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22.09.2023 à 15:28

La Tunisie épinglée par la Cour africaine des droits de l’homme

Zeïneb Ben Ismail

Il y a quelques mois, les familles et proches de prisonniers politiques tunisiens ont saisi la Cour africaine pour contester leur détention et les poursuites pénales engagées contre eux. Pourtant, il y a exactement un an, la Cour rendait un jugement ordonnant à la Tunisie de “rétablir la démocratie constitutionnelle”. Où en est réellement la Tunisie ? Inkyfada fait le point.
Texte intégral (3693 mots)
Depuis le coup d’État du 25 juillet 2021, l’absence de perspective démocratique en Tunisie inquiète autant la société civile tunisienne et les organisations internationales que les juristes qui exercent dans le pays. Pour Ibrahim Belguith, avocat à la Cour de cassation tunisienne, l’ultime recours pour faire valoir ses droits et ceux de ses concitoyen·nes a été la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP). 

L’instance, opérationnelle depuis 2004, a déjà statué sur de nombreux cas d’atteintes aux droits humains sur le continent africain. La Cour a par exemple condamné le Mali en 2018 pour discrimination et violation de droits à l’égard des femmes.    

Le rôle de la Cour

C’est à Arusha, en Tanzanie, que siège la CADHP. Organe judiciaire de l’Union africaine, elle complète le travail de la Commission africaine dans la protection des droits humains en Afrique et dans l’interprétation de la Charte africaine. Son rôle lui permet d’émettre des jugements et des recommandations sur la conformité des États membres avec la Charte, que ces derniers doivent respecter. 

La Cour, composée de 11 juges, a compétence sur « tous les cas et différends qui lui sont soumis concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du Protocole et de tout autre instrument relatif aux droits de l’homme ratifié par les États concernés ». De plus, la Cour peut également émettre des avis consultatifs sur  » toute question juridique relative à la Charte ou à d’autres instruments pertinents relatifs aux droits de l’homme ». 

La CADHP peut, par exemple, ordonner des mesures de réparation telles que des indemnisations ou des réparations. Elle peut également ordonner des mesures provisoires, si un cas revêt une “extrême gravité et urgence, et qu’il est nécessaire d’éviter un dommage irréparable ».  

La Cour fonctionne de la manière suivante :

La Tunisie, en tant qu’État membre, a ratifié le Protocole et déposé une Déclaration, tout comme huit autres pays, permettant à ses ressortissant·es et aux organisations non-gouvernementales qui bénéficient du statut d’observateur auprès de la Commission africaine de déposer directement des plaintes auprès de la Cour. C’est de cette manière qu’Ibrahim Belguith a pu porter son recours contre la Tunisie devant la CADHP.  

“J’ai agi comme citoyen avec un sentiment de responsabilité et aussi comme avocat” commente-t-il. 

“Ibrahim Belguith contre République Tunisienne” 

Pour Belguith, le 25 juillet est vécu comme “un grand changement”. “ Je me suis dit, ça y est, c’est la dictature”. À partir de ce moment-là, l’avocat consulte régulièrement le Journal officiel et les décrets présidentiels qui sont adoptés, tout en consultant des “textes onusiens, des conventions relatives aux droits humains et surtout, la Charte africaine”.

“J’ai suivi la procédure, soumis ma requête par email et j’ai envoyé l’original par la Poste. Mais la lettre m’a été renvoyée, ‘en application d’une circulaire’, que je n’ai jamais trouvée. Il paraît que la poste tunisienne refuse de transmettre les courriers destinés à la Tanzanie. Alors je l’ai faite parvenir par un ami depuis la France”, raconte-t-il.

Dans sa requête, officiellement reçue par la Cour le 21 octobre 2021, l’avocat allègue que le président Kaïs Saïed a “abrogé la Constitution [ndlr : de 2014], interrompu le processus démocratique et s’était attribué davantage de pouvoirs en promulguant des décrets présidentiels adoptés sous l’état d’exception”.

En effet, dans les mois qui suivent le coup d’État, le président promulgue six décrets, mettant fin entre autres, aux fonctions des parlementaires et des membres de son gouvernement. D’autre part, la Constitution instaurée en 2022 instaure un “régime présidentialiste » et renforce les pouvoirs du président, selon Salsabil Klibi, spécialiste du droit constitutionnel, interrogée par inkyfada en 2022.

“C’est un régime où il y a un déséquilibre des pouvoirs, où la présidence de la République n’occupe non pas le devant de la scène mais toute la scène politique et toutes les autres institutions ne sont que des avatars qui gravitent autour de ce centre qu’est la présidence”, commentait la spécialiste. 

Une fois la procédure entamée, Ibrahim Belguith et la Tunisie – représentée par Ali Abbès, chargé du contentieux de l’État -, débutent les échanges, par écrit, où chacun devra défendre ses intérêts et son point de vue.

“Je n’avais pas de faits à prouver, donc ça a été facile pour moi”, indique Belguith. “Je me suis basé sur les textes de loi, il m’a suffit d’analyser les textes et les mesures prises par le président et prouver qu’elles vont à l’encontre de l’article 80 de la Constitution qui est un article de procédure”.

Voici les étapes clés du recours d’Ibrahim Belguith contre la République tunisienne :  

Pendant la procédure, Belguith avance, au moyen de documents qu’il fait parvenir à la Cour, qu’en vertu de ces décrets, le président et par extension la République tunisienne ont violé les droits humains suivants : le droit à ce que sa cause soit entendue, le droit à la participation à la conduite des affaires publiques, et le droit à la garantie des droits de l’humain et des libertés, entre autres.

Concernant la violation du droit à participer à la conduite des affaires publiques, la Tunisie répond : “L’État défendeur se demande qui a autorisé le Requérant à se substituer à l’ensemble du peuple tunisien […] et lui demande de produire le mandat populaire qui lui a été donné pour agir contre tout un peuple”.

Le ton est le même lorsqu’il s’agit de statuer sur la violation des garanties des droits de l’humain : “L’État défendeur met le Requérant au défi de prouver les droits de l’homme dont il a été privé et la manière dont lesdits droits ont été violés”.

Pour Belguith, les réponses du chargé du contentieux de l’État “ne sont pas solides juridiquement”. “Ils s’exprimaient comme s’ils étaient devant un conseil de sécurité et avançaient l’argument que la Tunisie n’avait pas commis un acte de guerre pour être interrogée de la sorte.” 

L’État a également fait appel au principe de souveraineté et de non-ingérence afin de remettre en question la compétence de la CADHP dans cette affaire : “une partie extérieure n’est pas autorisée à s’immiscer dans des affaires qui relèvent de la compétence nationale de l’État défendeur”. Une posture régulièrement adoptée par le pouvoir face aux critiques internationales, qu’elles émanent du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme ou de représentants de l’Union européenne

Or la Tunisie fait partie de l’Union africaine, et étant signataire des conventions relatives à l’Union, elle ne peut pas, selon le jugement de la Cour, “invoquer l’exception de souveraineté pour contourner ou limiter l’obligation découlant d’une règle à laquelle [l’État a] volontairement accepté d’être lié”.

“L’État peut dominer sur son terrain avec l’armée et la police mais il ne peut pas faire ça devant la Cour africaine” soutient Belguith.

Finalement, la Cour décide de ne pas organiser de confrontation orale entre les deux parties, et passe directement au délibéré. “Tous les points ont été traités et argumentés dans ma requête, et l’État n’a fait que se répéter dans ses répliques, donc la Cour a décidé qu’il était inutile de passer par les plaidoiries. J’ai eu un peu peur quand je l’ai appris, mais je sais que c’est une décision motivée”, continue Belguith.

Le 22 septembre 2022, après délibération, la Cour donne raison au requérant sur tous les points. Elle ordonne l’abrogation des décrets présidentiels 117, 69, 80, 109, 137 et 138 et le rétablissement de la démocratie constitutionnelle dans un délai de deux ans à compter de la date de notification de l’arrêt.

Toujours dans un délai de deux ans, la Tunisie est également tenue de prendre toutes les mesures nécessaires à l’opérationnalisation de la Cour constitutionnelle et à la levée de tous les obstacles juridiques et politiques qui entravent cet objectif.

