21.11.2024 à 07:30
Soré Naas
Depuis août, Veolia est en conflit avec ses salariés de la ville de Sheffield, en Angleterre, où elle assure le ramassage des ordures. En cause ? Le refus de la multinationale française de reconnaître la légitimité du syndicat Unite.
Ce 7 novembre, devant le quartier général flambant neuf de Veolia à Aubervilliers, ils et elles sont près d'une douzaine, tous britanniques, membres du syndicat Unite. Avec un accent anglais que l'on ne connaît en France qu'à travers les films de Ken Loach, (…)
Depuis août, Veolia est en conflit avec ses salariés de la ville de Sheffield, en Angleterre, où elle assure le ramassage des ordures. En cause ? Le refus de la multinationale française de reconnaître la légitimité du syndicat Unite.
Ce 7 novembre, devant le quartier général flambant neuf de Veolia à Aubervilliers, ils et elles sont près d'une douzaine, tous britanniques, membres du syndicat Unite. Avec un accent anglais que l'on ne connaît en France qu'à travers les films de Ken Loach, ils scandent, en français comme ils le peuvent « Tous ensemble, tous ensemble, yeah ! Yeah ! »
Brandissant une banderole en français et affublés de gilets jaunes, ces syndicalistes viennent représenter 78 éboueurs de Sheffield qui mènent une grève déterminée contre la multinationale française emblématique du secteur des services environnementaux. Cette mobilisation, qui dure depuis plusieurs mois, dépasse désormais les frontières locales pour devenir un symbole des tensions sociales entre une entreprise au chiffre d'affaire gigantesque et ses employés en quête de reconnaissance syndicale.
En 2023, à Sheffield, Veolia a réalisé un bénéfice impressionnant de près de 13,8 millions d'euros, soit 11,7 millions de livres sterling. L'entreprise est en charge de la gestion des déchets dans cette ville du nord de l'Angleterre. Cette prospérité contraste violemment avec les conditions locales. Le conseil municipal de Sheffield, qui a signé le contrat de concession avec Veolia, affiche un déficit budgétaire de 21,6 millions d'euros (18,1 millions de livres sterling). Quant aux employés de Veolia, ils subissent une dégradation continue de leur situation salariale et professionnelle. Selon Unite, le plus grand syndicat du secteur privé au Royaume-Uni, le salaire moyen des éboueurs de Veolia à Sheffield a chuté de 22 % ces dix dernières années. Une réalité intenable pour ces travailleurs, qui, malgré leurs revendications répétées, peinent à être entendus par leur employeur.
Au centre de la dispute se trouve la reconnaissance d'Unite comme syndicat représentatif des salariés. Bien qu'un nombre significatif d'éboueurs ait choisi ce syndicat pour défendre leurs droits, Veolia refuse de négocier avec Unite, préférant s'appuyer sur un autre syndicat avec lequel elle avait précédemment signé un accord. Cette posture inflexible a conduit les travailleurs à déclencher une grève en août 2024.
La situation s'est encore envenimée lorsque Veolia a licencié quatre membres actifs d'Unite, dont un représentant élu par les salariés, et a eu recours à des agences de travail temporaire pour tenter de briser la grève. Unite dénonce également d'autres intimidations graves, notamment une tentative d'intimidation physique sur un manifestant.
Face à ce qu'il qualifie de « tactiques antisyndicales », Unite exige la réintégration immédiate des quatre salariés licenciés et l'abandon des sanctions, ainsi que la reconnaissance officielle d'Unite comme syndicat représentatif des salariés de Sheffield. Ils considèrent que seule une intervention de la direction centrale de Veolia peut résoudre le conflit.
C'est pourquoi ils ont décidé de traverser la Manche. Avant le 7 novembre, les syndicalistes étaient déjà venus manifester à Paris, le 20 septembre. Une nouvelle délégation est prévue le jeudi 21 novembre. Dans une déclaration percutante, Sharon Graham, la secrétaire générale d'Unite, a prévenu : « Veolia se trompe lourdement si elle pense qu'Unite et nos membres vont disparaître en silence. Au lieu de cela, nous allons monter le son et cibler Veolia dans toutes ses activités. Quiconque fait des affaires avec Veolia entendra désormais parler d'Unite, où qu'il se trouve dans le monde. Veolia doit reconnaître officiellement Unite à Sheffield et doit le faire maintenant. »
Le 20 septembre, alors que les syndicalistes campaient devant le siège d'Aubervilliers, le seul cadre sorti pour discuter avec eux est Olivier Carlat, le directeur des ressources humaines. Costume de rigueur et calme affiché, ce dernier nie tous les arguments d'Unite et précise : « Nous sommes pris en otage par cette situation, car c'est un sujet syndical anglais et uniquement anglais. »
Ce bras de fer prend une dimension particulière lorsqu'on l'analyse à l'aune des chiffres globaux de Veolia. Avec un chiffre d'affaires mondial de 42,9 milliards d'euros en 2023, Veolia figure parmi les géants du secteur des déchets. Au Royaume-Uni, ses activités rapportent plusieurs centaines de millions d'euros chaque année. Pourtant, cette puissance financière ne se reflète pas dans les salaires de ses employés à Sheffield, où le revenu moyen d'un éboueur est estimé à environ 24 600 euros (21 000 livres sterling) par an, un niveau bien inférieur à la moyenne nationale.
Alors que la grève se poursuit, les conséquences se font ressentir dans toute la ville de Sheffield, où la collecte des déchets est très perturbée. Les habitants, bien que conscients des désagréments, affichent majoritairement leur soutien aux grévistes. Du côté de Veolia, la direction maintient sa ligne dure, affirmant que les accords syndicaux signés par le passé suffisent.
Pour Unite, ce conflit dépasse le simple cadre de Sheffield. Il s'agit de défendre le droit fondamental des salariés à choisir librement leur syndicat et à négocier leurs conditions de travail, un principe universel qui résonne aussi bien en Angleterre qu'en France.
Soré Naas (texte et photos)
20.11.2024 à 07:00
Olivier Petitjean
Comment la Banque européenne d'investissement, au nom de la compétitivité, se met de plus en plus au service des grandes entreprises.
- Banque publique pour bénéfices privés : à qui profite la politique européenne d'investissement ? / L'État au service des entreprises, union européenne, aides publiques, financeLa Banque européenne d'investissement est censée servir l'intérêt général et la mise en oeuvre des politiques de l'UE. Mais elle est de plus en plus mise au service des grandes entreprises et de leur profitabilité au nom de la théorie selon laquelle l'investissement public n'est là que pour « dérisquer » l"investissement privé.
C'est une institution peu connue du grand public mais qui n'en joue pas moins un rôle de plus en plus central dans les politiques européennes. La Banque européenne d'investissement (BEI), banque publique de l'Union dont le siège est au Luxembourg – pour faire court, l'équivalent de Bpifrance dans l'Hexagone – a financé des projets à hauteur de 84 milliards d'euros en 2023. Elle pourrait voir son rôle croître encore si les recommandations du rapport Draghi sur la compétitivité de l'Europe étaient mises en œuvre. Certains souhaitent même qu'elle ajoute à son mandat le soutien à l'industrie européenne de l'armement.
Raison de plus pour se pencher sur le fonctionnement de la BEI et sur les bénéficiaires de ses financements. C'est ce que fait un nouveau rapport coordonné par l'ONG bruxelloise Counter Balance, auquel a contribué l'Observatoire des multinationales. À partir de l'exemple de plusieurs multinationales figurant parmi les principaux clients de la BEI depuis 2010 – dont Orange, Stellantis (PSA/FiatChrysler), Iberdrola et quelques autres –, il met en lumière les failles de l'approche prédominante au sein de la banque publique, qui consiste à « dérisquer » les projets qui lui sont proposés par des entreprises. L'idée est que les conditions de financement très favorables offertes par la BEI vont inciter les grands acteurs économiques à contribuer aux objectifs qui sont officiellement ceux de la banque – notamment le financement de la transition climatique et des infrastructures essentielles, et de plus la compétitivité de l'économie européenne dans des secteurs stratégiques – en les rendant moins « risqués » d'un point de vue économique. À travers le « dérisquage », les fonds publics sont ainsi supposés jouer un rôle de levier pour un investissement privé encore plus massif. CQFD.
Malheureusement, il y a loin de la théorie à la pratique. Dès lors que la Banque européenne d'investissement ne s'appuie pas sur des critères très précis ni très contraignants pour sélectionner des projets qui contribuent effectivement à ses objectifs officiels, la stratégie du « dérisquage » se traduit en un immense effet d'aubaine pour les grandes entreprises, qui bénéficient de taux bas et d'autres facilités pour des projets qu'elles auraient souvent développé de toute façon et qu'elles auraient été parfaitement capables de financer elles-mêmes. Les sept multinationales étudiées dans le rapport ont ainsi accumulé 100 milliards d'euros de profits depuis 2020, dont ils ont surtout fait bénéficier leurs actionnaires sous forme de dividendes et de rachats d'actions, tout en recevant plus de 13 milliards d'euros de prêts préférentiels de la BEI.
Le secteur des énergies renouvelables illustre les problèmes de cette approche. Sur le papier, la BEI peut se targuer d'avoir rendu possible le développement de nouveaux projets dans le domaine de l'éolien, du solaire ou encore des batteries électriques. Elle a par exemple soutenu le plus grand projet de centrale solaire en Europe, porté par la multinationale pétrolière espagnole Iberdrola. Or celle-ci a comme ses consoeurs amassé ces dernières années de copieux « superprofits » dont on peut se demander s'il n'auraient pas pu être utilisés pour financer directement le projet. Pire encore : la construction de la centrale aurait occasionné des fraudes et des expropriations illégales. L'exemple de l'entreprise suédoise Northvolt, censée devenir le champion européen des batteries, laisse lui aussi songeur. Bénéficiant d'un soutien massif de la BEI, elle est aujourd'hui au bord de la faillite du fait des problèmes à répétition rencontrés avec son projet de « gigafactory » en Suède – et plus fondamentalement d'une stratégie de développement mal pensée et mal coordonnée.
Le constat est le même en ce qui concerne l'alliance Gavi, censée faciliter l'accès aux vaccins Covid dans les pays pauvres mais qui a accepté de les acheter à un prix très élevé, pour le plus grand bénéfice du laboratoire Moderna. Destructions d'emploi, rémunérations patronales stratosphériques, priorité aux actionnaires, pollutions, fraudes, greenwashing... Les exemples examinés dans le rapport de Counter Balance montrent qu'en l'absence de conditionalités et de garanties strictes, les projets et les entreprises soutenus par la Banque publique européenne ont souvent des pratiques peu vertueuses qui vont à l'encontre des principes mêmes qu'elle est censée promouvoir. La BEI a même soutenu l'entreprise d'armement italienne Leonardo, pour sa recherche-développement dans le secteur des hélicoptères, hélicoptères qui ont été vendus, entre autres, à l'armée israélienne et auraient été utilisés à Gaza.
Cet argent n'aurait-il pas été mieux utilisé s'il avait permis de soutenir des projets portés par d'autres acteurs que les multinationales – services publics, collectivités locales, coopératives et autres structures de l'économie sociale et solidaire ? C'est la question de fond que pose le rapport. Derrière tous les appels à l'augmentation des investissements publics, qu'ils résonnent en France ou au niveau européen avec le rapport Draghi, la stratégie de « dérisquage » consiste au fond à mettre encore davantage l'argent public au service de la profitabilité du secteur privé, en faisant comme si nous n'avions pas d'autre choix que de passer par les multinationales pour atteindre nos objectifs économiques, écologiques ou sociétaux. La Banque européenne d'investissement pourrait être un outil formidable pour rendre possible les transformations profondes dont nous avons besoin. Actuellement, sa mission est grande partie dévoyée par des choix économiques et politiques contestables.
Olivier Petitjean
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Photo : Gwenael Piaser cc by-nc-sa
19.11.2024 à 10:00
Comment la Banque européenne d'investissement, au nom de la compétitivité, se met de plus en plus au service des grandes entreprises
- Banque publique pour bénéfices privés : à qui profite la politique européenne d'investissement ? / L'État au service des entreprises, aides publiques, union européenne, Orange, Stellantis, Iberdrola, Northvolt, Intesa Sao Paolo, Leonardo, financeDes multinationales qui réalisent des dizaines de milliards d'euros de profits ont-elles vraiment besoin de prêts préférentiels sur fonds publics ? Un nouveau rapport coordonné par l'ONG européenne Counter Balance alerte sur les relations privilégiées entre la Banque européenne d'investissement (BEI) et les très grandes entreprises, au détriment de son mandat de servir l'intérêt général. Résumé.
La Banque européenne d'investissement (BEI) finance depuis longtemps des grandes entreprises qui réalisent des profits substantiels. Cette tendance va encore s'accentuer, car la Banque est devenue une institution clé dans les efforts de l'Union européenne pour stimuler la compétitivité de son économie dans des secteurs stratégiques.
En offrant des prêts à des conditions très favorables - des taux d'intérêt plus bas, des périodes de remboursement plus longues et des mesures de réduction des risques non disponibles auprès de prêteurs privés -, la BEI permet aux grandes entreprises de rendre leurs projets encore plus profitables, en mettant ainsi des ressources publiques substantielles entre les mains d'entreprises déjà riches et rentables.
