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31.10.2025 à 07:00

Est-il vrai que les milliardaires créent de l'emploi ?

Séverin Lahaye
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Alors que les débats parlementaires font rage sur le budget 2026, la proposition de « taxe Zucman » concentre une grande partie des critiques. Si personne n'ose attaquer son objectif de corriger les injustices actuelles qui permettent aux plus riches d'échapper à l'impôt sur le revenu, beaucoup s'inquiètent de ses conséquences sur l'économie française. Selon ses détracteurs, une telle taxe ferait fuir hors de France les milliardaires, qui continuent d'être présentés comme des piliers de (…)

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Texte intégral (5688 mots)

Alors que les débats parlementaires font rage sur le budget 2026, la proposition de « taxe Zucman » concentre une grande partie des critiques. Si personne n'ose attaquer son objectif de corriger les injustices actuelles qui permettent aux plus riches d'échapper à l'impôt sur le revenu, beaucoup s'inquiètent de ses conséquences sur l'économie française. Selon ses détracteurs, une telle taxe ferait fuir hors de France les milliardaires, qui continuent d'être présentés comme des piliers de l'emploi. Une crainte très peu fondée.

Le texte complet de la question était le suivant :

Est-il vrai, comme on le dit contre la taxe Zucman, que sans grandes fortunes il y aurait moins d'emploi en France ?

Question posée par Marguerite Di Maggio le 15 octobre 2025 (nous poser une question ?)

Pourquoi c'est une bonne question

C'est l'un des arguments que l'on entend sans cesse dès qu'on évoque la fiscalité pesant sur les milliardaires français. Non, il ne faut pas les taxer davantage, car grâce à leur fortune et à leurs entreprises, ils « créent des emplois ». Et font donc vivre des milliers de personnes, en France et dans le monde.

La taxe Zucman, du nom de l'économiste Gabriel Zucman, a remis cette question au premier plan du débat politique français dans un contexte de fortes tensions budgétaires. Sa proposition est simple : instaurer un taux d'impôt minimum de 2 % sur la fortune des foyers fiscaux disposant de plus de 100 millions d'euros de patrimoine. L'économiste veut notamment s'attaquer à leurs revenus dits « professionnels », qui correspondent à l'argent issu de leurs entreprises, accumulé dans des holdings non imposées. Cette proposition rétablirait un peu d'équité fiscale, car d'après les calculs de l'économiste, les milliardaires français (les 0,0002 % plus riches fortunes de France) ne versent qu'environ 25 % de leurs revenus tous prélèvements confondus. Soit deux fois moins que la moyenne des Français.

Une proposition de loi établissant une version de la taxe Zucman avait été adoptée en février dernier à l'Assemblée nationale, mais le Sénat, à majorité conservatrice, l'avait rejetée quelques mois plus tard. Le Premier ministre, Sébastien Lecornu, n'a pas souhaité intégrer cette taxe dans son projet de loi de finances actuellement débattu au Parlement, la jugeant « dangereuse pour l'économie et l'emploi ». Elle a néanmoins été mise à l'ordre du jour par la gauche par voie d'amendements.

Les opposants à la taxe Zucman avancent surtout le risque qu'elle fait peser sur l'emploi.

Comme le Premier ministre, les opposants à la taxe Zucman avancent surtout le risque qu'elle fait peser sur l'emploi. Sur Sud Radio, le député Renaissance Sylvain Maillard s'y est lui aussi opposé car elle ferait selon lui « fuir les emplois de France ». Elle aurait pour objectif, selon l'ancien président du Medef, Pierre Gattaz, interrogé par Le Figaro, « de faire de nous, patrons, des pestiférés, de nous prendre en otage, de nous punir, alors que nous sommes les vrais créateurs de richesse et d'emplois pour la France et les Français ».

À chaque fois, le raisonnement est similaire : taxer la fortune des milliardaires réduirait leur investissement dans l'économie, et détruirait de ce fait des milliers d'emplois. Un argument qui peut sembler être frappé du sceau du bon sens, mais qui soulève une vraie question : les grandes fortunes sont-elles bonnes pour l'emploi ?

Au niveau mondial, des augmentations d'effectifs en trompe-l'œil

Pour répondre à cette question, nous avons choisi d'étudier les grandes entreprises cotées en bourse qui comptent des milliardaires français et leur famille parmi leurs principaux actionnaires. Au sein du CAC 40, nous avons répertorié neuf multinationales qui entrent dans cette catégorie : Bouygues (famille Bouygues), Dassault Systèmes (famille Dassault), Hermès (famille Hermès), Kering (famille Pinault), L'Oréal (famille Bettencourt), LVMH (famille Arnault), Michelin (famille Michelin), Pernod-Ricard (famille Ricard) et Stellantis (famille Peugeot, deuxième actionnaire derrière la famille Agnelli) [1].

Si l'on compare les chiffres de l'emploi au sein de ces groupes au niveau mondial à la fin de l'année 2019, juste avant la pandémie de Covid, avec les dernières données en date (fin 2024 dans la plupart des cas), on observe en effet des augmentations d'effectifs dans beaucoup de ces groupes. +53 % pour Bouygues, +29 % pour Dassault Systèmes, +63 % pour Hermès, +23 % pour Kering, +32 % pour LVMH et même +116 % pour Stellantis ! Seule exception, le groupe Pernod-Ricard affiche des effectifs mondiaux en baisse de 3 %.

Nombre d'employés en 2019Nombre d'employés en 2024Variation
Bouygues 130 450 200 234 +53 %
Dassault Systèmes 19 361 25 000 +29 %
Hermès 15 417 25 185 +63 %
Kering 38 068 46 936 +23 %
L'Oréal 87 974 95 023 +8 %
LVMH 163 309 215 637 +32 %
Michelin 127 187 129 832 + 2 %
Pernod-Ricard 18 776 18 224 -3 %
Stellantis 115 030 248 883 +116 %

On pourrait penser qu'on a là la meilleure illustration possible des avantages qu'il y a à laisser croître sans entraves des grandes fortunes faiblement taxées. Sauf que ces chiffres cachent parfois une réalité moins reluisante. La première place du classement est ainsi occupée par le groupe automobile Stellantis, qui a vu son nombre d'employés grimper de 116 % en cinq ans. Mais cette hausse s'explique par la fusion intervenue en 2021 entre le groupe PSA (Peugeot, Citroën, Opel…), et son homologue Fiat-Chrysler (Fiat, Alfa Romeo, Maserati, Jeep…) pour former Stellantis. Entre 2020 et 2021, l'emploi a donc bondi de 112 000 à presque 300 000 personnes, mais pour descendre ensuite – comme souvent en cas de fusion – à moins de 250 000 salariés.

Quand les multinationales augmentent leurs effectifs, ce n'est pas forcément parce qu'elles créent des emplois, c'est souvent qu'elles rachètent d'autres entreprises.

De même, les chiffres flatteurs du groupe Bouygues masquent un changement majeur au sein de la multinationale : le rachat en 2021 d'Equans, une filiale d'Engie, qui propose différents services (électrique, maintenance, énergies renouvelables…). Cet élargissement a fait passer ses effectifs totaux de 125 000 salariés en 2021 à plus de 200 000 en 2024.

Il en va de même, à des niveaux moindres, pour d'autres groupes. L'effectif de Michelin a connu ainsi une augmentation en 2022 du fait d'acquisitions avant de reprendre son érosion. La hausse de l'emploi au sein de LVMH s'explique aussi par le rachat de Tiffany en 2021. Chez Hermès, en revanche, elle est plus directement liée à la croissance organique du chiffre d'affaires du géant du luxe, qui contrairement à ses rivaux, ne procède pas par acquisitions de maisons existantes.

Ainsi, quand les multinationales augmentent leurs effectifs, ce n'est pas forcément parce qu'elles créent des emplois, c'est souvent qu'elles rachètent d'autres entreprises. Nous reviendrons plus bas sur ce point important.

Pas de différence significative avec les autres groupes du CAC 40

Un autre facteur doit conduire à relativiser ces chiffres : ils ne semblent pas foncièrement différents de ceux des autres groupes, qui n'ont pas de grandes fortunes dans leur actionnariat. Certains groupes de notre échantillon, comme Dassault Systèmes, Hermès ou Pernod-Ricard, ont d'ailleurs des effectifs assez faibles par comparaison avec les cadors du CAC 40.

La multinationale Capgemini, spécialisée dans les services numériques, emploie par exemple plus de 340 000 personnes dans le monde (+50 % par rapport à 2019). Soit légèrement plus que Carrefour, dont l'effectif frôle les 325 000 personnes. On peut également citer la multinationale TP (anciennement Teleperformance, qui vient tout juste de sortir du CAC 40), leader mondial des centres d'appels, qui rémunère près de 500 000 salariés dans le monde (également +50 % depuis 2019).

Emploi en France : un bilan moins rose

Qu'en est-il plus précisément de l'emploi de ces groupes en France ? C'est le point central des opposants à la taxe Zucman. Après tout, pourquoi s'opposer à une hausse de l'imposition en France, si les milliardaires concernés créent de l'emploi, mais ailleurs dans le monde ? Nous y serions doublement perdants.

Dans ce domaine, nous ne disposons pas de données aussi complètes qu'au niveau mondial, les entreprises étant souvent assez discrètes sur les chiffres réels de leurs effectifs pays par pays. Depuis l'entrée en vigueur de la directive européenne sur la transparence des multinationales (CSRD, aujourd'hui attaquée de toutes parts sous couvert de « simplification », voire notre article), la situation s'est un peu améliorée, de sorte que nous avons accès aux chiffres de 2024, et dans certains cas ceux de 2023.

Nombre d'employés en 2023 (France)Nombre d'employés en 2024 (France)VariationPart de l'emploi en France en 2024
Bouygues 92 109 89 518 -3 % 45 %
Dassault Systèmes 5 657 5 829 +3 % 23 %
Hermès 13 723 15 556 +13 % 61 %
Kering 4 801 4 731 -1 % 9 %
L'Oréal 15 649 17 777 +14 % 19 %
LVMH 39 351 39 856 +1 % 20 %
Michelin ? 20 839 - 16 %
Pernod-Ricard ? 2 981 - 16 %
Stellantis ? 39 797 - 16 %

Premier constat : seul le groupe Hermès possède plus de la moitié de ses effectifs en France, Bouygues étant légèrement en dessous de ce seuil avec 45 % (sur un effectif total beaucoup plus important). Les autres « champions français » n'ont qu'entre 9 et 23 % de leurs employés dans l'Hexagone.

En termes de création d'emplois au niveau national, L'Oréal occupe la première place du classement, avec plus de 2 000 nouveaux employés déclarés entre 2023 et 2024. Une évolution comparable à celle d'Hermès (+13 %), mais loin devant LVMH et Kering, dont les effectifs nationaux n'ont sensiblement pas évolué entre 2023 et 2024.

La seule évolution notable à la baisse concerne le groupe Bouygues, qui a perdu près de 3 000 employés en France en 2024. Tous étaient salariés d'Equans, la filiale d'Engie rachetée en 2021, dont les syndicats craignaient justement que le rachat n'entraîne des suppressions de postes au sein de leur entreprise.

Des données à mettre en regard des dividendes versés

Pour mettre en perspective ces données, il faut les comparer aux dividendes versés par ces multinationales à leurs actionnaires en 2024. On peut prendre la mesure de leurs efforts réels en faveur de la création d'emploi en calculant le nombre de postes supplémentaires que ces entreprises auraient pu ouvrir en France avec cet argent, en prenant comme référence le coût total pour une entreprise d'un emploi au salaire moyen net français en 2024 (2 730 euros net par mois, soit environ 4 715 euros pour l'entreprise). Cette estimation, bien évidemment très imparfaite, n'en jette pas moins une lumière assez crue sur la contribution réelle des grandes fortunes à l'économie française et sur leurs vraies priorités.

Dividendes et rachats d'actions en 2024 en M€Nombre d'emplois équivalents (France)Nombre d'emplois effectivement créés (France)Ratio
Bouygues 699 12 354 -2 591 -
Dassault Systèmes 667 11 789 172 69
Hermès 2 618 46 270 1 822 25
Kering 1 713 30 275 -70 -
L'Oréal 4 065 71 845 2 128 34
LVMH 6 837 120 838 505 239
Michelin 1 462 25 840 ? -
Pernod-Ricard 1 524 26 935 ? -
Stellantis 6 651 117 550 ? -

Pour chaque euro consacré à créer de l'emploi, LVMH en a consacré 239 à rémunérer ses actionnaires.

Prenons l'exemple de LVMH. La multinationale a versé 6,8 milliards à ses actionnaires en 2024 sous forme de dividendes et de rachats d'actions. Une manne dont a principalement profité la famille Arnault. Avec cette somme, elle aurait pu créer près de 121 000 emplois en France. En 2024, elle en a en fait créé 505, soit 239 fois moins. Pour le dire autrement, pour chaque euro consacré à créer de l'emploi, LVMH en a consacré 239 à rémunérer ses actionnaires. L'Oréal aurait pu ouvrir 71 845 postes supplémentaires en France – 34 fois plus que les emplois que le groupe a effectivement créé en France en 2024 – plutôt que de verser plus de 4 milliards de dividendes à ses actionnaires. Chez Dassault Systèmes, le ratio est de 69, et chez Hermès (pourtant le groupe le plus ancré en France) de 25. Quant à Bouygues et Kering, ils ont consacré respectivement 700 millions et 1,7 milliard d'euros à leurs actionnaires tout en supprimant des emplois.

Il apparaît donc, à travers cette analyse, que les milliardaires et leurs familles ne sont pas les grands créateurs d'emplois que certains prétendent, mais avant tout des accumulateurs de dividendes. C'est précisément la part importante de ces revenus financiers, surtout lorsqu'ils sont logés dans des sociétés holding, qui leur permettent de jouir d'un taux de taxation global bien plus favorable que les classes moyennes ou supérieures. Si ces revenus étaient davantage taxés, ces groupes seraient-ils davantage incités à créer des emplois ?

Des situations très différentes selon les secteurs

En réalité, la priorité accordée aux dividendes et aux rachats d'actions semble l'un des seuls réels points communs entre les différents groupes que nous examinons ici. Les autres chiffres sur l'évolution des effectifs et la part de l'emploi en France reflètent des stratégies très divergentes selon les entreprises et selon les secteurs.

Ainsi, au-delà du cas de Stellantis, le secteur automobile dans son ensemble a perdu depuis longtemps son rôle de moteur de l'emploi en France. Le 23 septembre dernier, Les Échos révélaient que Stellantis comptait fermer temporairement six usines européennes, dont celle de Poissy, en Ile-de-France, qui emploie près de 2 000 personnes. Toutes ont été placées au chômage partiel pendant trois semaines. D'après ses propres documents, le groupe a supprimé 16 000 postes en Europe entre 2022 et 2024, sans préciser toutefois les pays concernés.

Les constructeurs automobiles français ont fait le choix depuis plusieurs dizaines d'années de délocaliser une partie de leur activité de production et d'assemblage dans des pays avec des niveaux de salaires plus faibles qu'en France.

En 2024, le constructeur automobile avait pourtant annoncé un plan d'investissement de plusieurs milliards de dollars en Amérique du Sud entre 2025 et 2030 pour développer une gamme de voiture « bio-hybride ». Un choix peu surprenant pour Vincent Vicard, économiste au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) et spécialiste des multinationales. Selon lui, les constructeurs automobiles français ont fait le choix depuis plusieurs dizaines d'années maintenant « de délocaliser une partie de leur activité de production et d'assemblage dans des pays avec des niveaux de salaires plus faibles qu'en France. Ce qui a conduit à une baisse de l'emploi automobile sur le sol français. »

« Ces délocalisations ont aussi entraîné le départ des fournisseurs de groupe, qui se sont rapprochés des usines d'assemblage installées un peu partout en Europe », ajoute Vincent Vicard. En novembre 2024, les groupes Michelin et ArcelorMittal ont annoncé des suppressions de postes en France, citant le contexte économique morose dans le secteur de l'automobile pour justifier leur décision.

La situation est bien différente dans le secteur du luxe, qui a connu plusieurs années de forte croissance et d'euphorie boursière, et dont une partie de l'activité de production a lieu sur le territoire français. « La marque Christian Dior par exemple, propriété de LVMH, emploie plus de la moitié de ses salariés sur le territoire national », détaille Vincent Vicard. À l'inverse, seuls 9 % des salariés de Kering sont employés en France, contre 61 % pour le groupe Hermès.

