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06.01.2022 à 06:00

L’IA vise à accélérer la décision, bien plus qu’à l’améliorer !

Hubert Guillaud

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« Les gens ne prennent pas de meilleures décisions lorsqu’ils disposent de plus de données, alors pourquoi supposer que l’Intelligence artificielle, elle, le fera ? », interroge l’ingénieure et anthropologue Marianne Bellotti (blog, @bellmar) dans un article pour OneZero. Bellotti, longtemps responsable technique des Services numériques des États-Unis (@USDS), est désormais responsable du (...)
Texte intégral (4840 mots)

« Les gens ne prennent pas de meilleures décisions lorsqu’ils disposent de plus de données, alors pourquoi supposer que l’Intelligence artificielle, elle, le fera ? », interroge l’ingénieure et anthropologue Marianne Bellotti (blog, @bellmar) dans un article pour OneZero. Bellotti, longtemps responsable technique des Services numériques des États-Unis (@USDS), est désormais responsable du Humanitarian Data Exchange (HDX), la plus grande plateforme de données ouvertes de l’ONU sous l’égide du Centre pour les données humanitaires (@humdata).

Couverture du livre de Marianne Bellotti, Kill it with FireElle est également l’auteure d’un récent livre sur la gestion de projets informatiques : Tuez-les par le feu, comment gérer les systèmes informatiques vieillissants (et assurer l’avenir des systèmes modernes) (No Starch Press, non traduit, 2021) – un livre, qui, contrairement à ce que laisse croire son titre, ne propose pas de mettre à la poubelle les systèmes obsolètes – Bellotti est plutôt réputée pour avoir remis en état de fonctionnement des systèmes informatiques anciens et désordonnés -, mais au contraire, comme l’explique Jennifer Pahlka (@pahlkadot, blog), la directrice de Code for America dans un passionnant compte-rendu, faire table rase d’un système pour un nouveau permet surtout à la désorganisation qui a conduit à créer un mauvais système de se reproduire.

Dans l’introduction de son article pour OneZero, Bellotti revient sur un événement qu’on dit souvent fondateur de l’internet moderne (événement qu’avait raconté Tamsin Shaw dans la New York Review, traduit par Books), à savoir cette fameuse journée de 2008, où plusieurs Moghuls de la Silicon Valley avaient découverts l’économie comportementale sous les explications de Daniel Kahneman lui-même, prix Nobel et auteur de Système 1 / Système 2 (Flammarion, 2012). En comprenant comment les êtres humains prennent des décisions, l’histoire voudrait que les grands patrons de la Silicon Valley présents se soient alors mis à appliquer ces connaissances aux outils qu’ils développaient. Comme le souligne Bellotti, visiblement, lors de cette journée, personne n’a pourtant parlé d’intelligence artificielle ou de Big Data… Ce qui était au cœur de la conférence de Kahneman consistait à décortiquer la croyance qu’un agent (humain plus que machine) soit capable de prendre des décisions rationnelles. En tout cas, estime Bellotti, peut-être que certains entrepreneurs de la Silicon Valley présents à cette conférence ont compris que l’enjeu n’était pas tant d’obtenir des données ou des machines parfaites, mais bien de prendre en compte les préjugés qui nous façonnent. « Au lieu d’éliminer les préjugés humains, (l’enjeu était) d’organiser la technologie autour de ces préjugés ».

Le rêve que d’innombrables flux de données produisent une meilleure connaissance est aussi vieux que les ordinateurs eux-mêmes. Mais, quelle que soit la quantité de données que nous recueillons, la vitesse ou la puissance des machines, ce rêve semble toujours hors de portée, explique Bellotti. Les experts estiment que les spécialistes des données passent 80 % de leur temps à les nettoyer. Le ministère de la Défense américain dépense entre 11 et 15 milliards par an pour le personnel qui gère ses données. Pourtant, malgré des décennies d’investissements, de surveillance, de normes… « nous ne sommes pas plus près d’une connaissance totale grâce à un cerveau informatisé que nous ne l’étions dans les années 70 », malgré l’accroissement continu des données. Le retour sur investissement de l’IA semble aussi difficile à atteindre, pour le ministère de la Défense que pour les grandes plateformes de la Silicon Valley qui pataugent dans les imperfections de leurs outils de modération automatisés.

Copie d'écran de l'article de Bellotti pour One Zero
Image : l’article de Marianne Bellotti original pour One Zero : l’IA résout le mauvais problème.

La compréhension totale d’une situation est moins désirable que des outils permettant de prendre une décision plus rapide

Pour Bellotti, nous attendons de l’IA qu’elle produise une meilleure prise de décision par une connaissance « totale » d’une situation. Pourtant, comme le rappellent les travaux de Kahneman lui-même, en savoir plus ne signifie pas prendre une meilleure décision. « Dans la vie réelle, les décideurs cherchent surtout à économiser leurs efforts », rappelle l’ingénieure en pointant vers les travaux de Todd et Benbasat. « Une connaissance totale de la situation est moins souhaitable que des outils qui facilitent le travail d’équipe menant à une décision. Après tout, les décisions sont souvent jugées en fonction des résultats, ce qui inclut un peu de chance ainsi qu’une analyse correcte. Avant que ces résultats ne se concrétisent, même la stratégie la plus prudente et la plus minutieuse, étayée par les meilleures données, ne peut offrir de garantie, et toutes les personnes concernées le savent. C’est pourquoi le processus de prise de décision consiste moins en une analyse objective des données qu’en une négociation active entre des parties prenantes ayant des tolérances différentes en matière de risques et de priorités », explique-t-elle en faisant référence aux travaux de Lucia Matinez Ordonez. « Les données sont utilisées non pas pour les informations qu’elles pourraient offrir, mais comme un bouclier pour protéger les parties prenantes des retombées possibles », rappelle-t-elle en faisant référence au livre de Christopher Hood, spécialiste des politiques publiques, The Blame Game (Princeton University Press, non traduit, 2011, extrait.pdf). Une information parfaite – si tant est qu’elle soit réalisable – soit n’apporte aucun avantage, soit réduit la qualité des décisions en augmentant le niveau de bruit.

Cela semble invraisemblable, et pourtant ! « Une information parfaite devrait automatiquement améliorer le processus de décision. Mais ce n’est pas le cas, car un supplément d’informations modifie rarement la politique organisationnelle qui sous-tend une décision », explique Bellotti.
« Tant que les décisions devront être prises en équipe, en tenant compte des différentes parties prenantes et de leurs incitations, la meilleure façon d’améliorer la prise de décision ne consistera pas simplement à ajouter des capteurs pour obtenir plus de données. Il faut améliorer la communication entre les parties prenantes. »

Pour Marianne Bellotti, l’enjeu n’est peut-être pas d’investir des milliards de dollars pour nettoyer les données et affûter les capteurs, mais de nous intéresser plus avant à l’organisation de la communication et aux règles de décisions entre les parties !

Pour une IA antifragile

Améliorer la qualité des données n’est pas si simple. « La façon dont nous parlons de la qualité des données est trompeuse. Nous parlons de données « propres » comme s’il existait un état unique où les données sont à la fois exactes (et sans biais) et réutilisables. Or, propre n’est pas synonyme d’exact, et exact n’est pas synonyme d’exploitable. Des problèmes sur l’un ou l’autre de ces vecteurs peuvent entraver le développement d’un modèle d’IA ou nuire à la qualité de ses résultats. Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles les données qui entrent dans un modèle peuvent être problématiques. Certaines sont évidentes : les données sont factuellement incorrectes, corrompues ou dans un format inattendu. D’autres problèmes sont plus nuancés : les données ont été capturées dans un contexte particulier et sont réutilisées de manière inappropriée ; les données n’ont pas le bon niveau de granularité pour l’objectif du modèle ; ou les données ne sont pas normalisées, et les mêmes faits sont représentés ou décrits de différentes manières. »

S’il est déjà difficile de résoudre un de ces problèmes, il est pratiquement impossible de les résoudre tous dans une grande organisation ou dans un environnement complexe. Depuis l’IA, nous avons souvent tendance à croire que l’innovation crée des opportunités, oubliant de souligner qu’elle crée aussi des vulnérabilités. « L’intelligence artificielle inventera de nouvelles façons d’attaquer les problèmes, mais aussi de nouvelles façons d’être attaqué. Tout comme la numérisation des centrales électriques, des transports publics et des systèmes de communication a donné naissance à la cybercriminalité », l’IA risque de créer de nouvelles formes de défaillances. « Les systèmes d’IA actuels sont complètement dépendants de la qualité de leurs données, non pas parce que la technologie est immature ou cassée, mais parce que nous les avons conçus pour qu’ils soient vulnérables de cette manière. »

Couverture du livre Antifragile de Nassim Nicolas TalebNous devons les rendre plus résistants aux mauvaises données, « antifragiles », pour reprendre le concept forgé par Nassim Nicolas Taleb (@nntaleb) dans son livre éponyme. Antifragile désigne une conception qui non seulement sait se remettre d’un échec, mais surtout qui devient plus forte et plus efficace lorsqu’elle est exposée à l’échec. Les sciences cognitives nous apprennent que les bonnes décisions sont « le produit de l’articulation proactive des hypothèses, de la structuration des tests d’hypothèse pour vérifier ces hypothèses et de l’établissement de canaux de communication clairs entre les parties prenantes ». À l’inverse, les mauvaises décisions, les erreurs humaines, sont le résultat d’un blocage, d’un biais, sur l’une de ces trois conditions. « Lorsque les gens ne formulent pas clairement leurs hypothèses, ils appliquent des solutions qui sont inappropriées compte tenu des conditions du terrain. Lorsque les gens ne testent pas leurs hypothèses, ils ne parviennent pas à adapter leurs bonnes décisions aux conditions changeantes. Lorsque les opérateurs de première ligne ne sont pas en mesure de partager efficacement les informations en amont de la chaîne de commandement et entre eux, les occasions de repérer les conditions changeantes et de remettre en question les hypothèses sont perdues, au détriment de tous. »

Pour des IA qui élargissent les choix plutôt que de les réduire !

Si l’IA est si vulnérable aux mauvaises données c’est parce que « nous accordons trop d’importance à ses applications de classification et de reconnaissance et pas assez à ses applications de suggestion et de contextualisation ». En d’autres termes, explique Bellotti, une IA qui prend des décisions à la place des gens est une IA qui peut être sabotée facilement et à peu de frais.

