17.10.2024 à 16:41
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De quoi le Doliprane est-il le nom ?
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L'annonce par le groupe Sanofi qu'il était entré en négociations exclusives avec le fonds CD&R pour lui revendre ses activités dans les médicaments sans ordonnance – dont la célèbre petite boîte jaune du Doliprane – a suscité un tollé général qui était éminemment prévisible.
L'attention se focalise avant tout sur la nationalité étasunienne des repreneurs. Cette opération fait revenir le spectre d'affaires précédentes où des fleurons industriels tricolores ont été vendus à des intérêts américains avec la complaisance, si ce n'est la complicité active, des plus hautes sphères de l'État.
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En réalité, le scandale en cache beaucoup d'autres.
D'abord, ce n'est pas tant l'origine américaine de CD&R que la nature même de son « business » , le capital-investissement ou private equity qui pose question. Certes, CD&R n'est sans doute pas le plus rapace des fonds qui sévissent aujourd'hui dans son secteur d'activité. Il n'en reste pas moins que son modèle consiste à racheter des entreprises en contractant des dettes importantes (le fameux LBO pour leveraged buy-out) pour se rembourser un peu plus tard après avoir restructuré l'entreprise pour la rendre plus profitable et la revendre ensuite avec une copieuse plus-value. CD&R n'achète Opella, la filiale dédiée aux médicaments grand public de Sanofi, que pour quelques années tout au plus, et les salariés ont raison de s'inquiéter (tout comme les consommateurs).
De ce point de vue, il n'est pas sûr que la solution alternative d'une reprise par le fonds de private equity « français » PAI Partners, appuyée par les fonds souverains singapourien et émirati, soit beaucoup plus prometteuse.
S'il est une entreprise qui illustre la profonde illusion, pour ne pas dire supercherie, qui se niche au cœur de la notion de « champions nationaux », c'est bien Sanofi. Ses dirigeants l'exploitent d'ailleurs avec un cynisme que l'on pourrait presque qualifier d'admirable tant il est éhonté. On se souvient qu'au plus fort de la pandémie de Covid, le patron de Sanofi Paul Hudson avait froidement annoncé qu'il livrerait ses premiers vaccins (lesquels ne se sont d'ailleurs finalement pas matérialisés) aux États-Unis parce qu'ils avaient offert plus d'argent. Il avait enchaîné en reprenant à son compte le slogan de la « souveraineté » pour réclamer des aides publiques, qu'il a d'ailleurs obtenues. Le jour même ou presque, comme pour bien faire passer un message, il annonçait des centaines de suppressions d'emplois en France. (Nous avons parlé de tout ceci dans le cadre de notre projet Allô Bercy sur les aides publiques aux entreprises, voir Sanofi, ou l'indécence au sommet).
Le sujet des aides publiques dont bénéficie Sanofi depuis des années en France est légitimement au centre de la polémique autour de la cession d'Opella. Le nouveau ministre de l'Économie Antoine Armand a promis aux parlementaires un bilan de toutes les aides perçues par le groupe (au passage : quel aveu d'impuissance ou d'incurie qu'un tel bilan ne soit pas déjà disponible !). La somme de 1,5 milliard d'euros de crédit impôt-recherche est par exemple évoquée – alors même que Sanofi n'a cessé de tailler dans ses effectifs de recherche-développement depuis des années. C'est loin d'être la seule forme de soutien financier dont a bénéficié l'entreprise. Si Bercy produit jamais le bilan promis par le ministre, on verra si celui-ci inclut toutes les aides indirectes dont a bénéficié Sanofi au titre des divers crédits d'impôts, exonérations de cotisation, rachats d'obligations par les banques centrales et autres.
L'aide n'a pas été seulement financière. C'est l'État qui a donné naissance à Sanofi au sein du groupe Elf Aquitaine et qui favorisé son essor en l'encourageant à racheter à tour de bras la plupart de ses concurrents français (Synthélabo, Aventis) pour constituer un « champion » mondial qui n'a ensuite eu de cesse de supprimer des emplois et de redistribuer massivement ses profits (et parfois davantage) à ses actionnaires (lire Sanofi, ou la restructuration permanente au service des dividendes et voir le quatrième volet de nos « Pharma Papers »).
Aujourd'hui, les cadres de l'entreprise et ses défenseurs dans les médias font valoir que Sanofi n'est plus aussi français que ça et réalise l'essentiel de son chiffre d'affaires aux États-Unis. Ce qui ne l'empêche pas de continuer de faire appel aux dirigeants français. Ses déclarations d'activités de lobbying auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique sont une litanie de demandes de soutien à la diplomatie tricolore, ici pour ses affaires au Mexique, en Turquie, en Libye ou en Algérie, là pour obtenir le soutien de la France au niveau des institutions européennes.
Si Sanofi décide aujourd'hui de revendre Opella à des fonds d'investissement, ce n'est pas avec le souci d'assurer la pérennité de sa filiale, mais pour en retirer le maximum de cash le plus rapidement possible. Les milliards d'euros promis par CD&R serviront à ce qui est maintenant le cœur du métier du groupe comme de toutes les autres multinationales du médicament : spéculer sur les molécules les plus prometteuses acquises auprès de start-ups et grâce auxquelles elles pourront extorquer les prix les plus exorbitants possibles aux patients et aux système d'assurance maladie (voir, à nouveau, nos Pharma Papers).
Le pire des scandales, qui se cache derrière tous les autres, n'est-il pas justement la réalité de l'industrie pharmaceutique d'aujourd'hui, totalement colonisée par la finance et par une logique de maximisation brutale des profits sur le dos de la santé publique ?
L'idée brandie par le gouvernement d'une entrée de l'État ou de Bpifrance au capital d'Opella ne va pas changer grand chose à cet état de fait, et ne fera qu'y ajouter une couche de vernis public, avec l'espoir d'en atténuer un petit peu les dégâts. La vraie question que pose l'affaire du Doliprane, c'est celle de sortir véritablement le médicament de l'emprise de la finance et de multinationales dont on ne peut plus sérieusement, dans ce domaine, attendre rien de bon.
Peut-on être financé par des grandes entreprises, n'avoir à son comité de direction que des représentants des grandes entreprises ou de cabinets d'avocats d'affaires, défendre des propositions favorables aux grandes entreprises (parfois sous la forme de mesures prêtes à l'emploi), favoriser l'accès des grandes entreprises aux décideurs et ne pas être un « représentant d'intérêts », et donc être exempté de toute obligation de transparence ?
C'est apparemment ce que semble penser le Conseil d'État, qui a donné raison le 14 octobre à l'institut Montaigne. Celui-ci contestait la demande que lui avait adressée la Haute autorité pour la transparence de la vie publique de s'inscrire au registre public des représentants d'intérêts et d'y déclarer ses dépenses et ses activités de lobbying, argumentant qu'il n'effectuait que des activités de réflexion, de recherche et d'expertise. La même requête avait été adressée par la HATVP à d'autres think tanks qui ont obtempéré.
La décision du Conseil d'État est problématique sur la forme, puisqu'il invente des critères de ce qui constitue ou non un représentant d'intérêts qui vont à l'encontre de ce qu'a prévu le législateur. Elle l'est aussi sur le fond, puisque les think tanks sont en réalité une composante importante du travail d'influence des entreprises et des milieux d'affaires, d'autant plus redoutable qu'elle se cache derrière un voile d'objectivité, de neutralité et de prestige intellectuel.
On lira à ce sujet notre enquête Think tanks : laboratoires d'influence.
On rappellera en outre que les obligations de transparence prévues par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique restent assez modestes. On voit mal en quoi elles constitueraient une menace ou une charge excessive pour l'institut Montaigne, qui a été fondé et présidé par les dirigeants d'Axa (Claude Bébéar puis Henri de Castries) et dont il est de notoriété publique qu'il est un outil d'influence au service des milieux d'affaires.
On en vient à se demander si la décision du Conseil d'État n'est pas elle-même le produit de ce lobbying qui selon lui n'existe pas. On sait en effet que la Cour est elle-même une cible directe d'influence pour les milieux économiques, et que le corps des conseillers d'État est lui aussi familier des portes tournantes avec les grandes entreprises et les grands cabinets d'avocats d'affaires. Sur ce sujet, lire notre enquête Les Sages sous influence ?. Un des membres du comité directeur de l'institut Montaigne, le PDG de La Poste Philippe Wahl, est lui-même ancien conseiller d'État.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donVers la fin de l'omertà sur les relations entre institutions d'enseignement supérieur et grandes entreprises ? Il y a quelques années, la controverse autour de l'implantation d'un centre de recherches de TotalEnergies sur le campus de Polytechnique à Saclay avait attiré l'attention sur les relations souvent problématiques entre grands groupes et établissements de recherche et d'enseignement. La prestigieuse école a refusé de divulguer la convention la liant au groupe pétrogazier pour la chaire « énergie responsable », invoquant le secret des affaires. C'est suite à ce scandale – qui fait l'objet d'un recours devant le Conseil d'État (on espère qu'il fera mieux que sur les think tanks) – qu'a été lancée récemment Acadamia, l'« Association pour l'accès citoyen aux documents administratifs dans le milieu académique et culturel ». Son objet est d'obtenir la publication des convention de mécénat et autres documents contractuels qui régissent les relations de plus en plus fréquentes entre universités et groupes du CAC40. Pour Libération, Marie Piquemal s'est fait l'écho de la création de cette association et a dévoilé la teneur de certaines conventions de partenariat qui étaient restées jusque là dérobées aux regards du public. La convention entre L'Oréal et l'université Paris Sciences et Lettres (PSL) en vue de la création de la chaire « Beauté(s) » inclut ainsi des clauses de confidentialité et de non-dénigrement, mais aussi une participation de l'entreprise à la sélection et à l'évaluation des doctorants.
Affaire Lafarge en Syrie : la perspective d'un procès se rapproche. Les juges d'instruction ont renvoyé l'entreprise Lafarge SA et quatre de ses dirigeants devant un tribunal correctionnel pour financement du terrorisme et violation d'embargo. Le procès se rapproche donc pour l'entreprise, accusée d'avoir versé des sommes d'argent importantes à Daech et d'autres groupes terroristes entre 2012 et 2014 pour maintenir sa cimenterie de Jalabiya en activité. L'instruction se poursuit en ce qui concerne le chef d'accusation de complicité de crime contre l'humanité, pour lequel la Cour de cassation a définitivement validé la mise en examen de l'entreprise Lafarge – une première historique – en janvier dernier. Sur ce sujet, nous vous conseillons le livre de Justine Augier Personne morale, paru récemment aux éditions Actes Sud. La Cour de cassation a en revanche invalidé la mise en examen pour mise en danger de la vie d'autrui (en l'occurrence les ex salariés syriens de la cimenterie, qui accusent Lafarge de les avoir abandonnés à leur sort lorsque Daech a finalement pris le contrôle de l'usine), au motif que les protection du droit du travail français ne s'appliquerait pas à eux.
La publicité au service du tout-bagnole. L'association Résistance à l'agression publicitaire (RAP) a mené l'enquête sur l'industrie automobile, et le rapport qui en résulte lève le voile sur les efforts de communication massifs déployés par les constructeurs pour continuer à nous vendre des automobiles et nous faire oublier toutes leurs nuisances. Parmi les chiffres qui émaillent le rapport, on retiendra les 1516 euros de dépenses publicitaires engagées pour chaque véhicule vendu en France (inclus dans le prix acquitté par l'acheteur final). Au niveau mondial, l'industrie automobile a dépensé 118 milliards de dollars en publicités entre 2015 et 2022. L'association montre aussi que les constructeurs ont choisi ces dernières années d'insister sur la voiture électrique pour verdir leur image, tout en misant sur des véhicules de plus en lourds, les fameux SUV, annulant ainsi les bienfaits écologiques du passage à l'électrique (et créant en sus de nombreux autres problèmes de sécurité).
Formations ! Les formations de l'Observatoire des multinationales reprennent avec une session « Comment enquêter sur le lobbying à Paris et à Bruxelles » les 13 et 14 novembre à Paris (plus d'infos et inscription ici. Surtout, nous avons le plaisir d'organiser pour la première fois un stage à l'École des Vivants, qui aura lieu à La Zeste, dans les Alpes-de-Haute-Provence, à proximité de Sisteron du 11 au 15 décembre. Programme, informations utile et inscription sur le site de l'École des Vivants.
Cette lettre a été écrite par Olivier Petitjean.
10.10.2024 à 15:07
C'est la rentrée (tardive, toutes nos excuses) de la lettre d'information de l'Observatoire des multinationales.
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Budget 2025 : cacahuètes, levées de bouclier et sulfateuse sociale
Le gouvernement de Michel Barnier présente ce jeudi 10 octobre, avant de le défendre devant l'Assemblée nationale, un budget 2025 qui est avant tout un vaste plan (…)
C'est la rentrée (tardive, toutes nos excuses) de la lettre d'information de l'Observatoire des multinationales.
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Le gouvernement de Michel Barnier présente ce jeudi 10 octobre, avant de le défendre devant l'Assemblée nationale, un budget 2025 qui est avant tout un vaste plan d'austérité. Un effort de 60 milliards d'euros est annoncé pour ramener le déficit public sous la barre des 5%, composé pour partie d'économies et pour partie de hausses d'impôts.
Un temps au moins, alors qu'il espérait encore débaucher des figures « classées à gauche » dans son équipe ministérielle, Michel Barnier a annoncé qu'il placerait son action sous le signe de la justice fiscale. Qu'en est-il concrètement ? Il est bien sûr trop tôt pour tirer des conclusions définitives tant que le budget ne sera pas définitivement adopté, les différentes pistes évoquées ayant déjà provoqué des levées de boucliers de toutes parts. La tendance générale, cependant, semble claire.
Certes, des dispositifs exceptionnels sont annoncés qui cibleront les profits des plus grosses entreprises et les revenus des ménages les plus fortunés. De portée toute symbolique, ces mesures sont également conçues comme provisoires, et ne remettront donc pas en cause les déséquilibres qui se sont exacerbés depuis 2017 – à savoir une baisse de la charge fiscale acquittée par les entreprises et les détenteurs de capitaux et une hausse de la part supportée par les ménages. Elles semblent là pour cacher le reste.
Une contribution exceptionnelle des armateurs serait également sur la table, mais sans qu'il soit envisagé que l'on revienne sur la niche fiscale qui permet depuis des années à des géants comme CMA-CGM de minimiser leurs impôts (voir ici).
Le gouvernement prévoit aussi de mettre en œuvre une idée déjà avancée en 2023 par Emmanuel Macron alors qu'il tentait de détourner l'attention du mouvement contre la réforme des retraites : la taxation des rachats d'actions. Cette pratique consiste en ce qu'une entreprise rachète elle-même ses propres actions en bourse pour les supprimer et faire monter mécaniquement la valeur des actions restantes. C'est une autre manière, en complément du versement de dividendes, de gratifier les actionnaires. Ces dernières années, les groupes du CAC40 ont enregistré de tels superprofits qu'ils ne savaient apparemment plus quoi faire de tout leur argent : leurs rachats d'actions ont augmenté en flèche, de 7,5 milliards d'euros en 2020 à plus de 30 milliards en 2023 (sur ce sujet, voir CAC40 : « Tout va très bien, madame la marquise » et CAC40 : le véritable bilan annuel 2023). À nouveau, au regard de ces chiffres, la taxe annoncée (autour de 1%) apparaît bien modeste, de même que les revenus que l'on peut en espérer.
On notera au passage que l'État sait être généreux avec lui-même en tant qu'actionnaire, puisqu'il souhaite qu'EDF lui verse en 2025 un « dividende exceptionnel » de 2 milliards d'euros pour l'aider à boucler son budget. On ne sache pas pourtant que l'entreprise soit dans une situation financière florissante.
On pourrait aussi assister à un coup de rabot sur certaines aides publiques aux entreprises. Dans le cadre de notre initiative Allô Bercy, nous avons abondamment documenté l'augmentation incontrôlée de ces aides, les doutes qui subsistent sur leurs bienfaits économiques, et l'absence totale à la fois de transparence et de conditionnalités sociales, fiscales ou environnementales. Sont aujourd'hui dans le viseur le crédit impôt recherche (CIR), pour lequel les effets d'aubaine sont bien documentés (voir ici et là), ainsi que certaines exonérations de cotisations sur les bas salaires. Sans surprise, l'annonce de ces mesures a provoqué des cris d'orfraie du côté patronal, le président du Medef promettant des « centaines de milliers » (sic) d'emplois détruits au cas où ces exonérations seraient limitées.
D'autres mesures sont annoncées, parfois avec un vernis de justification écologique, comme une augmentation du malus automobile ou des taxes sur les billets d'avions. Le secteur aérien estime que cette dernière disposition nuira gravement à la compétitivité des opérateurs français par rapport à ses concurrents européens. En réalité, comme le rappelait récemment l'ONG Transport and Environment, le niveau de taxation dans ce domaine est bien plus faible en France qu'en Allemagne et au Royaume-Uni.
D'où viendront en réalité l'essentiel des 60 milliards ? D'économies réalisées sur le dos des ménages : les retraités dont les pensions ne seront pas revalorisées comme elles le devraient, les usagers qui verront le prix de l'électricité augmenter ou se maintenir à des niveaux élevés en raison de l'augmentation de l'accise (lire à ce sujet l'entretien de Jade Lindgaard de Mediapart avec Anne Debregeas), les assurés sociaux qui supporteront de nouvelles baisses de remboursements. Ce sont aussi les ménages, et surtout les moins favorisés d'entre eux, qui subiront le plus les effets des plans d'économies annoncés dans les services publics et les collectivités locales.
Malgré les gesticulations politiques, la trajectoire de fond reste donc la même que sous les mandatures précédentes.
Les formations de l'Observatoire des multinationales font leur rentrée. Une nouvelle session de notre formation « Comment enquêter sur le lobbying à Paris et à Bruxelles » est déjà prévue pour les 13 et 14 novembre à Paris (plus d'infos et inscription ici. D'autres dates seront prochainement annoncées.
Surtout, nous avons le plaisir d'organiser pour la première fois un stage à l'École des Vivants, qui aura lieu à La Zeste, dans les Alpes-de-Haute-Provence, à proximité de Sisteron du 11 au 15 décembre. Sous le titre « Rage against the machine économique », cet atelier interactif qui se déroulera dans un cadre magnifique a pour objectif d'outiller les participants pour comprendre enfin pourquoi on a (très souvent) raison de dénoncer les multinationales et les lobbys, et aussi comment documenter les abus des grandes entreprises sur les plans financier, fiscal, environnemental et social, comment identifier les véritables responsables, comment trouver des leviers d'action pour changer les choses, quels sont les risques et pièges à éviter. Tout un programme.