Malgré les espoirs suscités par l’adoption de la nouvelle Constitution en 2014, la concrétisation de cette institution se heurte encore à une série de défis. Les désaccords politiques persistants, le manque de consensus et les problèmes de nominations des membres de la Cour ont créé une impasse institutionnelle préoccupante.  

“La démocratie est une question juridique, pas politique” 

Selon le règlement de la Cour, l’État concerné par un jugement doit envoyer un “rapport d’exécution” au greffe, une fois les mesures mises en place. S’ensuit une évaluation, en se basant sur d’autres sources, du niveau de mise en œuvre de son jugement. Si un État ne se conforme pas, cet échec est mentionné dans le rapport de la Cour à l’Assemblée des chefs d’État et de gouvernement.

Mais depuis le rendu de l’arrêt, les réactions officielles se font attendre. “Les instances sont muettes à ce sujet. On a jamais entendu un représentant de l’État parler de ça. Cela prouve qu’ils n’ont rien à répliquer, ils n’osent pas porter l’affaire comme une question publique”, estime Belguith.

“On ne peut pas être d’accord sur la compétence d’une Cour et la réfuter si les résultats qu’elles produisent ne plaisent pas”, insiste l’avocat.

La Tunisie ne semble se plier qu’à une seule des exigences de la CADHP : celle de produire tous les six mois un rapport sur la mise en œuvre des mesures ordonnées.

D’après ces rapports, consultés par inkyfada, la Tunisie défend fermement la légitimité et la constitutionnalité des décrets adoptés par Kaïs Saïed. La défense ne fait que citer verbatim l’article 22 du décret 117 – que la Cour a déjà récusé dans son jugement -, relatif aux mesures exceptionnelles : “les projets de révisions [ndlr : de réformes politiques] doivent avoir pour objet l’établissement d’un véritable régime démocratique dans lequel le peuple est effectivement le titulaire de la souveraineté. Ce régime repose sur la séparation des pouvoirs et l’équilibre réel entre eux, il consacre l’État de droit et garantit les droits et les libertés publiques et individuelles”.

Le chargé du contentieux de l’État promet également la mise en place imminente de la Cour constitutionnelle, et évoque des “feuilles de route” pour amorcer la sortie de l’état d’exception, en faisant notamment référence au référendum et aux élections législatives.

Pour Ibrahim Belguith ces arguments sont obsolètes : “la position de l’État se base sur des pouvoirs non constitutionnels. Les pouvoirs n’ont pas été élus pour émettre de simples feuilles de route”. 

Réellement, la Tunisie peine à se conformer aux exigences de la Cour. Des promesses ont été énoncées récemment par le Parlement, annonçant en effet la création de la Cour Constitutionnelle “dans les plus brefs délais”.

Mais en réalité, dans la loi de finances 2023, un budget de “0 millimes” est affecté à la création de la Cour. “Il n’y a aucune volonté de situer la Cour constitutionnelle dans le futur” estime l’avocat.

Cette inaction du côté de l’État tunisien peut être expliquée par l’essence et la portée même de la Cour africaine. En réalité, elle ne représente pas un pouvoir contraignant. D’après l’analyse de l’article 30 du Protocole par la Fédération internationale pour les droits humains, “l’exécution des arrêts par les États est obligatoire mais volontaire”.  

En outre, aucun mécanisme de suivi n’est mis en place pour veiller à la bonne exécution des décisions de la Cour, et aucune mesure de contrainte n’est prévue pour le moment dans le Protocole pour assurer leur exécution.

De plus, le suivi de l’exécution des arrêts de la Cour est confié au Conseil exécutif de l’Union africaine, or ce dernier est composé de l’ensemble des ministres des Affaires étrangères des États membres de l’Union. Par conséquent, selon Benjamin Kagina, doctorant en droit, “ce régime politique de surveillance […] est resté opaque et d’une efficacité discutable.” 

“C’est aussi le problème de la Commission africaine. Ce sont des instances en subordination, contraintes par leurs représentants. On a tendance à considérer que la démocratie est une question politique alors que ce n’est pas vrai, c’est une question juridique” , analyse Belguith.

Dans le futur, si la CADHP juge que la Tunisie a entamé l’exécution des mesures, elle exigera un autre rapport dans les six prochains mois, jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite et assurée que les mesures ont bien été prises.

Mais si la Cour donne à nouveau raison à Belguith, et déclare que la Tunisie a refusé de s’exécuter et continue dans l’inconstitutionnalité, elle devra le mentionner dans son rapport à l’Union.

En conséquence, selon les dires de l’avocat, “le gel de l’adhésion de la Tunisie à l’Union sera sûrement discuté, et le pays sera empêché de contribuer dans les instances de l’Union”.

Néanmoins, l’avocat assure qu’il a comme objectif “que les potentielles sanctions prononcées par la Cour visent bien les personnes responsables”.

Belguith “se réjouit” malgré tout des saisies de la Cour par les proches et enfants des prisonniers politiques. “C’est bien que les Tunisiens aient conscience qu’il y une instance juridique sur le plan continental, où l’on peut réclamer ses droits. Il s’agit de violations manifestes des droits de l’humain et j’espère seulement qu’ils auront gain de cause” ajoute-t-il. “Après tout, si on porte ces affaires devant la Cour, on le fait aussi par principe, pour l’histoire”.  

21.09.2023 à 18:37

Entre la Tunisie et l’Europe, un accueil à géométrie variable

Driss Rejichi

La veille de leur arrivée pour une visite en Tunisie, des parlementaires européen·nes sont notifié·es qu’ils ne pourront pas entrer dans le pays. Cette décision, dont les motifs restent flous, est révélatrice des ambiguïtés et des tensions entre le pouvoir tunisien et l’Union européenne. Analyse.
Texte intégral (2678 mots)
Mercredi 13 septembre 2023, Strasbourg, hémicycle du Parlement européen. Comme tous les mois, les député·es entament des débats portant sur des sujets variés : de l’approvisionnement en matières premières critiques jusqu’à la réglementation de la prostitution dans l’Union Européenne, en passant par les mesures de soutien aux petites et moyennes entreprises.

Emmanuel Maurel, parlementaire affilié au Groupe de la Gauche, assiste à la session plénière. Le lendemain, lui et quatre autres député·es* doivent prendre l’avion pour Tunis, où ils et elles sont attendus dans le cadre d’une visite officielle. Ensemble, ils forment une délégation de la commission affaires étrangères (AFET) du Parlement européen.

Il est environ 19 heures lorsque la nouvelle tombe. Via un bref communiqué, les autorités tunisiennes informent la délégation qu’elle “ne sera pas autorisée à entrer sur le territoire national”. Sur l’instant, Emmanuel Maurel explique à inkyfada avoir été “surpris, mais surtout déçu. Nous avions évoqué cette éventualité sans penser réellement que cela arriverait”, souligne-t-il.

Un programme de visite embarrassant

Dans le communiqué, diffusé sur internet, les autorités évoquent de “multiples réserves” à l’égard de la délégation pour motiver sa décision de lui interdire l’accès au territoire tunisien. mais sans donner plus de détails sur la nature de ces “réserves”.

“Les réserves sont claires, je pense” , assure de son côté Emmanuel Maurel. Pour le député, “le gouvernement de Monsieur Saïed ne souhaitait pas que la délégation rencontre des opposants”. Au programme de la visite en effet, des rencontres avec des “membres du gouvernements, de la société civile, des syndicats”, explique Salima Yenbou, députée européenne affiliée au groupe Renew Europe et elle aussi membre de la délégation.

“Nous avons cherché à rencontrer des acteurs de tous horizons, afin de repartir de notre mission avec le plus de points de vues différents possibles. Nous avons reçu des réponses positives de tous”, assure Salima Yenbou.

Parmi les personnalités issues de la société civile que devaient rencontrer les parlementaires, un juriste impliqué dans la défense de l’affaire de complot contre la sûreté de l’Etat. Interrogé par inkyfada, ce dernier assure qu’il était “certain que les autorités ne laisseraient pas rentrer” les député·es européen·nes.