Entre les deux, les groupes LVMH et L'Oréal possèdent tous deux 20 % de leurs effectifs en France. Mais si L'Oréal a embauché plus de 2 000 personnes en 2024, LVMH compte supprimer environ 1 200 postes dans sa division vin et spiritueux (Moët et Chandon, Dom Pérignon, Ruinart…), comme le révélait L'Humanité en mai 2025. Soit près de 10 % des effectifs de la branche. Une annonce qui fait tâche pour Bernard Arnault, présenté comme un moteur de l'emploi en France par bon nombre de politiciens. Précisons que sa multinationale possède près de 60 000 emplois en Chine et 45 000 aux États-Unis, soit plus que les 40 000 emplois français de son groupe.

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Qui crée véritablement de l'emploi en France ?

Au final, les tendances que l'on peut observer dans les groupes de notre échantillon semblent liées à des réalités et des stratégies économiques qui ne sont pas directement liées à la présence ou non d'une grande fortune dans leur actionnariat. C'est ce que confirme à sa manière une étude de l'INSEE parue fin septembre. Elle montre que les grandes entreprises (GE) dont font partie les multinationales françaises, soient celles qui comptent plus de 5 000 salariés et possèdent un chiffre d'affaires supérieur à 1,5 milliard d'euros, ne sont pas du tout créatrices d'emplois en France. Entre 2012 et 2022, elles auraient supprimé environ 173 000 postes.

Entre 2012 et 2022, les grandes entreprises auraient supprimé environ 173 000 postes en France.

Sur la même période, les microentreprises, les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) ont créé en cumul 1,9 million d'emplois. Néanmoins, le nombre de personnes employées par des grandes entreprises a progressé sur la période étudiée, non pas du fait de création d'emplois, mais soit parce que des ETI ont passé le seuil des 5 000 salariés, soit, et c'est l'effet majeur, parce que ces grandes entreprises rachètent des ETI, ce qui fait de facto gonfler leurs effectifs.

Les grandes fortunes (et les grandes entreprises de manière générale) rachètent des entreprises plus petites plutôt qu'elles ne créent directement de l'emploi. La hausse des effectifs du groupe Bouygues après le rachat d'Equans ou la fusion entre PSA et Fiat-Chrysler en témoignent. Le groupe L'Oréal en est également un parfait exemple : entre 2010 et 2025, la multinationale a acheté 42 entreprises, dont aucune en France… Le groupe vient également d'acquérir plusieurs marques de Kering (Creed, Gucci, Balenciaga) pour environ quatre milliards d'euros. LVMH, de son côté, a acheté ou pris une participation majoritaire dans 21 entreprises sur la même période, dont 10 en France.

Une menace de « fuite des emplois » peu avérée

Reste une question : les emplois dépendant de ces grands groupes disparaîtraient-ils si les milliardaires venaient à quitter la France ? C'est l'un des arguments les plus avancés pour critiquer la taxe Zucman : taxer les milliardaires feraient disparaitre des emplois en France. Mais cette affirmation est largement contredite par une note du Conseil d'analyse économique (CAE) parue en juillet dernier. Dans celle-ci, les économistes s'interrogent sur les effets que pourraient provoquer l'exil fiscal de ménages à hauts revenus sur le tissu économique français si l'on venait à imposer fortement leurs fortunes. Leurs conclusions sont sans appel. Premièrement, une hausse de l'imposition sur les ménages les plus fortunés (les 1 % les plus riches) entraînerait le départ de 0,2 % d'entre eux. Deuxièmement : cet exil fiscal provoquerait une baisse de 0,036 % de la masse salariale française à long-terme (entre 15 et 20 ans).

Même en tenant compte du poids important des hauts patrimoines dans l'activité économique et entrepreneuriale, leur exil fiscal n'aurait qu'un impact marginal sur l'économie domestique.

Dans leur conclusion, les auteurs précisent que les effets d'une taxe incluant les revenus issus des biens professionnels, comme le propose Gabriel Zucman, « sont remarquablement similaires » à ceux qu'ils ont observés. Ainsi, « même en tenant compte du poids important des hauts patrimoines dans l'activité économique et entrepreneuriale », leur exil fiscal n'aurait qu'un impact « marginal » sur l'économie domestique.

Pour l'économiste Vincent Vicard, il ne faut également pas négliger l'ancrage des multinationales sur le territoire français. « Je pense qu'un certain nombre de multinationales, notamment celles du luxe, n'ont pas la possibilité de délocaliser leur système productif hors de France. Leurs activités de recherche et développement (R&D), de marketing, de communication, ainsi que leurs sièges sont implantés en France, et la plupart d'entre elles revendiquent cette nationalité française. »

Lier le départ d'un actionnaire à celui d'une multinationale évacue du débat toutes les problématiques de stratégies de production, mais aussi d'image. « La question de l'image d'une marque est fondamentale pour le secteur du luxe, note Vincent Vicard. Quand vous achetez un sac à plusieurs milliers d'euros, vous achetez d'abord de l'image, mais aussi une qualité de production. Ce qui rend les délocalisations plus compliquées dans ce secteur, notamment du fait du niveau de qualification de la main d'œuvre française. »

L'exode d'une multinationale de l'armement comme Dassault n'est pas envisageable non plus pour Vincent Vicard, « du fait de ses liens avec l'État français ». Ainsi, « théoriser la fuite de la production ou de certaines activités de multinationales hors de France à cause d'une hausse des taxes sur leurs propriétaires n'est pas pertinent », conclut l'économiste.

Et donc ?

Les milliardaires possédant des multinationales françaises ont au premier abord un bilan plutôt positif en termes de création d'emploi au niveau mondial. Mais quantitativement, ces nouveaux emplois ne pèsent rien face aux sommes gigantesques qu'elles préfèrent verser à leurs actionnaires. Certaines d'entre elles suppriment des emplois en France, comme Bouygues ou Stellantis. Et lorsqu'elles en créent, c'est d'abord grâce à leur stratégie de concentration via le rachat d'entreprises déjà existantes, ce qui fait gonfler à court terme leurs effectifs.

S'opposer à une taxe sur les revenus financiers des milliardaires en dénonçant les probables conséquences sur l'emploi en France va également à rebours des réalités économiques. Bien d'autres facteurs pèsent sur l'ancrage des multinationales sur le territoire français, et le fait que leur actionnaire principal soit une grande fortune ou non semble bien moins important que les particularités sectorielles par exemple. À plus forte raison la taxation de leurs revenus non salariaux.

On pourrait même, à l'opposé, argumenter que les dispositifs fiscaux actuels incitent les grands actionnaires à privilégier les revenus financiers moins taxés et qu'introduire des mesures comme la taxe Zucman pourraient même avoir des effets bénéfiques pour l'économie réelle, au-delà des recettes supplémentaires pour l'État.


[1] Nous n'avons pas inclus les groupes du CAC40 contrôlés en partie par des grandes fortunes non françaises comme EssilorLuxottica et ArcelorMittal.

29.10.2025 à 11:09

Les chiffres fous du lobbying de la Tech à Bruxelles

Olivier Petitjean
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Les dépenses annuelles de lobbying du secteur de la Tech atteignent désormais 151 millions d'euros, leur plus haut niveau de l'histoire et une augmentation d'un tiers depuis 2023. Dix entreprises seulement représentent 49 millions d'euros annuels de dépenses de lobbying. Meta (Facebook) occupe la première place avec 10 millions d'euros.
Ce sont les chiffres révélés par l'ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory en se basant sur le registre de transparence du lobbying mis en place dans (…)

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Les dépenses annuelles de lobbying du secteur de la Tech atteignent désormais 151 millions d'euros, leur plus haut niveau de l'histoire et une augmentation d'un tiers depuis 2023. Dix entreprises seulement représentent 49 millions d'euros annuels de dépenses de lobbying. Meta (Facebook) occupe la première place avec 10 millions d'euros.

Ce sont les chiffres révélés par l'ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory en se basant sur le registre de transparence du lobbying mis en place dans la capitale européenne.

L'industrie de la Tech compte désormais 890 lobbyistes en équivalent temps plein à Bruxelles, soit davantage que le nombre de députés européens (720).

Et ils ne chôment pas : les représentants du secteur ont obtenu, durant la première moitié de l'année 2025, pas moins de 378 rendez-vous avec des représentants de la Commission ou des députés européens. Soit trois rendez-vous par jour ouvré.

La régulation de numérique est depuis quelques années l'un des principaux champs de bataille de lobbying à Bruxelles, avec l'adoption de législations comme le Digital Services Act (DSA), le Digital Markets Act (DMA) ou encore l'AI Act. Les dépenses de lobbying des géants de la Tech ont augmenté en conséquence, mais n'avaient jamais atteint de tels niveaux.

Alors que ces règles européennes sont désormais ouvertement ciblées par les GAFAM et l'administration Trump, la Commission s'apprête à se pencher sur le numérique dans le cadre de sa politique de dérégulation.

23.10.2025 à 15:59

Bas les masques. La lettre du 23 octobre 2025

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Le « greenwashing » de TotalEnergies sanctionné par la justice
C'est une décision (…)

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Le « greenwashing » de TotalEnergies sanctionné par la justice

C'est une décision judiciaire inédite. Suite à une plainte déposée par un groupe d'ONG écologistes (Amis de la Terre, Greenpeace et Notre affaire à tous) contre TotalEnergies, le Tribunal judiciaire de Paris a condamné le groupe pétro-gazier pour une campagne de communication de 2021 lancée à l'occasion de son changement de nom de Total à TotalEnergies. Elle vantait, sur fond d'éoliennes arc-en-ciel, sa contribution majeure à la transition énergétique et promettait d'atteindre la neutralité carbone en 2050.

Les juges ont considéré que cette promesse n'avait pas de base concrète et que la communication de TotalEnergies visait à cacher à ses clients et aux citoyens la poursuite de ses investissements dans les énergies fossiles, en minimisant l'impact climatique réel de sa stratégie de développement du gaz.

Il est rare que les campagnes de communication des multinationales, aussi éhontées soient-elles, soient ainsi condamnées à titre de « pratique commerciale trompeuse ». Les associations Sherpa et ActionAid avaient déposé plainte contre Auchan et Samsung France pour la manière dont ils faisaient la promotion de leurs codes de conduite et leurs engagements éthiques, alors que plusieurs enquêtes avaient constaté des abus chez leurs fournisseurs. Les procédures n'ont pas abouti.

Il est arrivé dans d'autres pays que des autorités de régulations de la publicité censurent ainsi les campagnes de certaines multinationales pétrolières pour excès de « greenwashing ». Mais pas en France, vu qu'il n'existe pas dans notre pays de véritable autorité de régulation, seulement une association contrôlée par les industriels qui se régulent eux-mêmes.

Une directive qui dérange

L'une des premières mesures annoncées par la Commission européenne dans le cadre de sa politique de « simplification » (aka destruction des protections sociales et environnementales) a été le démantèlement programmé de la directive sur le devoir de vigilances des multinationales récemment adoptée, et de sa directive sœur sur la transparence des entreprises (lire notre article). Pas suffisamment pour beaucoup de lobbys et de dirigeants politiques (dont Emmanuel Macron), qui ont demandé leur suppression pure et simple. Depuis, le sort de ces deux directives ne tient qu'à un fil.

Une nouvelle péripétie a eu lieu ce mercredi 22 octobre. La droite du Parlement européen avait forcé la main aux libéraux et aux sociaux-démocrates en les menaçant, s'ils ne votaient pas avec eux une version largement amoindrie de la directive, de s'allier avec les groupes d'extrême droite pour la réduire totalement à néant. Les défections et abstentions parmi les rangs des eurodéputés mécontents de ce compromis bas de gamme ont fait échouer l'opération. L'issue se décidera finalement lors du débat en plénière au Parlement, où le groupe conservateur pourrait décider de franchir le pas et de joindre une nouvelle fois ses voix à celles de l'extrême droite pour balayer les politiques mises en place par l'Europe ces dernières années en matière de climat et de droits humains.

On relira à ce sujet notre enquête : Au centre du jeu bruxellois, l'extrême droite sonne la charge contre l'écologie et le climat.

Pendant ce temps, la coalition des opposants à la directive sur le devoir de vigilance – qui regroupe la droite et l'extrême droite européennes, mais aussi les grandes multinationales, les gouvernements français et allemands et l'administration Trump, entre autres – continuent à faire entendre sa voix.

Les ministres de l'Énergie des États-Unis et du Qatar ont signé une déclaration commune contre la législation en estimant que celle-ci créait des risques juridiques pour l'approvisionnement en gaz de l'Europe, et représentait donc une « menace existentielle » pour le vieux continent.

Une menace à peine voilée de la part de pays qui sont deux des principaux producteurs de gaz naturel liquéfié (GNL) au niveau mondial. Ils représentent actuellement 20% du gaz arrivant en Europe, mais cette proportion est appelée à croître significativement en remplacement du gaz russe. Suite à la guerre en Ukraine, l'Union européenne a misé massivement sur les importations de GNL pour dénouer ses liens avec Moscou, mais n'aura fait au final que troquer une dépendance contre une autre.

À lire aussi : Comment ExxonMobil et Trump ont fait démanteler une législation européenne sur le climat et les droits humains

Il y a quelques jours, c'est une lettre ouverte signée par un groupe de multinationales françaises et allemandes emmenées par TotalEnergies et Siemens qui faisait événement. Publiée à l'issue d'une rencontre à huis clos entre les chefs de gouvernements français et allemand et des patrons de grandes entreprises des deux pays, la missive exigeait une accélération du processus de dérégulation en Europe et l'abandon pur et simple de la directive devoir de vigilance, en guise de « signal » adressé aux investisseurs. Elle demandait également un assouplissement des règles de concurrence pour permettre le développement de « champions européens ».

Depuis, certaines entreprises qui avaient été citées comme signataires de la lettre ont quelque peu nuancé leur position, certaines expliquant qu'ils n'étaient pas forcément en accord avec le ton virulent, quand bien même ils étaient alignés sur le fond, et d'autres continuant à soutenir le principe d'une directive sur le devoir de vigilance. Il semble que la lettre ait été publiée par TotalEnergies et Siemens sans que le texte en ait été vraiment présenté et discuté avec les autres participants.

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NatCon et Tech Bros

Nous poursuivons notre plongée dans les recompositions politiques, économiques et idéologiques qui se sont faites jour aux États-Unis – et bien au-delà – avec la deuxième victoire électorale de Donald Trump, à travers deux entretiens et un article d'analyse.

Olivier Tesquet, co-auteur avec Nastasia Hadjadji et du récent Apocalyspe Nerds, a discuté avec nous de l'émergence outre-Atlantique d'un nouveau « techno-fascisme ». Celui-ci est d'abord un courant d'idées, alliant vision du monde ultra-réactionnaire et mysticisme technologique, qui contamine le débat politique aux États-Unis et ailleurs. Mais c'est aussi une nouvelle pratique du pouvoir, incarnée par exemple par le département DOGE ou par la firme technologique Palantir (fondée par Peter Thiel) et son rôle éminent dans la politique de chasse aux migrants. À lire : Olivier Tesquet : « Avec le Doge ou Palantir, on a des exemples très concrets d'une nouvelle architecture du pouvoir, un pouvoir techno-fasciste ».

De son côté, Maya Kandel, auteure d'Une première histoire du trumpisme, interroge avec nous les contours de la « coalition hétéroclite » qui a amené Donald Trump pour une deuxième fois à la Maison Blanche. Celle-ci regroupe des organisations ultraconservatrices autrefois marginales, des populistes de droite, des piliers historiques du parti républicain comme la Heritage Foundation, convertie au trumpisme par Kevin Roberts, ou encore des « Tech Bros ». Cette alliance montre des signes de fissures – notamment entre les tendances chrétiennes et nationalistes et les acteurs de la tech – mais dépasse déjà, selon l'historienne, la seule figure de Donald Trump et est appelée à lui survivre. À lire : « La coalition derrière Trump est une véritable contre-élite, aux intérêts parfois divergents ».

Enfin, pour clore provisoirement le premier volet de notre série « Extrême Tech », consacré au financiers de l'industrie numérique comme Peter Thiel ou Marc Andreessen aux États-Unis (ici et ) et Pierre-Édouard Stérin et quelques autres en France, nous nous sommes posés directement la question : qui sont ces « venture capitalists » et autres « business angels » ? Et y a-t-il des raisons particulières qui font qu'ils s'engagent si résolument aux côtés de l'extrême droite ? La réponse est oui.

À lire ici : Des États-Unis à la France, de Peter Thiel à Pierre-Edouard Stérin, les « venture capitalists » investissent dans l'extrême droite.