Informations utiles et inscription sur le site de l'École des Vivants.
Qui dit changement de gouvernement dit intensification des allers-retours entre secteur public et secteur privé – ces fameuses « portes tournantes » que l'Observatoire des multinationales s'efforce de traquer (voir notre page spéciale, qui explique entre autres pourquoi c'est un problème et pourquoi nous parlons de portes tournantes plutôt que de pantouflage).
Cette fois-ci, cependant, en raison des incertitudes qui continuent de peser sur la pérennité du gouvernement, les conseillers venus du secteur privé semblent moins nombreux que les fois précédentes – à l'exception des habituels débauchages dans les agences de communication dont nous parlions dans cet article.
Dans le sens inverse, en revanche, les reconversions problématiques d'anciens responsables publics continuent. L'ex ministre de la Santé Olivier Véran, qui avait publiquement annoncé vouloir redevenir médecin – en se spécialisant toutefois dans la chirurgie esthétique – semble avoir changé d'avis puisqu'il a finalement monté – à l'instar de nombre de ses anciens collègues au gouvernement – sa propre société de conseil (entendre : de lobbying). Nous avons alerté sur ce phénomène dans notre article Sociétés de « conseil » : le très discret business des anciens ministres d'Emmanuel Macron. Olivier Véran rejoint également le conseil d'administration de l'entreprise Lunettes pour tous.
Un autre cas qui attire l'attention est celui de Victor Blonde, inspecteur des Finances et ancien conseiller « concurrence, consommation et participations publiques » auprès d'Emmanuel Macron à l'Elysée et simultanément en Matignon. Il rejoint la banque d'affaires Perella Weinberg, à laquelle il a souvent eu affaire dans le cadre de ses fonctions, notamment au moment des affaires Veolia et Atos, et où il retrouve... l'ancien patron de l'Agence des participations de l'État, David Azéma. Lire Le conseiller « concurrence et participations publiques » de l'Élysée rejoint directement une banque d'affaires spécialiste des fusions-acquisitions.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donLe monde brûle, TotalEnergies flambe. L'extension de l'offensive israélienne au Liban, et les risques d'un conflit régional avec l'Iran ont fait remonter les prix du pétrole à un moment où ils semblaient devoir baisser et inaugurer une ère de profits moindres pour les majors. Ces dernières ne prévoyaient pas, de toute manière, de réduire leurs dépenses, à l'image de TotalEnergies qui a confirmé ses rachats d'actions et annoncé une nouvelle hausse de son dividende en 2025. Le groupe a aussi validé un investissement record de 10,5 milliards d'euros pour développer l'extraction de pétrole et de gaz offshore au large du Suriname. Une confirmation, s'il en était besoin, que le groupe compte bien continuer à extraire et brûler des hydrocarbures dans les décennies à venir en dépit de l'urgence climatique. Et les acteurs financiers semblent applaudir des deux mains, puisque, comme l'a rappelé récemment Reclaim Finance, le groupe français a réussi à lever plusieurs milliards d'euros à travers des obligations d'une durée record – jusqu'à quarante ans pour certaines. Sur la stratégie de TotalEnergies et ses liens avec le monde financier, on relira notre étude TotalEnergies : comment mettre une major pétrogazière hors d'état de nuire.
« Démantelez-les » Il y a plus d'un siècle, la lutte contre les grands trusts aux États-Unis avait mené au démantèlement de la Standard Oil de John D. Rockefeller en 34 sociétés différentes. Le slogan « Break'em up » (« démantelez-les ») est remis au goût du jour depuis quelque temps par le nouveau mouvement antitrust qui cible, en particulier, les GAFAM. Avec un certain succès, puisque le Département de la justice a recommandé, suite à la condamnation de Google en août pour son monopole sur la recherche sur le web, d'envisager une séparation forcée de ses activités dans les système d'exploitation et les navigateurs (Android et Chrome) et de son moteur de recherche. Une autre procédure vient de commencer qui vise cette fois le monopole de la régie publicitaire de Google. La bataille ne fait que commencer, et dans les deux cas sera probablement tranchée en dernière instance, dans quelques années, par la Cour suprême. En 1911, c'est déjà elle qui avait entériné la fin de la Standard Oil.
Massacre au Mozambique. Parmi les projets d'extraction contestés de TotalEnergies, celui d'ouvrir à l'exploitation les vastes gisements de gaz offshore au large du Mozambique figurent en bonne place (lire Meurtri par le dérèglement du climat, le Mozambique s'ouvre à Total et aux multinationales pétrolières). Les travaux sont en suspens depuis 2021, du fait de la présence dans la province de Cabo Delgado d'un groupe armé islamiste. Malgré la sécurisation relative de la zone, la relance du projet – qui bénéficie d'un soutien appuyé du gouvernement français – se fait attendre. Une enquête de Politico lève le voile sur la face cachée de ladite « sécurisation ». L'armée mozambicaine aurait détenu, torturé et finalement exécuté plusieurs dizaines de civils qui fuyaient les combats dans les locaux abandonnés par TotalEnergies. Le groupe a assuré n'avoir plus aucun employé sur place à ce moment, mais il collabore depuis toujours avec l'armée mozambicaine pour assurer la sécurité de son site. TotalEnergies est par ailleurs sous le coup d'une plainte pour non-assistance à personne en danger et homicide involontaire suite à la mort de sous-traitants du projet lors des violences de 2021.
Machine de guerre pro-pesticides et pro-OGM. On n'arrête pas le progrès. Il y a quelques années, la révélation de l'existence de « fichiers Monsanto » créés par la firme de lobbying FleishmanHillard pour cibler les opposants aux OGM avait défrayé la chronique (lire notre article). Aujourd'hui, c'est une opération de plus grande envergure encore qui est révélée par Lighthouse Reports et Le Monde en France. La société v-Fluence, dirigée par l'ancien directeur de communication de Monsanto, a créé une base de données qui contient des informations y compris personnelles sur des dizaines de scientifiques et autres personnalités critiques des pesticides ou des OGM, mais également des argumentaires clés en main pour défendre l'industrie agrochimique. v-Fluence se targue aussi de diffuser des contenus favorables à cette dernière à travers tous les canaux possibles, depuis les blogs et les chaînes YouTube jusqu'aux commentaires de lecteurs en bas des articles parus dans des titres comme le New York Times.
La France, 19e au classement mondial des paradis fiscaux. Ce titre est un peu un raccourci, mais c'est aussi un rappel utile que les vrais paradis fiscaux ne sont pas forcément de petits archipels tropicaux. Le Tax Justice Network vient d'actualiser sa liste des pays et territoires les plus favorables d'un point de vue fiscal aux multinationales. Un classement certes dominé par les îles Vierges britanniques, les Caïmans et les Bermudes, mais où la France occupe une position pas forcément flatteuse, devant par exemple Malte, la Belgique ou le Panama. En cause : non pas tant le taux officiel de l'impôt, qui reste comparativement élevé dans l'Hexagone, mais la masse des « niches et exemptions », pour lesquelles la France affiche l'une des pires performances au monde. Voir le site dédié mis en place par le Tax Justice Network, riche de nombreux autres enseignements.
01.10.2024 à 14:17
Olivier Petitjean
Selon La Lettre de l'Expansion, le conseiller d'Emmanuel Macron en charge des entreprises publiques et de la concurrence rejoint le bureau parisien de la banque d'affaires Perella Weinberg Partners en tant que « executive director ». La banque, impliquée dans la plupart des grandes fusions-acquisitions de la place parisienne de ces dernières années, apparaît comme un véritable nid de pantoufleurs, puisqu'il y retrouvera David Azéma, l'ancien patron de l'Agence des participations de l'État, (…)
- Les portes tournantes / France, Lobbying et influence, concurrence, État actionnaire, L'État au service des entreprisesSelon La Lettre de l'Expansion, le conseiller d'Emmanuel Macron en charge des entreprises publiques et de la concurrence rejoint le bureau parisien de la banque d'affaires Perella Weinberg Partners en tant que « executive director ». La banque, impliquée dans la plupart des grandes fusions-acquisitions de la place parisienne de ces dernières années, apparaît comme un véritable nid de pantoufleurs, puisqu'il y retrouvera David Azéma, l'ancien patron de l'Agence des participations de l'État, ainsi que Stéphane Richard, l'ancien PDG d'Orange.
Victor Blonde était conseiller « participations publiques, consommation et concurrence » dans le cabinet du président de la République Emmanuel Macron depuis septembre 2020. Il exerçait conjointement cette fonction auprès de Matignon. Inspecteur des Finances, il avait exercé des fonctions au sein de l'Agence des participations de l'Etat, où il s'occupait du secteur des transports. Au sortir de l'ENA, il a même passé quelques mois au sein de la direction « exploration & production » de TotalEnergies [1].
La banque Perella Weinberg est familière avec les sommets de l'Etat français puisqu'elle est dirigée depuis 2017 par David Azéma. Commissaire de l'Agence des participations de l'Etat entre 2012 et 2014 (et passé auparavant par la SNCF, Vinci et Keolis), celui-ci avait d'abord rejoint Bank of America - Merill Lynch, avant d'être appelé par Perella Weinberg pour ouvrir leur bureau parisien. Il y est rejoint l'année suivante par Philippe Capron, lui aussi Inspecteur des Finances et ancien directeur financier d'Arcelor, Vivendi et Veolia. En 2022, un autre Inspecteur des Finances les rejoint en tant que président non-exécutif, l'ancien PDG d'Orange Stéphane Richard, débarqué en raison de son rôle dans l'affaire « Crédit lyonnais-Tapie » à l'époque où il était directeur de cabinet de Christine Lagarde à Bercy.
Lire aussi Les portes tournantes
Fondée en 2006 par des anciens de Goldman Sachs et Morgan Stanley, la banque d'affaires est spécialiste des grandes opérations de fusions-acquisitions. En France, David Azéma et Perella Weinberg ont notamment conseillé Veolia dans le cadre de sa bataille pour mettre la main sur Suez en 2020 et 2021 – un dossier que Victor Blonde a probablement eu à suivre dans le cadre de ses fonctions, tout comme celui de la restructuration et de la revente d'Atos, pour lequel Perella Weinberg a également été mandaté. La banque a également accompagné le groupe Lactalis au moment où il envisageait de racheter Danone, en 2022. Auparavant, elle a conseillé PSA en vue de sa fusion avec FiatChrysler pour former le groupe Stellantis (un autre dossier impliquant l'État actionnaire).
L'Agence des participations de l'État fait régulièrement appel à des banques d'affaires pour la conseiller sur des opérations impliquant des entreprises dans lesquelles elle détient des parts. Les montants des honoraires ne sont pas connus. Plusieurs des anciens dirigeants de l'APE de ces dernières années ont rejoint le secteur financier, à l'image de Régis Turrini (aujourd'hui chez UBS), Bruno Bézard (Cathay Capital) et Martin Vial (Montefiore).
Olivier Petitjean
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
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03.07.2024 à 07:30
Anne-Sophie Simpere
Fondée en 1990, l'association Contribuables associés incarne un autre type d'entité typique de la galaxie Atlas : l'association de contribuables. Extrait de notre rapport Le réseau Atlas, la France et l'extrême-droitisation des esprits.
À ses débuts, Contribuables associés a recouru aux services de Kevin Avrams, fondateur de plusieurs « taxpayers associations » au Canada. Contribuables associés est en outre très liée aux autres partenaires du réseau en France. Parmi ses fondateurs, on (…)
Fondée en 1990, l'association Contribuables associés incarne un autre type d'entité typique de la galaxie Atlas : l'association de contribuables. Extrait de notre rapport Le réseau Atlas, la France et l'extrême-droitisation des esprits.
À ses débuts, Contribuables associés a recouru aux services de Kevin Avrams, fondateur de plusieurs « taxpayers associations » au Canada [1]. Contribuables associés est en outre très liée aux autres partenaires du réseau en France. Parmi ses fondateurs, on retrouve ainsi Bernard Zimmern, le riche chef d'entreprise qui a créé l'Ifrap. Guy Plunier, l'ex-cadre de Michelin qui a monté la première organisation financée par Atlas en France, a aussi fait partie de son conseil d'administration. L'association a également contribué financièrement à la bourse Tocqueville, qui envoie chaque année des français découvrir les think tanks libertariens-conservateurs aux États-Unis – dont Agnès Verdier-Molinié en 2004.
Aux origines de Contribuables associés, on trouve en outre François Laarman, qui a également aidé au développement de l'Ifrap. Cet « entrepreneur militant » a importé en France les techniques de mailing direct, c'est-à-dire l'envoi de publicités ciblées grâce à l'achat et à la revente de fichiers de contacts. Pour créer Contribuables Associés, Laarman s'est inspiré de modèles américains et en particulier des méthodes de Richard Viguerie. Celui-ci a révolutionné dans les années 1960 les techniques de publipostage au profit des conservateurs américains, en envoyant des messages sur des questions sociales clivantes (comme le droit à l'avortement ou l'égalité des droits), avec des accroches sensationnalistes jouant sur les peurs, les mécontentements et les rancoeurs de ses cibles. Le but : susciter l'indignation avec des messages chocs pour obtenir des signatures de pétitions et des dons. Les publipostages servent autant à engranger des soutiens que de l'argent. Leur multiplication permet de collecter des contacts supplémentaires et d'améliorer encore l'efficacité du ciblage en l'affinant [2]. Les réseaux sociaux ont encore démultiplié le potentiel de ces méthodes, qui intéressent le réseau Atlas et ses membres depuis longtemps. Outre Contribuables associés, Laarman les a appliquées avec son neveu Vincent aux associations SOS Education, Sauvegarde retraite (où on retrouve là encore Guy Plunier), ou encore l'Institut pour la Justice, organisation qui a récemment participé à l'organisation d'une manifestation d'extrême-droite suite au meurtre de Lola [3].
Écrire des courriers ou des emails pour défendre une position politique n'est pas, en soi, un problème : toutes les associations et organisations politiques le font. La pratique devient bien plus critiquable quand les informations contenues dans le publipostage relèvent de l'approximation douteuse, du raccourci, voire du mensonge. Plusieurs pétitions de Contribuables associés ont ainsi été épinglées pour avoir diffusé des informations trompeuses ou erronées [4]. Suivant les préceptes du marketing conservateur aux États-Unis, les messages n'appellent pas à une fine analyse. Leur ton enflammé, pour ne pas dire outrancier, est là pour scandaliser.
« L'injustice vous révolte ? » titrait ainsi une récente pétition sur la taxe foncière. Avant de raconter une histoire « scandaleuse » de propriétaires contraints de payer des dommages et intérêts pour indemniser la chute d'une squatteuse, chez eux, qui refusait de quitter les lieux : « M. et Mme C. ont travaillé et épargné patiemment toute leur vie pour acquérir un petit appartement pour le mettre en location. Leur locataire s'appelle Mme S. Pas de chance : Mme S. arrête de payer son loyer. C'est une catastrophe pour M. et Mme C., qui perdent ainsi plusieurs milliers d'euros. Or ils ont besoin de ce pécule pour compléter leur petite retraite et soutenir leurs enfants » [5]. Et cette locataire les aurait ensuite poursuivis en justice !
Pourtant, en allant lire le jugement rendu par la Cour de cassation, l'histoire est un peu différente : « certes Mme [S] était occupante sans droit ni titre au jour de l'accident mais qu'il ne semble pas que cette situation ait préoccupé les parties concernées, puisqu'il n'est justifié d'aucune procédure d'expulsion, d'aucun commandement de quitter les lieux à la suite du jugement, d'aucune mesure à cette fin (...) qu'ainsi l'argument d'une occupation des lieux qui aurait favorisé l'accident ne saurait prospérer, celle-ci ayant été semble-t-il largement tolérée [6]. »
Selon un article du Monde sur cette affaire, la locataire se serait vu signifier son congé non pas pour défaut de paiement du loyer, mais suite à un contentieux lié à un dégât des eaux. En outre, pendant cette occupation sans titre, elle aurait continué à verser aux propriétaires, chaque mois, l'équivalent d'un loyer [7]. Des propriétaires qui n'ont jamais entrepris des travaux nécessaires dans l'appartement. On est donc bien loin de l'histoire du couple de retraités acculés par une vilaine squatteuse. Mais celles et ceux qui reçoivent le message alarmiste de Contribuables associés iront-ils vérifier les détails de l'affaire ? À la fin, on leur demandera de signer une pétition pour le durcissement de la loi anti-squatteurs, mais aussi pour la suppression de la taxe d'habitation, le gel de la taxe foncière, et l'assouplissement des critères du diagnostic de performance énergétique (DPE). Bref, une série de demandes qui bénéficient avant tout aux investisseurs immobiliers.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donC'est certainement ce type de marketing qui permet à Contribuables associés de se revendiquer première association civique non subventionnée de France avec plus de 350 000 membres [8] dont elle défendrait les intérêts. Pourtant, quand on regarde les statuts de l'organisation, le pouvoir de décision est confié à un conseil d'administration de trois à neuf membres, élu uniquement par les membres fondateurs (trois personnes) et des membres participants cooptés par ledit conseil d'administration. On est donc dans un cercle assez fermé où l'on retrouve d'ailleurs plusieurs personnalités liées à d'autres think tanks Atlas. Les 350 000 membres sont des « membres adhérents », statut qui ne donne aucun pouvoir mais qui est attribué simplement pour avoir participé à une action (signature de pétition par exemple) ou fait un don. Il paraît fort probable qu'une grande partie de ces « membres » ignore l'être.
Les causes défendues par Contribuables associés sont à l'image de sa gouvernance. Comme l'Ifrap, l'association s'insurge contre la fraude sociale en ignorant la fraude fiscale. Ses campagnes visent avant tout la fiscalité des plus fortunés, critiquant les taxes sur les propriétés, les successions ou l'ISF dont elle voulait aussi la suppression [9]. En 2017, l'association demande même, sous couvert de simplification, de remettre en cause la progressivité de l'impôt en fonction des ressources et d'instaurer un taux unique [10]. Elle est aussi vent debout contre les politiques environnementales, en particulier le développement des éoliennes, et a rejoint l'Association des climato-réalistes [11] (plus sceptique que réaliste). Contribuables associés veut réduire l'État à ses fonctions régaliennes (justice, armée et diplomatie) et s'attaque aux prestations sociales et à la fonction publique. Sans surprise, l'association est très virulente à l'encontre des organisations d'aide aux migrants, du coût des migrations ou de l'école publique qui serait le nid du « wokime », contraignant les parents à se réfugier dans le privé. L'occasion de plaider pour un « chèque éducation » [12] et la privatisation du système éducatif [13].
