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16.10.2024 à 18:18

Luc Rouban : « Le RN cherche à récupérer l’image de “droite sociale” et protectrice associée au gaullisme »

la Rédaction

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Plus qu'un simple vote raciste, le choix du RN révèle d'abord un rejet de la mondialisation à outrance et du blocage de l'ascenseur social, selon le politiste Luc Rouban. Entretien.
Texte intégral (2329 mots)

Alors que les dirigeants du Rassemblement national, dont Marine Le Pen, comparaissent devant le tribunal correctionnel de Paris pour « détournement de fonds publics », on peut s’interroger sur l’avenir d’un parti politique, qui, il y a quelques mois encore, semblait aux portes du pouvoir. Le RN aurait-il atteint ses limites ? C’est la thèse de Luc Rouban, qui publie « Les ressorts cachés du vote RN ». Entretien [1].

Vous décrivez le RN comme un « trou noir » qui attire des votes toujours plus nombreux. Qui sont ses nouveaux électeurs ?

J’ai voulu comprendre l’expansion du vote RN, particulièrement notable entre 2022 et 2024. Il a atteint près de 11 millions de voix au premier tour de la présidentielle et près de 8 millions de voix au second tour des législatives en 2024. C’est considérable par rapport aux législatives de 2022. Or, ce vote n’est plus celui de l’électorat de l’ancien Front national, qui était très populaire. Le noyau dur de l’électorat populaire est encore là, mais on a un vote RN qui concerne désormais les classes moyennes et supérieures. Au premier tour des législatives, les cadres ont voté RN à plus de 20 %. Ensuite, le RN a énormément progressé sur des espaces favorables à la gauche, comme la fonction publique, y compris chez les cadres de catégorie A et chez les enseignants (pour 18 % d’entre eux).

Les clés d’analyses appliquées au Front national ne fonctionnent plus selon vous. Notamment sur la question du racisme…

Effectivement, aucune étude ne signale une explosion d’un racisme systémique qui aurait brusquement saisi les Français. Toutes les enquêtes sociologiques montrent une forme de tolérance plus grande dans la société française et moins de racisme, moins d’antisémitisme, moins de xénophobie. Un autre élément probant, c’est que le RN fait des scores très importants dans les DOM-TOM, notamment à Mayotte et aux Antilles. On ne peut pas imaginer que ces électeurs soient devenus racistes !

Si la question de l’immigration joue un rôle si important dans le vote RN, c’est parce qu’elle s’inscrit dans le rejet d’une mondialisation non maîtrisée, avec l’arrivée d’une nouvelle pauvreté, mais aussi d’une nouvelle précarité. Cela crée des tensions dans la confrontation de socialités différentes mais cela vient aussi révéler l’échec de l’intégration républicaine. L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. Elle renvoie l’image d’une société ouverte en bas, confrontée à de nouvelles concurrences sur le marché du travail, mais fermée en haut, où la mobilité sociale est plus difficile qu’ailleurs. La France souffre du libéralisme mondialisé, qui pousse à la précarisation et aux mobilités forcées, sans avoir les avantages d’un libéralisme favorisant l’initiative et la réussite individuelle.

Est-ce que le vote RN s’inscrit dans un vaste mouvement international « populiste » ou « néo-fasciste » ?

Ces concepts et cette grille d’analyse n’expliquent pas le phénomène RN. Le populisme historique ne colle pas avec ce que nous montrent les enquêtes. Le fascisme, le nazisme ou les populismes de gauche en Amérique latine impliquent un culte du leader fort, une image de peuple uni. Dans les enquêtes que nous avons menées, on voit que l’électorat RN ne demande pas un leadership fort mais un leadership de proximité, un contrôle de l’action politique au niveau local.

« L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. »

La demande des électeurs RN est proche de celle des « gilets jaunes », avec des demandes de démocratie directe, le référendum d’initiative citoyenne, tous les outils censés – parfois de manière utopique – permettre de contrôler l’action publique au quotidien. Réduire le vote RN à un néo-fascisme, c’est oublier que les électeurs – je dis bien les électeurs – que l’on a interrogés ne recherchent pas la fin des libertés publiques ou de la magistrature indépendante. Ils attendent avant tout de l’efficacité et la définition d’une règle du jeu social.

Vous analysez le vote RN comme fortement corrélé à une perception subjective de la réussite sociale…

Le rapport subjectif au politique a remplacé le vote de classe. Ce n’est plus la position objective en termes de catégorie socioprofessionnelle qui va déterminer le vote, mais le regard que les électeurs portent sur leur propre situation au sein de la société. Par exemple en termes de mobilité sociale et de réussite, ceux qui sont en bas votent RN ou LFI, ceux qui sont en haut votent Macron.

La question de la perte d’identité professionnelle jouerait un rôle majeur dans le vote RN…

Le rapport au travail est un élément fondamental de l’identité sociale. Or la France, c’est vraiment le pays où le travail est le plus mal reconnu, le plus mal récompensé, le plus décevant, au point qu’on a mythifié la retraite perçue comme le dernier espace d’autonomie et de liberté.

Regardez aussi tout ce qui s’est passé avec les agriculteurs : ce n’est pas seulement une question de rémunération mais une question de reconnaissance sociale. L’agriculteur est reconnu parce qu’il est dans un territoire, dans une petite commune rurale. Le fonctionnaire, l’instituteur, le policier, autrefois, même s’ils étaient mal payés, étaient reconnus. C’est ce que la gauche n’a pas su incarner. Le RN est devenu le porte-parole de cette attente de respect social, de protection de l’identité face à au mépris d’une certaine élite mondialisée.

Le RN incarnerait une « critique sociale » de droite…

Absolument. Ce qu’on peut appeler une « critique sociale de droite » s’est développée, et la gauche ne l’a pas vue arriver. Cette critique porte sur le fait que la mécanique sociale fonctionne pour une petite minorité de privilégiés. C’est ce que confirment les données de l’Insee : le travail ne permet plus l’enrichissement, contrairement à l’héritage et au patrimoine financier. Or les électeurs RN portent un regard critique sur la mobilité sociale et sur le mensonge social qui se cache derrière l’idée de « méritocratie » républicaine.