En bref

Le CAC40 bat des records. Cela tranche avec la déprime ambiante sur l'état de l'économie française et avec les difficultés du gouvernement à boucler son budget. Le CAC40 a atteint un nouveau sommet historique le 21 octobre. L'explication ? Les résultats moins mauvais qu'attendus de certains groupes, et certains signes suggérant que la crise que traverse LVMH – l'un des poids lourds de l'indice – est moins profonde que prévu. C'est surtout une énième illustration de la déconnexion entre l'économie réelle et la bourse, et une manifestation parmi d'autres de l'extrême volatilité des marchés financiers ces jours-ci, avec la hausse continue du cours de l'or et la formation d'une véritable bulle autour de l'IA. La semaine dernière, une brusque montée du cours de LVMH avait fait monter la fortune de Bernard Arnault de 16 milliards d'euros en une seule journée.

BNP Paribas rattrapé par ses affaires avec la dictature soudanaise. Un jury populaire de New York a jugé BNP Paribas complice d'exactions commises par le régime soudanais d'Omar al-Bachir dans les années 1990 et 2000 dans le cadre du conflit au Darfour. Il a condamné la banque française à verser plusieurs millions d'euros à trois plaignants. La décision a fait chuter BNP Paribas en bourse, une « class action » regroupant plusieurs milliers de personnes étant encore en cours dans le même dossier, qui pourrait se traduire par des milliards d'euros supplémentaires de dommages et intérêts. La banque a annoncé son intention de faire appel, contestant le lien entre les prestations financières fournies par sa filiale à Genève et les crimes commis par l'armée soudanaise et les milices à sa solde. En 2014, elle avait plaidé coupable et accepté une amende record de 8,9 milliards de dollars pour avoir violé les sanctions américaines en traitant avec des entités du Soudan, d'Iran et de Cuba. Une partie de cette somme devait être versée aux victimes, mais ne l'a finalement pas été, sur décision du Congrès. Cette reconnaissance de culpabilité a été utilisée ensuite par les cabinets d'avocats qui accompagnent les plaignants, qui toucheront une part des sommes versées par la banque. Ceci dit, la filiale suisse de BNP Paribas a bien été l'une des principales banques occidentales à faire affaire avec le régime d'Omar al-Bachir durant cette période.

Dépendance. Lundi 20 octobre, une panne mondiale a conduit à l'interruption pendant plusieurs heures des services d'AWS, la très lucrative filiale d'Amazon dédiée au cloud, qui pèse à elle seule un tiers du marché mondial. De nombreux sites et applications ont cessé de fonctionner, comme Snapchat, Airbnb, Signal, Canva, Zoom ou Slack, de même que les services en ligne de nombreuses entreprises. Après la panne de Crowdstrike qui avait paralysé les services de Microsoft et par suite de dizaines d'aéroports, d'hôpitaux et d'entreprises en juillet 2024, la panne remet en lumière les risques de la dépendance envers des géants comme Amazon, Google ou Microsoft (ces deux dernières entreprises contrôlant un autre tiers du marché mondial du cloud). En pratique, cependant, les alternatives peinent à émerger. Le cours de l'action d'Amazon a continué de monter à la bourse de New York.

Cette lettre a été écrite par Olivier Petitjean.

21.10.2025 à 07:00

« La coalition derrière Trump est une véritable contre-élite, aux intérêts parfois divergents »

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Dans son essai Une première histoire du trumpisme, l'historienne Maya Kandel se penche sur les alliances, et les idéologies et intérêts parfois contradictoires de la coalition hétéroclite qui a porté Donald Trump au pouvoir pour la deuxième fois. Entretien.
Ce n'est pas un bilan, mais bien une première histoire du trumpisme. Ce que j'ai eu envie de montrer, c'est comment celui-ci a évolué de 2016 à 2024. C'est une « première histoire », car elle est encore en train de s'écrire, mais il y a (…)

- Entretiens / , , , ,
Texte intégral (3859 mots)

Dans son essai Une première histoire du trumpisme, l'historienne Maya Kandel se penche sur les alliances, et les idéologies et intérêts parfois contradictoires de la coalition hétéroclite qui a porté Donald Trump au pouvoir pour la deuxième fois. Entretien.

Dans ce premier bilan, paru peu de temps après la réélection de Donald Trump en 2024, vous parlez du soutien d'une « contre-élite hétéroclite ». Quelle est la nature de cette alliance ?

Ce n'est pas un bilan, mais bien une première histoire du trumpisme. Ce que j'ai eu envie de montrer, c'est comment celui-ci a évolué de 2016 à 2024. C'est une « première histoire », car elle est encore en train de s'écrire, mais il y a déjà une profondeur historique au phénomène. Le trumpisme est profondément différent en 2024 de ce qu'il était en 2016 et je voulais analyser cette évolution, pour montrer pourquoi le second mandat ne ressemblerait pas au premier. Le trumpisme déborde désormais largement la figure de Donald Trump – c'est d'ailleurs un des points centraux du livre. Trump a catalysé des tendances politiques qui étaient à l'œuvre depuis longtemps : le virage identitaire, l'extrême- droitisation du Parti républicain, le rejet des élites. Mais son élection a conduit à donner une idéologie à tout cela.

Ce qui change entre le premier mandat et le second c'est avant tout le degré de préparation en termes de programme et de personnel politique. Cette préparation a commencé dès janvier 2021, autour d'anciens de la première administration et des intellectuels nationaux-conservateurs, qui ont construit ou enrôlé des organisations bien financées. L'autre évolution vient du ralliement de certaines figures majeures de la Silicon Valley, qu'on a trop réduit à la seule figure d'Elon Musk. La coalition qui soutient Trump en 2024 est beaucoup plus large et porte au pouvoir une véritable contre-élite, aux intérêts parfois divergents.

Comment s'est construit cette coalition trumpiste ?

Une première histoire du trumpisme

Par Maya Kandel, Gallimard, 2025, 192 pages, 19 euros.

C'est un attelage compliqué, mais ce qui réunit tout le monde, c'est la figure de Donald Trump, instrument de leur victoire dans les urnes, qui est un personnage capable de créer un chaos suffisant pour provoquer une vraie révolution politique.

Parmi les think tanks derrière Trump, il y a le Claremont Institute, qui a été le premier à le soutenir, avant même sa victoire de 2016. L'obsession du Claremont, un centre californien fondé en 1979 et jusque-là marginal, consiste à revenir à l'esprit des pères fondateurs. Ils ont en cela un côté « fondamentaliste ». Ils considèrent que le système politique américain s'est dévoyé depuis la présidence de Woodrow Wilson, marquée notamment par une politique étrangère interventionniste, mais aussi par le début de l'expansion de l'appareil de sécurité nationale et de la bureaucratie, avec la création de nouvelles agences par le Congrès. Dans la lignée de Leo Strauss, leur pensée repose sur l'idée que toute bureaucratie, à force, devient antidémocratique. Il serait donc parfois nécessaire, notamment en temps de crise, d'avoir un leader fort, qui représente la vraie légitimité du peuple. C'est dans cette optique que les penseurs du Claremont dénoncent depuis des décennies l'« administrative state » (l'État administratif), synonyme du « deep state », cible de Trump et du mouvement MAGA.

C'est sur le Claremont Institute que Yoram Hazony [philosophie israélo-américain, national conservateur, ndlr] s'est appuyé pour développer le mouvement national-conservateur ou NatCon, qui naît officiellement en 2019 pour proposer une théorisation des intuitions de Trump et coller au nouveau socle électoral du parti républicain. C'est ce mouvement qui va construire « l'idéologie trumpiste ». Hazony fonde la Edmund Burke Foundation, dont le siège est à la même adresse que le Conservative Partnership Institute [institut fondé par un ancien leader du mouvement du Tea Party, en 2017, pour former et financer des cadres conservateurs, ndlr]. Son objet est d'organiser les conférences annuelles du mouvement NatCon. Ce sont des moment où ces gens vont pouvoir se rencontrer, se mettre en réseau, et fédérer des secteurs de plus importants du camp conservateur. Hazony va inclure des gens et des courants qui étaient à la marge, et que Trump va intégrer dans sa coalition électorale.

Quel a été le rôle des think tanks plus classiques, comme la Heritage Foundation, au sein de ces nouveaux réseaux ?

La Heritage Foundation, c'est une grosse machine depuis les années 1970. Elle a été créée à cette époque pour combattre l'influence de la gauche sur le plan économique, social ou politique. Ils ont des bâtiments énormes à Washington, beaucoup de donateurs, c'est le think tank le plus important de l'écosystème conservateur. L'objectif de la Heritage depuis sa création est de peser sur les choix politiques : ils préparent tous les quatre ans un programme pour le candidat républicain. Reagan, élu en 1980, avait adopté la majorité des mesures du « Mandate for leadership » de la Heritage.

Kevin Roberts a changé l'orientation et une partie du personnel de la Heritage Foundation pour s'aligner sur le trumpisme.

Après la première victoire de Trump, ils ont eu un moment de flottement. Ils cherchaient un nouveau président et ont même envisagé de prendre JD Vance. Cela ne s'est finalement pas fait, mais en 2021, Kevin Roberts a pris la tête de la Heritage. L'année suivante, il va prêter allégeance au mouvement national-conservateur lors de sa réunion annuelle de 2022, à Miami. Kevin Roberts a changé l'orientation et une partie du personnel de la fondation pour s'aligner sur le trumpisme. La Heritage, avec sa force de frappe, rédige en 2023-2024 un nouveau « Mandate for Leadership » : le « Projet 2025 ». Ils vont aussi créer un genre de Linkedin pour conservateurs pour trouver des cadres pour une future administration et ne pas reproduire l'impréparation de 2016, où il n'y avait pas le personnel nécessaire derrière le nouveau Président. Bien sûr, sur certains sujets, le commerce ou la politique étrangère notamment, le trumpisme bouscule les principes de la Heritage Foundation. Mais même s'ils ne sont pas alignés sur tout, ils n'iront jamais contre un républicain occupant la Maison blanche : leur raison d'être, c'est de travailler pour le républicain qui gagne.

Comment les milliardaires de la Tech se sont-ils alliés à ces réseaux conservateurs ?

Peter Thiel a aussi été impliqué dans les conférences NatCon, dès la première où il prononce l'allocution d'ouverture.

Il y a d'abord eu Peter Thiel, le seul de la tech à soutenir Donald Trump dès 2016 – avec Palmer Luckey, mais qui était encore très jeune et n'avait même pas encore fondé sa société Anduril. Thiel est un peu particulier dans la Silicon Valley, c'est un investisseur mais aussi un intellectuel, il a publié deux livres en 1995 et 2014, et plusieurs textes, dont celui où il déclare qu'il ne pense plus que la liberté et la démocratie soient compatibles. Il finance depuis longtemps des publications et causes conservatrices. Il est difficile à approcher mais il est toujours dans les cercles et discussions de la droite américaine. Son soutien à Trump a été une surprise, à l'époque, mais il avait un constat très sombre sur la politique et disait voir en Trump un agent du chaos capable de faire table rase du système, pour en construire un nouveau. Thiel a aussi été impliqué dans les conférences NatCon, dès la première où il prononce l'allocution d'ouverture. Il est intervenu aussi dans les éditions suivantes, en 2021 et 2022. À partir de 2024, il n'est plus présent. Mais il a pu trouver le mouvement NatCon intéressant pour définir le trumpisme à partir de ce nouveau socle électoral. Et la place très importante qu' occupe la religion correspond à sa vision.

Quelqu'un comme Elon Musk a basculé : avant, il était plutôt démocrate. Il a évolué avec le Covid, en 2020, son tweet sur la pilule rouge, et puis il y a eu sa fille transsexuelle, et il est devenu « anti-woke ». En 2022, il a contribué au financement du super PAC de Stephen Miller [proche de Donald Trump, qu'il conseillait déjà lors de son premier mandat, ndlr]. Mais à cette époque, certains pensaient pouvoir tourner la page Trump, et Musk va d'abord soutenir son concurrent républicain Ron DeSantis, tout comme David Sacks, une autre figure de la tech. Pour eux, Trump n'était pas le premier choix, et ils ont basculé tardivement.

Vous étiez présente à la dernière conférence NatCon, en septembre 2025, et avez constaté des fissures dans cette alliance. Où en sont-ils ?

Le meurtre de Charlie Kirk a eu pour effet de ressouder tout le monde, pour l'instant.

C'est plus facile d'être unis dans l'opposition qu'une fois au pouvoir. A la dernière conférence NatCon, il y avait des rumeurs sur le retour de Peter Thiel, mais finalement il n'était pas là. Et les divisions étaient beaucoup plus visibles, entre des nationaux conservateurs de plus en plus centrés sur la religion pour sauver les États-Unis, et la droite tech qui a rejoint Trump en 2024. Il y avait plusieurs panels sur l'intelligence artificielle (IA), avec beaucoup d'hostilité des participants. Les milliardaires de la tech ont été très attaqués, qualifiés d'« hérétiques ». Le sénateur Josh Hawley a été très virulent contre l'IA « qui menace les travailleurs américain ». Steve Bannon, qui déteste Elon Musk depuis des années, a fait le discours de clôture avec une vraie déclaration de guerre contre les « Tech Bros », qualifiés de « ralliés de la 25e heure qui veulent capturer l'État pour leurs propres intérêts ». Il y avait devant l'hôtel où se tenait la conférence des pancartes appelant à déporter Elon Musk. On voyait de claires divergences d'intérêts également sur des sujets centraux comme la Chine ou l'immigration.

Mais après cette conférence, il y a eu le meurtre de Charlie Kirk. Cela a eu pour effet de ressouder tout le monde, pour l'instant, autour de « l'ennemi intérieur », comme ils qualifient la gauche, en écho à Trump.

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Est-ce que ces réseaux nationaux-conservateurs ont des liens avec l'Europe et la montée des conservatismes sur notre continent ?

Oui, pour deux raisons principales. D'une part, les milieux conservateurs aux États-Unis et au Royaume-Uni sont liés depuis longtemps. C'est culturel, historique. Il y a des Anglais qui sont passés par la Heritage Foundation, ou par l'Americain Enterprise Institute, des Américains qui vont travailler à Chatham House ou d'autres centres à Londres. Ces univers intellectuels sont liés, parfois par des réseaux anciens comme la Société du Mont Pèlerin. L'autre raison, c'est Yoram Hazony. Il a été conseiller de Benjamin Netanyahu dans les années 1990. Dès la création de la Edmund Burke Foundation et les premières conférences NatCon, il a développé une stratégie parallèle en Europe et invité des intellectuels européens. D'ailleurs, leur première conférence a eu lieu à Londres en 2019. Puis il y en a eu d'autres, à Rome, à Bruxelles aussi en 2024 : Eric Zemmour y a participé. Ces réunions leur servent à partager des éléments de langage, à se connecter tout simplement pour se relayer ensuite via les réseaux sociaux. L'agenda d'Hazony est très lié à Israël : il veut s'assurer du soutien politique de toutes les droites à l'État hébreu. Il y a aussi un angle « civilisationnel », avec l'Europe comme berceau de « l'Occident judéo-chrétien », la civilisation occidentale dont ils se disent les défenseurs.

Ils ont des propos très anti-Union européenne, qui représente tout ce qu'ils détestent. Mais ils ne sont pas contre l'Europe qu'ils voient comme le berceau de l'Occident.

Donc d'un côté, ils ont des propos très anti-Union européenne (UE), qui représente tout ce qu'ils détestent : le multilatéralisme, les valeurs libérales, cela représente pour eux comme une extension des démocrates américains. Mais ils ne sont pas contre l'Europe qu'ils voient comme le berceau de l'Occident. Cela explique leur soutien à des partis d'extrême droite européens très opposés à l'UE. Il y a aussi des liens étroits entre les écosystèmes conservateurs américains et hongrois, via le Danube Institute ou le Mathias Corvinus Collegium, qui a ouvert un bureau à Bruxelles. La Hongrie d'Orbán investit beaucoup d'argent pour accueillir des chercheurs comme Rod Dreher, un proche de JD Vance, qui passe son temps entre Budapest et Washington. Ces rapprochements reflètent une stratégie d'influence de longue date de Viktor Orbán.

Lire aussi :

Pour revenir aux États-Unis, quelle influence les milliardaires de la tech ont, aujourd'hui, sur les politiques menées par Donald Trump ?

Il y a beaucoup de gens de la tech dans l'administration Trump : David Sacks est le conseiller pour l'IA, Michael Kratsios le conseiller scientifique et technologique du président, mais aussi beaucoup d'autres à des postes moins visibles au Pentagone ou dans d'autres agences de l'exécutif. Ils ont une influence, un poids sur les décisions. Kratsios a eu un rôle très important sur les politiques en matière d'IA, avec un plan d'action pour l'IA présenté comme un « nouveau plan Marshall », des investissements dans les data centers. De nombreux patrons de la Silicon Valley étaient dans la délégation du premier voyage de Donald Trump dans le Golfe.

On retrouve une convergence entre les MAGA et les Tech Bros dans l'offensive contre les réglementations européennes.

