trouve un emploi et rencontre son mari. Mariée depuis 28 ans et mère d'une fille, Wided jongle entre sa vie de famille et son travail. Cependant, la situation du pays, et notamment la pénurie de médicaments, affecte sa situation financière.
Texte intégral (1450 mots)
Chaque matin, Wided* suit sa routine : café, préparation du déjeuner familial… Puis elle se prépare pour sa journée de travail. Elle se rend à pied vers son bureau, où elle occupe le même poste de comptable depuis 17 ans. Elle passe sa journée les yeux rivés sur l’écran, une calculatrice à portée de main, Wided assure la gestion comptable d’une entreprise, enregistre les dépenses et traite les factures.

Wided est née et a grandi dans une petite commune à l’est de la France, où ses parents avaient immigré avant sa naissance à la recherche de travail. Son père, originaire d’une petite ville du Sahel, travaillait comme contremaître dans une usine de textile, tandis que sa mère, ancienne enseignante de couture, se consacrait à l’éducation de ses filles. Wided a grandi avec cinq sœurs dans une grande maison de campagne. « Mes parents ne nous ont jamais fait savoir que nous avions des problèmes financiers. On rentrait en Tunisie tous les étés. C’est un luxe pour une famille nombreuse », se souvient-elle.

Alors qu’elle a environ 17 ans, le père de Wided décide de rentrer en Tunisie avec toute sa famille. « On commençait à grandir, mon père avait peur pour notre avenir dans un pays occidental. C’est un homme avec beaucoup de convictions, il voulait qu’on grandisse dans un environnement tunisien, avec des traditions et des valeurs tunisiennes ».

Ce retour change tout pour Wided. “On ne parlait presque pas l’arabe, donc on était censées s’inscrire dans une école française, c’était le plan ». Sauf que la santé de son père se dégrade subitement. Toutes les économies prévues pour leur éducation sont investies dans les soins du père de famille. Les filles doivent donc s’inscrire au lycée tunisien. 

L’adaptation est difficile. « J’avais automatiquement zéro en arabe. Une fois, quand on nous a dit, à mes sœurs et à moi, que nous avions un cours de maths le lendemain, nous nous sommes toutes présentées en tenue de sport, pensant que nous avions un cours de sport parce que les mots en arabe se ressemblaient beaucoup », se souvient-elle en riant. 

En France, la jeune fille avait d’excellentes notes et aspirait à de grandes ambitions : « Je voulais être médecin, chercheuse, faire de grandes études ». Ce changement affecte son parcours scolaire, mais Wided réussit tout de même à obtenir son diplôme en comptabilité. 

Après le décès de son père et en l’absence de moyens financiers, elle se voit contrainte de trouver un emploi. Elle travaille alors comme comptable pour soutenir sa famille. C’est là qu’elle rencontre son époux. Aujourd’hui, elle est mariée depuis 28 ans et mère d’une fille. 

« La vie peut être imprévisible. Je n’aurais jamais pensé avoir cette vie, et c’est la meilleure chose qui me soit arrivée.”

Après la naissance de leur fille, Wided et son mari décident de se lancer dans leur propre projet. Pendant qu’il gère un service de taxiphone, elle travaille en tant que dactylographe. « Des étudiants arrivaient avec des montagnes de pages écrites à la main, et je m’occupais de la saisie et de la correction linguistique », raconte-t-elle. Cependant, avec la montée en puissance des téléphones portables et des ordinateurs, leur activité commence à se détériorer lentement. « De nos jours, personne n’a plus besoin de recourir à un taxiphone ou de solliciter de l’aide pour la saisie de leurs documents », constate-t-elle.

En plus de cela, le mari de Wided est atteint d’épilepsie depuis son enfance. Au bout de plusieurs années passées à travailler, il n’arrivait plus à supporter la charge. « Nous avons alors consulté notre fille et décidé, en famille, qu’il valait mieux qu’il arrête de travailler. La décision a été facile à prendre, car notre priorité était sa santé ».

C’est alors qu’elle décide de trouver un emploi stable et de mettre en location les deux espaces commerciaux que le couple possède. La comptable travaille de 9 à 14h pour un salaire de 800 dinars. “J’aime mon travail. Je m’y suis habituée.” Les espaces commerciaux rapportent, quant à eux, 600 dinars par mois. 

En tout, Wided et son mari gagnent donc 1400 dinars par mois et gèrent leurs finances de manière équitable.

  Voici un aperçu de ses entrées et sorties d’argent mensuelles :    

Chaque semaine, Wiem se rend au supermarché pour faire ses courses. De temps en temps, elle se rend dans des friperies pour acheter des vêtements pour sa famille. La quinquagénaire dépense environ 100 dinars par semaine pour les achats. « Je l’avoue. J’aime cuisiner et je ne me prive pas. On dépense beaucoup d’argent pour la nourriture ».

Wided prépare deux plats par jour et a un penchant pour la pâtisserie. Occasionnellement, elle cuisine également plusieurs plats pour sa fille, qui travaille désormais à Tunis et leur rend visite le week-end. “Ma fille jongle entre travail et études. Pour lui faciliter un peu les choses, je lui prépare quelques plats qu’elle emporte avec elle.”

« Avant, nos revenus suffisaient pour nous trois. Avec le coût élevé de la vie, il est de plus en plus difficile de joindre les deux bouts, même à deux », commente Wided. 

Voici le détail de ses entrées et sorties d’argent mensuelles :

Zone grise

Depuis presque un an, les médicaments du mari de Wided sont en pénurie dans toutes les pharmacies. Cela contraint la famille à importer ces médicaments de l’étranger. “Nous traversons une période extrêmement difficile. La pénurie de médicaments nous oblige à dépenser beaucoup d’argent.” Le couple dépense ainsi 200 dinars par mois.

Normalement, l’achat de ces médicaments des pharmacies tunisiennes est pris en charge par la Caisse nationale d’Assurance maladie. Cependant, les médicaments importés ne sont pas éligibles au remboursement. “Non seulement la pénurie nous oblige à dépenser plus d’argent que d’habitude, mais l’État ne nous rembourse pas”, s’exclame Wided.

  “Les pénuries de médicaments et d’aliments, les coupures d’eau en soirée et l’inflation rendent la vie en Tunisie insupportable. Je suis en colère, l’Etat ne fait rien pour remédier à la situation”, déplore la comptable. 

Futur

Aujourd’hui, le principal objectif de Wided est d’économiser de l’argent et de le consacrer à l’avenir de sa fille. « Elle pourrait obtenir une bourse ou trouver du travail, mais je veux mettre de l’argent de côté pour lui donner un coup de pouce ». Elle voudrait surtout que sa fille parte vivre à l’étranger. « Je ne veux pas qu’elle continue à vivre en Tunisie. Je l’encourage constamment à chercher un emploi à l’étranger. Je veux qu’elle vive dans de meilleures conditions. » 

En ce qui concerne son couple, Wided aimerait voyager avec son mari et obtenir son permis de conduire, « mais cela peut attendre. Ma priorité est ma fille. Je veux assurer son avenir, puis je commencerai à penser à mes propres projets”, annonce-t-elle.

18.08.2023 à 18:02

Les défenseurs de l’environnement en procès

Isabella Crispino

Alors qu'une vague de répression déferle sur la Tunisie, menaçant les droits et les libertés, les activistes environnementaux sont pris pour cible. Pourtant, la Tunisie est confrontée à une crise climatique de plus en plus grave, et le besoin d'une justice environnementale devient de plus en plus pressant. 
Texte intégral (3023 mots)
« D es citoyens sont détenus simplement parce qu’ils ont réclamé leur droit à l’eau !” Devant le théâtre municipal de Tunis, le 21 juillet 2023, une petite foule scande et proteste contre le manque d’eau dans leur région.  « Des entreprises vendent de l’eau pendant que nous mourons de soif ! ».

La même semaine, les températures ont grimpé jusqu’à 50 degrés  à travers le pays, provoquant de graves incendies à Tabarka et aggravant le désarroi des habitants face à la pénurie d’eau qui sévit dans le pays.

« Nous implorons le président de la République d’envoyer un représentant du gouvernement dans la région et de constater par lui-même la situation catastrophique de Bargou », clament les manifestant·es.

Les habitant·es de Bargou, une petite ville d’environ 400 familles située dans le gouvernorat de Siliana, à deux heures de route de la capitale, souffrent d’une grave pénurie d’eau. L’accès limité à l’eau potable menace leurs activités agricoles. Selon le Forum tunisien pour les Droits économiques et sociaux (FTDES), leur demande de forage d’un nouveau puits a été rejetée par les autorités de Siliana.

Dans le même temps, les autorités ont accordé à une société privée de distribution d’eau l’autorisation de forer un puits dans le but d’embouteiller et de vendre de l’eau minérale. Face à cette situation, les habitant·es de Bargou se sont mobilisé·es et ont protesté.

Les militant·es pris·es pour cible

L’État a réagi en inculpant 28 habitant·es pour « attaque planifiée contre la circulation » et « la participation à un rassemblement susceptible de perturber le confort du public et visant à commettre un crime et à entraver la liberté de travail en utilisant les menaces » en mars dernier. Dans l’attente de l’issue de leur appel, ils et elles risquent d’être emprisonné·es pour leur activisme. 

D’après un rapport du FTDES, les motifs de ces poursuites devraient être réformés et sont régulièrement utilisés pour poursuivre des protestataires pacifiques qui réclament leurs droits. Human Rights Watch (HRW) condamne également, depuis des années, l’utilisation excessive du code pénal et les “lois abusives” ciblant les militant·es. 