Les électeurs RN sont très en demande de « politique » et d’État protecteur…

L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. C’est une recherche d’action politique qui s’oppose fondamentalement au macronisme perçu comme une perte de maîtrise face à la mondialisation, à l’immigration, à une perte d’identité professionnelle et à un certain déclassement social. Tous ces phénomènes se conjuguent et les électeurs appellent à retour de l’État.

« L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. »

Or le macronisme, mais aussi une partie du PS, incarnent une forme d’affaiblissement de l’État. Les électeurs RN refusent un discours « économiste » selon lequel, dans le fond, le politique aurait disparu derrière des intérêts économiques, qu’un enrichissement général allait profiter à tout le monde.

Cette demande d’État serait aussi renforcée par de nouvelles menaces extérieures à la nation ?

Le contexte international renforce cette demande d’État. Le RN n’a pas plus de solutions (et peut-être moins) que les autres, mais il incarne un refus. On nous a longtemps expliqué que le commerce international allait régler tous les conflits, que c’était « la fin de l’histoire ». On assiste à un retour des nationalismes, des guerres et de la « realpolitik » avec l’invasion de l’Ukraine, le conflit au Moyen-Orient ou les tensions en mer de Chine. Le rapport au monde a changé. Il exprime une nouvelle anthropologie du pouvoir. C’est toute la question du réchauffement climatique, qui incarne lui aussi une perte de maîtrise sur la nature. Le RN incarne le refus de changer nos modes de vie face à cette évolution, alors que la gauche, les écologistes ou le centre appellent à s’adapter.

Le RN aurait, d’après vous, capté l’héritage gaullien ?

Le gaullisme évoque une période de grandeur de la France sur la scène internationale. Emmanuel Macron a essuyé de nombreux revers diplomatiques et la nation semble décliner sur le terrain international, au Moyen-Orient et en Afrique, notamment. La nostalgie d’une France forte est captée par le RN.

Par ailleurs, le RN cherche à récupérer l’image de « droite sociale » et protectrice associée au gaullisme, ce qui lui permet d’occuper un espace stratégique sur l’échiquier politique. Le RN s’est ainsi positionné contre la réforme des retraites ou pour la défense des services publics, abandonnant le néo-libéralisme de l’ancien FN et piégeant Les Républicains. Pour l’instant, le RN est en position de force.

Pensez-vous que le RN soit aux portes du pouvoir ?

Je ne crois pas. Tout d’abord, il ne s’est pas complètement « désulfurisé », comme en témoigne le procès mené au sujet des assistants parlementaires. Il reste suspect de double discours. Par ailleurs, le RN a un point de faiblesse très important : il n’est pas crédité d’une véritable capacité gouvernementale et manque de soutiens dans les élites sociales. Sa parole porte, son analyse de la société séduit, mais sa capacité à changer réellement les choses est considérée comme assez basse. Selon moi, il a peut-être atteint son point culminant et va devoir désormais affronter un glissement politique au profit de LR si Michel Barnier réussit son affaire.

[1] Entretien republié depuis le site The Conversation.

14.10.2024 à 18:22

« Les marchés observent jusqu’où faire de la rigueur sans provoquer de crise politique » – Entretien avec Benjamin Lemoine

William Bouchardon

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Alors qu'un énorme plan d'austérité se prépare et que les discours sur la dette française sont très alarmistes, les obligations françaises restent pourtant attractives. Pour Benjamin Lemoine, cet apparent paradoxe cache un système où l'Etat s'est mis au service des marchés financiers. Il plaide pour reconstruire d'autres modes de financement, par le biais d'un circuit du Trésor.
Texte intégral (5068 mots)

Alors que s’ouvrent des débats parlementaires électriques sur le budget 2025, médias et personnalités politiques présentent l’endettement de la France comme catastrophique. Si la charge de la dette croît effectivement de manière inquiétante, cela est aussi dû à la fin du quantitative easing indiscriminé pratiqué par la BCE ces dernières années. Par ailleurs, certains choix stratégiques de l’Agence France Trésor ne semblent jamais questionnés alors qu’ils comportent de lourdes implications politiques. Comment remettre à plat ce système de financement de l’Etat pour retrouver des marges de manoeuvre pour mener les investissements nécessaires, notamment dans les services publics et l’écologie ? Pour le sociologue Benjamin Lemoine, auteur de La démocratie disciplinée par la dette, il faut envisager la reconstitution d’un « circuit du Trésor » afin de ne plus dépendre exclusivement des marchés financiers. Entretien.

LVSL – La France a dépassé les 3000 milliards d’euros d’endettement public et la charge de la dette s’alourdit – 46 milliards d’euros cette année et 72 prévus en 2027 selon un rapport du Sénat. La Commission européenne a placé la France en « procédure de déficit excessif », ce qui pourrait amener à des sanctions financières, et le nouveau gouvernement prévoit de très fortes coupes budgétaires. Le sujet de la dette publique est à nouveau sur la table et les commentateurs libéraux parlent d’endettement incontrôlable. Pourtant, les titres de dette français n’ont aucun mal à trouver preneurs. La situation est-elle vraiment si catastrophique ?

Benjamin Lemoine – Cette apparente contradiction m’a intrigué dès le début de mes travaux sur la dette, quand j’ai commencé ma thèse en 2006. J’effectuais alors une enquête auprès de l’administration auprès de l’Agence France Trésor (instance chargée de l’émission des obligations françaises, ndlr), qui veillait à ne jamais parler ouvertement en termes catastrophistes de la dette. Au contraire, on réaffirmait – ce que fait un peu l’économie hétérodoxe – la facilité à trouver des souscripteurs, la liquidité (c’est-à-dire la capacité à être revendue rapidement dans le système financier, ndlr) et l’attractivité de la dette. À l’époque, on était aux soubresauts de l’item dette dans l’espace public.

