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20.08.2023 à 00:20

Wided, 51 ans, comptable dans une entreprise, 1400 dinars par mois

Linda Kaboudi

Née et élevée en France, Wided rentre subitement en Tunisie, ne connaissant pas un mot d'arabe. Elle réussit à obtenir un diplôme de comptabilité dans un lycée tunisien, trouve un emploi et rencontre son mari. Mariée depuis 28 ans et mère d'une fille, Wided jongle entre sa vie de famille et son travail. Cependant, la situation du pays, et notamment la pénurie de médicaments, affecte sa situation financière.
Texte intégral (1449 mots)
Chaque matin, Wided* suit sa routine : café, préparation du déjeuner familial… Puis elle se prépare pour sa journée de travail. Elle se rend à pied vers son bureau, où elle occupe le même poste de comptable depuis 17 ans. Elle passe sa journée les yeux rivés sur l’écran, une calculatrice à portée de main, Wided assure la gestion comptable d’une entreprise, enregistre les dépenses et traite les factures.

Wided est née et a grandi dans une petite commune à l’est de la France, où ses parents avaient immigré avant sa naissance à la recherche de travail. Son père, originaire d’une petite ville du Sahel, travaillait comme contremaître dans une usine de textile, tandis que sa mère, ancienne enseignante de couture, se consacrait à l’éducation de ses filles. Wided a grandi avec cinq sœurs dans une grande maison de campagne. « Mes parents ne nous ont jamais fait savoir que nous avions des problèmes financiers. On rentrait en Tunisie tous les étés. C’est un luxe pour une famille nombreuse », se souvient-elle.

Alors qu’elle a environ 17 ans, le père de Wided décide de rentrer en Tunisie avec toute sa famille. « On commençait à grandir, mon père avait peur pour notre avenir dans un pays occidental. C’est un homme avec beaucoup de convictions, il voulait qu’on grandisse dans un environnement tunisien, avec des traditions et des valeurs tunisiennes ».

Ce retour change tout pour Wided. “On ne parlait presque pas l’arabe, donc on était censées s’inscrire dans une école française, c’était le plan ». Sauf que la santé de son père se dégrade subitement. Toutes les économies prévues pour leur éducation sont investies dans les soins du père de famille. Les filles doivent donc s’inscrire au lycée tunisien. 

L’adaptation est difficile. « J’avais automatiquement zéro en arabe. Une fois, quand on nous a dit, à mes sœurs et à moi, que nous avions un cours de maths le lendemain, nous nous sommes toutes présentées en tenue de sport, pensant que nous avions un cours de sport parce que les mots en arabe se ressemblaient beaucoup », se souvient-elle en riant. 

En France, la jeune fille avait d’excellentes notes et aspirait à de grandes ambitions : « Je voulais être médecin, chercheuse, faire de grandes études ». Ce changement affecte son parcours scolaire, mais Wided réussit tout de même à obtenir son diplôme en comptabilité. 

Après le décès de son père et en l’absence de moyens financiers, elle se voit contrainte de trouver un emploi. Elle travaille alors comme comptable pour soutenir sa famille. C’est là qu’elle rencontre son époux. Aujourd’hui, elle est mariée depuis 28 ans et mère d’une fille. 

« La vie peut être imprévisible. Je n’aurais jamais pensé avoir cette vie, et c’est la meilleure chose qui me soit arrivée.”

Après la naissance de leur fille, Wided et son mari décident de se lancer dans leur propre projet. Pendant qu’il gère un service de taxiphone, elle travaille en tant que dactylographe. « Des étudiants arrivaient avec des montagnes de pages écrites à la main, et je m’occupais de la saisie et de la correction linguistique », raconte-t-elle. Cependant, avec la montée en puissance des téléphones portables et des ordinateurs, leur activité commence à se détériorer lentement. « De nos jours, personne n’a plus besoin de recourir à un taxiphone ou de solliciter de l’aide pour la saisie de leurs documents », constate-t-elle.

En plus de cela, le mari de Wided est atteint d’épilepsie depuis son enfance. Au bout de plusieurs années passées à travailler, il n’arrivait plus à supporter la charge. « Nous avons alors consulté notre fille et décidé, en famille, qu’il valait mieux qu’il arrête de travailler. La décision a été facile à prendre, car notre priorité était sa santé ».

C’est alors qu’elle décide de trouver un emploi stable et de mettre en location les deux espaces commerciaux que le couple possède. La comptable travaille de 9 à 14h pour un salaire de 800 dinars. “J’aime mon travail. Je m’y suis habituée.” Les espaces commerciaux rapportent, quant à eux, 600 dinars par mois. 

En tout, Wided et son mari gagnent donc 1400 dinars par mois et gèrent leurs finances de manière équitable.

  Voici un aperçu de ses entrées et sorties d’argent mensuelles :    

Chaque semaine, Wiem se rend au supermarché pour faire ses courses. De temps en temps, elle se rend dans des friperies pour acheter des vêtements pour sa famille. La quinquagénaire dépense environ 100 dinars par semaine pour les achats. « Je l’avoue. J’aime cuisiner et je ne me prive pas. On dépense beaucoup d’argent pour la nourriture ».

Wided prépare deux plats par jour et a un penchant pour la pâtisserie. Occasionnellement, elle cuisine également plusieurs plats pour sa fille, qui travaille désormais à Tunis et leur rend visite le week-end. “Ma fille jongle entre travail et études. Pour lui faciliter un peu les choses, je lui prépare quelques plats qu’elle emporte avec elle.”

« Avant, nos revenus suffisaient pour nous trois. Avec le coût élevé de la vie, il est de plus en plus difficile de joindre les deux bouts, même à deux », commente Wided. 

Voici le détail de ses entrées et sorties d’argent mensuelles :

Zone grise

Depuis presque un an, les médicaments du mari de Wided sont en pénurie dans toutes les pharmacies. Cela contraint la famille à importer ces médicaments de l’étranger. “Nous traversons une période extrêmement difficile. La pénurie de médicaments nous oblige à dépenser beaucoup d’argent.” Le couple dépense ainsi 200 dinars par mois.

Normalement, l’achat de ces médicaments des pharmacies tunisiennes est pris en charge par la Caisse nationale d’Assurance maladie. Cependant, les médicaments importés ne sont pas éligibles au remboursement. “Non seulement la pénurie nous oblige à dépenser plus d’argent que d’habitude, mais l’État ne nous rembourse pas”, s’exclame Wided.

  “Les pénuries de médicaments et d’aliments, les coupures d’eau en soirée et l’inflation rendent la vie en Tunisie insupportable. Je suis en colère, l’Etat ne fait rien pour remédier à la situation”, déplore la comptable. 

Futur

Aujourd’hui, le principal objectif de Wided est d’économiser de l’argent et de le consacrer à l’avenir de sa fille. « Elle pourrait obtenir une bourse ou trouver du travail, mais je veux mettre de l’argent de côté pour lui donner un coup de pouce ». Elle voudrait surtout que sa fille parte vivre à l’étranger. « Je ne veux pas qu’elle continue à vivre en Tunisie. Je l’encourage constamment à chercher un emploi à l’étranger. Je veux qu’elle vive dans de meilleures conditions. » 

En ce qui concerne son couple, Wided aimerait voyager avec son mari et obtenir son permis de conduire, « mais cela peut attendre. Ma priorité est ma fille. Je veux assurer son avenir, puis je commencerai à penser à mes propres projets”, annonce-t-elle.

18.08.2023 à 18:02

Les défenseurs de l’environnement en procès

Isabella Crispino

Alors qu'une vague de répression déferle sur la Tunisie, menaçant les droits et les libertés, les activistes environnementaux sont pris pour cible. Pourtant, la Tunisie est confrontée à une crise climatique de plus en plus grave, et le besoin d'une justice environnementale devient de plus en plus pressant. 
Texte intégral (3023 mots)
« D es citoyens sont détenus simplement parce qu’ils ont réclamé leur droit à l’eau !” Devant le théâtre municipal de Tunis, le 21 juillet 2023, une petite foule scande et proteste contre le manque d’eau dans leur région.  « Des entreprises vendent de l’eau pendant que nous mourons de soif ! ».

La même semaine, les températures ont grimpé jusqu’à 50 degrés  à travers le pays, provoquant de graves incendies à Tabarka et aggravant le désarroi des habitants face à la pénurie d’eau qui sévit dans le pays.

« Nous implorons le président de la République d’envoyer un représentant du gouvernement dans la région et de constater par lui-même la situation catastrophique de Bargou », clament les manifestant·es.

Les habitant·es de Bargou, une petite ville d’environ 400 familles située dans le gouvernorat de Siliana, à deux heures de route de la capitale, souffrent d’une grave pénurie d’eau. L’accès limité à l’eau potable menace leurs activités agricoles. Selon le Forum tunisien pour les Droits économiques et sociaux (FTDES), leur demande de forage d’un nouveau puits a été rejetée par les autorités de Siliana.

Dans le même temps, les autorités ont accordé à une société privée de distribution d’eau l’autorisation de forer un puits dans le but d’embouteiller et de vendre de l’eau minérale. Face à cette situation, les habitant·es de Bargou se sont mobilisé·es et ont protesté.

Les militant·es pris·es pour cible

L’État a réagi en inculpant 28 habitant·es pour « attaque planifiée contre la circulation » et « la participation à un rassemblement susceptible de perturber le confort du public et visant à commettre un crime et à entraver la liberté de travail en utilisant les menaces » en mars dernier. Dans l’attente de l’issue de leur appel, ils et elles risquent d’être emprisonné·es pour leur activisme. 