Mais les Tech Bros ne l'emportent pas toujours. Par exemple, la décision de faire payer 100 000 dollars pour les visas HB1 [visas pour les travailleurs étrangers qualifiés, ndlr] ne les arrange pas. Donc ils ont du pouvoir, mais ils sont comme tous les autres intérêts autour de Trump : il y a toujours le « facteur Trump » qui perturbe les plans bien ordonnés et la construction idéologique. On le voit par exemple sur les droits de douane. Les économistes de la nouvelle droite vont expliquer que les tarifs ont un intérêt pour protéger certains secteurs, certains emplois, ou pour faire rentrer des recettes. Mais Trump les utilise comme une tactique pour obtenir des concessions sur d'autres dossiers, comme par exemple pour obtenir de l'Europe qu'elle achète du pétrole et du gaz aux États-Unis plutôt qu'à d'autres pays. Les droits de douane servent aussi de menace contre l'application des règlements européens Digital Markets Act (DMA) et Digital Services Act (DSA), qui visent à limiter la domination économique des grandes plateformes et la diffusion en ligne de contenus et produits illicites. Ces régulations impactent surtout les géants de la tech américains. On retrouve une convergence entre les MAGA et les Tech Bros dans l'offensive contre ces réglementations. Tous instrumentalisent la notion de liberté d'expression pour condamner ces réglementations au nom d'une soi-disant « censure » des entreprises et citoyens américains. C'est une instrumentalisation délibérée, particulièrement ironique de la part d'une administration qui attaque la liberté d'expression aux États-Unis (c'était l'objet d'un des premiers décrets de Trump en janvier 2025).

Qu'est-ce qu'il en est des secteurs traditionnellement influents sur les politiques américains, comme les industries fossiles ?

La question des énergies fossiles est devenue un « marqueur identitaire » dans les guerres culturelles américaines. Ce n'est pas qu'un phénomène américain. Chez les nationaux conservateurs, il y a des justifications plus élaborées : l'augmentation de la production va permettre d'améliorer la productivité américaine ; en baissant les prix, on affaiblit des pays comme la Russie et l'Iran, dont les économies sont dépendantes du prix du pétrole.

Un facteur déterminant aujourd'hui, ce sont les besoins démesurés d'énergie pour les data centers nécessaires au développement de l'IA.

Évidemment, Trump qui détruit le plan climat de Biden, c'est une voie royale pour la domination de la Chine dans le secteur des énergies renouvelables. Côté républicain, on va dire que certes, ils laissent la place aux Chinois pour devenir leaders dans ce domaine, mais il y aura toujours des pays sans vent et sans soleil qui auront besoin d'énergies fossiles. Surtout, pour eux, en attendant la transition, il y aura toujours besoin de pétrole, et quand ils ne considèrent pas que le changement climatique est un hoax, ils se disent que des solutions technologiques vont être trouvées. Donc que cela vaut encore le coup de faire des États-Unis le leader mondial du pétrole.

Enfin, un facteur déterminant aujourd'hui, ce sont les besoins démesurés d'énergie pour les data centers nécessaires au développement de l'IA, dont les États-Unis sont en train de faire un enjeu existentiel de concurrence avec la Chine. Cela explique pourquoi les géants de la tech ont tous renié leurs engagements antérieurs sur l'énergie et le climat.

Peut-on s'attendre à ce que le monde de la tech continue à s'impliquer autant dans la politique ?

Depuis les présidentielles, Meta en est à son deuxième « Super PAC » pour les prochaines élections du Congrès. Ce sont des machines à faire élire. Les dépenses de campagne aux États-Unis sont de plus en plus vertigineuses, depuis que la Cour Suprême a ouvert la voie à ce financement privé avec la décision Citizens United (2010). Ils ont bien sûr des objectifs politiques. On l'a vu récemment avec un amendement proposant un moratoire de 10 ans sur toute tentative de régulation de l'IA de la part des États, qui avait été proposé dans le cadre de la « One Big Beautiful Bill » de Trump et finalement rejeté. Il pourrait revenir.

Quand on me demande si les États-Unis sont une ploutocratie, je réponds que oui.

La Silicon Valley investit désormais la politique comme Wall Street auparavant. La déréglementation bancaire des années 1980 et 1990 a été portée par des élus qu'ils ont financés. Même chose pour les industries de santé. Au moment des débats sur Obamacare, il avait été calculé que l'industrie de la santé avait huit lobbyistes par élu. Et c'était avant l'arrêt Citizen United, qui a torpillé les lois sur le financement des campagnes aux États-Unis en supprimant les limites des contributions financières des entreprises (ce qui explique les sommes vertigineuses que peuvent dépenser en toute légalité les Super PAC). Depuis, il y a eu une explosion des dépenses de campagnes. Les chiffres sont vertigineux. Même pour de petites élections, quand il s'agit simplement de gagner un district sur quatre cent trente-cinq. Quand on me demande si les États-Unis sont une ploutocratie, je réponds que oui.

Propos recueillis par Anne-Sophie Simpere

16.10.2025 à 07:00

Olivier Tesquet : « Avec le Doge ou Palantir, on a des exemples très concrets d'une nouvelle architecture du pouvoir, un pouvoir techno-fasciste »

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Depuis la réélection de Donald Trump, les courants les plus réactionnaires de la Silicon Valley semblent occuper le devant de la scène à travers des figures comme Elon Musk, Peter Thiel ou Curtis Yarvin. Dans leur livre Apocalypse Nerds. Comment les techno-fascistes ont pris le pouvoir, Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet proposent une radiographie de ce courant politique qui allie vision du monde ultra-réactionnaire et mysticisme technologique exacerbé. Et dont les outils et les idées (…)

- Extrême Tech / , , , ,
Texte intégral (4582 mots)

Depuis la réélection de Donald Trump, les courants les plus réactionnaires de la Silicon Valley semblent occuper le devant de la scène à travers des figures comme Elon Musk, Peter Thiel ou Curtis Yarvin. Dans leur livre Apocalypse Nerds. Comment les techno-fascistes ont pris le pouvoir, Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet proposent une radiographie de ce courant politique qui allie vision du monde ultra-réactionnaire et mysticisme technologique exacerbé. Et dont les outils et les idées inspirent de plus en plus la politique de l'administration américaine. Entretien.

Peux-tu commencer par expliquer ce que recouvre, pour vous, cette notion de « techno-fascisme », et pourquoi, selon vous, c'est le terme pertinent pour décrire ce qui se passe aujourd'hui aux États-Unis ?

Olivier Tesquet : Ce qui nous a posé question dans ce terme quand nous nous sommes lancés dans ce livre, c'est évidemment plus le côté « fascisme » que le côté « techno ». Je pense qu'aujourd'hui, on aurait moins d'hésitations à l'utiliser. Quand on voit Trump envoyer la garde nationale à Chicago pour épauler l'ICE, c'est un marqueur assez évident. Mais il y a quelques mois, on s'était demandé : « Retrouve-t-on, dans la situation actuelle, certains des invariants des fascismes historiques ? » Quelques-uns sont apparus assez clairement. Le premier, c'est l'idée d'une contre-révolution contre la modernité politique, imprégnée de l'esprit des anti-lumières. Le deuxième, qui était moins visible à l'époque mais qui le devient de plus en plus, c'est l'idée que la civilisation occidentale serait menacée d'extinction en raison d'une série de périls existentiels – qui vont de l'immigration à la gauche, en passant par les pandémies ou l'intelligence artificielle générale – et que face à cette menace d'extinction, il y a besoin de régénérer le corps national par la purification. Les différentes factions divergent sur le rituel de purification à mettre en oeuvre, mais l'idée est la même. Enfin, il y a le primat de la race. L'espace géographique et politique de la Silicon Valley a toujours été très imprégné de théories racialistes et eugénistes, et on observe un retour de l'obsession pour le QI, le génie, l'intelligence...

La référence à la technologie redéfinit ce fascisme par rapport à ses précédents historiques.

Voilà pour les invariants. On a choisi d'utiliser le terme « techno-fascisme », et pas simplement fascisme, parce que la référence à la technologie redéfinit ce fascisme par rapport à ses précédents historiques. Avec le Doge ou le rôle de Palantir, nous avons des exemples très concrets d'une nouvelle architecture du pouvoir en train de se dessiner, un pouvoir techno-fasciste. Le techno-fascisme est aussi un mode de circulation des idées. C'est plus difficile à appréhender parce qu'on est face à une cohabitation entre tout un tas d'idéologies plus ou moins marginales qui vont plus ou moins bien ensemble, qui parfois se frictionnent, mais qui au final coexistent quand même au sein d'un même espace. Ce n'est pas l'idéologie totalisante de certains fascismes historiques. C'est plus une logique de « plug and play », où chacun prend un bout quelque part pour le réutiliser ailleurs, ce qui donne naissance à des sortes de « marques » du techno-fascisme : l'Argentine de Milei, le Salvador de Bukele, la France telle que la rêve Sarah Knafo, peut-être Gaza privatisée en Riviera demain. Dans des environnements différents, ce techno-fascisme s'adapte et prend des formes particulières.

Ce courant est-il nouveau dans la Silicon Valley ?

Apocalypse Nerds. Comment les techno-fascistes ont pris le pouvoir

Par Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet, éditions Divergences, 2025, 200 pages, 17 euros.

Pendant longtemps, on a associé la Silicon Valley à une vision du monde libertarienne : ils étaient pour l'ordre spontané du marché, mais défendaient aussi les libertés individuelles. C'était ainsi que l'on voyait Facebook à l'époque d'Obama et des printemps arabes. Mais c'était oublier l'histoire longue de la Silicon Valley, où il y a toujours eu un ferment beaucoup plus réactionnaire. Le meilleur exemple est celui de Leland Stanford, fondateur de l'université du même nom, lieu de reproduction de ces élites cognitives de la Silicon Valley, qui était un eugéniste convaincu.

Le libertarianisme a toujours été une force minoritaire aux États-Unis, qui a donc cherché des alliances, parfois à droite, parfois à gauche selon les sujets. À partir des années 1990, certains penseurs comme Murray Rothbard ont lié le mouvement libertarien au mouvement paléo-conservateur, alliant l'ordre spontané du marché et un exercice autoritaire du pouvoir, avec aussi une volonté de ne vivre que parmi ses semblables. Hans-Hermann Hoppe, un penseur qui a beaucoup influencé Curtis Yarvin, a écrit en 2001 un livre intitulé Démocratie, le dieu qui a failli, qui préfigure les thèses de Peter Thiel sur l'incompatibilité entre liberté et démocratie. Dans ce livre, Hoppe dit explicitement que pour garantir la viabilité du modèle libertarien, il faut exclure physiquement de la communauté ceux qui mènent des modes de vie alternatifs, parmi lesquels il citait notamment les communistes et les homosexuels. La démocratie est vue comme un modèle condamné, qu'il faut remplacer par un modèle monarchique, qui seul garantit la perpétuation de la société – une société totalement homogène. Ce paléo-libertarianisme est la forme sécularisée de ce que nous appelons le techno-fascisme. Le techno-fascisme y ajoute une dimension religieuse, probablement liée au fait qu'il est porté aujourd'hui par des personnalités de la tech, qui est une économie de la promesse. Ils sont dans un truc mystique, à commencer par Peter Thiel et ses discours sur l'antéchrist. On retrouve ici un autre marqueur des fascismes historiques, à savoir la volonté d'une transformation anthropologique, de créer un homme nouveau. Cette dimension n'est peut-être pas (encore) visible dans la politique de l'administration Trump, mais chez ces milliardaires, c'est complètement assumé. Ils croient à tout un tas d'idéologies visant à repousser les limites cognitives, les limites biologiques, les limites terrestres de l'homme.

Il est important de resituer le techno-fascisme dans l'histoire plus longue de la Silicon Valley, qui n'est pas du tout celle de la droite populiste.

Il est important de resituer ce techno-fascisme dans cette histoire plus longue, qui n'est pas du tout celle de la droite populiste. C'est pour cela que quelqu'un comme Steve Bannon les déteste. L'aboutissement de la politique selon Steve Bannon, c'est le 6 janvier : le petit peuple qui reprend les institutions par les armes. Le projet des techno-fascistes, c'est au contraire d'affaiblir les institutions de l'intérieur afin qu'ensuite, pour reprendre l'expression de Yarvin, prendre le pouvoir soit aussi simple que de monter les escaliers.

Quelle est la place réelle de ce techno-fascisme dans l'industrie de la tech aujourd'hui ? Quand un Mark Zuckerberg se rallie au trumpisme, est-ce le signe d'une conversion politique ?

Il y a clairement un certain pragmatisme chez les élites financières de la tech, qui sont des capitalistes dont l'objectif est l'accumulation de capital. Ils ont été assez traumatisés par le Covid et par l'administration Biden. C'est pour cela qu'ils ont misé sur Trump, président de la dérégulation. Et, au-delà de ça, ils vivent de la commande publique et avaient tout intérêt à ne pas être en délicatesse avec le nouveau président. Toutes ces scènes d'humiliation collective où ils ont rivalisé de servilité pour prêter allégeance à Trump peuvent se lire à travers ce prisme. Mais pas uniquement. Il y a aussi des liens plus profonds qui renvoient au cœur de la théorie politique de la Silicon Valley.

Les grands patrons de la tech, ceux qui ont un visage public comme les Zuckerberg et les Bezos, ne sont pas des idéologues. Il est difficile d'évaluer dans quelle mesure ils adhèrent au programme techno-fasciste. Même Elon Musk n'est pas complètement un idéologue. Le cas d'un Peter Thiel, en revanche, est assez révélateur de la circulation des idées techno-fascistes et de l'émergence concrète d'une forme de pouvoir techno-fasciste. Il est plutôt moins riche que les autres, mais il est beaucoup plus central et il est là depuis longtemps. Pendant longtemps, il apparaissait comme une figure marginale dans la Silicon Valley, le seul à s'être rallié à Trump en 2016, ce qui à l'époque était un pari assez audacieux sur l'avenir. Aujourd'hui, il semble davantage au centre du jeu, mais en réalité il l'a toujours été. C'est quand même le cofondateur de Paypal et le premier investisseur extérieur dans Facebook.

En quoi Peter Thiel est-il une figure centrale ?

Pour mesurer l'importance de Peter Thiel aujourd'hui, il suffit de prendre deux exemples. D'abord, c'est lui qui a fabriqué politiquement JD Vance, qui a été son employé. Vance fait coexister le monde de la droite religieuse et celui du capital-risque. Thiel a financé sa campagne pour les midterms à hauteur de 15 millions de dollars, et il est devenu sénateur. Il ne serait jamais devenu vice-président de Trump sans cet investissement initial, qui peut être vu exactement comme un investissement dans une entreprise. C'est-à-dire que Peter Thiel a investi dans la start-up « JD Vance » en se disant que cette start-up allait peut-être devenir une très grosse entreprise, et peut-être demain JD Vance règnera sur le monde.

Ce sont les outils de Palantir qui permettent aujourd'hui de traquer ceux qui sont désignés comme des ennemis.

Le second exemple, c'est celui de Palantir. Palantir est très vite devenu une grosse entreprise, et aujourd'hui c'est le bras algorithmique de la politique migratoire de Trump. Ce sont les outils de Palantir qui permettent aujourd'hui de traquer ceux qui sont désignés comme des ennemis. Et Palantir est une entreprise valorisée à presque 400 milliards de dollars, dans le top 20 des capitalisations mondiales, qui pèse plus lourd que Coca-Cola ou Bank of America, qui dévore pour ainsi dire l'État avec son propre consentement.

Dans le sous-titre de votre livre, vous allez jusqu'à dire que les techno-fascistes ont « pris le pouvoir ». Peut-on vraiment aller jusque là ?

L'objectif est de tailler dans des dépenses jugées superflues, mais aussi de toucher les endroits d'où selon eux les élites progressistes dirigent le monde en secret.

Ils n'ont pas pris le pouvoir complètement et de manière irréversible, mais ils ont mis le pied dans la porte. Et cela a des traductions concrètes, avec le rôle de Palantir dont je viens de parler et la mise en place du Doge. Le Doge est une parfaite illustration du projet politique et le mode opératoire techno-fasciste. C'est-à-dire que Musk a été nommé à ce poste hybride où il avait un statut spécial, sans être ministre de plein exercice, et donc sans être soumis à aucune obligation en termes de transparence, sans avoir à se déporter quand il était en situation de conflit d'intérêts, etc. Sa fonction était de mettre en musique la purge promise par la droite conservatrice : le Doge est la matérialisation technique d'un des chapitres du « Project 2025 », cette idée qu'il faut licencier tous les employés fédéraux soupçonnés de ne pas être loyaux pour les remplacer par des fidèles. L'objectif est de tailler dans des dépenses qui non seulement sont considérées comme superflues, mais qui touchent aussi les endroits où selon eux les élites progressistes dirigent le monde en secret. C'est pourquoi ils ont commencé par cibler l'aide au développement ou l'éducation. On revoit les scènes complètement lunaires de super-stagiaires arrivant dans les bureaux avec leurs ordinateurs, exactement comme cela a été fait chez Twitter quand Musk a pris le pouvoir : vous arrivez, vous dormez sur place et vous réécrivez tout.

Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet

Ce projet s'est un peu fracassé sur le mur du réel parce qu'au final on ne code pas l'administration comme on modifie le code de Twitter, mais l'ambition était un peu la même. Ce n'était pas seulement un objectif court-termiste de tailler dans les dépenses publiques, c'était aussi d'installer un autre mode de gouvernance. Et on voit aujourd'hui que même si Musk a quitté l'administration Trump, le Doge existe toujours, sous une forme un peu différente. Et par qui est-il dirigé ? Par Russell Vought, qui était déjà à la fin du mandat précédent de Trump chargé de construire le budget. qui est l'un des rédacteurs du Project 2025. Il est moins histrionique que Musk, beaucoup plus méthodique, et il s'est soigneusement préparé à défendre devant les tribunaux les décisions qu'ils vont prendre. Russell Vought ne vient pas de la tech, mais de la droite religieuse. Cela montre la manière dont ces mondes différents peuvent se rencontrer. L'un des gros points d'interrogation aujourd'hui, c'est de savoir combien de temps ils vont réussir à faire coexister leur divergences, qui sont énormes.

Les figures du techno-fascisme portent une idéologie libertarienne et élitiste, un idéal de sécession vis-à-vis des États. Comment ça s'articule avec une extrême droite qui, même aux États-Unis, a un côté très nationaliste ?

C'est effectivement très paradoxal. Ce sont aussi des personnages dont leurs entreprises tirent une grande partie de leurs profits des contrats avec des gouvernements. Prenez le plan Trump pour Gaza. Ce président qui se déclare isolationniste met sur la table un projet qui est foncièrement colonial, habillé des oripeaux du capital-risque, où l'on remplace l'autodétermination des peuples par la gestion d'actifs. Cette tension n'est pas complètement résolue, parce qu'il y a des gens dans la droite américaine que cette perspective transnationale n'enchante pas. Les post-libéraux, y compris JD Vance, estiment que l'économie de marché globalisée qui a éclos à la fin de la chute de l'URSS n'a pas du tout fonctionné et qu'il faut revenir à une économie, certes toujours capitaliste, mais recentrée sur la famille, la patrie, et ainsi de suite. On ne voit pas très bien comment cette idée peut s'accommoder d'aventures loin des frontières américaines.

Comment les techno-fascistes arrivent-ils à avoir une influence sur Trump et l'administration américaine ? Est-ce parce qu'ils ont de l'argent ? Qu'ils contrôlent des médias et des réseaux sociaux ?

Leurs investissements politiques leur donnent de l'influence, alors qu'en fait leurs idées sont très minoritaires. Aux États-Unis, le mode de financement de la vie politique, avec ses campagnes qui coûtent de plus en plus cher, permettent de faire émerger rapidement des candidats de son choix, comme on l'a vu avec JD Vance. En France, ce serait beaucoup plus compliqué.

Pour eux, la contre-révolution doit s'opérer de manière cachée entre gens qui parlent un langage commun, non compréhensible par le reste de la population. On n'imagine pas des meetings où ils diraient « Votez techno-fasciste ».

Pour autant, Peter Thiel n'a pas de média à sa botte, il n'est pas propriétaire d'un réseau social. Cela se fait de manière plus diffuse. Peter Thiel est très influencé par des penseurs anti-modernes qui diagnostiquent un déclin inexorable de la société occidentale. Pour lui, il faut retrouver un moteur qui va permettre de faire repartir la civilisation. Il adore parler par exemple du projet Manhattan en expliquant que c'est cela qu'il faudrait faire aujourd'hui, appuyer sur l'accélérateur et repartir en avant. Ce discours peut trouver une résonance chez des responsables politiques. Pour ces idées, comme pour l'idée de Curtis Yarvin d'un monarque-PDG, Trump est un véhicule idéal pour expérimenter, pour commencer à essayer de faire advenir leur vision, dont le but ultime est de dépasser le modèle démocratique et l'État-nation.

Encore une fois, c'est assez difficile de quantifier très précisément l'influence de ces idées. Il n'y a pas de parti techno-fasciste qui se présenterait aux élections. Ce qui n'aurait d'ailleurs aucun sens, car leur vision est élitiste. Pour eux, la contre-révolution doit s'opérer de manière cachée entre gens qui parlent un langage commun, non compréhensible par le reste de la population. On n'imagine pas des meetings où ils diraient « Votez techno-fasciste ». Cela se joue à un autre niveau.

C'est pour cela qu'il est important de regarder où ils mettent leur argent, les portefeuilles d'investissement de types comme Peter Thiel ou Sam Altman, d'OpenAI, dont on parle beaucoup moins. Ce sont des investissements dans la longévité et la santé, dans la conquête spatiale, dans ce qu'on appelle le network state avec toutes manifestations, dans la finance alternative dont les cryptomonnaies, et aussi dans la sécurité et le militaire. Dans un projet libertarien autoritaire, il y a besoin d'avoir des armes et des outils technologiques qui vont permettre de maintenir l'ordre, parce que la transformation de la société ne peut pas se faire sans violence. Sans oublier l'énergie. Peter Thiel investit dans un ancien site industriel à Paducah, pour en faire un site d'enrichissement d'uranium. Il y a aussi une volonté de privatisation forcenée des ressources naturelles, parce que l'IA et la tech reposent sur des infrastructures qui au final fonctionnent grâce à l'extractivisme et à la prédation.

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Curtis Yarvin ou Peter Thiel, qui auraient pu passer il y a quelques années par des hurluberlus, semblent de plus en plus pris au sérieux. Ils sont publiés dans des journaux prestigieux. Comment expliquer cette normalisation ?

La couverture médiatique des conférences de de Peter Thiel sur la figure de l'antéchrist a effectivement été assez incroyable. Ils adorent entretenir cette image d'éminence grise ou de Raspoutine, notamment Curtis Yarvin. Quand il fait un entretien avec le New York Times, cela le légitime. Ce n'est pas quelqu'un qui susurre à l'oreille de Donald Trump. Et pourtant, certaines de ses préconisations sont quand même appliquées d'une certaine manière, par exemple son acronyme RAGE, pour « Retire All Government Employees », ou son plan Gaza Inc. Mais on n'en est pas encore au PDG monarque dont il rêve, et d'ailleurs il passe son temps sur son blog à dire qu'il est déçu par le trumpisme, qui n'est pas assez radical pour lui.

Pourrait-on dire que d'une certaine manière Pierre-Edouard Stérin est le Peter Thiel français ?

On retrouve chez les deux cette manière de faire de la politique comme du business, en investissant tous azimuts – une sorte de « venture capitalisation » de la vie politique. Le livre de Thiel Zero to One est d'ailleurs un livre de chevet de Stérin. Et évidemment ils partagent la même foi. Pour autant, Stérin est peut-être moins guidé par une angoisse existentielle que Peter Thiel. Et je pense aussi que davantage d'investissements de Peter Thiel peuvent être lus sous un prisme politique que chez Stérin. Stérin investit dans les croquettes pour chats, les matelas, les restaurants comme La Pataterie... Tout le monde loue chez lui une sorte d'intelligence entrepreneuriale, mais ce n'est clairement pas un intellectuel comme peut l'être Thiel.

Tout le monde loue chez Stérin une sorte d'intelligence entrepreneuriale, mais ce n'est clairement pas un intellectuel comme peut l'être Thiel.

Et surtout ils n'ont pas le même mode d'investissement dans la politique, parce que Stérin ne peut pas juste signer un chèque et créer un super PAC pour faire élire des responsables politiques. Il est condamné à financer une constellation d'organisations, de think tanks, d'associations, d'instituts de formation, qui demain permettront peut-être de faire émerger des figures politiques. Mais on retrouve tout de même chez Stérin une volonté un peu sécessionniste, dans une version assez atténuée des projets de network state américains, quand il essaie de créer des lotissements chrétiens avec Monasphère.

Ce sont donc deux modes de fonctionnement assez éloignés, mais avec un projet de société au final assez proche, et la même volonté de se soustraire aux règles démocratiques. On attend toujours Stérin devant la commission d'enquête sur l'organisation des élections, et il est sous le coup d'une enquête pour financement illégal de campagne. C'est une assez bonne indication de son respect pour l'état de droit et les institutions...

Peut-on s'attendre à voir arriver ce mouvement techno-fasciste ailleurs ? En France ou en Europe notamment ?

On voit bien qu'il y a une forme d'internationale techno-fasciste ou réactionnaire. Quand Milei se rend compte que gérer un État, ce n'est pas complètement un exercice de pensée et qu'il a besoin d'argent, qui va-t-il voir ? Ses amis américains. La Hongrie d'Orbán reste un laboratoire intellectuel et idéologique très important. Mais au Royaume-Uni, par exemple, Peter Thiel a eu des rendez-vous avec Maurice Glasman, l'une des figures du « Blue Labour », une branche conservatrice du travaillisme qui a un peu l'oreille de Keir Starmer. On aurait pu s'attendre à ce que son interlocuteur naturel soit plutôt Nigel Farage, mais non, car Farage est plutôt un populiste de droite, quelqu'un comme Steve Bannon. Le Blue Labour, lui, reste une force minoritaire, mais peut servir dans une stratégie d'affaiblissement institutionnel progressive.

On voit mal le Rassemblement National partir demain sur une plateforme programmatique inspirée par les techno-fascistes. Mais quelqu'un comme Sarah Knafo va se positionner sur ce créneau, pour se distinguer.

On voit donc que les techno-facistes ne vont pas systématiquement vers des mouvements identifiés comme d'extrême droite, mais cherchent plutôt à identifier les meilleurs véhicules pour porter leur projet. En Europe, la plupart des mouvements d'extrême droite restent plutôt des mouvements populistes. On voit mal le Rassemblement National partir demain sur une plateforme programmatique inspirée par les techno-fascistes. Mais quelqu'un comme Sarah Knafo va se positionner sur ce créneau, pour se distinguer. Cela s'est vu par exemple quand elle a été écumer les plateaux télévisés avec sa liste de dépenses de l'Agence française pour le développement, pour expliquer qu'il fallait tailler dans ces horribles dépenses progressistes qui ne servent à rien et qui financent les ennemis à combattre. Je pense qu'il faut être assez attentif à tous les mouvements qui naissent de la fragmentation des partis traditionnels – par exemple, en France, l'UDR de Ciotti, qui est une coquille vide. Ce n'est pas un hasard si un Stérin s'y intéresse : c'est peut-être à l'UDR qu'il est possible de faire émerger des personnalités politiques, au besoin à un horizon de dix ou quinze ans.

C'est donc une approche très différente de celle d'un Steve Bannon quand il est arrivé avec son Mouvement, en prétendant faire l'alliance de toutes les extrêmes-droites et en visant la conquête du pouvoir. Cela n'a pas marché parce que chacun défendait son bout de gras. Ce qui se dessine avec le techno-fascisme, c'est quelque chose de beaucoup plus souple idéologiquement, de beaucoup plus progressif. Cela ne veut pas dire qu'ils ont un projet ou une stratégie délibérée pour l'Europe. C'est aussi une manière de saper l'Europe de l'intérieur, cette Europe qui veut réguler la tech et l'IA et qui représente tout ce qu'ils détestent, le progressisme et le libéralisme heureux. Ils ont un mépris absolu pour l'Europe, comme on l'a vu que JD Vance a quitté le sommet sur l'IA sans même écouter Ursula von der Leyen. En même temps, paradoxalement, ils restent un peu fascinés par l'Europe et leur projet est tout de même au final de maintenir l'identité européenne des États-Unis. Ils ont un sens de l'histoire qui parfois est un peu particulier...

16.10.2025 à 06:30

Des États-Unis à la France, de Peter Thiel à Pierre-Edouard Stérin, les « venture capitalists » investissent dans l'extrême droite

Olivier Petitjean
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Dans le rapprochement entre une partie du monde de la tech et l'extrême droite, les « venture capitalists » jouent un rôle central. Qui sont ces financiers, et pourquoi s'engagent-ils avec la droite extrême ? L'émergence de Pierre-Édouard Stérin en France est-elle le signe que la tech française pourrait suivre le même chemin que la Silicon Valley ?
Elon Musk, Peter Thiel, David Sacks ou encore Marc Andreessen aux États-Unis, Pierre-Édouard Stérin et quelques autres en France... (…)

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Dans le rapprochement entre une partie du monde de la tech et l'extrême droite, les « venture capitalists » jouent un rôle central. Qui sont ces financiers, et pourquoi s'engagent-ils avec la droite extrême ? L'émergence de Pierre-Édouard Stérin en France est-elle le signe que la tech française pourrait suivre le même chemin que la Silicon Valley ?

Elon Musk, Peter Thiel, David Sacks ou encore Marc Andreessen aux États-Unis, Pierre-Édouard Stérin et quelques autres en France... L'alignement entre une partie du monde de la tech et l'extrême droite paraît de plus en plus évident, et un certain type d'homme d'affaires semble jouer un rôle central dans ce rapprochement : les financiers.

On a beaucoup glosé ces derniers mois sur l'engagement des géants du numérique aux côtés de Trump et de la mouvance MAGA, mais ce ralliement concerne davantage les patrons-fondateurs comme Mark Zuckerberg ou Jeff Bezos, et surtout les grands investisseurs du secteur, business angels et venture capitalists (« capital-risqueurs » en français). Comme le rappelle Fabien Foureault, sociologue au Centre des sociologie des organisations de Sciences Po, il faut en effet – dans cette industrie comme dans beaucoup d'autres – distinguer entre le positionnement politique des salariés et celui des dirigeants, les premiers penchant beaucoup plus à gauche, même aux États-Unis [1]. À l'inverse, c'est du sommet de la pyramide, à la croisée entre le secteur de la finance et celui de la tech, que viennent les principaux soutiens politiques de l'extrême droite.

Qui sont ces venture capitalists ? Leurs affinités avec la droite extrême sont-elles nouvelles, et comment s'expliquent-elles ? Peut-on vraiment comparer ce qui se passe aux États-Unis avec Peter Thiel et Elon Musk avec l'émergence de Pierre-Édouard Stérin en France ? Telles sont les questions auxquelles nous apportons des réponses dans cet article

C'est quoi au juste le « venture capital » ?

Le rôle éminent du capital-risque dans l'économie numérique est le pendant du modèle de la « start-up ». Dans les secteurs d'activité traditionnels, les besoins de financement des entreprises émergentes ou établies sont assurés par les banques, qui leur distribuent des crédits après avoir évalué les risques selon des critères bien rodés. Dans l'économie numérique, ce sont les business angels (qui placent leur propre argent, comme c'est le cas de Pierre-Édouard Stérin) et les fonds de capital-risque (qui gèrent l'argent confié par des investisseurs institutionnels) qui jouent ce rôle, intervenant à des stades extrêmement précoces où les entreprises n'existent parfois encore qu'à l'état de concept. Ils acceptent de prendre des risques largement supérieurs à ce qui serait acceptable pour des banques traditionnelles, parce qu'ils attendent, en cas de succès – c'est-à-dire si la start-up grandit et finit par être introduite en bourse ou rachetée par une entreprise plus grosse – une plus-value colossale.

Ils acceptent de prendre des risques largement supérieurs à ce qui serait acceptable pour des banques, parce qu'ils attendent, en cas de succès, une plus-value colossale.

Le capital-risque a été inventé aux États-Unis dans l'après-guerre. Un professeur d'origine française, Georges Doriot, largement considéré comme le père du « venture capital », a créé le premier fonds de ce type après avoir travaillé pour le département de recherche du Pentagone. Les liens étroits du secteur avec la Silicon Valley datent des années 1960 et 1970, mais il ne connaîtra véritablement son envol que dans les décennies suivantes avec l'essor de l'économie numérique et de ses champions.

Une autre particularité de ces investisseurs par rapport aux intermédiaires financiers traditionnels comme les banques est qu'ils interviennent activement dans la gestion des entreprises qu'ils soutiennent. Ils apportent non seulement leur argent, mais aussi leurs conseils et leurs réseaux, les mettant en contact avec des partenaires potentiels et avec d'autres financeurs. Le capital-risque est un petit monde, tissé de réseaux formels ou informels. Les relations entre startuppers et les investisseurs sont très encadrées, sur la base de « business plans » extrêmement précis et codifiés. Autant de facteurs qui peuvent expliquer le silence gêné que tend à provoquer l'évocation de la croisade politique de Pierre-Édouard Stérin dans le milieu de la « French Tech » (lire notre récente enquête).