Ce rapport se base sur l'exemple de sept multinationales qui figurent parmi les principales bénéficiaires du soutien de la BEI – Iberdrola, Stellantis, Intesa Sanpaolo, Leonardo, Northvolt et l'Alliance du Vaccin Gavi – afin d'examiner l'approche de la Banque en matière de soutien aux grandes entreprises et ses lacunes sociales et environnementales. Il montre que six de ces entreprises sur sept disposent de ressources suffisantes pour autofinancer leurs projets, à l'exception d'une entreprise actuellement en crise, Northvolt, du fait de l'échec de son projet suédois.
Depuis 2020, ces grands clients de la BEI ont collectivement accumulé 100 milliards d'euros de bénéfices, une somme qui représente plus de la moitié des besoins annuels de toute l'UE en matière d'investissements dans les infrastructures sociales. La stratégie adoptée par la BEI n'a pas garanti de véritables retours à nos sociétés et à nos économies. Tout en bénéficiant de plus de 11 milliards d'euros de prêts de la banque européenne, les entreprises concernées ont versé 38,7 milliards d'euros de dividendes à leurs actionnaires, utilisé 11,9 milliards d'euros pour gonfler la valeur actionnariale à court terme par le biais de rachats d'actions, et versé 146,7 millions d'euros à leurs patrons. En outre, le rapport met en évidence un ensemble de pratiques préjudiciables de la part de ces gros clients de la BEI, notamment des dommages environnementaux, des injustices sociales et des ventes d'armes. Ces pratiques illustrent l'absence de priorisation des objectifs sociaux et environnementaux dans les investissements de la BEI. La BEI a elle-même réalisé 8,9 milliards d'euros de bénéfices entre 2020 et 2023, alors qu'elle est une institution à but non lucratif.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donEntreprise | Profit en 2023 | Profit 2020-2023 | Dividendes 2020-2023 | Rachats d'actions | Salaire et bonus du directeur général | Soutien de la BEI depuis 2020 |
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Iberdrola | 4,8 milliards d'euros | 16,6 milliards d'euros | 4,7 milliards d'euros | 1,5 milliard d'euros | 25,2 millions d'euros | 3,5 milliards d'euros |
Stellantis | 18,6 milliards d'euros | 49,6 milliards d'euros | 11,8 milliards d'euros | 3,3 milliards d'euros | 77,5 millions d'euros | 785 millions d'euros |
Intesa Sanpaolo | 7,7 milliards d'euros | 19,3 milliards d'euros | 13,9 milliards d'euros | 6,8 milliards d'euros | 26,5 millions d'euros | 2,9 milliards d'euros |
Leonardo | 0,7 milliard d'euros | 2,4 milliards d'euros | 0,2 milliard d'euros | / | 6,4 millions d'euros | 460 millions d'euros |
Orange | 2,4 milliards d'euros | 9,5 milliards d'euros | 8,1 milliards d'euros | 0,3 milliard d'euros | 8,8 millions d'euros | 500 millions d'euros |
Northvolt | 1,2 milliard d'euros | 1,7 milliard d'euros | / | / | N/A | 1,3 milliard d'euros |
Gavi, l'Alliance du vaccin | 0,3 milliard d'euros | 4,3 milliards d'euros | / | / | 2,3 millions d'euros | 1,9 milliard d'euros |
Total | 33,3 milliards d'euros | 100 milliards d'euros | 38,7 milliards d'euros | 11,9 milliards d'euros | 146,7 millions d'euros | 11,3 milliards d'euros |
Le financement des grandes entreprises est depuis longtemps une caractéristique du modèle d'activité de la Banque. Ce biais devrait encore s'accroître dans les prochaines années sous prétexte de soutenir la compétitivité de l'UE. Mais il est urgent que la BEI aligne ses soutiens financiers sur son mandat de défense de l'intérêt général, et réponde aux véritables besoins du public - qui est le propriétaire ultime de la Banque. Les investissements publics sont indispensables pour relever des défis majeurs tels que le changement climatique, la transition énergétique juste, la perte de biodiversité et les services publics. Par conséquent, l'allocation des fonds publics ne devrait pas être décidée en fonction du souci d'assurer des rendements financiers attrayants pour les investisseurs privés, mais en fonction de leur contribution au bien-être collectif et à la durabilité.
Au lieu de canaliser des milliards pour subventionner les bénéfices des grandes entreprises, la BEI devrait devenir une banque publique assumant un mandat véritablement public. Pour ce faire, la BEI devrait :
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Photo : Palauenc05 cc by-sa
15.11.2024 à 09:01
Bienvenue dans la lettre d'information de l'Observatoire des multinationales.
N'hésitez pas à la faire circuler, et à nous envoyer des réactions, commentaires et informations.
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Bonne lecture
Diplomatie gazière
La 29e conférence de l'ONU sur le climat se tient en ce moment à Bakou, en Azerbaïdjan, dans une ambiance qui n'incite pas à l'optimisme. L'élection de Donald Trump (…)
Bienvenue dans la lettre d'information de l'Observatoire des multinationales.
N'hésitez pas à la faire circuler, et à nous envoyer des réactions, commentaires et informations.
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Bonne lecture
La 29e conférence de l'ONU sur le climat se tient en ce moment à Bakou, en Azerbaïdjan, dans une ambiance qui n'incite pas à l'optimisme. L'élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le fait que pour la seconde fois consécutive, après Dubaï l'année dernière (et l'on pourrait ajouter l'Égypte l'année précédente), la COP se déroule dans une autocratie pétrogazière, la question épineuse des besoins de financement pour la transition climatique et de la responsabilité historique des pays riches, la présence à nouveau massive des lobbyistes des énergies fossiles (1773 selon le décompte de la coalition « Keep Big Polluters Out » rendu public ce jour) ... Tout ceci explique sans doute le peu d'espoir et le peu d'intérêts suscités par l'événement.
La COP29 est l'occasion de remettre un coup de projecteur sur l'Azerbaïdjan et la place qu'y occupent les groupes français. Berceau de l'industrie pétrolière, le pays reste un acteur stratégique à l'échelon régional de par sa position au carrefour de l'Europe, de la Russie et du Moyen-Orient.
Il y a une dizaine d'années, la France a mené une offensive diplomatique au plus haut niveau, dont le point d'orgue a été une visite présidentielle de François Hollande, pour s'assurer que TotalEnergies aurait une part du gâteau azéri. Comme aujourd'hui en Ouganda ou au Mozambique, l'Etat français s'est littéralement mis au service de la major pétrogazière pour faciliter ses projets dans le pays.
Aujourd'hui, alors que les tensions se sont accumulées entre la France et l'Azerbaïdjan, les autorités tricolores dans la région continuent de collaborer au quotidien avec TotalEnergies. Un mélange des genres qui se reflète aussi dans la désignation officielle du patron de l'entreprise dans le pays comme conseiller du commerce extérieur.
La France et TotalEnergies s'intéressent aussi de près aux gisements de gaz des autres pays riverains de la mer Caspienne, comme le Turkménistan.
Lire notre enquête : COP29 en Azerbaïdjan : malgré les critiques et malgré les tensions, une diplomatie française encore et toujours au service de TotalEnergies
En parallèle, nous publions un briefing qui présente de manière synthétique le rôle de l'industrie des énergies fossiles en Azerbaïdjan, et dans la COP29 en particulier, et la place des grandes entreprises françaises dans le pays. Les deux questions sont étroitement liées puisque l'essentiel des intérêts économiques français en Azerbaïdjan tourne directement ou indirectement autour de l'exploitation des hydrocarbures, impliquant – outre TotalEnergies – des entreprises comme Technip, Engie, la Société générale ou Suez.
Lire COP29 : l'Azerbaïdjan, TotalEnergies et l'industrie fossile.
Début novembre, Auchan et Michelin ont créé une onde de choc dans l'opinion en annonçant la suppression de 2500 et 1250 postes respectivement parmi leur effectif français.
Syndicalistes et responsables gouvernementaux ont annoncé s'attendre à des plans sociaux supplémentaires, notamment dans des secteurs en difficulté comme la grande distribution, la chimie, le BTP ou encore l'automobile. La CGT évoque la disparition de « plus de 150 000 emplois ».
Ces nouvelles n'ont pas manqué de remettre sur la table la question des soutiens financiers publics dont bénéficient les grands groupes et notamment les deux « champions nationaux » qui ont fait la une de l'actualité. Pour combien exactement ? Difficile de le savoir, tant l'opacité continue à régner dans ce domaine, comme nous n'avons cessé de le déplorer dans le cadre de notre projet « Allô Bercy » sur les aides publiques aux entreprises.
Certains chiffres sont certes sortis dans la presse : 500 millions d'euros pour le groupe Mulliez, propriétaire d'Auchan, entre 2013 et 2018, au titre du crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE), 55 millions pour Michelin au titre du Crédit impôt recherche (CIR) et 12 millions d'euros au titre du chômage partiel durant la pandémie de Covid en 2020. Ils ne donnent toutefois qu'un aperçu partiel de la réalité.
Exonérations de charges, baisse du taux de l'impôt sur les sociétés, suppression des « impôts de production », CICE, CIR, rachats d'obligations des banques centrales... C'est toute la politique économique mise en place en France (et ailleurs) depuis des années qui consiste à arroser d'aides directes et indirectes les grandes entreprises, sans les soumettre à des conditions contraignantes en matière d'emploi (ni en matière de climat, ni d'aucune autre sorte).
En réalité, les annonces de Michelin et d'Auchan ne devraient pas être une surprise. Cela fait des années que la plupart des grands groupes français taillent dans leurs effectifs dans l'Hexagone – de manière plus discrète quand ça va bien, de manière plus drastique quand ils peuvent se justifier d'une crise. Cela fait des années qu'ils priorisent le versement de dividendes et de rachats d'actions. Nous avons eu maintes fois l'occasion de le montrer chiffres à l'appui (lire par exemple Comment le CAC40 a changé en vingt ans). En même temps que Michelin liquide les derniers restes de son implantation industrielle en France, le groupe a presque multiplié par quatre ses dividendes et rachats d'actions en depuis 2020.
Face à l'indignation de l'opinion, le gouvernement a promis de regarder comment l'argent public avait été utilisé par ces entreprises, tout en s'empressant d'ajouter qu'il n'était pas question de demander un quelconque remboursement.
On aimerait penser que le contexte de crise budgétaire et de plans sociaux est une opportunité pour mettre fin à une politique économique qui n'est qu'un transfert massif d'argent public dans les caisses des entreprises et dans les poches de leurs actionnaires, et dont il devrait être clair depuis longtemps qu'elle est un échec total au regard de ses objectifs affichés d'emploi et de transition climatique.
Tous nos chiffres et nos analyses sur la question des aides publiques aux entreprises sont disponibles sur notre page « Allô Bercy ».
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donÀ quoi s'attendre pour le second mandat de Donald Trump ? Le « Project 2025 », un document de 900 pages porté par la Heritage Foundation, partenaire historique du réseau Atlas, se veut un programme clé en main pour le second mandat de Donald Trump à la Maison blanche. Les propositions extrémistes en matière de migration, de climat ou de droits sexuels y côtoient des mesures taillées pour les intérêts de certaines industries. Les critiques des démocrates durant la campagne ont poussé Donald Trump et les républicains à se distancier publiquement du Project 2025, mais leur succès électoral pourrait changer les choses. Et le document n'en révèle pas moins ce que pense et ce que veut une grande partie de la droite américaine au pouvoir aujourd'hui. Lire notre article « Project 2025 », ou comment la droite américaine imagine une seconde présidence Trump.
Portes tournantes entre le ministère des Armées et TotalEnergies. Alors que se tient la COP29, le groupe pétrogazier français TotalEnergies vient de faire un recrutement de choix en la personne de Clément Le Gouellec. Ancien conseiller industriel et innovation auprès de Sébastien Lecornu au ministère des Armées, il est aussi une personnalité clé au sein de l'influent Corps des Mines. Il travaillera désormais au sein de TotalEnergies OneTech, le pôle du groupe dédié à la recherche-développement. Il y sera plus particulièrement chargé, selon son profil LinkedIn, de la capture du CO2. Avant de travailler au ministère des Armées, il avait passé quelques années au sein de Thales et Airbus. Un recrutement qui illustre la prédilection de TotalEnergies pour les cadres des ministère des Armées et des Affaires étrangères (voir notre enquête Comment l'État français fait le jeu de Total en Ouganda et notre pages Les portes tournantes).
Cette lettre a été écrite par Olivier Petitjean.
12.11.2024 à 00:36
Enquête sur le secteur pétrolier et gazier en Azerbaïdjan et la place qu'y occupent TotalEnergies et d'autres entreprises françaises.
- COP29 : l'Azerbaïdjan, TotalEnergies et l'industrie fossile / TotalEnergies, Socar, British Petroleum (BP), Engie, TechnipFMC, Société générale, Azerbaïdjan, France, Climat et greenwashing, Lobbying et influence, énergies fossiles, capture, pouvoir des entreprisesLa COP29 s'ouvre ce lundi 11 novembre 2024 à Bakou, en Azerbaïdjan. Ce briefing a pour objectif de présenter de manière synthétique les informations essentielles relatives au rôle de l'industrie des énergies fossiles en Azerbaïdjan, et dans la COP29 en particulier, et à la place des grandes entreprises françaises dans le pays. Les deux questions sont étroitement liées puisque les principales activités de groupes français en Azerbaïdjan tournent directement ou indirectement autour de l'exploitation des hydrocarbures, impliquant des entreprises comme Technip, Engie, la Société générale, Suez et bien évidemment TotalEnergies.