Derrière Contribuables associés, on retrouve encore une fois des entrepreneurs et des personnalités politiques de droite et d'extrême-droite. Outre Bernard Zimmern, ses fondateurs sont Bernard Legrand et François Laarman, tous deux entrepreneurs, associés à Alain Dumait, qui sera le premier président de l'association. Dumait a été maire du IIe arrondissement de Paris de 1983 à 1989, puis adjoint au maire de 1989 à 2001. Depuis la fin des années 1990, il milite pour un rapprochement entre la droite et l'extrême-droite, et finit par rallier le FN en 2011, pour les sénatoriales [14]. La deuxième présidente de Contribuables associés, Benoite Taffin, fut elle aussi élue à la mairie du IIe arrondissement de Paris de 1983 à 2001. Elle signe en 1998 une déclaration contre le PACS [15]. Pendant plusieurs années, elle anime le Libre Journal des contribuables sur la très droitière Radio Courtoisie. Parmi ses successeurs à la présidence de Contribuables associés, on peut encore nommer Alain Mathieu, qui est aussi passé par l'Ifrap, et a commencé sa carrière au ministère des Finances avant de la poursuivre comme chef d'entreprise (Procrédit, le Bon Marché, Conforama, Sonorma). Le président actuel de l'association est Alexandre Pesey, directeur et fondateur de l'Institut de Formation Politique (IFP), un autre partenaire du réseau Atlas en France dont il sera question plus loin. Un institut d'où vient également le directeur actuel de Contribuables associés, Benoit Perrin, qui aurait aussi été proche de Zemmour [16]. Avant Perrin, le directeur de Contribuables associés était Bartolomé Lenoir, devenu ensuite conseiller du président des Républicains et directeur d'Une Certaine Idée, le média des Républicains, et qui a également été auditeur à l'IFP.
La proximité de Contribuables associés avec le monde politique ne se vérifie pas qu'au niveau de ses dirigeants. Guillaume de Thieulloy par exemple, son chargé des relations institutionnelles entre 2002 et 2003, est aussi directeur de publication du Salon Beige, un blog catholique conservateur d'extrême-droite [17] qui diffuse entre autres des pétitions contre Disney qu'il accuse de financer l'avortement et d'avoir un « agenda LGBT » [18]. De Thieulloy dirige plusieurs autres publications de la sphère catholique traditionaliste et intégriste, et sera un collaborateur de Jean-Claude Gaudin (UMP) à la mairie de Marseille puis au Sénat, avant de rejoindre l'équipe du sénateur LR Sébastien Meurant, qui rallie Eric Zemmour en 2022. Jeanne Pavard, chez Contribuables associés de 2007 à 2010, est ensuite recrutée par le député Hervé Mariton. En 2013, Mediapart révèle les liens de Pavard avec des groupes d'extrême droite, si gênants que Mariton est contraint de se séparer de cette collaboratrice [19]. Elle rejoindra par la suite l'équipe du député européen Front national Jean-François Jalkh et travaille aujourd'hui pour SOS Chrétiens d'Orient [20]. Jean Eudes le Moulec, directeur de la communication de l'association depuis janvier 2023, était auparavant le collaborateur du député Joachim Son Forget, rallié à Eric Zemmour en 2022. L'un de ses prédécesseurs à ce poste, Samuel Lafont, organise en 2015 un tour de France en bus pour porter les revendications de l'association, à la manière des « bus tours » organisés par de nombreuses autres « taxpayers associations » dans les pays anglo-saxons. Auparavant, Lafont est très actif dans la « Manif pour tous ». En 2017, il soutient François Fillon aux présidentielles, puis rejoint en 2022 l'équipe d'Eric Zemmour.
Ces liens personnels se reflètent au niveau de l'association dans son ensemble. En 2022, Contribuables associés participe aux Universités d'été de Reconquête [21]. Fin 2023, le président LR Eric Ciotti préside une table-ronde organisée par l'association sur « le coût de l'immigration » [22]. Comme pour l'Ifrap, ce sont très majoritairement des députés Républicains ou Rassemblement national qui utilisent le travail de Contribuables associés dans leurs rapports, questions ou amendements [23]. Pourtant, l'association se défend de ces liens avec des partis ou de grandes entreprises : « Contribuables Associés est une association indépendante de tout parti et politiquement neutre, conformément à ses statuts, ce qui lui permet d'avoir une large audience en regroupant 350 000 membres répartis sur tout la France », écrit-elle en 2013, dans un droit de réponse au Parisien, qui avait mentionné sa proximité avec l'extrême-droite [24].
Si son ton est plus virulent que celui de l'Ifrap [25] ou des autres think tanks libéraux français, Contribuables associés reste assez efficace pour faire entendre sa voix, au-delà même de ses publipostages. La publication d'un baromètre pour évaluer les dépenses des communes, ou la communication sur le controversé « jour de libération fiscale » [26] – en partenariat avec l'institut Molinari, autre membre français du réseau Atlas – lui permettent d'obtenir une bonne couverture médiatique, où l'organisation est présentée comme une simple association de contribuables, sans mention de ses liens avec le monde politique ou le monde des affaires. Récemment, l'association a mis en ligne une vidéo devenue virale « 3 mille milliards : les secrets d'un État en faillite », qui a été vue plus de 1,6 million de fois, attirant l'attention de médias comme BFM ou Télérama. Peut-être l'occasion pour Contribuables associés d'être récompensée au « Lights, Camera, Liberty Film Festival » du réseau Atlas (voir plus haut) ? Le film est réalisé par Charles Thimon et Charles Guillemin, qui étaient aussi derrière le documentaire « Eoliennes : du rêve aux réalités », une charge virulente que le réalisateur lui-même présentait comme « partial et partiel », ne laissant aucune place à des avis divergents [27]. Outre les médias, Contribuables associés porte son message libertarien-conservateur auprès des politiques, notamment à travers des rendez-vous parlementaires auxquels assistent des dizaines de députés et sénateurs [28]. Mais, contrairement à l'Ifrap, l'association ne déclare pas ses activités de lobbying auprès de la HATVP.
Anne-Sophie Simpere
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photo : Fred Romero cc
[1] « Avrams did a short term consulting project for Francois Laarman at the Paris-based Contribuables. » Email de Brad Lips à Alejandro Chafuen, 22 mars 2000.
[2] L. Benjamin Rolsky, « Conservatives pioneered direct mail to stoke discontent. It worked », The Washington Post, 4 août 2022 - https://www.washingtonpost.com/made-by-history/2022/08/04/conservatives-pioneered-direct-mail-stoke-discontent-it-has-worked/
[3] Corentin Lesueur, « Institut pour la justice : derrière la manifestation en hommage à Lola, une association aux combats communs à l'extrême-droite », Le Monde, 20 octobre 2022. https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/10/20/institut-pour-la-justice-derriere-la-manifestation-en-hommage-a-lola-une-association-aux-combats-communs-a-l-extreme-droite_6146689_3224.html
[4] Pierre Breteau, « La critique parcellaire d'une association libérale sur les effectifs de Matignon », Le Monde, Les décodeurs, 29 janvier 2018, https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/01/29/quand-un-think-tank-liberal-s-indigne-du-nombre-de-personnes-travaillant-a-matignon_5248810_4355770.html, ou Samuel Laurent, « Macron et la « taxe sur les loyers fictifs » : une rumeur qui ne meurt jamais, en six points », Le Monde, Les décodeurs, 22 mars 2017, https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/03/22/macron-et-la-taxe-sur-les-loyers-fictifs-une-rumeur-qui-ne-meurt-jamais-en-six-points_5099077_4355770.html ou Adrien Sénécat, « La « nouvelle taxe contre les familles »… qui n'existait pas », Le Monde, Les décodeurs, 1er septembre 2016 https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/09/01/la-nouvelle-taxe-contre-les-familles-qui-n-existait-pas_4991121_4355770.html ou Samuel Laurent, « Pourquoi le concept de « libération fiscale » n'est (toujours) pas rigoureux », Le Monde, Les décodeurs, 26 juillet 2016 https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/07/26/pourquoi-le-concept-de-liberation-fiscale-n-est-toujours-pas-rigoureux_4974861_4355770.html, ou Maxime Vaudano, « Des élus se sont-ils vraiment attribué un « parachute doré » ?, Le Monde, Les décodeurs, 25 mars 2015- https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/03/25/les-elus-se-sont-ils-vraiment-vote-en-douce-un-parachute-dore_4600451_4355770.html
[6] Cour de cassation, Pourvoi n° 19-26.249, 15 septembre 2022. https://www.courdecassation.fr/decision/6322ce8539bd63fcb09450b1
[7] Rafaële Rivais, « Logement occupé illégalement : les propriétaires restent responsables en cas de défaut d'entretien », Le Monde, 3 octobre 2022. https://www.lemonde.fr/argent/article/2022/10/03/logement-occupe-illegalement-les-proprietaires-restent-responsables-en-cas-de-defaut-d-entretien_6144124_1657007.html
[8] Voir le site de Contribuables associés, « Qui sommes-nous ? » : https://www.touscontribuables.org/qui-sommes-nous-v1-old/qui-sommes-nous-v1a-old/notre-histoire-nos-missions-notre-adn
[9] Eudes Baufreton, directeur de Contribuables Associés, « Suppression de l'ISF : le combat de Contribuables Associés », 31 mai 2017 - https://www.touscontribuables.org/les-combats-de-contribuables-associes/les-impots-et-taxes/ifi/de-la-necessite-de-supprimer-l-isf?highlight=WyJpc2YiXQ==
[10] Contribuables associés, « Une bonne réforme fiscale : l'impôt à taux unique », 3 mars 2017 - https://www.touscontribuables.org/les-combats-de-contribuables-associes/les-impots-et-taxes/une-bonne-reforme-fiscale-l-impot-a-taux-unique
[11] Coralie Schaud, « Climato-réaliste », Libération, 30 décembre 2016 https://www.liberation.fr/futurs/2016/12/30/climato-realiste_1538245/?redirected=1
[12] Le « chèque éducation » est un système de financement de l'éducation où les parents se voient remettre une subvention qu'ils versent ensuite à l'établissement de leur choix. Le système favorise l'émergence d'un marché privé de l'éducation, la compétition entre les établissement, et porte le risque d'augmenter les inégalités et la ségrégation entre les élèves (ces critiques viennent de pays où il a été mis en place, comme la Suède ou la Belgique)
[13] Fabrice Durtal, « Éducation nationale : une bérézina scolaire à 60 milliards d'euros par an », Tous contribuables n°28 " Éducation nationale : les fossoyeurs " , 1er septembre 2023 - https://www.touscontribuables.org/les-combats-de-contribuables-associes/deseducation-nationale-une-faillite-a-59-milliards-d-euros-annuels?highlight=WyJ3b2tpc21lIl0=
[14] Christophe Forcari, « Tête de liste, Alain Dumait cache le Front », Libération, 20 septembre 2011 - https://www.liberation.fr/france/2011/09/20/tete-de-liste-alain-dumait-cache-le-front_762343/
[15] Michele Aulagnon, « Les signatures de maires opposés à tout contrat d'union entre personnes de même sexe affluent », Le Monde, 18 avril 1998 - https://www.lemonde.fr/archives/article/1998/04/18/les-signatures-de-maires-opposes-a-tout-contrat-d-union-entre-personnes-de-meme-sexe-affluent_3650798_1819218.html
[16] Selon l'enquête d'Etienne Girard sur Eric Zemmour, Benoit Perrin aurait participé à des réunions chez Sarah Knafo en vue de la candidature de Zemmour aux présidentielles de 2022. Voir Etienne Girard, Le radicalisé. Enquête sur Eric Zemmour, éd. du Seuil, oct. 2021
[17] Le salon belge : https://lesalonbeige.fr/
[18] Pétition « Larguez Disney » : https://dumpdisney.com/disneydechet/?utm_source=EB220704LA01
[19] Marine Turchi, « Le CV d'extrême droite de l'assistante parlementaire d'Hervé Mariton », Mediapart, 4 juin 2013. https://www.mediapart.fr/journal/france/300513/le-cv-dextreme-droite-de-lassistante-parlementaire-dherve-mariton
[20] Voir le profil Linkedin de Jeanne Pavard : https://www.linkedin.com/in/jeanne-pavard-315584144/?trk=people-guest_people_search-card&originalSubdomain=fr
[21] Programme des Universités d'été de Reconquête, du 8 au 11 septembre 2022 : https://compte.parti-reconquete.fr/assets/Programme-UDT-2022.pdf
[22] Programme des Universités d'été de Reconquête, du 8 au 11 septembre 2022 : https://compte.parti-reconquete.fr/assets/Programme-UDT-2022.pdf
[23] Avec une exception lors de la précédente législature, où Contribuables associés a été cité par un député LFI.
[24] « Droit de réponse de l'association Contribuables Associés. », Le Parisien, 5 décembre 2013. https://www.leparisien.fr/archives/droit-de-reponse-de-l-association-contribuables-associes-05-12-2013-3377927.php
[25] Contribuables associés a pu se montrer virulente au point d'être condamnée pour diffamation contre une inspectrice des impôts, une condamnation validée par la Cour européenne des droits de l'Homme qui constate que la requérante a échoué à démontrer, devant les juridictions internes, aussi bien la vérité de ces allégations que sa bonne foi. CEDH, 18 février 2010, Req. 42396/04, Taffin et contribuables associés c/ France
[26] « Chaque année, plusieurs médias reprennent ce calcul issu d'institutions libérales, pourtant dénoncé comme peu fiable par de nombreux économistes. » ; Samuel Laurent, « Pourquoi le concept de « libération fiscale » n'est (toujours) pas rigoureux », Le Monde, 26 juillet 2016 - https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/07/26/pourquoi-le-concept-de-liberation-fiscale-n-est-toujours-pas-rigoureux_4974861_4355770.html : indice critiqué par de nombreux économistes, alors qu'il est largement repris dans les médias
[27] Léa Mabilon, « Qui est derrière le documentaire « Eoliennes : du rêve aux réalités » ? », Libération, Check News, 17 juin 2021 - https://www.liberation.fr/environnement/qui-est-derriere-le-documentaire-eoliennes-du-reve-aux-realites-20210617_H74JOSU7YRCUDAXW7E4YZS4LGA/?redirected=1
[28] Voir sur le site de Contribuables associés « les rendez-vous parlementaires » : https://www.touscontribuables.org/les-combats-de-contribuables-associes/elus/rendez-vous-parlementaires
25.06.2024 à 10:55
Piera Rocco di Torrepadula
Les terres agricoles françaises sont de plus en plus la propriété d'entreprises ou d'investisseurs. Avec la montée en puissance de cette « agriculture sociétaire » et l'emprise croissante des coopératives et firmes agroalimentaires qui leur dictent leurs pratiques, les agriculteurs se retrouvent en situation de « quasi salariat ».
Le mouvement des agriculteurs qui a agité la France au début de l'année a été présenté par les médias comme un énième épisode opposant monde agricole et (…)
Les terres agricoles françaises sont de plus en plus la propriété d'entreprises ou d'investisseurs. Avec la montée en puissance de cette « agriculture sociétaire » et l'emprise croissante des coopératives et firmes agroalimentaires qui leur dictent leurs pratiques, les agriculteurs se retrouvent en situation de « quasi salariat ».
Le mouvement des agriculteurs qui a agité la France au début de l'année a été présenté par les médias comme un énième épisode opposant monde agricole et gouvernement, ville et campagne, écologie et travail de la terre. Quelques voix se sont élevées pour souligner les contradictions et les inégalités grandissantes au sein du secteur agricole lui-même. Loin des préoccupations exprimées des chefs d'exploitation endettés et des ouvriers agricoles, grands groupes comme Lactalis ou Avril, la holding dirigée par Arnaud Rousseau, président de la FNSEA, dominent leurs filières respectives et prospèrent. La soumission croissante de l'économie agricole aux investisseurs et aux grandes entreprises se vérifie aussi si l'on se penche sur le foncier et le contrôle de la terre.
Au cours de la Révolution française, la redistribution des terres jusqu'alors possédées par les seigneurs ou le clergé avait posé les bases du développement d'une société démocratique moderne. Tout au long du XXe siècle, les paysans insurgés scandaient “La terre à ceux qui la travaillent !”. Mais le mouvement semble s'être inversé, et la réalisation de ce slogan paraît de plus en plus lointaine. Aujourd'hui, selon l'Insee, 5% des exploitants agricoles utilisent 25% des surfaces agricoles disponibles en France. En 2020, la taille moyenne des exploitations françaises était de 69 hectares, trois fois plus que ce qu'elle était il y a 50 ans [1].
La concentration du foncier agricole est allé de pair avec l'arrivée d'investisseurs provenant d'autres secteurs. C'est ainsi que dans le patrimoine foncier du groupe de grande distribution Auchan, on trouve plus de 800 hectares de terres agricoles [2]. D'autres exemples ont attiré l'attention des médias , comme les 1700 hectares que la société chinoise Reward a acquis dans l'Indre pour y cultiver du blé. La même entreprise possède également 900 hectares dans l'Allier [3]. Le projet du propriétaire, le milliardaire Kequin Hu, était d'ouvrir une chaîne de boulangeries en Chine. L'entreprise a fait faillite en 2019, ne parvenant pas à rembourser ses dettes, mais les terres demeurent possédées par Ressource Investment, autre société du patron de Reward [4]. Dans le secteur du vin, le groupe Grand Chais de France revendique plus de 3000 hectares dans l'Hexagone si on additionne tous les domaines qu'il liste sur son site internet. Son concurrent Castel Frères, dont le propriétaire Pierre Castel est l'une des premières fortunes de France, possède 1400 hectares de vignobles [5].
Des sociétés s'accaparant de larges portions de terre et fonctionnant dans une logique financière peuvent se trouver aussi dans les mains de particuliers. C'est ainsi que la société Agro Team, créée par un couple normand, a pu acheter 12 sociétés d'exploitations agricoles couvrant 2121 hectares dans la Vienne pour plus de 10 millions d'euros [6]. Ces sociétés d'exploitations avaient été accumulées au cours des années par un agriculteur céréalier, qui a ensuite vendu aux actionnaires d'Agro Team, déjà détenteurs, entre autres, d'une holding ainsi que d'une société de conseil basée à Paris. Avec l'acquisition de la ferme, et le statut d'exploitant agricole, le couple et leurs deux associés ont droit à 500 000 euros d'aides par an dans le cadre de la Politique agricole commune, et potentiellement à un million de mètres cubes d'eau provenant d'un projet de bassine encore à réaliser.