Comment les capital-risqueurs ont façonné le secteur de la tech

Le poids du capital-risque explique les stratégies de construction de monopoles des GAFAM. Il a aussi encouragé les pratiques agressives consistant à avancer en ignorant délibérément les régulations en place.

Le « venture capitalism » est un modèle où l'échec programmé et accepté de 99 investissements sur 100 est largement compensé par la réussite du dernier, s'il devient une « licorne » valorisée à plus d'un milliard de dollars, ou un géant mondial comme Facebook. Le poids du capital-risque a largement contribué à orienter le développement des entreprises de la Silicon Valley. Il explique en grande partie les stratégies de construction de monopoles géants écrasant la concurrence, comme le sont devenu les GAFAM. Il a aussi encouragé les pratiques agressives de « fait accompli », consistant à avancer en ignorant ou en piétinant délibérément les régulations en place, comme l'a fait Uber par exemple.

Dans son livre World Eaters. How Venture Capital is Cannibalizing the Economy (« Mangeurs de monde. Comment le capital-risque cannibalise l'économie »), paru en mars 2025, l'activiste américaine de la tech Catherine Bracy montre comment, dans leur recherche de plus-value massive et rapide, les fonds de capital-risque poussent toutes les entreprises de leur portefeuille à aller très vite, à oublier toute prudence et à viser des valorisations à plusieurs milliards d'euros. « Le but est la vitesse, pas l'efficience, explique-t-elle. Je pense qu'on le voit dans la manière dont opère Elon – comme un marteau plutôt que comme un scalpel. (…) Il en résulte des coûts qui sont supportés par nous autres. Ces entreprises contournent les régulations. Elles exploitent les travailleurs. Elles vendent des produits de mauvaise qualité ou risqués pour les consommateurs. Elles partent avec la caisse. Cela attire les escrocs. » D'où nombre de scandales ou des échecs retentissants.

Ces stratégies ont cependant permis aux grands venture capitalists d'amasser des fortunes personnelles considérables (13 milliards de dollars pour Peter Thiel, 8 milliards de dollars pour Doug Leone, 2 milliards de dollars pour Marc Andreessen). Aujourd'hui, ce sont encore eux qui investissent massivement dans le développement de l'IA ou des cryptomonnaies et qui accompagnent les entreprises de ces secteurs et façonnent leurs stratégies.

Difficile de comparer les business angels français avec leurs homologues américains en termes de poids économique et financier. Pierre-Édouard Stérin a réinvesti l'argent gagné grâce à la Smartbox dans toute une gamme d'entreprises diverses et variées, dont seule une petite partie relève du secteur de la tech (lire nos explications : Le système Stérin). S'il a récemment mis en place un véhicule d'investissement spécialisé avec le fonds Resonance, et s'il est tout de même présent au capital de deux licornes françaises (Payfit et Owkin), il n'opère pas à la même échelle que les financiers de la Silicon Valley. Sur sa page LinkedIn, on le voit surtout fourmiller d'idées relativement terre-à-terre comme celle d'« ubériser » le nettoyage des gouttières.

Les grands investisseurs de la Silicon Valley sont peu présents dans la French Tech, si ce n'est dans certains grands noms comme Mistral AI (où a investi le fonds de Marc Andreessen). À l'inverse, les acteurs français, en concurrence avec des fonds américains bien plus gros qu'eux, sont davantage tentés de solliciter l'appui des pouvoirs publics. Dans la lignée des discours d'Emmanuel Macron sur la « start-up nation », les pouvoirs publics français ont mis en place une politique de soutien aux entreprises émergentes et à leur financement, via en particulier Bpifrance, qui a fait de la « French Tech » une sorte de partenariat public-privé qui reprend en partie les codes et la vision du monde du capital-risque.

Des penchants affirmés pour l'extrême droite

En 2016, Peter Thiel avait été le seul ou presque à soutenir le candidat républicain. Huit ans plus tard le ralliement a été massif. Au-delà du cas d'Elon Musk, David Sacks (Craft Ventures), Ben Horowitz et Marc Andreessen (Andreessen & Horowitz), Doug Leone (Sequoia Capital), Ken Howery, Joe Lonsdale, Antonio Gracias ont déboursé des milliers, voire des millions de dollars pour financer les campagnes de Trump et des Républicains. Beaucoup d'entre eux sont liés de près ou de loin à deux entreprises en particulier : Paypal (que Musk, Thiel, Howery, Lonsdale, Sacks et Gracias ont co-fondé, d'où le surnom de « Paypal Mafia ») et l'entreprise très controversée de surveillance et de mégadonnées Palantir. Cette dernière a tissé ses réseaux dans l'administration Trump et collabore activement, en particulier, à sa politique anti-migrants (lire notre article).

D'autres acteurs éminents du capital-risque français partagent les mêmes sensibilités politiques que Pierre-Édouard Stérin.

En France, l'engagement politique de Pierre-Édouard Stérin est largement connu. Il a mis sa fortune au service de l'extrême droite, d'abord discrètement à travers une série de prêts à des candidats du Rassemblement national et le financement d'associations chrétiennes traditionalistes, puis ouvertement depuis la révélation par L'Humanité du « projet Périclès », doté de 150 millions d'euros et dont l'objectif affiché est de faciliter la victoire électorale de l'extrême droite. Mais il n'est pas le seul. D'autres acteurs éminents du capital-risque français partagent les mêmes sensibilités politiques. C'est le cas de Pierre Entremont, de Frst (lire notre article) ou encore de Charles Beigbeder. Cette figure de la Manif pour tous, partisan de l'union des droites, qui a financé le magazine L'Incorrect et qui a un temps brigué la présidence du Medef, fondateur d'entreprises comme Selftrade et Poweo, est aujourd'hui à la tête d'Audacia et du fonds Quantonation, spécialisé dans les technologies quantiques. Julien Madar, l'ancien financier du candidat Éric Zemmour et fondateur de la start-up Checkmyguest, gravite lui aussi du milieu du capital-risque.

Un engagement qui s'explique par des raisons économiques

Le ralliement des grandes fortunes de la Silicon Valley à Trump a clairement été très opportuniste.

Pour Théo Bourgeron, sociologue à l'université d'Édimbourg et co-auteur avec Marlène Benquet de La finance autoritaire (Raisons d'agir, 2021), le soutien d'une partie des milieux d'affaires à la droite extrême a avant tout des motivations économiques. Et pas seulement à un niveau général, dans la dénonciation partagée de l'impôt, des régulations et des services publics. « Certains secteurs peuvent avoir des intérêts spécifiques à s'aligner sur l'extrême droite. C'est le cas de la finance alternative [dont fait partie le capital-risque], comme on l'a vu au moment du Brexit, ou encore du milieu des énergies fossiles. Ce qui est important, c'est que ce sont plutôt en réalité des sous-secteurs. Une partie du secteur financier, la finance alternative, va contester les acteurs traditionnels dominants, qui sont les grandes banques. Une partie du secteur de l'énergie va défendre les hydrocarbures contre les politiques de soutien aux renouvelables. Le rapprochement du secteur de la tech français avec la droite extrême peut s'expliquer, de même, par leur intérêt à sécuriser des marchés publics aux dépens des grands acteurs américains. »

Le ralliement des grandes fortunes de la Silicon Valley à Trump et aux républicains a clairement été très opportuniste. Il s'explique en grande partie par une réaction aux politiques de l'administration Biden, et depuis le retour au pouvoir de Donald Trump, ils ont été largement récompensés de leur soutien (lire notre enquête en deux volets ici et ). Ce qui ne les empêche pas de continuer à financer, par ailleurs, des personnalités politiques et des think tanks liés au parti démocrate, pour les pousser sur la même pente pro-business et pro-innovation, à travers notamment la campagne « Abundance ».

Une vision du monde bien particulière

Le « venture capitalism » est souvent associé à une culture du risque et de l'audace – l'idée qu'il est possible de changer le monde en s'obstinant et en passant en force si besoin – de même qu'à une certaine vision darwinienne du monde où les faibles sont appelés à disparaître et où seule une élite survit pour conquérir le droit de dominer le monde. Autant de facteurs qui prédisposeraient le secteur du capital-risque à un engagement politique très à droite ? « Il y a toujours eu des liens avec la politique, relativise Fabien Foureault, mais dans une démarche assez classique de lobbying et de proximité cultivée avec les administrations et élus en place, pour obtenir des soutiens et des règles plus favorables. Les grands noms du secteur préféraient généralement rester discrets. Ce qui est nouveau, c'est l'émergence de figures très politisées, une forme de radicalisation qui cible notamment contre le surpoids des régulations et des taxes. Cela vaut particulièrement pour certains secteurs comme les cryptomonnaies. »

« Cette radicalisation s'explique peut-être par la déstabilisation du pacte social autour de l'économie numérique, suggère le chercheur. Les levées de fonds se font moins faciles, et des tensions sociales ont pu heurter certains patrons de la tech. Marc Andreessen a explicitement lié son engagement politique au fait d'avoir vu arriver des employés « woke » dans ses entreprises. Pour ces acteurs, la mentalité dominante est qu'il faut aller vite et éviter à tout prix toute forme de contrainte, y compris en matière de diversité ou de responsabilité sociale. »

C 'est un pari sur l'avenir, et en attendant, on vend des belles histoires. D'où une tendance à l'hyperbole. C'est aussi une vision très orientée vers le futur.

L'engagement à droite des barons de la Silicon Valley prend parfois aussi sa source dans des convictions idéologiques ou religieuses, comme le christianisme apocalyptique de Peter Thiel. Ces courants radicaux souterrains du secteur de la tech, qui semblaient jusqu'ici relativement marginaux, s'affichent désormais au grand jour, amalgamés avec la détestation des régulations, de l'État social, des minorités et du progressisme libéral.

Le « style » très particulier de certains venture capitalists n'est pas sans relation avec la manière dont ils conçoivent leur rôle dans l'économie et au-delà, en n'hésitant pas à se poser en prophètes sur l'avenir de la civilisation. « Le côté démesuré s'explique par le modèle même du capital-risque, poursuit Fabien Foureault. On prend des parts dans des entreprises qui n'ont pas de marché établi, pas de profits. C 'est un pari sur l'avenir, et en attendant, on vend des belles histoires. D'où une tendance à l'hyperbole. On le voit clairement aujourd'hui avec l'IA. C'est aussi une vision très orientée vers le futur. »

Le mélange entre politique et business

Les financiers de la tech tendent à ne pas faire de réelle différence entre leur action dans la sphère économique et dans la sphère politique. Dans la philosophie du département DOGE, mis en place par Elon Musk après l'élection de Trump avec l'aide de plusieurs figures du capital-risque, les compétences et les technologies de la Silicon Valley, notamment l'intelligence artificielle, allaient aider à mieux gérer l'État et les services publics, en licenciant au passage des milliers de fonctionnaires. Dans une version encore plus extrême, celle d'un Thiel ou d'un Curtis Yarvin, la démocratie et même l'État-nation sont considérés comme dépassés comme forme d'organisation sociale, et devraient laisser la place à des entreprises géantes dirigées par des leaders charismatiques.

Pierre-Édouard Stérin adore raconter comment il note tous ses interlocuteurs de 1 à 10 – une habitude qui semble renvoyer à l'exercice de jugement et de sélection des "business angels".

En France, le modus operandi de Pierre-Édouard Stérin illustre à sa manière ce même mélange des genres. Le milliardaire et ses proches adorent raconter comment il note tous ses interlocuteurs, y compris les hommes et femmes politiques qu'il rencontre, de 1 à 10 – une habitude qui semble renvoyer à l'exercice de jugement et de sélection des projets les plus prometteurs qui est le propre des business angels. On le voit ainsi soutenir à la fois des start-ups (via le fonds Resonance), des associations chrétiennes ou natalistes (via le Fonds du bien commun) et des think tanks et organisations politiques (via le projet Périclès) en utilisant le même langage du « seed funding » et souvent les mêmes personnes, en mélangeant allégrement prêts, subventions et portage salarial.

Des pratiques qui viennent là aussi droit des États-Unis, comme le rappelle Théo Bourgeron : « Les fondations comme celle de Bill Gates ou d'autres font peu de dons. Elles passent beaucoup par des investissements, des partenariats, des prêts, des choses comme ça. L'usage de la langue des KPI et du « venture capital » pour décrire une entreprise de changement de régime est en effet frappante. On la retrouvait déjà dans certains discours d'Elon Musk lors de la campagne électorale américaine de 2024. »

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Stérin, un « Peter Thiel français » ?

Peut-on considérer dès lors Pierre-Édouard Stérin comme une sorte de « Peter Thiel français » ? Pour Nastasia Hadjadji, qui vient de faire paraître avec Olivier Tesquet Apocalypse Nerds aux éditions Divergences, il y a effectivement des parallèles : « un profil d'investisseur libéral-conservateur, engagé dans une guerre idéologique qui dépasse très largement la simple consolidation économique de son empire, un financier qui mobilise la religion à des fins politiques et dont le portefeuille d'investissement peut se lire comme un manifeste ». L'homme d'affaires français aurait d'ailleurs fait de Zero to One, l'ouvrage de Peter Thiel, son livre de chevet.

Stérin est contraint par les règles de financement de la vie politique en France. Il ne peut pas investir massivement dans un candidat comme l'a fait Thiel avec J.D. Vance aux États-Unis

Cependant, si Stérin et Thiel partagent la même volonté de retour à un ordre antérieur, basé sur la tradition, la religion et la naturalisation des hiérarchies de genre et de race, la journaliste pointe aussi des divergences. « Thiel a une dimension plus exaltée et utopiste. Sa théologie politique puise autant dans la tradition des anti-lumières, l'autoritarisme schmittien et les théories de la violence mimétique de René Girard, que dans un répertoire futuriste propre aux pensées du transhumanisme. Il investit massivement dans des technologies visant à dépasser les limites et les finitudes, qu'elles soient d'ordre cognitif (médecine psychédélique) ou corporelles (longévité, dépassement de la mort) et terrestres. Au regard de ce modernisme réactionnaire, Stérin apparaît comme nettement plus traditionaliste et pas spécialement habité par le fait de maximiser le potentiel de l'espèce humaine sur des milliers de milliards d'années. »

Il y a une autre différence de poids, souligne Olivier Tesquet : « Stérin est contraint par les règles de financement de la vie politique en France. Il ne peut pas investir massivement dans un candidat comme l'a fait Thiel avec J.D. Vance aux États-Unis. » Si les barons de la Silicon Valley financent directement les campagnes de candidats républicains (ou démocrates), ce n'est pas possible pour Pierre-Édouard Stérin, qui doit se contenter de financer « une constellation de think tanks, d'écoles, d'associations, en espérant faire émerger des personnalités politiques ». L'hommes d'affaires est d'ailleurs sous le coup d'une enquête judiciaire suite à une série de prêts accordés au Rassemblement national via des sociétés écran.

Si Stérin et d'autres capital-risqueurs français sont clairement des admirateurs et à certains égards des émules de Peter Thiel ou Elon Musk, ils sont loin d'avoir le même poids économique ni, pour l'instant au moins, la même possibilité d'influer sur les élections. De ce point de vue, la stratégie de bataille politique et culturelle développée en France par Pierre-Édouard Stérin a moins à voir avec les outrances de la Silicon Valley qu'avec les financements de milliardaires ultraconservateurs comme les frères Koch ou Robert Mercer, le fondateur de Renaissance Technologies. Pour Théo Bourgeron, « la stratégie déployée avec le Fonds du bien commun et le projet Périclès fait beaucoup penser à ce qui a été fait aux États-Unis, où un maillage de think tanks et d'associations culturelles ont servi à essaimer la pensée de droite. » C'est probablement là, via les réseaux de l'internationale réactionnaire comme Atlas Network (lire notre série d'enquêtes), la première source d'inspiration de Pierre-Édouard Stérin. Du moins pour l'instant.


[1] Voir notamment cette étude : « Liberal and anti-establishment : An exploration of the political ideologies of American tech workers » par Niels Selling et Pontus Strimling, 2023

09.10.2025 à 16:06

La politique du pire. La lettre du 9 octobre 2025

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Artillerie lourde, mais voix discordantes
Les grandes entreprises et les lobbys patronaux (…)

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Artillerie lourde, mais voix discordantes

Les grandes entreprises et les lobbys patronaux ne font pas dans la dentelle ces jours-ci. On l'a vu en France avec le débat sur le budget et la justice fiscale. La taxe Zucman, en particulier, a suscité des critiques outrancières de la part de plusieurs hommes d'affaires parmi lesquels le PDG de LVMH Bernard Arnault, qui a accordé un entretien au Sunday Times pour dire tout le mal qu'il pensait de cette idée portée selon lui par un « militant d'extrême-gauche ».