Le rapport de Michel Pébereau, commandé par le ministre Thierry Breton en 2005 préparait les esprits à ce nouveau « fait politique ». Rédigé par un ancien haut fonctionnaire du Trésor devenu président du conseil d’administration de BNP Paribas, ce rapport ambitionnait de rendre visible la question de la dette publique, considérée comme trop peu présente dans les débats, et en faire une préoccupation nationale. Ses rédacteurs se vivaient comme des lanceurs d’alertes, bien décidés à convaincre le grand public du « désastre » à venir pour les « générations futures ».

« Le débat public sur la dette se cantonne à un discours alarmiste sur les finances publiques, alors que des aspects essentiels, comme l’ingénierie de la dette, la tuyauterie financière et ses effets politiques et sociaux, restent largement inexplorés. »

Ce qui est fascinant, c’est qu’un décrochage sur le ton se faisait déjà jour à l’époque. D’un côté, ces trouble-fêtes de l’austérité construisaient la dette en déluge, en ne parlant que déséquilibres budgétaires, niveaux excessifs de dépense publique, manque d’investissement réel – en déconsidérant les services publics et les fonctionnaires comme des charges et des dépenses de « fonctionnement » vouées à être rabotées. De l’autre, le monde des marchés financiers, avec lequel compose quotidiennement l’Agence France Trésor, qui n’avait aucun souci à absorber la dette. Pour eux, la dette publique était avant tout un actif financier, éminemment liquide et encore largement marqué par la stabilité et la sécurité : la France bénéficie du triple A jusqu’en 2012. À l’époque, quand les journalistes questionnaient les représentants du Trésor chargés de financer la France sur le « problème » de la dette, ceux-ci répondaient que la dette roule, qu’elle est désirée, et que, si la pédagogie austéritaire est importante, il faut savoir faire la part des choses et ne pas non plus effrayer inutilement le marché qui à cette heure est conquis. 

Cette divergence de discours entre le monde politique et le monde financier perdure aujourd’hui. Dans La démocratie disciplinée par la dette (La Découverte, 2022), j’aborde la dimension démocratique de ce paradoxe. Le débat public sur la dette se cantonne à un discours alarmiste sur les finances publiques, alors que des aspects essentiels, comme l’ingénierie de la dette, la tuyauterie financière et ses effets politiques et sociaux, restent largement inexplorés. Il y a une division du travail dans ce schisme du réel : d’un côté, on dramatise la situation budgétaire afin d’aligner le corps social sur les réquisits de la classe possédante et épargnante, et de l’autre, on évite de questionner les mécanismes financiers sous-jacents. Produire ainsi l’ignorance du citoyen renforce l’emprise de la finance privée sur la démocratie, et limite d’autant le champ des choix politiques discutables.

LVSL – La dette publique continue de se placer sans difficulté sur les marchés financiers, malgré les discours alarmistes. Comment expliquer cette stabilité ?

B. L. – Cette stabilité repose sur des choix institutionnels et un cadre économique stable, qui garantissent la liquidité et l’attractivité de la dette française. Les investisseurs continuent d’acheter des titres de dette publique parce qu’ils ont besoin de ces actifs sans risques pour leurs propres opérations financières. Une interdépendance entre les États et les marchés financiers se consolide. Mais il ne s’agit ni d’un phénomène économique ex nihilo et naturel, mais bien le résultat d’une ingénierie politique et financière qui permet aux États de se financer tout en restant dépendants des marchés. De même, cette plomberie n’a rien de neutre, elle a ses goûts et dégoûts politiques, et fonctionne tant qu’on ne remet pas en cause les règles en place et les sous-jacents sociaux et politiques qui font que « ça roule ». 

« Les investisseurs continuent d’acheter des titres de dette publique parce qu’ils ont besoin de ces actifs sans risques pour leurs propres opérations financières. Une interdépendance entre les États et les marchés financiers se consolide. »

Aux anxieux de la dette s’opposent ceux que j’appelle, avec une pointe d’humour, les « rassuristes », qui estiment que les obligations d’État étant des actifs hautement demandés par les marchés, et que l’épargne abonde, l’endettement sur les marchés n’est pas un problème, voire une solution. Cependant, ces analyses négligent souvent un point crucial : se financer sur les marchés de capitaux impose une série de choix politiques. Si la dette reste attractive et que la liquidité est garantie, ce n’est pas par magie : c’est grâce à un ensemble de décisions institutionnelles, à une politique économique stabilisée – tout particulièrement celle de l’offre, des cadeaux fiscaux et de l’ajustement budgétaire – et à la maîtrise des controverses qu’elle suscite. Si ces mécanismes venaient à être perturbés, comme dans le cas d’une véritable alternative politique, la machine ne fonctionnerait plus comme elle le fait actuellement.

Ce débat réapparaît régulièrement dans le discours public sous la forme du risque politique : le « risque Mélenchon », celui du Nouveau Front Populaire, etc. La rupture politique se traduirait par un choc de taux sur la dette souveraine française, des ventes massives de titres sur les marchés secondaires, c’est-à-dire de l’occasion, un besoin de financement excédant largement les offres de prêts, une crise de liquidité et une hausse des taux d’intérêt, augmentant la charge de la dette. Ce phénomène souligne l’emprise qu’exerce la financiarisation de l’État sur la démocratie. Tant que la politique structurelle reste inchangée, tout semble stable, mais dès que cette stabilité est mise à l’épreuve, tout s’effondre.

LVSL – Les institutions européennes semblent d’ailleurs implicitement reconnaître – depuis quelques années – que les logiques austéritaires ne fonctionnent pas, y compris pour les créanciers. L’épisode du quantitative easing est significatif…

B. L. – Il faut en revenir à l’année 2016, où Benoît Cœuré, alors membre du directoire de la Banque Centrale Européenne (BCE), théorise le concept d’actif sans risque dans la zone euro. Il souligne que la dette publique doit être perçue comme un élément clé pour la stabilité du système financier, comparable à la fonction de la monnaie dans l’économie réelle. Ce besoin découle des crises de 2008 et de la dette souveraine de la zone euro, qui avaient révélé l’incapacité des institutions à garantir une stabilité suffisante.