Selon les autorités locales, les 12 sociétés d'exploitations rachetées avaient accumulé trop de capital pour que des petits agriculteurs les reprennent, rendant ainsi inévitable l'achat par Agro Team, même contre l'avis du Comité technique départemental. Jacques Pasquier, paysan retraité de la Confédération Paysanne de la Vienne, note que cette concentration de terres agricoles dément le prétendu engagement du gouvernement à protéger la « souveraineté alimentaire ». Au contraire, poursuit-il, cette agriculture de firme tend de plus en plus à se spécialiser dans la récolte de « matières premières » comme les céréales ou le lait, destinées à l'industrie agroalimentaire, un marché plus lucratif que la vente de produits frais. « La France doit importer la moitié de ses fruits et légumes, dit-il, mais ces sociétés vont toutes cultiver du colza pour les carburants ou des protéines végétales pour l'alimentation des élevages. »
Le cas d'Agro Team soulève aussi des questions sur le nombre réel de paysans dans les campagnes françaises. Le recensement agricole, qui se base sur le nombre d'exploitations agricoles, faisait état de 416 436 agriculteurs en 2022. Mais ce calcul ne prend pas en compte le fait qu'il peut y avoir un seul propriétaire derrière des dizaines d'exploitations. Dans ce cas précis, seulement quatre actionnaires peuvent prendre le contrôle de douze exploitations agricoles alors qu'ils en possèdent déjà d'autres ailleurs. Selon Pasquier, il pourrait y avoir ainsi dans certaines régions jusqu'à 30% d'agriculteurs en moins par rapport à ce qui est recensé.
Un constat partagé par Coline Sovran, autrice d'un rapport publié par Terres de Liens, intitulé « La propriété des terres agricoles en France : à qui profite la terre ? » : « Parmi les 400 000 chefs d'exploitation agricoles recensés en France, on peut se douter qu'il y a un certain nombre d'agri-managers qui pilotent de loin leur ferme parmi d'autres actions, comme le fait très bien Arnaud Rousseau. »
Ce dernier, céréalier et secrétaire général de la FNSEA, se targue d'un statut d'exploitant parce qu'il st, avec sa femme, à la tête de 700 hectares en Seine-et-Marne. Or, c'est le fait d'être le président du conseil d'administration d'Avril Gestion qui lui a donné le poids nécessaire pour diriger le premier syndicat agricole en France. Avril, anciennement Sofiprotéol, s'occupe de la production d'huiles et protéines végétales dans le monde entier. Parmi ses actionnaires, on trouve également des banques, comme le Crédit Agricole, et d'autres institutions financières comme Natixis.
Plus les exploitations s'agrandissent, plus elles ont besoin de capital, explique Sovran. (« Donc il faut aller chercher des investissements extérieurs, poursuit-elle, et si on regarde qui est au conseil d'administration de ces grands groupes, c'est là qu'on va retrouver tout le monde autour de la même table. » Au CA du groupe Avril, on trouve des personnages comme Anne Lauvergeon, ancienne patronne d'Areva.
Et qui travaille la terre ? En 2019, il y avait 250 000 ouvriers agricoles selon l'Insee, qui sont salariés et ne possèdent ni les surfaces qu'ils cultivent, ni les sociétés d'exploitation. Plusieurs d'entre eux sont employés par des entreprises de travaux agricoles (ETA), vraies firmes de sous-traitance qui vendent leurs services aux propriétaires terriens, voire même aux chefs d'exploitation. Vingt pour cent des exploitations en grandes cultures auraient totalement délégué leurs surfaces à ces entreprises, d'après l'économiste et ingénieure agronome Geneviève Nguyen [7]. « Si on compte les saisonniers, ajoute Pasquier, à équivalent temps plein il y a probablement déjà plus d'ouvriers agricoles que d'agriculteurs en France. »
Aujourd'hui, 69% des exploitants travaillent encore à leur compte et n'ont aucun salarié. Mais ces exploitations individuelles connaissent une forte baisse. Selon les projections de l'Insee, la moitié de celles-ci pourrait disparaître d'ici 2035, et ce au profit des « exploitations sociétaires », qui deviendraient le modèle d'agriculture majoritaire dans le pays. Dans ce modèle, la ferme devient une entreprise dont on peut vendre et acheter des parts, et les terres agricoles sont des actifs s'intégrant dans des portefeuilles d'investissement.
Il existe des entités chargées d'assurer un usage équitable et sûr des terres agricoles, appelées Safers (Société d'aménagement foncier et d'établissement rural). Concrètement, les Safers doivent approuver toute vente d'exploitation, dont elles peuvent choisir l'acheteur et le prix à l'hectare. Mais en acquérant des parts d'exploitation agricole sous forme d'actions, il devient facile de les contourner. La loi Sempastous a été adoptée en 2021 pour répondre à ce vide juridique. D'après cette loi, lors de l'acquisition de parts d'une société agricole, le préfet peut l'interdire ou demander une compensation au bénéficiaire. Tout de même, « il y a beaucoup de trous dans la raquette », d'après Colline Sovran. De fait, rien n'empêche ces groupes de multiplier leurs surfaces d'exploitation. Seuls les cas dépassant un certain seuil par actionnaire seront examinés, sans tenir compte de les liens qui peuvent exister entre différents actionnaires, souvent issus d'une même entreprise mère.
« Le recensement agricole ne prend pas du tout en compte les liens capitalistiques qui peuvent exister entre plusieurs exploitations », continue Sovran. Des relations que Terre de Liens a étudiées à propos du groupe Altho, producteur des chips Brets. Bien que possédant seulement 84 hectares, Altho contrôle trois sociétés exploitant 135 hectares chacune, en plus d'acheter ses pommes de terre à 341 agriculteurs, qui exploitent à leur tour 2 383 hectares [8]. Suite à la publication du rapport de Terre de liens, Altho a précisé que ces terres ne servaient pas à cultiver des pommes de terre, mais à « accueillir le réseau d'irrigation d'Altho (existant depuis 2006) qui utilise l'eau épurée venant de la
station d'épuration de l'usine de Saint-Gérand », ajoutant qu'elle n'avait aucun projet d'expansion foncière directe ou indirecte.
Car à la propriété directe de terres par des grandes coopératives ou des firmes agroalimentaires s'ajoute, de fait, le contrôle indirect qu'elles exercent pat le biais de leurs contrats avec les agriculteurs, qui démultiplie encore leur emprise foncière. D'après la fiche MAJIC sur la propriété foncière des personnes morales, accessible en ligne, des coopératives comme Arterris et Axereal possèdent respectivement 523 et 385 hectares. Vivescia possède 684 hectares de terre, mais cela pâlit face à la surface dont elle collecte les récoltes : un million d'hectares [9].
Aujourd'hui les principales coopératives françaises comme InVivo, Vivescia ou Agrial ont des chiffres d'affaires supérieurs à 5 milliards d'euros. Elles agissent dans une logique de profit comme des entreprises privées. Parfois elles achètent même des entreprises privées, comme InVivo, qui a acquis en 2021 l'entreprise familiale Soufflet, un géant de la collecte de céréales qui a investi dans différentes activités, de la sélection de semences à la restauration rapide, notamment avec les sandwichs de son enseigne Pomme de Pain. InVivo peut aussi revendiquer, à travers ses adhérents, 25 000 hectares de vignes. Côté distribution, la branche InVivo Retail a fusionné avec une compagnie financière possédée par Xavier Niel (propriétaire d'Iliad), Matthieu Pigasse (actionnaire, avec Niel, du groupe Le Monde) et Moez-Alexandre Zouari (actionnaire de Picard et détenteur de plusieurs franchises Casino) [10].
La concentration des actifs de la filière agroalimentaire entre les mains de quelques entreprises représente également des risques au niveau environnemental, explique Gilles Billen, directeur de recherche au CNRS émérite en biogéochimie, qui a travaillé sur l'évolution des filières alimentaires en France : (« Aujourd'hui le dogme est la spécialisation. On fait ce qu'on fait le mieux et on essaie d'être le premier sur le marché international. Jamais vous ne verrez une entreprise avoir comme projet de faire un petit peu de tout parce que ça répond à la demande locale. » Or la monoculture empêche de boucler le cycle de matières comme l'azote par exemple. (« Un modèle reposant sur des cultures plus variées, comme la polyculture élevage, permettrait de se passer des pesticides et des engrais », suggère-t-il. Or, le choix ne repose souvent pas sur les agriculteurs. Les marges de profits ne se font pas dans les champs mais dans la transformation agroalimentaire et dans la distribution. Ainsi, les agriculteurs se retrouvent dans une situation proche du salariat vis-à-vis des collecteurs et des aides d'Etat, conclut Billen. Face aux risques de crises environnementales et économiques liées à la production agricole, on est selon lui dans « un néolibéralisme tout à fait débridé ».
Piera Rocco di Torrepadula
20.06.2024 à 07:30
Anne-Sophie Simpere
L'Iref se présente comme « un think tank libéral et européen » ayant pour but de « développer la recherche indépendante sur des sujets économiques et fiscaux ». Il se prétend lui aussi « indépendant de tout parti ou organisation politique ». Mais il est surtout l'un des relais les plus dévoués du réseau Atlas en France. Extrait de notre rapport Le réseau Atlas, la France et l'extrême-droitisation des esprits.
Si l'Iref n'a été fondé qu'en 2002 « par des membres de la société civile issus (…)
L'Iref se présente comme « un think tank libéral et européen » ayant pour but de « développer la recherche indépendante sur des sujets économiques et fiscaux ». Il se prétend lui aussi « indépendant de tout parti ou organisation politique ». Mais il est surtout l'un des relais les plus dévoués du réseau Atlas en France. Extrait de notre rapport Le réseau Atlas, la France et l'extrême-droitisation des esprits.
Si l'Iref n'a été fondé qu'en 2002 « par des membres de la société civile issus de milieux académiques et professionnels » (selon son site internet), une partie de ses membres a des liens bien plus anciens avec les libertariens américains. Jacques Garello, économiste et membre du conseil d'administration de l'Iref, est aussi membre de la Société du Mont Pèlerin. En 1980, il devient président de l'Association pour la liberté économique et le progrès social (Aleps), avec l'idée qu'il faut ouvrir la France à des idées en plein essor au niveau international [1]. L'Aleps deviendra membre du réseau Atlas et recevra des fonds par son intermédiaire. Jacques Garello est aussi l'un des fondateurs de l'Institute for Economic Studies - Europe (IES – Europe), une émanation de l'organisation libertarienne américaine Institute for Humane Studies, financée par Atlas, qui vise à former des étudiants, repérer des talents et organiser des rencontres entre libertariens. Aujourd'hui dirigé par Pierre Garello, fils de Jacques et également administrateur de l'Iref, l'IES continue d'organiser des rencontres avec des universitaires et représentants de think tanks libertariens rattachés au réseau Atlas.
L'Iref se présente comme « un think tank libéral et européen » ayant pour but de « développer la recherche indépendante sur des sujets économiques et fiscaux ». Il se prétend lui aussi « indépendant de tout parti ou organisation politique » [2]. L'institut est aujourd'hui présidé par Jean-Philippe Delsol, un avocat qui n'est pas si éloigné que ça des milieux politiques. En effet, il est le beau-frère de Charles Millon [3], avec qui il fonde dans les années 1970 un cabinet d'avocats d'affaires [4]. Charles Millon aura surtout une longue carrière politique : maire de Belley, député UDF puis ministre de la Défense sous le gouvernement Juppé, il est en 1998 un fervent partisan de l'alliance entre droite et extrême-droite au niveau régional. En 2016, il soutient la candidature de François Fillon, et en 2021 il est membre d'un comité politique autour d'Eric Zemmour [5]. Dans le conseil d'administration de l'Iref, aux côtés d'universitaires, on retrouve aussi Alain Mathieu, ancien président de Contribuables associés déjà cité, ainsi que le Prince Michael de Liechtenstein, ex-cadre de Nestlé, aujourd'hui président d'Industrie & Finanzkontor, une société de services financiers, et fondateur d'une société de « renseignements géopolitiques ».
Les liens de l'Iref avec les autres think tanks du réseau Atlas et le monde politique apparaissent aussi à travers ses salariés et contributeurs. Son directeur, Nicolas Lecaussin, est passé par l'Ifrap, dont il aurait été écarté pour un ouvrage trop critique sur Nicolas Sarkozy au goût de Bernard Zimmern [6]. Lecaussin a aussi été directeur de recherche de Sauvegarde Retraites et administrateur de l'Aleps. Augustin Nayrand, directeur adjoint, vient des Républicains. Ancien directeur de campagne adjoint du candidat LR Etienne Blanc à Lyon, conseiller municipal, il rallie Eric Zemmour en 2021. Aymeric Belaud, chargé d'études de l'Iref, est passé par l'Institut de formation politique (voir L'Institut de formation politique, vivier des droites radicales et de leur union), et fait partie des jeunes membres des Républicains partisans d'un rapprochement des droites qui ont participé à la convention de la droite avec Eric Zemmour et Marion Maréchal en 2019 [7]. Elodie Messeant, elle aussi ancienne chargée d'études, fut coordinatrice de Students for Liberty France [8]. Ferghane Azihari, ancien collaborateur de l'Iref, a lui aussi été porte-parole de Students for Liberty France.
Les sujets de prédilection de l'Iref sont très similaires à ceux des autres membres d'Atlas : les droits des propriétaires immobiliers, la critique des impôts sur les successions, la « suppression des obstacles réglementaires qui étouffent les entreprises », l'ouverture à la concurrence des services de santé, d'assurance chômage, et de l'éducation. Bien sûr, l'Iref est fermement opposé à l'impôt sur la fortune [9], et s'alarme des efforts pour lutter contre la fraude fiscale, qui risqueraient de faire fuir « les grandes entreprises et les gros patrimoines » [10]. Il fustige aussi les taxes sur le tabac, et a été nominé pour un « Mégot de l'ingérence » par le Comité national contre le tabagisme (CNCT) pour avoir publié une étude, financée par Philip Morris, qui s'avère être un plaidoyer pour une fiscalité avantageuse pour le fabricant. Le CNCT note aussi qu'avant les discussions du Projet de loi de finance de la sécurité sociale, l'Iref a organisé une formation à destination des parlementaires sur la fiscalité comportementale, en appui d'amendements favorables à Philip Morris France [11]. L'institut ne déclare pas ses activités de lobbying auprès de la HATVP, et sur son site internet, il est peu question d'actions auprès de décideurs [12]. En revanche, on peut y lire de nombreux articles sur des sujets de société, qui n'ont pas grand chose à voir avec l'économie ou la fiscalité, et défendant des points de vue très réactionnaires : le think tank va ainsi soutenir la liberté de port d'armes, s'opposer à l'inscription du droit à l'avortement dans la constitution [13], et voir dans la lutte contre le racisme ou les droits des personnes LGBT un « délire progressiste » [14]. L'institut critique aussi vivement toute politique environnementale, et continue à publier des articles niant la responsabilité des activités humaines sur les changements climatiques [15].
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donL'Iref est l'un des partenaires d'Atlas en France qui commente le plus l'actualité internationale et revendique son ouverture sur le monde : « Sa grande particularité dès le début c'est que c'est un institut européen, avec un site en trois langues (allemand, anglais, français), ce qui fait de nous un institut original qui ressemble un peu aux think tanks américains, explique Nicolas Lecaussin à Contrepoints. Le fait d'être européen nous donne plus de crédibilité (…). Des membres du conseil d'administration et du Conseil scientifique sont des gens des universités et des sociétés européennes allemandes, britanniques, suisses, italiennes, et qui nous donnent la possibilité de faire des comparaisons avec les autres pays. (…) On adore faire ça, nos lecteurs aussi, les journalistes français aussi [16]. »
Concernant l'actualité internationale, l'Iref se fait surtout le relais des combats du réseau Atlas : il se félicite ainsi du rejet du référendum sur les droits des communautés autochtones en Australie [17], étrille le projet de nouvelle constitution chilienne, reflet d'« un socialisme destructeur » [18], ou défend le bilan de Jair Bolsonaro au Brésil, « en demi-teinte mais globalement positif », en se basant pour cela sur un indice des libertés économiques de la Heritage Foundation [19]. Nicolas Lecaussin et l'Iref suivent également de près la politique américaine. Sans être de fervents supporters de Donald Trump et des aspects les plus protectionnistes de son programme, ils réservent l'essentiel de leurs critiques à Barack Obama et à Joe Biden, qualifié de « président des taxes, des impôts et des dépenses publiques » [20]. En Argentine, quand le président nouvellement élu Javier Milei et ses outrances inquiètent généralement les commentateurs, Nicolas Lecaussin le trouve seulement « atypique », et son discours ultra libéral à Davos fait l'objet d'un article enthousiaste sur le site de l'institut français : « Le discours du président Javier Milei au Forum de Davos : nos dirigeants devraient s'en inspirer [21]. » L'Iref publiera aussi des billets pour expliquer que Giorgia Meloni n'est pas fasciste [22], et se féliciter de sa décision de revenir sur le revenu social de base en Italie [23].
Le think tank est particulièrement virulent contre les « gauchistes », « islamo-gauchistes » et autres « communistes », comme en témoignent les titres aussi excessifs que racoleurs d'articles du site de l'Iref : « Canal Plus : des films de gauche désespérants », « L'idéologie islamo-gauchiste contrôle l'université française », « Une Miss France transgenre ? Le traditionnel concours cède au wokisme », « Voitures électriques, chauffage, enfants, viande, chiens et chats : l'écologisme veut diriger notre vie ». Le ton ressemble davantage à celui de tracts politiques que d' articles de recherche.
Pourtant, comme dans le cas de l'Ifrap, lorsqu'un porte-parole de l'Iref intervient dans les médias, il n'est pas présenté comme un militant politique, et il est rarement précisé que l'institut est une organisation de la droite libertarienne conservatrice. Ainsi, aux yeux des lecteurs ou téléspectateurs, il peut apparaître comme un institut de recherche indépendant de toute idéologie. Ses porte-paroles disposent d'une bonne visibilité dans les médias de droite et d'extrême-droite et sur les chaînes d'information en continu comme BFM, RMC ou LCI. Jean-Philippe Delsol prend ainsi souvent la parole au nom de l'Iref, et s'il est présenté aussi comme avocat, ses liens avec Charles Millon, ses positions politiques ou le fait qu'il soit spécialiste des fusions-acquisitions plus que des finances publiques ne sont pas mentionnés.
