29.05.2025 à 13:24
Les dirigeants du CAC40 ne cachent pas leur agacement d'être interrogés par des commissions d'enquête parlementaires. Mais n'est-ce pas surtout le signe qu'ils ne sont pas habitués au jeu démocratique ?
Au Sénat et à l'Assemblée nationale, plusieurs commissions d'enquête parlementaires sont en cours portant sur des sujets économiques ou sur l'efficacité des politiques publiques mises en place dans ce domaine. C'est le cas de la commission du Sénat sur le scandale des eaux minérales (…)
Les dirigeants du CAC40 ne cachent pas leur agacement d'être interrogés par des commissions d'enquête parlementaires. Mais n'est-ce pas surtout le signe qu'ils ne sont pas habitués au jeu démocratique ?
Au Sénat et à l'Assemblée nationale, plusieurs commissions d'enquête parlementaires sont en cours portant sur des sujets économiques ou sur l'efficacité des politiques publiques mises en place dans ce domaine. C'est le cas de la commission du Sénat sur le scandale des eaux minérales contaminées (ou « affaire Nestlé »), qui a récemment rendu son rapport, de la commission de l'Assemblée nationale sur la multiplication des plans de licenciement, ou encore de celle, toujours à l'Assemblée, sur les freins à la réindustrialisation. Et enfin de la commission d'enquête sénatoriale sur les aides publiques aux grandes entreprises, dont nous vous reparlerons prochainement.
Beaucoup de grands patrons de multinationales françaises ont été auditionnés dans ce cadre, et certains ne semblent pas avoir goûté l'exercice. Rodolphe Saadé, de CMA-CGM, n'a par exemple pas beaucoup apprécié de devoir répondre sur la niche fiscale dont bénéficie son groupe ni sur sa visite à Donald Trump.
Une autre passe d'armes a eu lieu lors de l'audition de Bernard Arnault, le 21 mai, par la commission sénatoriale sur les aides publiques. Le milliardaire s'est emporté contre le communiste Fabien Gay, rapporteur et par ailleurs directeur de publication de L'Humanité, lui reprochant la une du journal sur 1200 suppressions d'emploi dans des maisons de champagne et de cognac propriétés de LVMH [1].
Fabien Gay lui a répondu en lui demandant si Bernard Arnault n'avait pas inspiré les pages consacrées par les Les Échos aux commissions d'enquêtes en cours, relayant abondamment l'agacement des grands patrons face au « piège » que leur tendraient les parlementaires. L'article cultive un ton assez méprisant à l'égard de ces derniers et de leur supposée méconnaissance des questions économiques. Une chronique de David Barroux renchérit en ces termes : « On n'est certes pas revenu au Tribunal révolutionnaire de Robespierre, qui coupa trop de têtes. Mais nous sommes sur une mauvaise pente de démagogie politique. »
Le problème est peut-être surtout que lesdits grands patrons ne sont pas habitués à devoir rendre compte de leurs actes devant d'autres personnes que leurs propres subordonnés ou les marchés financiers, avec d'autres critères que la performance boursière. Rompus aux exercices de communication contrôlés jusque dans leurs moindres détails par leurs équipe de communication, ils ne goûtent guère l'exercice des auditions et ses incertitudes. Que l'on débatte démocratiquement au Parlement, et de manière contradictoire, des stratégies des grandes entreprises, pourrait être pris comme une bonne nouvelle. Pour eux, c'est apparemment un scandale.
Les dirigeants des groupes français sont encouragés en ce sens par un acteur clé du monde des affaires parisien, où officient aujourd'hui de nombreuses personnalités politiques comme Bernard Cazeneuve, Emmanuelle Mignon, ou l'ex ambassadeur auprès de l'UE Pierre Sellal : le cabinet August Debouzy. Selon La Lettre, celui-ci propose activement ses services aux patrons qui s'estiment menacés par les parlementaires, et organisera une session de formation sur le sujet le 5 juin prochain.