Dans la foulée, le Medef a promis d'organiser une « grande mobilisation patronale » contre les hausses d'impôts pour les entreprises et les riches, avec un événement prévu le 13 octobre dans l'Arena de Bercy (20 000 places). Mais des voix discordantes se sont fait entendre au sein même du monde patronal, la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) et l'Union des entreprises de proximité (U2P) refusant – contrairement à leurs habitudes – de servir de caution à la défense des intérêts des gros poissons. Tirant prétexte de la crise politique, le Medef a annulé l'événement qui s'annonçait comme un flop.

Un début de fissures dans le front des entreprises ? Il semble en tout cas que les outrances ultralibérales ne font plus forcément consensus et qu'une partie des chefs d'entreprises se demandent s'ils ne sont pas les dindons de la farce. Cela vaut aussi en ce qui concerne les aides publiques. Au cours de l'entretien qu'il nous a récemment accordé, Fabien Gay, rapporteur de la récente commission d'enquête sur le sujet, est revenu sur les différences d'attitudes parmi les patrons qu'il a auditionnés et sur l'erreur que fait selon lui le Medef « en verrouillant le débat pour sauvegarder quelques grands groupes au détriment de la majorité des entreprises ».

À lire ici : « Notre chiffrage de 211 milliards d'euros d'aides publiques est déjà largement repris dans les mobilisations et au sein même des entreprises »

À l'échelle européenne, ce ne sont pas tant les impôts que les « régulations » qui sont aujourd'hui la cible des diatribes des grandes entreprises. Comme nous le racontons dans un nouvel article, beaucoup des groupes français exposés aux hausses de droits de douanes voulues par Donald Trump ont cherché à se concilier les bonnes grâces du locataire de la Maison Blanche tout en réservant leurs flèches contre Bruxelles, coupable à leurs yeux de trop réglementer et de ne pas assez les soutenir.

C'est un point sur lequel les multinationales européennes et américaines ont exactement les mêmes intérêts. Plusieurs grands groupes du vieux continent ont promis d'investir massivement en Europe... si la Commission européenne allait encore plus loin dans les dérégulations.

La directive sur le devoir de vigilance est particulièrement ciblée. Comme le montre un rapport de nos partenaires néerlandais de Somo, les pressions américaines et une vaste campagne de lobbying lancée par ExxonMobil, premier groupe pétrolier mondial, sont en train de dépecer ce qu'il restait encore de cette législation et de la directive sœur sur la transparence sociale et environnementale (CSRD pour les intimes). Lire à ce sujet notre article Comment ExxonMobil et Trump ont fait démanteler une législation européenne sur le climat et les droits humains.

Là aussi, d'autres multinationales comme Mars, Unilever et Nestlé s'étaient exprimées en faveur du maintien de ces lois, dont un récent sondage suggère qu'elles sont largement soutenues même dans les milieux économiques (si on ne restreint pas la focale sur quelques grands groupes).

Pourtant, ce sont les acteurs les plus rétrogrades sur ces questions, comme ExxonMobil, qui sont en train de faire prévaloir leurs vues.

Pourquoi ? En raison du climat politique actuel et notamment de l'alliance de fait entre droite et extrême droite qui s'est nouée pour pousser une politique de dérégulation tous azimuts au niveau européen et déjà en partie en France.

Milliardaires de la tech

Justement, nous poursuivons nos enquêtes sur les liens entre l'extrême droite et le monde des entreprises en nous penchant sur un secteur qui semble particulièrement disposé à piétiner tous les cordons sanitaires de jadis : celui de la tech.

De l'autre côté de l'Atlantique, beaucoup de grandes fortunes de la Silicon Valley se sont bruyamment ralliées à Trump, et ont déjà été largement récompensées de ce soutien (nous en parlions dans une enquête en deux volets, ici et ).

La tech française pourrait-elle être tentée de suivre le même chemin ? L'un des principaux financeurs et soutiens actuels de l'extrême droite, l'homme d'affaires Pierre-Édouard Stérin, est très présent dans le petit monde de la « French Tech » comme nous le montrons dans une nouvelle enquête. Il n'est pas le seul dans le milieu à afficher des positions libertariennes ou ultraconservatrices. Et jusqu'à présent, contrairement à ce que l'on a vu dans le secteur des médias (Le Crayon ayant fait sortir Stérin de son capital), des collectivités locales (qui se sont retirées du label « Plus belles fêtes de France ») ou même de la réalité virtuelle, la French Tech ne semble pas voir le problème.

Lire l'enquête : Face à Pierre-Édouard Stérin, le grand silence de la « French Tech »

Pour revenir aux États-Unis, si on a beaucoup parlé ces derniers mois d'Elon Musk, il est un autre milliardaire de la tech presque aussi riche et beaucoup moins connu, mais qui pourrait faire autant de mal à la démocratie américaine : le fondateur d'Oracle Larry Ellison. Proche de Donald Trump, Tony Blair et Benjamin Netanyahu, l'homme d'affaires partage beaucoup des lubies anti-impôts et pro-IA et pro-surveillance de ses pairs de la Silicon Valley. Et il est en train de se constituer un vaste empire médiatique en mettant la main sur Paramount (dont la chaîne CBS) et bientôt peut-être TikTok US (grâce à Trump) et Warner (dont la chaîne CNN).

Lire Larry Ellison, l'autre milliardaire réactionnaire de la tech... dont vous n'avez pas encore assez entendu parler

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En bref

Le Conseil d'État à la rescousse de Polytechnique. Le Conseil d'État a rendu une décision très attendue sur la transparence des conventions de mécénat passées par l'école avec des grandes entreprises, dont nous avons parlé dans notre récente enquête Polytechnique, une école d'État sous emprise. Les dirigeants de Polytechnique refusent de divulguer ces conventions, avec les montants impliqués et les contreparties attendues, invoquant le « secret des affaires ». Le tribunal administratif leur avait donné tort, estimant que ce secret ne pouvait être invoqué puisqu'il s'agissait de mécénat et d'un établissement public. Le Conseil d'État a cassé ce jugement, confirmant une tendance généralisée au sein des institutions à considérer que n'importe quelle information, même quand elle n'a rien de sensible et que l'argent public est en jeu, peut ainsi être protégée. Ce n'est pas la première fois que les haut-fonctionnaires du Palais-Royal s'illustrent par leur conservatisme dans ce domaine (et leur inventivité juridique), puisqu'ils avaient refusé la divulgation des comptes de la fondation Louis Vuitton au nom … de la « protection de la vie privée ».

Shein repart à l'attaque. Critiqué de toutes parts et ciblé par la loi « fast-fashion », le groupe chinois Shein a relancé son offensive de relations publiques en France (relatée dans notre enquête) à travers un nouveau coup de comm' : l'annonce de l'implantation physique de la marque au BHV à Paris et dans cinq magasins des Galeries Lafayette en France, présentée comme une « première mondiale ». Le tout grâce à un partenariat avec l'homme d'affaires Frédéric Merlin, propriétaire du groupe SGM. L'annonce est intervenue deux jours après que le point de contact national de l'OCDE, saisi par les députés Dominique Potier et Boris Vallaud, ait rendu un rapport sévère pointant les graves manquements de Shein en matière de droits humains et d'environnement. L'affaire s'est retournée contre SGM, lâché par certains de ses principaux soutiens comme la Caisse des dépôts et consignations et la maire de Paris Anne Hidalgo.

Double standard. Les achats de gaz russe de quatre pays européens, dont la France, dépassent largement l'aide qu'ils apportent à l'Ukraine, selon un récent rapport de Greenpeace Belgique. Entre le début de la guerre et juin 2025, ils ont importé pour 34,3 milliards d'euros de gaz, tandis que leur aide cumulée à l'Ukraine s'élève à 21,2 milliards sur la même période. Ces achats proviennent majoritairement du projet Yamal LNG, via des contrats d'approvisionnement à long terme. TotalEnergies est de loin le principal groupe concerné, avec 2,5 milliards d'euros d'achat de gaz (à quoi s'ajoutent 500 millions d'euros pour Engie), et en tant qu'actionnaire à 20% de Yamal LNG et à 19,4% de son partenaire Novatek (lire à ce sujet notre enquête Total dans l'Arctique russe). Greenpeace estime que TotalEnergies a touché sur la même période un peu plus de 5 milliards d'euros de dividendes de Yamal LNG, et 1,74 milliards d'euros de Novatek (lire TotalEnergies encaisse des dividendes russes « tachés de sang »).

TotalEnergies veut se relancer au Mozambique malgré les menaces sécuritaires. Depuis des mois, le groupe français TotalEnergies laisse entrevoir la reprise de son mégaprojet gazier au large de la province de Cabo Delgado (lire notre article). Le pas pourrait être bientôt franchi, selon Le Monde. Le projet avait été mis en suspens en 2021 suite à l'attaque d'un groupe jihadiste dans la région. L'entreprise est d'ailleurs sous le coup d'une information judiciaire pour homicide involontaire, suite à une plainte déposée par plusieurs sous-traitants et familles de victimes. Pour TotalEnergies et le gouvernement mozambicain, les conditions de sécurité seraient à nouveau réunies, grâce à la présence d'un contingent de soldats rwandais pour protéger la zone. Pourtant, une nouvelle attaque jihadiste a eu lieu fin septembre dans la région, à quelques dizaines kilomètres des installations gazières, faisant plusieurs victimes. TotalEnergies prévoit de créer une véritable bulle sécuritaire sur son site d'Afungi, qui ne serait plus accessible que par la mer. De quoi démentir s'il était besoin toutes ses promesses sur les bénéfices de ses activités pour les populations locales.

Après Auchan, Michelin. En novembre dernier, les groupes Auchan et Michelin avaient fait scandale en annonçant d'importants plans de suppressions d'emploi en France. Un an plus tard, la justice intervient. Après avoir largement mis à mal les arguments d'Auchan (voir notre dernière newsletter), les tribunaux ont rejeté le licenciement d'un représentant syndical de l'usine de Vannes de Michelin, estimant que le motif économique n'était pas avéré, le groupe étant « rentable ». Une décision qui pourrait avoir des conséquences pour les autres salariés licenciés, alors que la direction du groupe assure que les départs en retraites ou en pré-retraite ont, eux, bien été validés.

Le chiffre : 1000 milliards de dollars. C'est, selon les calculs du Financial Times, la valeur total des accords signés depuis le début de l'année par OpenAI avec d'autres géants du secteur comme Oracle, CoreWeave, le fabricant de puces tout Nvidia et récemment AMD. Et ce alors que l''entreprise derrière ChatGPT accuse 13,5 milliards de dollars de pertes au premier semestre 2025, pour un chiffre d'affaires de 4,3 milliards. Un pari massif et hautement spéculatif sur l'avenir de l'IA qui génère une bulle financière mais aussi écologique. Lire notre article.

Cette lettre a été écrite par Olivier Petitjean.

09.10.2025 à 14:07

Comment ExxonMobil et Trump ont fait démanteler une législation européenne sur le climat et les droits humains

Séverin Lahaye
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L'Union européenne est en train de totalement vider de sa substance la directive sur le devoir de vigilance des multinationales, pourtant adoptée et entrée en vigueur en 2024. Le résultat des pressions de l'administration Trump et d'une campagne de lobbying orchestrée par le géant pétrolier ExxonMobil.
Le lobbying paie. C'est d'une certaine façon la conclusion que l'on peut tirer de l'enquête de l'ONG néerlandaise Somo contre la directive. « ExxonMobil ne cache pas considérer cette loi (…)

- Dérégulations « made in Europe » / , , , , , , ,
Texte intégral (1721 mots)

L'Union européenne est en train de totalement vider de sa substance la directive sur le devoir de vigilance des multinationales, pourtant adoptée et entrée en vigueur en 2024. Le résultat des pressions de l'administration Trump et d'une campagne de lobbying orchestrée par le géant pétrolier ExxonMobil.

Le lobbying paie. C'est d'une certaine façon la conclusion que l'on peut tirer de l'enquête de l'ONG néerlandaise Somo, publiée le 2 octobre dernier. David Ollivier de Leth et Lily Versteeg ont analysé la stratégie de lobbying mise en place par l'entreprise étatsunienne ExxonMobil pour faire dérailler une loi européenne sur le climat et les droits humains, la CS3D (Corporate Sustainability Due Diligence Directive, ou « directive sur le devoir de vigilance des entreprises »). Celle-ci rend les multinationales responsables de leurs impacts sur la société et l'environnement résultant de leurs activités, y compris au niveau de leurs filiales et sous-traitants. En coordination avec l'administration Trump et d'autres lobbys américains, le géant pétrolier est en train de faire de faire céder toutes les digues du côté de la Commission européenne, qui envisage désormais – après en avoir considérablement réduit la portée – que la directive ne s'applique pas aux firmes étatsuniennes.

La CS3D dans le viseur d'ExxonMobil

Cette fameuse « CS3D » avait fini par entrer en vigueur en mai 2024 à l'issue d'une longue bataille de lobbying qui avaient vu ses ambitions plusieurs fois revues à la baisse (lire notre enquête). À l'époque, le géant du pétrole étatsunien avait déjà pris position contre la directive. « ExxonMobil ne cache pas considérer cette loi comme une menace pour ses profits et son modèle économique », expliquent les chercheurs de Somo. Mais c'est après son adoption que la première entreprise pétrolière mondiale a véritablement entamé sa campagne de lobbying. « Entre mars 2024 et juillet 2025, ExxonMobil s'est entretenue au moins sept fois avec la Commission européenne pour discuter de son agenda de simplification », révèle leur enquête.

Car le vent a tourné à Bruxelles depuis la prise de fonction de la nouvelle Commission européenne, en décembre 2024. Ursula von der Leyen, réélue pour un second mandat, a érigé la « simplification » comme objectif premier de sa politique économique, comme nous l'expliquions dans un précédent article. Quelques mois plus tard, elle proposait, via la directive Omnibus I, de repousser l'application de la CS3D et de réduire son champ d'application. Bien qu'elle n'ait pas encore été définitivement validée dans tous ses détails, la loi Omnibus devrait largement répondre aux souhaits d'ExxonMobil.

Une stratégie de lobbying multiforme

Le groupe pétrolier a utilisé quatre moyens de lobbying différents pour faire entendre son point de vue : des entretiens directs auprès des décideurs politiques européens et américains, la mobilisation d'associations d'entreprises dont elle est membre, le sponsoring d'événements médiatiques et le financement de think tanks. « ExxonMobil dispose du treizième budget de lobbying parmi toutes les entreprises qui font pression sur les institutions européennes, avec des dépenses comprises entre 3,5 et 4 millions d'euros en 2024 », détaille Somo.

D'après leur analyse du registre de la transparence, une base de données européenne qui répertorie les organisations qui veulent influencer le processus législatif, ExxonMobil est aussi l'entité de lobbying « la plus active auprès du Parlement européen ». Au moins 18 entrevues ont eu lieu entre l'entreprise pétrolière et des députés européens, membres des groupes centriste, de droite et d'extrême-droite. Ses représentants se sont aussi entretenus avec les présidents du Conseil et du Parlement européen, et avec Ursula von der Leyen, via le groupe de lobbying étatsunien AmCham EU (Chambre de commerce des États-Unis auprès de l'UE). La major pétrolière est également allée se plaindre dans les États-membres, auprès du cabinet du chancelier allemand, Friedrich Merz, du gouvernement néerlandais, et du Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis.

Pressions de l'administration Trump

L'action d'ExxonMobil ne s'est pas limitée aux couloirs des institutions européennes. En septembre 2024, plus d'une soixantaine de députés et de sénateurs étatsuniens ont signé une lettre « anti-CS3D » adressée au président Joe Biden, l'appelant à « retarder […] ou modifier substantiellement la directive »-. « Parmi les 66 membres du Congrès signataires de la lettre, 64 ont reçu des dons du Comité politique d'action d'ExxonMobil, pour un total de 700 000 dollars », révèlent les deux chercheurs.

Le patron d'ExxonMobil, Darren Woods, s'est également directement plaint auprès de Donald Trump, lors de deux réunions, en janvier et mars 2025. Et d'après Somo, leur parole a été entendue par l'exécutif étatsunien, et notamment son secrétaire à l'Énergie Chris Wright, qui affirmait en septembre 2025 que l'UE devait engager des « modifications massives » de la CS3D pour ne pas nuire aux entreprises pétrolières étatsuniennes. Un soutien de taille pour ExxonMobil, qui en plus de cette pression diplomatique, a menacé à plusieurs reprises de geler les 20 milliards de dollars qu'elle prévoit d'investir dans les technologies bas-carbone en Europe.