D’après un rapport du FTDES, les motifs de ces poursuites devraient être réformés et sont régulièrement utilisés pour poursuivre des protestataires pacifiques qui réclament leurs droits. Human Rights Watch (HRW) condamne également, depuis des années, l’utilisation excessive du code pénal et les “lois abusives” ciblant les militant·es. 

“En Tunisie, il n’existe pas de cadre juridique qui réglemente l’activité des défenseurs des droits humains”, commente Mariem Klouz, avocate au sein d’Avocats Sans Frontières (ASF). “Ils sont toujours à la limite de la loi, même si, en réalité, ils n’ont rien fait d’illégal.” 

En juin dernier, 38 autres militant·es environnementaux du gouvernorat de Sfax ont fait l’objet d’accusations similaires. Quatre membres du mouvement “Manish Msab” (« nous ne sommes pas une décharge ») risquent huit mois de prison. L’un d’entre eux, Thameur Ben Khaled, est accusé d’avoir agressé un employé de la décharge. Il nie l’accusation et attend la date de son  procès en appel.

 “Je ne suis pas un criminel. Je réclame  un environnement sain pour mes enfants, ma famille, mon pays, et pour moi-même”.

Une décharge sauvage derrière le port de Sfax. Novembre 2021. Crédit : Arianna Poletti

Depuis 2016, des activistes  se sont engagé·es dans des manifestations pacifiques et artistiques pour protester contre la situation des habitant·es de Agareb. Depuis des années, les habitant·es de Agareb sont exposé·es à de l’air pollué provenant d’une décharge voisine. Les habitant·es accusent la décharge d’être à l’origine d’un certain nombre de problèmes de santé, notamment d’une augmentation des cas de cancer. Selon Ben Khaled, « la ville est devenue un cimetière pour ses propres habitants ».

“Ce sont des terroristes environnementaux”, s’insurge Thameur Ben Khaled quand il évoque l’Agence nationale de Gestion des déchets (ANGED). “Ils cherchent à nous punir pour qu’on serve de leçon aux autres activistes environnementaux.” 

D’autres ont été visé·es parce qu’ils et elles manifestent contre le mauvais traitement de substances toxiques et la pollution engendrée par une entreprise d’huile d’olive opérant sur le même site que la décharge, selon Ines Labiadh, cheffe du département de la justice environnementale au sein du FTDES. D’autres personnes ont également été poursuivies après avoir protesté contre l’Office national de l’assainissement (ONAS) qui a déversé des eaux usées au cœur de la réserve naturelle d’El Gonna. Tous·tes les militant·es rejettent les accusations portées à leur encontre et attendent la date de leur procès.

Depuis la France où il réside, Thameur Ben Khaled hésite désormais à retourner en Tunisie pour rendre visite à sa famille. “Si je décide de m’y rendre pour voir mes enfants, je risque d’être arrêté et emprisonné pour un crime que je n’ai pas commis.” 

Le témoignage de Thameur Ben Khaled souligne les risques pris par celles et ceux qui luttent contre les pénuries d’eau, la pollution et la gestion des déchets.  « Ils se battent seuls, et lorsqu’ils sont arrêtés, personne n’en entend parler », commente Raouf Ben Mohamed Goffa, militant écologiste.  « Nous savions dès le départ que nous étions confrontés à une sorte de mafia de l’environnement » ajoute Ben Khaled. Face à des entreprises privées et à des agences gouvernementales dominantes,  les militant·es écologistes se trouvent engagé·es dans une bataille difficile et inégalitaire.

A cause de son travail sur les droits de l’eau, Ala Marzougui, directeur de l’Observatoire tunisien de l’eau, déclare à inkyfada que la SONEDE le poursuit, lui et son organisation . « Nous sommes bien protégés : nous avons des avocats qui peuvent nous aider et nous sommes connus des médias », dit-il. « Nous pouvons nous défendre.”

Certain·es n’ont pas cette chance : ce sont les « petits mouvements de protestation spontanés », qui font face à des pollueurs redoutables, et qui, pour Marzougui, sont « les plus touchés par cette répression ».

Des habitantes du “Msab”, un quartier entre la décharge publique et la ville d’Agareb. Novembre 2021. Crédit : Arianna Poletti

Leurs luttes et la répression dont ils font l’objet sont souvent passées sous silence. Ines Labiadh souligne que ce manque de visibilité fait des défenseur·ses de l’environnement des cibles vulnérables pour les forces de l’ordre. Les violences policières sont fréquentes, surtout en dehors de la capitale. L’exemple le plus tragique est la mort d’Abderrazek Lachheb, en 2021, à la suite d’affrontements avec la police à Agareb.

Raouf Ben Mohamed Goffa, qui a participé activement aux manifestations contre le Groupe chimique à Gabès en 2019, a remarqué une différence frappante : « Il est vraiment clair que la police est beaucoup plus agressive là-bas qu’elle ne l’est à Tunis ».

« Nous avons été libérés, mais nous ne savons pas si nous sommes vraiment libres », explique à inkyfada un militant qui souhaite garder l’anonymat. Il a été arrêté temporairement en raison de sa participation aux manifestations contre les coupures d’eau à Gafsa en 2019. Bien qu’il maintienne sa position, la crainte de nouvelles persécutions le tient à l’écart de toute activité politique.

« Ils font croire aux gens qu’ils doivent choisir entre l’emploi et l’environnement”

L’instrumentalisation de la loi permet de criminaliser et réduire au silence les défenseur·ses de l’environnement. Cependant, la lenteur de l’économie et la faiblesse des politiques sont des obstacles structurels auxquels ils doivent également faire face.

Manel Benarfia Bahri, membre de Manish Msab, raconte le harcèlement incessant des travailleurs de la décharge, aujourd’hui fermée, qui reprochent à son mouvement de leur avoir fait perdre leur emploi. « Ils se sont présentés à mon travail, ils ont harcelé ma famille ».

Raouf Ben Mohamed Goffa, qui a participé aux manifestations contre le groupe chimique à Gabès, raconte que des manifestant·es se sont vu proposer des emplois par le groupe même qu’ils combattaient. Face au peu d’alternatives qui s’offraient à eux, beaucoup acceptent :  « Ils donnent du travail aux gens et éliminent les manifestants. Ils font croire aux gens qu’ils doivent choisir entre l’emploi et l’environnement ».

« Alors que nous avons droit aux deux : le droit au travail et le droit à un environnement sain », résume Raouf Ben Mohamed Goffa.  

Dans certaines régions, les grands groupes industriels représentent l’un des rares secteurs d’emploi viables pour de nombreuses personnes. Selon Ines Labiadh, cela a eu un impact considérable et supplanté un secteur agricole diversifié à Agareb et détruit un secteur touristique et de pêche lucratif à Gabès*.

L’entrée de la décharge d’Agareb, une semaine après les manifestations de novembre 2021. Crédit : Arianna Poletti.

Ines Labiadh émet des doutes sur le nouveau code de l’environnement, qui n’a pas encore été examiné par le gouvernement ou l’Assemblée nationale. Comme d’autres, elle souligne l’absence de règles strictes pour les entreprises. Si ce code est adopté, les entreprises ne seront pas soumises à des obligations légales contraignantes : « La responsabilité environnementale et sociale demeurera volontaire ».

Labiadh dénonce le manque d’une “dimension sociale” dans le nouveau code, et notamment l’absence d’un système de consultation citoyenne pour l’approbation des décharges publiques. Une omission grave qui, selon elle, ne peut que reproduire le scénario d’Agareb. “Comment s’attendre à ce que les habitants restent silencieux?”, s’interroge-t-elle. 

Les militants écologistes descendent dans la rue parce que le dialogue n’est pas envisageable. Lors des récentes manifestations contre les coupures d’eau, Raban Ben Othmane, chef de la section de Gafsa au sein du FTDES, a été accueilli non pas par des membres de la SONEDE, mais par les forces de l’ordre, chargées de négocier à leur place. Pour Ben Othmane, cela montre non seulement la faiblesse de l’administration, mais aussi son « incapacité à assumer la responsabilité des violations qu’elle a commises ». Pour de nombreux activistes et militant·es de l’environnement, il semble peu probable que le changement émerge de l’intérieur du système. 

« La protection de la population contre les atteintes à l’environnement n’est tout simplement pas une priorité pour l’État », affirme Ines Labiadh.

Dans un contexte politique où les libertés sont de plus en plus menacées, les droits liés à l’environnement sont souvent relégués au second plan. Ala Marzougui estime qu’il faudra du temps pour que les citoyen·nes considèrent l’accès à l’eau et un environnement propre comme un droit fondamental plutôt que comme un simple service. Si ces petits mouvements écologistes sont autorisés à se développer et mûrir, à l’abri de la répression, Marzougui est convaincu que des revendications plus ambitieuses pourraient émerger. 

« L’environnement est devenu une nouvelle ligne de front pour les défenseurs des droits humains », déclare Thameur Ben Khaled à inkyfada. « Mais malheureusement, nous sommes parfois obligés de nous battre pour nos droits, pour pouvoir vivre ».

28.07.2023 à 17:13

Kaïs Saïed : Entre inflation et pénuries, le naufrage économique

Matteo Trabelsi

Entre pénuries et inflation, les consommateur·trices tunisien·nes essaient de survivre. Sur le marché,  pas de sucre, pas de semoule, ni même de riz ou de farine tandis que le taux d’inflation ne cesse d’augmenter. S’érigeant en sauveur de la nation depuis le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed promet aux Tunisien·nes de les sauver de la faim. Deux ans après, qu’en est-il réellement ?
Texte intégral (12399 mots)
Quelques mois après le coup d’Etat, en octobre 2021, l’inflation se voit déjà à la hausse avec un taux de 6,3%. Depuis cette date, il ne baissera plus jamais. Avant même la guerre en Ukraine, la Tunisie de Kaïs Saïed n’a pas su endiguer ni même stabiliser une inflation qui pèse très lourd sur la vie des Tunisien·nes. En effet, entre juin 2022 et juin 2023, les prix de l’alimentation ont augmenté de 15,2% .