“En Tunisie, il n’existe pas de cadre juridique qui réglemente l’activité des défenseurs des droits humains”, commente Mariem Klouz, avocate au sein d’Avocats Sans Frontières (ASF). “Ils sont toujours à la limite de la loi, même si, en réalité, ils n’ont rien fait d’illégal.” 

En juin dernier, 38 autres militant·es environnementaux du gouvernorat de Sfax ont fait l’objet d’accusations similaires. Quatre membres du mouvement “Manish Msab” (« nous ne sommes pas une décharge ») risquent huit mois de prison. L’un d’entre eux, Thameur Ben Khaled, est accusé d’avoir agressé un employé de la décharge. Il nie l’accusation et attend la date de son  procès en appel.

 “Je ne suis pas un criminel. Je réclame  un environnement sain pour mes enfants, ma famille, mon pays, et pour moi-même”.

Une décharge sauvage derrière le port de Sfax. Novembre 2021. Crédit : Arianna Poletti

Depuis 2016, des activistes  se sont engagé·es dans des manifestations pacifiques et artistiques pour protester contre la situation des habitant·es de Agareb. Depuis des années, les habitant·es de Agareb sont exposé·es à de l’air pollué provenant d’une décharge voisine. Les habitant·es accusent la décharge d’être à l’origine d’un certain nombre de problèmes de santé, notamment d’une augmentation des cas de cancer. Selon Ben Khaled, « la ville est devenue un cimetière pour ses propres habitants ».

“Ce sont des terroristes environnementaux”, s’insurge Thameur Ben Khaled quand il évoque l’Agence nationale de Gestion des déchets (ANGED). “Ils cherchent à nous punir pour qu’on serve de leçon aux autres activistes environnementaux.” 

D’autres ont été visé·es parce qu’ils et elles manifestent contre le mauvais traitement de substances toxiques et la pollution engendrée par une entreprise d’huile d’olive opérant sur le même site que la décharge, selon Ines Labiadh, cheffe du département de la justice environnementale au sein du FTDES. D’autres personnes ont également été poursuivies après avoir protesté contre l’Office national de l’assainissement (ONAS) qui a déversé des eaux usées au cœur de la réserve naturelle d’El Gonna. Tous·tes les militant·es rejettent les accusations portées à leur encontre et attendent la date de leur procès.

Depuis la France où il réside, Thameur Ben Khaled hésite désormais à retourner en Tunisie pour rendre visite à sa famille. “Si je décide de m’y rendre pour voir mes enfants, je risque d’être arrêté et emprisonné pour un crime que je n’ai pas commis.” 

Le témoignage de Thameur Ben Khaled souligne les risques pris par celles et ceux qui luttent contre les pénuries d’eau, la pollution et la gestion des déchets.  « Ils se battent seuls, et lorsqu’ils sont arrêtés, personne n’en entend parler », commente Raouf Ben Mohamed Goffa, militant écologiste.  « Nous savions dès le départ que nous étions confrontés à une sorte de mafia de l’environnement » ajoute Ben Khaled. Face à des entreprises privées et à des agences gouvernementales dominantes,  les militant·es écologistes se trouvent engagé·es dans une bataille difficile et inégalitaire.

A cause de son travail sur les droits de l’eau, Ala Marzougui, directeur de l’Observatoire tunisien de l’eau, déclare à inkyfada que la SONEDE le poursuit, lui et son organisation . « Nous sommes bien protégés : nous avons des avocats qui peuvent nous aider et nous sommes connus des médias », dit-il. « Nous pouvons nous défendre.”

Certain·es n’ont pas cette chance : ce sont les « petits mouvements de protestation spontanés », qui font face à des pollueurs redoutables, et qui, pour Marzougui, sont « les plus touchés par cette répression ».

Des habitantes du “Msab”, un quartier entre la décharge publique et la ville d’Agareb. Novembre 2021. Crédit : Arianna Poletti

Leurs luttes et la répression dont ils font l’objet sont souvent passées sous silence. Ines Labiadh souligne que ce manque de visibilité fait des défenseur·ses de l’environnement des cibles vulnérables pour les forces de l’ordre. Les violences policières sont fréquentes, surtout en dehors de la capitale. L’exemple le plus tragique est la mort d’Abderrazek Lachheb, en 2021, à la suite d’affrontements avec la police à Agareb.

Raouf Ben Mohamed Goffa, qui a participé activement aux manifestations contre le Groupe chimique à Gabès en 2019, a remarqué une différence frappante : « Il est vraiment clair que la police est beaucoup plus agressive là-bas qu’elle ne l’est à Tunis ».

« Nous avons été libérés, mais nous ne savons pas si nous sommes vraiment libres », explique à inkyfada un militant qui souhaite garder l’anonymat. Il a été arrêté temporairement en raison de sa participation aux manifestations contre les coupures d’eau à Gafsa en 2019. Bien qu’il maintienne sa position, la crainte de nouvelles persécutions le tient à l’écart de toute activité politique.

« Ils font croire aux gens qu’ils doivent choisir entre l’emploi et l’environnement”

L’instrumentalisation de la loi permet de criminaliser et réduire au silence les défenseur·ses de l’environnement. Cependant, la lenteur de l’économie et la faiblesse des politiques sont des obstacles structurels auxquels ils doivent également faire face.

Manel Benarfia Bahri, membre de Manish Msab, raconte le harcèlement incessant des travailleurs de la décharge, aujourd’hui fermée, qui reprochent à son mouvement de leur avoir fait perdre leur emploi. « Ils se sont présentés à mon travail, ils ont harcelé ma famille ».

Raouf Ben Mohamed Goffa, qui a participé aux manifestations contre le groupe chimique à Gabès, raconte que des manifestant·es se sont vu proposer des emplois par le groupe même qu’ils combattaient. Face au peu d’alternatives qui s’offraient à eux, beaucoup acceptent :  « Ils donnent du travail aux gens et éliminent les manifestants. Ils font croire aux gens qu’ils doivent choisir entre l’emploi et l’environnement ».

« Alors que nous avons droit aux deux : le droit au travail et le droit à un environnement sain », résume Raouf Ben Mohamed Goffa.  

Dans certaines régions, les grands groupes industriels représentent l’un des rares secteurs d’emploi viables pour de nombreuses personnes. Selon Ines Labiadh, cela a eu un impact considérable et supplanté un secteur agricole diversifié à Agareb et détruit un secteur touristique et de pêche lucratif à Gabès*.

L’entrée de la décharge d’Agareb, une semaine après les manifestations de novembre 2021. Crédit : Arianna Poletti.

Ines Labiadh émet des doutes sur le nouveau code de l’environnement, qui n’a pas encore été examiné par le gouvernement ou l’Assemblée nationale. Comme d’autres, elle souligne l’absence de règles strictes pour les entreprises. Si ce code est adopté, les entreprises ne seront pas soumises à des obligations légales contraignantes : « La responsabilité environnementale et sociale demeurera volontaire ».

Labiadh dénonce le manque d’une “dimension sociale” dans le nouveau code, et notamment l’absence d’un système de consultation citoyenne pour l’approbation des décharges publiques. Une omission grave qui, selon elle, ne peut que reproduire le scénario d’Agareb. “Comment s’attendre à ce que les habitants restent silencieux?”, s’interroge-t-elle. 

Les militants écologistes descendent dans la rue parce que le dialogue n’est pas envisageable. Lors des récentes manifestations contre les coupures d’eau, Raban Ben Othmane, chef de la section de Gafsa au sein du FTDES, a été accueilli non pas par des membres de la SONEDE, mais par les forces de l’ordre, chargées de négocier à leur place. Pour Ben Othmane, cela montre non seulement la faiblesse de l’administration, mais aussi son « incapacité à assumer la responsabilité des violations qu’elle a commises ». Pour de nombreux activistes et militant·es de l’environnement, il semble peu probable que le changement émerge de l’intérieur du système. 

« La protection de la population contre les atteintes à l’environnement n’est tout simplement pas une priorité pour l’État », affirme Ines Labiadh.

Dans un contexte politique où les libertés sont de plus en plus menacées, les droits liés à l’environnement sont souvent relégués au second plan. Ala Marzougui estime qu’il faudra du temps pour que les citoyen·nes considèrent l’accès à l’eau et un environnement propre comme un droit fondamental plutôt que comme un simple service. Si ces petits mouvements écologistes sont autorisés à se développer et mûrir, à l’abri de la répression, Marzougui est convaincu que des revendications plus ambitieuses pourraient émerger. 

« L’environnement est devenu une nouvelle ligne de front pour les défenseurs des droits humains », déclare Thameur Ben Khaled à inkyfada. « Mais malheureusement, nous sommes parfois obligés de nous battre pour nos droits, pour pouvoir vivre ».

28.07.2023 à 17:13

Kaïs Saïed : Entre inflation et pénuries, le naufrage économique

Matteo Trabelsi

Entre pénuries et inflation, les consommateur·trices tunisien·nes essaient de survivre. Sur le marché,  pas de sucre, pas de semoule, ni même de riz ou de farine tandis que le taux d’inflation ne cesse d’augmenter. S’érigeant en sauveur de la nation depuis le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed promet aux Tunisien·nes de les sauver de la faim. Deux ans après, qu’en est-il réellement ?
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Quelques mois après le coup d’Etat, en octobre 2021, l’inflation se voit déjà à la hausse avec un taux de 6,3%. Depuis cette date, il ne baissera plus jamais. Avant même la guerre en Ukraine, la Tunisie de Kaïs Saïed n’a pas su endiguer ni même stabiliser une inflation qui pèse très lourd sur la vie des Tunisien·nes. En effet, entre juin 2022 et juin 2023, les prix de l’alimentation ont augmenté de 15,2% .