La conception d’une IA antifragile est difficile, car la ligne de démarcation entre l’acceptation du résultat de l’analyse d’un algorithme comme une conclusion et son traitement comme une suggestion ou une incitation est un défi de conception – c’est la question sur laquelle Ben Green attirait notre attention récemment, nous invitant à évaluer les outils d’aide à la décision, mais également les décisions prises depuis eux. Pour Bellotti, le piège repose dans le risque de considérer les résultats des IA comme des conclusions. Cela ne conduit qu’à des erreurs catastrophiques, comme l’a montré l’usage de l’IA à la justice pénale ou au maintien de l’ordre. « Le modèle a été construit pour contextualiser, mais l’interface utilisateur a été construite pour rapporter une conclusion », soutient Bellotti qui réduit peut-être un peu rapidement le problème à une question d’interface, de design, oubliant un peu rapidement l’idéologie politique et financière qui soutient le déploiement de ces solutions.

Dans le même temps, bien souvent, l’IA médicale, elle, a permis d’améliorer la qualité de la prise de décision – enfin, pas toujours, nombre de systèmes d’IA en santé sont avant tout défaillants -, d’abord parce que de nombreux défis diagnostiques n’ont pas de réponse correcte unique (tout comme les résultats de l’IA, largement statistique, probabiliste et inductive, comme l’expliquait, très clairement David Weinberger). En matière de diagnostic, tout un ensemble de symptômes a une série de causes possibles avec des probabilités différentes. Un clinicien construit un arbre de décision dans sa tête avec toutes les possibilités auxquelles il peut penser et les tests qui excluent certaines possibilités. Le processus de diagnostic d’un patient consiste à créer un cycle consistant à définir des hypothèses, à prescrire des tests et à réduire de plus en plus l’ensemble des réponses possibles jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée.

Ainsi, les produits conçus pour aider les médecins en leur proposant d’autres possibilités à ajouter à leurs modèles mentaux et en identifiant les tests susceptibles d’accélérer le temps nécessaire à l’établissement d’un bon diagnostic ont permis d’améliorer les résultats de diagnostic des patients en dépit de mauvaises données. Dans ces cas, l’IA a été utilisée pour améliorer la communication et le partage des connaissances entre les professionnels de la santé ou pour obtenir du patient des informations nouvelles et pertinentes à des moments critiques. À l’inverse, les produits d’IA qui tentent de surpasser les médecins en classant les éléments à leur place, comme en tentant de déterminer si une tumeur est cancéreuse ou pas ou si des tâches pulmonaires sur une radio sont relatives au Covid ou pas, ont surtout été confrontés aux mauvaises données qui les alimentaient.

Pour Bellotti, « si l’objectif de l’IA est d’améliorer la prise de décision, alors elle devrait orienter les décideurs vers des tests d’hypothèses, et non essayer de surpasser les experts. Lorsque l’IA tente de surpasser les experts, elle devient entièrement dépendante de la qualité des données qu’elle reçoit, ce qui crée un ensemble de vulnérabilités » difficilement surmontables. Une IA antifragile ne doit pas prendre de décision, mais aider à élargir les choix. Elle devrait plutôt aider « les gens à formuler les hypothèses qui sous-tendent la décision, à communiquer ces hypothèses à d’autres parties prenantes et à alerter les décideurs en cas de changements importants dans les conditions du terrain en rapport avec ces hypothèses ».

Ralentir l’IA ?

Dans un billet de blog précédent Marianne Bellotti proposait d’améliorer l’IA en la rendant plus lente ! Si, très concrètement et trop souvent, l’IA accélère le processus de décision, son but devrait plutôt être de le ralentir explique-t-elle. En 2020, Marianne Bellotti a rejoint une entreprise qui travaille dans le secteur de la défense. Une décision difficile, parce que les technologies de Défense sont un environnement riche en dilemmes éthiques et qu’il est pour beaucoup plus préférable de garder les mains propres en évitant toute implication ou compromission avec ce secteur. Une occasion pour Marianne Bellotti d’interroger concrètement ce sujet de l’éthique. « Tout le monde dans la communauté technologique parle de construire des produits « éthiques » et personne ne peut vraiment définir en quoi un processus de développement de logiciels qui produit des produits éthiques est différent d’un processus qui produit des produits normaux ». Et Bellotti de préciser : « Je ne suis pas le genre de personne qui croit que les résultats sont déterminés par la qualité des personnes. Les meilleurs ingénieurs construisent parfois ensemble des technologies de merde. Les équipes ne sont pas la somme de leurs parties. Il ne suffit pas de réunir une collection de personnes réfléchies pour qu’elles construisent une technologie éthique ». Par contre, les équipes sont toujours la somme de leurs interactions. Or, explique-t-elle, elle aime concevoir des processus efficaces, et c’est dans ces processus formels et informels qu’on doit pouvoir construire des réponses éthiques.

Capture d'écran du billet de blog original de Marianne BellottiImage : capture d’écran de l’article de blog original de Marianne Bellotti, pour faire un meilleure IA il faut une IA plus lente.

Cette entreprise spécialisée dans l’IA et la Défense organise chaque mois une réunion permanente à l’échelle de l’organisation pour discuter éthique. Plutôt que de distinguer outils offensifs et défensifs, ces discussions se sont concentrées sur l’idée de distinguer l’escalade et la désescalade d’un conflit. « Une technologie responsable dans le domaine de la défense est une technologie qui aide les gens à réfléchir de manière plus approfondie et plus critique aux choix qui s’offrent à eux. Une technologie irresponsable les encourage à tirer des conclusions hâtives ou les laisse si loin de la réalité sur le terrain qu’elle déshumanise les personnes qui sont affectées par le déploiement de cette technologie. » Mais comment concevoir une IA qui désamorce les situations ?

Des IA pour désamorcer les situations

Les spécialistes de l’IA éthique insistent souvent sur l’importance à garder « l’humain dans la boucle », c’est-à-dire à la fois faire que les décisions prises par les systèmes soient toujours contrôlées par des humains. Ce principe d’humains dans la boucle – qui édulcore et dépolitise le « Pas pour nous sans nous » des revendications militantes, à mon sens – est un principe efficace lorsqu’il s’agit de conception politique, estime Bellotti, mais il est plus difficile à mettre en œuvre dans la conception de technologies, notamment parce par nature, elles redistribuent la manière dont le travail humain est appliqué dans un processus. Ainsi, lorsqu’une technologie est introduite dans une tâche existante, certaines étapes sont automatisées et le travail humain est redistribué… Mais il est souvent difficile de savoir si le fait de déplacer le contrôle humain dans le processus met le contrôle humain hors circuit ou non.

Couverture du livre de Daniel Kahneman Systeme 1 / Systeme 2Pour sortir de la contradiction, il est nécessaire de revenir aux différences entre la pensée humaine et la pensée informatique, explique-t-elle en revenant justement à Daniel Kahneman. Dans Système 1 / Système 2, Kahneman distingue la pensée intuitive (le type 1), rapide, qui se base principalement sur la correspondance des modèles et la pensée analytique (le type 2), lente, souvent de nature statistique qui vise à corriger les erreurs de la première. Contrairement aux humains, pour les ordinateurs, la pensée analytique leur est facile alors que la pensée intuitive ne leur est pas facilement accessible. Or, trop de produits d’IA visent à accélérer la pensée de type 1 pour les opérateurs humains, alors qu’elle n’est pas adaptée à cela. Pour Bellotti, la ligne de démarcation entre les produits d’IA bénéfiques et ceux qui créent des problèmes repose certainement dans une forme d’accélération. Or, accélérer les décisions intuitives n’apporte souvent aucun avantage supplémentaire à l’utilisateur, mais augmente considérablement les risques d’erreur critique. « Si les êtres humains ont du mal avec la pensée de type 2 et excellent dans la pensée de type 1, si les ordinateurs ont du mal avec la pensée de type 1 et excellent dans la pensée de type 2, et si une bonne prise de décision implique l’utilisation de la pensée de type 2 pour vérifier les erreurs de la pensée de type 1, pourquoi construisons-nous des machines pour faire la pensée de type 1 à notre place ? N’est-il pas beaucoup plus utile d’utiliser les ordinateurs pour rendre la réflexion lente plus efficace en termes de ressources plutôt que de rendre la réflexion rapide plus rapide ? »

Pour une IA qui complexifie plutôt qu’une IA qui simplifie !

« Plus j’explore la question de l’IA et de l’éthique, plus je comprends l’importance de la sélection des problèmes », explique Bellotti. Et la chercheuse de donner un exemple concret en comparant deux systèmes de calcul automatisé du risque de récidive : Compas, cette machine à biais, très légitimement décrié et très utilisé par la justice américaine (voir notamment notre dossier sur la justice analytique) et un autre outil, ESAS (pour Equity in sentencing analysis system, un logiciel qui donne accès aux peines similaires prononcées dans des affaires antérieures selon des antécédents de condamnation proche). Les deux technologies semblent adresser le même problème : faire des recommandations sur les peines depuis des historiques. D’un côté, Compas analyse de nombreuses données, notamment personnelles, pour en tirer des conclusions simples que le juge peut ignorer, mais ne peut pas approfondir ou contester. ESAS en revanche, se concentre uniquement sur les informations relatives et permet d’accéder à des affaires similaires pour explorer le contexte des peines qui ont été produites, permettant de comprendre ce qui dans un cas explique ce qui a valu une longue peine ou une peine plus clémente. Compas fait un raisonnement de type 1 pour le juge, et parce que les données et systèmes de calculs utilisés sont cachés, le raisonnement de type 2 qui permettrait de vérifier les biais et erreurs d’appréciations est lui totalement bloqué. Pire, souligne Bellotti, Compas attribue une valeur numérique à ses recommandations. Un repris de justice n’est pas seulement à haut risque, il est à haut risque sur une échelle qui produit un biais d’ancrage sur l’utilisateur qui y est par nature sensible (donnez à quelqu’un un chiffre élevé, et même s’il pense que ce chiffre élevé est faux, le chiffre par lequel il le remplace sera plus élevé que celui qu’il aurait estimé autrement). Compas « automatise la pensée de type 1, sujette aux erreurs, empoisonne le jugement de l’utilisateur avec une valeur d’ancrage arbitraire et empêche la pensée de type 2 de détecter les problèmes. » Dans la définition du problème par Compas, se trouve également le monstre d’une hypothèse très problématique : une personne à haut risque de récidive sera rendue moins susceptible de récidiver en lui donnant une peine de prison plus longue ! Compas ne considère pas que la relation pourrait être inverse : les personnes qui passent plus de temps en prison se déconnectent des réseaux de soutien sociaux et sont plus susceptibles de récidiver pour survivre… « C’est le danger de remplacer la pensée de type 1 faite par des humains par une pensée de type 1 faite par des ordinateurs. Les ordinateurs peuvent calculer une corrélation, mais ils ne peuvent pas construire une narration autour d’elle pour transformer cette corrélation en informations exploitables. Par conséquent, même les meilleurs algorithmes ont besoin d’êtres humains pour prendre en compte le contexte de leurs résultats. L’IA qui supprime ce contexte vit ou meurt en fonction de la précision de son modèle. »

À l’inverse, les premiers de l’ESAS en Floride ont montré qu’en associant un cas à une série de cas comparables et en permettant aux utilisateurs d’explorer les contextes, ont plutôt conduit à réduire les peines qu’à les renforcer.