La COP29 s'ouvre ce lundi 11 novembre 2024 à Bakou, en Azerbaïdjan. Avec la victoire de Donald Trump à l'élection présidentielle américaine et l'organisation, pour la deuxième année consécutive, de la conférence climat dans une autocratie pétrogazière, l'heure n'est guère à l'optimisme. Pour le régime du président Ilham Aliyev, la COP29 est l'occasion de redorer l'image de son pays sur la scène internationale malgré son passif en matière de droits humains et de répression des opposants, mais aussi de réaffirmer le rôle clé de son pays dans la géopolitique régionale du pétrole et du gaz au carrefour de la Russie, de l'Europe et du Moyen-Orient.
La principale question à l'ordre du jour officiel de la conférence est celle du financement de l'action climatique, avec des enjeux comme le montant du soutien apporté par les pays riches principaux responsables historiques de la crise climatique, les transferts de technologie et les priorités en termes de financement. Dans ce contexte, les industries des énergies fossiles auront pour pour priorité de mettre en valeur leurs propres solutions technologiques face à la crise climatique et de s'accaparer une partie importante des financements disponibles, tout en repoussant l'échéance d'une sortie rapide des énergies fossiles.
Ce briefing a pour objectif de présenter de manière synthétique les informations essentielles relatives : 1) au rôle de l'industrie des énergies fossiles en Azerbaïdjan, et dans la COP29 en particulier, et 2) à la place des grandes entreprises françaises dans le pays.
Les deux questions sont étroitement liées puisque les principales activités de groupes français en Azerbaïdjan tournent directement ou indirectement autour de l'exploitation des hydrocarbures, impliquant des entreprises comme Technip, Engie, la Société générale, Suez et bien évidemment TotalEnergies.
Parallèlement à ce briefing, l'Observatoire des multinationales publie une enquête sur la manière dont la diplomatie française s'est mise au service des intérêts de TotalEnergies en Azerbaïdjan : COP29 en Azerbaïdjan : malgré les critiques et malgré les tensions, une diplomatie française encore et toujours au service de TotalEnergies.
L'Azerbaïdjan est l'un des berceaux historiques de l'industrie pétrolière. Le nom du pays est une référence au « feu sacré » de la religion zoroastrienne, qui y est née – un feu alimenté par le bitume et le gaz qui y affleurait naturellement. Au XIXe siècle, alors que la région est sous le contrôle de l'Empire russe, le pétrole y est exploité et exporté en Europe par l'entreprise des frères Nobel et les ancêtres de la Royal Dutch Shell. Ces gisements seront nationalisés après 1917 par le pouvoir soviétique.
Aujourd'hui, l'Azerbaïdjan n'est pas un acteur dominant de la production de pétrole et de gaz à l'échelle globale en termes quantitatifs, avec moins de 1% de la production mondiale. C'est néanmoins un acteur d'importance à l'échelle régionale et sous-continentale de par ses relations avec l'Europe et la Russie. Les hydrocarbures représentent en outre plus de 90% de ses revenus d'exportation, 60% des recettes de l'Etat azerbaïdjanais et entre 30 et 50% du PIB du pays [1].
Après la fin de l'URSS en 1991 et la naissance de l'Azerbaïdjan moderne, c'est la major pétrolière britannique BP qui s'assure un rôle prépondérant dans l'exploitation du pétrole azerbaïdjanais à travers la signature en 1994 du « contrat du siècle » pour l'exploitation du gisement offshore Azeri-Chirag-Güneshli ou ACG, découvert dans les années 1970. BP reste aujourd'hui la principale multinationale impliquée dans l'exploitation du pétrole et du gaz azerbaïdjanais aux côtés de l'entreprise nationale Socar. Néanmoins, l'Azerbaïdjan a également des relations étroites avec des entreprises de pays voisins comme la russe Lukoil ou la turque TPAO.
Le graphique ci-dessous a été compilé par les ONG Urgewald et CEE Bankwatch à partir des données de Rystad Energy [2].
L'Agence internationale de l'énergie classe l'Azerbaïdjan en 23e position mondiale pour l'extraction de pétrole, avec une production en déclin. Ce pétrole est exporté vers la Russie et vers l'Europe via un réseau d'oléoducs, dont le principal est l'olédoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC), qui rejoint la côté méditerranéenne de la Turquie et dont TotalEnergies possède 5%.
C'est plus récemment que l'Azerbaïdjan s'est préoccupé de mettre en exploitation ses gisements de gaz, dont la production a récemment dépassé celle du pétrole. L'AIE classe le pays au 22e rang mondial. Le principal gisement de gaz en exploitation est celui de Shah Deniz, dont l'opérateur est là encore BP, en partenariat avec SOCAR, le russe Lukoil et les entreprises pétrolières nationales turque, iranienne et hongroise [3]. TotalEnergies et d'autres groupes européens (Eni, Equinor) possédaient des parts minoritaires dans le gisement, mais les ont cédées, officiellement (pour TotalEnergies) parce qu'il ne satisfaisait pas leurs critères de rentabilité et parce qu'il n'était pas stratégique [4]. D'autres gisements de moindre importance sont en exploitation ou en développement, dont celui d'Apchéron (ou Absheron) opéré par TotalEnergies dont il sera question ci-dessous.
Outre BP, le secteur du pétrole et du gaz en Azerbaïdjan est sous le contrôle de l'entreprise nationale SOCAR, qui contrôle l'ensemble de la chaîne de valeur, depuis l'extraction jusqu'à la vente. SOCAR est étroitement lié au régime azerbaïdjanais. Le président Ilham Aliyev, qui était le vice-président de l'entreprise lorsque son père Heydar Aliyev était au pouvoir, a le pouvoir discrétionnaire de nommer le président et les 14 administrateurs de l'entreprise. Les revenus du pétrole et du gaz contribuent à enrichir le clan présidentiel et ses alliés tout en leur donnant les ressources nécessaires pour garantir la stabilité de leur régime. Les journalistes et les militants démocratiques qui tentent d'alerter l'opinion sur la corruption et sur les dégâts écologiques liés à l'exploitation pétrolière et gazière subissent la répression du régime [5].
En plus d'être un producteur majeur d'hydrocarbures, l'Azerbaïdjan s'est positionné comme un « hub » important, grâce à son réseau d'oléoducs et de gazoducs existant et ceux en construction reliés à la Russie et à l'Europe, pour le transport du pétrole et de gaz extrait ou qui pourrait être extrait dans d'autres pays de la région (Turkménistan, Kazakhstan, éventuellement Irak et Iran).
Le gaz de Shah Deniz est officiellement dédié à l'approvisionnement de l'Union européenne via une succession de gazoducs désignée sous le nom générique de Southern Gas Corridor ou corridor gazier sud-européen, qui aboutit en Italie du Sud. Depuis plus de 10 ans, l'Union européenne a noué des liens étroits avec l'Azerbaïdjan pour son approvisionnement en gaz, avec pour objectif officiel de réduire la dépendance du vieux continent avec la Russie. Malgré les critiques sur sa collaboration avec un régime corrompu et répressif, l'Union a soutenu et facilité le financement de la construction du corridor gazier sud-européen (lire notre enquête De la mer Caspienne à la Méditerranée, un projet de gazoduc géant symbolise les reniements de l'Europe).
Cette collaboration a été facilité par la « diplomatie du caviar » déployée au début des années 2010 par l'Azerbaïdjan, qui s'est traduite par de nombreux échanges de faveurs avec certains responsables européens et dans certains cas des actes de corruption qui ont fait l'objet de condamnations, comme celle de Luca Volontè en Italie [6]. En France, les noms de responsables politiques comme Rachida Dati, Thierry Mariani et Jean-Marie Bockel (entre autres) ont été cité dans la presse comme parties prenantes du réseau d'influence du régime d'Ilham Aliyev [7].
L'invasion russe de l'Ukraine a ramené l'Union européenne dans les bras de l'Azerbaïdjan. En 2022, la Commission a signé un accord avec le pays en due de doubler ses exportations de gaz vers le vieux continent. Sa mise en œuvre concrète a suscité l'opposition du Parlement européen et continue à faire l'objet de négociations alors que la fin de l'accord russo-ukrainien sur le transport du gaz vers l'Europe s'approche [8].
Il a cependant été soupçonné, dès le début des années 2010, que le corridor gazier sud-européen pourrait en fait – malgré son objectif affiché – servir à acheminer du gaz russe vers l'Europe en évitant l'Ukraine. L'existence d'un risque de double jeu de la part de l'Azerbaïdjan semble confirmé par les révélations récentes de Global Witness qui ont montré que le pays était, avec son allié, turc, une pièce essentielle dans les dispositifs permettant d'écouler le pétrole russe en Europe malgré les sanctions.
Pour la deuxième fois de suite, après la COP28 de Dubaï l'année dernière, la conférence des parties est organisée par un pays pétrogazier en y associant directement son entreprise d'hydrocarbures nationale. (On notera que l'Égypte, pays hôte en 2022, et le Brésil qui accueillera la COP30 l'année prochaine sont également des pays qui prévoient de développer leurs ressources pétrolières et gazières en s'appuyant sur leurs entreprises nationales.)
Depuis 2003, le président Ilham Aliyev, qui a succédé à son père, dirige le pays de façon autoritaire, limitant sévèrement les libertés fondamentales. L'Azerbaïdjan figure parmi les derniers au classement mondial de la liberté de la presse, avec des journalistes systématiquement harcelés, intimidés et emprisonnés pour des enquêtes sensibles, notamment sur la corruption et l'industrie pétrolière [9]. La répression vise également l'opposition politique et la société civile, entraînant persécutions, arrestations arbitraires et procès inéquitables pour militants et avocats indépendants. Les élections sont entachées d'irrégularités, Aliyev ayant remporté un cinquième mandat en 2024 avec 92% des voix. Le président azerbaïdjanais voit l'organisation de la COP29 comme une validation internationale, soulignant ce qu'il appelle « l'immense confiance et le profond respect » de la communauté mondiale envers son pays.
De même qu'en 2023 la COP était officiellement présidée par le patron d'Adnoc, l'entreprise pétrolière nationale des Emirats arabes unis, la COP29 sera présidée par le ministre azerbaïdjanais de l'Écologie, Mukhtar Babayev, qui a travaillé pendant plus de vingt ans pour SOCAR. Le directeur exécutif de la COP29 Elnur Soltanov, vice-ministre de l'Énergie, siège au conseil de surveillance de la SOCAR. Le président actuel de la SOCAR Rovshan Najaf est membre du comité d'organisation de la COP, de même que le président de son conseil de surveillance, le ministre de l'Économie Mikayil Jabbarov [10].
La COP29 elle-même compte parmi ses sponsors SOCAR (ou du moins sa filiale dédiée aux énergies renouvelables, qui représente une part négligeable de son activité), ainsi que le conglomérat Pasha Holdings, qui est sous le contrôle de la famille de la femme du président Ilham Aliyev, Mehriban Aliyeva. Selon Transparency International, les autres sponsors de la COP29 sont également liés aux intérêts de la famille Aliyev, et l'organisation de cette conférence internationale accueillant des milliers de délégués profitera largement à des entreprises appartenant aux familles au pouvoir et à leurs alliés [11].
Comme l'année dernière à Dubaï [12] et l'année précédente à Charm-el-Cheikh, l'organisation de la COP à Bakou pourrait être l'occasion de voir une floraison de signatures de nouveaux contrats dans la domaine du gaz et du pétrole. L'ONG Global Witness et la BBC ont filmé le directeur exécutif de la COP29 Elnur Soltanov en caméra cachée en train de proposer à un interlocuteur de faciliter ses affaires durant la COP2920.
Dans le cadre de la préparation de la COP29, fidèle à ses habitudes, le régime azerbaïdjanais a mené une campagne d'influence de grande envergure pour promouvoir l'image de son pays. Une partie de cette campagne a été confiée au cabinet de communication nord-américain Teneo. Selon les informations divulguées par Teneo dans le cadre de la législation étatsunienne sur les ingérences étrangères, l'équipe de Teneo est menée par Geoff Morrell, président en charge de la stratégie et de la communication, qui a travaillé entre 2011 et 2022 pour BP [13].
Le principal groupe français présent en Azerbaïdjan, de loin, est, de loin, TotalEnergies, à travers sa participation dans l'exploitation du champ gazier d'Apchéron (ou Absheron), dans la mer Caspienne, en partenariat avec l'entreprise nationale azerbaïdjanaise Socar et l'entreprise nationale émiratie Adnoc. La première phase du projet a été inaugurée en septembre 2023 en présence du PDG Patrick Pouyanné et du président azerbaïdjanais Ilham Alyev [14], qui ont eu un rendez-vous officiel à cette occasion. Une deuxième phase de développement est prévue qui pourrait presque quadrupler la production prévue, pour passer à 5,5 milliards de mètres cubes par an (par comparaison, la capacité de production estimée de Shah Deniz est de 10 milliards de mètres cubes par an).
TotalEnergies est également présent en Azerbaïdjan à travers une part de 5% dans l'oléoduc BTC de BP, qui relie le pays à la côte turque de Méditerranée. Il est également un acheteur important du pétrole produit par Socar, via sa filiale de négoce [15].