Aujourd’hui, si le café est exceptionnellement présent sur les marchés, son prix a augmenté de 30%, suite à une demande du ministère du commerce, passant de 14,600 dinars le kilo à 19,800 dinars. Dans de nombreuses épiceries et divers commerces, l’heure est donc aux rationnements et aux ruptures de stocks.

Comme partout dans le monde, le conflit russo-ukrainien est souvent perçu comme la cause principale de cette flambée des prix. Pourtant, en Tunisie, la guerre n’est pas le seul facteur à alimenter l’inflation. La politique économique de Kaïs Saïed a en réalité une part de responsabilité importante dans la hausse des prix que connaît le pays.

Absence de vision face à la guerre d’Ukraine

Le 24 février 2022, à 5h30, heure de Moscou, Vladimir Poutine annonce l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Toujours d’actualité, les conséquences économiques de cette guerre sont désastreuses pour tous les pays du monde, avec le manque d’exportation de céréales par l’Ukraine, et une augmentation globale des coûts de l’énergie.

La même année, le taux d’inflation mondial moyen a en effet atteint 8.3%, alors qu’il était de 3.48% en 2021 et 1.92% en 2020. Le Maroc par exemple a enregistré son taux le plus haut depuis 31 ans, et l’Algérie son taux le plus haut depuis 26 ans, atteignant les 9.3%.

Évolution des taux d’inflation au Maghreb et dans le monde (2012-2022)

Quant à la Tunisie, le taux moyen d’inflation pour l’année 2022 a été de 8,3%, son taux le plus haut depuis 1984. En février 2023, ce taux atteint les 10,4%. Fortement dépendant de la Russie et de l’Ukraine pour ses importations de blé, le pays essaye toujours de garantir sa sécurité alimentaire. Mais quelle solution a été proposée par le gouvernement pour lutter contre cette situation ? La seule réponse donnée par la présidence a été la lutte contre les “spéculateurs” et contre tous ceux qui complotent pour la détérioration économique du pays.

“Les prix ont explosé et l’Etat n’a même pas proposé le début d’une vision”, déclare Hamza Meddeb, chercheur et analyste en économie politique.

Tandis que d’autres pays avancent des plans de relance économique pour faire face à la crise, la Tunisie de Kaïs Saïed se défausse de toute responsabilité. La lutte contre ces spéculateurs, annoncée depuis mars 2022, n’a pour l’instant montré aucun effet. Les pénuries sont toujours présentes, tout comme la hausse des prix.

Pour les consommateur·trices, rien n’est fait pour combattre cette hausse des prix. En octobre 2022, l’augmentation du SMIG n’est que de 25 dinars pour un régime de 40h, passant à un salaire de 390 dinars, et de 20 dinars pour un régime de 48h, pour un nouveau salaire de 459 dinars par mois.  Or, d’après une étude menée par la Fondation Friedrich Ebert Stiftung au printemps 2019, bien avant la guerre d’Ukraine et ses conséquences, le budget de la dignité pour une famille de 4 personnes vivant sur le Grand Tunis serait de 2400 dinars par mois. Ce montant équivaut ainsi à six fois le salaire minimum actuel d’un travailleur bénéficiant d’un régime 40h.

Des problèmes structurels irrésolus

Avant même le début de la guerre en Ukraine, dès janvier 2022, des retards de versements de salaires et des pénuries commençaient déjà à s’installer dans le pays. En effet, la crise économique d’aujourd’hui n’est que le résultat d’une longue politique néolibérale menée depuis les années 70, dont les conséquences socio-économiques ont été jusqu’ici irrésolues.

Après une courte période socialiste menée par Ahmed Ben Salah durant les années 60,  Hédi Nouira, ancien gouverneur de la Banque centrale, décide d’implanter le libéralisme en Tunisie. La privatisation s’intensifie désormais, les accords de libre-échange se multiplient, avec certes une augmentation du taux d’exportations, mais également une dépendance de plus en plus accrue aux importations. L’Etat se doit donc d’assurer ses recettes en devise étrangère, au grand risque de s’écrouler.

Pour ce faire, un grand investissement est fait sur le tourisme “low-cost”. Selon Hamza Meddeb, “le modèle tunisien qui a été construit durant les années 70 est essentiellement basé sur une main d’œuvre pas chère. Depuis, ce modèle n’a fait qu’être alimenté, avec des salaires clairement très bas”.

Malgré cela, l’Etat n’a jamais eu la capacité de rembourser sa dette extérieure. En 2023, cette dernière s’élève à 14,859 milliards de dinars, contre 11,916 milliards en 2022 et 7,456 milliards en 2021. En l’espace de deux ans donc, la dette extérieure a été multipliée par deux.

Évolution de la dette intérieure et extérieure de la Tunisie depuis 2021

En outre, sous la pression libérale du Fond Monétaire International (FMI), les services publics sont aujourd’hui plus que jamais affaiblis. “Là où l’État se dotait d’une politique volontariste en matière de services publics, il n’applique désormais qu’une politique d’austérité budgétaire. Depuis 30 ans, on a malheureusement emprunté des délabrements des services publics, notamment en matière de santé et d’éducation”, déclare Amine Bouzaiene, chercheur en équité sociale et fiscale.

Ce dernier ajoute que “sur le plan fiscal aussi, ça a été un tournant majeur. (…) On a démantelé notre impôt sur le revenu, de façon à ce que les plus riches et les plus hauts revenus ne contribuent plus de la même manière qu’avant. On a baissé les impôts sur les sociétés. On a complètement marginalisé l’imposition du capital. Bref, pour faire court, les plus riches ne contribuent plus d’une manière suffisante à l’effort fiscal”.

“La rupture tant attendue n’a pas eu lieu” 

Le 25 juillet 2021 a pu représenter un espoir pour beaucoup de Tunisiens. Dans les esprits, une rupture était attendue vis-à-vis de ce qui a été entrepris par le gouvernement Mechichi et tous les autres gouvernements avant lui, estime Meddeb. Mais aujourd’hui, si Kaïs Saïed détient la quasi-totalité des privilèges institutionnels, aucun changement n’a en réalité été opéré par ce dernier pour sauver le pays de son effondrement économique et social.

“Il a promis un retour à la normale. Mais la performance n’a pas changé en réalité. C’est la même politique économique qui a été entreprise”, déclare Hamza Meddeb. 

En effet, Kaïs Saïed et le gouvernement Bouden nommé par ses soins, n’ont fait que continuer la politique austéritaire menée par leurs prédécesseurs·ses. À l’arrivée de cette dernière, en octobre 2021, les discussions avec le FMI étaient déjà en cours pour un prêt de 1,9 milliard de dollars.

De la même manière qu’en 2013, alors que la Tunisie connaissait une détérioration de ses conditions économiques, il fallait, avant d’obtenir un prêt, que le pays élabore un programme de réformes. Le FMI émet d’ailleurs personnellement des recommandations sur les grandes lignes du programme.

Ces recommandations préconisent depuis une décennie la réduction progressive des subventions, ainsi qu’une privatisation de plus en plus accrue des services publics. Comme l’explique Amine Bouzaiene, “le programme qui a été élaboré est un programme par excellence conforme à la recette du FMI. Donc oui ; ça n’a peut être pas été dicté, mais l’enjeu était pour le gouvernement tunisien de s’aligner autant que possible sur les recommandations du FMI.”

La loi de finance 2023 s’y est parfaitement conformée, avec une baisse de 33% sur les subventions des produits de base, passant de 3,771 milliards de dinars durant l’année 2022 à 2,523 milliards pour 2023. Les céréales sont les plus touchées, avec une baisse de 42.61% en ce qui concerne leur subvention. Quant aux carburants, l’Etat décide également d’y limiter son aide, pour une baisse drastique de 25,7 % au cours de la même année.

Évolution du coût de la subvention des produits de base entre 2019 et 2023

Le programme élaboré par le gouvernement Bouden a donc de quoi faire mal aux finances des Tunisien·nes, nuisant d’abord aux populations les plus vulnérables et plus que jamais aux classes moyennes, dont beaucoup dépendent des subventions qui ont été été mises en place en 1956, au lendemain de l’indépendance du pays afin de soutenir le pouvoir d’achat des consommateur·trices. De fait, ces subventions limitent la pauvreté et assurent aux catégories sociales les plus pauvres la possibilité de se nourrir à un prix encadré. En 2013 déjà,  l’Institut national de la statistique (INS) annonçait une probable augmentation de 3,6% du taux de pauvreté au cas où une levée des subventions était de fait actée.

Aujourd’hui, la menace de la levée des subventions fait écho aux « émeutes du pain » qui ont éclaté en janvier 1984, lorsque les autorités tunisiennes ont décidé de supprimer les subventions sur les produits céréaliers.

Janvier 1984, les révoltes du pain. L’histoire oubliée des condamnés à mort

En approuvant la loi de finance 2023, le président tourne donc le dos à ces catégories sociales qui, sans ces subventions, auraient encore plus de difficultés à se nourrir. Kaïs Saïed qui avait pourtant promis de sortir les Tunisien·nes de la faim semble aujourd’hui prendre tout le chemin inverse.

Concernant les services publics, si l’éducation bénéficie toujours d’une grande part du budget pour l’année 2023, la santé en revanche demeure toujours négligée. 6.79% seulement du budget de l’Etat lui a été consacré, les transports eux ne bénéficiant que de 1.87%, l’équipement de 3.49%, alors que le ministère de l’Intérieur et de la Défense additionnés bénéficient à eux seuls de 17.52%.