Aujourd’hui, si le café est exceptionnellement présent sur les marchés, son prix a augmenté de 30%, suite à une demande du ministère du commerce, passant de 14,600 dinars le kilo à 19,800 dinars. Dans de nombreuses épiceries et divers commerces, l’heure est donc aux rationnements et aux ruptures de stocks.

Comme partout dans le monde, le conflit russo-ukrainien est souvent perçu comme la cause principale de cette flambée des prix. Pourtant, en Tunisie, la guerre n’est pas le seul facteur à alimenter l’inflation. La politique économique de Kaïs Saïed a en réalité une part de responsabilité importante dans la hausse des prix que connaît le pays.

Absence de vision face à la guerre d’Ukraine

Le 24 février 2022, à 5h30, heure de Moscou, Vladimir Poutine annonce l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Toujours d’actualité, les conséquences économiques de cette guerre sont désastreuses pour tous les pays du monde, avec le manque d’exportation de céréales par l’Ukraine, et une augmentation globale des coûts de l’énergie.

La même année, le taux d’inflation mondial moyen a en effet atteint 8.3%, alors qu’il était de 3.48% en 2021 et 1.92% en 2020. Le Maroc par exemple a enregistré son taux le plus haut depuis 31 ans, et l’Algérie son taux le plus haut depuis 26 ans, atteignant les 9.3%.

Évolution des taux d’inflation au Maghreb et dans le monde (2012-2022)

Quant à la Tunisie, le taux moyen d’inflation pour l’année 2022 a été de 8,3%, son taux le plus haut depuis 1984. En février 2023, ce taux atteint les 10,4%. Fortement dépendant de la Russie et de l’Ukraine pour ses importations de blé, le pays essaye toujours de garantir sa sécurité alimentaire. Mais quelle solution a été proposée par le gouvernement pour lutter contre cette situation ? La seule réponse donnée par la présidence a été la lutte contre les “spéculateurs” et contre tous ceux qui complotent pour la détérioration économique du pays.

“Les prix ont explosé et l’Etat n’a même pas proposé le début d’une vision”, déclare Hamza Meddeb, chercheur et analyste en économie politique.

Tandis que d’autres pays avancent des plans de relance économique pour faire face à la crise, la Tunisie de Kaïs Saïed se défausse de toute responsabilité. La lutte contre ces spéculateurs, annoncée depuis mars 2022, n’a pour l’instant montré aucun effet. Les pénuries sont toujours présentes, tout comme la hausse des prix.

Pour les consommateur·trices, rien n’est fait pour combattre cette hausse des prix. En octobre 2022, l’augmentation du SMIG n’est que de 25 dinars pour un régime de 40h, passant à un salaire de 390 dinars, et de 20 dinars pour un régime de 48h, pour un nouveau salaire de 459 dinars par mois.  Or, d’après une étude menée par la Fondation Friedrich Ebert Stiftung au printemps 2019, bien avant la guerre d’Ukraine et ses conséquences, le budget de la dignité pour une famille de 4 personnes vivant sur le Grand Tunis serait de 2400 dinars par mois. Ce montant équivaut ainsi à six fois le salaire minimum actuel d’un travailleur bénéficiant d’un régime 40h.

Des problèmes structurels irrésolus

Avant même le début de la guerre en Ukraine, dès janvier 2022, des retards de versements de salaires et des pénuries commençaient déjà à s’installer dans le pays. En effet, la crise économique d’aujourd’hui n’est que le résultat d’une longue politique néolibérale menée depuis les années 70, dont les conséquences socio-économiques ont été jusqu’ici irrésolues.

Après une courte période socialiste menée par Ahmed Ben Salah durant les années 60,  Hédi Nouira, ancien gouverneur de la Banque centrale, décide d’implanter le libéralisme en Tunisie. La privatisation s’intensifie désormais, les accords de libre-échange se multiplient, avec certes une augmentation du taux d’exportations, mais également une dépendance de plus en plus accrue aux importations. L’Etat se doit donc d’assurer ses recettes en devise étrangère, au grand risque de s’écrouler.

Pour ce faire, un grand investissement est fait sur le tourisme “low-cost”. Selon Hamza Meddeb, “le modèle tunisien qui a été construit durant les années 70 est essentiellement basé sur une main d’œuvre pas chère. Depuis, ce modèle n’a fait qu’être alimenté, avec des salaires clairement très bas”.

Malgré cela, l’Etat n’a jamais eu la capacité de rembourser sa dette extérieure. En 2023, cette dernière s’élève à 14,859 milliards de dinars, contre 11,916 milliards en 2022 et 7,456 milliards en 2021. En l’espace de deux ans donc, la dette extérieure a été multipliée par deux.

Évolution de la dette intérieure et extérieure de la Tunisie depuis 2021

En outre, sous la pression libérale du Fond Monétaire International (FMI), les services publics sont aujourd’hui plus que jamais affaiblis. “Là où l’État se dotait d’une politique volontariste en matière de services publics, il n’applique désormais qu’une politique d’austérité budgétaire. Depuis 30 ans, on a malheureusement emprunté des délabrements des services publics, notamment en matière de santé et d’éducation”, déclare Amine Bouzaiene, chercheur en équité sociale et fiscale.

Ce dernier ajoute que “sur le plan fiscal aussi, ça a été un tournant majeur. (…) On a démantelé notre impôt sur le revenu, de façon à ce que les plus riches et les plus hauts revenus ne contribuent plus de la même manière qu’avant. On a baissé les impôts sur les sociétés. On a complètement marginalisé l’imposition du capital. Bref, pour faire court, les plus riches ne contribuent plus d’une manière suffisante à l’effort fiscal”.

“La rupture tant attendue n’a pas eu lieu” 

Le 25 juillet 2021 a pu représenter un espoir pour beaucoup de Tunisiens. Dans les esprits, une rupture était attendue vis-à-vis de ce qui a été entrepris par le gouvernement Mechichi et tous les autres gouvernements avant lui, estime Meddeb. Mais aujourd’hui, si Kaïs Saïed détient la quasi-totalité des privilèges institutionnels, aucun changement n’a en réalité été opéré par ce dernier pour sauver le pays de son effondrement économique et social.

“Il a promis un retour à la normale. Mais la performance n’a pas changé en réalité. C’est la même politique économique qui a été entreprise”, déclare Hamza Meddeb. 

En effet, Kaïs Saïed et le gouvernement Bouden nommé par ses soins, n’ont fait que continuer la politique austéritaire menée par leurs prédécesseurs·ses. À l’arrivée de cette dernière, en octobre 2021, les discussions avec le FMI étaient déjà en cours pour un prêt de 1,9 milliard de dollars.

De la même manière qu’en 2013, alors que la Tunisie connaissait une détérioration de ses conditions économiques, il fallait, avant d’obtenir un prêt, que le pays élabore un programme de réformes. Le FMI émet d’ailleurs personnellement des recommandations sur les grandes lignes du programme.

Ces recommandations préconisent depuis une décennie la réduction progressive des subventions, ainsi qu’une privatisation de plus en plus accrue des services publics. Comme l’explique Amine Bouzaiene, “le programme qui a été élaboré est un programme par excellence conforme à la recette du FMI. Donc oui ; ça n’a peut être pas été dicté, mais l’enjeu était pour le gouvernement tunisien de s’aligner autant que possible sur les recommandations du FMI.”

La loi de finance 2023 s’y est parfaitement conformée, avec une baisse de 33% sur les subventions des produits de base, passant de 3,771 milliards de dinars durant l’année 2022 à 2,523 milliards pour 2023. Les céréales sont les plus touchées, avec une baisse de 42.61% en ce qui concerne leur subvention. Quant aux carburants, l’Etat décide également d’y limiter son aide, pour une baisse drastique de 25,7 % au cours de la même année.

Évolution du coût de la subvention des produits de base entre 2019 et 2023

Le programme élaboré par le gouvernement Bouden a donc de quoi faire mal aux finances des Tunisien·nes, nuisant d’abord aux populations les plus vulnérables et plus que jamais aux classes moyennes, dont beaucoup dépendent des subventions qui ont été été mises en place en 1956, au lendemain de l’indépendance du pays afin de soutenir le pouvoir d’achat des consommateur·trices. De fait, ces subventions limitent la pauvreté et assurent aux catégories sociales les plus pauvres la possibilité de se nourrir à un prix encadré. En 2013 déjà,  l’Institut national de la statistique (INS) annonçait une probable augmentation de 3,6% du taux de pauvreté au cas où une levée des subventions était de fait actée.

Aujourd’hui, la menace de la levée des subventions fait écho aux « émeutes du pain » qui ont éclaté en janvier 1984, lorsque les autorités tunisiennes ont décidé de supprimer les subventions sur les produits céréaliers.

Janvier 1984, les révoltes du pain. L’histoire oubliée des condamnés à mort

En approuvant la loi de finance 2023, le président tourne donc le dos à ces catégories sociales qui, sans ces subventions, auraient encore plus de difficultés à se nourrir. Kaïs Saïed qui avait pourtant promis de sortir les Tunisien·nes de la faim semble aujourd’hui prendre tout le chemin inverse.

Concernant les services publics, si l’éducation bénéficie toujours d’une grande part du budget pour l’année 2023, la santé en revanche demeure toujours négligée. 6.79% seulement du budget de l’Etat lui a été consacré, les transports eux ne bénéficiant que de 1.87%, l’équipement de 3.49%, alors que le ministère de l’Intérieur et de la Défense additionnés bénéficient à eux seuls de 17.52%.