Deux de ses employés, le chroniqueur néolibéral Nicolas Baverez et Vincent Brenot se sont fendus d'une tribune dans le Figaro pour dénoncer une « zone de non-droit ». Les avocats lobbyistes d'August Debouzy ont aussi réussi à souffler leurs éléments de langage à quelques rédactions.
Ce que déplorent particulièrement August Debouzy et Les Échos, c'est la possibilité de poursuites au cas où ils seraient pris en flagrant délit de mensonge. Le Sénat a demandé des poursuites contre un dirigeant de Nestlé Waters France (qui avait prétendu que les eaux du groupes n'étaient pas contaminées) et l'avait déjà fait, dans le cadre de la commission McKinsey, contre un dirigeant du cabinet de conseil (qui avait affirmé la main sur le coeur que celui-ci payait des impôts en France). Deux cas seulement, qui pour l'instant n'ont pas débouché sur des sanctions, mais qui suffisent apparemment à donner des sueurs froides à des patrons qui jugent inconcevable de devoir rendre des comptes.
[1] À ce sujet, on lira aussi l'article de Mediapart qui explique que d'autres filiales de LVMH en France sont engagées dans des politiques de réduction de leurs effectifs, prétextant de la hausse annoncée des tarifs douaniers américains pour finir par avouer qu'elles jugent leurs effectifs surdimensionnés.
29.05.2025 à 09:30
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Ainsi tournent, (…)
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À l'Observatoire des multinationales, à force d'enquêter sur le lobbying des grandes entreprises, nous en sommes rapidement venus à la conclusion que les « portes tournantes » (aka pantouflages et rétropantouflages) sont LE nerf de la guerre.
Les ex ministres qui partent dans le privé ou qui créent des sociétés de conseil (Muriel Pénicaud/Galileo, O/Mistral AI, Blanquer/Veolia, Castaner/Shein, etc.) font régulièrement la une des médias, mais le phénomène est encore plus profond et plus structurel.
C'est ce que veut expliquer le nouveau rapport publié à ce sujet par l'Observatoire des multinationales, qui tord au passage le cou à quelques idées reçues (que les portes tournantes seraient le signe d'une ouverture à la société civile et à l'entreprise, ou bien qu'elles seraient déjà trop régulées, etc.).
Nous y montrons notamment :
Lire le rapport : « Portes tournantes » : comment la circulation des élites entre secteurs public et privé dénature notre démocratie
Un bref résumé de nos conclusions en six questions-réponses est également disponible.
L'offensive de lobbying de Shein en France a-t-elle contribué à retarder, puis à vider de sa substance la proposition de loi sur la « fast-fashion », qui doit être examinée au Sénat dans une version bien moins ambitieuse qu'initialement la semaine prochaine ?
Et quel a été exactement le rôle de l'ex ministre Christophe Castaner, recruté par le groupe chinois ?
Impossible de le savoir ni de le comprendre au vu des explications publiques contradictoires et peu convaincantes des intéressés, et au vu de leurs déclarations d'activités de lobbying, formulées de manière très vague et pleines d'incohérences.
L'Observatoire des multinationales et les Amis de la Terre France ont demandé à la Haute autorité pour la transparence d'user de son pouvoir de contrôle pour vérifier la sincérité des informations fournies par Shein et Christophe Castaner et obtenir davantage de détails sur leurs activités de représentation.
Au-delà de l'enjeu de transparence de lobbying, il y a une question de fond. La loi sur la « fast-fashion », adoptée à l'unanimité par l'Assemblée l'an dernier, et qui est globalement soutenue non seulement par les ONG mais aussi par l'industrie textile française et une bonne part du monde économique, risque de ne pas voir le jour parce qu'une multinationale a les ressources pour sortir l'artillerie lourde en termes de lobbying et de comm' et pour s'assurer les services d'anciens hauts responsables publics.