Les récits sur l’IA et sur les technologies insistent beaucoup sur ce qui est remplacé par la technologie et l’IA plutôt que ce qu’elle redistribue. « L’impact et l’efficacité finale de tout produit qui utilise l’IA ne sont donc pas déterminés par les algorithmes qu’il utilise, mais par la manière dont il redistribue l’effort humain. Crée-t-il plus d’opportunités pour la pensée critique ou encourage-t-il plus d’action avec moins de réflexion et de discussion ? » Les ingénieurs qui construisent des outils d’IA doivent porter attention à l’interaction homme-machine, insiste-t-elle. « L’IA qui fait de la pensée de type 1 pour l’utilisateur et bloque la pensée de type 2 conduit généralement à des résultats désastreux. L’IA qui augmente les possibilités de réflexion de type 1 et encourage l’utilisateur à ajouter la vérification des erreurs de type 2 à la réflexion de type 1 de la machine, tend à augmenter l’utilité. »

Pour le dire très simplement, si l’IA ne nous aide pas à réfléchir, elle ne nous sera d’aucune utilité.

Hubert Guillaud

Et merci à Matthieu Belbèze (@lemarsographe, newsletter) pour m’avoir conduit jusqu’aux articles de Marianne Bellotti, grâce à son article pour Le Vent se lève (@lvslmedia), que je vous recommande vivement : « La révolution numérique est profondément conservatrice ».

16.12.2021 à 13:15

Nous défaire de nos imaginaires statistiques

Hubert Guillaud

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331 449 281, telle est la population totale des États-Unis au 1er avril 2020 selon le bureau du recensement américain. Le recensement de la population produit depuis longtemps un chiffre, toujours précis. Précis, mais par nature inexact. C’est pour la chercheuse danah boyd (@zephoria), chercheuse associée chez Microsoft et fondatrice (...)
Texte intégral (9103 mots)

331 449 281, telle est la population totale des États-Unis au 1er avril 2020 selon le bureau du recensement américain. Le recensement de la population produit depuis longtemps un chiffre, toujours précis. Précis, mais par nature inexact. C’est pour la chercheuse danah boyd (@zephoria), chercheuse associée chez Microsoft et fondatrice de Data & Society (@datasociety) un symbole du grand « théâtre des données » qui se joue chaque jour sous nos yeux, expliquait-elle lors du dernier Microsoft Research Summit (voir la vidéo de sa présentation et la transcription de son intervention dans sa newsletter).

Les statistiques sont la grande science de l’État, rappelle boyd (on parlait même d’arithmétique politique). L’État produit des statistiques « données » au public qui deviennent ainsi des évidences, des faits (littéralement des « statistiques officielles »). Et lorsque les statistiques sont comprises comme des faits, le public s’attend alors à une forme d’exactitude, de précision. D’où les chiffres précis que produit le Bureau du recensement par exemple, alors qu’il sait très bien qu’un tel chiffre n’est qu’une approximation d’une réalité mouvante, tout en étant le meilleur que l’on puisse produire compte tenu des procédures utilisées. Le Bureau du recensement pourrait pourtant dire, très légitimement, que la population américaine est d’environ 331,5 millions de personnes. L’arrondi communiquerait d’ailleurs une forme d’incertitude. Ou ils pourraient produire un nombre avec des chiffres après la virgule, indiquant par là que des modèles sous-tendent les données. Mais les statisticiens ne le font pas. « Ils produisent la précision parce que la précision signale l’autorité. Parce que la précision est une norme et une attente. Parce qu’il y a une pression à la précision. »

La précision en ses limites

Le recensement est l’épine dorsale d’innombrables pratiques de création de données. Toute donnée représentative au niveau national est liée au recensement d’un pays. Le PIB, le taux d’emploi, de logement… intègrent les données de recensement. Les taux d’infection au Covid ou vaccination sont également reliés au dénombrement de la population.

Les agences statistiques sont chargées de produire des statistiques officielles destinées à être utilisées dans les décisions de politique publique et la recherche. Aux États-Unis, les données de recensement sont utilisées pour répartir les représentants politiques sur le territoire et distribuer les financements fédéraux. En d’autres termes, les données de recensement constituent « explicitement et constitutionnellement l’infrastructure de données de la démocratie ». Mais même lorsque la représentation politique n’est pas directement liée aux données de recensement, ces données sont hautement politiques et profondément contestées. C’est le cas dans de nombreux pays où la connaissance des informations sur la population relève autant de la politique que de la comptabilité. C’est ce qui a poussé les Nations Unies à créer une commission statistique en 1947 pour formaliser les normes internationales en matière de statistiques officielles, pour promouvoir la professionnalisation des statistiques nationales afin d’aider les agences statistiques à résister aux interférences politiques.

Mais la professionnalisation des statistiques nationales a également suscité une question importante : que sont les statistiques lorsqu’elles ne sont plus de l’arithmétique politique ? Qu’est-ce que tous ceux qui sont investis dans les données imaginent que les statistiques sont ?

Dans la plupart des communautés techniques, explique boyd, il est facile de considérer les statistiques comme un travail objectif, scientifique et mathématique. L’idéal de l’information objective existe parce que les décideurs apprécient de pouvoir rejeter la responsabilité sur les données. Cela permet d’éviter de questionner la politique ou la prise de décision. Cela permet de prétendre que l’utilisation des données rend les choses neutres. « C’est un raisonnement dangereux. C’est ainsi que les données deviennent des armes ».

Ce cadrage objectif masque également les origines profondément politiques de nombreuses techniques que nous considérons aujourd’hui comme acquises… La régression statistique a été inventée par Francis Galton, le père de l’eugénisme, et son intérêt pour cette technique n’était pas anodin, rappelle la chercheuse. Malgré les racines douteuses de nombreuses méthodes et pratiques statistiques, le développement de la statistique mathématique a également permis de mieux comprendre les limites et les biais des analyses. Par exemple, dans les années 1910, un groupe d’employés noirs du Bureau du recensement des États-Unis a commencé à calculer le sous-dénombrement des Noirs dans les recensements précédents. Cela a ouvert de nouvelles possibilités pour corriger les données. Au fur et à mesure que les techniques statistiques se perfectionnaient, les scientifiques ont également commencé à imaginer comment les interventions mathématiques pouvaient réparer les faiblesses intrinsèques des données.

Mais améliorer la qualité des données en les corrigeant n’allait pas de soi. Aux États-Unis, ces travaux se sont souvent heurtés à des résistances politiques. En 1957, le Congrès américain a interdit au Bureau du recensement d’utiliser l’échantillonnage dans ses principaux produits de données, alors que celui-ci permettait notamment de réduire la charge du recensement. Conscient de l’importance des personnes manquantes dans le recensement, le Bureau du recensement a tenté d’exploiter des données provenant d’autres sources et d’élaborer des modèles pour combler les lacunes dans ses propres données à l’aide d’une technique connue sous le nom d’imputation. Cette technique a également été contestée devant les tribunaux lorsque l’État de l’Utah a fait valoir que le Census Bureau n’avait pas le droit d’imputer des données, à la fois parce que l’échantillonnage était interdit par la loi et parce que l’imputation violerait l’exigence constitutionnelle d’un « dénombrement réel ». La Cour suprême a rejeté ces revendications, arguant que l’imputation n’était pas une méthode statistique, mais une technique permettant d’améliorer le comptage… elle est devenue par cette décision un arbitre des méthodes statistiques.

La donnée est politique

Les organismes statistiques sont tenus de produire des connaissances statistiques de haute qualité, mais qui décide de ce qui constitue des connaissances statistiques ? Ceux qui sont investis dans les statistiques modernes et l’avancement de la science présument que le but d’un organisme statistique est de créer des connaissances statistiques mathématiquement valides et que le résultat d’un recensement doit être la meilleure représentation quantitative possible. Mais tout le monde ne voit pas le concept de statistique sous cet angle, rappelle boyd. Pour ceux qui considèrent un recensement comme un dénombrement de toutes les personnes, alors le travail du Bureau du recensement consiste à se concentrer sur l’acte de compter et de rapporter ce qui est compté. On le voit, il y a une distinction nécessaire entre le meilleur comptage et les meilleures données.

Dès qu’on donne de l’importance aux données, elles ne peuvent jamais être neutres. « Plus les enjeux sont importants, moins ces données peuvent être objectives. Le choix même des données à collecter, la manière de les catégoriser et de les présenter révèlent des engagements idéologiques, sociaux et politiques », rappelle boyd en évoquant notamment la collecte de données sur l’origine ethnique dans le recensement américain. Si cette collecte a toujours lieu, c’est parce que les lois adoptées pendant les années 60 pour lutter contre les discriminations ont utilisé ces données pour asseoir leurs revendications et montrer les inégalités raciales qui fracturaient la société américaine. À l’inverse, la France ne collecte pas de données sur l’origine ethnique ni sur la religion. Les partisans de cette interdiction considèrent qu’elle est essentielle à la mise en place d’une société laïque sans distinction de race, mais ses détracteurs affirment que le fait de ne pas collecter ces données signifie que la France est mal équipée pour lutter contre les inégalités et le racisme. Le Liban, quant à lui, a effectué son dernier recensement en 1932. À l’époque, on a constaté qu’environ la moitié de la population était chrétienne et l’autre moitié musulmane, répartie équitablement entre sunnites et chiites. Les politiciens libanais ont rejeté à plusieurs reprises les propositions visant à effectuer un nouveau recensement. Un exemple qui illustre très bien combien la connaissance statistique est politique.

Les statistiques nous aident à connaître différents aspects de nos nations, mais ce que nous sommes en mesure de demander dépend d’une série d’engagements politiques, idéologiques et économiques, rappelle danah boyd.

Or, les recensements ne sont jamais parfaits. Les recensements oublient des gens. Il manque des gens parce qu’ils sont ailleurs et il manque des gens parce que tout le monde ne veut pas être compté. Et il manque des personnes parce que toutes les personnes ne sont pas considérées comme suffisamment légitimes pour être comptées par l’État. En d’autres termes, ils omettent des personnes pour des raisons opérationnelles, sociales et politiques.

Pour des données qui révèlent leurs défauts et leurs limites !