Sans oublier que sur les 8 398 nouvelles affectations prévues pour l’année 2023, plus de la moitié bénéficient au ministère de la Défense, et 1 487 postes seulement sont répartis entre différents ministères (ministère de l’Equipement, des Transports, de la Santé, etc.), sans réelle précision du chiffre entre chaque ministère.

Comment l’Etat survit actuellement ?

Aujourd’hui, la politique austéritaire menée par le gouvernement n’a pas sauvé l’État de son effondrement. Pour Hamza Meddeb, si la Tunisie survit actuellement, c’est principalement grâce à trois éléments : la pénurie, la taxe et les banques privées.

“La pénurie n’est pas un hasard. Elle est le fruit d’un choix politique pris par un gouvernement souhaitant préserver sa devise”, déclare le chercheur.

De fait, les importations de farine, de lait, de café, de sucre, etc., se font en devise étrangère. Or, lors des attaques terroristes de 2015, le tourisme, un des principaux pourvoyeurs de devise étrangère à la Tunisie, a été touché de plein fouet avec une baisse de 25% . Avec la crise du Covid-19 qui s’est ajoutée en 2020, l’Etat peine toujours à remplir sa caisse de devises. Une des solutions entreprises par les autorités a donc été d’économiser le stock de devise, en important moins. Comme le montre d’ailleurs l’INS, la Tunisie a vu son taux d’importations baisser de 0,6% durant le premier semestre de 2023, alors qu’il était en augmentation de 32,4% durant la même période en 2022.

Kaïs Saïed et sa politique économique s’inscrivent donc dans la continuité de cette méthode. Pourtant, il est le dernier à en assumer la responsabilité. Le président préfère en effet rejeter la faute sur certains spéculateurs, dont il connaîtrait l’identité, qui agiraient délibérément sur les circuits de production pour perturber le pouvoir politique et provoquer des révoltes sociales. Le président n’avait d’ailleurs pas hésité à crier au complot lors de sa visite au ministère de l’Agriculture, en mai 2023, alors que la pénurie de pain s’intensifiait.

Dans un communiqué publié par la présidence de la république, Kaïs Saïed a même estimé que cette situation était due  “aux tentatives menées par certains pour exaspérer la situation et inventer des crises”.

Mais pour Hamza Meddeb, l’argument selon lequel la pénurie serait la faute des spéculateurs ne tient pas la route. “Les principaux aliments disparus du marché tunisien sont importés et subventionnés par l’Etat. Personne n’a intérêt à spéculer sur des produits subventionnés”, ajoute-t-il. 

Dans les faits, ce sont en grande partie les Tunisien·nes qui compensent cette situation, via l’impôt sur le revenu, la consommation ou encore la TVA. Sur les recettes du budget de l’État prévu pour l’année 2023, qui s’élève à 40.536 milliards de dinars, presque trois quarts proviennent de l’impôt sur le peuple. 44% proviennent des impôts sur la consommation ajoutés à la TVA, et 28% de l’impôt sur le revenu, soit 72 % au total. Les sociétés, elles, ne payent que 12.5%.

Évolution des recettes fiscales depuis 2020

Ainsi, dans un pays où l’inflation est à l’apogée de sa croissance, le gouvernement de Najla Bouden décide d’augmenter de 8,53% les impôts sur le revenu par rapport à l’année précédente, faisant chuter, de manière inédite, le pouvoir d’achat des Tunisien·nes.

Outre la pénurie et les taxes sur la population, l’État tunisien doit également sa survie aux emprunts intérieurs accordés par les banques privées locales. Cette pratique a pour la première fois été mise en place en 2017, et depuis, elle n’a fait que se pérenniser. En mai 2023, Sihem Boughediri Nemsia, actuelle ministre des Finances, se félicite d’un nouveau prêt en devise accordé par 12 banques locales, dont le montant atteint les 400 millions de dinars tunisiens. Si ce prêt évitera d’avoir une nouvelle fois recours aux emprunts extérieurs, il ne freinera pas pour autant le mécanisme inflationniste qui s’abat sur la Tunisie depuis quelques mois. Bien au contraire, “il ne fera que l’enflammer” selon Hamza Meddeb.

Échec des négociations avec le FMI

Pour sortir de la crise, “une seule solution est viable” selon Hamza Meddeb, “signer un accord avec le FMI”. Cependant, la situation des négociations en Tunisie est aujourd’hui difficile en raison desdites mesures préconisées par le FMI. Ces divergences, en plus de compromettre l’accord avec le Fonds, mettent en lumière le décalage entre le président et son gouvernement. 

Depuis plusieurs mois, Kaïs Saïed ne se prive pas de rejeter fermement les “diktats” imposés par le FMI à chaque fois qu’il est interrogé sur le sujet. Des acteurs tels que l’Union européenne et les États-Unis s’engagent dans ces négociations afin de persuader le président d’accepter l’accord. L’Union européenne plus particulièrement, ne cache pas sa plus grande préoccupation : une éventuelle “crise migratoire” si le pays reste économiquement instable.

En utilisant le terme « diktats », Kaïs Saïed fait notamment référence aux conditions imposées par le bailleur de fonds, qui incluent notamment la réduction progressive du système de subventions pour les produits de base. C’est pour la “paix sociale” donc, que Kaïs Saïed n’a jamais publiquement accepté ces réformes, soutenues par le Fonds et négociées avec le gouvernement. Et pourtant, leur présence dans la loi de finance 2023 n’échappe aujourd’hui à personne.

Cette dernière a de fait été promulguée par le président de la République, comme l’indique l’article 103 de sa nouvelle Constitution, solitairement rédigée. Sans sa signature, cette loi et les réformes qu’elle comprend ne peuvent entrer en vigueur. Le président avait donc le choix de refuser la baisse des subventions qui y sont inscrites, ou d’en exiger un nouvel examen auprès du Parlement, chose qu’il n’a pas faite. Ainsi, si dans ses discours la révolte contre les « diktats » est grande, dans ses actes, la soumission y est pourtant concrète.

Aujourd’hui, la question des alternatives viables s’est posée, sans réelle piste concrète pour le moment. Entre le mirage des BRICS, l’Algérie et l’illusion de la commission de conciliation pénale, nul ne sait si Kaïs Saïed a un plan dans la tête pour substituer au FMI. Une chose est certaine, le président souhaite compter sur “nous-mêmes”, phrase qu’il répète à la moindre occasion, sans entrer dans les détails de ce qui pourrait être possible en matière de politique économique autonome.

Contrairement à Hamza Meddeb, Amine Bouzaiene ne préconise pas d’accepter les conditions du FMI mais reconnaît que se passer d’une institution financière internationale, quelle qu’elle soit, ne pourra pas résoudre les problèmes économiques de la Tunisie, compte tenu des besoins du pays en devise. “Nos besoins en termes de financement extérieur ne sont pas là uniquement pour équilibrer les choses d’un point de vue budgétaire, mais pour subvenir à nos besoins en devise.  On a besoin de réserves en devise, notamment pour pouvoir subvenir à nos besoins en importation, et pour pouvoir payer notre dette.”

27.07.2023 à 19:08

Kaïs Saïed : la menace pèse sur les droits et libertés

Zeïneb Ben Ismail

Deux ans après l’instauration de l’état d’exception de Kaïs Saïed, tous les acquis de la démocratie semblent menacés. Le président avait promis de garantir les droits et libertés, mais force est de constater qu’en deux ans, la Tunisie est en chute libre. Entre arrestations arbitraires, insécurité envers la société civile et menace sur la liberté d’expression, inkyfada fait le point.
Texte intégral (7212 mots)
“Le peuple réclame l’indépendance de la justice !”, “Libertés, libertés, pas de justice dictée !”, “Unité nationale contre les assauts du populisme !”

Le 13 juillet 2023, devant les grilles de la cour d’appel de Tunis, sous un soleil de plomb, une centaine de manifestant·es scandent ces slogans et réclament la libération des prisonnier·es politiques, accusé·es de “complot contre la sûreté de l’État” et en détention depuis quatre mois.

Depuis des mois, un vent de répression parcourt la Tunisie. Cette vague d’arrestations s’ajoutent à plusieurs autres poursuites à l’encontre de journalistes, d’activistes et des atteintes à l’indépendance de la justice. 2023 a également été marquée par un déferlement de haine inédit à l’encontre des migrant·es subsaharien·nes en Tunisie dont les droits les plus élémentaires ont été bafoués. inkyfada fait le bilan de la situation des droits et libertés en Tunisie, deux ans après le coup d’État de Kaïs Saïed.

Procédures et droits bafoués 

Pas ou peu de preuves, importants dispositifs policiers, mauvaises conditions de détention… Qu’ils et elles soient poursuivi·es dans l’affaire du complot ou pas, les accusé·es voient leur droits fondamentaux bafoués à tous les niveaux par les autorités lors des procédures judiciaires.

Aussi appelée “affaire des 17”, l’affaire du complot accuse donc 17 opposant·es, cadres et hauts fonctionnaires “et toutes celles que l’enquête révélera”, selon le dossier. La liste des accusations est longue, et les accusé·es sont poursuivi·es en vertu du Code pénal ainsi que de la loi anti-terroriste de 2015.

Les chefs d’accusation incluent, entre autres, “formation d’une organisation terroriste”, “fourniture d’armes et d’explosifs”, “attentat ayant pour but de changer la forme du gouvernement”, ou encore “commission d’une offense contre le Président de la république”.

Certain·es des accusé·es voient leurs biens personnels saisis, notamment leurs téléphones portables, des carnets de notes et documents, ou encore des cartes de stockage. Des extraits de conversations Whatsapp et Signal sont également utilisés lors des interrogatoires, et ce, en dépit du caractère illégal de ces pratiques.