Bataille de l'opinion

La multinationale a également investi le champ médiatique pour relayer son argumentaire, par exemple en sponsorisant des événements. En mars 2025, ExxonMobil était l'unique sponsor d'une conférence du Financial Times intitulée Tackling Europe's Red Tape Challenge (en français, « Relever le défi de la bureaucratie en Europe »). L'entreprise a également sponsorisé la Competitive Europe Week (en français, « Semaine de la compétitivité européenne »), organisée par le média Politico en octobre 2024. À chaque fois, le président d'ExxonMobil Europe, Philippe Ducom, a pu dérouler ses arguments contre la CS3D devant de nombreux décideurs politiques européens.

Plus classiquement, la multinationale a utilisé les think tanks qu'elle finance pour porter son message, comme l'European Roundtable on Climate and Sustainable Transition (ERCST), notamment par le biais de publications, de forums ou de conférences auxquels ont assisté de nombreux officiels européens.

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Une stratégie payante

Après des mois de lobbying acharné, ExxonMobil devrait voir ses vœux concrétisés. Son influence auprès des décideurs politiques « excède largement celle de groupes d'intérêts publics, comme les organisations non-gouvernementales ou les syndicats », déplore Somo. L'enquête dénonce la « capitulation » du Parlement européen, et notamment du Parti populaire européen (droite) et de Renew (centre) face aux intérêts d'un « petit mais puissant groupe de multinationales ». Dont la tactique ressemble, selon l'ONG, à celle mise en place par l'industrie du tabac, mais contre laquelle l'UE s'est dotée d'un principe très simple : l'encadrement très strict des contacts avec les lobbyistes de ce secteur. « Ceux qui causent le problème ne peuvent pas faire partie de la solution. »

Une règle que l'UE devrait élargir au plus vite au secteur pétrolier, car ExxonMobil compte bien poursuivre sa campagne de lobbying pour faire annuler d'autres normes européennes, comme la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD, « directive sur le reporting de durabilité des entreprises »). Celle-ci oblige les grandes entreprises à rendre publique les conséquences de leurs activités sur l'environnement et la société.

La Commission européenne vient d'annoncer qu'elle comptait sortir les entreprises non-européennes du champ d'application de cette directive, cédant ainsi aux ultimatums de l'administration Trump. D'après le Financial Times, c'était précisément il y a quelques jours l'objet d'une demande très officielle adressée par l'administration américaine à Bruxelles. Les entreprises étatsuniennes, dont ExxonMobil, estiment que ces directives vont les exposer « à un risque accru de poursuites judiciaires ». Ce serait renoncement supplémentaire de la part de l'exécutif européen, dans ce qui s'apparente de plus en plus à un démantèlement total des législations du Green Deal mises en place depuis 2021.

09.10.2025 à 07:00

Larry Ellison, l'autre milliardaire réactionnaire de la tech... dont vous n'avez pas encore assez entendu parler

Anne-Sophie Simpere
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Plus discret qu'un Elon Musk sur ses accointances politiques, le fondateur d'Oracle Larry Ellison est en train de se construire un véritable empire médiatique outre-Atlantique avec l'acquisition du groupe Paramount et ses chaînes de télévision, et peut-être demain de TikTok US et Warner. Une force de frappe qu'il pourrait mettre au service de ses intérêts économiques – le développement de l'IA et de la surveillance en particulier – et de ses amis Donald Trump, Tony Blair et Benjamin (…)

- Extrême Tech / , , , , , ,
Texte intégral (2347 mots)

Plus discret qu'un Elon Musk sur ses accointances politiques, le fondateur d'Oracle Larry Ellison est en train de se construire un véritable empire médiatique outre-Atlantique avec l'acquisition du groupe Paramount et ses chaînes de télévision, et peut-être demain de TikTok US et Warner. Une force de frappe qu'il pourrait mettre au service de ses intérêts économiques – le développement de l'IA et de la surveillance en particulier – et de ses amis Donald Trump, Tony Blair et Benjamin Netanyahu.

En France, il reste très peu connu du grand public. Et pourtant, Larry Ellison a brièvement dépassé Elon Musk, début septembre, pour prendre pendant quelques heures le titre d'homme le plus riche de la planète. Le milliardaire de 81 ans est l'un des poids lourds de la tech et n'a jamais caché ses sympathies trumpistes. Grâce à un décret signé par le président américain le 25 septembre dernier, son entreprise Oracle devrait gérer l'algorithme de l'application TikTok pour les utilisateurs aux États-Unis – entre 150 et 170 millions de personnes, environ un tiers de la population du pays. Ce deal qui lui donnerait la main sur une plateforme d'information aussi puissante qu'addictive ne ferait que renforcer le pouvoir d'influence de la famille Ellison, qui vient de racheter Paramount et lorgnerait aujourd'hui sur Warner. Un empire médiatique qu'il pourrait mettre au service de ses intérêts économiques, de son soutien à Israël ou de ses convictions conservatrices.

Sauf pour son style de vie (yachts démesurés, jets privés et voitures de luxe…), Larry Ellison peut sembler plus discret que d'autres milliardaires de la tech comme Jeff Bezos, Mark Zuckerberg, Elon Musk. Mais il en est proche, particulièrement de ce dernier. Il a siégé au conseil d'administration de Tesla de 2018 à 2022, et a participé au rachat de Twitter à hauteur de un milliard de dollars. Tout comme Musk, il minimise ses impôts en ne se payant qu'un dollar de salaire annuel et en finançant son train de vie par des emprunts adossés à ses actions dans ses sociétés. Sa société Oracle est d'ailleurs un donateur régulier du lobby anti-impôts « American for Tax Reform ».

S'il affiche moins ses opinions politiques que Musk et d'autres, Ellison partage leur fascination pour le transhumanisme et leur vision d'une société de surveillance et de contrôle

S'il affiche moins ostensiblement ses opinions politiques que peuvent le faire Musk et d'autres milliardaires de la tech, le nouveau magnat des médias partage leur fascination pour le transhumanisme, qualifiant la mort de concept « incompréhensible », et leur vision d'une société de surveillance et de contrôle. En 2024, il se réjouissait que dans une société où ils seraient constamment surveillés grâce à l'intelligence artificielle, les gens « adopteront un comportement exemplaire ». Début 2025, au World Government Summit de Dubaï, il appelait à la création d'une base de données unique sur les citoyens, qui rassemblerait l'ensemble des informations utiles à un gouvernement. Une dystopie dans laquelle il imagine certainement que sa société Oracle aurait toute sa place.

Oracle, un géant qui est déjà (presque) partout

Larry Ellison doit sa fortune à cette entreprise qu'il a fondée en 1977 avec deux programmeurs (Bob Minor et Ed Oats), et qui est aujourd'hui l'une des vingt plus grosses au monde en termes de capitalisation boursière. Oracle commercialise des logiciels de base de données et des logiciels et équipements de cloud computing (utilisation de serveurs à distance). Le groupe affichait en 2024 53 milliards de dollars de chiffre d'affaires. Ses produits sont utilisés par des milliers d'entreprises sur tout la planète, y compris en France où la SNCF, BNP Paribas, Orange ou encore Michelin comptent parmi ses clients. Une Association des utilisateurs francophones d'Oracle revendique 1000 membres représentant 140 entreprises.

Gouvernements et services publices recourent eux aussi aux produits d'Oracle. En France, par exemple, la Caisse nationale d'allocations familiales utilise le système Oracle Intelligent Advisor pour traiter les calculs de prestations d'aides au logement et minima sociaux, tandis qu'au Royaume-Uni, plusieurs ministères (travail, environnement, justice, intérieur…) font appel aux services de la firme étatsunienne. En septembre 2025, c'est l'Agence de communication et d'information de l'OTAN qui a engagé un projet de migration de ses applications critiques vers Oracle Cloud Infrastructure, mené en partenariat avec l'entreprise française Thales.

Proximité avec Donald Trump

Le développement exponentiel des activités d'Oracle dans les infrastructures cloud a fait bondir la fortune de Larry Ellison, actionnaire à environ 40 % de la société,. De nouveaux contrats avec des géants de la tech, dont OpenAI, ont également contribué à faire flamber l'action de l'entreprise. Oracle est également l'un des associés du projet Stargate, porté par Donald Trump dès son arrivée au pouvoir : un plan d'investissement de 500 milliards de dollars dans des infrastructures d'IA.

Oracle a créé une base de données de recrues potentielles pour la future administration républicaine, dans le cadre du Project 2025

Faut-il y voir une récompense du soutien de Larry Ellison au nouveau président américain ? S'il n'a pas été un supporter de la première heure, il semble aujourd'hui entretenir d'excellents rapports avec Donald Trump, qu'il rencontrerait régulièrement à Mar-a-Lago. Safra Catz, la vice-présidente du conseil d'administration d'Oracle et sa directrice générale jusqu'en septembre 2025, a fait partie de l'équipe de transition de Trump dès sa première élection en 2016. En 2022, selon OpenSecrets, Larry Ellison a été le onzième plus gros donateur individuel à des candidats conservateurs (avec plus de 31 millions de dollars). En 2023, Oracle a créé une base de données de recrues potentielles pour la future administration républicaine, dans le cadre du « Project 2025 » de la Heritage Foundation (lire notre article). La société est également membre de l'American Legislative Exchange Council, un puissant lobby conservateur qui propose des lois clés en main pour démanteler le droit du travail, s'opposer aux régulations environnementales, privatiser l'éducation, ou contre les droits des personne LGBT.

Blair et Netanyahu dans la galaxie Oracle

Donald Trump n'est pas la seule personnalité politique avec qui Larry Ellison entretient des relations cordiales. Le milliardaire américain s'est rapproché de Tony Blair, et aurait contribué à hauteur d'au moins 257 millions de livres sterling (294 millions d'euros) à son Tony Blair Institute for Global Change (TBI), via la Fondation Larry Ellison. Une enquête de The Lighthouse Reports révèle des liens extrêmement étroits entre le TBI, dont la mission affichée est d'aider les nations et les gouvernements à s'intégrer dans la mondialisation et faire face aux défis du monde actuel, et Oracle. D'anciens salariés de l'institut témoignent d'intrusions dans leur travail et de pressions pour promouvoir les produits d'Oracle dans les pays sur lesquels ils travaillaient. Présent dans 45 pays, le think tank de Tony Blair se positionne en faveur du développement massif de l'intelligence artificielle, fond de commerce de son méga-donateur.

Ellison aurait même offert en 2021 au premier ministre israélien un siège au conseil d'administration d'Oracle

La proposition américaine de confier la future gouvernance de Gaza à Tony Blair n'en paraît qu'encore plus inquiétante. Larry Ellison est en effet aussi un soutien indéfectible d'Israël, et un proche de longue date de Benjamin Netanyahu. Selon le média israélien Haaretz, il aurait même offert en 2021 au premier ministre israélien un siège au conseil d'administration d'Oracle – offre qu'il a déclinée – après l'avoir accueilli sur son île privée à Hawaï. En 2017, Ellison a versé plus de 16 millions de dollars à Friends of Israel Defence Force, association qui collecte des fonds pour les soldats israéliens. Selon des témoignages recueillis dans Responsible Statecraft, une publication du think tank américain Quincy Institute, des employés d'Oracle questionnant le soutien inconditionnel de l'entreprise à la politique israélienne auraient été orientés vers des services de santé mentale. La vice-présidente et ex-DG d'Oracle Safra Catz a aussi la nationalité israélienne et soutient la politique actuelle de l'État hébreu. Sa sœur est membre du conseil d'administration de l'American Israeli Public Affairs Committee Leadership, le plus important lobby pro-israélien aux États-Unis.

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Après Paramount, TikTok et Warner Bros dans le viseur

Ces positionnements et ces alliances prennent encore plus de relief depuis que Larry Ellison a commencé à se construire un véritable empire dans les médias, la production de contenus et la diffusion. En plus de sa participation à TikTok US – encore en négociation –, il a aidé au rachat de Paramount par son fils, déjà propriétaire de la société de production Skydance. Les deux entreprises ont été fusionnées dans un conglomérat dirigé par David. Présent dans le cinéma, la télévision (MTV, CBS...), l'édition et les médias numériques, ce nouveau groupe pourrait devenir un outil au service de leur idéologie et diverses accointances politiques.

La chaîne CBS de Paramount était depuis longtemps dans le collimateur de Donald Trump

CBS était depuis longtemps dans le collimateur de Donald Trump. Avant sa fusion avec Skydance, Paramount avait déjà accepté de verser 16 millions d'euros au président pour régler un contentieux avec lui, Trump accusant la chaîne d'avoir favorisé Kamala Harris dans une émission. Le « Late Show » de Stephen Colbert, qui se moquait ouvertement du chef de l'État, a aussi été annulé par CBS. Après la fusion, la chaîne a nommé un nouveau médiateur en la personne de Kenneth Weinstein. Celui-ci a été le directeur du Hudson Institute, partenaire du réseau Atlas (lire notre enquëte), et ambassadeur du Japon pour la précédente administration Trump. C'est lui qui aura à traiter les plaintes sur la couverture de l'actualité par la chaîne. Mais celles émanant des Républicains et des soutiens d'Israël devraient diminuer, puisque la la journaliste pro-israélienne et anti-« woke » Bari Weiss vient d'être nommée rédactrice en chef de CBS.

Un mois après la fusion Skydance-Paramount, un article du Wall Street Journal suggérait que le groupe pourrait également racheter Warner Bros. Si cette fusion était confirmée, le nouveau groupe pourrait rapprocher les plateformes de streaming HBO et Paramount+ (environ 200 millions d'abonnés à eux deux), aurait la main sur deux des cinq studios majeurs de production cinématographique aux États-Unis et contrôlerait de nombreuses chaînes de télévision, dont CNN – elle aussi détestée par Donald Trump. Une concentration de pouvoir médiatique et culturelle qui n'augure rien de bon pour le débat public et la démocratie américaine.

08.10.2025 à 08:56

OpenAI au centre d'une bulle financière et écologique ?

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Selon les calculs du Financial Times, la valeur totale des accords signés depuis le début de l'année par OpenAI avec d'autres géants du secteur comme Oracle, le fabricant de puces Nvidia et récemment AMD atteint désormais les 1000 milliards de dollars.
Ces contrats lui donnent accès à 20 GW de puissance de calcul, soit l'équivalent de 20 réacteurs nucléaires. Et ce, alors que l'entreprise derrière ChatGPT est encore très loin d'être profitable. Malgré le nombre croissant d'utilisateurs de (…)

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Selon les calculs du Financial Times, la valeur totale des accords signés depuis le début de l'année par OpenAI avec d'autres géants du secteur comme Oracle, le fabricant de puces Nvidia et récemment AMD atteint désormais les 1000 milliards de dollars.

Ces contrats lui donnent accès à 20 GW de puissance de calcul, soit l'équivalent de 20 réacteurs nucléaires. Et ce, alors que l'entreprise derrière ChatGPT est encore très loin d'être profitable. Malgré le nombre croissant d'utilisateurs de son « chatbot », ses revenus actuels représentent seulement aujourd'hui une fraction du billion de dollars qu'elle prétend mettre sur la table. Au premier semestre 2025, le chiffre d'affaires d'OpenAI était de 4,3 milliards de dollars, pour une perte de... 13,5 milliards de dollars, due à ses investissements tous azimuts. C'est un pari massif sur le développement de l'IA et sa profitabilité future.

Ce pari lie OpenAI à tous les autres géants du secteur, concepteurs de puces comme Nvidia et AMD, fournisseurs de services cloud ou de logiciels comme Google, Amazon ou Oracle, sans oublier Microsoft, son partenaire historique et principal financeur. Beaucoup des accords signés par OpenAI sont d'ailleurs circulaires. Celui signé avec Nvidia prévoit que cette dernière entreprise prenne 10% du capital d'OpenAI, ce qui lui permettra de disposer de la trésorerie nécessaire pour acheter... des puces Nvidia. Le deal récemment annoncé avec AMD stipule qu'OpenAI pourra acheter des actions de son fournisseur à un prix infime et les revendre pour lever des fonds. Or, à l'annonce de cet accord, le cours des actions de AMD a augmenté en flèche... ce qui pourrait permettre à OpenAI de trouver du cash en les revendant.

Bref, la stratégie agressive de développement d'OpenAI se nourrit largement de l'euphorie boursière suscitée par l'IA, dans une sorte de spirale auto-entretenue, en étirant au maximum les paramètres de la rationalité financière (sans parler de la rationalité écologique, au vu des besoins énergétiques sous-jacents). De nombreuses voix commencent à évoquer la formation d'une bulle spéculative prête à exploser.

La dernière fois que l'industrie avait eu recours à des tels accords circulaires, c'était juste avant l'explosion de la bulle « dot com » de l'an 2000. Et beaucoup de grands noms de la Silicon Valley pourraient être entraînés dans la tourmente.

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