Lorsque les statistiques officielles sont considérées comme des données objectives fournies par l’État, on suppose qu’elles sont capables de parler d’elles-mêmes, de raconter leur propre histoire. « Mais les données ne parlent pas d’elles-mêmes. Elles ne le peuvent pas. Elles parlent au nom d’autres personnes. Et ce qu’elles disent dépend des objectifs et des intérêts de ceux qui essaient de les convaincre de parler. »

De nombreuses personnes puissantes utilisent les données pour justifier leurs décisions. Pourtant, lorsque les décideurs et les dirigeants s’appuient sur des données pour justifier leurs actions, ils veulent que les données restent conformes au message. « Pour que les données restent conformes au message, elles doivent communiquer avec précision et en toute confiance. Ces données ne peuvent pas révéler leurs propres défauts et limites, soulever des questions ou proposer des interprétations alternatives. Les données ne doivent pas être considérées comme faibles, car les données considérées comme faibles menacent la légitimité du travail statistique. » Personne ne veut de données entachées d’incertitudes, explique boyd en rapportant le travail d’une démographe qui avait tenté de communiquer des intervalles de confiance dans les données qu’elle présentait à une municipalité. La municipalité lui a demandé de revoir son travail pour revenir avec des faits !

« Tous ceux qui ont travaillé avec des données ont, à un moment ou à un autre, demandé aux données de parler pour elles-mêmes ». « Regardez les données ! » est la déclaration d’exaspération – ou d’assurance – la plus commune.

Le problème, estime boyd, est qu’il n’y a pas vraiment de place pour communiquer sur les limites des données. Trop souvent, les praticiens préfèrent ignorer l’incertitude et l’erreur, sachant que ces informations-là sèment surtout de la confusion si ce n’est de la colère. Pourtant, ceux qui sont dans les méandres de la technique et des chiffres ne peuvent pas comprendre comment quelqu’un peut éthiquement travailler avec des données et ignorer de tels signaux. Bien sûr, il y a aussi un art de présenter l’incertitude en sachant que la personne qui reçoit les données peut soit ignorer l’incertitude, soit la déformer pour simplifier le message. C’est le cas des sondages politiques notamment. Les sondeurs peuvent souligner consciencieusement que leurs résultats sont dans une marge d’erreur lorsque leurs prédictions se révèlent fausses, même s’ils savent pertinemment que leurs données ont été présentées pour suggérer un résultat définitif. À l’inverse, les climatologues tentent de communiquer de manière responsable l’incertitude de leurs modèles complexes, quand bien même leur travail risque d’être miné par l’absence de certitude qu’ils présentent.

Le Census Bureau est censé produire des faits et faire preuve de précision à la fois pour faire autorité et parce que toute communication scientifique responsable impliquant une incertitude peut être politisée. Les scientifiques et les statisticiens savent que les données ont des limites et communiquent dessus entre eux. Mais, dans l’ensemble, ceux qui s’appuient sur l’infrastructure de données de la démocratie ont tendance à ignorer les signaux d’incertitude, d’erreur ou de bruit lorsqu’ils utilisent les données. « Certains les ignorent parce qu’ils ne savent pas comment travailler avec de telles informations. D’autres les ignorent parce que leurs clients veulent entendre des faits et de la précision. D’autres encore considèrent que la discussion même de l’incertitude crée un risque de délégitimation des données. »

Pourtant, souligne danah boyd, l’illusion de données de recensement parfaites est devenue plus coûteuse que les gens ne le pensent. S’il n’est pas capable de faire face aux limites des données, le Census Bureau ne peut pas obtenir le soutien social et politique nécessaire pour introduire de nouvelles techniques susceptibles d’améliorer systématiquement les statistiques fédérales. Cela est particulièrement coûteux dans un contexte social où il est de plus en plus difficile d’inciter les gens à répondre eux-mêmes ou à partager des informations avec les représentants du gouvernement. La communauté scientifique a mis au point une série de techniques permettant d’améliorer la qualité des données malgré les limites de leur collecte, mais pour les adopter, il faut que les parties prenantes comprennent les limites et les vulnérabilités des données.

La confidentialité des données est toujours essentielle

L’une des raisons pour lesquelles les données de recensement sont imparfaites est que le public ne fait pas toujours confiance au gouvernement pour prendre soin des données. Depuis 1840, les personnes chargées du recensement aux États-Unis savent que la confidentialité est essentielle pour inciter les gens à participer au recensement. Pour le Census Bureau, la confidentialité des statistiques est une condition essentielle pour des raisons procédurales, juridiques et morales. L’impératif procédural n’a fait que croître depuis 1840, de nombreuses études ayant montré à plusieurs reprises que les gens sont réticents à répondre, notamment quand les données permettent de les identifier. Depuis plus d’un siècle, il existe des exigences légales qui empêchent l’accès aux données de recensement à des fins non statistiques. Plus récemment, lorsque des chercheurs ont découvert comment les données de recensement étaient utilisées aux États-Unis et en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, la communauté des statisticiens s’est engagée plus généralement à assurer une meilleure confidentialité des données.

Pour assurer la confidentialité des statistiques, le Census Bureau a fait évoluer ses procédures. Longtemps, il a choisi de ne pas publier certaines statistiques, mais, dans les années 1980, le Census Bureau a été soumis à une forte pression pour publier des données plus détaillées. Ainsi, lors du recensement de 1990, le Census Bureau a commencé à injecter du bruit dans les données publiées afin de lui permettre de publier des données sur de petites zones géographiques. Le bruit qui a été injecté n’était pas systématique, mais consistait en des modifications destinées à atténuer la visibilité des valeurs aberrantes.

Les informaticiens ont montré que ces modifications n’offraient que peu de protection et ils ont commencé à développer la « confidentialité différentielle » comme une intervention possible (voire les très bonnes explications de David Larousserie dans un article du Monde sur les avantages et limites de ces techniques). Le but est de maximiser la confidentialité et la qualité des résultats statistiques en introduisant du bruit dans les données pour éviter qu’elles ne permettent de réidentifier des personnes.

Il existe de nombreuses façons de mettre en œuvre la confidentialité différentielle, explique pédagogiquement danah boyd, mais toutes impliquent des lettres grecques servant de variables qui régissent des aspects clés du système. L’une de ces lettres – epsilon – représente le risque de perte de confidentialité dans un système de confidentialité différentielle. « Pensez-y comme à un bouton. Tournez le bouton dans un sens et les données sont plus bruyantes, mais bénéficient d’une meilleure protection de la vie privée. Si vous le tournez dans l’autre sens, le bruit diminue », mais les données deviennent plus vulnérables à la réidentification.

« La confidentialité différentielle tient 4 choses pour acquises. Premièrement, elle présume qu’il est impératif de publier des statistiques utilisables tout en protégeant la confidentialité des données sous-jacentes. Deuxièmement, elle suppose que les statistiques utilisables peuvent être comprises en termes mathématiques. Troisièmement, elle suppose que les utilisateurs de données trouvent un intérêt à connaître, comprendre et mesurer le bruit, l’erreur et l’incertitude. Quatrièmement, la confidentialité différentielle suppose que la transparence est souhaitable. »

Le Census Bureau a commencé à intégrer la confidentialité différentielle dans ses produits scientifiques en 2006, rendant ainsi disponibles pour la première fois des données auparavant inaccessibles. La communauté scientifique a applaudi. Mais le recensement décennal est différent des autres produits de données produits par le Census Bureau. Aussi, lorsque le bureau a décidé de moderniser le système de divulgation statistique utilisé pour son produit canonique, il n’a pas mesuré l’ampleur de la réaction négative qu’il recevrait. Le bureau a apprécié la possibilité d’être franc au sujet de ses procédures. Les scientifiques imaginaient que cela permettrait une meilleure gouvernance du système statistique et une meilleure prise en compte de l’incertitude. Ils pensaient que les utilisateurs seraient satisfaits. Ils ont eu tort.

Les poursuites judiciaires ont commencé avant même la publication des données du recensement. D’autres sont encore attendus. Une fois de plus, nous pouvons nous attendre à ce que la Cour suprême doive s’interroger prochainement sur ce que sont les statistiques, explique boyd. Certains opposants à la protection différentielle de la vie privée ont des préoccupations d’ordre scientifique, mais bon nombre de ceux qui contestent le droit du bureau de moderniser son système de prévention de la divulgation ne voient pas les données du recensement à travers le prisme des mathématiques. « Ils veulent que les données soient des faits, qu’elles parlent d’elles-mêmes ». Et ils considèrent que la protection de la vie privée via la confidentialité différentielle est une abomination pour avoir osé modifier les données en premier lieu. Pour compliquer encore les choses, il y a aussi des gens qui voient des opportunités politiques à combattre le bureau, quelles que soient les ramifications pour le travail statistique.

La transparence est un idéal courant en informatique, en particulier dans les domaines issus de la cryptographie, qui ont un profond engagement moral envers la transparence. De même, les mathématiciens et les informaticiens ne considèrent pas l’incertitude comme une chose à éviter, mais comme une chose à embrasser activement. Dans le cadre de cette façon de voir le monde, les progrès de la méthode scientifique visant à améliorer la qualité des données et à négocier la confidentialité des statistiques sont une aubaine pour les statistiques. Mais elles sont aussi un cauchemar politique.

Nous n’échapperons pas à la politisation des données !

L’épistémologie est l’étude de la connaissance, elle consiste à comprendre « comment nous savons ce que nous savons ». La science est la poursuite de la connaissance par le biais de méthodes et de pratiques rigoureusement définies. Historiquement, les scientifiques ont été condamnés pour hérésie et brûlés sur le bûcher, mais au 20e siècle, les scientifiques ont acquis une grande importance dans de nombreuses sociétés. Malheureusement, leur ascension n’est pas toujours bien accueillie, surtout lorsque les découvertes scientifiques sont considérées comme une menace économique ou idéologique. Dans les années 1980 et 1990, les scientifiques n’ont pas été physiquement torturés, mais leurs pratiques ont été régulièrement détournées, souvent sous le couvert d’une « science solide ».

L’abus le plus flagrant du processus scientifique s’est produit dans les domaines de la science du climat et de la santé publique, alors que l’industrie pétrolière et l’industrie du tabac s’efforçaient de semer le doute sur le consensus scientifique concernant le changement climatique et le cancer lié au tabagisme. Plus que tout, ces efforts ont perverti l’incertitude scientifique encourageant sa paralysie. Dans les années 1990, un groupe d’universitaires s’est réuni pour donner un sens à ce phénomène. Ils ont inventé le terme « agnotologie » pour décrire l’étude de l’ignorance. L’ignorance n’est pas simplement ce que nous ne savons pas encore ; elle fait également référence à la connaissance qui a été perdue et à celle qui a été volontairement polluée.