Sur la douzaine de détenu·es, seul·es Chaima Issa, Lazher Akremi et Noureddine Boutar, – ce dernier sous condition de paiement d’une caution d’un million de dinars – ont été libéré·es.

Les infographies suivantes présentent cinq des accusés ainsi que les faits et les preuves utilisées pour les accuser.

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Une deuxième vague d’arrestations touche cette fois plusieurs membres et cadres du parti Ennahdha, dont son leader Rached Ghannouchi, et d’autres membres tels que Sahbi Atig, Ali Laarayedh et Habib Ellouze. Les motifs des arrestations sont multiples et incluent des motifs tels que “apologie du terrorisme” et “blanchiement d’argent”.

D’après les déclarations de plusieurs proches et avocat·es des personnes arrêtées, les perquisitions ont été menées tôt le matin ou tard le soir par un nombre important de forces de police. À plusieurs reprises, certain·es accusé·es se voient refuser la présence de leur avocat pendant la garde à vue, comme cela fut le cas en mars 2023 pour Mohamed Fourati, cadre d’Ennahdha, dont la situation a été dénoncée par l’avocate Ines Harrath.

Lors d’une visite à Jbel Jloud en février 2023, Kaïs Saïed bafoue leur présomption d’innocence en affirmant que “ceux qui osent acquitter” ceux qu’il qualifie de “réseaux criminels  sont leurs “complice”.  

Dans un communiqué publié par Amnesty International, l’organisation estime que cette déclaration “contribue à créer un climat d’intimidation pour la magistrature”, et ce, suite à la révocation de 57 juges par Kaïs Saïed en juin 2022, qui ne fait que s’ajouter aux multiples attaques de Kaïs Saïed contre la justice depuis deux ans.  

“L’État en lui-même, ses institutions et tous les secteurs de la société ont été cassés de façon systématique”, commente Mouhieddine Cherbib, défenseur des droits humains et président du Comité des droits de l’homme et des libertés en Tunisie (CRDHLT).  

Des conditions assimilables à de la torture  

Khayem Turki, Kamel Letaief, Issam Chebbi, Jawher Ben Mbarek et d’autres, sont derrière les verrous. Les avocat·es de la défense ont vivement critiqué les conditions de détention des accusé·es dans l’affaire du complot, soulignant l’utilisation de caméras de surveillance 24 heures sur 24 pour surveiller les détenu·es ainsi que les conditions de leur transport, qu’ils ont qualifié de traitement assimilable “à de la torture”, rapporte l’avocate Islem Hamza.  

Pour protester contre son arrestation et ses conditions de détention, Sahbi Atig, cadre au sein du parti Ennahdha, a entamé une grève de la faim le 12 mai, quelques jours après son arrestation. Ces semaines de privation ont fortement détérioré son état de santé, faisant craindre le pire pour ses proches. Ni le pouvoir ni la justice n’ont pris de mesures pour protéger Sahbi Atig, qui a finalement suspendu sa grève le 10 juillet.  

D’autres prisonniers politiques, à l’instar de Habib Ellouze et Jawher Ben Mbarek, développent des problèmes de santé en détention. Selon Ines Harrath, venue visiter Ellouze en détention, le cadre aurait présenté des “symptômes effrayants, tels qu’un engourdissement au bras et à la jambe d’un côté”.

Jawher Ben Mbarek quant à lui, manifestait des symptômes d’un “accident vasculaire cérébral”. Islem Hamza, à l’origine de la publication Facebook concernant l’état de santé de Ben Mbarek, et le Comité de défense des détenus politiques dénoncent “le retard délibéré de l’administration pénitentiaire dans l’intervention sanitaire malgré la sonnerie d’une cloche”.

“Ce grave incident est considéré comme une preuve concluante de la fausseté des affirmations de l’administration que la caméra de surveillance installée dans les salles de détention des prisonniers politiques ‘a été placée pour les protéger d’éventuelles agressions et pour leur apporter une aide urgente en cas d’urgence médicale’”.  

Des affaires politiques

Le soir même de la manifestation devant les grilles de la Cour d’appel de Tunis, d’autres regroupements devant les prisons de la Manouba et d’El Mornaguia s’organisent. Sous les drapeaux tunisiens, les chants résonnent. Leurs proches réservent un accueil bruyant à Chaima Issa et Lazher Akremi, qui viennent d’être libéré·es.

Mais ce n’est qu’une victoire en demi-teinte. Malgré leur libération, il et elle n’ont pas le droit d’apparaître en public et de quitter le territoire tunisien. 

De plus, les autres personnes poursuivies pour exactement les mêmes faits, restent en détention alors qu’elles sont poursuivies pour les mêmes raisons. “Pour Lazher Akremi, il y avait un vice de procédure dans son mandat de dépôt. Mais tous les dossiers sont identiques, c’est du copier-coller. C’est pour cela qu’ils sont libérés au compte-goutte. Ce sont des décisions politiques, plus que judiciaires”, commente l’avocate Dalila Ben Mbarek Msaddek. 

“Il y a cependant une volonté de se dessaisir de l’affaire du complot. Il semble que le pouvoir veuille les libérer, mais ne sache pas comment faire sans se décrédibiliser”.

Elle ajoute que c’est pour cette raison que “les décisions d’interdiction du traitement médiatique de l’affaire du complot et les interdictions d’apparition en public ont été prises”. 

L’affaire des 17 est ainsi emblématique, compte tenu de l’opacité des instructions et la gravité des peines encourues. Mais l’affaire du complot n’est pas le seul dossier à avoir fait des victimes de façon arbitraire. Depuis le 25 juillet 2021, de nombreuses autres actions en justice ont été engagées, contre des membres de partis de l’opposition, des syndicalistes, des membres de l’appareil judiciaire lui-même etc.

Les infographies suivantes présentent cinq personnes poursuivies par la justice tunisienne pour divers motifs. 

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Soulèvements pacifiques et violences policières

Malgré ce contexte, les mouvements de revendication et les activistes ne se découragent pas. D’après le r apport sur les mouvements sociaux, suicides, violences et migrations datant de mai 2023 du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), “le nombre de mouvements de protestation a enregistré une augmentation de 45% par rapport aux mois de mai et avril 2022 […] et sont liées à des mouvements sociaux avec des revendications bien connues, traditionnelles et accumulées depuis des années”. 

Parmi ces mouvements de protestation, l’on peut citer celle du 14 janvier, date du 12ème anniversaire de la révolution, de la journée de colère des journalistes organisée par le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) du 16 février, la marche anti-raciste du 25 février, ainsi que la démonstration de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) du 4 mars. 

Certaines protestations ont entraîné des violences de la part des forces de police. Sortis manifester tous les soirs dans le quartier de Ettadhamen pendant une semaine pour réclamer justice après la mort en octobre 2022 de Malek Sellimi, 24 ans, une trentaine de jeunes ont été arrêtés par le ministère de l’Intérieur. Avant de tomber dans le coma, Malek avait témoigné des maltraitances policières qu’il a subi. 

Plusieurs violences policières sont régulièrement recensées depuis la dernière décennie. Mais sous le règne de Kaïs Saïed, ces violences se seraient aggravées d’après l’organisation I Watch .

Les libertés de la presse et d’expression réprimées

Depuis le 25 juillet 2021, les libertés de la presse et d’expression en Tunisie, autrefois considérées comme des acquis de la révolution, connaissent un recul marqué. L’exécutif a intensifié ses poursuites à l’encontre des journalistes, témoignant ainsi d’une pression grandissante visant à museler les médias et les professionnel·les de l’information.

Le 13 février dernier, Noureddine Boutar, directeur de Mosaïque FM, impliqué dans “l’affaire des 17”, a été arrêté et sa résidence a été perquisitionnée par les services de sécurité. Face à cette situation, Mosaïque FM a exprimé sa « stupéfaction » et dénoncé fermement les intimidations, les arrestations et la campagne de diabolisation et de stigmatisation dirigée contre la station et son équipe, dans un communiqué du 14 février. 

Le représentant de Reporters Sans Frontières (RSF) en Afrique du Nord, Khaled Drareni, a réagi en déclarant que “l’arrestation de Noureddine Boutar envoie un message violent aux médias et vise à terroriser et soumettre les journalistes, rappelant les heures sombres de la dictature de Ben Ali”. 

L’avocate Dalila Ben Mbarek Msaddek, dans une interview accordée à Express FM, a révélé que Noureddine Boutar a été interrogé sur divers aspects de la radio, dont la ligne éditoriale, le choix des chroniqueurs, la direction, les finances et ses parts dans la station. Boutar sera finalement libéré plus de trois mois après, le 24 mai.

Lors de l’organisation du référendum du 25 juillet 2022, le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) a enregistré 42 cas d’interdiction de travail et les agressions physiques contre les journalistes sont au nombre de 29, dont 14 commises par les forces de sécurité.

Sur une période allant d’octobre 2021 à octobre 2022, l’organisation a également répertorié 30 cas d’incitation à la haine et à la violence par des représentant·es du gouvernement, des hommes et femmes politiques, la Présidence, et les partisan·es du Président. 

Interrogé au sujet des retombées en matière d’investissement espérées lors du sommet de la francophonie par un journaliste de Mosaïque FM, Kaïs Saïed a saisi l’occasion pour attaquer la radio et accuser les médias de diffamation, les invitant à se concentrer avant tout sur « la liberté de penser »

Outre les dispositions du Code pénal et de la loi anti-terroriste, les journalistes et les opposant·es font également face à une répression supplémentaire en vertu du décret 54. 