Sans oublier que sur les 8 398 nouvelles affectations prévues pour l’année 2023, plus de la moitié bénéficient au ministère de la Défense, et 1 487 postes seulement sont répartis entre différents ministères (ministère de l’Equipement, des Transports, de la Santé, etc.), sans réelle précision du chiffre entre chaque ministère.

Comment l’Etat survit actuellement ?

Aujourd’hui, la politique austéritaire menée par le gouvernement n’a pas sauvé l’État de son effondrement. Pour Hamza Meddeb, si la Tunisie survit actuellement, c’est principalement grâce à trois éléments : la pénurie, la taxe et les banques privées.

“La pénurie n’est pas un hasard. Elle est le fruit d’un choix politique pris par un gouvernement souhaitant préserver sa devise”, déclare le chercheur.

De fait, les importations de farine, de lait, de café, de sucre, etc., se font en devise étrangère. Or, lors des attaques terroristes de 2015, le tourisme, un des principaux pourvoyeurs de devise étrangère à la Tunisie, a été touché de plein fouet avec une baisse de 25% . Avec la crise du Covid-19 qui s’est ajoutée en 2020, l’Etat peine toujours à remplir sa caisse de devises. Une des solutions entreprises par les autorités a donc été d’économiser le stock de devise, en important moins. Comme le montre d’ailleurs l’INS, la Tunisie a vu son taux d’importations baisser de 0,6% durant le premier semestre de 2023, alors qu’il était en augmentation de 32,4% durant la même période en 2022.

Kaïs Saïed et sa politique économique s’inscrivent donc dans la continuité de cette méthode. Pourtant, il est le dernier à en assumer la responsabilité. Le président préfère en effet rejeter la faute sur certains spéculateurs, dont il connaîtrait l’identité, qui agiraient délibérément sur les circuits de production pour perturber le pouvoir politique et provoquer des révoltes sociales. Le président n’avait d’ailleurs pas hésité à crier au complot lors de sa visite au ministère de l’Agriculture, en mai 2023, alors que la pénurie de pain s’intensifiait.

Dans un communiqué publié par la présidence de la république, Kaïs Saïed a même estimé que cette situation était due  “aux tentatives menées par certains pour exaspérer la situation et inventer des crises”.

Mais pour Hamza Meddeb, l’argument selon lequel la pénurie serait la faute des spéculateurs ne tient pas la route. “Les principaux aliments disparus du marché tunisien sont importés et subventionnés par l’Etat. Personne n’a intérêt à spéculer sur des produits subventionnés”, ajoute-t-il. 

Dans les faits, ce sont en grande partie les Tunisien·nes qui compensent cette situation, via l’impôt sur le revenu, la consommation ou encore la TVA. Sur les recettes du budget de l’État prévu pour l’année 2023, qui s’élève à 40.536 milliards de dinars, presque trois quarts proviennent de l’impôt sur le peuple. 44% proviennent des impôts sur la consommation ajoutés à la TVA, et 28% de l’impôt sur le revenu, soit 72 % au total. Les sociétés, elles, ne payent que 12.5%.

Évolution des recettes fiscales depuis 2020

Ainsi, dans un pays où l’inflation est à l’apogée de sa croissance, le gouvernement de Najla Bouden décide d’augmenter de 8,53% les impôts sur le revenu par rapport à l’année précédente, faisant chuter, de manière inédite, le pouvoir d’achat des Tunisien·nes.

Outre la pénurie et les taxes sur la population, l’État tunisien doit également sa survie aux emprunts intérieurs accordés par les banques privées locales. Cette pratique a pour la première fois été mise en place en 2017, et depuis, elle n’a fait que se pérenniser. En mai 2023, Sihem Boughediri Nemsia, actuelle ministre des Finances, se félicite d’un nouveau prêt en devise accordé par 12 banques locales, dont le montant atteint les 400 millions de dinars tunisiens. Si ce prêt évitera d’avoir une nouvelle fois recours aux emprunts extérieurs, il ne freinera pas pour autant le mécanisme inflationniste qui s’abat sur la Tunisie depuis quelques mois. Bien au contraire, “il ne fera que l’enflammer” selon Hamza Meddeb.

Échec des négociations avec le FMI

Pour sortir de la crise, “une seule solution est viable” selon Hamza Meddeb, “signer un accord avec le FMI”. Cependant, la situation des négociations en Tunisie est aujourd’hui difficile en raison desdites mesures préconisées par le FMI. Ces divergences, en plus de compromettre l’accord avec le Fonds, mettent en lumière le décalage entre le président et son gouvernement. 

Depuis plusieurs mois, Kaïs Saïed ne se prive pas de rejeter fermement les “diktats” imposés par le FMI à chaque fois qu’il est interrogé sur le sujet. Des acteurs tels que l’Union européenne et les États-Unis s’engagent dans ces négociations afin de persuader le président d’accepter l’accord. L’Union européenne plus particulièrement, ne cache pas sa plus grande préoccupation : une éventuelle “crise migratoire” si le pays reste économiquement instable.

En utilisant le terme « diktats », Kaïs Saïed fait notamment référence aux conditions imposées par le bailleur de fonds, qui incluent notamment la réduction progressive du système de subventions pour les produits de base. C’est pour la “paix sociale” donc, que Kaïs Saïed n’a jamais publiquement accepté ces réformes, soutenues par le Fonds et négociées avec le gouvernement. Et pourtant, leur présence dans la loi de finance 2023 n’échappe aujourd’hui à personne.

Cette dernière a de fait été promulguée par le président de la République, comme l’indique l’article 103 de sa nouvelle Constitution, solitairement rédigée. Sans sa signature, cette loi et les réformes qu’elle comprend ne peuvent entrer en vigueur. Le président avait donc le choix de refuser la baisse des subventions qui y sont inscrites, ou d’en exiger un nouvel examen auprès du Parlement, chose qu’il n’a pas faite. Ainsi, si dans ses discours la révolte contre les « diktats » est grande, dans ses actes, la soumission y est pourtant concrète.

Aujourd’hui, la question des alternatives viables s’est posée, sans réelle piste concrète pour le moment. Entre le mirage des BRICS, l’Algérie et l’illusion de la commission de conciliation pénale, nul ne sait si Kaïs Saïed a un plan dans la tête pour substituer au FMI. Une chose est certaine, le président souhaite compter sur “nous-mêmes”, phrase qu’il répète à la moindre occasion, sans entrer dans les détails de ce qui pourrait être possible en matière de politique économique autonome.

Contrairement à Hamza Meddeb, Amine Bouzaiene ne préconise pas d’accepter les conditions du FMI mais reconnaît que se passer d’une institution financière internationale, quelle qu’elle soit, ne pourra pas résoudre les problèmes économiques de la Tunisie, compte tenu des besoins du pays en devise. “Nos besoins en termes de financement extérieur ne sont pas là uniquement pour équilibrer les choses d’un point de vue budgétaire, mais pour subvenir à nos besoins en devise.  On a besoin de réserves en devise, notamment pour pouvoir subvenir à nos besoins en importation, et pour pouvoir payer notre dette.”

27.07.2023 à 19:08

Kaïs Saïed : la menace pèse sur les droits et libertés

Zeïneb Ben Ismail

Deux ans après l’instauration de l’état d’exception de Kaïs Saïed, tous les acquis de la démocratie semblent menacés. Le président avait promis de garantir les droits et libertés, mais force est de constater qu’en deux ans, la Tunisie est en chute libre. Entre arrestations arbitraires, insécurité envers la société civile et menace sur la liberté d’expression, inkyfada fait le point.
Texte intégral (7171 mots)
“Le peuple réclame l’indépendance de la justice !”, “Libertés, libertés, pas de justice dictée !”, “Unité nationale contre les assauts du populisme !”

Le 13 juillet 2023, devant les grilles de la cour d’appel de Tunis, sous un soleil de plomb, une centaine de manifestant·es scandent ces slogans et réclament la libération des prisonnier·es politiques, accusé·es de “complot contre la sûreté de l’État” et en détention depuis quatre mois.

Depuis des mois, un vent de répression parcourt la Tunisie. Cette vague d’arrestations s’ajoutent à plusieurs autres poursuites à l’encontre de journalistes, d’activistes et des atteintes à l’indépendance de la justice. 2023 a également été marquée par un déferlement de haine inédit à l’encontre des migrant·es subsaharien·nes en Tunisie dont les droits les plus élémentaires ont été bafoués. inkyfada fait le bilan de la situation des droits et libertés en Tunisie, deux ans après le coup d’État de Kaïs Saïed.

Procédures et droits bafoués 

Pas ou peu de preuves, importants dispositifs policiers, mauvaises conditions de détention… Qu’ils et elles soient poursuivi·es dans l’affaire du complot ou pas, les accusé·es voient leur droits fondamentaux bafoués à tous les niveaux par les autorités lors des procédures judiciaires.

Aussi appelée “affaire des 17”, l’affaire du complot accuse donc 17 opposant·es, cadres et hauts fonctionnaires “et toutes celles que l’enquête révélera”, selon le dossier. La liste des accusations est longue, et les accusé·es sont poursuivi·es en vertu du Code pénal ainsi que de la loi anti-terroriste de 2015.

Les chefs d’accusation incluent, entre autres, “formation d’une organisation terroriste”, “fourniture d’armes et d’explosifs”, “attentat ayant pour but de changer la forme du gouvernement”, ou encore “commission d’une offense contre le Président de la république”.

Certain·es des accusé·es voient leurs biens personnels saisis, notamment leurs téléphones portables, des carnets de notes et documents, ou encore des cartes de stockage. Des extraits de conversations Whatsapp et Signal sont également utilisés lors des interrogatoires, et ce, en dépit du caractère illégal de ces pratiques.