En ce qui concerne le gaz, TotalEnergies possédait initialement une part de 10 % dans le gisement de Shah Deniz opéré par BP, qu'il a cédé en 2014 comme indiqué ci-dessus. L'exploitation des deux gisements de Shah Deniz et d'Apchéron s'inscrit dans la stratégie globale d'exportation de l'Azerbaidjan au bénéfice de l'Europe, le second gisement étant censé satisfaire la demande locale (comme celle de l'industrie pétrochimique) afin de « libérer » le gaz de Shah Deniz pour l'exportation. Il y a quelques années, TotalEnergies faisait part de son intérêt pour l'exploitation d'un autre gisement de gaz offshore azerbaïdjanais, celui d'Umid-Babek, aujourd'hui contrôlé conjointement par Socar et la junior Noble Energy [16].
Comme il le fait désormais régulièrement, TotalEnergies a signé un accord avec l'Azerbaïdjan pour développer des capacités de génération d'électricité renouvelable en marge de son projet gazier d'Apchéron [17].
La diplomatie française a apporté un soutien appuyé à TotalEnergies en vue de la signature du contrat de partage de production d'Apchéron, notamment autour de la visite présidentielle de François Hollande en 2014 (lire notre enquête COP29 en Azerbaïdjan : malgré les critiques et malgré les tensions, une diplomatie française encore et toujours au service de TotalEnergies). Comme dans d'autres pays, l'ambassade de France à Bakou associe étroitement TotalEnergies à ses activités. Le représentant du groupe en Azerbaïdjan a également le titre de conseiller au commerce extérieur dans le pays.
Au-delà de l'Azerbaïdjan lui-même, TotalEnergies est aussi intéressé par les réserves de gaz des autres pays riverains de la mer Caspienne, notamment le Turkménistan, actuellement 13e producteur mondial de gaz et avec des réserves estimées qui pourraient le porter à la 4e place. Le groupe a un bureau depuis plusieurs années. Les projets de construction d'un gazoduc trans-caspienne entre ce pays et l'Azerbaïdjan pourraient permettre l'exportation du gaz turkmène vers l'Europe. Des représentants de TotalEnergies et de la diplomatie française ont participé fin octobre 2024 à la conférence Oil & Gas Tkm dans la capitale turkmène [18].
Au nord de la Caspienne, TotalEnergies est aussi présent au Kazakhstan à travers une part de 16 ,8% dans le consortium qui exploite l'immense gisement offshore de Kashagan.
Parmi les autres pays riverains, l'Iran est pour l'instant hors des projets de TotalEnergies. En revanche, le groupe français est l'un des principaux partenaires de l'Irak, dans le cadre d'un contrat conclu en 2023 avec les autorités et avec Qatar Energy. Le récent rapport de Transparency International suggère que des discussions pourraient être en cours entre TotalEnergies, l'Irak et l'Azerbaïdjan en vue de l'exploitation et de l'exportation des hydrocarbures du nord de l'Irak [19].
Une partie importante des autres intérêts français en Azerbaïdjan sont liés directement ou indirectement à l'exploitation des hydrocarbures du pays. Engie était initialement l'un des partenaires du consortium Apchéron, mais a cédé ses parts à TotalEnergies dans le cadre de sa sortie de l'exploration-production. Engie reste cependant l'un des principaux acheteurs et revendeurs du gaz de Shah Deniz, à travers un contrat d'approvisionnement de long terme signé en 2013, pour 2,5 milliards de mètres cube par an, soit une proportion importante du gaz destiné à l'Europe [20]. (Engie a ultérieurement associé Shell à ce contrat d'approvisionnement [21].)
Un autre acteur français majeur dans le secteur des hydrocarbures azerbaïdjanais est le groupe parapétrolier Technip, dont l'Etat détient près de 10% via Bpifrance. C'est un partenaire de longue date de Socar pour ses installations pétrolières et gazières, dont Shah Deniz [22], et de l'industrie pétrochimique azerbaïdjanais. Comme ceux de TotalEnergies, les dirigeants de Technip bénéficient de rencontres au sommet avec le président Aliyev [23], et le groupe s'est associé à la fondation Heydar Aliyev pour développer un programme d'échange et de formation d'experts azerbaïdjanais à des fins de « transferts technologiques » [24].
Les banques françaises jouent également un rôle dans le secteur des hydrocarbures. Société générale, principale banque tricolore présente en Azerbaïdjan, a été l'un des principaux financeurs des projets de gazoducs reliant le pays au sud de l'Europe (lire Les dirigeants de la multinationale Chiquita bientôt poursuivis pour complicité de crimes contre l'humanité ?). Selon le rapport Banking on Climate Chaos 2024, le Crédit agricole reste un partenaire financier de Socar à hauteur de 260 millions de dollars depuis 2016, loin derrière JP Morgan Chase cependant. Les autres banques françaises semblent avoir arrêter le soutien direct à Socar depuis 2019.
Suez s'est implanté en Azerbaïdjan à travers des contrats avec BP pour le traitement des eaux usées et des déchets issus de l'exploitation pétrolière et gazière. Elle a signé depuis un contrat d'assistance avec la compagnie nationale d'eau [25].
Les autres entreprises françaises présentes en Azerbaïdjan incluent Alstom, engagé dans plusieurs projets d'équipement ferroviaire dans le pays avec le soutien de l'Agence française de développement (AFD). L'Azerbaïdjan est en effet aussi un nœud important pour le transport des marchandises entre l'Asie et l'Europe par fret ferroviaire. Y transite notamment l'uranium que la France achète au Kazakhstan pour ses centrales nucléaires [26].
Thales est également implanté depuis longtemps dans le pays. L'un de ses cadres a même été nommé ambassadeur en Azerbaïdjan par Nicolas Sarkozy. Officiellement le groupe n'est présent dans le pays qu'au titre de ses activités civiles, et non militaires, à travers la fourniture d'équipements de contrôle et d'automatisation de la gestion des trains et du métro de Bakou. Des discussions ont toutefois eu lieu il y a quelques années entre l'Azerbaïdjan et MBDA en vue de la fourniture d'un système de défense antiaérienne, et avec Airbus en vue de l'achat d'un satellite d'observation.
Une mission parlementaire de 2016-2017 sur les relations économiques entre la France et l'Azerbaïdjan montre à quel point le soutien direct des pouvoirs publics, et en particulier la visite présidentielle de François Hollande à Bakou en 2014 a été essentielle pour la signature des contrats de Suez et d'Alstom [27] et pour la conclusion de l'accord de partage de production d'Apchéron. En outre, les projets d'Alstom dans le pays ont bénéficié comme indiqué du soutien de l'AFD. De même, la Coface a apporté sa garantie a apporté sa garantie à plusieurs contrats signés lors de la visite présidentielle de 2014.
Les tensions se sont progressivement attisées entre la France et l'Azerbaïdjan à partir de la guerre des 44 jours de 2020, en raison du soutien affiché par l'Hexagone et la majorité de ses dirigeants politiques à l'Arménie. Après que le Sénat français a voté une résolution condamnant l'Azerbaïdjan et appelant à reconnaître l'indépendance du Haut-Karabakh (République d'Artsakh), le Parlement de l'Azerbaïdjan a répliqué en demandant l'expulsion de toutes les entreprises françaises, citant nommément TotalEnergies [28]. Le gisement d'Apchéron a néanmoins été inauguré en 2023, le PDG de TotalEnergies rencontrant à cette occasion le président Ilham Aliyev. En 2023, la France a conclu des contrats de livraison d'armes « défensives » à destination de l'Arménie et des accords de formation militaires, provoquant une nouvelle vague d'incidents diplomatiques. L'Azerbaïdjan a été accusée par les responsables français d'attiser les tensions en Nouvelle-Calédonie et dans des territoires d'Outre-mer français. Dans ces conditions, les relations économiques entre les deux pays sont devenues plus difficiles pour les groupes français.
L'année dernière, à l'occasion de la COP28 de Dubaï, la présence massive des lobbyistes des énergies fossiles a fait la une des médias. Les données collectées par la coalition d'ONG Keep Big Polluters Out (« Laissez les gros pollueurs dehors ») montrent qu'au moins 2456 lobbyistes représentant le secteur des hydrocarbures étaient accrédités pour la conférence, dont une partie non négligeable par leurs propres gouvernements. La France a par exemple accrédité le PDG de TotalEnergies Patrick Pouyanné et cinq autres cadres de l'entreprise, et l'Union européenne a accrédité des cadres de BP, Eni et ExxonMobil [29].
Les grandes entreprises des secteurs polluants sont présentes dans les COP en leur propre nom, mais aussi donc dans certaines délégations officielles, et enfin à travers des associations professionnelles et sectorielles comme le Comité 21 ou Entreprises pour l'environnement en France, ou BusinessEurope, l'Ipieca ou l'International Emissions Trading Association au niveau international). Certaines ONG semblent même s'être spécialisées dans l'octroi de badges supplémentaires à des cadres pétroliers sous l'étiquette « société civile » [30].
Emmanuel Macron s'était également rendu à Dubaï avec dans la délégation officielle des dirigeants d'autres entreprises du secteur des énergies fossiles (Jean-Pierre Clamadieu, président d'Engie), des banquiers comptant parmi les principaux financeurs des hydrocarbures (le président France de JP Morgan Chase), des secteurs fortement émetteurs (Rodolphe Saadé du transporteur maritime CMA-CGM), ainsi que des représentants d'EDF, Veolia et Danone [31].
Les informations relatives aux délégations à la COP29 ne sont pas encore disponibles (11 novembre, 12h).
[1] Energy Efficiency Policy in Azerbaijan : a Roadmap', International Energy Agency, juin 2024, p. 6. https://iea.blob.core.windows. net/assets/f3452765-ade4-4a2a-8316-e8bde4c5ea3d/Ener- gyEfficiencyRoadmapforAzerbaijan.pdf.
[2] Urgewald et CEE Bankwatch (2024), « SOCAR - Azerbaijan's Fossil Fuel Proxy », https://www.urgewald.org/sites/default/files/media-files/urgewald_Report_SOCAR_2024.pdf. On rappellera que le gisement d'Apchéron dont TotalEnergies détient 35% a été mis en service en juillet 2023.
[4] La première explication provient des déclarations du représentant de TotalEnergies devant la mission d'information parlementaire sur les relations économiques entre la France et l'Azerbaïdjan. La seconde explication provient du communiqué de presse du groupe.
[5] Sur ce sujet globalement, lire le récent rapport de Transparency International (2024), « COP co-opted ? How corruption and undue influence threaten multilateral climate action ».
[6] Benoît Vitkine, « « Diplomatie du caviar » : comment l'Azerbaïdjan s'offre l'amitié de responsables politiques européens », Le Monde, 4 septembre 2017.
[7] 1. Laura Motet, « « Diplomatie du caviar » : les échanges de bons procédés entre l'Azerbaïdjan et les élus français », Le Monde, 5 septembre 2017. Laurent Richard, « Mon président est en voyage d'affaires », Cash Investigation, France Télévisions, septembre 2015.
[9] Mickaël Correia, « À la veille de la COP29, l'Azerbaïdjan muscle sa répression contre les militants pro-climat », Mediapart, 8 octobre 2024.
[10] Ces relations sont détaillées dans le rapport déjà cité de Transparency International (2024), « COP co-opted ? How corruption and undue influence threaten multilateral climate action ».
[11] Ibid.
[12] Centre for Climate Reporting (2023), « COP28 president secretly used climate summit role to push oil trade with foreign government officials ».
[13] Transparency International (2024), « COP co-opted ? How corruption and undue influence threaten multilateral climate action ».
[14] Source : TotalEnergies.
[15] Rapport de la mission d'information parlementaire sur les relations économiques entre la France et l'Azerbaïdjan
[16] Ibid.
[17] Source : TotalEnergies.
[18] Source : Ambassade de France.
[19] Transparency International (2024), « COP co-opted ? How corruption and undue influence threaten multilateral climate action ».
[20] Audition dans le cadre de la mission d'information parlementaire sur les relations économiques franco-azerbaïdjanaises.
[25] Pour ce paragraphe et les suivants, voir le rapport et les auditions de la Mission d'information parlementaire sur les relations économiques entre la France et l'Azerbaïdjan.
[26] Emmanuel Grynszpan et Faustine Vincent, « L'Azerbaïdjan menace de frapper la France au porte-monnaie », Le Monde, 19 janvier 2024.
[27] « Ainsi, s'agissant du contrat de Suez avec Azersu, la société publique d'eau et d'assainissement d'Azerbaïdjan, M. Stéphane Heddesheimer a affirmé que sa signature « s'est joué au niveau du président ». De même, le contrat d'achat de locomotive à Alstom a été, selon les termes de M. Philippe Delleur, « négocié avec les chemins de fer ou avec le métro de Bakou, qui sont des entités publiques, mais ces sujets sont trop importants pour ne pas remonter au Président de la République d'Azerbaïdjan. Les ministres sont évidemment partie prenante, mais ce genre de décision est centralisé. » ». Source : Mission d'information parlementaire sur les relations économiques entre la France et l'Azerbaïdjan.
[28] Emmanuel Grynszpan et Faustine Vincent, « L'Azerbaïdjan menace de frapper la France au porte-monnaie », Le Monde, 19 janvier 2024.