La rencontre entre les député·es et le juriste avait, selon ce dernier, pour objectif de “pousser les Européens à prendre leurs responsabilités”, les chancelleries européennes étant mêlées à l’affaire de complot contre la sûreté de l’Etat*. Pourtant, bien que l’homme de droit reconnaisse le propos militant de cette rencontre, il affirme que les parlementaires ne souhaitaient pas seulement s’entretenir avec la société civile, mais qu’ils et elles avaient également “prévu des rencontres avec des officiels”.

Le ministère des Affaires étrangères tunisien, dans des déclarations auprès de l’agence TAP, explique, de son côté, que les députés “n’ont pas coordonné au préalable avec les autorités officielles” leur visite, et n’auraient notamment pas demandé à rencontrer directement le ministre des Affaires étrangères. Sollicité par inkyfada, le ministère des Affaires étrangères n’a pas donné suite aux demandes d’interviews.

Selon Emmanuel Maurel, la délégation a pourtant tout tenté pour organiser une entrevue avec les autorités : “Jusqu’à la fin, nous avons essayé de rencontrer des officiels tunisiens ou au moins des députés de l’ARP”.

 “L’administration du Palais du Bardo nous a répondu qu’ils attendaient que l’invitation leur soit officiellement transmise par le Ministère des affaires étrangères tunisien, ce qui n’a jamais été fait”, explique le député européen.

Pourtant, le communiqué du ministère des Affaires étrangères laisse entendre que les députés ont “maintenu” leur déplacement “malgré les multiples réserves” exprimées par les autorités.

Selon Emmanuel Maurel cependant, la Tunisie n’a à aucun moment laissé entendre que le déplacement serait interdit. “Ils nous ont fait parvenir leur souhait de ne pas nous rencontrer”, reconnaît le député, “nous avons donc modifié l’agenda de la délégation, mais jamais nous n’avons reçu une missive nous menaçant de nous fermer les portes de la Tunisie.”

Entre Tunis et Strasbourg, le ton monte au sujet des droits humains

Au-delà du programme de visite des député·es en Tunisie, les parlementaires avancent d’autres hypothèses pour expliquer la décision des autorités. “On peut légitimement penser que la Tunisie n’a pas apprécié les critiques qui ont pu lui être adressées par le Parlement européen”, juge Salima Yenbou.

“Si c’est là la raison, il est regrettable, encore une fois, de ne pas donner une chance au dialogue, dont la critique fait aussi partie”, estime la députée.

Depuis plusieurs mois en effet, les député·es multiplient les prises de position critiques à l’égard du gouvernement tunisien. Dans la dernière résolution en date, adoptée à la mi-mars, le Parlement européen condamnait “la dérive autoritaire du président Saied et son instrumentalisation de la situation socio-économique désastreuse de la Tunisie”.

Or, ce discours critique émanant du Parlement au sujet de l’État de droit contrarie les autorités. En témoignent les déclarations livrées par la diplomatie tunisienne à l’agence TAP, qui soulignent que le dialogue avec les Européen·nes “doit être mené dans le cadre du respect, de la non ingérence”.

Le refus d’accès au territoire national par les autorités s’expliquerait aussi par une volonté de répondre fermement aux accusations des parlementaires européen·nes. D’autant plus que la même rhétorique pour justifier en février 2023 le renvoi d’Esther Lynch, secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats*, accusée “d’ingérence flagrante” par le chef de l’Etat.

“Personnellement j’ai du mal à y voir autre chose qu’une opération de communication pour faire oublier les échecs du gouvernement tunisien à gérer la crise économique et sociale et se faire le rempart contre une soi-disant ‘ingérence’ occidentale”, confie Emmanuel Maurel.

D’ailleurs, toujours dans sa déclaration à la TAP, le ministère des Affaires étrangères reconnaît aussi avoir demandé à inclure des membres “plus objectifs” dans la composition de la délégation. En effet, la plupart des membres de la délégation avaient, dans les mois précédents la visite, tenu des propos critiques vis-à-vis du régime de Kaïs Saïed.

En mars 2023, Salima Yenbou demandait ainsi à l’UE d’être ”plus ferme face aux dérives autoritaires” du régime. Emmanuel Maurel et Manuel Gahler avaient signé, en avril, un appel à la libération immédiate des prisonniers politiques. Enfin, Mounir Satouri avait déclaré en juillet 2023 tenir à “remettre la démocratie et les droits de l’homme au cœur de tout accord avec la Tunisie”.

Derrière l’imbroglio diplomatique, les accords perdurent

Mais les portes de Carthage sont loin d’être fermées pour tous les parlementaires européens.. En témoigne la rencontre, deux semaines avant cet incident, de Kaïs Saïed et Manfred Weber. Président du Parti populaire européen (PPE, centre-droit), la plus importante coalition du Parlement, l’élu s’était entretenu avec le chef de l’Etat au sujet des “défis migratoires” .

Sur la question de la coopération en termes de lutte contre l’immigration en effet, le dialogue avec l’Union Européenne est beaucoup plus fructueux. Pierre angulaire du partenariat entre les deux rives, le mémorandum d’entente signé entre la Commission européenne* et le gouvernement tunisien, à la mi-juillet, qui fait de la “lutte contre la migration irrégulière” une “priorité”.

Ce mémorandum est aussi l’objet d’intenses débats, tout d’abord entre gouvernements européens. “Nombreux sont les États membres qui ne sont pas satisfaits de la manière dont l’accord a été conclu”, reconnaît ainsi Salima Yenbou.

Par ailleurs, les dirigeants européens doivent aussi faire face aux “nombreuses voix qui s’élèvent” dans la société civile, pour protester contre une politique qui ferait de la Tunisie la “poubelle migratoire” de l’Union Européenne*. Au contraire, certains chef·fes d’Etat européens soutiennent fermement cet accord, malgré les oppositions internes et externes. C’est par exemple le cas de Giorgia Meloni, qui considère le mémorandum de juillet comme “modèle” pour la politique étrangère de l’Union Européenne. 

« La Commission européenne et le Conseil européen sont obsédés par la question migratoire”, fustige ainsi Emmanuel Maurel. “Tant que Monsieur Saïed ferme ses frontières, tout semble leur convenir.”

Ces désaccords entre les différentes institutions communautaires placent l’Union dans une position ambiguë en Tunisie. Ainsi, si la porte-parole de la Commission Européenne pour les affaires étrangères, Nabila Massrali, a effectivement réagi à l’interdiction d’entrée de la délégation en exprimant son “regret face à cette décision”, il n’est pas question de remettre en cause le “partenariat fort et stratégique” par lequel sont liés l’UE et la Tunisie.

Une ambivalence dont semble aussi se servir le gouvernement tunisien, pour lequel la coopération avec la Commission sur les sujets migratoires est bien plus acceptable que le dialogue avec le Parlement sur la question des droits humains. “Le traitement différencié entre les institutions européennes est profondément regrettable”, déplore ainsi Salima Yenbou.

L’Union européenne ce n’est pas seulement un exécutif, c’est aussi le Conseil, les États membres, le Parlement. Toutes les décisions doivent intégrer les différents acteurs de l’UE”.

Malgré l’incident, les députés européens entendent bien continuer à essayer de peser sur les relations entre Bruxelles et Tunis. “Le Parlement européen a déjà rencontré de nombreuses fois le gouvernement tunisien et continuera à le faire en novembre, avec la mission de la Commission des libertés publiques et des affaires intérieures (LIBE) qui s’y rendra”, affirme Salima Yenbou.

17.09.2023 à 14:02

Zakaria, 32 ans, surveillant, 1724 dt par mois, de prêt en prêt

Zeïneb Ben Ismail

Surveillant de nuit dans un centre de formation agricole, Zakaria veut maintenir un certain train de vie, entre ses sorties dans la capitale et sa passion pour les jeux vidéo. Il ne se prive de rien et en conséquence, il cumule les emprunts. Plongée dans son porte-monnaie. 
Texte intégral (1573 mots)
Pour Zakaria*, cette semaine, comme pour de nombreux·ses élèves et étudiant·es de Tunisie, c’est la rentrée. Le trentenaire va bientôt reprendre son poste de surveillant, et retrouver ses horaires de travail habituels. Surveillant de nuit, c’est à huit heures du matin, lorsque commencent les journées des étudiant·es, que Zakaria termine le travail. 

