Spoiler : le nouveau budget du gouvernement Lecornu sera austéritaire. Mais alors que la taxation des grandes fortunes ressurgit dans le débat public, le MEDEF menace d’une « mobilisation patronale » et vient d’annoncer un « énorme meeting » des patrons. Derrière cette posture victimaire habituelle se cache un récit soigneusement construit : celui de « l’unité patronale ». En présentant « l’entreprise » ou « le patronat »  comme un tout cohérent, ce propos sert les grandes firmes financiarisées, au détriment des petites et moyennes entreprises, souvent bien ancrées localement. Ce mythe fonctionne comme une arme politique : il justifie les rentes colossales issues des aides publiques et vise à neutraliser les conflits internes au monde de l’entreprise. Décryptage.

 « Les entreprises ne peuvent pas supporter de nouveaux impôts ou des hausses d’impôts supplémentaires. » Alors que la préparation du budget 2026 divise la classe politique française, le président du Mouvement des Entreprises de France (MEDEF) Patrick Martin a, comme chaque année, dit son opposition totale à toute hausse de fiscalité sur les entreprises et promet un « énorme meeting » pour faire une démonstration de force . Pourtant, dans les diverses propositions évoquées, toutes les entreprises ne sont pas ciblées : pour la gauche, qui défend plus de justice fiscale, ce sont avant tout les grandes entreprises et les multinationales qui doivent contribuer davantage, au lieu d’échapper à l’impôt par toutes sortes de montages financiers. Comme toujours, le patron des patrons évoque la situation compliquée, bien réelle, que traverse de très nombreuses petites entreprises pour éviter aux plus grosses de contribuer à leur juste part à l’effort national. Une situation devenue tellement habituelle qu’elle ne surprend personne, mais qui interroge : comment le MEDEF est-il parvenu à rendre son discours légitime alors qu’il défend surtout les très grandes entreprises, souvent au détriment des plus petites ?

« L’unité patronale » au centre du discours du MEDEF est un mythe central de notre époque, qui alimente d’autres fictions : sur les figures d’incarnation du développement économique (du capitaine d’industrie à l’entrepreneur créateur et héroïque), sur la place de l’entreprise dans l’économie (les syndicats patronaux et groupes d’intérêts comme contre-pouvoir institutionnel), sur la mondialisation économique (comme contrainte naturelle et indiscutable d’adaptation) et les besoins économiques même (compétitivité, croissance, attractivité). En somme, « l’unité patronale » est la pierre angulaire d’une idéologie et d’un système narratif qui fabrique une vision unique du monde économique, tentant de neutraliser toute alternative.

Comment le MEDEF créée « l’unité patronale »

« L’unité patronale » n’est ni un fait naturel ni une évidence organique : c’est une construction à la fois organisationnelle et symbolique, taillée pour produire une force politique. Cette force tient à l’imbrication de plusieurs fonctions complémentaires — coordination pratique, fabrication de légitimité et capacité de chantage — qui font notamment du MEDEF (et des grandes fédérations qui y adhèrent ; ainsi que du concurrent CPME — premier syndicat en nombre d’entreprises — et qui tend à reproduire le même modèle) un acteur central du rapport de force économique et social. Au-dessus de cette mise en scène, l’Association française des entreprises privées (AFEP) joue un rôle complémentaire et discret : club des très grandes entreprises du CAC 40, elle élabore en coulisse notes techniques et stratégies, oriente l’agenda réglementaire et européen, et laisse au MEDEF le front public. Cette division du travail — l’AFEP à la tête, le MEDEF en façade — rend « l’unité patronale » à la fois plus efficace et plus difficile à contester. Démonter cet assemblage exige d’en saisir les rouages : comment il se constitue, se maintient, ce qu’il promet aux acteurs qui y adhèrent, et comment il peut être déconstruit.

Sur le plan institutionnel, « l’unité » s’appuie sur un faisceau d’organes et de pratiques qui donnent corps à une prétendue représentation du monde entrepreneurial. Les fédérations sectorielles, les chambres consulaires (CCI) et, au sommet, des organisations interprofessionnelles comme le MEDEF structurent un canal unique d’accès au pouvoir économique et politique. Ce canal remplit trois fonctions pratiques essentielles.