Présenté comme un outil de lutte contre la propagation des fausses informations, ce décret facilite en réalité la censure des critiques à l’encontre du régime. Il devient ainsi un moyen supplémentaire pour restreindre la liberté d’expression et faire taire les voix dissidentes. Sur la base de ce décret, au moins “une vingtaine de procès contre des journalistes” sont en cours, selon le président du SNJT, Mahdi Jlassi. 

Les infographies suivantes présentent cinq des personnes poursuivies en vertu du décret 54 ainsi que les motifs de plainte et les plaignants.

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L’État se base notamment sur l’article 24 pour poursuivre les voix de l’opposition, et cela, grâce aux définitions floues et vagues de termes comme “fausses informations” et “rumeurs”. L’article 9 inquiète d’autant plus qu’un précédent juridique a suscité l’indignation il y a quelques mois. En effet, après avoir été condamné une première fois à un an de prison pour avoir refusé de divulguer ses sources, le journaliste Khalifa Guesmi a vu sa peine allongée à cinq ans en cour d’appel. Guesmi était accusé de “divulgation d’informations”.

Un grand nombre d’organisations et d’associations à l’échelle locale et internationale appellent à son abrogation, qualifiant ce décret de “liberticide”.

L’interdiction de quitter le territoire, un outil de répression

La privation de la liberté de circulation constitue également une menace pour des milliers de Tunisien·nes. Bien que ces mesures de contrôle administratif étaient déjà répandues, leur utilisation à l’encontre de personnalités politiques, parmi lesquelles d’ancien·nes ministres et député·es est désormais monnaie courante. En août 2021, Amnesty International recensait déjà une cinquantaine de cas d’interdictions de voyager. Opposant·es, chef·fes d’entreprises, juges…

À titre d’exemple, Saïda Ounissi, ancienne députée du parlement dissous et membre du parti Ennahdha, a indiqué en juin 2022 que des agents de la police aux frontières l’avait empêchée de se rendre à l’étranger à plusieurs occasions, sans donner d’explication ou de montrer de décisions de justice. 

Les témoignages de l’avocate Ines Harrath, de l’ancien président de l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE) Nabil Baffoun ainsi que de Ayachi Zammel, ancien député, sont d’autres exemples de ces restrictions de libertés. 

Ces décisions sont en violation avec le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), dont la Tunisie est signataire. De plus, conformément à la loi n° 75-40 du 14 mai 1975, qui encadre la délivrance de documents de voyage, les autorités judiciaires ont l’exclusivité pour octroyer une interdiction de voyager. La législation prévoit également l’obligation de communiquer clairement les motifs de cette interdiction aux personnes concernées, en leur permettant d’être rapidement informées de cette décision et en leur accordant le droit de la contester.

L’outil législatif est également utilisé contre la société civile, qui subit une campagne de dénigrement et une répression de plus en plus exacerbée. La liberté d’association s’est ainsi retrouvée menacée par le projet de réforme du décret-loi n° 2011-88 du 24 septembre 2011 – portant sur l’organisation des associations -. L’objectif de cette réforme était de contrôler la création d’une association, la conditionnant à l’intervention de l’administration, ainsi que d’interdire les aides et dons étrangers sans l’autorisation de la Commission tunisienne d’analyses financières. 

Pour l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), le projet “semble témoigner d’une volonté des autorités tunisiennes de se doter d’outils juridiques pour contrôler et éventuellement museler la société civile”

Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme a également exprimé sa profonde préoccupation et publié un communiqué au sujet de l’aggravation de la répression à l’encontre des opposants politiques et de la société civile en Tunisie. En guise de réponse, Nabil Ammar, ministre des Affaires étrangères, de l’Immigration et des Tunisiens à l’étranger, a exprimé son rejet total de cette déclaration et affirme que  le Haut-Commissariat aurait dû “dû diligenter une enquête approfondie sur la véracité et l’objectivité de ses positions avant de les rendre publiques”.

Ammar insiste également sur l’importance de s’abstenir de toute “ingérence” dans les affaires intérieures du pays et de ne pas influencer le cours de son système judiciaire.

Le 5 juin 2023, pendant la 53ème session du Conseil des droits de l’homme, quatre organisations de défense des droits humains ont appelé ce dernier à agir de toute urgence face à la détérioration de la situation des droits humains en Tunisie.  

Human Rights Watch, l’une des organisations signataires, demande spécifiquement au Conseil de presser la Tunisie de mettre fin à la répression de la contestation pacifique et de la liberté d’expression. De plus, l’organisation demande la libération et l’abandon des poursuites contre toutes les personnes détenues et poursuivies uniquement en raison de leurs activités politiques pacifiques et de l’exercice de leurs droits fondamentaux. 

Deux ans après le coup d’État, “c’est un bilan catastrophe” pour Mouhieddine Cherbib. Il ajoute que “tous les idéaux de la démocratie ont été détruits”. L’activiste insiste sur les questions sociales, qu’il juge “primordiales”. 

Des discours racistes aux déportations dans le désert

Ce n’est pas la première fois que la Tunisie est épinglée à l’échelle internationale. La gestion de Kaïs Saïed des enjeux migratoires a été marqué par un virage xénophobe en février 2023. Accusant les migrant·es subsaharien·nes en Tunisie d’un projet de complot visant à “visant à modifier la composition démographique du pays”. “Kaïs Saïed a mis le feu aux poudres”, résume Cherbib.

Cette prise de parole, qui a succédé à une campagne raciste active sur les réseaux sociaux, a entraîné un déferlement de haine contre les Subsaharien·nes. Expulsé·es, licencié·es, violenté·es… Amnesty international dénombre pas moins de 840 victimes de ces violences, et une augmentation des cas de détention arbitraire au centre de Ouardia a également été constatée.

Plus récemment, en juillet 2023, dans la ville de Sfax, point de départ des migrations vers l’Europe, des migrant·es sub-saharien·nes ont été chassé·es, violenté·es et déporté·es dans le désert par les autorités. Depuis quelques jours, des vidéos de cadavres de migrant·es dans le désert sont publiées tous les jours, suscitant l’indignation. 

Les autorités ont également été fortement critiquées dans la ville de Zarzis, connue pour être une zone de départs importants vers l’Europe. Plusieurs mouvements sociaux ont eu lieu après le naufrage de 17 migrant·es tunisien·nes en Méditerranée le 21 septembre 2022. Le 18 octobre, l’UGTT appelle à une grève générale pour réclamer justice et vérité pour les naufragé·es du “drame de Zarzis”

Quasiment un mois plus tard, le 19 novembre, alors que Djerba accueille le 18ème sommet de la Francophonie, une marche pacifique réclamant la vérité sur ce même drame, est réprimée par les forces sécuritaires présentes sur place. Les forces de l’ordre dispersent les manifestant·es à coups de gaz lacrymogènes et ont fait preuve de “répression sécuritaire” selon 28 associations. 

Cet événement cristallise de nombreux enjeux autour des décès en Méditerranée et de la question migratoire en général. D’après le FTDES, le nombre de mort·es et de disparu·es sur les côtes tunisiennes a atteint 608 depuis le début de l’année, “reflétant la persistance de la crise humanitaire le long des côtes tunisiennes”. Au 30 juin 2023, les gardes-côtes tunisiens ont intercepté 32.792 migrants.

La question migratoire est au cœur des pourparlers entre Kaïs Saïed et l’Europe. Récemment, les autorités tunisiennes ont conclu un accord avec l’Union européenne après des semaines de négociations. Dimanche 16 juillet, Kaïs Saïed s’est finalement entendu avec Ursula von Der Leyen, Mark Rutte et Giorgia Meloni. 

Dans le cadre de ce mémorandum – signé dans l’opacité la plus complète, sans même l’organisation d’une conférence de presse – une somme de 105 millions d’euros sera allouée en vue de contrer les activités des passeurs, renforcer la gestion des frontières et accélérer le rapatriement des demandeurs d’asile déboutés. 

Les autorités tunisiennes recevront ce financement sous forme de bateaux de recherche et de sauvetage, de véhicules, de radars, de drones et d’autres équipements de patrouille. 

“Kaïs Saïed a signé un accord avec une fasciste [ndlr : Giorgia Meloni] ! C’est un drame pour toutes les personnes qui ont un désir d’émigration”, dénonce Cherbib.

Sous le règne de Kaïs Saïed, les droits humains continuent ainsi à être bafoués et sont de plus en plus menacés. À coup de décrets-loi, de projets de réforme et d’instrumentalisation de la justice, les deux dernières années du mandat du président ont consacré un recul important des libertés en Tunisie.

26.07.2023 à 18:18

Kaïs Saïed : mainmise autoritaire sur l’indépendance de la justice

La rédaction

Durant sa campagne électorale, Kaïs Saïed avait promis de respecter l’indépendance de la justice et de limiter les interférences avec le pouvoir politique. Mais après s’être arrogé les pleins pouvoirs le 25 juillet 2021, le chef de l’Etat a mis en place une destruction progressive, étape par étape, de l’indépendance de la justice tunisienne.
Texte intégral (5237 mots)
 “L e pouvoir judiciaire est le vrai pilier de la démocratie, et il est mieux que mille articles de la Constitution”, martelait Kaïs Saïed dans une interview accordée début juin 2019 à Al Jazeera. Alors candidat à la présidentielle, il ajoute que “l’histoire de la justice tunisienne est remplie d’ingérences du pouvoir exécutif et d’expériences amères”. 

Une prise de position en faveur de l’indépendance de la justice, qui s’inscrivait à l’époque dans le parcours d’homme de droit du futur chef de l’État : juriste de formation,  Kaïs Saïed a été directeur des départements de droit public de l’université de Sousse, puis de la faculté des sciences juridiques et politiques de Tunis, entre 1994 et 2018.