Après les vacances d’été, le surveillant a hâte de retrouver ses élèves à la rentrée scolaire : “c’est une nouvelle année qui commence pour eux et je vais faire mon maximum pour leur apporter mon soutien”.

Employé depuis 2015 dans un centre de formation agricole dans la région du Cap Bon, il est chargé de veiller à la sécurité et au bien-être des étudiant·es, quatre soirs par semaine. Le trentenaire prend son poste à 16 heures et l’achève le lendemain matin.

Zakaria supervise à lui seul la cinquantaine d’étudiant·es de cet internat. Il accompagne les jeunes à partir du moment où ils et elles mettent les pieds dans l’établissement en fin de journée jusqu’au lendemain matin. “C’est moi qui les conduit partout, je les suis comme une ombre ! De l’extinction des lumières au verrouillage des portes, je veille à tout” témoigne-t-il. 

Ses tâches incluent la prise de présence, l’accompagnement à la cantine, et une supervision générale jusqu’au lendemain matin. Le trentenaire est notamment chargé de leur sécurité. “Je n’ai jamais eu de problème grave à gérer, et les soirées sont calmes ici, mais je reste conscient que je serai tenu comme responsable s’il arrive quelque chose à un étudiant” assure-t-il. 

“Je ne fais pas de nuits blanches quand je travaille, mais disons que je ne dors pas sur mes deux oreilles.”  

Le jeune homme, qui a obtenu une licence de cinéma et audiovisuel en 2020, n’a pas souhaité chercher du travail dans ce domaine. “Le secteur en Tunisie n’est pas très stable et on peut rester longtemps sans travailler. Au moins ce job là m’assure une certaine stabilité et des perspectives salariales intéressantes”, témoigne-t-il. 

Zakaria essaie cependant de transmettre son enthousiasme pour l’objet de ses études aux étudiant·es qu’il surveille. “Je retrouve les étudiant·es à la fin de leur journée de cours donc je fais de mon mieux pour qu’ils terminent sur une note positive”, explique-t-il. 

“Quand ils et elles ont fini leur révisions ou leurs activités après les cours, il y a le dîner, vers 19 heures, et ensuite on regarde un film ou deux tous ensemble. Certains vont se coucher mais d’autres restent pour discuter. Le lendemain, je les réveille en musique ! Je suis très proche d’eux.”

Après cinq ans de travail, et suite à l’obtention d’un diplôme universitaire, son salaire est passé en 2020 d’environ 900 dinars à 1224 dinars. Zakaria habite chez ses parents, avec son jeune frère, dans le même gouvernorat où il travaille. Ses revenus sont complétés par de l’argent de poche, que lui fournissent ses parents, sa mère en particulier. “C’est précieux comme aide, je leur dois beaucoup”. 

« Si j’étais indépendant, je ne sais pas si je pourrais joindre les deux bouts. Mais je ne me pose pas la question, puisque ma situation financière est correcte grâce à l’aide que mes parents apportent.” 

Voici un aperçu de ses sorties et entrées d’argent mensuelles :

Concernant sa situation financière, Zakaria dit “ne pas compter” son argent. Il veut “se faire plaisir, et faire plaisir aux autres”. 

Le jeune homme ne met pas d’argent de côté car il “n’en voit pas l’utilité, si je gagne de l’argent c’est pour le dépenser et me faire plaisir”. Zakaria a cependant contracté un prêt en juin dernier. “Je ne vis pas réellement à crédit, puisque j’arrive à rembourser mes mensualités sans faire de sacrifices. C’est comme un complément de salaire” considère-t-il. 

Lorsqu’il travaille, Zakara n’est pas très dépensier : “je paye le louage aller et retour vers mon lieu de travail, et parfois je prends un café dans mon quartier après mon shift, c’est tout”.

Zakaria est féru d’animes et de jeux vidéo. “Je prends mon petit déjeuner à la maison et je regarde un manga ou je joue en attendant d’aller travailler », explique le jeune homme.

Il dépense une cinquantaine de dinars par mois pour entretenir ses passions : “ je suis abonné à une plateforme de streaming d’animes et au service de catalogue de jeux de ma console”.  

Voici le détail de ses dépenses et revenus mensuels :

En dehors de son travail, Zakaria aime passer du temps avec ses amis dans la capitale, qu’il gâte notamment en cuisinant. “J’aime beaucoup cuisiner, alors quand je viens, je fais des grosses courses et je leur prépare à manger”, se réjouit-il. Il dépense environ 500 dinars par mois en courses alimentaires.

 “Fromages et pâtes importées, viandes, apéro… Je ne m’interdis rien, je fais la totale !” 

Il sort également dans des bars, ce qui lui coûte 320 dinars par mois. Le jeune homme fume un paquet de cigarettes tous les deux jours, et dépense donc en moyenne 150 dinars par mois.

Son budget shopping consiste par exemple à s’acheter de nouveaux vêtements, et offrir des cadeaux à sa mère ou à son frère. Il s’équipe également en matériel de gaming : “récemment, j’ai acheté un micro professionnel. J’aimerais un jour streamer mes parties de jeu donc j’investis dès maintenant”.

Zakaria ne participe pas aux dépenses communes à son domicile familial, à une exception : la connexion internet. “ J’ai voulu un débit plus important et donc un abonnement plus cher, alors j’ai proposé de le payer moi-même”, raconte-t-il.  

Zone grise

“Je sais que quand je n’ai plus d’argent, je peux rentrer chez moi, être nourri, logé, blanchi”. Avec un père fonctionnaire et une mère infirmière dans le public, Zakaria admet “beaucoup compter sur le soutien” de sa famille. Le jeune homme dit aussi pouvoir s’appuyer sur ses amis à Tunis “qui m’accueillent à bras ouverts, même quand j’ai les bras moins chargés de courses que d’habitude” plaisante-il. 

Pour maintenir son style de vie, le surveillant emprunte. “Quand j’ai un problème ou que je veux anticiper un achat, je prends un crédit” déclare-t-il. Zakaria s’est en effet offert un smartphone il y a quelques années grâce à de l’argent qu’il avait emprunté. Il considère qu’il est “bien payé, si on garde en tête que ma famille m’aide financièrement. J’ai peut-être juste des goûts coûteux et je n’aime pas me priver”. 

En 2015, il emprunte 16.000 dinars puis cinq ans plus tard, il emprunte à nouveau, 25.000 dinars, et cette fois le jeune homme a un projet : voyager.

Futur 

“J’aimerais aller à New-York, d’où l’emprunt d’une telle somme. J’ai un peu touché à ma cagnotte, mais rien d’énorme. Il me reste assez d’argent pour continuer comme ça jusqu’à la date prévue de mon voyage et avoir assez d’argent de poche sur place !”, rigole le jeune homme. 

Pour le moment, Zakaria a comme objectif son futur voyage, mais il pense également à passer son permis : “Qui sait, peut-être aurais-je encore recours à un prêt si je veux m’acheter une voiture !” ironise-t-il.

01.09.2023 à 17:34

Pénurie de pain : une crise qui s’éternise

Linda Kaboudi

“S’il le faut, j’achèterai de la farine au marché noir”, déclare Selim, boulanger. Face à la pénurie de pain et aux décisions officielles de limiter la distribution de farine subventionnée, les boulangeries tunisiennes vivent une crise sans précédent, qui impacte tant les travailleur·ses que les consommateur·trices. Reportage.
Texte intégral (4779 mots)

Mounira* attend patiemment devant une boulangerie au cœur de Tunis, comme tous les jours depuis plusieurs semaines. Les files d’attente matinales sont devenues une routine, car le pain, rare et précieux en ces temps de pénurie, disparaît rapidement des rayons. « Chaque jour, je rentre tôt du travail et il n’y a déjà plus de baguettes à la boulangerie du quartier », raconte Salima*, une autre cliente, qui doit parcourir une longue distance pour se procurer du pain. « Je passe une ou deux heures à chercher du pain d’une boulangerie à l’autre », ajoute-t-elle.