Cœuré insiste sur l’idée que la BCE doit garantir des actifs sans risque, tout en veillant à ne pas rendre la dette publique « trop » sûre, afin de préserver une certaine discipline des marchés financiers sur les États. Cette ambiguïté reflète les compromis inhérents à l’architecture de la zone euro, particulièrement visibles dans les relations entre la France et l’Allemagne lors de la mise en place de la zone euro. Dès cette époque, la France avait négocié la possibilité d’intervenir sur les marchés secondaires (la politique de quantitative easing de la BCE a consisté à racheter des obligations d’État achetées par d’autres acteurs pour faire baisser les taux d’intérêts, ndlr), même si cette stratégie ne sera activée que bien plus tard, en réponse aux crises.

« Le dualisme entre marché primaire et secondaire permet de maintenir la scène originelle du marché : la rencontre entre offre et demande de crédit, afin d’inciter les gouvernements à des choix douloureux pour les populations mais satisfaisants pour le capital.  »

Il est crucial de comprendre la différence entre le rachat de dette sur le marché secondaire et un financement direct sur le marché primaire. Le débat sur le « financement monétaire » ou par un circuit administré – par le circuit du Trésor – a pu paraître obsolète et daté : la BCE, par le quantitative easing, rachetant les dettes, les sécurisant, bouclant le circuit, cela rendrait les marchés fantomatiques, sinon inopérant. C’est ni vrai ni faux car, précisément, le dualisme entre marché primaire et secondaire permet de maintenir la scène originelle du marché : la rencontre entre offre et demande de crédit, et donc d’une réticence éventuelle à prêter, afin d’inciter les gouvernements à des choix politiques douloureux pour les populations mais satisfaisants pour le capital. 

Surtout, ce bouclage varie selon les conjonctures et répond à un timing choisi. Ainsi, pendant l’épisode de la crise Covid, où la BCE rachetait de la dette de façon inconditionnelle, cette confrontation entre offre et demande était effectivement devenue quasi-fictive. On voit aujourd’hui le retour en force de cette attestation marchande de la valeur différenciée des dettes. Les institutions européennes ont donc un rôle architectural majeur : en maintenant la possibilité de jouer sur la frontière entre marché primaire et secondaire (les intervention de la BCE se cantonnant au secondaire), on maintient aussi le préalable d’une évaluation de marché… quitte à rattraper les choses quand elles menacent l’implosion de la zone euro. Dans l’intervalle on a laissé opérer la discipline de marché afin de ramener dans le rang les gouvernements tentés de renverser les règles. La relation est hautement politique et devient plus visible en période de crise, où les concessions faites par les États s’intensifient, comme ce fut le cas en Grèce.

LVSL – Dans ce cas, les marchés financiers ont-ils vraiment intérêt à l’austérité ? Ne s’agit-il pas d’un simple prétexte pour attaquer les services publics et les outils de protection sociale ?

B. L. – Il y a là une forme de conscience des marchés mais qui est plus de l’ordre du pragmatisme vis-à-vis des réactions potentielles du corps social et politique que de la rationalité économique. Un exemple à ce titre est celui de Liz Truss et de la crise provoquée par son « mini-budget » au Royaume-Uni. Le dévissage des obligations britanniques était liée à un programme de finances publiques faisant la part trop belle aux baisses d’impôts et rendant douteuse la possibilité, à moyen et long terme, de payer à échéances régulières la charge d’intérêts aux détenteurs de titres. D’une certaine façon, le léger revirement du gouvernement Barnier sur la fiscalité renvoie à la même logique : la simple mention d’une hausse d’impôt – réversible – sur les plus hauts revenus est mise en scène comme une rupture avec le dogme, non seulement par ses adversaires macronistes mais aussi les commentateurs médiatiques, afin de faire croire qu’il s’agit là de la même copie que celle du NFP qui n’aurait alors plus de raison de s’opposer à ce gouvernement pseudo-« technique ». 

En résumé, il y a l’idée qu’une austérité trop sévère ou radicalement unilatérale peut déstabiliser l’ensemble du système, levant les mouvements sociaux – qu’on peut certes calmer à la matraque et au LBD – voire provoquant des changements de régime qui, historiquement, peuvent les ruiner en provoquant le déchirement des contrats. La discipline budgétaire est dosée, consciemment ou inconsciemment, par les technocraties européennes, par les gouvernements, et observée de près par les marchés qui veillent à la lutte des classes et observent jusqu’à quel point la corde de la rigueur est tirée, sans provoquer des crises politiques.

« La discipline budgétaire est dosée par les technocraties européennes et les gouvernements, et observée de près par les marchés qui veillent à la lutte des classes et observent jusqu’à quel point la corde de la rigueur est tirée, sans provoquer des crises politiques. »

Cette logique a été à l’œuvre sur un plan technocratique international avec les plans d’ajustement structurel du FMI, où l’acceptabilité sociale des mesures d’austérité est toujours prise en compte. Par exemple, lors du plan Brady aux États-Unis (en 1989, les Etats-Unis ont émis des bonds partiellement garantis par leur banque centrale destinés à des pays d’Amérique latine, ndlr), des concessions ont été pensées pour offrir aux gouvernements bénéficiaires des marges de manœuvre budgétaires – un certain répit – afin de poursuivre des politiques néolibérales à long terme.

LVSL – Vous avez étudié les arcanes du ministère des Finances et de l’Agence France Trésor, chargée d’émettre les obligations françaises. Celle-ci a un rôle très important, puisque ces décisions pèsent sur les contribuables et les choix politiques qui peuvent être faits. Pourtant, elle prend des décisions peu avantageuses pour l’État, comme on l’a vu durant la période récente de taux très faibles, où peu de titres ont été émis alors que c’était une occasion de financer des investissements utiles à moindres frais. Comment l’expliquez-vous ?