D’abord, la coordination du lobbying : mutualiser moyens, expertises juridiques et études économiques pour agir de façon concentrée auprès des ministères, de l’administration et des autorités européennes. Ensuite, la capacité de négociation : en tant qu’organisation interprofessionnelle (et au regard de chiffres de la représentativité patronale qui le mette largement en première position), le MEDEF occupe une place institutionnelle qui lui permet de négocier à l’échelle nationale des accords nationaux interprofessionnels (ANI) capables d’influer sur la norme sociale et juridique — un privilège que les fédérations de branche, elles, n’ont pas à l’échelle des branches. Néanmoins, ce sont souvent les fédérations professionnelles les plus puissantes qui négocient – au nom du MEDEF – ces ANI. Par exemple, pour la délégation patronale, c’est l’UIMM (Union des industries et des métiers de la métallurgie), fédération la plus puissante et historique du patronat français (regroupant une myriade de grandes entreprises telles que Airbus, Arcelor Mittal, Dassault, Stellantis etc.) qui a piloté la négociation sur le partage de la valeur en entreprise en 2023 via son délégué général. Accord qui a ensuite été directement proposé au Parlement. Enfin, la visibilité médiatique : centraliser la parole patronale signifie monopoliser une caisse de résonance auprès des médias et structurer l’agenda politique.

Ces fonctions techniques expliquent pourquoi, pour beaucoup d’acteurs (surtout les PME isolées ou les ETI en recherche d’accès), l’adhésion au MEDEF peut sembler rationnelle : promettre « plus de visibilité » et « meilleur accès aux décideurs » est un service réel. Mais cette promesse est à double tranchant : elle transforme des intérêts locaux ou sectoriels très divers en une posture collective dont les bénéfices réels sont inégalement distribués.

Fabriquer une communauté d’intérêts

Au-delà des capacités pratiques, « l’unité patronale » est avant tout une machine symbolique. Par un lexique et une dramaturgie constants — « l’économie », « les entreprises », « l’intérêt économique national » — les organisations interprofessionnelles naturalisent l’idée que l’ensemble des entreprises partage un même intérêt supérieur. Ce récit permet de convertir des demandes particulières (allègements fiscaux, exonérations, règles favorables aux grandes filières) en « nécessité nationale », difficile à contester sans passer pour anti-économique ou déraisonnable.

A écouter le MEDEF, une start-up locale, un artisan boulanger et une multinationale du CAC 40 parlent d’une seule voix, niant les réalités et intérêts extrêmement divers.

C’est ici que se joue la puissance idéologique du MEDEF pour imposer un horizon normatif où la défense des marges des entreprises est érigée en condition de survie nationale. Ce cadrage permet de neutraliser le conflit social en faisant passer les revendications salariales, écologiques ou fiscales pour des « freins » au dynamisme économique. Concrètement, ce récit oriente les politiques publiques vers des priorités systématiques : baisse des cotisations sociales patronales, multiplication des niches fiscales, exonérations sur l’investissement, assouplissement du droit du travail, nouvelles aides publiques aux entreprises… Tout ce qui pourrait apparaître comme redistribution ou régulation est immédiatement requalifié en « menace pour la compétitivité ».

La symbolique est performative au sens où elle produit des effets réels : en affichant une façade « d’unité patronale », le MEDEF s’arroge le rôle de seul porte-voix légitime de l’économie dans son ensemble. Ainsi, lorsque le gouvernement prépare un budget, ce n’est pas une fédération particulière ou un secteur qui prend la parole, mais « les entreprises » dans leur globalité — comme si une start-up locale, un artisan boulanger et une multinationale du CAC 40 parlaient d’une seule voix en niant les réalités et intérêts extrêmement divers, parfois même réellement antagoniques. 

Pour chaque segment, le MEDEF met en avant un avantage concret : services de base, accès à l’information, mandats dans les instances paritaires, intermédiation avec les élus de proximité, représentation face à l’État, partage d’influence dans les réseaux décisionnels.