Le pain reste l’aliment le plus consommé en Tunisie. En 2016, les données de l’Institut national de la Consommation, recensent une consommation moyenne de 70 kilogrammes de pain par habitant·e chaque année. Comparativement, en France, la consommation est de 58 kilogrammes par habitant·e. En Algérie, elle atteint 62 kilogrammes.

Malgré sa grande consommation, l’accès au pain devient de plus en plus compliqué en Tunisie. Le 7 août, les boulangeries dites  » modernes » ont entamé une grève. Cette situation découle de la décision de l’État de retirer les subventions de farine à ces boulangeries, qui représentent un tiers des établissements du pays. 

 Une mesure controversée

Suite aux déclarations du Président Kais Saied dénonçant une spéculation sur la farine, le ministère du Commerce interdit, le 1er août, l’approvisionnement des boulangeries « modernes » en farine subventionnée. Cette décision est justifiée par le fait que ces boulangeries produisent selon le président du « pain de riche », s’opposant au “pain des pauvres”.

L’argument avancé par le gouvernement selon lequel un « pain pour tous » contribuerait à réduire les inégalités, implique la suppression de la farine subventionnée pour des milliers de boulangeries modernes, entraînant ainsi la fermeture de nombreuses d’entre elles. Cette mesure a des répercussions économiques directes, notamment la perte d’emplois pour les travailleur·ses de ces boulangeries. 

Face à cette mesure, des boulanger·es ont protesté et notamment Hanine Bouguerra, la propriétaire d’une boulangerie moderne, qui s’est attaquée directement à Kaïs Saïed dans une vidéo qui a fait le tour des réseaux.

Je suis prête à aller en prison en défendant mes droits ! Nous n’allons pas quitter la Tunisie ! Nous aimons la Tunisie, et nous allons y rester ! Nous allons contester votre décision injuste !”, déclare-t-elle en pleurs.

“Avez-vous été élu pour affamer le peuple tunisien ? Avez-vous été élu pour appauvrir le peuple tunisien ? Avez-vous été élu pour différencier entre les pauvres et les riches ? Vous nous poussez à haïr notre pays et à croire que nous n’y avons pas de place !”, poursuit la boulangère.

Dans une boulangerie “classique” du centre-ville de Hammamet, – et donc approvisionnée en farine subventionnée – la mesure prise par Kaïs Saïed est également incomprise. « Je ne comprends pas la décision, ça divise les gens, et nous sommes obligés de faire face à plus de personnes. On a parfois plus de pain bien avant midi. Dire non à des personnes dans le besoin c’est dur”, commente le propriétaire de l’établissement.

Des client·es font la queue devant une boulangerie classique située au centre de la capitale. Crédit : Matteo Trabelsi

La spéculation, l’arbre qui cache la forêt

Dans ses récents discours, pour justifier la pénurie du pain, Kaïs Saïed fustige régulièrement les “ cartels”, en se référant aux boulangeries “modernes”. Mais l’origine de la crise est plus complexe et trouve ses racines dans les difficultés financières du pays et le manque de céréales.

Au printemps 2023, une sécheresse inédite a eu des conséquences dévastatrices sur les récoltes de blé et par rapport aux années précédentes, la collecte de blé tendre a été très réduite. De janvier à juillet, seuls 72,7 tonnes ont été récoltées.

Face à cette situation, la Tunisie va être contrainte d’importer 100% de ses besoins en blé tendre dans les prochains mois. La Russie a d’ailleurs envoyé deux cargos de blé à la Tunisie, l’un d’entre eux étant arrivé dans le port de Sfax, le 23 août 2023.

 En raison de l’endettement et de son manque de liquidités, l a Tunisie doit cependant limiter les quantités qu’elle importe, affectant directement la disponibilité de la farine nécessaire à la production de pain. Ces données sont confirmées par  l’Observatoire national de l’Agriculture (ONAGRI) qui indiquent clairement que les quantités de blé tendre importées ont considérablement diminué, alors que le cours du blé a paradoxalement baissé, plus d’un an après le début de la guerre en Ukraine. Le rapport de juillet 2023, de l’ONAGRI, sur la balance alimentaire révèle que la valeur des importations de céréales a connu une diminution significative de 14,9%.   

“S’il le faut, j’achèterai de la farine au marché noir”

La farine subventionnée, fournie par l’État, est le principal ingrédient pour la production de pain en Tunisie. Destinée principalement aux boulangeries classiques, au nombre de 3737, les autres établissements – 1443 boulangeries dites modernes – y ont également droit mais en quantité limitée, à un prix trois fois plus élevé que celui payé par les magasins subventionnés.  

A la suite de la décision de Kaïs Saïed de suspendre leur approvisionnement, les boulangeries qui n’ont pas fermé expliquent pour la plupart n’avoir jamais été averties de l’arrêt de la distribution de la farine subventionnée. Dans une boulangerie-pâtisserie “moderne” de Tunis, la propriétaire explique ne plus recevoir de farine de son grossiste. “On n’a pas été prévenu. On attendait comme d’habitude le grossiste pour acheter de la farine mais il n’est pas venu. Quand je l’ai appelé, il nous a dit qu’il ne pouvait plus nous fournir de farine. Sans aucune explication”, raconte la boulangère, “ les recettes ont baissé d’un quart en trois semaines”.

“Jusqu’à maintenant, on a pas eu de circulaire qui nous interdit de vendre des baguettes , mais les agents du ministère du Commerce nous rendent visite presque tous les jours pour vérifier nos produits” conclut-elle.

Depuis les déclarations de Kaïs Saïed, des visites inopinées ont lieu dans certaines boulangeries qui ne bénéficient plus de farine subventionnée, afin de s’assurer que les commerçant·es ne dérogent pas aux nouvelles mesures en vigueur. Très souvent, les agents du ministère du Commerce viennent constater que le pain vendu n’est pas du même gabarit que le pain dit subventionné.

<blockquote class="twitter-tweet"><p lang="fr" dir="ltr">Voilà, à présent, à quoi ressemblent les <a href="https://twitter.com/hashtag/baguettes?src=hash&ref_src=twsrc%5Etfw">#baguettes</a> «normales» dans les Boulangeries Modernes 😅(à gauche sur la photo, prix 250 mill, poids censé être 150g mais souvent c’est moins) Vs baguettes des boulangeries subventionnées (à droite, prix 190/200 mill, poids 220g) <a href="https://twitter.com/hashtag/Tunisie?src=hash&ref_src=twsrc%5Etfw">#Tunisie</a> <a href="https://t.co/ugkb1wlIv6">pic.twitter.com/ugkb1wlIv6</a></p>— Hajer🌴 (@hajer_bje) <a href="https://twitter.com/hajer_bje/status/1696127633388400733?ref_src=twsrc%5Etfw">August 28, 2023</a></blockquote> <script async src="https://platform.twitter.com/widgets.js" charset="utf-8"></script>

Selim* est propriétaire d’une pâtisserie à Hammamet, située non loin de la station de louage, ce qui lui permet d’attirer de nombreux·ses client·es. Tablier autour de la taille, il accueille avec un grand sourire chaque personne qui franchit la porte de son établissement. 

Comme beaucoup d’autres, Selim cherche des moyens de faire face à la crise et maintenir son activité à flot. Depuis plusieurs jours, il manque de matière première pour produire du pain. Alors que les contrôles se font de plus en plus fréquents, le pâtissier envisage déjà des solutions : “Je n’ai plus le droit de faire du pain. De toute façon, je n’ai plus rien pour en faire, c’est une honte, un scandale. Je dois gagner ma vie, j’ai deux enfants à la maison.”

« C’est simple, s’il faut se débrouiller et acheter de la farine au marché noir, je vais le faire. Je n’ai pas peur qu’on me contrôle, ils peuvent venir”, conclut-il.

Avec des établissements qui ferment et le recours au marché parallèle, cette situation pourrait avoir des désavantages pour l’État. En plus de ses répercussions sur le marché du travail, cela aurait des conséquences fiscales significatives, avec de fait moins de revenus issus de taxes et de TVA pour l’État.

Par ailleurs, il est important de noter que la pénurie de farine subventionnée pourrait être également un choix politique. Selon Hamza Meddeb, chercheur et analyste en économie politique, “la pénurie semble être également le résultat d’un choix politique visant à limiter les importations et à économiser les réserves de devises étrangères du pays.”