Anne-Sophie Simpere
Infographie : Maria Boidin
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Photo : CC BY-NC Mídia NINJA
[1] Brookes, Kevin. « "Les idées ont des conséquences" : la genèse internationale des think tanks néo-libéraux français », Quaderni, vol. 97, no. 3, 2018, pp. 35-55.
[2] Brookes, Kevin. « "Les idées ont des conséquences" : la genèse internationale des think tanks néo-libéraux français », Quaderni, vol. 97, no. 3, 2018, pp. 35-55.
[3] Charles Millon a épousé la sœur de Jean-Philippe Delsol, Chantal Delsol, rencontrée au cercle Charles Péguy. Chantal et Jean-Philippe sont les enfants de Michel Delsol, décrit dans Le Figaro comme : « Une forte personnalité, ce Michel Delsol. Un « réac » à l'ancienne, catholique traditionaliste et maurrassien à la fois. ». Jean-François Paoli, « La gauchiste de la famille », 6 mars 2008. https://www.lefigaro.fr/livres/2008/03/06/03005-20080306ARTFIG00508-la-gauchistede-la-famille.php. Chantal Delsol est éditorialiste à Valeurs Actuelles et membre du comité éditorial de L'Incorrect. Jean-Philippe Delsol lui-même contribue à Contrepoints, sous le pseudonyme Phlippe Grésy, et à Radio Courtoisie.
[4] « En 1973, Jean-Philippe DELSOL fonde sa structure de conseil juridique et fiscal à Lyon. Dès 1976, il s'associe pour créer la SCP DELSOL DUQUAIRE MILLON GARIAZZO (DMG) » Delsol avocats #28, juillet 2023 https://www.delsolavocats.com/IMG/pdf/journal_de_la_relation_28_juillet_2023.pdf
[5] Léopold Audebert, « Présidentielle 2022 : Charles Millon, ancien ministre de Jacques Chirac, rallie Éric Zemmour », BFM, 1er décembre 2021 - https://www.bfmtv.com/politique/elections/presidentielle/presidentielle-2022-charles-millon-ancien-ministre-de-jacques-chirac-rallie-eric-zemmour_AV-202112010439.html
[6] La Lettre, « Nicolas Lecaussin », 27 mars 2009 : https://www.lalettre.fr/fr/clubs--think-tanks/2009/03/27/nicolas-lecaussin,58236774-bre
[7] « [Tribune] Une centaine de Jeunes LR présents à la Convention de la Droite, avec Eric Zemmour et Marion Maréchal », publiée dans Valeurs Actuelles, 27 septembre 2019. https://www.valeursactuelles.com/politique/tribune-une-centaine-de-jeunes-lr-presents-a-la-convention-de-la-droite-avec-eric-zemmour-et-marion-marechal
[8] Voir sa présentation sur le site de Contrepoints : https://www.contrepoints.org/author/elodie-keyah
[9] Iref, « Rétablir l'ISF serait une énorme erreur », 7 décembre 2018 - https://fr.irefeurope.org/actions-et-manifestations/liref-dans-les-medias/article/retablir-l-isf-serait-une-enorme-erreur/
[10] Elodie Messeant, « Lutte contre la fraude fiscale : traquer les riches, c'est appauvrir le pays », Iref, 10 mai 2023.https://fr.irefeurope.org/publications/les-pendules-a-lheure/article/lutte-contre-la-fraude-fiscale-traquer-les-riches-cest-appauvrir-le-pays/
[11] Voir le site du Comité national contre le tabagisme : https://cnct.fr/ressource/page/les-prix-5-3-sans-tabac-et-sans-lobby-2021/
[12] Voir sur le site de l'Iref « Actions auprès des décideurs » : https://fr.irefeurope.org/category/actions-et-manifestations/actions-aupres-des-decideurs/. Au 16 avril 2024, la dernière action mentionnée était une plainte déposée auprès de la Défenseure des droits en juin 2022 pour discrimination envers les personnes retraitées, qui seraient sous-représentées dans le paysage audio-visuel français. La seule autre action de 2022 était une lettre au Président de la République au sujet de la rémunération des membres du Conseil constitutionnel.
[13] François Turenne, « Le projet de constitutionaliser l'avortement déjà oublié. Tant mieux. », Iref, 5 juillet 2022. https://fr.irefeurope.org/publications/les-pendules-a-lheure/article/le-projet-de-constitutionaliser-lavortement-deja-oublie-tant-mieux/
[14] Nicolas Lecaussin, « Championnat d'Europe de foot ou du genou à terre et des droits LGBT ? », Iref, 25 juin 2021
[15] Nicolas Lecaussin, « Le CO2 est-il la cause du réchauffement climatique ? Pas sûr du tout… », Iref, 6 novembre 2023 - https://fr.irefeurope.org/publications/les-pendules-a-lheure/article/le-co2-est-il-la-cause-du-rechauffement-climatique-pas-sur-du-tout/. Cet article se base sur une étude norvégienne, dont la rigueur a été remise en cause. Voir : Théo Marie-Courtois, « L'impact des activités humaines pas suffisamment important pour expliquer le réchauffement climatique ? C'est faux », AFP, 14 décembre 2023 - https://factuel.afp.com/doc.afp.com.347U7VK
[16] Pierre Schweitzer, « [PODCAST] Dans la « fabrique » des réformes libérales, avec Nicolas Lecaussin », Contrepoints, 25 février 2023 - https://www.contrepoints.org/2023/02/25/451163-podcast-dans-la-fabrique-des-reformes-liberales-avec-nicolas-lecaussin
[17] Nicolas Lecaussin, « Nouvelle Zélande et Australie : les électeurs rejettent la gauche « progressiste » et l'idéologie identitaire », Iref, 17 octobre 2023 - https://fr.irefeurope.org/publications/les-pendules-a-lheure/article/nouvelle-zelande-et-australie-les-electeurs-rejettent-la-gauche-progressiste-et-lideologie-identitaire/
[18] Aymeric Belaud, « Une nouvelle Constitution dévastatrice pour le Chili », Iref, 14 juillet 2022. https://fr.irefeurope.org/publications/les-pendules-a-lheure/article/une-nouvelle-constitution-devastatrice-pour-le-chili/
[19] Aymeric Belaud, « Présidence de Jair Bolsonaro : quel bilan ? », Iref, 26 octobre 2022 - https://fr.irefeurope.org/publications/articles/article/presidence-de-jair-bolsonaro-quel-bilan/
[20] Nicolas Lecaussin, « Joe Biden, le président des taxes, des impôts et des dépenses publiques », Iref, 30 mars 2022. https://fr.irefeurope.org/publications/les-pendules-a-lheure/article/joe-biden-le-president-des-taxes-des-impots-et-des-depenses-publiques/
[21] Iref, « Le discours du président Javier Milei au Forum de Davos : nos dirigeants devraient s'en inspirer », 21 janvier 2024 - https://fr.irefeurope.org/publications/articles/article/le-discours-du-president-javier-milei-au-forum-de-davos-nos-dirigeants-devraient-sen-inspirer/
[22] Aymeric Belaud, « Non, Giorgia Meloni n'est pas fasciste », Iref, 27 septembre 2022. https://fr.irefeurope.org/publications/les-pendules-a-lheure/article/non-giorgia-meloni-nest-pas-fasciste/
[23] Romain Delisle, « Le gouvernement de Giorgia Meloni limite le revenu social de base des Italiens et réalise 5,4 Mds€ d'économies », Iref, 3 mai 2023 . https://fr.irefeurope.org/publications/les-pendules-a-lheure/article/le-gouvernement-de-giorgia-meloni-limite-le-revenu-social-de-base-des-italiens-et-realise-54-mdse-deconomies/
12.06.2024 à 07:30
Anne-Sophie Simpere
Directement inspiré par le réseau Atlas, l'IFP propose une formation à l'américaine au profit des droites radicales françaises, des Républicains aux zemmouristes en passant par le Rassemblement national et les chroniqueurs des médias Bolloré. Extrait de notre rapport Le réseau Atlas, la France et l'extrême-droitisation des esprits.
« Tous les partenaires du réseau Atlas ne se concentrent pas sur l'obtention de résultats tangibles à court terme. De nombreux partenaires du réseau Atlas se (…)
Directement inspiré par le réseau Atlas, l'IFP propose une formation à l'américaine au profit des droites radicales françaises, des Républicains aux zemmouristes en passant par le Rassemblement national et les chroniqueurs des médias Bolloré. Extrait de notre rapport Le réseau Atlas, la France et l'extrême-droitisation des esprits.
« Tous les partenaires du réseau Atlas ne se concentrent pas sur l'obtention de résultats tangibles à court terme. De nombreux partenaires du réseau Atlas se sont concentrés sur des activités éducatives axées sur le développement des talents, afin que les jeunes exposés aujourd'hui au libéralisme classique puissent occuper des postes à responsabilités dans une ou deux décennies. Cela demande de la patience et de la persévérance. Cela signifie qu'il faut supporter un certain risque de voir ses efforts réduits à néant. Il existe cependant de merveilleux exemples où la stratégie à long terme s'est avérée tout à fait justifiée », explique Brad Lips, directeur du réseau Atlas, dans un ouvrage intitulé « The Freedom Movement : its Past, its Present and Future ». Il cite en exemple la Federalist Society, dont cinq des anciens membres siègent maintenant à la Cour Suprême des États-Unis, ainsi que l'Estudos Empresariais au Brésil, dont plusieurs membres ont rejoint le gouvernement Bolsonaro. On peut aussi penser au Leadership Institute, partenaire de longue date du réseau Atlas.
Cet organisme de formation des leaders conservateurs aux États-Unis a été fondé peu avant la constitution du réseau, en 1979, par le militant républicain Morton Blackwell. En 2022, le Leadership Institute annonçait avoir formé son 250 000e activiste depuis sa création [1]. Parmi ses alumni, on retrouve des personnalités politiques, le plus célèbre étant sans doute Mike Pence, devenu vice-président de Donald Trump entre 2017 et 2021, mais aussi des lobbyistes, des chroniqueurs et journalistes ou encore des activistes. Comme Lila Rose, fondatrice et présidente de l'organisation anti-avortement Live Action, très active aux États-Unis et au-delà, ou encore de nombreuses membres de Moms for Liberty, une organisation ultra-conservatrice qui mène des campagnes agressives contre tout enseignement ou livre qui traiterait de l'orientation sexuelle, de l'identité de genre ou du racisme dans les écoles. Le Leadership Institute propose un vaste catalogue de formations, dans les domaines de la communication, de la prise de parole en public ou de la collecte de fonds. L'idée est de former un grand nombre de militants conservateurs, de les faire monter en compétence et de les soutenir, notamment grâce au réseau des « alumni ».
En 2000, le Leadership Institute accueille un stagiaire français, Alexandre Pesey, pour qui cette formation sera « décisive ». Il dit y avoir appris l'histoire du mouvement conservateur aux États-Unis, y avoir découvert les auteurs libertariens, la collecte de fonds et le travail avec les médias (le Leadership l'aidera à intégrer CNN) [2]. Il fera aussi sa thèse sur le Heartland Institute, un autre membre d'Atlas. Inspiré par son travail auprès de Morton Blackwell et par les méthodes des conservateurs américains, Pesey crée en 2003 la bourse Tocqueville, qui permet à de jeunes Français âgés de 20 à 28 ans de se rendre aux États-Unis pour se familiariser avec le conservatisme américain, en rencontrant des responsables politiques et des membres de groupes de réflexion et en participant à des séminaires pratiques. Agnès Verdier-Molinier en est l'une des premières bénéficiaires en 2004 (voir L'Ifrap : bon élève du réseau Atlas, et lobby des 10% les plus riches). La même année, Alexandre Pesey crée en France un organisme de formation sur le modèle du Leadership Institute américain : l'Institut de formation politique (IFP), qu'il monte avec l'avocat Jean Martinez, et Thomas Millon, le fils de Charles Millon. En 2008, le centre de formation reçoit un prix de 10 000 dollars de la fondation Templeton pour avoir formé plus de 200 jeunes aux principes du « libéralisme classique » et du conservatisme, et les avoir « armés de techniques pour les mettre en œuvre efficacement dans la société civile » [3]. En 2017, Pesey gagne aussi le « Think Tank Shark Tank Award » du réseau [4], un prix doté de 25 000 dollars, pour son projet « Le coquetier » visant à soutenir les « entrepreneurs civiques », c'est à dire des jeunes ayant des projets variés, allant du soutien aux chrétiens d'orient à l'organisation de débats dans les universités sur des sujets comme la procréation médicalement assistée ou « la fiscalité qui tue l'initiative » [5]. L'IFP est aussi ou a été un partenaire de la Federalist Society [6].
L'Institut de formation politique aurait reçu des fonds de Bernard Zimmern (fondateur de l'Ifrap et de Contribuables associés) et de Claude Razel, héritier du groupe industriel Razel Bec [7]. Il ne touche aucun financement public mais fonctionne grâce à des dons défiscalisés [8]. Charles Gave (financeur de l'extrême-droite) et l'ancien banquier François Billot de Lochner, proche de Marion Maréchal et admirateur de Zemmour, feraient partie des donateurs [9]. De même que Laurent Meeschaert, héritier du groupe Meeschaert, une société de gestion de patrimoine créée par son grand-père, qui soutient aussi des médias identitaires et la campagne d'Eric Zemmour [10].
Via Alexandre Pesey, l'IFP est étroitement lié à tous les partenaires français du réseau Atlas. Charles Gave (institut des libertés), Nicolas Lecaussin (Iref), Cécile Philippe (Institut Molinari), Agnès Verdier-Molinié et Samuel Servière (Ifrap) font partie des intervenants de l'école : économiquement, les auditeurs seront bien formés aux idées libertariennes. Les autres intervenants indiquent que les enseignements penchent vers l'extrême-droite de l'échiquier politique, puisque l'IFP invite pour ses conférences des personnalités politiques comme Jordan Bardella, François-Xavier Bellamy, Eric Ciotti, Philippe de Villiers, Marion Maréchal, Eric Zemmour, Julien Rochedy... Ou encore Régis Le Sommier, journaliste aux positions controversées sur la Syrie et la Russie, qui dirige le média d'extrême-droite Omerta, et Bernard Lugan, historien très critiqué pour ses erreurs factuelles et sa défense de la colonisation ou de l'apartheid, « monsieur Afrique » du candidat Eric Zemmour en 2022.
Cette proximité avec l'extrême-droite semble s'être considérablement renforcée au moment des mobilisations de la Manif pour tous. L'IFP aurait alors bénéficié d'un certain engouement. Samuel Lafont, très engagé contre le mariage pour tous, est ainsi passé par l'institut (et a reçu plusieurs prix), de même que Vivien Hoch, qui participait lui aussi aux manifestations anti-mariage pour tous avant de monter le comité Trump France [11]. Il est aujourd'hui formateur à l'IFP [12]. Ludivine de la Rochère, présidente de la Manif pour tous, est aussi l'une des intervenantes de l'institut. Dans un entretien à Libération, Alexandre Pesey expliquait que les centres d'intérêts des élèves avaient pu évoluer avec les années et l'actualité : grèves et endettement en 2004, puis l'effet « manif pour tous » en 2013-2014, sécurité et terrorisme en 2017. Cette diversité de sujets permet à plusieurs droites de se croiser... voire de converger.
En 2019, l'IFP était partenaire de la Convention de la droite, qu'Alexandre Pesey compare à la CPAC (Conservative Political Action Conference) aux États-Unis [13]. Dans son intervention, le directeur de l'institut rêve d'une union des droites dures : « Si on demande quel est le principal problème de notre temps, certains vont répondre que c'est l'intervention de l'État. Appelons-les les libéraux. D'autres vont considérer que c'est le relativisme. L'antidote : la vérité. Appelons-les les conservateurs. D'autres se désolent du fossé croissant entre le peuple et une élite globalisée, appelons-les les souverainistes. D'autres nous disent que le drame de notre temps, c'est le déracinement et l'invasion migratoire, eux nous appellent au ressourcement culturel et à la remigration, appelons-les les identitaires. Ces quatre grandes familles ont été trop souvent face à face. Pour le plus grand plaisir de la gauche. Aujourd'hui, elles sont côte à côte pour défendre la liberté d'expression, la solidarité, la famille naturelle, l'occident (…) Il faut s'allier et s'engager pour la France [14]. »
Pesey est un homme de réseau et croit dans les alliances, y compris internationales. Lors de la conférence « National Conservatism » (NatCon) de 2020 à Rome, à laquelle participent aussi Marion Maréchal, Giorgia Meloni et Viktor Orban, le directeur de l'IFP axe son intervention sur la double menace de la mondialisation et de l'islamisation. Il présente l'islam comme un « empire » qui gagnerait en faisant appliquer ses « lois coraniques » depuis la base, et grâce « aux ventres de leurs femmes » [15]. À l'été 2023, alors que de violentes manifestations secouent la France suite à la mort de Nahel, un adolescent tué par un policier lors d'un refus d'obtempérer, Pesey développe une vision apocalyptique lors d'une interview avec la journaliste états-unienne Sandy Rios, racontant que des hordes d'hommes musulmans, en âge de combattre, ont envahi la France pour y constituer des zones de non-droit ou que les chrétiens seraient aujourd'hui persécutés dans l'Hexagone [16]. Il semble ainsi vivre dans un univers de guerre des religions et des civilisations dans lequel il voit cependant un espoir : les centaines de jeunes qu'il forme à l'IFP, qui pourront devenir de bons leaders pour défendre la France et remplacer la génération de mai 68 en politique, dans les médias et dans la société civile.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donEn 2022, Alexandre Pesey estimait avoir formé plus de 2200 jeunes, avec une « nette accélération ces dernières années » [17]. Début 2024, le site de l'IFP affiche 3000 auditeurs. En 2014, le réseau Atlas décrivait la mission de l'IFP comme le fait « d'accroître le nombre et l'efficacité des dirigeants et des militants conservateurs et libéraux classiques dans le domaine des politiques publiques ». Pour cela, l'institut allait « identifier, recruter, former et placer des conservateurs et des libéraux classiques respectueux des principes et travailleurs dans l'ensemble du processus d'élaboration des politiques publiques » [18]. Les formations sont courtes, sous forme de séminaires sur quelques week-ends. On s'y penche sur les « valeurs de la droite », la fiscalité (trop lourde), la façon de libérer les entreprises des contraintes juridiques et réglementaires ou la lutte contre le « wokisme ». Mais on y propose surtout des entraînements pratiques sur comment communiquer, convaincre, mener une campagne, tenir un entretien radio ou télévisé.... À la sortie, les élèves doivent maîtriser l'art des éléments de langage et de la posture pour porter leurs causes. À travers l'IFP, ils se constituent aussi un réseau.