Sur la douzaine de détenu·es, seul·es Chaima Issa, Lazher Akremi et Noureddine Boutar, – ce dernier sous condition de paiement d’une caution d’un million de dinars – ont été libéré·es.

Les infographies suivantes présentent cinq des accusés ainsi que les faits et les preuves utilisées pour les accuser.

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Une deuxième vague d’arrestations touche cette fois plusieurs membres et cadres du parti Ennahdha, dont son leader Rached Ghannouchi, et d’autres membres tels que Sahbi Atig, Ali Laarayedh et Habib Ellouze. Les motifs des arrestations sont multiples et incluent des motifs tels que “apologie du terrorisme” et “blanchiement d’argent”.

D’après les déclarations de plusieurs proches et avocat·es des personnes arrêtées, les perquisitions ont été menées tôt le matin ou tard le soir par un nombre important de forces de police. À plusieurs reprises, certain·es accusé·es se voient refuser la présence de leur avocat pendant la garde à vue, comme cela fut le cas en mars 2023 pour Mohamed Fourati, cadre d’Ennahdha, dont la situation a été dénoncée par l’avocate Ines Harrath.

Lors d’une visite à Jbel Jloud en février 2023, Kaïs Saïed bafoue leur présomption d’innocence en affirmant que “ceux qui osent acquitter” ceux qu’il qualifie de “réseaux criminels  sont leurs “complice”.  

Dans un communiqué publié par Amnesty International, l’organisation estime que cette déclaration “contribue à créer un climat d’intimidation pour la magistrature”, et ce, suite à la révocation de 57 juges par Kaïs Saïed en juin 2022, qui ne fait que s’ajouter aux multiples attaques de Kaïs Saïed contre la justice depuis deux ans.  

“L’État en lui-même, ses institutions et tous les secteurs de la société ont été cassés de façon systématique”, commente Mouhieddine Cherbib, défenseur des droits humains et président du Comité des droits de l’homme et des libertés en Tunisie (CRDHLT).  

Des conditions assimilables à de la torture  

Khayem Turki, Kamel Letaief, Issam Chebbi, Jawher Ben Mbarek et d’autres, sont derrière les verrous. Les avocat·es de la défense ont vivement critiqué les conditions de détention des accusé·es dans l’affaire du complot, soulignant l’utilisation de caméras de surveillance 24 heures sur 24 pour surveiller les détenu·es ainsi que les conditions de leur transport, qu’ils ont qualifié de traitement assimilable “à de la torture”, rapporte l’avocate Islem Hamza.  

Pour protester contre son arrestation et ses conditions de détention, Sahbi Atig, cadre au sein du parti Ennahdha, a entamé une grève de la faim le 12 mai, quelques jours après son arrestation. Ces semaines de privation ont fortement détérioré son état de santé, faisant craindre le pire pour ses proches. Ni le pouvoir ni la justice n’ont pris de mesures pour protéger Sahbi Atig, qui a finalement suspendu sa grève le 10 juillet.  

D’autres prisonniers politiques, à l’instar de Habib Ellouze et Jawher Ben Mbarek, développent des problèmes de santé en détention. Selon Ines Harrath, venue visiter Ellouze en détention, le cadre aurait présenté des “symptômes effrayants, tels qu’un engourdissement au bras et à la jambe d’un côté”.

Jawher Ben Mbarek quant à lui, manifestait des symptômes d’un “accident vasculaire cérébral”. Islem Hamza, à l’origine de la publication Facebook concernant l’état de santé de Ben Mbarek, et le Comité de défense des détenus politiques dénoncent “le retard délibéré de l’administration pénitentiaire dans l’intervention sanitaire malgré la sonnerie d’une cloche”.

“Ce grave incident est considéré comme une preuve concluante de la fausseté des affirmations de l’administration que la caméra de surveillance installée dans les salles de détention des prisonniers politiques ‘a été placée pour les protéger d’éventuelles agressions et pour leur apporter une aide urgente en cas d’urgence médicale’”.  

Des affaires politiques

Le soir même de la manifestation devant les grilles de la Cour d’appel de Tunis, d’autres regroupements devant les prisons de la Manouba et d’El Mornaguia s’organisent. Sous les drapeaux tunisiens, les chants résonnent. Leurs proches réservent un accueil bruyant à Chaima Issa et Lazher Akremi, qui viennent d’être libéré·es.

Mais ce n’est qu’une victoire en demi-teinte. Malgré leur libération, il et elle n’ont pas le droit d’apparaître en public et de quitter le territoire tunisien. 

De plus, les autres personnes poursuivies pour exactement les mêmes faits, restent en détention alors qu’elles sont poursuivies pour les mêmes raisons. “Pour Lazher Akremi, il y avait un vice de procédure dans son mandat de dépôt. Mais tous les dossiers sont identiques, c’est du copier-coller. C’est pour cela qu’ils sont libérés au compte-goutte. Ce sont des décisions politiques, plus que judiciaires”, commente l’avocate Dalila Ben Mbarek Msaddek. 

“Il y a cependant une volonté de se dessaisir de l’affaire du complot. Il semble que le pouvoir veuille les libérer, mais ne sache pas comment faire sans se décrédibiliser”.

Elle ajoute que c’est pour cette raison que “les décisions d’interdiction du traitement médiatique de l’affaire du complot et les interdictions d’apparition en public ont été prises”. 

L’affaire des 17 est ainsi emblématique, compte tenu de l’opacité des instructions et la gravité des peines encourues. Mais l’affaire du complot n’est pas le seul dossier à avoir fait des victimes de façon arbitraire. Depuis le 25 juillet 2021, de nombreuses autres actions en justice ont été engagées, contre des membres de partis de l’opposition, des syndicalistes, des membres de l’appareil judiciaire lui-même etc.

Les infographies suivantes présentent cinq personnes poursuivies par la justice tunisienne pour divers motifs. 

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Soulèvements pacifiques et violences policières

Malgré ce contexte, les mouvements de revendication et les activistes ne se découragent pas. D’après le r apport sur les mouvements sociaux, suicides, violences et migrations datant de mai 2023 du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), “le nombre de mouvements de protestation a enregistré une augmentation de 45% par rapport aux mois de mai et avril 2022 […] et sont liées à des mouvements sociaux avec des revendications bien connues, traditionnelles et accumulées depuis des années”. 

Parmi ces mouvements de protestation, l’on peut citer celle du 14 janvier, date du 12ème anniversaire de la révolution, de la journée de colère des journalistes organisée par le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) du 16 février, la marche anti-raciste du 25 février, ainsi que la démonstration de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) du 4 mars. 

Certaines protestations ont entraîné des violences de la part des forces de police. Sortis manifester tous les soirs dans le quartier de Ettadhamen pendant une semaine pour réclamer justice après la mort en octobre 2022 de Malek Sellimi, 24 ans, une trentaine de jeunes ont été arrêtés par le ministère de l’Intérieur. Avant de tomber dans le coma, Malek avait témoigné des maltraitances policières qu’il a subi. 

Plusieurs violences policières sont régulièrement recensées depuis la dernière décennie. Mais sous le règne de Kaïs Saïed, ces violences se seraient aggravées d’après l’organisation I Watch .

Les libertés de la presse et d’expression réprimées

Depuis le 25 juillet 2021, les libertés de la presse et d’expression en Tunisie, autrefois considérées comme des acquis de la révolution, connaissent un recul marqué. L’exécutif a intensifié ses poursuites à l’encontre des journalistes, témoignant ainsi d’une pression grandissante visant à museler les médias et les professionnel·les de l’information.

Le 13 février dernier, Noureddine Boutar, directeur de Mosaïque FM, impliqué dans “l’affaire des 17”, a été arrêté et sa résidence a été perquisitionnée par les services de sécurité. Face à cette situation, Mosaïque FM a exprimé sa « stupéfaction » et dénoncé fermement les intimidations, les arrestations et la campagne de diabolisation et de stigmatisation dirigée contre la station et son équipe, dans un communiqué du 14 février. 

Le représentant de Reporters Sans Frontières (RSF) en Afrique du Nord, Khaled Drareni, a réagi en déclarant que “l’arrestation de Noureddine Boutar envoie un message violent aux médias et vise à terroriser et soumettre les journalistes, rappelant les heures sombres de la dictature de Ben Ali”. 

L’avocate Dalila Ben Mbarek Msaddek, dans une interview accordée à Express FM, a révélé que Noureddine Boutar a été interrogé sur divers aspects de la radio, dont la ligne éditoriale, le choix des chroniqueurs, la direction, les finances et ses parts dans la station. Boutar sera finalement libéré plus de trois mois après, le 24 mai.

Lors de l’organisation du référendum du 25 juillet 2022, le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) a enregistré 42 cas d’interdiction de travail et les agressions physiques contre les journalistes sont au nombre de 29, dont 14 commises par les forces de sécurité.

Sur une période allant d’octobre 2021 à octobre 2022, l’organisation a également répertorié 30 cas d’incitation à la haine et à la violence par des représentant·es du gouvernement, des hommes et femmes politiques, la Présidence, et les partisan·es du Président. 

Interrogé au sujet des retombées en matière d’investissement espérées lors du sommet de la francophonie par un journaliste de Mosaïque FM, Kaïs Saïed a saisi l’occasion pour attaquer la radio et accuser les médias de diffamation, les invitant à se concentrer avant tout sur « la liberté de penser »

Outre les dispositions du Code pénal et de la loi anti-terroriste, les journalistes et les opposant·es font également face à une répression supplémentaire en vertu du décret 54. 