B. L. – C’est une question importante. Il faut pour cela plonger dans l’imaginaire socio-politique de cet État financier. Un exemple intéressant est celui de Jacques de Larosière (ex-directeur général du FMI et gouverneur de la Banque de France, ndlr), qui considérait qu’il était contraire « aux lois sociales » que les taux restent bas trop longtemps : il est naturel de rémunérer l’investisseur, et l’épargnant méritant. Aussi, les taux bas étaient perçus comme une anomalie conjoncturelle, qui devait inviter à un retour à la normale. 

De même, l’Agence France Trésor reprend à son compte, dans ses publications, la formule des économistes Franco Modigliani et Richard Sutch, en considérant que son action est et doit rester entièrement orientée vers la construction de l’« habitat préféré des investisseurs ». En somme, il s’agit de mettre à disposition, quoi qu’il en coûte, un support de placement stable, désirable et désiré, et donc qui peut s’échanger aisément. Il s’agit de construire une gamme de produits liquides, éventuellement des « niches », avec des innovations en avance sur d’autres pays, comme ce fût le cas des obligations indexées sur l’inflation, émises pour la première fois dans la zone euro par la France avant l’Allemagne (après le Royaume-Uni). Surtout, il s’agit d’émettre de façon stable, sans chercher à « battre le marché », ni profiter de la conjoncture. Cette approche peut interroger, notamment lorsque les taux étaient très bas. Beaucoup de parlementaires plaidaient pour profiter de la conjoncture en émettant des titres longs, afin de diminuer le nombre d’échéances de confrontation aux marchés. En effet, plus vous émettez des titres à courte échéance, plus vous multipliez les ventes aux enchères et potentiellement le risque d’une réaction de marché négative. 

La technocratie française, qui a, comme les investisseurs, les yeux rivés sur l’Allemagne, cherche à compenser son « complexe » sur les finances publiques – historiquement hérité de la rivalité franc/mark – via un leadership sur la liquidité : celle-ci renvoie largement à la disponibilité du titre d’un État et la facilité pour les investisseurs à se l’échanger. Un pays extrêmement bien géré sur le plan des fondamentaux des finances publiques, qui émet donc peu, peut avoir une dette très illiquide (et qui coûte cher aussi à l’État). La disponibilité des titres de dette française est un atout, et l’Agence continue de proposer des emprunts dont elle est certaine qu’ils trouveront preneur. La France se positionne ainsi comme un petit États-Unis, qui bénéficient du privilège exorbitant faisant du dollar la monnaie internationale. L’accent est mis sur la liquidité, considérée comme un facteur clé pour servir l’intérêt général. La France offre donc une gamme de titres attrayants pour les investisseurs, y compris lorsque cela est coûteux. 

À ce titre, le débat sur les OATI (obligations dont le taux d’intérêt est indexé sur l’inflation européenne, ndlr) est intéressant. Certains médias, comme Les Échos, ont abordé ces sujets en expliquant d’où viennent ces titres et comment ils ont été défendus. Il y a une perception que la dette pourrait coûter moins cher en supprimant ces titres, puisque la rémunération des investisseurs a flambé lors de la récente phase inflationniste. Surtout, ces titres incarnent une distribution sociale inégale : les épargnants sont à l’abri de l’inflation, quand il est hors de question pour les pouvoirs publics d’indexer le travail et les salaires.

Dans L’ordre de la dette (La Découverte, 2016), je traite de la genèse des indexations sur l’inflation. Après les années 1980, l’inflation est devenue taboue. L’État s’autorise à parier sur le fait qu’elle ne reviendra pas : en 1998 on peut, comme le formule Dominique Strauss-Kahn (alors ministre de l’économie et des finances, ndlr), se faire de l’argent « sur le dos » des prêteurs, qu’il associe à l’époque « à la plus aisée de la population, soit des compagnies d’assurance, en leur servant des taux d’intérêt » [1]. Les OATI sont, de surcroît, mises en avant comme autant de preuves adressées aux investisseurs de la détermination des gouvernements successifs à maîtriser l’inflation – sinon la charge de la dette pourrait s’envoler.

LVSL – Comme vous l’avez évoqué, les taux d’intérêts ne dépendent pas que de la volonté des prêteurs, mais aussi largement de l’action de la banque centrale, notamment à travers ses taux directeurs et ses programmes de quantitative easing. Depuis deux ans, ces rachats de titres ont baissé et des critères ont été mis en place pour qu’un État puisse bénéficier de rachat de titres par la BCE sur le marché secondaire. La BCE ne sert-elle donc pas plus les intérêts de la finance plutôt que ceux des États de l’Eurozone ?

B. L. – Effectivement, nous avons observé la fin de la période des rachats indiscriminés de dettes souveraine pour construire désormais un outil discriminant et conditionné, arrimé à la discipline budgétaire au niveau européen : les programmes d’ajustement et les procédures pour déficit excessif. Ce mécanisme appelé IPT (instrument de transmission de la protection monétaire), impose aux États membres de l’eurozone de respecter les quatre critères budgétaires européens (maîtrise de l’inflation, de la dette publique et du déficit public, stabilité du taux de change et convergence des taux d’intérêt, ndlr) pour bénéficier de rachat de leurs titres sur le marché secondaire. La BCE devra également estimer que la trajectoire de dette de l’État membre est soutenable. Tout l’enjeu désormais consiste à guetter quand la BCE décidera d’intervenir pour stabiliser les marchés de dette souveraine et avec quels motifs. 

Le Covid a donc été une parenthèse : la politique de rachat de la BCE avait pourtant montré au monde entier sa capacité à servir d’arme massive de neutralisation du pouvoir de nuisance de la finance. Le fait que la BCE détienne beaucoup de dette dans son bilan pouvait d’ailleurs annoncer une forme de re-publicisation de la détention de la dette. Seulement cela s’accompagnait d’une culture financiarisée persistante de l’institution, dont les motifs d’action ne sont tournés que vers l’entretien et la conservation du système financier privé. 