Ainsi, lorsqu’on parle d’économie, l’espace démocratique de la contestation est réduit. Toute voix qui rappelle la pluralité des organisations et situations — PME étranglées par les délais de paiement des grands donneurs d’ordre, sous-traitants pressurisés par la baisse des prix, filières entières dépendantes des arbitrages des multinationales — est marginalisée comme « secondaire ». À l’inverse, le discours du MEDEF, pourtant porté par les plus grands intérêts particuliers, se voit élevé au rang de cause générale.

Pourquoi les PME adhèrent au MEDEF

La capacité d’agrégation du MEDEF tient au fait qu’il fédère des fragments hétérogènes : artisans ancrés localement, PME productives, ETI, grandes entreprises transnationales. Pour chaque segment, le MEDEF met en avant un avantage concret : services de base, accès à l’information, mandats dans les instances paritaires, intermédiation avec les élus de proximité, représentation face à l’État, partage d’influence dans les réseaux décisionnels. Le MEDEF parle aux chefs d’entreprise par delà leurs secteurs. C’est cette promesse de « quelque chose en plus » — réseau et collectif, engagement et protection — qui rend l’adhésion attractive, même quand les intérêts réels des entreprises adhérentes divergent.

Mais le puzzle d’entreprise est intrinsèquement instable : les gains de coordination n’effacent pas les asymétries. Les grandes firmes, souvent financiarisées, qui tiennent les grandes fédérations professionnelles et donc la sphère décisionnelle du MEDEF, tirent disproportionnellement vers elles la ligne politique du MEDEF et les politiques publiques réclamées (exonérations, subventions, facilités fiscales). Les petites structures, quant à elles, peuvent parfois obtenir une tribune, un instant privilégié, une mise en relation, mais rarement la puissance d’influence. Le MEDEF fonctionne comme une plateforme qui vend une promesse de représentation, alors que la distribution des voix décisionnelles reste inégale.

Ce mythe de « l’unité patronale » permet au syndicat patronal d’exercer un chantage politique permanent sur l’État. En se présentant comme le porte-voix d’un collectif national, le MEDEF et ses alliés peuvent jouer sur la peur et des menaces conséquentielles précises : désinvestissements massifs, fermetures de sites industriels, délocalisations stratégiques — toutes fortement relayées médiatiquement. Ces gestes politiques brandis fonctionnent comme des moyens de pression économiques et symboliques qui visent à faire plier les gouvernements successifs.

« L’unité patronale », une arme politique

En brandissant « l’unité patronale » comme une garantie d’intérêt général, le MEDEF obtient un avantage stratégique dans les négociations budgétaires : ses revendications apparaissent comme celles de toutes les entreprises.

Ce pouvoir d’intimidation est d’autant plus redoutable que jusqu’à la sortie du rapport sénatorial sur les aides publiques aux entreprises, l’opinion publique est restée très peu informée sur le sujet. Chaque année donc, plus de 210 milliards d’euros — sous forme de subventions directes, d’exonérations de cotisations sociales, de niches fiscales et de garanties d’État — sont à présent distribués aux entreprises sans information sur leur répartition. Dans la majorité des cas, aucune contrepartie en termes d’emploi, de salaires ou d’investissements n’est exigée. Or, beaucoup de grandes entreprises ayant récolté beaucoup d’argent public ont vu leur dividendes exploser ces dernières années (notamment après la crise sanitaire et ses dispositifs d’aides publiques nombreux). L’exemple du Crédit d’Impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) est emblématique : conçu pour stimuler l’emploi, il a surtout profité aux grandes entreprises déjà en bonne santé, sans impact significatif sur l’embauche.

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C’est ce mécanisme qui explique la fréquence des postures victimaires : malgré cette manne, le patronat se présente régulièrement comme « pris à la gorge » par la fiscalité ou par la « rigidité » du droit du travail. En brandissant « l’unité patronale » comme une garantie d’intérêt général, le MEDEF obtient un avantage stratégique dans les négociations budgétaires : ses revendications apparaissent comme celles de toutes les entreprises, et donc comme des conditions de survie de l’économie nationale.