18.000 emplois menacés

Environ 90% des 1443 boulangeries “modernes” ont dû fermer leurs portes en raison de la pénurie de farine subventionnée, selon Salem Badri, responsable du Groupement régional des boulangeries modernes de Sfax. Ces boulangeries, qui emploient près de 20.000 salarié·es, se sont retrouvées dans une situation insoutenable, incapables de maintenir leur production sans farine.  

Jamila* est caissière dans une boulangerie moderne à Tunis. Cette boulangerie ne produit plus de pain depuis environ un mois, et a même été contrainte de fermer complètement pendant une semaine. Cette situation a placé Jamila et ses collègues dans une situation difficile. “La semaine durant laquelle nous n’avons pas pu travailler sera déduite de nos propres salaires”, dénonce la jeune femme. 

Son collègue, Samir* est aide-boulanger : “Si la production de pain s’arrête, je me retrouve au chômage.” déclare-t-il. Depuis que le président a émis une interdiction de fournir de la farine aux boulangeries modernes, Samir, qui est père de trois enfants, se retrouve sans revenus : “Je travaille pour subvenir aux besoins de ma famille. Le mois passé a été particulièrement difficile. Avec la rentrée qui approche et la hausse des prix, notre situation se détériore de plus en plus” se plaint-il. 

3 familles, 7 rentrées scolaires et un trou dans le porte-monnaie

Par ailleurs, Mohammed Jammali, Président du Groupement professionnel des boulangeries modernes relevant de la Confédération des Entreprises citoyennes de Tunisie (CONECT) a déclaré soutenir l’idée initiale du président, mais s’inquiète du manque de considèration des emplois menacés. “Il est vrai que nous soutenons les décisions qui ont été prises par le chef de l’État pour garantir un seul pain pour tous les Tunisiens. Cependant, 18.000 emplois sont menacés. Nous réclamons une rencontre avec Kaïs Saïed pour lui expliquer les difficultés auxquelles le secteur est confronté et clarifier les points qui lui ont été mal communiqués” a t-il déclaré à Tunisie Numérique.

En réaction, les syndicats des travailleurs du secteur de la boulangerie ont organisé pour les boulangeries “modernes” une grève et un sit-in pour exprimer leur mécontentement face à cette décision gouvernementale qui menace leurs emplois et leur survie économique. Cette action a marqué le début de négociations tendues entre les représentant·es des boulangeries modernes et le ministère du Commerce.  

L’arrestation de Mohammed Bouannane, le président de la Chambre nationale des Propriétaires de boulangeries, a ravivé les tensions. Les charges retenues contre lui comprennent des soupçons de monopoles et de spéculation impliquant des denrées alimentaires subventionnées, ainsi que des accusations de blanchiment d’argent. 

Le 18 août 2023, lors d’une intervention sur Radio IFM, Abdelhamid Mosbeh, l’avocat de Mohammed Bouannane, déclare que l’arrestation de son client reposait sur les déclarations d’un témoin anonyme. L’avocat précise qu’il n’y a aucune preuve tangible corroborant ces allégations,mais seulement des soupçons. L’avocat a également suggéré que l’enquête pourrait potentiellement impliquer d’autres parties. Contacté par Inkyfada, l’avocat de Mohammed Bouannane déclare ne pas pouvoir s’exprimer sur le sujet. 

Une sortie de crise incertaine

Le 19 août, le ministère du Commerce publie un communiqué annonçant la reprise de l’approvisionnement en farine et en semoule pour les boulangeries modernes, à condition qu’elles se conforment aux règles de fabrication et de vente du pain. Ce retour en arrière ne résout pas la crise du pain dans le pays. Les étagères des magasins et des supermarchés, réservées aux pains, restent vides.

Dans un supermarché du centre-ville de Tunis, le rayon boulangerie est résolument vide. Crédit : Matteo Trabelsi

Mourad, propriétaire d’une épicerie à Tunis, a l’habitude de recevoir environ 250 baguettes par jour. Depuis plus d’une semaine, il est contraint d’aller lui-même dans différentes boulangeries pour s’approvisionner en pain. “J’arrive à me procurer entre 50 et 100 baguettes, mais ce n’est pas suffisant. Cette situation impacte mes recettes.” dénonce le commerçant. Dans sa boutique, Mourad propose des sandwiches à ses client·es. À base de harissa, de thon et de fromage, il en vend entre 30 et 50 par jour. Mais depuis le début de cette crise, le commerçant a du mal à rassembler suffisamment de pain pour préparer et vendre ses sandwichs. « Une part importante de ma recette quotidienne a disparu », témoigne-t-il.

Dans l’épicerie de Mourad, la liste des produits introuvables s’allonge de jour en jour. Le manque de pain, bien que notable, ne constitue qu’une partie du problème qui mine son commerce. En réalité, la Tunisie vit depuis plusieurs mois un cycle continu de pénuries qui touche les produits de base, les médicaments et le carburant. “Parfois, je cache des marchandises sous le comptoir. Si quelqu’un veut acheter un produit en grande quantité, je ne le laisse pas faire. Je veux pouvoir garantir que chaque client trouve ce dont il a besoin.” 

27.08.2023 à 11:22

“Chaque shift est un enfer” : le travail saisonnier dans le secteur touristique

Amanda Dionis

De la bonne nourriture, de belles plages, des bars animés, voilà ce qu'est l'été pour de nombreux touristes venus passer leurs vacances en Tunisie. Mais pour les travailleur·ses saisonnier·es, cette période a une toute autre signification. Loin du paysage de carte postale, la saison estivale pour ceux et celles qui travaillent dans le secteur du tourisme implique de longues journées de travail, fatigantes et sous-payées.
Texte intégral (3982 mots)
Assis à l’extérieur d’une cafétéria de Sidi Bou Saïd, Ahmed* semble détendu, savourant sa cigarette et son café, malgré la forte circulation de fin d’après-midi. « J’ai quitté mon travail il y a quelques jours », dit-il en souriant. « Le salaire n’est pas mauvais – si vous devez rester, toute la journée, assis dans votre bureau dans un centre d’appel. Mais lorsque vous devez faire des allers-retours entre les tables et les cocktails, c’est une autre histoire », dit-il pour expliquer les raisons qui l’ont poussé à quitter son emploi de barman dans l’un des lieux les plus touristiques de Tunis

L’expérience d’Ahmed ressemble à celle de Sarra*, Ayoub*, Bechir*, Samir* et des milliers d’autres travailleur·ses employé·es en fonction de la saison et de ses besoins. Cependant, le flux de touristes n’a pas encore retrouvé son niveau d’avant la pandémie de Covid-19, et trouver un emploi stable peut s’avérer difficile. Avec des salaires insuffisants et des conditions de travail difficiles, les travailleur·ses saisonnier·es manquent de sécurité sociale, de droits et de stabilité, dans un environnement qui, comme le disent Béchir et Samir, vise à les exploiter autant que possible.

En quête d’un emploi

Béchir est lycéen. Il vient de quitter, après deux mois de travail, son travail dans une chaîne de magasins de glaces établie dans plusieurs endroits en Tunisie. Sa première expérience dans l’établissement de La Marsa remonte à l’été 2022. Le jeune homme avait besoin d’argent pour subvenir à ses besoins, mais le salaire mensuel de 550 dinars lui suffisait à peine. “ Il ne faut pas croire que parce que c’est à La Marsa, les gens sont mieux payés, la situation est la même ici qu’au centre-ville”, commente-t-il.  

Cet été, Bechir a renouvelé l’expérience car il n’est pas simple de trouver un emploi dans le secteur touristique.

« Il faut avoir un contact dans le secteur où l’on veut travailler, sinon il est très difficile d’obtenir un emploi », s’accordent à dire toutes les personnes interrogées.

Assis à côté de Bechir, Samir hoche la tête avec amertume. Il travaille comme serveur dans une boîte de nuit, où il dresse les tables et transporte la nourriture et la vaisselle entre la cuisine et la salle.  » Moi aussi, j’ai trouvé mon travail grâce à un ami. J’ai de la chance car je gagne 700 dinars par mois, alors que certains ne touchent que 400 dinars ». De même, Ahmed a fait appel à ses contacts pour trouver un emploi, tout comme Ayoub, agent d’enregistrement dans des événements estivaux organisés à Gammarth, Tunis et Hammamet.