Présenté comme un outil de lutte contre la propagation des fausses informations, ce décret facilite en réalité la censure des critiques à l’encontre du régime. Il devient ainsi un moyen supplémentaire pour restreindre la liberté d’expression et faire taire les voix dissidentes. Sur la base de ce décret, au moins “une vingtaine de procès contre des journalistes” sont en cours, selon le président du SNJT, Mahdi Jlassi. 

Les infographies suivantes présentent cinq des personnes poursuivies en vertu du décret 54 ainsi que les motifs de plainte et les plaignants.

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L’État se base notamment sur l’article 24 pour poursuivre les voix de l’opposition, et cela, grâce aux définitions floues et vagues de termes comme “fausses informations” et “rumeurs”. L’article 9 inquiète d’autant plus qu’un précédent juridique a suscité l’indignation il y a quelques mois. En effet, après avoir été condamné une première fois à un an de prison pour avoir refusé de divulguer ses sources, le journaliste Khalifa Guesmi a vu sa peine allongée à cinq ans en cour d’appel. Guesmi était accusé de “divulgation d’informations”.

Un grand nombre d’organisations et d’associations à l’échelle locale et internationale appellent à son abrogation, qualifiant ce décret de “liberticide”.

L’interdiction de quitter le territoire, un outil de répression

La privation de la liberté de circulation constitue également une menace pour des milliers de Tunisien·nes. Bien que ces mesures de contrôle administratif étaient déjà répandues, leur utilisation à l’encontre de personnalités politiques, parmi lesquelles d’ancien·nes ministres et député·es est désormais monnaie courante. En août 2021, Amnesty International recensait déjà une cinquantaine de cas d’interdictions de voyager. Opposant·es, chef·fes d’entreprises, juges…

À titre d’exemple, Saïda Ounissi, ancienne députée du parlement dissous et membre du parti Ennahdha, a indiqué en juin 2022 que des agents de la police aux frontières l’avait empêchée de se rendre à l’étranger à plusieurs occasions, sans donner d’explication ou de montrer de décisions de justice. 

Les témoignages de l’avocate Ines Harrath, de l’ancien président de l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE) Nabil Baffoun ainsi que de Ayachi Zammel, ancien député, sont d’autres exemples de ces restrictions de libertés. 

Ces décisions sont en violation avec le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), dont la Tunisie est signataire. De plus, conformément à la loi n° 75-40 du 14 mai 1975, qui encadre la délivrance de documents de voyage, les autorités judiciaires ont l’exclusivité pour octroyer une interdiction de voyager. La législation prévoit également l’obligation de communiquer clairement les motifs de cette interdiction aux personnes concernées, en leur permettant d’être rapidement informées de cette décision et en leur accordant le droit de la contester.

L’outil législatif est également utilisé contre la société civile, qui subit une campagne de dénigrement et une répression de plus en plus exacerbée. La liberté d’association s’est ainsi retrouvée menacée par le projet de réforme du décret-loi n° 2011-88 du 24 septembre 2011 – portant sur l’organisation des associations -. L’objectif de cette réforme était de contrôler la création d’une association, la conditionnant à l’intervention de l’administration, ainsi que d’interdire les aides et dons étrangers sans l’autorisation de la Commission tunisienne d’analyses financières. 

Pour l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), le projet “semble témoigner d’une volonté des autorités tunisiennes de se doter d’outils juridiques pour contrôler et éventuellement museler la société civile”

Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme a également exprimé sa profonde préoccupation et publié un communiqué au sujet de l’aggravation de la répression à l’encontre des opposants politiques et de la société civile en Tunisie. En guise de réponse, Nabil Ammar, ministre des Affaires étrangères, de l’Immigration et des Tunisiens à l’étranger, a exprimé son rejet total de cette déclaration et affirme que  le Haut-Commissariat aurait dû “dû diligenter une enquête approfondie sur la véracité et l’objectivité de ses positions avant de les rendre publiques”.

Ammar insiste également sur l’importance de s’abstenir de toute “ingérence” dans les affaires intérieures du pays et de ne pas influencer le cours de son système judiciaire.

Le 5 juin 2023, pendant la 53ème session du Conseil des droits de l’homme, quatre organisations de défense des droits humains ont appelé ce dernier à agir de toute urgence face à la détérioration de la situation des droits humains en Tunisie.  

Human Rights Watch, l’une des organisations signataires, demande spécifiquement au Conseil de presser la Tunisie de mettre fin à la répression de la contestation pacifique et de la liberté d’expression. De plus, l’organisation demande la libération et l’abandon des poursuites contre toutes les personnes détenues et poursuivies uniquement en raison de leurs activités politiques pacifiques et de l’exercice de leurs droits fondamentaux. 

Deux ans après le coup d’État, “c’est un bilan catastrophe” pour Mouhieddine Cherbib. Il ajoute que “tous les idéaux de la démocratie ont été détruits”. L’activiste insiste sur les questions sociales, qu’il juge “primordiales”. 

Des discours racistes aux déportations dans le désert

Ce n’est pas la première fois que la Tunisie est épinglée à l’échelle internationale. La gestion de Kaïs Saïed des enjeux migratoires a été marqué par un virage xénophobe en février 2023. Accusant les migrant·es subsaharien·nes en Tunisie d’un projet de complot visant à “visant à modifier la composition démographique du pays”. “Kaïs Saïed a mis le feu aux poudres”, résume Cherbib.

Cette prise de parole, qui a succédé à une campagne raciste active sur les réseaux sociaux, a entraîné un déferlement de haine contre les Subsaharien·nes. Expulsé·es, licencié·es, violenté·es… Amnesty international dénombre pas moins de 840 victimes de ces violences, et une augmentation des cas de détention arbitraire au centre de Ouardia a également été constatée.

Plus récemment, en juillet 2023, dans la ville de Sfax, point de départ des migrations vers l’Europe, des migrant·es sub-saharien·nes ont été chassé·es, violenté·es et déporté·es dans le désert par les autorités. Depuis quelques jours, des vidéos de cadavres de migrant·es dans le désert sont publiées tous les jours, suscitant l’indignation. 

Les autorités ont également été fortement critiquées dans la ville de Zarzis, connue pour être une zone de départs importants vers l’Europe. Plusieurs mouvements sociaux ont eu lieu après le naufrage de 17 migrant·es tunisien·nes en Méditerranée le 21 septembre 2022. Le 18 octobre, l’UGTT appelle à une grève générale pour réclamer justice et vérité pour les naufragé·es du “drame de Zarzis”

Quasiment un mois plus tard, le 19 novembre, alors que Djerba accueille le 18ème sommet de la Francophonie, une marche pacifique réclamant la vérité sur ce même drame, est réprimée par les forces sécuritaires présentes sur place. Les forces de l’ordre dispersent les manifestant·es à coups de gaz lacrymogènes et ont fait preuve de “répression sécuritaire” selon 28 associations. 

Cet événement cristallise de nombreux enjeux autour des décès en Méditerranée et de la question migratoire en général. D’après le FTDES, le nombre de mort·es et de disparu·es sur les côtes tunisiennes a atteint 608 depuis le début de l’année, “reflétant la persistance de la crise humanitaire le long des côtes tunisiennes”. Au 30 juin 2023, les gardes-côtes tunisiens ont intercepté 32.792 migrants.

La question migratoire est au cœur des pourparlers entre Kaïs Saïed et l’Europe. Récemment, les autorités tunisiennes ont conclu un accord avec l’Union européenne après des semaines de négociations. Dimanche 16 juillet, Kaïs Saïed s’est finalement entendu avec Ursula von Der Leyen, Mark Rutte et Giorgia Meloni. 

Dans le cadre de ce mémorandum – signé dans l’opacité la plus complète, sans même l’organisation d’une conférence de presse – une somme de 105 millions d’euros sera allouée en vue de contrer les activités des passeurs, renforcer la gestion des frontières et accélérer le rapatriement des demandeurs d’asile déboutés. 

Les autorités tunisiennes recevront ce financement sous forme de bateaux de recherche et de sauvetage, de véhicules, de radars, de drones et d’autres équipements de patrouille. 

“Kaïs Saïed a signé un accord avec une fasciste [ndlr : Giorgia Meloni] ! C’est un drame pour toutes les personnes qui ont un désir d’émigration”, dénonce Cherbib.

Sous le règne de Kaïs Saïed, les droits humains continuent ainsi à être bafoués et sont de plus en plus menacés. À coup de décrets-loi, de projets de réforme et d’instrumentalisation de la justice, les deux dernières années du mandat du président ont consacré un recul important des libertés en Tunisie.

26.07.2023 à 18:18

Kaïs Saïed : mainmise autoritaire sur l’indépendance de la justice

La rédaction

Durant sa campagne électorale, Kaïs Saïed avait promis de respecter l’indépendance de la justice et de limiter les interférences avec le pouvoir politique. Mais après s’être arrogé les pleins pouvoirs le 25 juillet 2021, le chef de l’Etat a mis en place une destruction progressive, étape par étape, de l’indépendance de la justice tunisienne.
Texte intégral (5237 mots)
 “L e pouvoir judiciaire est le vrai pilier de la démocratie, et il est mieux que mille articles de la Constitution”, martelait Kaïs Saïed dans une interview accordée début juin 2019 à Al Jazeera. Alors candidat à la présidentielle, il ajoute que “l’histoire de la justice tunisienne est remplie d’ingérences du pouvoir exécutif et d’expériences amères”. 

Une prise de position en faveur de l’indépendance de la justice, qui s’inscrivait à l’époque dans le parcours d’homme de droit du futur chef de l’État : juriste de formation,  Kaïs Saïed a été directeur des départements de droit public de l’université de Sousse, puis de la faculté des sciences juridiques et politiques de Tunis, entre 1994 et 2018.