L'idée est ensuite de passer à l'action. Dans le champ politique bien sûr, en devenant collaborateur d'élu, élu local... à droite toute, évidemment. Des auditeurs de l'IFP sont ainsi engagés auprès de François Fillon ou de Valérie Pécresse [19]. En 2022, c'est Eric Zemmour qui semble susciter l'engouement : « Quand on demande aux étudiants de l'IFP leur source d'inspiration, Zemmour est le nom qui revient le plus », révèle Alexandre Pesey dans l'enquête d'Etienne Girard sur le candidat d'extrême droite, Le radicalisé. L'IFP facilite les mises en contact, sans doute d'autant plus aisément que son directeur opérationnel, Benoît Perrin, aurait lui-même participé aux réunions au domicile de Sarah Knafo où se préparait la candidature du polémiste [20]. Parmi les « lieutenants » de Zemmour en 2022, Samuel Lafont, Stanislas Rigault, René Boustany ou Garen Shnorhokian ont été auditeurs de l'IFP.
Mais ces derniers ne s'engagent pas qu'auprès du mouvement Reconquête. En 2017, Lafont et Boustany soutenaient la campagne de François Fillon [21]. En octobre 2023 encore, l'IFP annonçait qu'après les élections sénatoriales, plusieurs de ses anciens étudiants avaient franchi les portes du Sénat, en tant qu'élus ou collaborateurs, et que ceux-ci représentaient 23% des sénateurs de moins de 40 ans [22]. Sans que le détail des partis politiques concernés ne soit précisé.
Dans la même enquête
Dans la droite ligne des préceptes d'Antony Fisher et du réseau Atlas, Alexandre Pesey destine également ses auditeurs à la bataille des idées dans les médias et dans la société civile. Les élèves du très conservateur institut sont ainsi encouragés à s'engager dans le syndicalisme étudiant, dans des associations, sur les réseaux sociaux. Si une grande partie des initiatives reste assez confidentielle, d'autres parviennent à gagner une certaine audience [23]. Toute l'équipe fondatrice de SOS Chrétiens d'Orient est ainsi passée par l'IFP, de même qu'Alice Cordier, fondatrice du collectif féministe identitaire Némésis, ou encore Thaïs d'Escuffon, ancienne porte-parole de Génération identitaire reconvertie en influenceuse « tradwife » qui prône le cantonnement des femmes aux rôles de mère et d'épouse.
Rien de plus efficace pour augmenter encore la visibilité de ces idées que de pouvoir compter sur des journalistes eux aussi formés à l'IFP. À l'image de Charlotte d'Ornellas, l'une des intervenantes stars de Cnews, mais encore de Jules Torres ou Baudouin Wisselmann, ex-Valeurs Actuelles passés respectivement au JDD et à Radio Courtoisie, ou Louis Lecomte et Maguelonne de Gestas qui travaillent pour Le Figaro. Cette dernière a également suivi une formation au Leadership Institute, où elle a pu découvrir le mouvement conservateur aux États-Unis, qui semble l'avoir impressionnée : « Malheureusement, le conservatisme français n'a pas connu le même engouement qu'aux États-Unis. (…) En France, au contraire, nous avons connu (…) une émergence de la gauche, qui prônait le renversement du sens moral de la société française [24]. »
En 2018, l'IFP a lancé un Institut Libre du Journalisme (ILDJ) pour former des journalistes conservateurs en cinq à dix week-ends. Le projet est financé par la Fondation Notre-Dame [25] et des levées de fonds de la Nuit du Bien commun, soirée caritative de la sphère catholique et conservatrice fondée notamment par l'entrepreneur multi-millionnaire Pierre-Edouard Stérin, qui se revendique libertarien. Pour Alexandre Pesey comme pour Maguelonne de Gestas (qui a pitché le projet à la Nuit du bien Commun en 2020), l'ILDJ vise à former des journalistes conservateurs « ancrés dans le réel » – un réel qui serait ignoré par une presse trop à gauche [26]. Pourtant, aussi bien Pesey lui-même que nombre d'auditeurs de l'IFP semblent avoir des difficultés avec les faits – Charlotte d'Ornellas, par exemple, a été épinglée pour une utilisation assez fantaisiste de chiffres sur les migrations [27].
Les débouchés principaux pour les auditeurs de ces écoles restent des médias ancrés à droite et très à droite – Cnews, Valeurs Actuelles, Europe 1, le JDD –, les mêmes qui relaient déjà facilement les messages des autres partenaires du réseau Atlas. L'essentiel des intervenants de l'IFP issus du monde médiatique vient aussi de ces titres (Geoffroy Lejeune, Christine Kelly, Laurent Dandrieu, Elisabeth Levy, Eugénie Bastié, Mathieu Bock-Coté...), même si quelques-uns sont liés à des médias considérés comme moins radicaux comme Nicolas Doze (BFM), Christophe Barbier (L'Express) ou Daniel Riolo (RMC).
« Avant, il n'y avait pas d'opposition aux médias maintream. Mais aujourd'hui, grâce à quelques milliardaires et particulièrement un, qui a acheté beaucoup de médias, on a totalement changé le débat public en France. En gros, nous avons eu Fox News en France et ça change complètement le spectre du débat », expliquait Alexandre Pesey lors d'une conférence en ligne de la Common Sense Society [28]. S'il ne cite pas ce milliardaire, on reconnaît évidemment Vincent Bolloré, son rachat de nombreux médias et la création de Cnews. qui peut effectivement rappeler Fox News avec ses innombrables rappels à l'ordre et sanctions de la part de l'Arcom (notamment pour manquement à l'exigence d'honnêteté et de rigueur de l'information, propos injurieux, humiliants, homophobes...) [29]. Malgré cela, la chaîne augmente constamment sa part de marché au point d'arriver en seconde place des chaînes d'information continue derrière BFM pour l'année 2023.
La couverture médiatique est essentielle pour avoir une influence sur le « climat des idées » et les médias de Bolloré ont sans aucun doute aidé la minorité des libertariens conservateurs français à acquérir du poids dans le débat public ; Quand la chaîne est critiquée pour sa partialité et auditionnée dans le cadre d'une commission d'enquête parlementaire, l'IFP lui apporte un soutien franc et massif : « On ne bâillonne que la bouche qui dit vrai [30]. » L'institut sent-il ses futurs « leaders » et porte-paroles menacés par la récente décision du Conseil d'État qui, pour apprécier le respect du pluralisme de l'information d'une chaine de télévision, enjoint à l'Arcom de prendre en compte « la diversité des courants de pensée et d'opinions représentés par l'ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités » ?
Anne-Sophie Simpere
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Photo : Wik8dude cc by-sa
[1] Matthew Hurtt, « Five Questions with Leadership Institute's 250,000th Graduate », Leadership Institute, 18 juillet 2022 - https://leadershipinstitute.org/news/?NR=15991
[2] Lauren Hart, « A Conservative Entrepreneur in France », Leadership Institute, 10 juillet 2012 - https://www.leadershipinstitute.org/news/?NR=8243
[3] Communiqué du réseau Atlas, « Sixteen Think Tanks Receive Recognition for Important Work In Advancing Liberty », 20 octobre 2008 : https://web.archive.org/web/20220525223911/https://ifuturo.org/wp-content/uploads/attachments/2170_Nota%20de%20prensa%20ATLAS%20definitiva.pdf
[5] LE COQUETIER avec Alexandre PESEY - La Nuit du Bien Commun 2017 : https://www.youtube.com/watch?v=aSaR3iHlIeg
[6] L'IFP est présenté comme un partenaire de la Federalist Society dans le rapport annuel 2013 de cette dernière : https://fedsoc-cms-public.s3.amazonaws.com/update/pdf/0iamvscuGSyYpH9TNtkLz5qygeRLZuyh1LsV3QqY.pdf#page=12
[7] La Lettre, « IFP, pouponnière partagée de la droite et de l'extrême droite », 9 février 2017 - https://www.lalettre.fr/fr/action-publique_partis-et-elections/2017/02/09/ifp-pouponniere-partagee-de-la-droite-et-de-l-extreme-droite,108211073-art
[8] Une bonne droite, « Défiscalisation : soutenir des causes patriotes à moindre coût », 28 décembre 2023. https://www.unebonnedroite.fr/blogs/articles/defiscalisation-reduire-vos-impots-tout-en-soutenant-des-causes-patriotes
[9] Victor Boiteau, « A l'IFP, la jeunesse de droite fait l'école identitaire », Libération, 8 octobre 2021 - https://www.liberation.fr/politique/elections/a-lifp-la-jeunesse-de-droite-fait-lecole-identitaire-20211008_S3UD5VHRXRGUXIVG6TAGLFUJHM/?redirected=1
[10] Jérémie Baruch, Maxime Vaudano, Vincent Nouvet et Anne Michel, « Derrière Eric Zemmour, les cinquante lieutenants d'une campagne d'extrême droite », Le Monde, 12 décembre 2021 - https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2021/12/12/derriere-eric-zemmour-les-cinquante-lieutenants-d-une-campagne-d-extreme-droite_6105788_4355770.html
[11] Nolwenn Le Blevennec, « Cet homme est le plus grand fan français de Donald Trump », Le Nouvel Obs, 21 novembre 2016 - https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-politique/20161007.RUE3980/cet-homme-est-le-plus-grand-fan-francais-de-donald-trump.html
[12] Voir le profil Linkedin de Vivien Hoch : https://www.linkedin.com/in/vivien-hoch-71483442/?original_referer=https%3A%2F%2Fwww%2Egoogle%2Ecom%2F&originalSubdomain=fr
[13] Voir le post sur la page Facebook de L'Incorrect, le 6 septembre 2019 : « Alexandre va Pesey dans le game ! Le directeur de l'Institut de Formation Politique sera présent dans l'octogone de la Convention de la droite 2019 le 28 septembre. Venez avec lui participer à l'événement le plus important pour la droite de la décennie qui vient. » - https://www.facebook.com/watch/?v=741313279667188
[14] Intervention d'Alexandre Pesey - Convention de la droite 28 septembre 2019 : https://www.youtube.com/watch?v=plp9XwFI9sU
[15] Intervention d'Alexandre Pesey à la conférence National Conservatisme à Rome, en Italie, le 4 février 2020, sur le thème “The Threats to Nationalism in Europe” : https://nationalconservatism.org/natcon-rome-2020/presenters/alexandre-pesey/
[16] Sandy Rios 24/7, « France in Crisis...Alexandre & Kate Pesey on their Beloved Country », 24 juillet 2023 : https://podcasts.apple.com/us/podcast/france-in-crisis-alexandre-kate-pesey-on-their-beloved/id400516424?i=1000622162346 . Lors d'une conférence de la Common Sense Society ( https://commonsensesociety.substack.com/p/video-whats-really-drove-frances), Alexandre Pesey a aussi expliqué que la police ne répondait pas aux émeutiers et qu'elle était très clémente avec eux, malgré le déploiement de dizaines de milliers de policiers, y compris des unités d'élite (Raid, Gign, BRI), et le fait qu'il y ait eu plus d'un millier d'interpellation et plusieurs cas de violences policières recensés sur la période, pendant cette période, du crâne fracassé d'Hedi à la mort de Mohamed Bendriss (ciblé par des tirs de LBD) en passant par des jeunes éborgnés (Abdelkarim Y., Jalil)
[17] Hadrien Péyrier, « Trois questions à Alexandre Pesey », Le nouveau conservateur, 9 septembre 2022 - https://lenouveauconservateur.org/rubriques/culture-civilisations/trois-questions-a-alexandre-pesey/
[18] Atlas Network, Institute Directory, mai 2014 : https://ia902702.us.archive.org/16/items/2014-atlas-network-xlsx-directory/2014%20Atlas_Directory.xlsx%20-%20Institute%20Directory.pdf
[19] « J'ai repris cet été la responsabilité des Jeunes Républicains des Yvelines sur proposition de Valérie Pécresse, et j'ai aussi été chargée de sa campagne digitale », raconte par exemple Flora, auditrice de l'IFP, sur le site de l'école en 2016 https://ifpfrance.org/2016/01/13/flora-de-tous-les-combats-a-21-ans/
[20] Etienne Girard, Le radicalisé. Enquête sur Eric Zemmour, éd. du Seuil, oct. 2021
[21] Jérémie Baruch, Maxime Vaudano, Vincent Nouvet et Anne Michel, « Derrière Eric Zemmour, les cinquante lieutenants d'une campagne d'extrême droite », Le Monde, 12 décembre 2021 - https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2021/12/12/derriere-eric-zemmour-les-cinquante-lieutenants-d-une-campagne-d-extreme-droite_6105788_4355770.html
[22] Voir le message sur le compte X de l'IFP le 4 octobre 2023 : « Grande Nouvelle pour l'IFP ! Nous sommes fiers de vous annoncer qu'aujourd'hui plusieurs de nos anciens étudiants ont franchi les portes du Sénat en tant que sénateurs et collab. parlementaires. Un fait marquant : 23% des sénateurs de - de 40 ans proviennent de l'IFP » https://twitter.com/ifpfrance/status/1709506847969812806
[23] Nathalie Gathié, « Comment la droite de la droite mène sa reconquête médiatique », La Lettre, 23 octobre 2023 - https://www.lalettre.fr/fr/medias/2023/10/23/comment-la-droite-de-la-droite-mene-sa-reconquete-mediatique,110079551-ge0
[24] Maguelonne DeGestas, « The American Conservative Movement – An Outsider's Perspective », Leadership Institute, 14 février 2020 - https://leadershipinstitute.org/news/?NR=14574
[25] La Fondation Notre dame est une association caritative catholique fondée par Monseigneur Jean-Marie Lustiger : https://www.fondationnotredame.fr/
[26] Eric Martin, « Alexandre Pesey : “Le conformisme politique des écoles de journalisme et des médias dissuade depuis longtemps des jeunes de conviction de se lancer dans le journalisme” », Nouvelles de France, 5 septembre 2018 - https://ndf.fr/politique/05-09-2018/alexandre-pesey-le-conformisme-politique-des-ecoles-de-journalisme-et-des-medias-dissuade-depuis-longtemps-des-jeunes-de-conviction-de-se-lancer-dans-le-journalisme/
[27] CNews, Punchline, 5 septembre 2018 - https://x.com/clemovitch/status/1043043430870523904?s=20
[28] Elad Vaida, « VIDEO : What Really Drove France's Violent Riots ? », Common Sense Society, 11 juillet 2023 – passage à 21'30 - https://commonsensesociety.substack.com/p/video-whats-really-drove-frances
[29] Adel Miliani, « C8 et CNews : plus de 40 rappels à l'ordre de l'Arcom, dont la moitié depuis trois ans », Le Monde, 13 mars 2024 - https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2024/03/13/c8-et-cnews-plus-de-40-rappels-a-l-ordre-de-l-arcom-dont-la-moitie-depuis-trois-ans_6221708_4355770.html
[30] Voir le message sur le compte X de l'IFP le 15 mars 2024 : « « Toute censure est un aveu. On ne bâillonne que la bouche qui dit vrai. » Pierre Gripari #CNEWS » https://twitter.com/ifpfrance/status/1768562574738543039
06.06.2024 à 07:30
Jeremy Walker, professeur à l'University of Technology de Sydney en Australie, étudie depuis des années les agissement du réseau Atlas dans son pays et au niveau international. Pour lui, l'opposition aux politiques climatiques et environnementales est la clé du développement du réseau depuis les années 1980, et explique son alignement sur des positions ultraconservatrices sur les sujets de société. Rencontre.
Comment est-ce que vous avez commencé à vous intéresser au réseau Atlas ? (…)
Jeremy Walker, professeur à l'University of Technology de Sydney en Australie, étudie depuis des années les agissement du réseau Atlas dans son pays et au niveau international. Pour lui, l'opposition aux politiques climatiques et environnementales est la clé du développement du réseau depuis les années 1980, et explique son alignement sur des positions ultraconservatrices sur les sujets de société. Rencontre.
Comment est-ce que vous avez commencé à vous intéresser au réseau Atlas ?
Jeremy Walker : Si je remonte aux origines, je crois que je pourrais aller jusqu'à mes années étudiantes, où on manifestait contre la destruction des forêts primaires. Les entreprises forestières nous accusaient de nous mettre en travers de la croissance économique et de l'emploi. Cette vision économique où les ressources seraient infinies et pourraient être exploitées jusqu'au bout, sans conséquences, m'a interpellé. Cela a continué en 1992 avec les conférences internationales sur la biodiversité ou le climat, avec beaucoup de frustration à chaque fois, car il n'y avait pas d'accord ambitieux. Et à côté, dans les médias, il y avait des discours qui remettaient en cause l'existence même des dérèglements climatiques, portés par des économistes. Pourquoi ces économistes contredisaient-ils la science ? Je me suis intéressé au néo-libéralisme, puis j'ai lu The Road from Mont Pèlerin [1]… C'est quand on établit leurs liens avec l'industrie fossile, qui a financé très tôt la construction de ces réseaux, que ce narratif prend tout son sens. Sinon ça n'a aucune logique de clamer que les ressources seraient infinies, qu'il n'y a pas de limites écologiques et que tous les scientifiques du GIEC se trompent. En réalité, ces « économistes » servent surtout à porter les revendications des grandes entreprises, en les masquant derrière un discours académique.
Dès 1976, John Bonython, l'un des fondateur de l'entreprise pétrolière australienne Santos, écrit à propos du fondateur du réseau Atlas, Antony Fisher : « Fisher a une technique qui consiste à amener les universitaires à dire et à écrire en leur propre nom ce que les entreprises ne peuvent pas dire pour elles-mêmes. [...] La méthode de Fisher me semble être la meilleure que j'aie jamais rencontrée (…) [Cette méthode] n'est pas sporadique, c'est un processus continu [2]. » Le réseau Atlas a reçu des financements d'Exxon, mais aussi de milliardaires qui ont bâti leurs fortunes sur le pétrole, le tabac, d'autres industries polluantes ou la finance (Scaife Foundation, Koch Industries…). En Australie, les subventions qui ont permis de fonder le Center for independant studies (CIS) en 1979, qui rejoindra ensuite le réseau Atlas, viennent de Santos, Shell, BHP, Rio Tinto, Western Mining Corporation (WMC).