Ayoub apprécie le côté social de son travail et le fait qu’il puisse négocier son salaire. « Comme je suis chargé de collecter et de gérer l’argent des tickets d’entrée, je suis valorisé ». En fonction de l’événement, il peut demander entre 200 et 400 dinars par nuit. 

Ayoub explique ensuite que dans ce milieu, tout le monde se connaît : “La réputation et la confiance sont primordiales, les patrons ne veulent pas voir de nouveaux visages. On ne change pas une équipe qui gagne.” Bien qu’il aime son travail, Ayoub le considère plus comme une activité secondaire, notamment en raison du manque de stabilité : “Jusqu’à présent, j’ai travaillé une fois en juin et deux fois en juillet, tout dépend du nombre d’événements organisés dans la région”. De plus, aucune garantie ne leur est donnée quant à la durée de leur travail : en cas de problème, c’est l’employé qui risque tout : « Ils peuvent vous licencier à tout moment », dit Samir.

Sarra, qui a travaillé dans un hôtel de Bizerte il y a quelques années, explique que le marché du travail n’offre plus beaucoup d’opportunités. « Il y a moins de touristes, donc les employeurs ont besoin de moins de personnel, et les salaires n’ont pas augmenté au cours de ces années ».

L’absence de contrat

Dans le secteur touristique, qui peine par ailleurs à se remettre de la pandémie et à offrir des emplois, il est très fréquent de travailler sans contrat. Parmi les cinq individus interviewés par inkyfada dans le cadre de cette enquête, seul Ahmed dispose d’un contrat, et ce uniquement parce qu’il l’a explicitement demandé. “ Je voulais m’assurer de recevoir un peu d’argent à la fin de ma période de travail”, explique-t-il. 

Les problèmes associés au travail saisonnier demeurent peu étudiés, principalement parce que, comme le souligne Raja Dahmani, responsable du Comité des droits économiques, sociaux et culturels et membre de l’UGTT et de l’ATFD, la majorité travaille sans contrat. Par conséquent, il manque des données précises sur le nombre de travailleur·ses saisonnier·es en Tunisie. 

A vingt ans, Sarra a travaillé dans un hôtel et elle se rappelle qu’à l’époque, elle ne souciait pas d’être régularisée. Elle avait juste besoin d’argent. En l’absence de sécurité sociale et sans option de congé maladie, Samir exprime sa frustration de devoir travailler même en étant malade. 

 « Si tu restes chez toi parce que tu es malade, tu es viré. Il y a toujours quelqu’un prêt à prendre ta place », dénonce-t-il.

Même en cas de blessure en plein service, il arrive de ne pas pouvoir faire de pause. Lors d’une de ses permanences au bar, Ahmed s’est coupé le pouce et n’a pas réussi à stopper le saignement. Malgré cela, il a dû poursuivre son travail. “Je n’ai que vingt-deux ans, la retraite n’est pas une priorité. J’économiserai plus tard. Maintenant, j’ai seulement besoin d’argent de poche”, estime-t-il, pragmatique. 

Pour régulariser les travailleurs saisonniers, il faudrait légalement signer un contrat de travail à durée déterminée (CDD), conformément à l’article 6-4 du code du travail tunisien, explique Elyes Chafter, avocat au sein du cabinet Chafter Raouadi. 

Chafter ajoute qu’en vertu de la loi tunisienne, le terme “contrat” ne nécessite pas obligatoirement une forme écrite : “L’important c’est de savoir si les employés bénéficient d’une sécurité sociale ou non. Cela implique que l’employeur règle les cotisations de ses employés et les déclare en tant que membre de son personnel auprès de l’organisme de sécurité sociale. Cette démarche permet aux travailleurs de bénéficier d’une assurance maladie (CNAM) ainsi qu’une assurance pour les accidents de travail, par exemple”.

“La ‘culture du contrat’ n’est pas fortement ancrée en Tunisie. La charge fiscale est importante quand vous êtes en règle”, souligne Ayoub. 

Ce manque de cadre peut entraîner d’autres dérives comme l’emploi des mineur·es, qui serait une pratique courante. Bechir, l’employé du magasin de glaces, est l’un des nombreux·ses mineur·es travaillant de manière informel dans ce secteur : “J’ai commencé l’année dernière. J’avais seize ans. Ce n’est pas légal mais tous mes amis travaillent aussi, nous avons besoin d’argent.” Samir ajoute que dans de telles situations, on sait qu’on ne trouvera rien d’autre. Alors on se contente de ce qu’on a. 

 “On est jeunes en plus.” dit-il en riant, “j’ai 18 ans, ils savent qu’ils peuvent nous donner moins d’argent. S’ils embauchent quelqu’un de plus âgé, ils doivent payer plus.” 

En Tunisie, les jeunes âgés de 13 ans et plus sont autorisés à travailler régulièrement dans le secteur agricole ainsi que dans les entreprises familiales de leurs parents. Cependant, dans les domaines non industriels et non agricoles, l’âge minimum est porté à 16 ans, avec des conditions de travail spécifiques qui doivent être mises en place, précise Chafter. 

En plus de ne pas bénéficier d’une protection au travail, les mineur·es sont également exposé·es à un risque d’exploitation plus élevé, avec des salaires inférieurs. 

Néanmoins, l’avocat ajoute que la quasi-totalité des travailleur·ses saisonnier·es sont aussi étudiant·es, et ont besoin de ces emplois. Les personnes interrogées par inkyfada confirment que ne pas avoir de contrat n’est pas un obstacle, mais qu’il y a un prix à payer. 

Résister aux rythmes effrénés : un prix à payer

Dans ce milieu où les travailleur·ses sont souvent privé·es de contrat, d’aides sociales et d’assurance, les heures supplémentaires sont monnaie courante… souvent sans rémunération. “Nous passons huit heures, voire plus, debout à nous déplacer d’une table à l’autre. C’est épuisant et stressant,” raconte Bechir. Avec ce rythme, le seul jour de congé dont disposent Bechir et Samir est consacré à récupérer, reprendre des forces, et se préparer pour la semaine à venir. “Même si c’est l’été, nous n’avons pas le temps de profiter de la plage et de nous détendre”, déplorent-ils. 

D’après leurs témoignages, les travailleur·ses saisonnier·es dépendent de leur employeur qui détermine les horaires de travail et la durée des pauses. Sur huit heures de travail, Bechir avait droit un total de 30 minutes pour souffler, qu’il divisait en trois petites pauses. 

Toutes les personnes interrogées s’accordent à dire que durant les périodes chargées, il est impossible de demander une pause. “Parfois après les heures de rush, on s’assoit pour fumer une cigarette, mais la fatigue est telle qu’on a du mal à se concentrer”, soupire Ahmed. En tant que barman, son service est plus étendu et exigeant lors des événements spéciaux, lorsque le flux de client·es est plus important. 

“En temps  normal, je gagne 35 dinars par jour. Même si le contrat mentionne une majoration d’une fois et demi pour les événements spéciaux, cela ne s’est jamais produit”, souligne-t-il, en insistant sur l’importance des pourboires dans son revenu total. 

Au magasin de glace, Bechir pouvait gagner le double de son salaire quotidien habituel pendant les vacances. Pendant l’Aïd, par exemple, il a dû travailler pendant plus de douze heures d’affilée. Cependant, le fait qu’il ait démissionné avant de toucher son dernier salaire inquiète Bechir : “Je ne sais pas si je recevrai mon paiement pour les trois semaines de travail en juillet.” avoue-t-il avec une pointe d’amertume. Avant de recevoir son salaire mensuel, Samir devait également attendre plusieurs jours, voire plusieurs semaines. 

D’après les témoignages recueillis, les opportunités actuelles sur le marché de l’emploi sont si rares que lorsque les travailleur·es saisonnier·es en trouvent une, malgré les conditions de travail et la faible rémunération, ils et elles s’efforcent d’y rester le plus longtemps possible. C’est d’ailleurs ce que Samir tente de faire : “C’est un ami, le chef cuisiner dans une boîte de nuit, qui m’a proposé ce boulot. Il m’a dit que ce serait facile, mais chaque shift est un enfer”. 