LVSL – Quels autres mécanismes monétaires pourraient être envisagés pour sortir de la « discipline de la dette » ?

B. L. – Il faut instaurer des espaces de coordination plus explicites, institutionnels et transparents entre Trésors et banques centrales quant à la coordination de leurs actions, revenir sur l’interdiction de financement direct des États par les Banques centrales et le passage obligatoire par les marchés financiers, qui évaluent et sanctionnent les bons et mauvais choix politiques. Il faut œuvrer à constituer un circuit du Trésor et un grand pôle bancaire public, à l’échelle européenne : la forte détention de dettes publiques par la BCE pourraient en être l’amorçage, mais avec une tout autre philosophie du pouvoir. Il faudrait développer des institutions, mises en réseau, qui souscriraient aux emprunts d’États en dehors des procédures de marché, non soumises à des impératifs de rendement financiers parce que protégées par la Banque centrale européenne, et qui servent les objectifs de la planification écologique. 

On peut aussi imaginer de reprendre le contrôle collectif sur l’allocation et la circulation du crédit, du moins de créer des espaces de dialogue démocratique, comme le suggère Éric Monnet, en intégrant divers acteurs, y compris des représentants de la société civile, des ONG et des organisations militantes. Évidemment, l’idée serait de réinventer les justifications de la distribution du crédit, en favorisant des investissements qui répondent aux enjeux sociaux et environnementaux. Cela implique des choix politiques forts et assumés.

LVSL – Remettre en place un tel système suppose une vaste reprise en main du système bancaire et monétaire par les pouvoirs publics. Croyez-vous à une possible réécriture des traités européens, qui obèrent une telle possibilité, ou faut-il au contraire engager une sortie de l’euro ?

B. L. – Je pense qu’aucun économiste hétérodoxe ne considère le retour au franc comme une panacée. Les rapports de forces financiers et sociaux persistent à travers les régimes monétaires. Les politiques de désinflation compétitive des années 1980 ont été mises en œuvre avec le franc. La possibilité de jouer réellement le rapport de force politique avec l’Allemagne – par le truchement d’un État central comme la France – n’a pas encore été tentée à ce stade. L’euro et la force de frappe de la BCE sont des atouts indéniables, mais qu’il faut s’efforcer de démocratiser. 

« Les rapports de forces financiers et sociaux persistent à travers les régimes monétaires. Les politiques de désinflation compétitive des années 1980 ont été mises en œuvre avec le franc. »

Une idée pourrait aussi consister dans la systématisation et l’organisation des souscriptions aux titres du Trésor. Historiquement, la France a connu le plancher de bons du Trésor : ce mécanisme évitait la contrainte du marché en imposant aux établissements bancaires et financiers de souscrire une partie de leur portefeuille d’actifs dans des obligations du Trésor. Le plancher ajustable politiquement servait à la fois à contrôler les banques et à maîtriser l’inflation, tout en offrant une disponibilité au Trésor : une véritable coordination au service de la reconstruction de l’économie. Ce taux d’intérêt et ce plancher pouvaient également être ajustés en fonction des contraintes des établissements bancaires et de la conjoncture. Un tel dispositif pourrait être activé au niveau national en arguant de la logique prudentielle vis-à-vis du système financier. C’est un éventuel trou de souris pour agir dans le cadre des traités européens. Mais il reste absolument nécessaire de remettre à plat les traités européens, de n’accepter aucun tabou en la matière et de recalibrer les constitutions économiques et monétaires à l’aune des enjeux climatiques et sociaux actuels. 

Notes :

[1] Cette citation lors d’un débat parlementaire a été retrouvée par Sylien Colin dans son mémoire « Prendre le risque de l’inflation. Quand l’État assure le marché : une enquête sur la dette publique indexée sur l’inflation », Master II pour la formation IEOS.

13.10.2024 à 12:11

En Belgique, le PTB veut « réveiller la conscience de classe »

Laëtitia Riss

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Après la réussite de sa rentrée politique, le parti de gauche radicale démontre sa capacité grandissante à organiser la classe travailleuse, sur le modèle des partis de masse du XXe siècle.
Texte intégral (2944 mots)

À quelques mètres de la mer du Nord, dans la ville flamande d’Ostende, le Parti du travail de Belgique (PTB) a fêté sa rentrée politique en septembre dernier, à l’occasion d’une grande Manifiesta, qui a réuni 15.000 personnes. Au programme, de nombreux invités internationaux, parmi lesquels le député britannique Jeremy Corbyn, le syndicaliste américain Shawn Fain ou encore le journaliste français Serge Halimi, ainsi que des ateliers politiques, culturels et sportifs à destination des sympathisants du parti. Et à travers tous les débats, un même fil rouge : revendiquer l’héritage du marxisme et travailler à sa reconstruction. Le PTB se veut ainsi plus offensif qu’un PCF réduit à de faibles scores. Stand après stand, le parti de gauche radicale affiche sa capacité grandissante à organiser la classe travailleuse dans différents organes, sur le modèle des partis de masse du XXe siècle. Par-delà les campagnes électorales, considérées comme des leviers de politisation parmi d’autres, le président du parti, Raoul Hedebouw a par ailleurs clairement rappelé les objectifs du PTB : « réveiller la conscience de classe » et permettre « la structuration du peuple, contre l’atomisation » afin de « matérialiser le contre-pouvoir ».

Un parti devenu incontournable

Si le PTB est en effet devenu un parti majeur du champ politique belge, beaucoup reste encore à faire. Lors des élections du 9 juin – où les Belges élisaient leurs parlementaires nationaux, régionaux et européens – le PTB a de nouveau progressé. Il a envoyé un second député au Parlement européen, est passé de 12 à 15 sièges à l’échelle nationale et a considérablement amélioré sa représentation dans la région de Bruxelles et en Flandre, en passant respectivement de 11 à 16 et de 4 à 9 élus. Pour la première fois, le parti a même été consulté par le roi de Belgique en vue de rentrer au gouvernement, bien que cette hypothèse ait été très vite écartée par l’ensemble des autres partis.