Si Kaïs Saïed prétend, toujours dans les colonnes d’Al Jazeera, que “la justice n’a pas encore atteint le niveau des aspirations des justiciables”, il est frappant de noter qu’il attribue les défauts du système judiciaire aux moments où “la politique s’infiltre dans les palais de justice”.

Lorsque Kaïs Saïed s’arroge tous les pouvoirs, le 25 juillet 2021, il annonce dans son discours qu’il s’auto-désigne à la tête du ministère public. Par la suite, il bafoue progressivement tous les principes qu’il défendait auparavant : dissolution des organes judiciaires, révocations arbitraires de juges, et promulgation d’une Constitution consacrant la subordination de la justice à l’exécutif. En l’espace de deux ans, Kaïs Saïed a profondément aliéné l’appareil judiciaire, détruisant toute forme d’indépendance de la justice.

Les juges, boucs émissaires de Kaïs Saïed

Depuis le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed s’est progressivement illustré par une posture de plus en plus agressive envers les institutions judiciaires tunisiennes. Ce discours critique vis-à-vis de la justice s’illustre dès le jour de la dissolution du parlement : le président justifie alors les mesures d’exception mises en place par le manque d’efficacité des juges tunisiens, qu’il accuse notamment “d’enterrer” certains dossiers.

La magistrature se retrouve rapidement au premier plan des cibles de Kaïs Saïed. Début août 2021, 45 magistrat·es sont ainsi assigné·es à résidence, sans avis et sans l’approbation du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), pourtant normalement requise pour prononcer des assignations à résidence.

Selon la Constitution de 2014, le CSM est chargé de garantir l’indépendance de la justice et de veiller à son bon fonctionnement, par exemple, en prononçant des sanctions disciplinaires contre des magistrat·es.

Après le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed convoque régulièrement son président pour fustiger l’avancement de dossiers qu’il juge trop lent. Le 6 décembre, au cours d’une énième réunion où sont convoqués Youssef Bouzakher et plusieurs autres magistrats, le chef de l’État envoie des signaux plus pressants encore, en appelant à une “purification” de l’appareil judiciaire.

Une série de déclarations et de pressions qui préfigurent de profonds bouleversements dans l’indépendance de l’appareil judiciaire tunisien. La principale cible désignée par Kaïs Saïed, le CSM, est le premier à faire les frais de cette politique.

La dissolution du CSM, une atteinte à la justice indépendante

Le 12 février 2022, le président de la République passe donc pour la première fois du discours aux actes, en matière d’attaque contre l’indépendance judiciaire. Le journal officiel publie le décret n°2022-11, qui annonce la dissolution pure et simple du CSM.

“Kaïs Saïed a réussi à créer une opinion publique hostile au CSM”, estime le président du Conseil, Youssef Bouzakher. Selon lui, ce ciblage de l’institution découlait d’une volonté de désigner un coupable. Par exemple, en blâmant le CSM pour “la lenteur des procédures” et “l’incapacité à résoudre certaines affaires”. Pourtant, ce dernier rappelle que “les pouvoirs du Conseil n’ont rien à voir avec cela.”

“Le chef de l’État considérait le CSM comme l’une des manifestations d’une tentative de “faire exploser l’État de l’intérieur”, comme il l’a lui-même dit”, estime Youssef Bouzakher, en référence à des propos tenus par Kaïs Saïed un an avant son coup d’État.

Par ailleurs, le décret-loi n°2022-11 prévoit aussi, en plus de la dissolution du CSM, la création d’un nouvel organe de remplacement : le conseil supérieur de la magistrature provisoire. La principale différence avec l’ancien CSM tient à sa composition, bien plus soumise à la volonté du président de la République.

“L’institution était indépendante et ouverte, avec deux-tiers de membres élus par leurs pairs”, rappelle Youssef Bouzakher. Kaïs Saïed a complètement effacé le mécanisme d’élection des membres, en le remplaçant par une logique de nomination. Le décret-loi dispose que le président de la République choisisse directement 9 des 21 membres parmi les magistrat·es à la retraite, “sans fixer de critères de sélection”, souligne l’ancien président du CSM.

“Le chef de l’Etat s’est attribué des pouvoirs sans précédent, même dans le système d’avant 2011”, dénonce Youssef Bouzakher.

De  “pouvoir” à  “fonction » juridictionnelle

Déjà largement entamé, l’indépendance de la justice est définitivement enterrée avec le vote en faveur de la nouvelle Constitution, adoptée par référendum le 25 juillet 2022.

Dans le texte, on ne parle plus de “pouvoirs” exécutif, législatif ou juridictionnel, mais de “fonctions”. Le chapitre 5, consacré à la “fonction juridictionnelle”, est le plus bref des trois. Huit articles définissent les bases du nouveau système judiciaire tunisien.

“La nouvelle Constitution est plutôt floue du point de vue de la justice”, confirme Ayachi Hammami.  L’avocat regrette aussi la disparition de la mention du CSM, qui est absent du texte, alors que “son existence était garantie dans la Constitution de 2014.” “La Constitution de 2014 était considérée comme le fruit de la lutte des juges tunisiens, et de la famille judiciaire en général depuis l’indépendance”, déplore pour sa part Youssef Bouzakher.

Surtout, la nouvelle Constitution s’inscrit dans la continuité des décrets-lois publiés depuis le 25 juillet 2021. Selon l’ordre constitutionnel, Kaïs Saïed conserve donc toute son autorité sur la composition du CSM provisoire, et également le droit de révoquer des magistrat·es s’il le souhaite. 

“D’un point de vue structurel, on ne peut plus dire que la justice soit indépendante en Tunisie”, souligne Ayachi Hammami.

Malgré cette réduction significative du pouvoir de la justice, les juges et fonctionnaires “peuvent refuser d’exécuter les ordres ou les actes manifestement illégaux”, commente Ahmed Souab, ancien juge administratif, en faisant référence à la jurisprudence dans le droit international lors d’un épisode de l’émission “inkytalk” d’inkyfada Podcast.

“Le problème c’est que les juges sont en train d’exécuter même ce qui est manifestement illégal”, dénonce-t-il.

Révoquer les juges et instiguer la peur

Après la dissolution du CSM, Kaïs Saied s’en prend  ensuite directement aux magistrat·es. Le 1er juin 2022, le singulier décret-loi n°2022-35 paraît au journal officiel. Le texte bref accorde au chef de l’Etat une prérogative inédite dans l’histoire tunisienne : celle de pouvoir révoquer, sous certaines conditions et par simple décret présidentiel, n’importe quel·le magistrat·e.

Dans le même journal officiel, le décret présidentiel 516 acte la révocation de 57 juges. L’ordre ne donne aucune information concernant les motifs de cette décision. “Ca a été une surprise à 100%, pour tout le monde”, affirme Ayachi Hammami, avocat de profession et porte-parole du comité de défense des magistrat·es révoqué·es.

Par ailleurs, selon les termes du décret n°2022-35, des poursuites doivent automatiquement être engagées contre les magistrat·es révoqué·es. Ces dernier·es peuvent contester la décision, et un·e magistrat·e peut ainsi demander à être réintégré·e dans ses fonctions, mais seulement après avoir été jugé·e pour “les faits qui lui sont imputés”. Ainsi, l’ordre présidentiel 516 ne laisse qu’un infime espoir aux magistrat·es révoqué·es de regagner leur poste, les plaçant même dans une position d’accusé·es sans que leur culpabilité ne soit établie.

“À ce jour, je ne connais pas un seul État dans lequel le chef de l’exécutif peut révoquer un magistrat, sans respect du principe de confrontation, sans avoir le droit de voir son dossier avant ou de se défendre, sans rien du tout”, s’insurge Ayachi Hammami

Certain·es sont des personnalités clés de l’appareil judiciaire, comme Mohamed Kamoun, doyen des juges d’instruction au Tribunal de première instance de Tunis. Les procureur·es généraux·les des tribunaux de première instance des gouvernorats de Zaghouan, Tunis, Manouba, l’Ariana, Bizerte, Le Kef, Nabeul et Gafsa se voient aussi révoqué·es, sans être remplacé·es. “Bien entendu, cela a ralenti le rythme de travail”, souligne Ayachi Hammami.

Le décret-loi n°2022-11 accordait également au chef de l’Etat la compétence d’effectuer les rotations annuelles de magistrat·es. Cependant, ces dernières n’ont pas été validées pour l’année 2023, et la plupart des postes occupés auparavant par des magistrat·es révoqué·es sont encore vacants. Une poignée de postes des plus importants de la capitale ont bien été remplacés, fin mai 2023 : Président de la Cour d’appel de Tunis, procureur de la République au Tribunal de première instance de Tunis, doyen des juges d’instruction au Tribunal de première instance… 

“La ministre de la Justice a décidé, d’une façon tout aussi illégale, de nommer de nouveaux magistrats”, explique Ayachi Hammami. “Mais elle a nommé des juges ‘à sa botte’, qui appliquent les ordres”.

Une procédure illégale

Au départ, les seuls motifs avancés par Kaïs Saïed pour justifier sa décision l’ont été lors d’un discours télévisé, diffusé le jour même. Le président de la République y évoque notamment l’obstruction d’enquête sur des affaires terroristes, mais aussi de la corruption financière. Pourtant, seuls 8 des 57 magistrats révoqué·es faisaient déjà l’objet de poursuites judiciaires, et l’ordre présidentiel 516 n’avait fourni aucune raison précise concernant la mise à pied des autres juges. Ces dernier·es n’avaient d’ailleurs pas été formellement averti·es que leur révocation interviendrait ce jour-là.