Si Kaïs Saïed prétend, toujours dans les colonnes d’Al Jazeera, que “la justice n’a pas encore atteint le niveau des aspirations des justiciables”, il est frappant de noter qu’il attribue les défauts du système judiciaire aux moments où “la politique s’infiltre dans les palais de justice”.

Lorsque Kaïs Saïed s’arroge tous les pouvoirs, le 25 juillet 2021, il annonce dans son discours qu’il s’auto-désigne à la tête du ministère public. Par la suite, il bafoue progressivement tous les principes qu’il défendait auparavant : dissolution des organes judiciaires, révocations arbitraires de juges, et promulgation d’une Constitution consacrant la subordination de la justice à l’exécutif. En l’espace de deux ans, Kaïs Saïed a profondément aliéné l’appareil judiciaire, détruisant toute forme d’indépendance de la justice.

Les juges, boucs émissaires de Kaïs Saïed

Depuis le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed s’est progressivement illustré par une posture de plus en plus agressive envers les institutions judiciaires tunisiennes. Ce discours critique vis-à-vis de la justice s’illustre dès le jour de la dissolution du parlement : le président justifie alors les mesures d’exception mises en place par le manque d’efficacité des juges tunisiens, qu’il accuse notamment “d’enterrer” certains dossiers.

La magistrature se retrouve rapidement au premier plan des cibles de Kaïs Saïed. Début août 2021, 45 magistrat·es sont ainsi assigné·es à résidence, sans avis et sans l’approbation du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), pourtant normalement requise pour prononcer des assignations à résidence.

Selon la Constitution de 2014, le CSM est chargé de garantir l’indépendance de la justice et de veiller à son bon fonctionnement, par exemple, en prononçant des sanctions disciplinaires contre des magistrat·es.

Après le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed convoque régulièrement son président pour fustiger l’avancement de dossiers qu’il juge trop lent. Le 6 décembre, au cours d’une énième réunion où sont convoqués Youssef Bouzakher et plusieurs autres magistrats, le chef de l’État envoie des signaux plus pressants encore, en appelant à une “purification” de l’appareil judiciaire.

Une série de déclarations et de pressions qui préfigurent de profonds bouleversements dans l’indépendance de l’appareil judiciaire tunisien. La principale cible désignée par Kaïs Saïed, le CSM, est le premier à faire les frais de cette politique.

La dissolution du CSM, une atteinte à la justice indépendante

Le 12 février 2022, le président de la République passe donc pour la première fois du discours aux actes, en matière d’attaque contre l’indépendance judiciaire. Le journal officiel publie le décret n°2022-11, qui annonce la dissolution pure et simple du CSM.

“Kaïs Saïed a réussi à créer une opinion publique hostile au CSM”, estime le président du Conseil, Youssef Bouzakher. Selon lui, ce ciblage de l’institution découlait d’une volonté de désigner un coupable. Par exemple, en blâmant le CSM pour “la lenteur des procédures” et “l’incapacité à résoudre certaines affaires”. Pourtant, ce dernier rappelle que “les pouvoirs du Conseil n’ont rien à voir avec cela.”

“Le chef de l’État considérait le CSM comme l’une des manifestations d’une tentative de “faire exploser l’État de l’intérieur”, comme il l’a lui-même dit”, estime Youssef Bouzakher, en référence à des propos tenus par Kaïs Saïed un an avant son coup d’État.

Par ailleurs, le décret-loi n°2022-11 prévoit aussi, en plus de la dissolution du CSM, la création d’un nouvel organe de remplacement : le conseil supérieur de la magistrature provisoire. La principale différence avec l’ancien CSM tient à sa composition, bien plus soumise à la volonté du président de la République.

“L’institution était indépendante et ouverte, avec deux-tiers de membres élus par leurs pairs”, rappelle Youssef Bouzakher. Kaïs Saïed a complètement effacé le mécanisme d’élection des membres, en le remplaçant par une logique de nomination. Le décret-loi dispose que le président de la République choisisse directement 9 des 21 membres parmi les magistrat·es à la retraite, “sans fixer de critères de sélection”, souligne l’ancien président du CSM.

“Le chef de l’Etat s’est attribué des pouvoirs sans précédent, même dans le système d’avant 2011”, dénonce Youssef Bouzakher.

De  “pouvoir” à  “fonction » juridictionnelle

Déjà largement entamé, l’indépendance de la justice est définitivement enterrée avec le vote en faveur de la nouvelle Constitution, adoptée par référendum le 25 juillet 2022.

Dans le texte, on ne parle plus de “pouvoirs” exécutif, législatif ou juridictionnel, mais de “fonctions”. Le chapitre 5, consacré à la “fonction juridictionnelle”, est le plus bref des trois. Huit articles définissent les bases du nouveau système judiciaire tunisien.

“La nouvelle Constitution est plutôt floue du point de vue de la justice”, confirme Ayachi Hammami.  L’avocat regrette aussi la disparition de la mention du CSM, qui est absent du texte, alors que “son existence était garantie dans la Constitution de 2014.” “La Constitution de 2014 était considérée comme le fruit de la lutte des juges tunisiens, et de la famille judiciaire en général depuis l’indépendance”, déplore pour sa part Youssef Bouzakher.

Surtout, la nouvelle Constitution s’inscrit dans la continuité des décrets-lois publiés depuis le 25 juillet 2021. Selon l’ordre constitutionnel, Kaïs Saïed conserve donc toute son autorité sur la composition du CSM provisoire, et également le droit de révoquer des magistrat·es s’il le souhaite. 

“D’un point de vue structurel, on ne peut plus dire que la justice soit indépendante en Tunisie”, souligne Ayachi Hammami.

Malgré cette réduction significative du pouvoir de la justice, les juges et fonctionnaires “peuvent refuser d’exécuter les ordres ou les actes manifestement illégaux”, commente Ahmed Souab, ancien juge administratif, en faisant référence à la jurisprudence dans le droit international lors d’un épisode de l’émission “inkytalk” d’inkyfada Podcast.

“Le problème c’est que les juges sont en train d’exécuter même ce qui est manifestement illégal”, dénonce-t-il.

Révoquer les juges et instiguer la peur

Après la dissolution du CSM, Kaïs Saied s’en prend  ensuite directement aux magistrat·es. Le 1er juin 2022, le singulier décret-loi n°2022-35 paraît au journal officiel. Le texte bref accorde au chef de l’Etat une prérogative inédite dans l’histoire tunisienne : celle de pouvoir révoquer, sous certaines conditions et par simple décret présidentiel, n’importe quel·le magistrat·e.

Dans le même journal officiel, le décret présidentiel 516 acte la révocation de 57 juges. L’ordre ne donne aucune information concernant les motifs de cette décision. “Ca a été une surprise à 100%, pour tout le monde”, affirme Ayachi Hammami, avocat de profession et porte-parole du comité de défense des magistrat·es révoqué·es.

Par ailleurs, selon les termes du décret n°2022-35, des poursuites doivent automatiquement être engagées contre les magistrat·es révoqué·es. Ces dernier·es peuvent contester la décision, et un·e magistrat·e peut ainsi demander à être réintégré·e dans ses fonctions, mais seulement après avoir été jugé·e pour “les faits qui lui sont imputés”. Ainsi, l’ordre présidentiel 516 ne laisse qu’un infime espoir aux magistrat·es révoqué·es de regagner leur poste, les plaçant même dans une position d’accusé·es sans que leur culpabilité ne soit établie.

“À ce jour, je ne connais pas un seul État dans lequel le chef de l’exécutif peut révoquer un magistrat, sans respect du principe de confrontation, sans avoir le droit de voir son dossier avant ou de se défendre, sans rien du tout”, s’insurge Ayachi Hammami

Certain·es sont des personnalités clés de l’appareil judiciaire, comme Mohamed Kamoun, doyen des juges d’instruction au Tribunal de première instance de Tunis. Les procureur·es généraux·les des tribunaux de première instance des gouvernorats de Zaghouan, Tunis, Manouba, l’Ariana, Bizerte, Le Kef, Nabeul et Gafsa se voient aussi révoqué·es, sans être remplacé·es. “Bien entendu, cela a ralenti le rythme de travail”, souligne Ayachi Hammami.

Le décret-loi n°2022-11 accordait également au chef de l’Etat la compétence d’effectuer les rotations annuelles de magistrat·es. Cependant, ces dernières n’ont pas été validées pour l’année 2023, et la plupart des postes occupés auparavant par des magistrat·es révoqué·es sont encore vacants. Une poignée de postes des plus importants de la capitale ont bien été remplacés, fin mai 2023 : Président de la Cour d’appel de Tunis, procureur de la République au Tribunal de première instance de Tunis, doyen des juges d’instruction au Tribunal de première instance… 

“La ministre de la Justice a décidé, d’une façon tout aussi illégale, de nommer de nouveaux magistrats”, explique Ayachi Hammami. “Mais elle a nommé des juges ‘à sa botte’, qui appliquent les ordres”.

Une procédure illégale

Au départ, les seuls motifs avancés par Kaïs Saïed pour justifier sa décision l’ont été lors d’un discours télévisé, diffusé le jour même. Le président de la République y évoque notamment l’obstruction d’enquête sur des affaires terroristes, mais aussi de la corruption financière. Pourtant, seuls 8 des 57 magistrats révoqué·es faisaient déjà l’objet de poursuites judiciaires, et l’ordre présidentiel 516 n’avait fourni aucune raison précise concernant la mise à pied des autres juges. Ces dernier·es n’avaient d’ailleurs pas été formellement averti·es que leur révocation interviendrait ce jour-là.