[29] « COP28 : à Dubaï, présence massive des lobbyistes des énergies fossiles », Le Monde et AFP, 5 décembre 2023
[30] Jérémie Baruch, « Des employés de TotalEnergies infiltrés à la COP par une pseudo-ONG environnementale », Le Monde, 12 juin 2023.
[31] Mickaël Correia, « Macron débarque à la COP28 avec des saboteurs climatiques », Mediapart, 30 novembre 2023.
12.11.2024 à 00:35
Matisse de Rivières
Enquête sur le secteur pétrolier et gazier en Azerbaïdjan et la place qu'y occupent TotalEnergies et d'autres entreprises françaises.
- COP29 : l'Azerbaïdjan, TotalEnergies et l'industrie fossile / TotalEnergies, Azerbaïdjan, France, Climat et greenwashing, L'État au service des entreprises, pouvoir des entreprises, capture, énergies fossilesComme en Ouganda et ailleurs, la diplomatie française s'est mobilisée pour faciliter les projets d'extraction de gaz de TotalEnergies en Azerbaïdjan. Un mélange de genre qui se reflète aussi dans la désignation d'un cadre de l'entreprise comme conseiller du commerce extérieur.
Emmanuel Macron ne se rendra pas à Bakou pour la 29e conférence des parties de la convention des Nations unies sur le climat, ou COP29. Une absence qui s'explique par l'accumulation des tensions qui se sont accumulées entre la France et l'Azerbaïdjan depuis quelques années, la première ayant résolument pris le parti de l'Arménie dans le conflit qui oppose les deux pays autour de la province du Haut-Karabakh. La diplomatie tricolore sera bien présente à la COP29 et entend continuer à y afficher ses ambitions et s'y faire le champion d'une action ambitieuse sur le climat [1].
En coulisses, cependant, une autre partition se joue. L'Azerbaïdjan, un pays sous la coupe d'un régime répressif et autocratique, est une source crucial de pétrole et – de plus en plus – de gaz pour l'Europe. Les entreprises françaises Engie et surtout TotalEnergies y ont des intérêts importants. Comme dans d'autres pays où le géant pétrogazier développe aujourd'hui des projets aussi stratégiques que controversés – l'Ouganda ou le Mozambique par exemple [2] -, les autorités françaises ont fait passer au second plan leurs engagements officiels pour le climat, la démocratie et les droits humains pour soutenir TotalEnergies et ses projets.
Après une offensive diplomatique qui a culminé avec la visite officielle de François Hollande en 2014 et la signature de précieux contrats, les services diplomatiques français à Bakou continuent de collaborer au quotidien avec les représentants de l'entreprise dans le pays, dans le cadre d'une confusion savamment entretenue entre l'intérêt de la France et celui de ses grandes entreprises. Au risque de faire apparaître une nouvelle fois les grands discours progressistes de la France sur la scène internationale comme de la pure hypocrisie – ce que ne manqueront pas de souligner ses adversaires comme, justement, le régime du président Ilham Aliyev.
Contrairement à l'Ouganda et au Mozambique, où la controverse fait encore rage sur les projets extractifs de TotalEnergies, qui pour sont certains encore en attente d'une validation définitive, c'est en 2016 qu'a été lancée officiellement l'exploitation du principal actif du groupe dans le pays : le gisement offshore d'Apchéron (ou Absheron) dans la mer Caspienne, dont il est l'opérateur et dont il possède 35% (les autres actionnaires étant les entreprises nationales azérie et émiratie Socar et Adnoc). La première phase du projet a été inaugurée en 2023 en présence du PDG Patrick Pouyanné et du président de l'Azerbaïdjan. Elle doit être suivie d'une seconde phase qui devrait voir sa production de gaz presque quadrupler [3].
Historiquement, c'est BP qui est le partenaire clé du régime azéri pour le développement de ses ressources pétrolières et gazières. La major britannique signe en 1996, après la fin de l'URSS, le « contrat du siècle » qui lui donne le contrôle du gisement pétrolier dit ACG dans la mer Caspienne. Elle récidive quelques années plus tard en s'assurant la part du lien du gisement gazier offshore géant de Shah Deniz, destiné aux consommateurs européens. C'est en 2011, avec la découverte du gisement d'Apchéron (dont Engie détient alors une partie, de même que l'entreprise nationale azérie Socar), que TotalEnergies voit s'ouvrir une opportunité qui engage les relations diplomatiques entre la France et l'Azerbaïdjan sur une nouvelle voie. « Cette découverte s'annonce très significative en termes de ressources », déclare alors Marc Blaizot, son directeur Exploration.
Pour obtenir ses droits d'entrées dans un pays qui est le pré carré de BP, TotalEnergies a besoin du soutien de la France au plus haut niveau. La signature du contrat de partage de la production (production-sharing agreement en anglais, ou PSA) nécessite de longues négociations avec la compagnie nationale azerbaïdjanaise de pétrole et de gaz Socar, sous le contrôle direct du président et de son clan. Comme le soulignera Michael Borrell, directeur Europe et Asie centrale de TotalEnergies, en explique les rouages [4] : « Un PSA est un contrat passé entre la co-entreprise (joint venture) – en l'occurrence Total, Engie et SOCAR – et l'État, sachant que SOCAR est présente de part et d'autre puisqu'elle est notre partenaire mais qu'elle exerce aussi la fonction de régulateur et qu'elle est de surcroît une société d'État à qui il arrive de signer des contrats en lieu et place de l'État, d'où un risque de conflit entre ses différentes branches. » Dans cet écheveau où les intérêts économiques et politiques de Socar, du gouvernement azerbaïdjanais et du clan d'Ilham Aliyev sont virtuellement indiscernables, l'appui de l'État français est indispensable.
La visite présidentielle de François Hollande en 2014 en Azerbaïdjan, avec un accent fort sur le développement des liens économiques de la France avec le pays, est le point d'orgue de cette offensive diplomatique. Le chef de l'État est accompagné d'une délégation d'une trentaine de dirigeants d'entreprises tricolores, dans le cadre du premier forum économique franco-azerbaïdjanais. Il érige explicitement en priorité la mise en exploitation du gisement gazier découvert par TotalEnergies : « C'est pourquoi j'ai invité les entreprises françaises de ce secteur, déjà présentes depuis des années, à aller encore plus loin avec vous. Je pense notamment au nouveau champ d'Absheron où Total et GDF Suez sont parties prenantes [5] »
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donSelon une enquête de Cash Investigation de 2015, la visite de François Hollande a permis la signature de onze contrats pour une valeur de 2 milliards d'euros. Le magazine d'investigation de France Télévisions met en lumière à cette occasion les réseaux d'influence tissés en France par le régime d'Ilham Aliyev, en citant notamment le député Thierry Mariani, l'ex ministre Jean-Marie Bockel et l'actuelle ministre de la Culture Rachida Dati, alors députée européenne. En 2011, celle-ci a organisé au musée Rodin une soirée de prestige intitulée « L'Azerbaïdjan : un partenaire stratégique pour la sécurité énergétique en Europe », financée par la fondation Heydar Aliyev (du nom de l'ancien président et père du président actuel). En plus de son mandat au Parlement européen, elle continue à exercer la profession d'avocat et est accusée de recevoir de généreux émoluments de GDF Suez (lire notre article Rachida Dati, GDF Suez et l'Azerbaïdjan : quand le Parlement européen se penche sur les conflits d'intérêts en son sein). GDF Suez qui signe en 2013 un important contrat d'approvisionnement avec le consortium du gisement de Shah Deniz, faisant de l'entreprise française l'un des principaux revendeurs du gaz azéri sur le vieux continent.
La France n'est pas la seule à se rapprocher alors de l'Azerbaïdjan. C'est toute l'Europe qui, sous prétexte de réduire sa dépendance à la Russie (c'est l'époque de la première guerre en Ukraine), choisit de fermer les yeux sur le passif du régime en matière de démocratie, de droits humains et de répression des opposants. Les autorités européennes soutiennent la construction d'un immense gazoduc destiné à transporter le gaz de la mer Caspienne vers la Grèce et l'Italie (lire notre enquête De la mer Caspienne à la Méditerranée, un projet de gazoduc géant symbolise les reniements de l'Europe). Les dirigeants azéris savent s'assurer de nombreux soutiens à travers le vieux continent en distribuant les faveurs dans le cadre de ce qui est alors qualifié de « diplomatie du caviar ». Les voyages, invitations à des réceptions et petits cadeaux font parfois la place à des pots-de-vin purs et simples. Les révélations de journalistes d'investigation – comme le scandale de la « lessiveuse azerbaïdjanaise » de l'OCCRP relayé en France par Le Monde – et les enquêtes d'agence anti-corruption mèneront à la condamnation ou à la mise en examen de plusieurs responsables politiques en Italie et en Allemagne.
En France, les réactions politiques se limitent à la mise en place en 2016-2017 d'une mission d'information parlementaire au mandat inoffensif, puisqu'on lui demande simplement de se pencher d'une manière générale sur les relations économiques entre la France et l'Azerbaïdjan [6]. Son rapporteur confirme néanmoins le rôle important joué par les autorités françaises au plus haut nioveau dans la conclusion du contrat d'Apchéron : « Plusieurs des personnes que nous avons entendues nous ont indiqué que les relations bilatérales entre la France et l'Azerbaïdjan, concrétisées notamment par la visite du Président de la République sur place, avaient joué un rôle déterminant dans la négociation des contrats ». L'ambassade de France à Bakou continuera d'ailleurs d'afficher publiquement son soutien à TotalEnergies et au projet Apchéron.
C'est aussi à l'occasion de la visite de François Hollande en 2014 que se mettent en place les différentes pièces qui continuent jusque à ce jour de structurer les relations économiques entre la France et l'Azerbaïdjan, et au centre desquelles on retrouve immanquablement TotalEnergies. Emmanuel de Guillebon, le patron du groupe pétrogazier dans le pays caucasien, est ainsi membre du conseil de la Chambre de commerce et d'industrie franco-azerbaïdjanaise (CCIAF) fondée en 2014 en présence d'Ilham Aliyev et de François Hollande. L'ancien ambassadeur français Zacharie Gross, ambassadeur de France en Azerbaidjan entre 2019 et 2022, a décrit la CCIAF comme un « lieu de dialogue régulier » entre entreprises et décideurs politiques, soulignant l'importance de cette structure, qui coordonne étroitement son action avec le service économique de l'ambassade, dans les échanges franco-azerbaïdjanais [7]. Elle compte parmi ses membres fondateurs figurent la Socar), le Fonds pétrolier d'État d'Azerbaïdjan (Sofaz), GDF Suez (aujourd'hui Engie), Société générale (l'un des principaux financeurs du gazoduc Azerbaïdjan-Europe) et TotalEnergies. Une surreprésentation du secteur des énergies fossiles qui en dit long sur les vraies priorités de la France dans le pays.
Outre son rôle au sein de TotalEnergies et sa présence au conseil de la CCIAF, Emmanuel de Guillebon occupe une poste de nature encore plus officielle : celui de Conseiller du commerce extérieur de la France (CCE) de la France en Azerbaïdjan. Les CCE sont des volontaires nommés par le Premier ministre sur proposition du ministre chargé du Commerce extérieur, après avis d'une commission consultative comprenant des ministres et des représentants institutionnels [8]. Les candidats à ces fonctions, lorsqu'ils opèrent à l'étranger, sont recommandés par les chefs de service économique des ambassades de France, sous réserve de l'avis de l'ambassadeur. Dans le cadre de leurs fonctions, les conseillers du commerce extérieur participent à divers conseils stratégiques, apportent leurs analyses et recommandations aux pouvoirs publics sur des problématiques liées aux échanges internationaux ou à leurs marchés spécifiques. Un rôle qui fait fi des conflits d'intérêts potentiels et qui – comme l'illustre le cas du patron de Total en Azerbaïdjan – soulève des questions sur l'indépendance de la diplomatie économique française.
La visite présidentielle de 2014 lance également la coopération bilatérale dans le domaine de l'enseignement supérieur, avec la naissance à Bakou de l'Université franco-azerbaïdjanaise (UFAZ), majoritairement financée par des fonds publics azerbaïdjanais. Comme le résume Eckhart Hötzel, responsable du projet pour l'Université de Strasbourg, « l'Azerbaïdjan paye à prix fort de nombreux spécialistes étrangers. Le pays souhaite (...) bénéficier d'une expertise française pour former ses propres spécialistes dans des domaines stratégiques tels que l'industrie pétrolière ». Dans la foulée de sa création, TotalEnergies signe avec l'UFAZ une première convention dont est également partie prenante le Quai d'Orsay. Ce partenariat inclut des bourses cofinancées par le groupe pétrlgazier et l'ambassade pour les étudiants de l'UFAZ, dans le but de former une nouvelle génération de professionnels dans le secteur énergétique. L'ambassade de France se fait volontiers le relais de cette initiative [9].
C'est précisément à l'époque de la visite de François Hollande en Azerbaidjan que Laurent Fabius, alors ministre des Affaires étrangères, formalise la doctrine française de la « diplomatie économique » [10]. Son ministère prend sous sa tutelle le commerce extérieur et le tourisme. Les ambassadeurs reçoivent pour mission explicite d'accompagner l'action des entreprises françaises à l'étranger, et une nouvelle direction dédiée est créée au sein du Ministère. L'une de ses premières directrices sera d'ailleurs une haute fonctionnaire passée quelques années par TotalEnergies, Hélène Dantoine (lire notre enquête Comment l'État français fait le jeu de Total en Ouganda).