« L’unité patronale » repose donc sur l’occultation des conflits au sein même du monde de l’entreprise et constitue un assemblage performatif — technique, symbolique et politique — construit pour légitimer une économie de privilèges. Comprendre son anatomie, c’est aussi identifier ses points faibles : l’hétérogénéité des intérêts instrumentalisés par le récit dominant, l’asymétrie dans la distribution des bénéfices entre la multinationale cotée au CAC40 et la PME sous-traitante, et la dépendance à l’adhésion d’acteurs locaux qui recherchent réseaux et accès aux sphères de pouvoir.

Tout acteur politique entendant s’affronter aux grandes entreprises doit donc œuvrer à casser cette construction narrative et organisationnelle, faire perdre au MEDEF son pouvoir d’arbitrage et prescrire des alternatives institutionnelles et normatives.

Un patronat fracturé

Or, de nombreux clivages traversent le monde des entreprises. Ils sont à la fois sociaux, économiques et institutionnels : ils prennent une complexion verticale (grandes firmes financiarisées versus petites entreprises ancrées), et/ou une complexion horizontale — de différenciations

La fracture verticale constitue la ligne de faille la plus structurante de l’économie contemporaine. D’un côté, des donneurs d’ordre puissants, financiarisés, capables d’imposer leurs prix, leurs conditions et leurs calendriers. De l’autre, des PME et TPE locales, des artisans et des sous-traitants qui dépendent de la trésorerie immédiate et vivent au rythme des commandes. Cette verticalité se manifeste dans la pratique des délais de paiement prolongés qui étranglent les trésoreries, dans les clauses contractuelles abusives qui transfèrent les risques des grandes entreprises vers les petites, dans la captation de valeur opérée par les fusions et les externalisations, ou encore dans les décisions de délocalisation pris au niveau des sièges qui vident brutalement des territoires de leur activité productive. 

Loin du discours célébrant la grande firme comme créatrice universelle d’emplois, cette réalité fait apparaître son rôle d’asphyxie d’écosystèmes locaux entiers, empêchant l’investissement, la stabilisation et la transmission du tissu productif. Ces phénomènes ne sont pas anecdotiques et la charge politique est simple : présenter la grande entreprise financiarisée, parfois aux mains d’un actionnariat étranger, non pas comme un agent universel de prospérité, mais souvent comme facteur d’asphyxie des écosystèmes productifs locaux.

Nombre d’acteurs économiques militent pour la conservation de modèles rentiers, extractifs et carbonés. Face à eux existent des forces décidées à construire une « économie à impact », qui réorientent la compétitivité vers la qualité, la résilience territoriale, la relocalisation et la durabilité écologique.

La deuxième ligne de fracture est horizontale et porte sur les finalités, le mode de gouvernance et l’organisation du travail dans l’entreprise. Nombre d’acteurs économiques militent pour la conservation de modèles rentiers, extractifs et carbonés, qu’ils justifient au nom de la compétitivité internationale et de la préservation des marges. Face à eux, existent des forces décidées à construire une « économie à impact », qui réorientent la compétitivité vers la qualité, la résilience territoriale, la relocalisation et la durabilité écologique. Tous les enjeux politiques autour de la transposition européenne des directives réglementaires CSRD/CS3D — qui visent à obliger les entreprises à rendre compte, en transparence, de leurs actions financières et matérielles en matière environnementale et sociales — ont (trop peu) mis en perspective ses affrontements latents. Ces entreprises, ainsi que d’autres entreprises de l’économie sociale et solidaire, les fameuses coopératives qui elles, questionnent la démocratisation des unités de production, sont loin de freiner le développement et investissent dans un avenir collectif différent. 