L'opposition aux politiques climatiques est l'un des enjeux clés derrière l'expansion massive du réseau Atlas
Dès la fin des années 80, le public commençait à être informé des risques de dérèglement climatique à cause des énergies fossiles – une information que les entreprises pétrolières avaient depuis longtemps. Ces dernières ont alors orienté leurs stratégies de relations publiques avec l'idée « d'accentuer l'incertitude ». Il y a eu les premiers groupes climato-sceptiques, les premiers ouvrages sur le sujet comme celui de Fred Singer, qui a également créé en 1990 le Science & Environmental Policy Project (SEPP), qui a été domicilié à la même adresse que les bureaux du réseau Atlas, et ensuite de la Fondation Charles Koch. Pour autant que je sache, toutes les campagnes pour s'opposer aux politiques climatiques depuis la fin des années 80 ont des liens, d'une nature ou d'une autre, avec le réseau Atlas. Et je pense que cette opposition aux politiques climatiques est l'un des enjeux clés derrière l'expansion massive du réseau (d'une quarantaine de think tanks fin des années 90 à plus de 500 aujourd'hui).
Dans plusieurs pays, on voit aussi que ces think tanks portent des idées très conservatrices socialement, à côté du libéralisme économique, et se rapprochent de l'extrême-droite. A quoi est lié cet agenda réactionnaire selon vous ?
Il n'y a rien de libéral dans le néo-libéralisme : ils travaillent pour les multinationales, ils ne veulent pas de taxes sur les entreprises, pas d'obstacles aux transferts des capitaux, ils veulent maximiser les profits… La démocratie ne les arrange pas forcément. Ils ne veulent pas d'un parlement fort qui va pouvoir établir des régulations environnementales ou mettre en place des politiques de redistribution. Dans les années 1980 et 1990, ils ont largement gagné la « guerre économique » de la mondialisation : ils ont eu le libre-échange, des tribunaux d'arbitrage, la dérégulation de la finance… Bien sûr, ils continuent à se battre sur le plan économique : on a encore une éducation publique, un système de santé publique, auxquels ils s'attaquent. Mais ils ont beaucoup avancé dans ces domaines là aussi. En Australie, par exemple, les écoles privées reçoivent aujourd'hui plus de fonds que les écoles publiques.
Leur nouveau champ de bataille est la « guerre culturelle », qui leur permet d'avoir des votes, de mobiliser une partie de la population en attisant leurs colères, leurs frustrations.
Aujourd'hui, leur nouveau champ de bataille est la « guerre culturelle ». Ca leur permet d'avoir des votes, de mobiliser une partie de la population en attisant leurs colères, leurs frustrations. C'est plus facile de faire réagir les gens sur les sujets de « guerre culturelle » que sur la dérégulation bancaire. Et puis ils peuvent utiliser les idées réactionnaires pour pousser leurs intérêts. Par exemple, ils détestent les aides sociales. Pour les attaquer ils vont utiliser le cliché de la « black welfare queen », c'est-à-dire la mère célibataire afro-américaine qui profite de l'État providence. Cela permet d'avoir le soutien de personnes racistes. En Australie, le racisme a été mobilisé stratégiquement dans la campagne pour s'opposer au référendum accordant des droits aux communautés aborigènes. Et ce, même si l'opposition de départ des think tanks du réseau Atlas repose davantage en réalité sur le fait que donner aux aborigènes une Voix permanente au Parlement national menace l'accès des industries extractives à leurs terres.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donCette campagne contre le référendum « The Voice » est l'un des récent succès du réseau Atlas en Australie. Comment est-ce qu'ils s'y sont pris ?
Il faut savoir que l'Australie est un pays très riche en ressources minérales. Et aussi un État qui n'a pas reconnu ses populations indigènes dans sa constitution. L'an dernier, il y a eu une tentative pour obtenir cette reconnaissance, et le réseau Atlas s'est mobilisé pour que ça échoue. On est passé de 65 % de soutien à la reconnaissance des droits des aborigènes à 40 %. Ils ont été très efficaces, ils ont trouvé un homme et une femme issus de communautés aborigènes qui étaient liés depuis des années à leur think tanks, qui étaient là pour répéter les slogans qu'ils avaient conçus contre le référendum. Et ils les ont envoyés partout, dans tous les médias, tout le temps, comme s'ils représentaient une opinion majoritaire parmi les aborigènes. Ce qui n'était absolument pas le cas.
Les droits constitutionnels des communautés aborigènes sont aussi remis en cause, parce qu'ils sont des obstacles au développement pétrolier et minier, chez notre voisin néo-zélandais. Le traité de Waitangi de 1840 reconnaît les droits préexistants des Maori à la terre et leur assure une position forte au Parlement. Les think tanks Atlas étaient très opposés à la politique de Jacinda Ardern et ont mené des campagnes contre elle, jouant sur les colères des électeurs autour de la gestion de la crise du covid ou l'opposition au vaccin. Maintenant, le nouveau gouvernement veut s'attaquer aux droits des populations indigènes et au traité de Waitangi. Parmi les ministres, on trouve David Seymour, qui sera vice-premier ministre à partir de mars 2025 (selon l'accord de coalition), et qui a travaillé pour des think tanks du réseau Atlas au Canada (Frontier centre for public policy et Manning Center) et a suivi un programme de formation de l'Atlas Network, le think tank MBA.
Sur quels autres sujets les partenaires d'Atlas en Australie sont-ils mobilisés ?
En parlant constamment du nucléaire dans les médias, les think tanks du réseau Atlas ont réussi à changer les termes du débat public.
En Australie, nous avons sept ou huit partenaires du réseau Atlas, les deux plus gros étant l'Institute of Public Affairs (IPA) et le CIS, l'un portant des discours qui vont apparaître plus raisonnables, à destination des classes moyennes, du monde du business, et l'autre beaucoup plus virulent et radical. Mais tous coordonnent dans une certaine mesure leurs campagnes. En ce moment, on a une énorme campagne visant à convaincre le public qu'il y a besoin d'énergie nucléaire en Australie. Ce qui est fou, c'est que personne ne proposait ça sérieusement avant. On s'est opposés aux mines d'uranium, aux essais nucléaires français dans le Pacifique... Et aujourd'hui, alors que l'on pourrait avoir un déploiement massif des énergies renouvelables, avec du solaire et de l'éolien peu coûteux, on a cette idée ridicule qu'on aurait besoin de nucléaire. Les réacteurs, on mettrait dix à vingt ans à les construire, on n'a pas les ressources en eau pour les refroidir, et les « mini-réacteurs » dont on nous parle, ça n'existe pas et aucune communauté n'en voudra à côté de chez elle. Tout ça vise à empêcher que l'on développe les renouvelables le plus vite possible, avec notre potentiel énorme. Mais, en parlant constamment du nucléaire dans les médias, les think tanks du réseau Atlas ont réussi à changer les termes du débat public, et les oppositions se sont engouffrées dedans.
Ils ont aussi des campagnes systématiques contre l'éolien offshore, qui permettrait de se passer de l'électricité à base de charbon ou de gaz dans les grandes villes. Elles sont menées sur le même modèle que les campagnes similaires aux États-Unis, avec des fausses informations conçues là-bas et diffusées à travers des groupes Facebook ou d'autres canaux. D'une part, il va y avoir de fausses « associations locales » (community groups) qui sont montées. Aux États-Unis, des journalistes ont montré que des partenaires d'Atlas étaient derrière, comme le Caesar Rodney Institute ou le Heartland Institute. En Australie, c'est pareil : on se retrouve face à des organisations un peu mystérieuses, et derrière on se rend compte que leurs « experts » ont des liens avec l'IPA, le CIS ou d'autres think tanks du réseau. Et d'autre part, ces campagnes se basent sur une fake news » : que les éoliennes offshore tueraient les baleines. Ce n'est pas vrai, mais ils le répètent partout.
Comment ces think tanks peuvent-ils avoir autant d'influence, et comment pourrait-on la réduire ?
Ils ont des entreprises et fondations très puissantes derrière eux – on a déjà parlé des géants du gaz et du pétrole, des banquiers. Mais il y a aussi des liens avec l'empire Murdoch par exemple. Le père de Rupert Murdoch, Keith Murdoch, a été l'un des co-fondateur de l'IPA en Australie. Et ces think tanks ont toujours quelqu'un de prêt à aller à une interview à la télévision. Ici les médias sont très concentrés, et les médias Murdoch sont dominants.
Les porte-parole des partenaires du réseau Atlas peuvent aller y dire ce que les entreprises ne peuvent pas exprimer directement, sans être accusés de défendre des intérêts établis. Ils se font appeler « Instituts » pour avoir l'air universitaire, ils se qualifient de « fellow », « researchers », mais ils ne sont pas vraiment des centres de recherche. D'ailleurs, ils passent aussi du temps à tenter de discréditer de vrais chercheurs, notamment en sciences sociales. Comme ils le formulent eux-mêmes, leur rôle est de « propagandiser » des idées pour le compte d'entreprises qui restent cachées. C'est de la propagande car ils trompent le public à des fins politiques. Ils diffusent des messages qui sont faux : les changements climatiques n'existent pas, les éoliennes tuent les baleines, les communautés aborigènes ne veulent pas la reconnaissance de leurs droits… Et ils cachent les intérêts commerciaux qu'ils défendent (ceux de très grandes entreprises) ainsi que le fait qu'ils coordonnent leur action à travers le réseau Atlas.
Il est donc important d'exposer ces liens et ces intérêts. De préciser qu'une personne appartient au réseau Atlas quand elle s'exprime pour influencer l'opinion ou les décideurs. Ils détestent ça. Leur succès tient aussi au fait qu'ils bombardent le public de messages prétendument « indépendants » en faisant croire qu'ils viennent de plusieurs sources, alors qu'ils viennent tous d'une même source : le réseau Atlas et ses alliés les médias. Ils n'aiment donc pas qu'on montre ça non plus.
Propos recueillis par Anne-Sophie Simpere
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Photo : King Coal, sculpture de Louis Pratt, par Ashlet cc by-nc-nd
03.06.2024 à 11:00
Pour faire face à la pandémie de Covid-19, puis à la hausse sans précédent des prix de l'énergie et de l'alimentation, les gouvernements européens ont débloqué des sommes inédites. Les exemples de la France, de l'Espagne et de la Belgique suggèrent que ces financements de crise ont bénéficié principalement aux entreprises et au monde des affaires, plutôt qu'aux gens et aux services publics. Nouveau rapport du réseau ENCO.
À l'approche des élections européennes, il est nécessaire d'évaluer (…)
Pour faire face à la pandémie de Covid-19, puis à la hausse sans précédent des prix de l'énergie et de l'alimentation, les gouvernements européens ont débloqué des sommes inédites. Les exemples de la France, de l'Espagne et de la Belgique suggèrent que ces financements de crise ont bénéficié principalement aux entreprises et au monde des affaires, plutôt qu'aux gens et aux services publics. Nouveau rapport du réseau ENCO.
À l'approche des élections européennes, il est nécessaire d'évaluer ce qui a été mis en place pour faire face à la multicrise actuelle, aggravée par la pandémie, la crise du coût de la vie et par l'invasion russe de l'Ukraine. Le rapport "Les affaires au détriment des gens. Une analyse critique du financement public des réponses aux crises du COVID-19 et du coût de la vie en France, en Espagne et en Belgique fournit un aperçu détaillé du financement public des crises (d'un montant de 456 milliards d'euros) et démontre que les gouvernements français, espagnol et belge, au cours de la période étudiée, n'ont ni donné la priorité aux services socialement nécessaires ni placé le bien-être des personnes et de la planète au centre de leurs politiques publiques.
Peu de mesures ont été prises pour soutenir les personnes les plus vulnérables (femmes exerçant des tâches non rémunérées, jeunes et personnes âgées, migrant·es, travailleur·euses occupant des emplois non réglementés ou informels...). En outre, pendant la période de suspension des règles fiscales européennes, les gouvernements n'ont pas engagé de dépenses publiques pour renforcer les secteurs publics et ainsi garantir les droits collectifs.
En revanche, entre un tiers et la moitié des financements ont été alloués à des entreprises privées. Si l'on tient également compte des aides indirectes, telles que les mesures de protection de l'emploi ou les subventions à l'énergie des ménages, elles ont reçu 69 % (France), 68 % (Espagne) et 58 % (Belgique) des financements publics. Par conséquent, le principal bénéficiaire des mesures de crise a été le secteur privé - par le biais de subventions, de prêts à taux préférentiels, de leviers fiscaux et de garanties publiques -, mais il a également bénéficié d'un soutien indirect - en recevant des milliards d'argents publics pour maintenir sa main-d'œuvre. En outre, ces fonds n'étaient pas tenus de respecter des critères climatiques ou de genre.
31.05.2024 à 07:30
Et si se focaliser sur les personnes de Bernard Arnault ou d'Elon Musk était, d'une certaine manière, un piège, si cela nous empêche de comprendre le fonctionnement des grandes entreprises d'aujourd'hui, les clivages sociaux qui en découlent, et comment elles sont devenues des machines à générer de la richesse pour les actionnaires ? C'est la question que l'on ne peut manquer de se poser à la lecture du récent livre de François-Xavier Dudouet et Antoine Vion, Sociologie des dirigeants de (…)
- Actualités / dirigeants, actionnairesEt si se focaliser sur les personnes de Bernard Arnault ou d'Elon Musk était, d'une certaine manière, un piège, si cela nous empêche de comprendre le fonctionnement des grandes entreprises d'aujourd'hui, les clivages sociaux qui en découlent, et comment elles sont devenues des machines à générer de la richesse pour les actionnaires ? C'est la question que l'on ne peut manquer de se poser à la lecture du récent livre de François-Xavier Dudouet et Antoine Vion, Sociologie des dirigeants de grandes entreprises. Rencontre.
Il y a aujourd'hui beaucoup de colère qui s'exprime contre les « ultra-riches », les milliardaires, les actionnaires, les patrons... Ces différentes figures sont souvent confondues, et de fait Bernard Arnault ou Elon Musk semblent être tout cela à la fois. Dans votre livre, vous insistez au contraire sur la différence entre d'un côté la figure du milliardaire ou de la grande fortune, et de l'autre celle du dirigeant de grande entreprise. En quoi est-il important de faire cette distinction ?
Antoine Vion : Il faut distinguer deux questions. La première est : comment se construit la richesse de ces milliardaires dont on parle beaucoup aujourd'hui ? La seconde, qui est l'objet de notre livre, est : qui sont les gens qui dirigent aujourd'hui les entreprises ? Pour répondre à ces deux questions, il faut revenir sur la spécificité de la société par actions telle qu'elle a été créée au XIXe siècle. La société par actions crée un mode spécifique d'enrichissement lié au statut de l'actionnaire et au mécanisme de l'introduction en bourse. L'introduction en bourse d'une société génère ce que l'on appelle un « surprofit du fondateur », qui est souvent à la source des fortunes colossales que l'on observe aujourd'hui. Une partie des grandes fortunes s'enrichit aussi par plus-values successives, c'est-à-dire par des opérations financières sur les marchés, et en même temps convertissent ces plus-values en acquérant d'autres types d'actifs, immobiliers par exemple.
François-Xavier Dudouet : Traditionnellement, l'enrichissement se faisait par accumulation du capital, et de la rente qui en découlait. La société par actions introduit un nouveau mode d'enrichissement, à travers la valorisation des actions. L'action de Google, au début, valait 0,001 dollar. Elle en vaut aujourd'hui 150. C'est là qu'est l'effet d'enrichissement. C'est un mécanisme difficile à appréhender, tellement difficile que quand les premières grandes fortunes de ce type se constituent à la fin du XIXe siècle, aux États-Unis (les Rockefeller, les Mellon, les Carnegie) et en Europe, cela paraît tellement incroyable, tellement loin de ce que les gens gagnent au quotidien, qu'il semble que, selon le mot de Balzac, cela ne peut venir que d'un crime. L'accumulation de capital ne permet pas de s'enrichir ainsi, donc forcément ils ont fait quelque chose de mal. C'est la même chose aujourd'hui.
Quelle est la place du dirigeant d'entreprises dans cette mécanique ?
François-Xavier Dudouet : Si la société par actions permet ce type d'enrichissement, c'est précisément parce qu'elle sépare – ce qui est une véritable révolution – le capital-action du capital productif. Ce faisant, elle libère les capitalistes du risque lié à la gestion de l'activité économique. Ils ne sont plus soumis qu'au risque financier – lequel est en pratique bien moins risqué que l'activité économique elle-même. Il y a désormais une séparation fonctionnelle entre le bénéficiaire de la rente et le dirigeant du capital productif. D'où l'émergence d'une nouvelle figure, celle qui est l'objet de notre livre : le dirigeant de grande entreprise.
Antoine Vion : Aujourd'hui, les dirigeants de grandes entreprises qui en sont aussi les fondateurs sont, d'un point de vue statistique, très minoritaires. Des théoriciens comme Veblen, Weber ou Marx ont identifié, très tôt, ce phénomène de dissociation. Veblen en parle dans sa Théorie de la classe de loisir et dans Absentee Ownership, dans une perspective de critique morale. Il se focalise précisément sur les pratiques de construction de rente et de consommation de cette classe qu'il appelle « de loisir », c'est-à-dire de cette classe qui n'a plus besoin de travailler pour s'enrichir, pas même de diriger son entreprise, et qu'il distingue très nettement des ingénieurs, sur lesquels il a aussi beaucoup travaillé, qui sont ceux qui font pour ainsi dire tourner la boutique.
Pourquoi, alors, assiste-t-on aujourd'hui au retour du type de critique virulente qui était dirigé il y a un siècle contre les Rockefeller et autres ? La distinction entre milliardaire et dirigeant d'entreprise n'est-elle pas redevenue moins claire ?