Le successeur de Laurent Fabius Jean-Yves Le Drian expliquera ainsi tranquillement devant la commission d'enquête sénatoriale de 2024 sur les relations entre l'Etat français et TotalEnergies que « la diplomatie économique consiste à mettre nos réseaux, nos leviers d'action et notre capacité d'influence au service des entreprises et de nos intérêts économiques ». Laurence Tubiana, directrice de la Fondation européenne pour le climat et l'une des architectes de l'accord de Paris, souligne qu'il est « habituel d'emmener les acteurs économiques lors des visites diplomatiques, mais il y a un moment où effectivement cela pose problème lorsque l'on emmène des acteurs pétroliers », soulignant un manque de « cohérence » de la diplomatie française [11], qui affiche l'objectif d'une sortie internationale des énergies fossiles tout en se mettant au service de TotalEnergies. D'après une enquête de Mediapart, environ une ambassade française sur trois – soit 52 sur 168 – aurait relayé d'une manière ou d'une autre les intérêts du groupe pétrogazier depuis 2021.
La guerre de 44 jours entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, survenue en 2020, se solde par la victoire militaire du second, qui prend le contrôle de la région du Haut-Karabakh, enclave peuplée majoritairement d'Arméniens, et en expulse la population. C'est un tournant pour la diplomatie française, qui prend ouvertement et unilatéralement parti pour l'Arménie, suscitant à Bakou des menaces de rétorsions commerciales. Les relations se dégradent encore à partir de 2023 avec la signature de contrats de coopération dans le domaine militaire entre l'Hexagone et l'Arménie. Le 4 décembre 2023, Martin Ryan, un homme d'affaires français, est arrêté en Azerbaïdjan pour des accusations d'espionnage, une détention que Paris a qualifiée « d'arbitraire ». L'Azerbaïdjan expulse deux diplomates français le 26 décembre 2023, accusés d'activités « incompatibles avec leur statut », ce à quoi la France a répondu le lendemain en expulsant deux diplomates azerbaïdjanais « par mesure de réciprocité ». Les tensions s'accroissent encore avec la condamnation de Théo Clerc, un autre Français, à trois ans de prison pour un graffiti dans le métro de Bakou, une peine que Paris a dénoncée comme « arbitraire et ouvertement discriminatoire » [12]. L'Azerbaïdjan est accusé par les autorités françaises d'attiser la révolte – provoquée par les choix d'Emmanuel Macron – en Nouvelle-Calédonie et dans les Antilles françaises, voire de mener une campagne de manipulation de l'information visant à nuire à la réputation de la France avant les Jeux olympiques de 2024.
Dans ce contexte, la position de TotalEnergies dans le pays attire l'attention. Dans le cadre de la commission d'enquête sur TotalEnergies, Yannick Jadot, sénateur écologiste, adresse ses reproches à Patrick Pouyanné : « Cette commission d'enquête est née pour des raisons climatiques et de politique étrangère. Quelques jours avant l'épuration ethnique organisée par le président de l'Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh contre les Arméniens, vous étiez à Bakou pour ouvrir un champ gazier [celui d'Apchéron]. » « Ne nous demandez pas de faire la morale à la place des pouvoirs publics. Si l'Union européenne et les Nations unies décident de sanctions contre l'Azerbaïdjan, nous les appliquerons. Mais je ne vois pas en quoi, aujourd'hui, nous devrions renoncer à cette production de gaz », lui répond le PDG [13].
La situation de TotalEnergies en Azerbaïdjan ne peut que rappeler le précédent de ses investissements en Russie. Le groupe pétrogazier français a beaucoup misé sur le pétrole et le gaz russe pour son développement, nouant des liens étroits avec des oligarques proches du Kremlin – un choix qui s'est retrouvé progressivement en contradiction avec la politique française et plus largement occidentale. Même après l'annexion de la Crimée en 2014 et les sanctions qui s'en sont suivies, TotalEnergies a maintenu ses investissements en Russie, avec le soutien financier et diplomatique du gouvernement français (lire notre enquête Total dans l'Arctique russe). Lors d'une rencontre avec Vladimir Poutine quelque mois après l'annexion, Patrick Pouyanné déclare : « Total est une entreprise privée, mais c'est aussi une des plus grandes entreprises françaises, et donc d'une certaine manière elle représente le pays. Vous pouvez compter sur moi pour faire mon possible afin d'influencer les relations entre nos deux pays. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir. »
Qu'en est-il aujourd'hui en Azerbaïdjan ? La diplomatie française y fait profil bas, tout en maintenant son appui discret au géant pétrogazier en attendant – peut-être - des jours meilleurs. Les dirigeants économiques et politiques français sont d'autant plus soucieux de garder une part du gâteau azerbaïdjanais que le pays est aussi une tête de pont stratégique et un hub qui leur ouvre accès à d'autres pays du pourtour de la mer Caspienne, comme le Kazakhstan et le Turkménistan, dans les eaux territoriales abritent elles aussi du gaz et où TotalEnergies est également présent avec le soutien discret des ambassades françaises. Une chose est sûre en tout cas : les compromissions et les ambiguïtés de la diplomatie tricolore ne pourront que nuire aux messages forts qu'elle prétend vouloir faire passer dans le cadre de la COP29.
Matisse de Rivières, avec l'appui d'Olivier Petitjean
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Photo : Dragon Oil, cc-by-sa via Wikimedia Commons
[1] Voir la page dédiée du ministère de l'Ecologie.
[3] Voir le communiqué de presse de TotalEnergies.
[4] Voir le rapport de la mission d'information parlementaire de 2016-2017 sur les relations économiques entre la France et l'Azerbaïdjan.
[5] Source : Vie-publique.fr.
[10] Sur ce sujet, voir cet article.
05.11.2024 à 09:08
Olivier Petitjean
Le « Project 2025 », un document de 900 pages porté par la Heritage Foundation, se veut un programme clé en main pour un éventuel second mandat de Donald Trump. Les propositions extrémistes en matière de migration, de climat ou de droits sexuels y côtoient des mesures taillées pour les intérêts de certaines industries. Devenu un épouvantail brandi par les démocrates durant la campagne, le document n'en révèle pas moins ce que pense et ce que veut une grande partie de la droite américaine (…)
- Actualités / États-Unis, normes et régulationsLe « Project 2025 », un document de 900 pages porté par la Heritage Foundation, se veut un programme clé en main pour un éventuel second mandat de Donald Trump. Les propositions extrémistes en matière de migration, de climat ou de droits sexuels y côtoient des mesures taillées pour les intérêts de certaines industries. Devenu un épouvantail brandi par les démocrates durant la campagne, le document n'en révèle pas moins ce que pense et ce que veut une grande partie de la droite américaine aujourd'hui.
Si, au soir du mardi 5 novembre 2024, Donald Trump était élu pour un nouveau mandat à la tête des États-Unis, à quoi ressemblerait concrètement sa seconde présidence ? Un document cristallise depuis plusieurs mois l'attention des médias et est devenu une cible de choix pour Kamala Harris et les démocrates : le « Project 2025 », aussi intitulé Mandate for Leadership (« Mandat de direction »), censé offrir une feuille de route au candidat républicain en cas de succès électoral.
Concocté par des dizaines d'organisations conservatrices coordonnées par la Heritage Foundation [1], un partenaire historique du réseau Atlas dont nous avons révélé les activités et les relais en France et en Europe dans notre enquête de mai dernier, ce document de plus de 900 pages est directement inspiré par une autre publication portant le même titre, publié début 1981 après l'élection de Ronald Reagan. Plusieurs des mesures qui y étaient proposées avaient été mises en œuvre au cours des deux mandats de ce dernier, contribuant à engager les États-Unis et le monde dans la révolution néolibérale.
Dans son nouvel avatar, le Mandate for Leadership se donne pour objectif, selon les termes de Kevin Roberts, le dirigeant de Heritage, d'« institutionnaliser le trumpisme » – autrement dit de proposer un programme cohérent derrière lequel pourrait se ranger toutes les nuances de la droite ultraconservatrice américaine, et une méthode pour mettre en œuvre rapidement et efficacement ce programme, par contraste avec le chaos qui a présidé au premier mandat de Donald Trump. « Project 2025 », florilège de propositions politiques extrémistes dans le domaine des migrations, des droits sexuels ou encore du climat, se distingue aussi par son caractère extrêmement détaillé et par la connaissance intime qu'il reflète des rouages de l'administration. L'un des aspects qui a le plus retenu l'attention est sa suggestion de démanteler une grande partie des ministères et des agences publiques existantes, à commencer par celles qui sont chargées de l'environnement et du climat, et de licencier en masse les fonctionnaires fédéraux pour les remplacer par des loyalistes formés et triés sur le volet. Le média américain Propublica a divulgué des enregistrements vidéo de ces sessions de formation. On y entend par exemple quelqu'un suggérer d'éradiquer toute mention du changement climatique dans les documents officiels.
C'est en avril 2023 que le « Project 2025 » a été rendu public. Dans un premier temps, l'opération a été un succès, Heritage réunissant à rallier derrière elle plusieurs dizaines de groupes de la droite et de l'extrême-droite américaine, depuis des libertariens jusqu'à des populistes trumpiens en passant par des groupes religieux ultraconservateurs. Le stratégiste Steve Bannon a proposé le nom de Kevin Roberts pour être le chef de cabinet de Donald Trump à la Maison-Blanche. Le même Kevin Roberts a promis solennellement une « deuxième révolution américaine » qui se déroulerait « sans effusion de sang, si la gauche le permet ».
Peut-être la Heritage Foundation aurait-elle mieux fait d'adopter la même stratégie qu'en 1981, en attendant après l'élection pour dévoiler les mesures souvent impopulaires qu'elle proposait de mettre en œuvre. Avec ses excès et ses propositions extrémistes, le Project 2025 s'est transformé en pain bénit pour les démocrates, qui n'ont pas manqué une occasion de le mettre en avant dans leurs discours et dans leurs spots télévisés de campagne. Donald Trump et les autres dirigeants républicains se sont publiquement distancés de ce qui était devenu un fardeau dans l'opinion, affirmant n'avoir aucun lien avec Heritage et avec Project 2025. Ce qui est faux : de nombreux anciens cadres de l'administration Trump (140 selon un décompte de CNN) et des conseillers proches de l'ancien président comme John McEntee ont directement participé à son élaboration. L'un des auteurs clés du Project 2025 a été filmé en train de confirmer le soutien de Trump à l'entreprise.
L'attention portée au « Project 2025 » et à la Heritage Foundation a suscité une floraison d'investigations de la part de médias et d'organisations de la société civile américaines, qui permettent de lever en partie le voile sur leurs soutiens et leurs alliés dans le monde économique. Le budget de l'opération – y compris la formation de loyalistes pour prendre les rênes de l'administration – a été estimé à 22 millions de dollars. Impossible de savoir exactement d'où vient cet argent faute de transparence. Une partie semble avoir été apportée par des grandes fortunes à travers des structures de financement coordonné dont certaines sont liées à l'activiste conservateur Leonard Leo. Parmi les entreprises qui ont contribué à ces fonds ou bien ont financé des groupes directement impliqués dans le « Project 2025 », on trouve les frères Koch, des acteurs financiers comme Fidelity ou Vanguard, ou encore des compagnies pétrolières comme Pioneer ou Shell [2].
Les liens avec les grandes entreprises ne sont pas seulement financiers. De nombreux lobbyistes attitrés de multinationales américaines comme Meta (Facebook), Verizon, Amazon, Ford ou General Motors sont cités parmi les rédacteurs du projet, selon l'analyse d'Accountable.us. Dans quelle mesure ont-ils défendu des positions personnelles ou fait valoir celles de leurs éminents clients, la question reste ouverte.
L'attitude du secteur pharmaceutique illustre ces ambiguïtés. Le rédacteur officiel du chapitre santé de « Project 2025 » est Roger Severino, issu de la droite religieuse, qui a été à la tête du Département pour les services de santé et humains (HHS) sous Trump. Parmi les autres contributeurs, on trouve aussi divers représentants de petites entreprises spécialisées dans l'assurance maladie ou les technologies médicales – mais pas de grande multinationale du secteur. PhRMA, le lobby regroupant tous les géants du secteur, aujourd'hui dirigé par un triumvirat regroupant Daniel O'Day de Gilead, Albert Bourla de Pfizer et Paul Hudson de Sanofi, a néanmoins financé Heritage Foundation et plusieurs des autres groupes et think tanks derrière le « Project 2025 » à hauteur de 530 000 dollars, selon le décompte de l'ONG Accountable.us. Un soutien qui pourrait expliquer que le Project 2025 prévoit d'annuler la réforme introduite en 2022 qui autorise enfin le programme fédéral Medicare à négocier le prix des médicaments avec les laboratoires au lieu de les accepter passivement comme elle y était obligée auparavant – ce qui explique que ledit prix des médicaments soit considérablement plus élevé aux États-Unis que dans le reste du monde. Presque personne, même parmi les républicains, ne souhaite revenir sur cette décision. Cette mesure qui ne plaît qu'à l'industrie pharmaceutique se trouve mêlée dans le chapitre « Santé » à des propositions comme l'interdiction de toute forme d'avortement et l'abandon de toute mesure de protection vis-à-vis des personnes LGBTQ+.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donLes républicains ont tout fait pour minimiser l'importance du « Project 2025 » et s'en distancer. Mais il n'en reflète pas moins ce que pense et ce que veut aujourd'hui une bonne partie de la droite américaine. En cas de victoire de Donald Trump, ou bien même seulement si les républicains préservent leur majorité à la Chambre des représentants ou conquièrent le Sénat, ses propositions seront bien à l'ordre du jour. Et une partie du monde des affaires applaudira plus ou moins discrètement.