Les SCOP/SCIC et les entreprises sociales questionnent en effet la répartition de la valeur et la démocratisation de la décision. Leurs succès — reprises d’usines en SCOP ou pérennité accrue dans certains secteurs — constituent des preuves empiriques que leur modèle résiste, qu’un autre ordonnancement économique est possible. Ce clivage n’oppose donc pas seulement le patronat au salariat, mais aussi deux visions du rôle de l’entreprise dans la société. Ce clivage permet d’identifier des alliés potentiels pour la gauche : une part des entreprises a un intérêt direct à ce que l’État régule et oriente les ressources non vers la rente mais vers l’investissement productif et la justice sociale. Encore faut-il les mettre en avant. 

Enfin, s’ajoutent les fractures sectorielles du patronat. Certaines filières dominent puissamment et conditionnent les contraintes de l’ensemble de la chaîne : la grande distribution impose ainsi ses marges aux producteurs agricoles ; les plateformes numériques fixent les conditions de marché à des milliers de PME ; les majors de l’énergie retardent la transition en exerçant une influence écrasante sur les politiques publiques… Dans chacune de ces filières, la tension est hybride : verticale, parce que le rapport donneur d’ordre / fournisseur place les petits en dépendance permanente ; horizontale, parce que coexistent, au sein même de la filière, des secteurs extractifs et conservateurs et des acteurs investis dans la régénération et l’innovation. La fracture sectorielle mêle ainsi les deux logiques et rend visible la nécessité de politiques différenciées et ciblées, capables de briser ces dépendances et de rééquilibrer les rapports de force : régulation des pratiques et clauses contractuelles, plafonnement des marges et délais, préférence locale dans la commande publique, obligation de transparence des chaînes d’approvisionnement.

Le verrou institutionnel de la représentativité 

Pour comprendre pourquoi ces fractures, pourtant bien réelles, restent insuffisamment visibles et audibles dans le débat public, il faut introduire un dernier élément : la dimension juridico-institutionnelle. Il existe des organisations qui expriment et tentent déjà d’organiser ces clivages et de ne pas s’aligner sur le récit unifiant. Le METI, qui regroupe les entreprises de taille intermédiaire, met en avant les contraintes spécifiques auxquelles elles font face (fréquemment le passage à l’échelle et l’internationalisation), souvent écrasées par les grands groupes ou ignorées des politiques publiques. Le Mouvement Impact France, qui fédère des entreprises de la transition écologique et sociale (certes très diverses), plaide pour un ordonnancement économique où la finalité collective prime sur la rente. ESS France, de son côté, incarne une voie transversale du monde de l’économie sociale et solidaire, défendant une autre conception de la gouvernance, de la répartition de la valeur et de la place des entreprises dans les territoires. 

Au plan légal et administratif, seules certaines les organisations interprofessionnelles reconnues représentatives à l’échelle nationale (MEDEF, CPME, U2P) disposent de prérogatives institutionnelles spécifiques.

Ces organisations donnent chair aux fractures réelles, fédèrent des dirigeants et des réseaux, proposent des agendas différents et cherchent à peser sur les politiques publiques mais n’ont pas la reconnaissance institutionnelle officielle pour véritablement être écoutées. Au plan légal et administratif, seules certaines les organisations interprofessionnelles reconnues représentatives à l’échelle nationale (MEDEF, CPME, U2P) disposent de prérogatives institutionnelles spécifiques (capacité d’opposition à l’extension d’accords, sièges dans instances paritaires, accès facilité aux circuits d’audition) et sont considérées comme interlocutrices obligées par l’État lors des grands rendez-vous politiques comme les réformes structurelles ou les débats sur les plan de financement de l’Etat ; c’est une réalité inscrite dans les textes et dans la pratique du dialogue social. Cette reconnaissance n’est pas qu’une formalité juridique : elle concentre la visibilité médiatique, structure l’accès aux administrations et verrouille la possibilité pour d’autres récits de se faire entendre. Pourtant, ses règles sont hasardeuses et mériteraient d’être dévoilées pour saisir à quel point le système favorise la représentation des grandes entreprises en donnant prime au nombre de salariés comptabilisé par établissement, alors que ce ne sont pas les salariés qui sont représentés dans les syndicats patronaux mais bien les dirigeants. [Par ailleurs, cette reconnaissance biaisée donne aussi des moyens en millions d’euros aux syndicats patronaux, via les fonds de l’AGFPN. Ce fond est certes alloué à tous les « partenaires sociaux » représentatifs, mais selon un mode de répartition équilibré entre syndicats patronaux et syndicats salariés et donc forcément inéquitable au regard des missions et charges opérationnelles respectives. NDLR]