L’incertitude est au cœur du processus scientifique. Mais dans un contexte de politique publique, l’incertitude est considérée comme toxique et dangereuse. La politisation de l’incertitude pour saper le consensus scientifique au cours de cette période explique en partie pourquoi ceux qui cherchent à garantir la légitimité des statistiques fédérales rejettent souvent par défaut toute information susceptible d’ébranler la confiance dans les données. Aujourd’hui, les personnes qui s’intéressent aux données rechignent à parler d’incertitude parce que, pendant 20 ans, elles ont vu comment l’incertitude était utilisée pour saper les connaissances scientifiques et l’élaboration de politiques fondées sur des preuves.

Les données de recensement sont le produit d’un travail scientifique. Elles sont également l’infrastructure de notre société, au cœur d’innombrables politiques et pratiques. « Des vies dépendent de ces données. Des économies dépendent de ces données. La santé publique dépend de ces données. » Ceux qui utilisent les données de recensement veulent savoir qu’ils peuvent avoir confiance en ces données, qu’ils peuvent s’appuyer sur ces données dans leurs calculs. Les scientifiques qui travaillent sur ces données sont obsédés par la qualité, mais ils n’ont jamais été en mesure de produire des données parfaites. « Pourtant, plus ces données sont politisées, plus on attend d’elles qu’elles soient parfaites. Et plus on s’attend à ce qu’elles soient parfaites, plus les personnes investies dans la légitimité des données sont censées supprimer toute discussion sur l’incertitude, le bruit et l’erreur. » Ce faisant, une illusion est née.

L’illusion de la perfection, cet imaginaire statistique

« En m’appuyant sur les travaux d’autres chercheurs, je ne peux m’empêcher de considérer cette illusion comme un type d’imaginaire statistique. Dans mon esprit, un imaginaire statistique se forme lorsque des personnes construisent collectivement une vision de ce que sont les données et de ce qu’elles pourraient être. Par exemple, lorsque les auteurs de la Constitution ont imaginé de procéder à un recensement pour ancrer une démocratie et sa représentation, ils ont créé un imaginaire statistique. Les entreprises produisent également des imaginaires statistiques. Par exemple, lorsque les entreprises créent des discours parlant de tous les avantages du « big data » et de l’IA, elles produisent un imaginaire. »

Les imaginaires statistiques n’ont pourtant pas besoin d’être des fantasmes farfelus. Ils ne doivent même pas être des illusions ; ils peuvent être profondément ancrés dans la pratique, enracinés dans des objectifs pragmatiques et réalisés par des systèmes techniques. Mais ils peuvent aussi se détacher de la pratique lorsque l’illusion de ce que les statistiques devraient être est plus attrayante que la réalité de ce qu’elles sont. L’apprentissage automatique est un outil puissant, mais le fantasme selon lequel l’apprentissage automatique peut résoudre tous les problèmes de société est déconnecté de la réalité.

« La clé d’une science des données responsable est de garder l’imaginaire statistique sous contrôle ». De nombreuses personnes célèbres ont parlé des dangers de mentir à travers les statistiques, de contorsionner les statistiques pour dire des choses inappropriées. Il existe également un danger de produire un imaginaire statistique qui ne peut être réalisé. Une science des données responsable nous oblige à fonder ces conversations. Oui, les données doivent être solides. Mais les logiques techniques, culturelles et politiques qui entourent l’analyse et l’utilisation des données doivent l’être tout autant.

« Toutes les données sont fabriquées ». Elles ne sont ni immanentes, ni trouvées. L’idée que les données puissent être le produit d’un acte de comptage apolitique est chaleureuse et floue. Mais il s’agit d’une illusion. Et cette illusion masque la manière dont les catégories de données sont politiquement contestées, dont les choix en matière de collecte et de traitement nécessitent des décisions humaines. « ,Mais le plus grand problème de cette illusion est qu’elle encourage les personnes impliquées dans le travail sur les données à ignorer les limites des données afin d’apaiser un idéal de faits objectifs. Les données ne peuvent pas être traitées comme des acquis. Leurs imperfections et leur contexte doivent être pris en compte ».

Pour des données incertaines et des usages responsables !

S’engager dans l’incertitude est une entreprise risquée. Les gens ont peur de s’engager dans l’incertitude. Ils ne savent pas comment s’y prendre. Et ils s’inquiètent de la politisation de l’incertitude. Mais nous atteignons un point de bascule. En ne s’engageant pas dans l’incertitude, les imaginaires statistiques sont de plus en plus déconnectés de la pratique statistique, ce qui sape de plus en plus la pratique statistique. Et cela menace la capacité de faire du travail statistique en premier lieu. Si nous voulons que les données aient de l’importance, la communauté scientifique doit contribuer à dépasser la politisation des données et de l’incertitude pour créer un imaginaire statistique capable de prendre en compte les limites des données.

« En tant que chercheurs techniques et scientifiques du monde entier, vous avez tous un rôle à jouer », exhorte danah boyd. « Nous devons tous à nos communautés respectives de garantir un avenir plus responsable en matière de données ». « Beaucoup d’entre vous se sont déjà engagés à produire des métadonnées sur des ensembles de données afin de rendre visibles les caractéristiques de ces données. Cela devrait être une pratique courante. Mais allez un peu plus loin… Comment faites-vous pour comprendre comment les données sont utilisées ? Et que faites-vous pour vous assurer que les données sont utilisées de manière responsable ? »

La politisation des données climatiques et des données sur le cancer il y a 20 ans aurait dû être un avertissement, rappelle boyd. La politisation des données est désormais omniprésente. Elle menace la légitimité de l’infrastructure de données de la démocratie. Elle menace la capacité à comprendre les crises de santé publique. Elle menace la capacité des individus, des entreprises et des gouvernements à prendre des décisions éclairées.

Beaucoup d’entre vous ici aujourd’hui sont des constructeurs d’outils qui aident les gens à travailler avec des données. « Plutôt que de présumer que ceux qui utilisent vos outils ont une vision claire de leurs données, comment pouvez-vous créer des fonctionnalités et des méthodes qui garantissent que les gens connaissent les limites de leurs données et les utilisent de manière responsable ? Vos outils ne sont pas neutres. Les données que vos outils aident à analyser ne le sont pas non plus. Comment pouvez-vous créer des outils qui invitent à une utilisation responsable des données et qui permettent de voir quand les données sont manipulées ? Comment pouvez-vous contribuer à la création d’outils de gouvernance responsable ? »

« Certains d’entre vous ici aujourd’hui sont des chercheurs critiques, qui regardent tout cela se dérouler. Nous avons tous vu des technologies être utilisées pour mettre en œuvre des abus et réifier des inégalités structurelles. Mais soyons également prudents. Dans certains contextes, nos critiques sont détournées pour saper les infrastructures de données qui défendent la démocratie et les droits civils. Le contexte est important. Oui, nous devons examiner d’un œil critique la façon dont la technologie soutient les systèmes de pouvoir. Mais nous devons également être conscients de ceux qui profitent du doute et de l’affaiblissement de la science et des statistiques. »

Les données de recensement sont un canari dans la mine de charbon. Les controverses entourant le recensement de 2020 ne vont pas disparaître à court terme. L’imaginaire statistique des données précises, parfaites et neutres a été rompu. Et il n’y a aucun moyen de remettre le proverbial génie dans la bouteille. Rien de bon ne sortira de la tentative de trouver une nouvelle façon d’ignorer l’incertitude, le bruit et l’erreur. La réponse à l’utilisation responsable des données ne consiste pas à réparer une illusion. Il s’agit d’envisager et de projeter de manière constructive un nouvel imaginaire statistique, les yeux grands ouverts. Cela signifie que tous ceux qui s’intéressent à l’avenir des données doivent contribuer à ancrer notre imaginaire statistique dans la pratique, dans les outils et dans les connaissances. « La science responsable des données ne concerne pas seulement ce que vous faites, mais aussi ce que vous faites faire à tous ceux qui travaillent avec des données ».

Les données sont des artefacts politiques comme les autres

Derrière cette invitation puissante à interroger notre conception des données, danah boyd pointe d’autres. Dans l’édition précédente de sa newsletter, danah boyd interrogeait plus avant les limites de la visualisation des données par exemple. Elle expliquait notamment que la visualisation est profondément une question de communication. « Les choix que vous faites pour produire une visualisation déterminent la façon dont elles seront perçues. Le spécialiste en visualisation de données a le pouvoir de façonner nos perceptions. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de visualisation neutre, pas plus qu’il n’y a de données neutres. La question pour le spécialiste en visualisation de données consiste donc à savoir ce qu’il souhaite transmettre. » Le journalisme aimerait lui aussi s’imaginer en reporter neutre, alors qu’il ne cesse de devoir prendre des décisions sur les priorités qu’il donne à certaines informations sur d’autres et sur la manière dont il va communiquer ces informations. Shannon dans sa théorie de l’information le disait d’une autre manière. L’enjeu n’est pas tant ce que le communicateur essaie de dire que ce que le destinataire est capable d’entendre. « La perte de paquets est inévitable. Le communicateur doit donc organiser l’information de manière à ce que, même avec du bruit dans le système, le destinataire puisse recevoir le message voulu. » Pour danah boyd, se concentrer sur la parole ou l’écoute forme les deux extrémités d’un spectre. Si la presse a toujours été attentive au contexte, c’est-à-dire à la manière dont les gens peuvent recevoir une histoire, aujourd’hui, elle a de moins en moins de contrôle sur celui-ci, puisque nombre de contenus ne sont plus reliés à une hiérarchie de l’information, mais deviennent de plus en plus indépendants les uns des autres.

« Les données ne parlent pas d’elles-mêmes. Elles ne sont jamais neutres. Elles ont des biais et des limites, des vulnérabilités et des incertitudes. Lorsqu’elles sont placées en position de pouvoir, elles sont souvent déformées et déformées d’innombrables façons. » Apprendre à voir véritablement les données est difficile, notamment parce que leurs faiblesses ne sont pas toujours évidentes à décoder. La visualisation peut contribuer à révéler leurs faiblesses ou les masquer.

Il y a quelques années, alors qu’elle donnait un cours d’introduction à la science des données, elle faisait travailler ses étudiants sur des données de police de la ville de New York et leur posait une question simple : quel est l’âge moyen des personnes arrêtées. Très vite la réponse fusait (27 ans) et quand elle leur demandait si c’était exact, ceux-ci émettaient mille hypothèses sociales pour en tirer du sens. Mais en leur demandant de faire une distribution des données, ils se sont rendu compte que la grande majorité des gens dans les données n’avaient pas d’âge. En comparant cette variable à celle de la date de naissance, ils se sont rendu compte que les deux variables ne correspondaient pas. L’âge est une très mauvaise clef d’entrée dans ces données. La première leçon était apprise : il est essentiel de saisir la faiblesse des données avant de leur poser des questions. « Lorsque vous construisez vos outils, quelles hypothèses faites-vous sur vos données ? Comment aidez-vous ceux qui cherchent à donner un sens aux données à en voir les limites ? Comment amadouer les données pour qu’elles montrent leurs faiblesses ? Comment encouragez-vous les utilisateurs de données à voir l’incertitude ? Ce sont des choix. »

Les données démographiques américaines sont ainsi classées géographiquement, par sexe et race. Autant de classements bien souvent difficiles. Elles ne sont pas les seules à être problématiques dès qu’on les distribue en catégories. Si nos manières de segmenter les données peuvent être guidées par des formules mathématiques, le choix de créer des segments est très directement déterminé par des considérations sociales. Une fois les catégories créées, il faut traiter les données qui ne correspondent pas aux catégories et également traiter les données qui sont déformées par les catégories, notamment à des fins politiques. Nos sociétés sont pleines d’inégalités. Or, souligne boyd, « bien que les gens imaginent l’informatique comme un grand perturbateur, l’ironie veut que nombre de nos pratiques informatiques soient davantage obsédées par la réification des catégories créées par les humains que par leur perturbation ».