La Heritage Foundation n'était au reste pas la seule à préparer à second mandat Trump. Elon Musk, qui s'est illustré ces dernières semaines par son soutien de plus en plus actif à l'ancien président, est pressenti pour prendre la tête d'une commission chargée de rendre le gouvernement fédéral plus « efficient » en réduisant drastiquement la taille de l'administration fédérale et en procédant à des coupes claires dans les régulations. Un programme qui correspond avec ses intérêts personnels – ses entreprises sont sous le coup de plusieurs procédures initiées par des agences fédérales – mais qui est aussi parfaitement aligné avec la vision du monde d'une droite américaine bien décidée à en finir avec « l'Etat administratif ».
Plus discrètement, mais de manière sans doute plus influente, un autre think tank créé au lendemain de la défaite de Trump en 2020 par des proches, l'American First Policy Institute, semble destiné à jouer un rôle de premier plan dans l'éventuelle future administration du milliardaire. Sa présidente Linda McMahon a d'ailleurs été désignée co-leader de l'équipe qui serait chargée de mener la transition. L'American First Policy Institute, qui affichait en 2022 un budget de 23,6 millions de dollars mais ne divulgue pas le nom de ses donateurs, a lui aussi élaboré une feuille de route, sur laquelle il est beaucoup plus avare de détails que Heritage. Mais les grandes lignes – le démantèlement de l'administration fédérale, l'abandon des politiques climatiques, le soutien aux revendications des groupes religieux – restent les mêmes.
Olivier Petitjean
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Image de une : DonkeyHotey cc by-sa
04.11.2024 à 13:51
C'est le montant total des amendes infligées depuis 2010 à des multinationales par les autorités de 45 pays pour des infractions sociales, environnementales ou économiques, selon une nouvelle base de données.
- Chiffres / BNP Paribas, Volkswagen, BPCE, Veolia, TotalEnergies, JP Morgan Chase, Bank of America, normes et régulations, crimes et délits économiques700 milliards de dollars. C'est le montant total des amendes infligées depuis 2010 à des multinationales par les autorités de 45 pays pour des infractions sociales, environnementales ou économiques, selon une nouvelle base de données mise en ligne par l'ONG américaine Good Jobs First.
« Violation Tracker Global » est l'extension d'une base de données qui existe depuis plus de dix ans aux États-Unis (où ces informations sont plus facilement disponibles). Elle regroupe les informations divulguées par les autorités en charge du recouvrement des impôts, de la protection des consommateurs, de la police environnementale, des droits des travailleurs, de la concurrence ou encore de la lutte contre la corruption. Dans beaucoup de pays, ces données ne sont que partiellement publiques. Pour la France, par exemple, sont seulement prises en compte à ce stade, faute d'accès, les chiffres émanant de l'Autorité de la concurrence, de l'Autorité des marchés financiers, de l'ACPR, de la DGCCRF, de la CNIL et du Parquet national financier. Les délits environnementaux et sociaux sont donc hors absents.
Même avec ces limites, la base de données est riche en enseignements. Conséquence de la crise financière de 2008, les grandes banques occupent les toutes premières places du classement des amendes totales acquittées. Bank of America a ainsi payé 64 milliards de dollars d'amendes depuis 2010 pour 189 infractions, suivie par JP Morgan Chase avec 33 milliards de dollars d'amendes pour 179 infractions. Elles sont suivies par Volkswagen (à cause du Dieselgate) et BP (pour la catastrophe de Deepwater Horizon). La première entreprise française est BNP Paribas, en seizième position, avec plus de 10 milliards d'euros d'amendes payées. La toute récente amende de 30 milliards de dollars infligée par le Brésil à Vale et BHP pour la catastrophe minière de Samarco est également incluse.
Concernant les amendes acquittées en France, la première place revient à Alphabet, la maison mère de Google, principalement pour des infractions en matière de concurrence. Airbus est deuxième avec l'amende de plus de 2 milliards de dollars payée en 2020 pour solder une enquête pour corruption. Suivent UBS et McDonald's (pour leurs affaires fiscales) et Apple (pour des infractions fiscales et de concurrence).
Les données de Violation Tracker Global confirment la faiblesse relative des amendes infligées en matière environnementale ou pour des infractions au droit du travail par comparaison avec les amendes dans le domaine de la concurrence, de la fiscalité ou de la corruption. Parmi les groupes français, les industriels comme Air Liquide, Arkema, Saint-Gobain, TotalEnergies ou Veolia se distinguent par le nombre élevé de violations répertoriées (107 et 139 respectivement pour les deux derniers), mais les amendes totales acquittées se chiffrent seulement en dizaines de millions de dollars, très loin derrière les banques.
31.10.2024 à 15:54
Bienvenue dans la lettre d'information de l'Observatoire des multinationales.
N'hésitez pas à la faire circuler, et à nous envoyer des réactions, commentaires et informations.
Si elle vous a été transférée, vous pouvez vous abonner ici pour la recevoir directement dans votre boîte mail.
Bonne lecture
Les troublantes contributions financières de groupes français à la campagne électorale américaine
Le 5 novembre prochain a lieu aux États-Unis un scrutin qui décidera non seulement du (…)
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Bonne lecture
Le 5 novembre prochain a lieu aux États-Unis un scrutin qui décidera non seulement du nom du prochain locataire de la Maison Blanche, mais également de la majorité au Sénat et à la Chambre des Représentants.
Comme l'Observatoire des multinationales l'avait fait lors de scrutins précédents (voir Élections américaines : l'argent des entreprises françaises), nous nous sommes penchés sur les contributions financières à la campagne électorale émanant de filiales de groupes français aux États-Unis. Et l'exercice révèle quelques surprises.
Cette année encore, plusieurs groupes du CAC40 ont versé via leurs « political action committees » (ou « PACs) » de l'argent à des candidats au Sénat et à la Chambre. Beaucoup tendent à privilégier les républicains, et ils ont tous financé des candidats représentant l'aile la plus dure du parti, celle qui refuse toujours de reconnaître le résultat de l'élection présidentielle précédente, en 2020. Un déni qui avait mené à l'invasion du Capitole par une foule de supporters de Donald Trump.
C'est le cas notamment de Sanofi, ce qui n'est pas très étonnant tant les dirigeants de ce groupe le considèrent désormais comme américain plutôt que français (voir notre lettre précédente). Son PAC a déclaré à ce jour pour 409 000 dollars de contributions à des campagnes, en majorité pour des républicains. Il a par exemple donné 30 000 dollars chacun aux comités nationaux républicains pour le Sénat et le Congrès, et financé les campagnes de multiples candidats qui ont refusé de valider le résultat des élections de 2020.
D'autres noms sont plus inattendus. Plusieurs entreprises contrôlées totalement ou partiellement par l'État français – Airbus, Thales, Engie, Orano et EDF – ont ainsi contribué via leurs PACs aux campagnes de plusieurs candidats trumpistes.
Est-ce que les financements accordés par les PACs de groupes français comme Sanofi, Airbus ou EDF à des candidats républicains extrémistes vaut approbation de toutes leurs positions en matière de climat, de droits sexuels, de migration ou de recours à la violence politique ? Dans la plupart des cas, non. Le choix des bénéficiaires reflète surtout une bonne dose d'opportunisme et d'intérêts bien compris. Si Airbus se montre si généreux avec les candidats de l'Alabama et du Mississippi, deux États dominés par les républicains, cela tient évidemment à la localisation de sa seule usine aux États-Unis.
Mais ces contributions montrent précisément aussi que pour les industriels, quand il s'agit de faire des affaires, la frontière entre ce qui est démocratiquement acceptable et ce qui ne l'est pas n'existe pas.
Lire le détail de notre analyse : Campagne électorale américaine : les troublants financements d'Airbus, EDF et Sanofi.
700 milliards de dollars. C'est le montant total des amendes infligées depuis 2010 à des multinationales par les autorités de 45 pays pour des infractions sociales, environnementales ou économiques, selon une nouvelle base de données mise en ligne par l'ONG américaine Good Jobs First.
« Violation Tracker Global » est l'extension d'une base de données qui existe depuis plus de dix ans aux États-Unis (où ces informations sont plus facilement disponibles). Elle regroupe les informations divulguées par les autorités en charge du recouvrement des impôts, de la protection des consommateurs, de la police environnementale, des droits des travailleurs, de la concurrence ou encore de la lutte contre la corruption. Dans beaucoup de pays, ces données ne sont que partiellement publiques. Pour la France, par exemple, sont seulement prises en compte à ce stade, faute d'accès, les chiffres émanant de l'Autorité de la concurrence, de l'Autorité des marchés financiers, de l'ACPR, de la DGCCRF, de la CNIL et du Parquet national financier. Les délits environnementaux et sociaux sont donc hors absents.
Même avec ces limites, la base de données est riche en enseignements. Conséquence de la crise financière de 2008, les grandes banques occupent les toutes premières places du classement des amendes totales acquittées. Bank of America a ainsi payé 64 milliards de dollars d'amendes depuis 2010 pour 189 infractions, suivie par JP Morgan Chase avec 33 milliards de dollars d'amendes pour 179 infractions. Elles sont suivies par Volkswagen (à cause du Dieselgate) et BP (pour la catastrophe de Deepwater Horizon). La première entreprise française est BNP Paribas, en seizième position, avec plus de 10 milliards d'euros d'amendes payées. La toute récente amende de 30 milliards de dollars infligée par le Brésil à Vale et BHP pour la catastrophe minière de Samarco est également incluse.
Concernant les amendes acquittées en France, la première place revient à Alphabet, la maison mère de Google, principalement pour des infractions en matière de concurrence. Airbus est deuxième avec l'amende de plus de 2 milliards de dollars payée en 2020 pour solder une enquête pour corruption. Suivent UBS et McDonald's (pour leurs affaires fiscales) et Apple (pour des infractions fiscales et de concurrence).
Les données de Violation Tracker Global confirment la faiblesse relative des amendes infligées en matière environnementale ou pour des infractions au droit du travail par comparaison avec les amendes dans le domaine de la concurrence, de la fiscalité ou de la corruption. Parmi les groupes français, les industriels comme Air Liquide, Arkema, Saint-Gobain, TotalEnergies ou Veolia se distinguent par le nombre élevé de violations répertoriées (107 et 139 respectivement pour les deux derniers), mais les amendes totales acquittées se chiffrent seulement en dizaines de millions de dollars, très loin derrière les banques.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donDiplomatie économique. Emmanuel Macron était en visite officielle au Maroc pour sceller la réconciliation de la France avec le royaume chérifien. Une réconciliation placée sous le signe des espèces sonnantes et trébuchantes. Plusieurs contrats de grande envergure ont été signés à cette occasion, comme celui obtenu par Veolia pour construire une usine de dessalement de l'eau de mer, ou divers projets développés par EDF, Engie et TotalEnergies en partenariat avec des entreprises marocaines (dont plusieurs appartenant à la famille royale) pour des projets dans les énergies dites « bas carbone ». D'autres contrats ont été signés dans les secteurs ferroviaire (Engis et Alstom) et portuaire (CMA-CGM). Les PDG de toutes ces entreprises ont été conviés à faire partie de la délégation présidentielle. Cette pléthore de deals est la récompense accordée par le Maroc en échange de la reconnaissance surprise par Emmanuel Macron de la souveraineté du pays sur le Sahara occidental. Plusieurs entreprises françaises sont déjà actives dans ce territoire classé « non autonome » (autrement dit non décolonisé) par l'ONU et riche en ressources naturelles. Emmanuel Macron n'a pas caché son intention de pousser pour de nouveaux investissements français au Sahara occidental, en faisant fi du droit international.
Axa et BNP Paribas rattrapés par leurs financements israéliens. Depuis le début de l'offensive à Gaza, et désormais au Liban, tous les regards se tournent vers les liens qu'entretiennent des groupes français avec le complexe militaro-industriel israélien (lire l'article que nous avions consacré à cette question il y a quelques mois). Une autre forme de soutien attire désormais l'attention : celui apporté par des acteurs financiers à des entreprises israéliennes impliquées dans la guerre et dans les actes présumés de génocide auxquels elle donne lieu. L'ONG Eko a ainsi pointé du doigt Axa pour ses investissements substantiels de 150 millions de dollars dans plusieurs groupes d'armement du pays (lire leur rapport). De son côté, Action Justice Climat (ex Alternatiba Paris) a ciblé BNP Paribas pour son rôle dans l'émission d'obligations souveraines de l'Etat hébreu et ses liens avec l'entreprise de défense Elbit.