Il est fréquent que les travailleurs saisonniers abandonnent leur poste si leur travail s’avère décevant, comme l’a fait Ahmed : cette fois, il a choisi de profiter de l’été sans être contraint de travailler. De son côté, Bechir n’a pas supporté les injustices observées au travail. « J’ai démissionné à cause de différends avec mon superviseur concernant la répartition inéquitable des pourboires entre les employés. Quand j’ai soulevé la question, ils ont nié les faits. Alors, j’ai décidé de partir, j’en avais assez ».

En cas d’exploitation ou de traitements injustes en milieu professionnel, la procédure de signalement des infractions est complexe. “L’union des travailleurs doit examiner votre requête et l’approuver si elle est considérée légitime”, indique Raja Dahmani. Elle souligne l’inconvénient de cette procédure : le risque de perdre son emploi qui n’est pas une option pour la plupart des travailleur·ses. De plus, si la demande n’est pas validée, le soutien de l’UGTT pour dénoncer des conditions de travail inappropriées pourrait être impossible par la suite.. 

L’exploitation au travail 

Malgré les difficultés, Sarra a développé des liens forts avec ses collègues, y compris les employé·es « permanent·es » . « Bien sûr, il y avait de l’exploitation », nuance-t-elle néanmoins en souriant. Sarra a été « embauchée » sans contrat, et ses fonctions ont toujours été vagues : elle faisait la vaisselle, préparait les tables au restaurant de l’hôtel, et accueillait aussi les touristes. Sa journée de travail commençait à 6 heures du matin et se terminait à 16 ou 17 heures.

Lorsque ses tâches principales étaient terminées, on lui confiait d’autres tâches, comme le nettoyage des vitres ou des sols. « Je ne suis pas fière de cette expérience, car je vois maintenant qu’ils m’ont confiée des tâches qui n’étaient pas censées être les miennes. Je pense toutefois qu’il était bon, pour moi, d’avoir cette expérience quand j’étais jeune », commente la jeune femme.

Bechir, de son côté, a observé une certaine solidarité entre les travailleur·es saisonnier·es contrairement à ce qu’il a pu vivre avec ses supérieurs et ses collègues embauché·es sur une plus longue durée. Au lieu des demandes, il n’y avait que des ordres. “Si vous les critiquez pour quelque chose, la moindre remarque était suivie d’une augmentation de la charge de travail et des tâches qu’on était pas censé faire”, dénonce-t-il. “Les heures supplémentaires étaient exigées et non rémunérées, mais il était inadmissible d’arriver en retard au travail : il fallait rattraper son retard à la fin du service.” 

Dans le bar où Ahmed travaillait, un comptage des stocks est réalisé au début de chaque service. A la fin de la nuit de travail, une machine calcule les ventes de la soirée en fonction des recettes générées, et il peut y avoir un “manque” à combler. “Par exemple, si nous avions commencé avec 300 bouteilles en stock et que nos ventes indiquait 200 à la fin de la soirée, il aurait dû rester 100 bouteilles. Si toutefois, nous n’en trouvions que 90, le coût des 10 bouteilles manquantes est réparti entre les employés”, détaille Ahmed. Bechir ajoute que le processus est similaire au magasin de glaces, où, lorsqu’un verre ou un objet se brise, c’est aux employé·es de le payer. 

Les employeurs savent que les saisonnier·es ne travaillent que pendant une période déterminée ou pourraient même démissionner avant. Selon Bechir, cela contribue au traitement injuste réservé à ce groupe. “Lorsque vous êtes jeune et que vous manquez d’expérience, il est évident qu’ils vont vous intimider et vous insulter”, déclare Samir. 

Pour lui, le meilleur moyen d’échapper à ces brimades est d’être le plus exemplaire possible. “Il faut bien se comporter, mais aussi faire preuve de respect envers les autres et envers soi-même, pour ne pas être exploité”, confirme Ayoub. En tant qu’agent d’enregistrement dans les fêtes, il doit également entretenir de bonnes relations avec les agents de sécurité : “ce n’est pas seulement pour le travail. En cas de problème, il est important de garder en tête que vous aurez à travailler de nouveau avec eux à l’avenir, voire les croiser lors d’une soirée – et ils pourraient vous causer des ennuis.” 

L’Etat ne contrôle toujours pas les conditions de travail des employé·es. Selon Chafter, la police peut jouer ce rôle, mais la Direction générale de l’Inspection du Travail est l’organisme public chargé de contrôler le respect des règles du travail. Sarra explique : “Durant la pandémie, la police était plus présente. Mais maintenant, tout comme avant, lorsqu’il y a des infractions, les responsables offrent de l’argent aux autorités et la situation se résout.” 

Ayoub a assisté à des scènes similaires.  “Lors d’événements, les agents de police arrivent, vérifient le nombre de personnes présentes, s’il y a de l’alcool, et ainsi de suite. Ils demandent de l’argent et s’en vont”, raconte-t-il. “La police peut venir à plusieurs reprises au cours d’un même événement. Il faut les payer à chaque fois, c’est tout.” 

La multiplication des crises 

La situation des travailleur·ses saisonnier·es, en particulier ceux et celles employé·es dans le secteur du tourisme, s’est aggravée ces dernières années, selon Raja Dahmani. La pandémie a fortement pesé sur le flux de touristes et a contribué à la dégradation de la situation. Sarra, qui a travaillé dans un hôtel pendant l’été 2016, explique qu’aujourd’hui la plupart des client·es sont tunisien·nes. Ils et elles visitent des villes et des sites spécifiques pour des excursions d’une journée et n’ont pas besoin de réserver des chambres d’hôtel. “Mais aujourd’hui le tourisme reprend grâce aux touristes venus de nos pays voisins, la Libye et l ’Algérie , explique Raja Dahmani. 

Elle indique que l’impact du COVID-19 reste visible, mais les crises économiques et sociales auxquelles la Tunisie fait face ont également un rôle dans la réduction du nombre de touristes étranger·es dans le pays. De plus, les problèmes de sécurité aux frontières et la perception d’une menace terroriste, ajoute Dahmani, n’encouragent pas non plus l’afflux de visiteurs dans le pays. Les premières données semblent prometteuses, car d’après une interview accordée à Mosaique FM, le ministre du tourisme Mohamed Moez Belhassine, déclare que plus de 5 millions de touristes ont été accueillis en Tunisie à la fin du mois de juillet 2023.

La baisse du nombre de touristes signifie, pour la population locale, la diminution des besoins en main d’œuvre dans les restaurants, les bars et les hôtels, ce qui contribue en partie à la faiblesse du marché de l’emploi. Sarra ajoute que travailler avec des client·es tunisien·nes entraîne le changement des critères de sélection du personnel. Par exemple, il n’est plus strictement nécessaire de parler plusieurs langues. “C’est la Tunisie, nous avons besoin d’eux [les touristes occidentaux]”, estime la jeune femme . “Lorsqu’ils viennent, ils sont bien traités, car nous savons qu’ils disposent de moyens financiers.” 

En d’autres termes, l’industrie ne porte pas la même attention et ne manifeste pas le même intérêt envers les locaux qu’envers les touristes occidentaux internationaux. Au final, il s’agit de savoir si ces conditions et ces salaires valent la peine de se battre. Ahmed a quitté son travail à Gammarth pour profiter du reste de l’été avec sa famille et ses ami·es. De son côté, Sarra n’est jamais retournée travailler à l’hôtel, même si l’occasion s’est présentée. “Aujourd’hui, je ne pense pas que ça en valait la peine. A l’époque, je pensais que c’était bien parce que je voulais travailler, avoir mon propre argent et ne pas dépendre de mes parents.” 

Ayoub ne considère pas son travail comme stable, il sait que ce n’est qu’une activité secondaire et temporaire. Finalement, tout est une question d’argent : “seul l’argent nous satisfait”, dit Samir en riant. “Mais l’expérience est terrible, je sacrifie mon été et je ne suis même pas rémunéré correctement.” 

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