L’apprentissage automatique n’est rien d’autre qu’un moyen pour identifier des catégories socialement construites et il consiste à les identifier informatiquement dans des systèmes qui, généralement, les amplifient. D’où le fait que l’IA soit si controversée. Ainsi, les systèmes apprennent rapidement que les infirmières sont des femmes et les médecins des hommes. Ils n’ont pas appris ici un fait intrinsèque, mais un fait socialement construit. Lorsqu’un modèle présentant ce biais est ensuite placé dans un système qui l’utilise, alors il a tendance surtout à renforcer ce biais. Que se passe-t-il alors ? Quand vous visualisez des données contenant des préjugés, faut-il alors concevoir un outil pour les révéler ou pour les réifier ?

Pour boyd, quand on crée une visualisation, nous devons tenir compte de la façon dont ce travail peut-être déformé pour favoriser l’ignorance, pour favoriser des perceptions erronées… « La désinformation et l’information erronée ne sont pas simplement des attaques contre le discours politique ; ce sont des attaques épistémiques conçues pour saper toutes les formes de preuves », rappelle-t-elle (« L’objectif principal de la désinformation n’est pas de nous persuader que des choses fausses sont vraies. Elle vise à nous faire nous sentir impuissants », rappellait Ethan Zuckerman – @EthanZ – récemment, nous invitant à nous maintenir dans l’impuissance en nous battant pour la vérité plutôt que contre le pouvoir). Pour danah boyd, ceux qui produisent des visualisations de données doivent penser comme un pirate et réfléchir à la manière de sécuriser leur travail de visualisation pour qu’il ne devienne pas un outil de désinformation.

boyd explique qu’elle est tombée amoureuse de la visualisation de données quand elle a réalisé qu’elle pouvait aider à voir des informations complexes sous un meilleur jour, comme c’est le cas notamment des visualisations interactives. « Les visualisations sont des outils puissants. Elles nous permettent d’explorer les données, de donner un sens à ce que nos données peuvent cacher sur elles-mêmes. Elles nous permettent de communiquer des données, en révélant des aspects des données qui sont difficiles à saisir. Elles peuvent également être utilisées pour affirmer l’autorité, de manière à la fois productive et dangereuse. »

Les entreprises sont dans leur pire état lorsque la conscience interne qu’elles ont d’elles-mêmes est en désaccord maximal avec la perception externe de l’entreprise. C’est par exemple le cas actuellement de Facebook. Une bonne communication consiste à aligner ces perceptions internes et externes. Le soir de l’élection de 2016, le New York Times a présenté une visualisation absurde de la probabilité de victoire de chaque candidat. Elle était binaire et montrait que Hillary Clinton allait gagner. La victoire de Trump était dans la marge d’erreur pourtant, mais ce n’est pas ce qu’a montré la visualisation. Lorsqu’on construit un outil de visualisation, trop souvent, on souhaite le montrer dans toute sa splendeur. C’est oublier que les visualisations ont du pouvoir. Elles savent transmettre des informations et amplifier certaines interprétations. Elles sont des artefacts politiques comme les autres, conclut-elle en encourageant les concepteurs à une grande humilité et à une grande responsabilité.

L'outil de prévision du New York Times quelques heures avant les résultats
Image : Quelques heures avant les résultats de l’élection de 2016, les prévisions en direct du New York Times annoncent que Hillary Clinton a 82 % de chance de devenir présidente des Etats-Unis.

Les données ou la démocratie ?

Prenons encore un peu plus de hauteur, sur les enjeux de la production de données et leurs limites.

Le contrôle, la circulation et le traitement des données sont au cœur des pratiques de nos sociétés. Mais elles restent profondément opaques : nous en savons bien moins sur ceux qui recueillent les données (et comment) qu’ils n’en savent sur nous, rappelle la professeure de droit de Yale, Amy Kapczynski (@akapczynski) en introduction d’un imposant dossier sur les données et la démocratie publié par l’Institut Knight de l’université de Columbia (@knightcolumbia). Reste que ces techniques mobilisées ne sont pas sans biais et erreurs qui reproduisent et ancrent des réalités sociales plus discriminantes qu’autre chose. « Notre position dans les réseaux numériques façonne profondément nos chances dans la vie, d’une manière que nous ne comprenons que très peu et qui soulève des préoccupations importantes pour nous tous. Les pratiques de notation et de tri ne constituent pas seulement nos identités et notre accès aux médias sociaux, mais façonnent également notre capacité à accéder au crédit, à l’emploi, au logement et aux soins médicaux. Les implications sont également structurelles. Une nouvelle « fracture du big data » est apparue : « Ceux qui ont accès aux données, à l’expertise et à la puissance de traitement sont positionnés pour s’engager dans des formes de tri de plus en plus sophistiquées qui peuvent être « de puissants moyens de créer et de renforcer des différences sociales à long terme [ou nouvellement générées]. » Les défis des technologies et des formes de pouvoir qu’elles encapsulent est un nouveau défi à nos démocraties qui reposent sur des formes de partage de pouvoir, qui semble moins évident quand celui-ci, structurellement, ne le permet pas, estime Kapczynski. La datafication de nos sociétés adresse de nouveaux défis à nos démocraties.

l'article introductif de Amy Kapczynski pour le Knight Institute
Image : l’article introductif de Amy Kapczynski pour le Knight Institute.

Tout d’abord, les données ne sont pas seulement un matériel à traiter, mais jouent un rôle dans le rapport au peuple qui est censé gouverner. Si les données alimentent depuis longtemps les démocraties modernes, la collecte et les traitements sont désormais au cœur de nos fonctionnements démocratiques, rappelle la professeure de droit. Reste à comprendre comment ces pratiques peuvent incarner et intégrer des valeurs démocratiques, alors qu’elles sont fondamentalement opaques et techniques. Elle évoque justement l’exemple du recensement – danah boyd signe d’ailleurs avec l’historien Dan Bouk (danbouk qui tient un blog sur la question du rencensement) un autre article sur la question du bureau du recensement -, et souligne que les arbitrages sur qui compter, qui peut utiliser les données… ont toujours fait l’objet de conflits. L’évolution des choix opérés est clairement liée à des contextes politiques et idéologiques rappelant qu’il n’y a pas de neutralité technique, même dans les chiffres. Même constat quand on regarde les questions électorales et leurs implications, qui vont du découpage des circonscriptions aux modalités de vote, jusqu’aux formes les plus sophistiquées de ciblages politiques… L’exploitation des données semble transformer et accélérer « la politique comme marché », amplifiant les hiérarchies sociales existantes. Pour les professeurs de droit Bertrall Ross (@bertrall_ross) et Douglas Spencer – dans un article qui n’a pas encore été publié par le Knight -, l’accès à des données de plus en plus granulaires sur les électeurs est corrélé à un moindre investissement politique dans la mobilisation des électeurs à faible revenu, parce que ces derniers ont des taux de vote plus faibles et sont donc considérés comme de mauvais investissements, explique Kapczynski. Pour Ross et Spencer, le risque est que la baisse de la participation électorale des plus pauvres s’autorenforce. Pire, soulignent-ils, à l’ère du microciblage et de l’accès différencié aux données, l’accès et l’ouverture aux données pourraient renforcer l’exclusion plus que la limiter, défaire les projets politiques solidaires… Un plus grand accès aux données ne se traduira pas automatiquement par un élargissement de la démocratie ou par un gouvernement plus fiable ou plus digne de confiance, expliquent-ils avec inquiétude.

Le second enjeu repose sur le défi qu’adresse le secret des calculs au projet démocratique. « Nous ne pouvons pas obtenir les informations dont nous avons besoin sur les données et les systèmes d’IA en insistant simplement sur une « transparence » passive et sans médiation. Si l’accès aux données doit servir des objectifs publics, il devra être actif, sensible aux structures de pouvoir sous-jacentes et, dans de nombreux cas, conditionnel. » L’optimisme sur le potentiel libérateur qu’on a connu sur l’open access et la transparence sans limites, est derrière nous. La transparence et l’ouverture ne peuvent pas, à elles seules, créer la responsabilité et l’équité !

L’accès aux données ne signifie pas non plus accéder à des informations fiables. La transparence relève d’une forme d’idéologie, comme l’expliquait David Pozen dans un article sur la dérive idéologique de la transparence (.pdf). L’utilisation des données qui relève de l’ouverture est profondément intriquée dans des structures de pouvoir, notamment au profit de ceux qui disposent d’accès à ces données et des capacités de traitement pour les faire parler et agir. L’ère algorithmique génère surtout de nouveaux obstacles à l’accès à l’information, notamment, à nouveau, pour ceux qui sont le plus démunis, rappelle très justement Amy Kapczynski. Face à la complexité des processus et systèmes à forte intensité de données, les profanes sont laissés sur le bord de la route. « La complexité et le secret de conception ne sont qu’un aspect du problème. À mesure que les processus technologiques et de gouvernance sont devenus plus complexes, les données ont fait l’objet d’une protection juridique plus forte. » L’accès aux processus est plus compliqué que jamais du fait des secrets sur les techniques de calcul et impacte jusqu’au secteur public qui utilise des systèmes privés. La protection de la vie privée et celles relatives à la liberté d’expression sont trop souvent mobilisées pour rejeter les demandes d’information et rendent souvent impossible ou difficile la régulation publique sur les décisions de filtrage qu’opèrent les plateformes. Pour John Bowers (@john_bowers_), Elaine Sedenberg (@Elaine_Said) et Jonathan Zittrain (@zittrain), il est essentiel que les plateformes ouvrent des accès aux chercheurs, expliquent-ils dans un article sur la responsabilité des plateformes. Dans un article sur les limitations de l’accès aux données introduites par le RGPD en Europe, Mathias Vermeulen (@mathver) montre que là aussi, les chercheurs peinent à accéder aux données. Hannah Bloch-Wehba (@HBWHBWHBW) souligne quant à elle les risques que les fournisseurs privés d’outils d’analyses risquent de renforcer l’opacité des services publics et préconise des réformes sur les pratiques de passation de marchés publics qui obligeraient les contractants à l’ouverture.