Esclavage moderne. Après le Qatar, l'Arabie saoudite. Après avoir contribué à mettre en lumière l'exploitation de la main d'oeuvre immigrée sur les chantiers de la Coupe du monde 2022, l'ONG Amnesty international se penche désormais vers les conditions de travail qui règnent chez le puissant voisin et y découvre des abus similaires en matière de droit humains au travail : recours à des travailleurs migrants recrutés par des agences de placement aux pratiques peu scrupuleuses, logement dans des conditions indécentes, journées à rallonge pour des salaires de misère, intimidation permanente. Comme au Qatar, les entreprises occidentales sont directement concernées. Après un précédent rapport sur les entrepôts Amazon, Amnesty pointe du doigt le groupe français Carrefour, très présent en Arabie saoudite à travers son accord de franchise avec le groupe émirati Majid Al Futtaim.
Formations ! Les formations de l'Observatoire des multinationales reprennent avec une session « Comment enquêter sur le lobbying à Paris et à Bruxelles » les 13 et 14 novembre à Paris (plus d'infos et inscription ici. Surtout, nous avons le plaisir d'organiser pour la première fois un stage à l'École des Vivants, qui aura lieu à La Zeste, dans les Alpes-de-Haute-Provence, à proximité de Sisteron du 11 au 15 décembre. Programme, informations utile et inscription sur le site de l'École des Vivants.
Cette lettre a été écrite par Olivier Petitjean.
31.10.2024 à 11:23
Olivier Petitjean
Des groupes français présents aux États-Unis ont financé, via leurs « political action committees », les campagnes électorales de candidats républicains représentant l'aile la plus dure du parti, dont beaucoup ont refusé de reconnaître les résultats de l'élection de 2020. Une liste dans laquelle on trouve des noms comme Pernod Ricard ou Sanofi, mais aussi des entreprises contrôlées par l'État français comme Airbus, Thales ou... EDF. Un signe de plus de la normalisation des politiques (…)
- Actualités / États-Unis, Sanofi, Pernod Ricard, EDF, Airbus, Thales, Engie, Air Liquide, Orano, pouvoir des entreprisesDes groupes français présents aux États-Unis ont financé, via leurs « political action committees », les campagnes électorales de candidats républicains représentant l'aile la plus dure du parti, dont beaucoup ont refusé de reconnaître les résultats de l'élection de 2020. Une liste dans laquelle on trouve des noms comme Pernod Ricard ou Sanofi, mais aussi des entreprises contrôlées par l'État français comme Airbus, Thales ou... EDF. Un signe de plus de la normalisation des politiques extrémistes au sein des milieux d'affaires ?
Le 5 novembre prochain a lieu aux États-Unis un scrutin qui décidera non seulement du nom du prochain locataire de la Maison Blanche, mais également de la majorité au Sénat et à la Chambre des Représentants.
La campagne qui s'achève a été ponctuée par les surenchères de Donald Trump dans les discours ouvertement racistes et misogynes et par des appels plus ou moins feutrés à la violence politique pour intimider ses adversaires, réveillant le spectre de l'attaque du Capitole le 6 janvier 2020 par des partisans de l'ancien président. La campagne a aussi été marquée par l'acceptation croissante de ce type de discours, désormais considérés et traités comme « normaux » par une partie importante des médias et de la population américaine.
L'attitude des milieux d'affaires reflète cette normalisation. Si une bonne partie de l'élite économique avait parié sur Hillary Clinton plutôt que sur Donald Trump en 2016, elle a très bien su s'accommoder de la politique mise en œuvre par ce dernier, notamment en matière de baisse des impôts. À l'inverse, les mesures prises par l'administration de Joe Biden pour tenter de rééquilibrer quelque peu le partage des richesses dans le pays, et son attitude plus agressive en matière de lutte contre les monopoles dans le numérique et au-delà, n'ont pas été de leur goût.
Si tous les soutiens traditionnels du parti démocrate n'ont pas été jusqu'à choisir ouvertement Trump, ils se sont largement détournés de Joe Biden, et son remplacement par Kamala Harris n'a que partiellement changé la situation. Les appuis de cette dernière, comme le milliardaire Mark Cuban, poussent à ce qu'elle revienne sur un positionnement plus centriste et « pro-business », avec pour risque d'aliéner une partie de l'électorat démocrate de gauche comme cela avait été le cas en 2016. Une bonne partie de l'establishment économique semble adopter une position de prudence et d'expectative, mettant sur le même plan les deux candidats. En témoigne la décision de Jeff Bezos, ancien patron d'Amazon, d'empêcher le Washington Post, dont il est aujourd'hui propriétaire, de soutenir officiellement la candidature de Kamala Harris, comme sa rédaction s'apprêtait à le faire.
Cette tiédeur ne donne que davantage de relief à l'activisme de certains soutiens de Donald Trump, à commencer par Elon Musk, le patron de Tesla, SpaceX et X (ex Twitter). En plus de mener ouvertement campagne en personne, le milliardaire finance les équipes de Donald Trump et des groupes menant des campagnes de désinformation dans les États clés du scrutin. En cas de succès du candidat républicain, Musk doit présider une commission chargée de rendre le gouvernement fédéral plus « efficient » - autrement dit d'effectuer des coupes claires dans les ministères et les agences et dans les régulations qu'elles sont chargées d'appliquer. Il aurait ainsi sous sa coupe des autorités publiques dont dépendent la fortune de ses entreprises (comme la Nasa) et d'autres avec lesquelles il est actuellement en conflit [1] Ce projet de dérégulation radicale rejoint celui qui est formulé dans le « Project 2025 » de la Heritage Foundation, membre du réseau Atlas, qui se veut le programme politique d'une future administration Trump (article à suivre).
Comme l'Observatoire des multinationales l'avait fait lors de scrutins précédents (voir Élections américaines : l'argent des entreprises françaises), nous nous sommes penchés sur les financements politiques des filiales de groupes français aux États-Unis, sur la base des données compilées par OpenSecrets [2]. Bien entendu, les sommes en jeu sont relativement modestes par rapport à celles qui ont été débloquées par les géants américains comme ExxonMobil ou Alphabet, la maison mère de Google. Il n'en reste pas moins que, même en se concentrant sur l'argent transitant par les « political action committees » (PACs), des entreprises françaises ont bien versé de l'argent à des candidats au Sénat ou à la Chambre des Représentants, en privilégiant souvent le camp républicain.
Dans de nombreux cas, ces financements ont même été à des hommes ou femmes politiques de la faction la plus extrémiste du parti, qui contestent encore aujourd'hui la légitimité du scrutin de 2020 et ont refusé d'en entériner officiellement les résultats. Alors que tout porte à croire que Donald Trump et ses partisans contesteront leur défaite si Kamala Harris était déclarée gagnante au soir du 5 novembre, ces candidats pourraient être amenés à jouer un rôle clé dans le sort de la démocratie américaine au cours des prochaines semaines.
Qui sont les groupes français concernés ? Celui qui arrive en tête de la liste ne devrait pas être une surprise tant il est désormais, au moins dans la tête de ses dirigeants, davantage américain que français : le géant de la pharmacie Sanofi. Son PAC a déclaré à ce jour pour 409 000 dollars de contributions à des campagnes électorales, en majorité pour des républicains. Il a par exemple donné 30 000 dollars chacun aux comités nationaux républicains pour le Sénat et le Congrès, et financé les campagnes de multiples candidats qui ont refusé de reconnaître le résultat des élections de 2020, comme John Joyce Lloyd Smucker, Guy Reschenthaler et Mike Kelly de Pennsylvanie, Buddy Carter en Géorgie, Jason Smith dans le Missouri, Richard Hudson et Greg Murphy en Caroline du Nord. Une orientation politique qui s'explique peut-être par la volonté affichée par Joe Biden et son administration de limiter le prix des médicaments dans le pays.
Une autre catégorie d'entreprises françaises, plus inattendue, se distingue également par ses financements politiques : les groupes à capitaux publics comme Airbus, EDF, Engie et Thales. Le premier, contrôlé conjointement par la France, l'Allemagne et l'Espagne, affiche 276 000 dollars de contributions, dans leur immense majorité en faveur de républicains. Selon l'organisation Donations and Democracy, le PAC d'Airbus US a soutenu pas moins de 28 candidats républicains qui ont voté contre l'approbation des résultats de l'élection de 2020. Sur les six candidats qui ont bénéficié de la somme maximale versée de 10 000 dollars, cinq ont refusé de reconnaître officiellement la défaite de Donald Trump.
Les political action commitees d'EDF aux États-Unis (où le groupe est présent à travers ses filiales Framatome et EDF renouvelables) ont versé 151 800 dollars de contributions, principalement pour des candidats démocrates. Mais on trouve néanmoins parmi les bénéficiaires de cette générosité des républicains alignés sur le déni électoral trumpiste comme Bob Good (Kansas) ou Ben Cline (Virginie), ainsi qu'un versement de 10 000 dollars au comité national républicain pour le Sénat.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donLe constat est le même chez Thales – qui affiche 54 500 dollars de financements politiques, à égalité entre républicains et démocrates, mais avec des bénéficiaires comme John Carter (Texas), Frank Lucas (Oklahoma), Guy Reschenthaler (Pennsylvanie) ou Scott Franklin (Floride) – ou Engie, avec 27 000 dollars de financements dont les bénéficiaires incluent Jason Smith (Missouri) et Jeff Duncan (Caroline du Sud). Dernier groupe concerné : Orano (ex Areva), dont le PAC déclare seulement 2500 dollars de dons, à Chuck Fleishmann du Tennessee, soutenu également par EDF, qui a lui aussi voté contre l'approbation du résultat des élections de 2020.
Hors de la sphère publique, un autre groupe français qui se distingue est Pernod Ricard avec près de 63 000 dollars de financements via son PAC, à 78% pour des républicains dont plusieurs ont refusé de reconnaître le résultat des élections de 2020 : Carol Miller (Virgine de l'Ouest), Jodey Arrington (Texas), Tom Cole (Oklahoma), Garret Graves (Louisiane). Idem dans une certaine mesure pour Air Liquide, dont le PAC déclare 21 000 dollars de financements, à 83% pour des républicains. Parmi les autres groupes du CAC40, seuls ArcelorMittal et TotalEnergies semblent avoir mis en place un PAC, pour des sommes négligeables [3]
Lorsqu'elles sont montrées du doigt pour ce type de contribution politique, les entreprises concernées se défendent généralement en faisant valoir qu'il ne s'agit pas de financements directs de leur part, mais de dons de leurs employés transitant par une structure certes liée à l'entreprise, mais indépendante d'elle. En réalité, la constitution d'un « political action committee » est décidée par l'entreprise, qui a le pouvoir de désigner les personnes qui décideront où iront les dons. Ce sont généralement les dirigeants de l'entreprise qui apportent les contributions financières. Les deux principaux donateurs au PAC d'EDF sont ainsi Tristan Grimbert, PDG de la filiale américaine, et Jim Peters, le vice-président en charge du financement des projets. Son trésorier est Virinder Singh, responsable des affaires législatives et de régulation – autrement dit lobbyiste en chef de l'entreprise à Washington.
Inversement, les contributions directes ne sont que l'une des manières pour une entreprise ou un homme d'affaires de peser sur des campagnes électorales. Les PACs ont en effet l'inconvénient d'être soumis à des obligations de transparence. Il est possible de contourner cet obstacle en faisant transiter l'argent par des structures plus opaques et en dirigeant l'essentiel des fonds vers des entités comme les « Super PACs ». Ces dernières, qui interviennent dans des campagnes mais sans lien formel avec un candidat, sont souvent utilisées pour les campagnes négatives ou de désinformation. Elles sont l'un des instruments d'influence privilégiés des milliardaires dans la politique américaine. Elon Musk a d'ailleurs créé le sien cette année. Une autre manière pour des entreprises de rester discrètes sur leurs soutiens est de faire transiter les financements via des associations sectorielles d'entreprises, comme PhRMA qui regroupe toutes les multinationales du médicament, dont évidemment Sanofi. PhRMA a déclaré à ce stade 550 000 dollars de contributions financières pour la campagne 2024 et a également financé la Heritage Foundation, l'organisation derrière le Project 2025.
Est-ce que les financements accordés par les PACs de groupes français comme Sanofi, Airbus ou EDF à des candidats républicains extrémistes vaut approbation de toutes leurs positions en matière de climat, de droits sexuels, de migration ou de recours à la violence politique ? Dans la plupart des cas, non. Le choix des bénéficiaires reflète surtout une bonne dose d'opportunisme et d'intérêts bien compris. Si Airbus se montre si généreux avec les candidats de l'Alabama et du Mississippi, deux États dominés par les républicains, cela tient évidemment à la localisation de sa seule usine dans le pays. Mais ces contributions montrent précisément aussi que pour les industriels, quand il s'agit de continuer à faire des affaires, la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas n'existe pas.
Olivier Petitjean
[1] Voir le bilan des relations entre Elon Musk et les agences fédérales dans cet article du New York Times.
[2] Voir le site opensecrets.org, qui compile les déclarations de dépenses électorales. Les données ont été consultées le 30 octobre. Le site compile les contributions individuelles émanant de personnes déclarant une entreprise comme employeur et les contributions émanant des PACs liés à cette entreprise. Nous nous concentrons ici seulement sur l'argent transitant par les PACs.
[3] Un autre groupe du CAC40 contribuait auparavant de manière significative aux campagnes électorales américaines : Axa. Mais il n'apparaît plus dans les données du fait de la scission de sa principale filiale dans le pays, Equitable.