Le PTB avait donc de bonnes raisons de célébrer cette campagne réussie. Sa mobilisation de terrain en Flandre a sans doute contribué à détourner une partie de la classe travailleuse du vote pour l’extrême-droite, donnée gagnante dans cette partie du pays durant plusieurs mois. Alors que le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande) est implanté de longue date, le PTB – dénommé PVDA en Flandre ] a réussi, au prix d’un fort investissement militant, à incarner une alternative pour les électeurs en colère contre le statu quo. En arrivant deuxième à Anvers, la grande métropole portuaire du Nord, le parti a même créé la surprise dans une ville souvent décrite comme un bastion de la droite.

En arrivant deuxième à Anvers, la grande métropole portuaire du Nord, le parti a même créé la surprise dans une ville souvent décrite comme un bastion de la droite.

Seule ombre au tableau : un léger recul en Wallonie, où l’ensemble de la gauche a reculé sous l’effet d’une campagne victorieuse menée par Mouvement Réformateur (droite), et son ambitieux président Georges-Louis Bouchez. Certes, le PTB avait particulièrement focalisé son action sur la Flandre cette année afin de rééquilibrer ses forces sur l’ensemble du pays, ce qui était indispensable pour le seul parti défendant l’unité de la Belgique. D’importants efforts de mobilisation seront cependant nécessaires pour reprendre pied en Wallonie, qui, si elle ne compte pas de parti d’extrême-droite, a été séduite par les discours d’un MR de plus en plus conservateur, qui a habilement su se réapproprier la « valeur travail » en opposant travailleurs et chômeurs. D’après la droite, ces derniers seraient en effet volontairement maintenus dans l’assistanat par le Parti Socialiste, qui s’assure ainsi une clientèle électorale.

La guerre sociale « en pause » provisoire

Si les performances électorales sont donc plutôt enthousiasmantes pour le PTB, le parti refuse de se reposer sur ses lauriers et de faire de la politique en fonction des sondages, comme nous l’avait confié Raoul Hedebouw dans un entretien à LVSL. À Manifiesta, les différents leaders du parti ont fortement insisté sur la nécessité de s’attaquer aux discours cherchant à diviser le peuple, en l’opposant aux étrangers ou aux supposés « assistés ». Une nécessité d’autant plus forte que la future coalition au pouvoir, dénommée Arizona, prévoit un programme anti-social extrêmement violent : augmentation de la TVA sur les produits de première nécessité de 6 à 9%, désindexation des salaires sur l’inflation, simplification du travail le dimanche et les jours fériés, fin de la semaine de 38 heures, attaques contre les droits des délégués syndicaux, baisses des pensions de retraite… 

Ce programme de guerre sociale envisagé par une grande alliance, alliant des socialistes flamands de Vooruit à la droite francophone du MR, en passant par la N-VA (droite flamande), les CD&V (conservateurs chrétiens) et Les Engagés (centre), a certes été mis en sourdine dernièrement. Pour une raison simple selon Raoul Hedebouw : « Ils ont appuyé sur le bouton « pause » jusqu’aux élections du 13 octobre. Et ils se sont dit que les gens étaient trop stupides pour comprendre leur manège. » Ce dimanche, les Belges voteront en effet pour renouveler leurs conseils communaux pour les six prochaines années. Craignant une défaite dans les urnes, les partis de l’alliance Arizona préfèrent donc attendre le scrutin avant de lancer leur offensive.

Au-delà de la volonté de contrer ce programme anti-social, le PTB nourrit de fortes ambitions pour cette échéance. L’objectif est triple : doubler le nombre de conseillers communaux PTB (en passant de 150 à 300 élus), doubler le nombre de communes où il est représenté (de 35 à 70) et surtout entrer dans quelques « majorités de changement » municipales. Un certain nombre de communes sont particulièrement visées : Seraing, Liège, Charleroi et Herstal en Wallonie, Molenbeek et Forest en région bruxelloise, voire Anvers. Avec près de 23% des voix dans cette dernière le 9 juin et un total de 46% pour les listes progressistes, la possibilité de détrôner le leader de la droite flamande et maire sortant Bart de Wever apparaît donc possible.

Le « communisme municipal » comme source d’inspiration

Des victoires possibles donc, mais pour quoi faire ? Une des priorités du PTB est de stopper l’envolée des prix du logement, en imposant aux promoteurs une règle simple : un tiers de logements sociaux, un tiers à prix accessible et un tiers au prix du marché. En matière de transports, le parti promeut certes le développement des transports en commun, mais s’oppose fermement aux politiques anti-sociales contre la voiture lorsqu’aucune alternative n’existe. Un discours qui s’adresse en particulier aux travailleurs dépendants de la voiture en raison de leurs horaires ou de l’éloignement de leur travail suite à la spéculation immobilière. Le parti souhaite aussi rééquilibrer la fiscalité locale, en imposant davantage les grandes entreprises pour permettre de baisser les impôts sur les commerces locaux, comme cela a été mis en œuvre à Zelzate et Borgerhout, deux petites communes flamandes où le PVDA fait partie de la majorité sortante. Enfin, de manière plus classique pour la gauche, il promet des investissements importants dans les services publics comme les crèches et la police de proximité ou dans le monde associatif.

Dans toute l’Europe de l’Ouest, les partis communistes et ouvriers ont longtemps réussi à faire de leurs bastions de véritables modèles.