Enfin, la série s’interroge également sur la gouvernance des données. Pour l’instant, les données ont été « légalement construites comme faisant partie d’un « domaine public » ouvert à la capture » par ceux qui peuvent les capturer, comme l’explique Amy Kapczynski dans The law of informational Capitalism. Au final, cette conception des données produit une forme de consentement automatisé et des conditions d’utilisation qui ne protègent pas vraiment la vie privée. D’autres contributeurs encore, comme Julie Cohen (@julie17usc), Frank Pasquale (@FrankPasquale), Aziz Huq (@aziz_huq) et Mariano-Florentino Cuéllar avancent de nombreux arguments pour démontrer l’incapacité des approches individualisées et fondées sur le consentement à permettre aux utilisateurs de comprendre ce qu’il sera fait des données qu’ils consentent à partager. « Organiser un régime réglementaire autour des droits de contrôle individuels », note Julie Cohen, « implique une structure de gouvernance atomistique et post hoc. Les utilisateurs individuels qui affirment leurs préférences pour des options prédéfinies sur des tableaux de bord modulaires n’ont ni le pouvoir ni la capacité de modifier les réseaux invisibles et préconçus d’arrangements techniques et économiques dans le cadre desquels leurs données circulent entre de multiples parties. » « Les approches structurelles, qui ne sont pas basées sur le consentement ou organisées par des logiques de choix individuels, et les approches qui sont capables d’affirmer et de s’occuper des formes structurées du pouvoir du réseau, sont essentielles pour démocratiser notre ère de données intensives. » Pasquale et Cohen préconisent donc de s’écarter radicalement des modèles réglementaires existants.

Kiel Brennan-Marquez et Daniel Susser (@internetdaniel) soutiennent que l’émergence de la phase « plateforme » du capitalisme remet en question l’existence même des marchés tels que nous les connaissons, ainsi que leur relation avec la liberté et l’efficacité. La surveillance et l’influence comportementale rendues possibles par la techno soulignent qu’il est peu probable que les marchés améliorent la liberté.

Concrètement, les enjeux que pose l’imposant dossier coordonné par Amy Kapczynski souligne que les données vont transformer en profondeur nos démocraties. Quel type de démocratie créons-nous depuis les nouvelles technologies ? Est-ce vraiment celle que nous voulons ? Ce qui est sûr, c’est que nous ne répondrons pas à ces questions sans interroger profondément et précisément ce que modifie notre rapport aux données et aux traitements quand ils sont partout autour de nous.

Hubert Guillaud

30.11.2021 à 06:00

L’apprentissage automatique peut-il changer notre compréhension du monde ?

Hubert Guillaud

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Le journaliste philosophe David Weinberger (@dweinberger, blog) étudie depuis longtemps les effets d’internet sur la connaissance. Il est actuellement écrivain en résidence (« à temps partiel et temporaire ») chez Google (et il tient un autre blog sur le sujet de l’apprentissage automatisé, lié à sa résidence). Pour le magazine Aeon (@aeonmag), (...)
Texte intégral (3672 mots)

Couverture du livre de David Weinberger, Everyday ChaosLe journaliste philosophe David Weinberger (@dweinberger, blog) étudie depuis longtemps les effets d’internet sur la connaissance. Il est actuellement écrivain en résidence (« à temps partiel et temporaire ») chez Google (et il tient un autre blog sur le sujet de l’apprentissage automatisé, lié à sa résidence). Pour le magazine Aeon (@aeonmag), il tente d’expliquer l’impact que le Machine Learning risque d’avoir sur la connaissance et sur notre rapport au monde. Son dernier livre, Everyday Chaos : Technology, Complexity, and How We’re Thriving in a New World of Possibility (Le chaos quotidien : technologie, complexité et comment nous nous épanouissons dans un nouveau monde de possibilité, non traduit, Harvard Business Review Press, 2019), est également consacré à ce sujet.

« Dans ses bons jours, le monde ressemble à un chemin de fer bien géré : les choses se passent selon des principes, des lois, des règles et des généralisations que nous, humains, comprenons et pouvons appliquer à des cas particuliers. Nous pardonnons les retards occasionnels des trains, car ils sont les exceptions qui confirment la règle. Mais à d’autres moments, nous faisons l’expérience d’un monde qui ressemble à un carambolage sur une autoroute. Les mêmes lois s’y appliquent, mais il y a tellement de facteurs à prendre en compte qu’on ne peut prédire le prochain carambolage et que nous ne pouvons pas expliquer les « détails » de celui-ci – détails qui pourraient permettre pourtant à une voiture de s’en sortir avec une aile tordue, alors qu’une autre exploserait en boule de feu. »

Nous vivons dans un monde dans lequel les interdépendances entre d’innombrables particularités dépassent le pouvoir d’explications des règles qui les déterminent. D’un côté, on maudit un résultat, de l’autre, il nous émerveille.

L’apprentissage automatique pourrait révéler que le monde quotidien est plus accidentel que régi par des règles. « Si tel est le cas, c’est parce que l’apprentissage automatique tire son pouvoir épistémologique de son absence de généralisations que nous, les humains, pouvons comprendre ou appliquer ».

« L’opacité des systèmes d’apprentissage automatique soulève de sérieuses inquiétudes quant à leur fiabilité et leur tendance à la partialité. Mais le constat brut qu’ils fonctionnent pourrait nous amener à une nouvelle compréhension et expérience de ce qu’est le monde et de notre rôle dans celui-ci. »

Et le philosophe de rappeler, avec beaucoup de clarté et de pédagogie, que l’apprentissage automatique fonctionne d’une manière radicalement différente de la programmation traditionnelle. « Les programmes traditionnels sont en effet l’apothéose de la compréhension du monde et de l’expérience », puisqu’ils reposent sur des règles, à l’image de notre compréhension d’un chemin de fer bien géré. Dans un programme traditionnel qui reconnaît des chiffres écrits à la main, le programmeur doit indiquer à l’ordinateur que 1 s’écrit comme une ligne droite verticale, 8 avec deux cercles l’un sur l’autre… Cela peut fonctionner correctement, mais le programme risque de mal reconnaître un pourcentage élevé de chiffres écrits par des mains malhabiles dans un monde imparfait. Les modèles d’apprentissage automatiques sont au contraire des programmes écrits par des programmes qui apprennent à partir d’exemples. Pour créer un modèle d’apprentissage automatique capable de reconnaître des chiffres écrits à la main, les développeurs ne disent rien à la machine des formes de ces chiffres. Ils lui donnent des milliers d’exemples de chiffres manuscrits, chacun étiqueté correctement du nombre qu’ils représentent. Le système découvre alors des relations statistiques entre les pixels qui composent les images partageant une même étiquette. Une série de pixels en ligne plus ou moins verticale ajoute un poids statistique à l’image en tant que 1, et diminue la probabilité qu’il s’agisse d’un 3.

« Dans les applications réelles d’apprentissage automatique, le nombre de réponses possibles peut dépasser de loin les 10 chiffres, la quantité de données à prendre en compte est vraiment énorme et les corrélations entre les points de données sont si complexes que nous, les humains, sommes souvent incapables de les comprendre. Par exemple, le métabolisme humain est un ensemble incroyablement complexe d’interactions et d’effets interdépendants. Imaginez donc que l’on crée un système d’apprentissage automatique capable de prédire comment le système du corps humain va réagir à des causes complexes. » Ce modèle devient alors l’endroit où médecins, chercheurs, profanes et hypocondriaques se rendent pour poser des questions et jouer à « Et si ? ». Le modèle devient alors la source la plus importante de connaissances sur le corps humain, même si nous ne pouvons pas comprendre comment il produit ses résultats.

Le risque d’un monde inexplicable

Deux histoires sont alors possibles. La première affirme que l’inexplicabilité est un inconvénient avec lequel nous devons apprendre à vivre afin d’obtenir et vivre avec les résultats utiles et probabilistes que l’apprentissage automatique génère. La seconde affirme que l’inexplicabilité n’est pas un inconvénient, mais une vérité ! Les outils d’apprentissage automatique fonctionnent parce qu’ils sont meilleurs que nous pour lire un monde trop complexe pour nous. Le succès de cette technologie nous apprend que le monde est la véritable boîte noire.

L’apprentissage automatique se déploie partout. Il est certes imparfait – notamment du fait qu’il peut amplifier les préjugés de nos sociétés -, mais nous continuons à l’utiliser quand même du fait des résultats qu’il génère. Le fait que l’apprentissage automatique réalise des exploits sans appliquer de règles est surprenant, voire gênant, pour nous, humains, tant nous avons une préférence pour les règles plutôt que pour les détails. Programmer un système pour jouer au jeu de Go sans qu’on lui indique les règles du jeu, mais en lui donnant des centaines de millions de mouvements à analyser semble assez contre-intuitif. Reste que l’apprentissage automatique est devenu bien meilleur que nous pour jouer au Go. Le processus de l’apprentissage automatique ne part pas de généralisations et ne produit pas de généralisations et ne sait pas produire d’interprétation généralisante. Il ne sait que traiter un cas par rapport à des millions d’autres, en généralisant à partir de millions de données. Ainsi, si un identificateur d’écriture n’a pas généralisé ce qu’il a appris des échantillons qui lui ont été donnés, il échouera lamentablement à catégoriser les caractères qu’il n’a jamais vus auparavant. Son incapacité à généraliser en fait un modèle inutile. Mais sa capacité à généraliser dépend toujours d’exemples spécifiques.