Antoine Vion : Il y a eu des changements importants ces cinquante dernières années, que l'on peut faire remonter au Pension Act de 1974 aux États-Unis. Avec cette réforme, le paiement des pensions de retraites va reposer sur des profits réalisés par des fonds spécialisés, comme les fonds de pension, grâce à l'investissement en actions. L'objectif de construire une rente dans le cadre de la retraite par capitalisation engendre une véritable révolution financière. Un autre moment clé est la marche vers la crise de 2007-2008 et la manière dont cette crise se résout. À travers les politiques dites de « quantitative easing », les banques centrales garantissent des taux extrêmement bas, avec pour effet de faire croître la masse monétaire et d'intensifier encore la mécanique de valorisation boursière, de manière absolument inédite. Cela a eu pour effet de faire exploser les grandes fortunes et du même coup les inégalités.
L'explosion de la tech réintroduit sur le devant de la scène des managers de première génération, autrement dit des fondateurs, qui vont bénéficier du même surprofit lors de l'entrée en bourse de leur entreprise que les « barons voleurs » d'il y a un siècle et demi.
François-Xavier Dudouet : On pourrait dire que les ultra-riches surfent en quelque sorte sur des mécanismes macroéconomiques qui leur échappent. Pour revenir à votre question, c'est vrai qu'il y a eu plusieurs moments. La critique des grands milliardaires culmine dans les années 1920 et 1930 avec par exemple le procès intenté à Andrew Mellon par l'administration Roosevelt. Au même moment, Berle et Means publient un livre qui fera date, The Modern Corporation and Private Property, qui explique que ce sont en réalité les dirigeants, les « managers », qui sont aux manettes des grandes entreprises. En découle toute une littérature plus ou moins critique, et qui finira par devenir très bienveillante, présentant les managers comme des Prométhée des temps modernes. Et ce, jusqu'aux années 1970, où les grandes entreprises américaines commencent à connaître des difficultés et à détruire des emplois. On assiste alors chez les économistes à un retour au modèle de la valeur actionnariale, selon lequel les entreprises ne sont pas là pour leurs travailleurs ni leurs clients, mais pour leurs actionnaires. Ces actionnaires ne sont pas seulement des grandes fortunes, mais aussi les fonds qui versent leurs pensions aux retraités. Et bien entendu, dans les années 2000, l'explosion de la tech va réintroduire sur le devant de la scène des managers de première génération, autrement dit des fondateurs, qui vont bénéficier du même surprofit lors de l'entrée en bourse de leur entreprise que les « barons voleurs » d'il y a un siècle et demi.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donOn constate aussi à partir des années 1980 une profonde transformation de la manière dont sont établies les rémunérations patronales, avec des parts variables, des paiements en action et des mécanismes comme les stock-options qui visent précisément à aligner leurs intérêts sur ceux des actionnaires.
François-Xavier Dudouet : Auparavant, les dirigeants se rémunéraient aussi au tantième et à travers ce que l'on appellerait aujourd'hui le délit d'initiés. Autrement dit, ils se rémunéraient en bourse, grâce aux informations qu'ils détenaient. Ce n'était pas contrôlé. Il y a effectivement un changement dans les années 1980, parce que les fonds de pension n'aiment pas prendre de risques. Ils veulent des retours les plus élevés possibles, mais aussi les plus stables possibles. Commence alors une sorte de bureaucratisation de la finance, qui passe à la fois par des réformes de « gouvernance », sur l'indépendance des conseils d'administration ou les droits des actionnaires minoritaires par exemple, mais aussi par une indexation des rémunérations patronales sur la valeur actionnariale. Aujourd'hui, les émissions nouvelles d'actions se font quasi uniquement à destination des hauts dirigeants – et un petit peu des salariés.
Antoine Vion : C'est un mouvement de rationalisation que l'on observe des deux côtés de l'Atlantique, avec une double logique, d'incitation mais aussi de régulation financière. Dès lors qu'il y a des mécanismes d'incitation, il faut des règles du jeu, sinon cela deviendrait trop problématique du fait des asymétries d'information. C'est donc aussi l'époque où l'on criminalise le délit d'initiés. Du même coup, le gain réalisé par les patrons devient transparent – ce qui n'était pas le cas avant.
Vous insistez dans votre livre sur la distinction entre les dirigeants et les actionnaires. Mais en quoi les dirigeants se distinguent-ils des salariés ? Quand Patrick Pouyanné s'est défendu il y a quelques mois contre les critiques sur sa rémunération, il a affirmé être « un salarié comme les autres ». Est-ce vraiment le cas ?
Les dirigeants comme Patrick Pouyanné ne sont pas des actionnaires ou des capitalistes au sens où on l'entend traditionnellement.
François-Xavier Dudouet : C'est faux d'un point de vue juridique, parce qu'il est mandataire social, et ne peut donc pas être un salarié. Ce qu'il touche est une indemnité.
Antoine Vion : C'est aussi faux d'un point de vue sociologique, pour toutes les raisons qu'on vient d'évoquer. Les écarts de rémunération au sein des entreprises sont extrêmement importants.
François-Xavier Dudouet : Et pourtant, les dirigeants comme Patrick Pouyanné ne sont pas non plus des actionnaires ou des capitalistes au sens où on l'entend traditionnellement. Marx l'avait très bien vu, à propos des frères Pereire et du Crédit mobilier, dans un article que nous citons dans notre livre. Il en parle comme d'une nouvelle espèce inclassable : ni des actionnaires, ni des capitalistes financiers, ni des salariés.
Vous passez en revue dans votre livre les recherches faites depuis un siècle et plus sur les grands patrons. Un des éléments qui ressort est que, contrairement à ce que l'on pourrait penser, les dirigeants d'entreprises sont rarement des « héritiers ».
François-Xavier Dudouet : Lorsque l'on parle des grands patrons, on a souvent en tête des Bernard Arnault ou des Elon Musk – des individus riches à milliards. Mais ce ne sont pas ces gens là que l'on voit en majorité à la tête des grandes entreprises. Certes, beaucoup de dirigeants sont issus de de milieux privilégiés, les classes supérieures au sens de l'INSEE : des médecins, des professeurs d'université. Mais cela représente un cinquième de la population active, beaucoup plus que les « 1% ». Les critères qui font accéder à la direction des grandes entreprises, c'est d'abord le diplôme – qui est certes lié à l'origine sociale des parents, on le sait, mais qui n'est pas réservé aux fils de milliardaires. On a aussi des cas qui ne sont pas anodins de patrons qui viennent des classes populaires. En outre, ce n'est pas seulement parce qu'on a un diplôme – y compris de Polytechnique, de l'ENA ou de Harvard – que l'on devient grand patron. Bref, il n'y a pas d'automaticité à devenir patron de par ses origines sociales, comme le laisserait entendre l'idée de reproduction. C'est ce que nous voulions nuancer.
Antoine Vion : Un des problèmes de la thèse de la reproduction sociale appliquée aux dirigeants de grandes entreprises, c'est que l'on confond deux types d'héritage. Il y a d'un côté un héritage qui est directement lié au fondateur et au surprofit du fondateur et à la construction de dynasties actionnariales. On a tous les noms en tête. Et il y a de l'autre côté un héritage qui est de nature scolaire et culturelle, d'appartenance à des classes moyennes et supérieures, mais déconnecté de l'accès direct au capital économique.
On souligne souvent les liens étroits entre les grands patrons français et la haute fonction publique. Beaucoup des patrons du CAC40 sont issus des mêmes grandes écoles et sont passés par les cabinets ministériels. Est-ce que c'est véritablement une spécificité française, ou est-ce que cela ne reflète pas le constat plus général que vous faites, que ce qui compte pour devenir patron est avant tout l'éducation et ce que l'on pourrait appeler le capital bureaucratique ?
La facilité des passages de l'administration publique à l'administration privée et inversement montre bien que des deux côtés les dirigeants, sur le plan sociologique et sur le plan des compétences, ont fondamentalement les mêmes dispositions.
Antoine Vion : Les spécificités françaises tiennent en partie à la période de l'après-guerre et aux nationalisations. La reconstruction de l'économie s'est faite autour de grandes entreprises nationales, avec une haute fonction publique extrêmement présente, et ce jusque dans les années 1990 ou même 2000.
François-Xavier Dudouet : Effectivement, les études qui ont été réalisées dans différents pays montrent que les dirigeants d'entreprises sont d'abord des bureaucrates. Là où il y a une spécificité française, c'est dans le passage par la très haute fonction publique en début de carrière. Aux États-Unis, il y a aussi des « portes tournantes », mais qui durent pendant toute la carrière : vous pouvez commencer dans le privé, aller dans le public, et revenir. C'est beaucoup plus fluide. La facilité des passages de l'administration publique à l'administration privée et inversement montre bien que des deux côtés les dirigeants, sur le plan sociologique et sur le plan des compétences, ont fondamentalement les mêmes dispositions. Ils sont là pour gérer des grandes quantités de ressources et d'êtres humains.
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Antoine Vion : Historiquement, les dirigeants sont des des gens qui ont des dispositions à l'appropriation de formes de savoir que l'on peut qualifier de savoirs de gouvernement ou de savoirs bureaucratiques, mais dont les paradigmes changent tout de même au cours du temps. Pour la génération des dirigeants des années 1970 et 1980, les individus que l'on trouve en haut de la hiérarchie ont plutôt fait des des études juridiques ou d'ingénierie. Il y a ensuite un mouvement de bascule, qui devient très net à partir du début des années 1990, vers les formations en économie et gestion, les MBA et les business schools. Le MBA était dominant dès les années 1940 aux États-Unis, et a fini par se répandre partout dans le monde à ce moment-là.
On peut donc dire qu'il y a une sorte de standardisation de la figure du dirigeant au niveau international ?
Antoine Vion : Comme nous l'expliquons dans notre livre, il y a des différences assez nettes dans la manière dont sont constitués aujourd'hui les états-majors et les conseils d'administration selon les pays et le degré d'internationalisation de la société. Il n'y a donc pas de modèle de gouvernance qui serait absolument homogène. S'il y a standardisation des carrières, c'est plutôt du point de vue de l'importance du capital scolaire, de la capacité à maîtriser des connaissances qui font appel à des modèles abstraits d'analyse appliqués à des organisations – par exemple des modèles d'analyse des coûts, des modèles d'analyse financière ou ce genre de choses. La capacité à maîtriser ces modèles et à les implémenter comme des dogmes semble s'être développée dans le monde entier. Même en Chine, où le capitalisme d'État reste fort, les dirigeants fonctionnent avec ces modèles. Cette tendance nous semble au centre des clivages sociaux d'aujourd'hui - on l'a encore vu avec le mouvement des agriculteurs. D'un côté, il y a tous ceux qui sont capables de s'approprier et de promouvoir ce type de modèle de gestion, et qui appartiennent à des grandes bureaucraties publiques ou privées. Ils ont en quelque sorte une capacité immédiate à se comprendre via le recours à tout un ensemble de catégories communes – même si, en regardant de plus près, on voit que cela repose souvent en partie sur des malentendus. De l'autre côté, il y a les travailleurs indépendants, qui au fond auraient le même intérêt matériel à lutter contre ces bureaucrates que des agents publics du bas de l'échelle, même si dans les faits on ne voit pas de convergence.
Pendant longtemps, lorsqu'on recherchait une protection, on se tournait vers la personne physique du riche, c'est-à-dire le patron au sens étymologique du terme. Aujourd'hui, ce qui apporte la richesse aujourd'hui, ce sont les grandes organisations, et notamment les grandes entreprises.
François-Xavier Dudouet : Ce n'est pas quelque chose que nous abordons directement dans le livre. L'idée est que la fracture sociale se joue moins sur le capital que sur le fait de pouvoir bénéficier des grandes structures bureaucratiques ou non, c'est-à-dire d'être protégé par elles ou pas. On en revient donc à votre question initiale. Pendant longtemps, lorsqu'on recherchait une protection, on se tournait vers la personne physique du riche, le détenteur du capital, c'est-à-dire le patron au sens étymologique du terme. Il pouvait vous protéger parce qu'il détenait la richesse, et cette richesse allait de pair avec le pouvoir politique. Aujourd'hui, les institutions qui apportent la richesse, ce ne sont pas les milliardaires. Ce qui apporte la richesse aujourd'hui, ce sont les grandes organisations, et notamment les grandes entreprises.
Pourtant, on voit bien que certains grands dirigeants – Bernard Arnault pour ne pas le citer – aiment encore à cultiver l'image traditionnelle du patron tout-puissant, sorte de roi-soleil de son entreprise, qui fait bénéficier la société de sa magnificence.
François-Xavier Dudouet : Même lorsqu'ils sont fondateurs ou héritiers, ces « super riches » ne dirigent pas seules leurs entreprises. Qui trouve-t-on dans les conseils d'administration de LVMH ou de Bouygues aujourd'hui ? Des inspecteurs des finances, des X Ponts, des HEC. Bernard Arnault et Martin Bouygues dirigent avec des purs managers. On croit qu'ils sont dans des directions autocéphales, mais ce sont des directions fondamentalement collégiales. Même d'un point de vue légal, ils n'ont pas le droit de diriger seuls. Ils font croire qu'ils sont chez eux, mais en fait ils ne sont pas chez eux. Chez Bouygues, la famille a encore 25% du capital, mais les salariés sont passés devant. Les familles sont là et encore puissantes, parce qu'elles ont des droits de vote, mais l'essentiel du capital est déjà collectivisé – que ce soit à travers l'État, les fonds comme BlackRock ou les salariés. Ce n'est que du capital collectif.
La figure du patron qui fait toute sa carrière ou presque dans une seule entreprise, en commençant relativement bas dans l'échelle hiérarchique, est-elle en train de disparaître ?
François-Xavier Dudouet : Nous avons quelques chiffres à ce sujet, qui datent de 2019. Les carrières maison n'ont pas disparu. Elles restent même majoritaires, mais la mobilité augmente beaucoup, notamment chez les femmes. Une mobilité reste tout de même un facteur de fragilité : on prend toujours un risque en allant ailleurs. Ce n'est pas un hasard que cela concerne d'abord les femmes. Cette tendance va probablement aller en s'accentuant, pour plusieurs raisons. D'abord, jusqu'aux années 1990 environ, les employés étaient la seule variable d'ajustement, et dans la plupart des pays riches, les managers intermédiaires étaient relativement protégés. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Par ailleurs, on observe effectivement une mobilité de plus en plus importante au niveau des managers supérieurs. Le cas de Carlos Tavares, passé de Renault chez Peugeot (aujourd'hui Stellantis), est emblématique, mais ce n'est pas le seul. De plus en plus de patrons d'une entreprise deviennent par exemple présidents du conseil d'administration d'une autre. Cela tient à ce que les firmes tendent à se ressembler de plus en plus d'un point de vue organisationnel. Lorsque l'on regarde les « interlockers », c'est-à-dire les membres des conseils administrations qui siègent dans d'autres d'autres sociétés, ils sont tous issus de grandes entreprises, et souvent de grandes entreprises du petit cénacle du CAC40. Ce que l'on qualifie souvent d'entre-soi ou de consanguinité n'est pas d'origine capitalistique, ni même étatique – en lien, par exemple, avec les réseaux des cabinets ministériels. C'est un phénomène de cohésion managériale et professionnelle.
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Parmi les figures du dirigeant d'entreprise qui ont émergé plus récemment, il y a aussi le « start-upper ».
Antoine Vion : Les statistiques sont claires. Seule une proportion infinitésimale des start-uppers deviennent dirigeants-fondateurs de grandes entreprises. Le slogan de la « start-up nation » de 2017 repose sur un mirage sociologique. Mais évidemment, ce sont seulement les « success stories » dont on parle. D'un point de vue sociologique, l'ascension des grands noms du numérique – on peut aussi prendre en France l'exemple de Xavier Niel – est intéressante parce qu'elle ne va pas sans rappeler la construction très rapide de fortunes aux États-Unis au XIXe siècle. Ces gens-là captent l'attention parce que quelque part ils entretiennent un mythe. Cependant, quand on y regarde de plus près, au fond, le start-upper est avant tout un communicant. Son activité consiste essentiellement, en partant d'une idée ou d'une innovation, à s'occuper de levée de fonds, de relations avec les capitaux-risqueurs, les business angels, et ainsi de suite.
Le slogan de la « start-up nation » de 2017 repose sur un mirage sociologique.
François-Xavier Dudouet : Et dès lors que la start-up est repérée, elle entre dans un schéma tout fait classique. On crée une société, on émet des actions avec des série A, B et C, on passe différents « rounds ». La mécanique est extrêmement huilée. À la fin, dans le meilleur des cas, on entre en bourse, ou bien on est revendu. Une fois que les fondateurs ont réussi, soit ils arrivent à rester aux commandes comme Elon Musk ou Jeff Bezos, soit ils sont écartés, comme c'est arrivé à Larry Page et Sergei Brin chez Google. Même ceux qui restent aux manettes sont accompagnés d'un aréopage de managers. Ce sont de grands communicants – il suffit de penser à Elon Musk – mais ce n'est pas ça qui fait tourner la boutique derrière.
Pourrait-on dire, au fond, que toutes les critiques adressées aujourd'hui aux Bernard Arnault, Elon Musk et autres « ultra-riches » manquent une partie de leur cible faute de comprendre comment fonctionnent les grandes entreprises ?
Antoine Vion : Nous sommes confrontés à deux mythes très puissants : le mythe du « self-made man » et le mythe de la transmission familiale et de la reproduction. Ces deux mythes sont les deux faces d'une même médaille, à savoir notre très grande difficulté à saisir les mécanismes économiques et sociaux à l'œuvre dans le fait social total qui est la société par actions aujourd'hui.
Les moyens de production ne sont plus des propriétés privées, et pourtant tout le monde continue à les penser comme s'ils l'étaient encore.
François-Xavier Dudouet : Les moyens de production ne sont plus des propriétés privées, et pourtant tout le monde continue à les penser comme s'ils l'étaient encore. On persévère à croire que le but des grandes entreprises est de servir leur « propriétaire ». Dès lors que l'on se débarrasse de ce mythe, on se retrouve face à une question politique énorme : celle du but de la société par actions et de son statut dans la cité. Si les fins de la société par actions ne sont plus de servir un propriétaire légitime, on peut se poser la question, par exemple, de pourquoi continuer à servir ad vitam aeternam des dividendes à des ayant-droit qui n'ont jamais apporté d'argent, ni risqué quoi que ce soit.
Antoine Vion : Il s'agit de considérer la société par actions – et non pas leurs dirigeants - comme un objet politique plutôt qu'une affaire privée. Il faut arrêter de focaliser l'attention sur les personnes physiques et commencer à réfléchir au problème politique que pose cette forme très particulière de personne morale.
Propos recueillis par Olivier Petitjean
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Photo : Jérémy Barande / Ecole polytechnique Université Paris-Saclay / CC BY-SA 2.0