C’est pourquoi le MEDEF occupe une position centrale : il ne fédère pas seulement, il incarne la parole patronale et offre « quelque chose en plus », en donnant accès aux décideurs, en amplifiant les revendications, en rendant attractif pour une PME locale ou une ETI le fait d’appartenir au collectif patronal, même si ses intérêts y sont dilués. Cette centralité est renforcée par les effets d’entrelacement humain : les circulations permanentes entre cabinets ministériels, administrations et organisations patronales produisent des proximités idéologiques et relationnelles qui naturalisent l’idée qu’il ne peut y avoir qu’un seul interlocuteur patronal, porteur de l’intérêt général de « l’économie ». Cette mécanique crée des circuits d’influence informels, marginalise les voix dissidentes et contribue à transformer un puzzle éclaté d’intérêts divergents en façade de bloc homogène.

La conclusion de cette cartographie est claire pour la gauche : arrêter l’attaque abstraite contre « le patronat » ou « les entreprises ». Si le petit patronat est certes largement politisé à droite, l’ampleur du détournement de la richesse du pays par les grandes entreprises, y compris au détriment des plus petites, implique de les cibler en priorité. L’impératif stratégique consiste donc à mettre  en lumière ces contradictions du mythe de « l’unité patronale », à soutenir davantage les entreprises territoriales, en transition et les coopératives, à reconnaître politiquement des groupes d’intérêts catégoriels, à exiger une réforme du système de représentativité patronale qui brise le monopole interprofessionnel et à cliver vis-à-vis des grandes entreprises. Ce n’est qu’en rompant ce privilège que l’on pourra attaquer le cœur de la fiction : l’idée que le MEDEF serait le seul et unique porte-voix légitime de « l’économie nationale ». 

Repolitiser la question de l’entreprise

Alors que le MEDEF entend une nouvelle fois peser de son poids démesuré sur le futur budget et qu’une fenêtre d’opportunité s’est ouverte pour d’autres arbitrages budgétaires, cette repolitisation de l’entreprise et de ses clivages est urgente. Que ce soit en mettant en exergue les fractures entre elles dans leur environnement concurrentiel ou en questionnant leur organisation interne, il s’agit là d’un enjeu de court comme de long terme. 

Politiser l’entreprise, c’est déplacer le débat du registre des recettes fiscales et des allègements vers celui des hiérarchies, des architectures de gouvernance, des droits de regard des salariés, de la répartition de la valeur, des clauses de conditionnalité des aides publiques…

Rappelons ici que la gauche politique n’a pas déserté l’entreprise (disons le monde du travail) : elle y est évidemment présente, dans les syndicats, dans les collectivités, dans des initiatives locales et sectorielles, mais de façon défensive. Mais elle a depuis trop longtemps mis de côté son plaidoyer à propos des bonnes conditions entre acteurs économiques pour le développement territorial et à propos de « l’Entreprise », cette structure qui s’est peu à peu centralisée dans notre société et dont il nous revient d’en requérir le modèle organisationnel souhaitable. En omettant ces questions, c’est comme si la gauche avait peu à peu considéré les entreprises comme des objets à confier à des techniciens du bien être ou de la transition, et ne relevant plus de leur prérogative politique mais uniquement de celle des syndicats qui y luttent quotidiennement. 