Les généralisations que produisent les modèles d’apprentissage automatique sont très différentes des généralisations que nous utilisons, nous humains, pour expliquer des particularités. « Nous aimons les généralisations traditionnelles, parce que (1) nous pouvons les comprendre ; (2) elles permettent des conclusions déductives ; et (3) nous pouvons les appliquer à des cas particuliers. Or, les généralisations produites par l’apprentissage automatique (1) ne sont pas toujours compréhensibles ; (2) sont statistiques, probabilistes et principalement inductives ; et (3) littéralement et pratiquement, nous ne pouvons généralement pas appliquer les généralisations qu’il produit, sauf en exécutant le modèle d’apprentissage automatique. De plus, les généralisations d’un modèle de machine learning peuvent être étrangement particulières : un motif de veines dans un scanner rétinien peut annoncer un début d’arthrite, mais seulement s’il y a 50 autres facteurs avec des valeurs spécifiques dans le dossier médical global et ces 50 facteurs peuvent varier en fonction de leur interrelation. C’est comme si vous vous demandiez comment votre voiture a évité de graves dommages lors de cette collision entre plusieurs voitures : la voiture a dû surmonter tellement de « si », de « et » et de « ou » que l’événement ne se réduit pas à une règle compréhensible que vous pourriez exprimer ou appliquer proprement à une autre situation. Ou encore, c’est comme les indices d’un meurtre mystérieux qui ne désignent le tueur que lorsqu’ils sont pris ensemble, d’une manière qui ne peut être généralisée et appliquée à d’autres affaires de meurtre. »

« Notre rencontre avec les modélisations basées sur l’apprentissage automatique ne nie pas l’existence de généralisations, de lois ou de principes. Elle nie qu’elles soient suffisantes pour comprendre ce qu’il se passe dans un univers aussi complexe que le nôtre. Les particularités contingentes, chacune affectant toutes les autres, écrasent le pouvoir explicatif des règles et le feraient même si nous connaissions toutes les règles. »

Jusqu’à présent, les lois de la science ont répondu à nos besoins. Ce que nous connaissons des lois de la gravité nous permet de procéder aux calculs nécessaires. Nous n’avons pas besoin d’une connaissance exhaustive et impossible de l’univers pour cela. Les lois et règles de la physique nous permettent de simplifier suffisamment le monde pour le comprendre, le prévoir, voire le contrôler, sans avoir besoin de nous intéresser au chaos des particularités et de leurs relations entre elles. Avec l’apprentissage automatique, nous disposons désormais d’une technologie de prédiction et de contrôle qui découle directement des innombrables interactions chaotiques simultanées de la totalité. Cette technologie a pourtant un écueil : si elle nous donne une maîtrise accrue, elle ne nous apporte pas la compréhension. Mieux, son succès même attire l’attention justement sur ce qui échappe à notre compréhension.

Pour David Weinberger, « l’apprentissage automatique pourrait briser l’engouement de l’Occident pour la certitude comme signe de la connaissance ». Comme les résultats de l’apprentissage automatique sont probabilistes, la certitude totale des résultats est bien souvent une cause de scepticisme à l’égard d’un modèle. Par nature, les résultats probabilistes de l’apprentissage automatique comportent un certain degré d’inexactitude. Nous avons désormais des systèmes puissants capables de tirer des conclusions d’innombrables détails interconnectés, même si leurs modalités nous restent impénétrables. À terme, le plus réel ne sera peut-être plus le plus immuable, le plus général, le plus connaissable… Le réel ne sera plus alors l’événement le plus simple, mais bien sa complexité même.

L'article de Weinberger sur Aeon

Le fossé de la compréhension

En 2019, à la sortie du livre, Weinberger développait la même idée sur son blog sur Medium. Pour lui, l’apprentissage automatique élargit le fossé entre la connaissance et sa compréhension. Longtemps nous avons pensé qui si nous travaillions assez durement, si nous pensions assez clairement, l’univers nous livrera ses secrets, car il est connaissable… « Mais avec l’apprentissage automatique, nous commençons à accepter que la véritable complexité du monde nous dépasse et dépasse de loin les lois et les modèles que nous concevons pour l’expliquer » Or, rappelle-t-il, nous nous considérons comme des créatures créées par Dieu et dotées de la capacité à recevoir la révélation de la vérité. Depuis la Grèce antique, nous nous définissons comme les animaux rationnels capables de voir la logique et l’ordre sous l’apparent chaos du monde. L’apprentissage automatique nous invite à remiser cette idée fondamentale. Nous ne sommes peut-être pas aussi bien adaptés à la rationalité de notre univers que nous le pensions. « L’évolution nous a donné des esprits réglés pour la survie et seulement accessoirement pour la vérité. » Pour Weinberger, nous sommes confrontés à une désillusion, à une compréhension nouvelle de nos limites, mais désormais dotés d’un pouvoir pour les dépasser. « Plutôt que de devoir toujours ramener notre monde à une taille que nous pouvons prévoir, contrôler et avec laquelle nous nous sentons à l’aise, nous commençons à élaborer des stratégies qui tiennent compte de la complexité de notre monde. »

Weinberger évoque ainsi l’utilisation des tests A/B (voir également ce que nous disions du potentiel et des limites de l’A/B testing). Il rappelle que lors de la première campagne présidentielle d’Obama, ses équipes n’ont cessé d’utiliser ces techniques pour améliorer l’engagement des visiteurs de son site web. Ses équipes ne savaient pas pourquoi certaines améliorations fonctionnaient, mais elles n’en avaient pas besoin. Il suffisait de le mesurer et de le constater. En fait, nombre de résultats de tests A/B ne s’expliquent pas, notamment quand ils montrent qu’un fond vert a plus d’effet qu’un fond bleu. Nous n’avons pas toujours le cadre mental qui explique pourquoi une version d’une publicité fonctionne mieux qu’une autre par exemple. Il est probable que les explications soient liées à des contextes précis, à des préférences multiples, fugaces et très spécifiques. « Les raisons peuvent être aussi variées que le monde lui-même ». « Pensez au lancer d’un ballon de plage. Vous vous attendez à ce que le ballon fasse un arc de cercle en se déplaçant dans la direction générale dans laquelle vous l’avez lancé, car notre modèle mental – l’ensemble des règles qui régissent la façon dont nous pensons que les choses interagissent – tient compte de la gravité et de l’élan. Si la balle va dans une autre direction, on ne rejette pas le modèle. Vous supposez plutôt que vous avez manqué un élément de la situation ; peut-être y avait-il un coup de vent, ou que votre main a glissé ».

« C’est précisément ce que nous ne faisons pas pour les tests A/B. Nous n’avons pas besoin de savoir pourquoi. » Nous n’avons pas besoin de savoir pourquoi une photo en noir et blanc, un fond vert plutôt que bleu ou une étiquette « En savoir plus » ont augmenté les dons à une campagne particulière. Nous n’avons pas même à savoir si les leçons que nous avons tirées de la publicité d’un démocrate s’avèrent ne pas fonctionner pour son adversaire républicain – et il est fort possible que ce ne soit pas le cas – ce n’est pas grave non plus, car il est assez peu coûteux d’effectuer d’innombrables tests A/B.

« Le test A/B n’est qu’un exemple de technique qui nous montre discrètement que les principes, les lois et les généralisations ne sont pas aussi importants que nous le pensions. » Au final, la complexité démontre une forme d’efficacité.

L’apprentissage automatique et le test A/B ont trois choses en commun : elles sont énormes, elles sont connectées, elles sont complexes. Leur échelle – leur immensité – leur permet d’atteindre un niveau de détail inégalé. L’un comme l’autre – contrairement à nous – se nourrissent de détails et d’unicité. La connectivité est également essentielle, notamment parce qu’elle est à l’origine même de leur complexité. « Les connexions entre les très nombreux éléments peuvent parfois conduire à des chaînes d’événements qui se terminent très loin de leur point de départ. D’infimes différences peuvent faire prendre à ces systèmes des virages inattendus. »

« Mais, nous n’utilisons pas ces technologies parce qu’elles sont énormes, connectées et complexes. Nous les utilisons parce qu’elles fonctionnent. »

L’efficacité des systèmes : une appréciation contextuelle

Cette efficacité intrinsèque cependant semble une limite que ces deux tribunes n’interrogent pas. Une efficacité pour quoi et pour qui ? Nous avons pour notre part souvent pointé les limites tautologiques de l’efficacité (par exemple, dans « Qu’est-ce que l’informatique optimise ? »).

Pointons donc vers une derrière tribune de David Weinberger qui revient sur les erreurs de l’apprentissage automatique. Cette efficacité des systèmes, c’est nous qui devons la régler, la borner, souligne-t-il.

De nombreux systèmes d’apprentissage automatique sont des classificateurs. Ils trient et classent des objets en fonction de leurs résultats. « Cette photo doit-elle être placée dans le panier des photos de plage ou non ? Cette tache sombre sur un scanner médical doit-elle être classée comme une excroissance cancéreuse ou autre chose ? » Les machines prennent des décisions sur la base de l’examen de milliers voire de millions d’exemples qui ont déjà été classés de manières fiables, entraînés. Reste que tous les systèmes font des erreurs de classements. « Un classificateur d’images pourrait penser que la photo d’un désert est une photo de plage. »

Les classificateurs font deux grands types d’erreurs. « Un classificateur d’images conçu simplement pour identifier les photos de plages peut, par exemple, placer une image du Sahara dans la catégorie « Plage » ou placer une image de plage dans la catégorie « Pas une plage ». » Les premières sont des « fausses alarmes » (les spécialistes parlent de faux positifs) et les secondes sont des « cibles manquées » (les spécialistes parlent de faux négatifs). Les taux de fausses alarmes et de cibles manquées sont importants. Dans le cas d’un scanner corporel au contrôle de sécurité d’un aéroport, celui-ci déclenche souvent des alarmes de sécurité alors que les personnes ne sont pas une menace pour la sécurité. Il ne s’agit pas nécessairement de mauvais réglages : les scanners sont réglés de manière à générer assez fréquemment de fausses alarmes. Ils sont réglés pour privilégier les fausses alarmes plutôt que les cibles manquées. L’exemple montre que fausses alarmes et cibles manquées sont interreliées et que les choix que l’on fait peser à un système dépendent des objectifs qu’on en attend, du contexte de son déploiement.

En ce sens, l’efficacité dépend donc du contexte et des réglages auxquels on procède. Fausses alarmes et cibles manquées peuvent être coûteuses, à la fois pour celui qui opère le système, comme pour ceux qui sont opérés par le système. Ces ajustements entre fausses alarmes et cibles manquées amènent à un autre niveau d’erreur, explique Weinberger : le niveau de confiance du système. Le choix de ces ajustements, la machine, elle ne peut pas vraiment y répondre. Ce sont donc les concepteurs qui décident de ce qu’ils attendent du système, des compromis à faire pour obtenir un résultat plus ou moins fiable, efficace. C’est ici que les discussions et les conversations difficiles ont lieu. « L’une des conséquences les plus utiles de l’apprentissage automatique au niveau social n’est peut-être pas seulement qu’il nous oblige, nous les humains, à réfléchir sérieusement et à voix haute à ces questions, mais que les conversations requises reconnaissent implicitement que nous ne pourrons jamais échapper entièrement à l’erreur. Au mieux, nous pouvons décider comment nous tromper de manière à atteindre nos objectifs et à traiter tout le monde aussi équitablement que possible. » Au mieux !

Pour le dire simplement, malgré ses qualités, ses performances, l’apprentissage automatique ne nous enlève pas, nous humains, du dilemme qu’il construit. Nous avons encore accès aux paramètres. C’est à nous de les fixer, c’est-à-dire de les préciser, de les réparer, de les borner ! Et donc de dire où ces systèmes peuvent être utiles et où ils ne devraient pas régir le monde.

Hubert Guillaud

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