“Désormais, même le corrompu peut se présenter comme une victime. En révoquant de cette manière, Kaïs Saïed a aidé la corruption, il ne l’a pas combattu, car maintenant ils sont tous victimes d’une procédure illégale”, commente Ayachi Hammami.

Source : Commission Internationale des Juristes (CIJ)

Dans son discours, le président de la République n’a pas hésité à invoquer la “corruption morale” ou encore la participation à des “fêtes alcoolisées” pour expliquer la révocation de certain·es magistrat·es. Pourtant, dans le cas de Kheira Ben Khelifa révoquée pour une affaire d’adultère, le litige a depuis été jugé et la magistrate s’est vue relaxée le 19 janvier 2023 dans le cadre de cette affaire, le tribunal ayant prononcé un non-lieu.

Ayachi Hammami explique que ce cas a été “un drame”, notamment car les six autres femmes magistrates révoquées ont au départ également été visées par des rumeurs, expliquant qu’elles étaient mises en cause pour ce motif. “Il a fallu que Kheira Ben Khelifa dise dans une conférence de presse que c’était elle”, raconte l’avocat. “Elle a pris sur elle pour qu’on laisse les autres tranquilles. C’était très fort.”

En pratique, nombre d’accusé·es partageaient des opinions critiques vis-à-vis de Kaïs Saïed dans les médias, ou étaient en conflit avec les forces de l’ordre. C’est le cas du procureur général-adjoint de Mahdia, Ramzi Bahria, qui se voit poursuivi pour établissement d’une entreprise terroriste et absence de transmission d’information, respectivement aux termes des articles 32 et 39 de la loi antiterroriste de 2015. Lors d’une réunion d’urgence du conseil national de l’Association des Magistrats Tunisiens (AMT) organisée le 4 juin 2022, Ramzi Bahria a explicitement indiqué que sa révocation était en lien avec les raids policiers effectués par les forces de l’ordre sous prétexte de lutte contre le terrorisme. Sa décision de refus était motivée par le fait que ces opérations avaient ciblé huit domiciles sans aucune justification ni renseignements sur les personnes visées. 

Certaines révocations semblent également remettre en question l’exercice de la liberté d’expression des magistrat·es. Ainsi, plusieurs magistrat·es révoqué·es affirment l’avoir été à cause de leur critique du pouvoir. C’est notamment le cas de Hamadi Rahmani, juge à la Cour de cassation, accusé sur les bases de l’article 67 du Code pénal pour offense envers le président de la République. Il encourt jusqu’à trois ans de prison, pour une publication facebook dans laquelle il accuse Kaïs Saïed d’avoir commis un “coup d’État, le 25 juillet 2021. Mourad Messaoudi, juge à la Cour d’appel de Tunis, aurait également été visé du fait de ses fonctions de président de l’Association tunisienne des jeunes magistrats (ATJM). Depuis le 25 juillet 2021, son association a régulièrement critiqué le chef de l’Etat et appelé les magistrat·es à faire front commun pour protéger l’indépendance de la justice*.

Des révocations illégales et des accusé·es toujours dans l’attente

Face aux pressions, la plupart des magistrat·es révoqué·es refusent de rester passifs. En plus de leurs prises de paroles dans les médias, ou d’actions symboliques comme des grèves de la faim pour certains d’entre eux, une grande majorité ont surtout choisi de porter l’affaire devant le tribunal administratif supérieur.

Constitutionnellement doté du pouvoir d’annuler des actes pris par l’administration, le tribunal administratif a tranché rapidement, dès le 10 août 2022, en faveur des magistrat·es. Sur les 57 juges révoqué·es, les 49 magistrat·es contre lesquel·les aucune procédure n’était engagée avant la publication du décret 516 ont donc été, sur le papier, rétabli·es dans leurs fonctions. Une disposition qui a pris toute son importance quelques jours plus tard, lorsque le ministère de la Justice a annoncé l’ouverture de 109 poursuites judiciaires concernant tou·tes les magistrat·es révoqué·es. Au moins 13 de ces 109 affaires ont été traduites devant le pôle judiciaire antiterroriste, fin décembre 2022 .

Le tribunal administratif a notamment avancé dans sa décision le fait que le Conseil supérieur provisoire de la magistrature avait été “ incapable de fournir suffisament d’éléments concrets” pour motiver la décision de renvoyer les juges incriminé·es.

La position du tribunal administratif n’a cependant pas été suivie d’effets. Les magistrat·es sont resté·es révoqué·es, un état de fait contraire au droit, qui a poussé 37 magistrat·es à poursuivre la contestation et à déposer plainte le 23 janvier 2023 contre le ministère de la Justice, pour non-application du jugement rendu par le tribunal administratif, en vertu de l’article 315 du Code pénal.

Les accusé·es sont depuis plongé·es dans une double attente. D’une part, le gouvernement n’a pas encore appliqué la décision du tribunal administratif, en ne réintégrant pas les juges. 

“Il s’agit d’un délit de non-exécution de décision judiciaire”, affirme Ayachi Hammami.

D’autre part, les juges d’instruction saisis par le ministère de la Justice pour enquêter sur les magistrat·es révoqué·es ont choisi de demander au CSM provisoire la levée de l’immunité des accusé·es avant de commencer à examiner les dossiers. “En principe, c’est le parquet qui doit effectuer ce travail, en adressant le dossier au CSM. Cette procédure très importante n’a pas été respectée”, continue Ayachi Hammami. La décision devrait être rendue le 19 septembre.

Les révocations ainsi que la bataille judiciaire qui y a fait suite jouent un rôle profondément dissuasif pour les juges encore en activité. “Il y a un climat de terreur parmi les magistrats non-révoqués”, affirme Ayachi Hammami. “Et c’est ce climat de terreur qui induit la non-indépendance.”

L’instrumentalisation de la justice pour éliminer l’opposition

En parallèle de l’affaire des juges révoqué·es, Ayachi Hammami est également mis en cause par la justice, poursuivi pour ses positions critiques vis-à-vis du gouvernement. De ce point de vue, son cas est emblématique de la multiplication des procédures et enquêtes ouvertes contre les personnalités qui défient la dérive du chef de l’Etat.

L’appareil de la justice, désormais bien moins indépendant qu’auparavant, devient l’une des principales armes du pouvoir. En février 2023, 17 personnes parmi lesquelles des fonctionnaires, journalistes et hommes d’affaires sont ainsi arrêtées dans une affaire de “complot contre la sûreté de l’Etat”. Rapidement, leurs dossiers sont présentés à la justice.

Or, les magistrat·es encore en activité, qui refuseraient de se plier à l’entreprise de Kaïs Saïed contre ses opposant·es, sont désormais directement exposé·es. Le juge d’instruction du bureau 23 du Pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme, qui ne souhaitait pas émettre de mandat d’arrêt à l’encontre d’un des accusés, s’est ainsi vu suspendre par le ministère de la Justice. Démonstration s’il en fallait que les juges ont perdu leur indépendance en Tunisie.

« Dans le climat de peur instauré par le président, ‘quiconque les acquitte est leur complice’ selon ses propres mots », commente Ayachi Hammami.

À l’origine de cette affaire, le 10 février 2023, l’Unité nationale de lutte contre le terrorisme et le crime organisé envoie une lettre à Leila Jaffel, ministre de la Justice. Cette information a été confirmée par les avocat·es des détenu·es. Le même jour, cette même lettre est adressée au Procureur de la République auprès du tribunal de Première Instance de Tunis, l’invitant à « entreprendre et autoriser les enquêtes nécessaires ». En réponse, le procureur de la République confie l’enquête à l’Unité de sécurité.

Il est également important de noter que la ministre de la Justice a directement donné des instructions écrites au Procureur général, l’autorisant à mener des enquêtes. Cependant, en vertu du Code de procédure pénale et du principe d’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis du pouvoir exécutif, la ministre de la Justice n’a pas le pouvoir de diriger le Parquet ni d’exercer une autorité sur ses membres.

“Les dossiers sont vides mais continuent à prendre de l’ampleur”, résume l’ancien juge Ahmed Souab.

En guise d’exemple, il rappelle l’arrestation de Noureddine Boutar, directeur de la radio Mosaïque FM. En moins d’une journée, le 13 février, le journaliste est envoyé au Procureur de la République – suite à une délation auprès d’une unité de sécurité – qui l’envoie au Pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme. Transféré au service des casiers judiciaires, puis à l’unité d’enquête sur les délits financiers, Noureddine Boutar est finalement arrêté.

Le journaliste est la neuvième personne arrêtée en moins de deux jours. Activistes politiques, hommes d’affaires, ancien dirigeant d’Ennahdha, fonctionnaires… En tout, 17 personnes sont interpellées et accusées en vertu de la loi anti-terroriste et du Code Pénal tunisien de “complot contre la sûreté de l’État”, dans le cadre de cette affaire rapidement surnommée “affaire des 17” et qui concerne plusieurs membres de l’opposition.

“Le Président et la ministre de la justice complotent contre l’opposition tunisienne avec des accusations aussi graves et en utilisant la loi antiterroriste qui leur permet de garder les gens pour 15 jours, leur permet d’interdire l’accès aux avocats pendant 48h, et leur permet surtout d’ajouter des témoignages anonymes qu’on ne peut pas réellement contre-attaquer, et qui contiennent toutes les accusations”, dénonce Ayachi Ammami.

L’avocat rappelle que ces lois prévoient de longues années de prison voire même la peine capitale. ”Selon mon analyse, l’exécution des ordres de Kais Saied se fait dans le but d’éliminer l’opposition tunisienne. J’appelle ça l’affaire de complot du pouvoir contre l’opposition, et non pas l’affaire de complot de l’opposition contre l’Etat tunisien”, conclut-il.

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