Pourtant, plus que jamais au regard des disparités territoriales et des inégalités grandissantes, l’entreprise est l’élément et le lieu central du rapport de pouvoir et de classe, de la répartition et de la redistribution de la valeur et de la fabrique de l’avenir. Malheureusement, ce déplacement de priorité n’est pas anodin : il s’est traduit par le fait que, si la gauche parle bien aux individus en tant que « pauvres », « dominés », « racisés » et aux groupes en tant que « classes populaires » comme classe de niveau de vie (et heureusement), elle s’est moins adressé aux individus en tant que « travailleurs salariés », « personnes en recherche d’emploi », « travailleurs ubérisés », « travailleurs racisés » et aux groupes en tant que collectifs qui vivent aujourd’hui la mutation des rapports de pouvoir entre différents éléments de l’économie — TPE et PME coincées par les donneurs d’ordre, soumis à des logiques de sous-traitance, étranglées par des délais de paiement, piégés entre survie financière et responsabilité sociale, privées d’appuis institutionnels ; et coopératives en gestation. 

Il ne suffit pas de dénoncer les excès des grands groupes : il faut réinscrire l’entreprise comme objet politique central. Cela veut dire changer la focale. Plutôt que de réduire l’analyse à la seule dichotomie pauvres / riches, il s’agit de politiser les chaînes et les structures de pouvoir et de décision interne : Qui subordonne qui et comment ? Qui détermine les orientations stratégiques ? Comment se répartit la valeur créée ? Quelles finalités oriente-t-on — rente financière ou utilité sociale et territoriale ? Politiser l’entreprise, c’est débattre sur les entreprises qui ont véritablement besoin des aides et celles qui en abusent, au miroir d’un projet de développement industriel, social et écologique. C’est aussi rediscuter des hiérarchies, des architectures de gouvernance, des droits de regard des salariés, de la répartition de la valeur, des clauses de conditionnalité des aides publiques et des mécanismes d’accès aux marchés publics pour les petites structures.

Au lieu de subir la naturalisation des demandes patronales en tant que « nécessités nationales », la gauche pourrait montrer que la compétitivité peut être pensée autrement : qualité, résilience, souveraineté productive.

Ce recentrement aura un triple bénéfice stratégique pour la gauche. Il permettra d’abord de reprendre la main sur la définition de l’intérêt général économique : au lieu de subir la naturalisation des demandes patronales en tant que « nécessités nationales », la gauche pourrait montrer que la compétitivité peut être pensée autrement : qualité, résilience, souveraineté productive — et non comme simple arbitrage de coût. Ensuite, elle ouvre la possibilité de construire des alliances sociales élargies : dirigeants d’ETI attachés à leur bassin d’emploi, artisans, coopératives en émergence et salariés qui partagent des enjeux communs sur la stabilité et la redistribution. Enfin, en politisant la gouvernance des entreprises, la gauche accroîtra sa crédibilité économique aux yeux de la population, en montrant qu’elle sait établir les contreparties démocratiques et sociales – codétermination, égalité homme-femme, interdiction de pratiques contractuelles abusives – et écologiques aux aides publiques et donc qu’elle sait gérer la dépense publique de manière efficace et juste.

Concrètement, reprendre la question de l’entreprise exige un investissement discursif et institutionnel. Discursif, parce qu’il faut parler de gouvernance et de finalité dans des termes accessibles — raconter des histoires de territoires, d’entreprises sauvées par des reprises coopératives, de PME étranglées par des donneurs d’ordre. Institutionnel, parce qu’il faut proposer des mesures tangibles : élargir la reconnaissance et l’accès aux instances paritaires aux organisations qui portent la transition et l’ESS, conditionner certaines aides à des mécanismes de codétermination et de maintien de l’emploi, transformer la commande publique pour privilégier l’ancrage territorial et la transition écologique. Mais ces mesures ne sont crédibles que si elles s’appuient sur un récit qui explique pourquoi elles servent l’intérêt général et non un intérêt particulier. Cette réinscription critique de l’entreprise au centre du récit politique sur l’intérêt général est la condition pour rétablir une connexion réelle avec des catégories sociales plus larges — et pour faire de l’économie un terrain démocratique où se négocient finalités, gouvernance et répartition. Au-delà de son terrain habituel de la justice fiscale par la nécessaire taxation des grandes fortunes, c’est aussi par ce chemin que la gauche peut redevenir audible et hégémonique sur l’ordre économique qu’elle appelle.