“Désormais, même le corrompu peut se présenter comme une victime. En révoquant de cette manière, Kaïs Saïed a aidé la corruption, il ne l’a pas combattu, car maintenant ils sont tous victimes d’une procédure illégale”, commente Ayachi Hammami.

Source : Commission Internationale des Juristes (CIJ)

Dans son discours, le président de la République n’a pas hésité à invoquer la “corruption morale” ou encore la participation à des “fêtes alcoolisées” pour expliquer la révocation de certain·es magistrat·es. Pourtant, dans le cas de Kheira Ben Khelifa révoquée pour une affaire d’adultère, le litige a depuis été jugé et la magistrate s’est vue relaxée le 19 janvier 2023 dans le cadre de cette affaire, le tribunal ayant prononcé un non-lieu.

Ayachi Hammami explique que ce cas a été “un drame”, notamment car les six autres femmes magistrates révoquées ont au départ également été visées par des rumeurs, expliquant qu’elles étaient mises en cause pour ce motif. “Il a fallu que Kheira Ben Khelifa dise dans une conférence de presse que c’était elle”, raconte l’avocat. “Elle a pris sur elle pour qu’on laisse les autres tranquilles. C’était très fort.”

En pratique, nombre d’accusé·es partageaient des opinions critiques vis-à-vis de Kaïs Saïed dans les médias, ou étaient en conflit avec les forces de l’ordre. C’est le cas du procureur général-adjoint de Mahdia, Ramzi Bahria, qui se voit poursuivi pour établissement d’une entreprise terroriste et absence de transmission d’information, respectivement aux termes des articles 32 et 39 de la loi antiterroriste de 2015. Lors d’une réunion d’urgence du conseil national de l’Association des Magistrats Tunisiens (AMT) organisée le 4 juin 2022, Ramzi Bahria a explicitement indiqué que sa révocation était en lien avec les raids policiers effectués par les forces de l’ordre sous prétexte de lutte contre le terrorisme. Sa décision de refus était motivée par le fait que ces opérations avaient ciblé huit domiciles sans aucune justification ni renseignements sur les personnes visées. 

Certaines révocations semblent également remettre en question l’exercice de la liberté d’expression des magistrat·es. Ainsi, plusieurs magistrat·es révoqué·es affirment l’avoir été à cause de leur critique du pouvoir. C’est notamment le cas de Hamadi Rahmani, juge à la Cour de cassation, accusé sur les bases de l’article 67 du Code pénal pour offense envers le président de la République. Il encourt jusqu’à trois ans de prison, pour une publication facebook dans laquelle il accuse Kaïs Saïed d’avoir commis un “coup d’État, le 25 juillet 2021. Mourad Messaoudi, juge à la Cour d’appel de Tunis, aurait également été visé du fait de ses fonctions de président de l’Association tunisienne des jeunes magistrats (ATJM). Depuis le 25 juillet 2021, son association a régulièrement critiqué le chef de l’Etat et appelé les magistrat·es à faire front commun pour protéger l’indépendance de la justice*.

Des révocations illégales et des accusé·es toujours dans l’attente

Face aux pressions, la plupart des magistrat·es révoqué·es refusent de rester passifs. En plus de leurs prises de paroles dans les médias, ou d’actions symboliques comme des grèves de la faim pour certains d’entre eux, une grande majorité ont surtout choisi de porter l’affaire devant le tribunal administratif supérieur.

Constitutionnellement doté du pouvoir d’annuler des actes pris par l’administration, le tribunal administratif a tranché rapidement, dès le 10 août 2022, en faveur des magistrat·es. Sur les 57 juges révoqué·es, les 49 magistrat·es contre lesquel·les aucune procédure n’était engagée avant la publication du décret 516 ont donc été, sur le papier, rétabli·es dans leurs fonctions. Une disposition qui a pris toute son importance quelques jours plus tard, lorsque le ministère de la Justice a annoncé l’ouverture de 109 poursuites judiciaires concernant tou·tes les magistrat·es révoqué·es. Au moins 13 de ces 109 affaires ont été traduites devant le pôle judiciaire antiterroriste, fin décembre 2022 .

Le tribunal administratif a notamment avancé dans sa décision le fait que le Conseil supérieur provisoire de la magistrature avait été “ incapable de fournir suffisament d’éléments concrets” pour motiver la décision de renvoyer les juges incriminé·es.

La position du tribunal administratif n’a cependant pas été suivie d’effets. Les magistrat·es sont resté·es révoqué·es, un état de fait contraire au droit, qui a poussé 37 magistrat·es à poursuivre la contestation et à déposer plainte le 23 janvier 2023 contre le ministère de la Justice, pour non-application du jugement rendu par le tribunal administratif, en vertu de l’article 315 du Code pénal.

Les accusé·es sont depuis plongé·es dans une double attente. D’une part, le gouvernement n’a pas encore appliqué la décision du tribunal administratif, en ne réintégrant pas les juges. 

“Il s’agit d’un délit de non-exécution de décision judiciaire”, affirme Ayachi Hammami.

D’autre part, les juges d’instruction saisis par le ministère de la Justice pour enquêter sur les magistrat·es révoqué·es ont choisi de demander au CSM provisoire la levée de l’immunité des accusé·es avant de commencer à examiner les dossiers. “En principe, c’est le parquet qui doit effectuer ce travail, en adressant le dossier au CSM. Cette procédure très importante n’a pas été respectée”, continue Ayachi Hammami. La décision devrait être rendue le 19 septembre.

Les révocations ainsi que la bataille judiciaire qui y a fait suite jouent un rôle profondément dissuasif pour les juges encore en activité. “Il y a un climat de terreur parmi les magistrats non-révoqués”, affirme Ayachi Hammami. “Et c’est ce climat de terreur qui induit la non-indépendance.”

L’instrumentalisation de la justice pour éliminer l’opposition

En parallèle de l’affaire des juges révoqué·es, Ayachi Hammami est également mis en cause par la justice, poursuivi pour ses positions critiques vis-à-vis du gouvernement. De ce point de vue, son cas est emblématique de la multiplication des procédures et enquêtes ouvertes contre les personnalités qui défient la dérive du chef de l’Etat.

L’appareil de la justice, désormais bien moins indépendant qu’auparavant, devient l’une des principales armes du pouvoir. En février 2023, 17 personnes parmi lesquelles des fonctionnaires, journalistes et hommes d’affaires sont ainsi arrêtées dans une affaire de “complot contre la sûreté de l’Etat”. Rapidement, leurs dossiers sont présentés à la justice.

Or, les magistrat·es encore en activité, qui refuseraient de se plier à l’entreprise de Kaïs Saïed contre ses opposant·es, sont désormais directement exposé·es. Le juge d’instruction du bureau 23 du Pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme, qui ne souhaitait pas émettre de mandat d’arrêt à l’encontre d’un des accusés, s’est ainsi vu suspendre par le ministère de la Justice. Démonstration s’il en fallait que les juges ont perdu leur indépendance en Tunisie.

« Dans le climat de peur instauré par le président, ‘quiconque les acquitte est leur complice’ selon ses propres mots », commente Ayachi Hammami.

À l’origine de cette affaire, le 10 février 2023, l’Unité nationale de lutte contre le terrorisme et le crime organisé envoie une lettre à Leila Jaffel, ministre de la Justice. Cette information a été confirmée par les avocat·es des détenu·es. Le même jour, cette même lettre est adressée au Procureur de la République auprès du tribunal de Première Instance de Tunis, l’invitant à « entreprendre et autoriser les enquêtes nécessaires ». En réponse, le procureur de la République confie l’enquête à l’Unité de sécurité.

Il est également important de noter que la ministre de la Justice a directement donné des instructions écrites au Procureur général, l’autorisant à mener des enquêtes. Cependant, en vertu du Code de procédure pénale et du principe d’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis du pouvoir exécutif, la ministre de la Justice n’a pas le pouvoir de diriger le Parquet ni d’exercer une autorité sur ses membres.

“Les dossiers sont vides mais continuent à prendre de l’ampleur”, résume l’ancien juge Ahmed Souab.

En guise d’exemple, il rappelle l’arrestation de Noureddine Boutar, directeur de la radio Mosaïque FM. En moins d’une journée, le 13 février, le journaliste est envoyé au Procureur de la République – suite à une délation auprès d’une unité de sécurité – qui l’envoie au Pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme. Transféré au service des casiers judiciaires, puis à l’unité d’enquête sur les délits financiers, Noureddine Boutar est finalement arrêté.

Le journaliste est la neuvième personne arrêtée en moins de deux jours. Activistes politiques, hommes d’affaires, ancien dirigeant d’Ennahdha, fonctionnaires… En tout, 17 personnes sont interpellées et accusées en vertu de la loi anti-terroriste et du Code Pénal tunisien de “complot contre la sûreté de l’État”, dans le cadre de cette affaire rapidement surnommée “affaire des 17” et qui concerne plusieurs membres de l’opposition.

“Le Président et la ministre de la justice complotent contre l’opposition tunisienne avec des accusations aussi graves et en utilisant la loi antiterroriste qui leur permet de garder les gens pour 15 jours, leur permet d’interdire l’accès aux avocats pendant 48h, et leur permet surtout d’ajouter des témoignages anonymes qu’on ne peut pas réellement contre-attaquer, et qui contiennent toutes les accusations”, dénonce Ayachi Ammami.

L’avocat rappelle que ces lois prévoient de longues années de prison voire même la peine capitale. ”Selon mon analyse, l’exécution des ordres de Kais Saied se fait dans le but d’éliminer l’opposition tunisienne. J’appelle ça l’affaire de complot du pouvoir contre l’opposition, et non pas l’affaire de complot de l’opposition contre l’Etat tunisien”, conclut-il.

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