À Manifiesta, Raoul Hedebouw décrit ce programme comme une première avancée vers le « communisme municipal » qu’il cite comme source d’inspiration. Cette tradition de progrès sociaux à l’échelle municipale, à travers la construction de logements publics, le développement d’une offre culturelle et de colonies de vacances pour les plus pauvres et des dispositifs d’aide sociale comme les CCAS, les mutuelles, les plannings familiaux ou les coopératives d’achats alimentaires, a en effet une longue histoire. Dans toute l’Europe de l’Ouest, les partis communistes et ouvriers ont longtemps réussi à faire de leurs bastions de véritables modèles. Au-delà de l’amélioration immédiate des conditions de vie des habitants, il s’agissait aussi de montrer à quoi pourrait ressembler la future vie communiste. Un héritage qui s’est largement perdu depuis un demi-siècle, mais encore vivace en Autriche, où le parti communiste KPÖ dirige Graz (seconde ville du pays) ou au Chili, où le communiste Daniel Jadue mène des politiques d’avant-garde dans une banlieue de Santiago.

En comparaison, le programme du PTB semble plus réformiste, ce qui s’explique par la nécessité de gouverner avec des alliés plus modérés, à savoir le Parti socialiste et Écolos, voire Vooruit. Si ceux-ci ont toujours rejeté les mains tendues du PTB jusqu’à présent pour former des coalitions progressistes, comme le rappelle David Pestieau, le secrétaire politique du parti, la donne est peut-être en train de changer : ces partis sont en perte de vitesse, exclus des négociations nationales et concurrencés sur leur gauche par le PTB. À la manière du PSOE de Pedro Sanchez, ils pourraient donc renoncer à leur stratégie de d’évitement et tenter de conclure des majorités avec le PTB pour reconstruire leur crédibilité politique. Pour le parti marxiste, une telle situation serait à double tranchant : côté pile, il pourrait sortir de son isolement politique et casser l’argument selon lequel il serait toujours un parti d’opposition, incapable de gouverner. Côté face, il pourrait être comptable de mauvaises décisions et perdre une part de la crédibilité chèrement acquise depuis une quinzaine d’années.

Organiser les travailleurs : le mot d’ordre du PTB

Pour écarter ce scénario, le parti devra user habilement de ses capacités de blocage là où ses votes seront décisifs pour obtenir une majorité, mais aussi s’appuyer sur son implantation en dehors des institutions. Ce dernier point est une différence majeure avec d’autres partis de gauche radicale, comme Podemos, qui s’est montré subtil en termes de tactiques parlementaires vis-à-vis du PSOE, mais a délaissé le terrain syndical et les mouvements sociaux. À l’inverse, le PTB poursuit son investissement des sections d’entreprises, « premier bastion » de l’organisation des travailleurs, et soutient concrètement ces derniers à l’occasion des batailles décisives contre leurs directions. Dernière mobilisation en date : celle en faveur des travailleurs d’Audi à Bruxelles (VW Forest), menacés par la fermeture de leur usine, alors qu’elle constitue le premier site de production de véhicules électriques en Belgique, et qu’elle emploie près de 3000 personnes. Invitée à s’expliquer devant la Chambre belge par le président de la commission de l’Économie Roberto d’Amico, ancien syndicaliste FGTB et actuel député du PTB, la direction d’Audi n’a pas donné suite ; mais s’est néanmoins trouvée forcée d’ouvrir les portes de son usine aux parlementaires de tous les partis pour clarifier ses intentions.

Une première victoire face au huit-clos qui devait initialement solder le sort des travailleurs d’Audi et acter la non-viabilité des différents plans de reprises. Robin Tonniau, député fédéral du PTB, s’en explique : « Audi a fait des erreurs stratégiques qui impactent des milliers de travailleurs et on devrait les croire sur parole qu’aucun des 24 scénarios étudiés n’est rentable ? On exige d’Audi qu’il y ait une transparence totale, comme le demandent les syndicats. (…) Comment se peut-il qu’il n’y ait aucun intérêt financier, selon la direction, à maintenir une activité de constructeur automobile ? » La question fait d’autant plus mouche qu’elle est formulée par un ancien travailleur du site. Élu député au Parlement flamand en 2019, et député à la Chambre en 2024, Robin Tonniau a été pendant 16 ans ouvrier de l’industrie automobile. Une trajectoire fidèle à celle que le PTB s’essaie à promouvoir pour transformer les postes d’élus en postes de tribuniciens, où s’entend l’écho d’un véritable « porte-parolat populaire », susceptible de s’adresser à tous les travailleurs du pays. C’est en rappelant que les mobilisations sectorielles sont aussi des causes nationales que les députés du PTB parviennent, selon certains de ses militants rencontrés à l’occasion de Manifiesta, à « réveiller la conscience de classe ».

S’il est un mot d’ordre qui explique la progression du PTB depuis plusieurs années, c’est donc assurément celui de l’organisation, dépassant largement les ordres de bataille en période électorale.

S’il est un mot d’ordre qui explique la progression du PTB depuis plusieurs années, c’est donc assurément celui de l’organisation, dépassant largement les ordres de bataille en période électorale. Lorsqu’on normalise « les mouvements gazeux », on justifie « un retard organisationnel » défend notamment Raoul Hedebouw, à l’occasion d’un débat avec Serge Halimi, ancien directeur du Monde Diplomatique, au sujet de la montée de l’extrême-droite. Un retard dont profitent selon lui les partis nationalistes, qui reconstruisent un « nous » à la place de celui historiquement bâti par le mouvement ouvrier. Pour inverser la tendance, c’est par conséquent à une gauche des travailleurs, et non à une gauche des valeurs, qu’il s’agit de revenir pour le président du PTB. Certes l’opposition n’est pas binaire, mais elle doit présider à certaines analyses : considère-t-on les électeurs d’extrême-droite perdus pour la cause ou, au contraire, capables de s’émanciper du « chaos politique et idéologique » qu’entretient, à dessein, la classe dirigeante ? En Belgique, la réponse ne fait débat : tous les électeurs sont avant tout des travailleurs qui, à ce titre, ne sont pas irrécupérables. De quoi contraster avec les tergiversations des forces de gauche frontalières qui se demandent encore comment – et pourquoi – reconquérir les classes populaires. 

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