Sur les détails de l'affaire et nos explications : Comment Shein veut imposer son modèle
À l'occasion du sommet « Choose France » qui s'est tenu le 19 mai dernier, Emmanuel Macron a confirmé ce que tout le monde savait déjà. Emboîtant le pas au nouveau gouvernement allemand, il a souhaité l'abandon pur et simple de la récente directive européenne sur le devoir de vigilance des multinationales.
Ce n'est pas vraiment une surprise puisque, comme nous l'avions raconté à l'époque, Emmanuel Macron s'était longtemps opposé à l'adoption de la loi française sur le sujet (lire notre dossier Devoir de vigilance).
À Bruxelles, les représentants de la France, tout en affirmant haut et fort leur soutien à une directive dans ce domaine, se sont attachés à en réduire l'ambition. Ils ont notamment obtenu que le secteur financier soit largement exempté d'obligations – et ceci, comme nous l'avions montré dans une enquête, probablement à l'inspiration de BlackRock et des grandes banques françaises.
Le prétexte avancé aujourd'hui par Emmanuel Macron est que les multinationales européennes ne peuvent pas se permettre de se fixer trop d'exigences dans le domaine social et environnemental si elles veulent survivre dans la compétition mondiale. De fait, les grandes entreprises du vieux continent, les allemandes en tête, poussent aujourd'hui l'Europe à renoncer à ses ambitions passées et à rejoindre la course au moins-disant initiée par Donald Trump.
Pourtant, ce n'est pas un hasard que le coming out d'Emmanuel Macron ait eu lieu lors du sommet Choose France, dont l'objet est de mettre en scène l'attractivité de l'Hexagone pour les investisseurs américains, moyen-orientaux et asiatiques. Détricoter les normes et les exigences de responsabilité servira tout autant, sinon davantage, les intérêts des multinationales non européennes que des européennes.
La bataille sur le destin de la directive européenne sur le devoir de vigilance se poursuit désormais devant le Parlement européen.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donBernard Arnault, August Debouzy et Les Échos contre les commissions d'enquête parlementaire. Au Sénat et à l'Assemblée nationale, plusieurs commissions d'enquête parlementaires sont en cours portant sur des sujets économiques, dont la commission d'enquête sénatoriale sur les aides publiques aux grandes entreprises, dont nous vous reparlerons prochainement. Beaucoup de grands patrons d'entreprises françaises ont été auditionnés dans ce cadre, et certains ne semblent pas avoir goûté l'exercice, comme Bernard Arnault qui s'est emporté contre le communiste Fabien Gay, rapporteur de cette commission et par ailleurs directeur de publication de L'Humanité. Deux articles à charge des Échos ont dénoncé le « piège » des commissions parlementaires avec un ton très méprisant à l'égard des députés et sénateurs. Mais cet agacement n'est-il pas surtout le signe que les grands patrons ne sont pas habitués au débat démocratique contradictoire et à devoir répondre de leurs actes ? Lire notre article.
Insincérité climatique. L'Assemblée générale annuelle de TotalEnergies a eu lieu le 23 mai. L'événement s'est tenu comme tous les ans sur fond de contestation des militants du climat, et comme tous les ans la direction du groupe a confirmé des investissements massifs dans de nouveaux projets pétroliers et gaziers ainsi qu'une hausse des dividendes versés aux actionnaires. Sur fond de « backlash » anti-écologie, la multinationale assume ouvertement son engagement à long terme dans les hydrocarbures et a baissé ses investissements dans les énergies dites « bas carbone », à rebours des discours que ses dirigeants tenaient publiquement depuis quelques années. Ce sont précisément ces discours qui seront au centre d'une audience au tribunal judiciaire de Paris le 5 juin, suite au recours pour « pratiques commerciales trompeuses » initié en 2022 par les Amis de la Terre France, Greenpeace France et Notre affaire à tous. Les juges seront appelés à se prononcer sur « la sincérité de l‘objectif de neutralité carbone de [la multinationale] et de sa “stratégie climat”, communiqués aux consommateurs ». L'Observatoire des multinationales avait initié dès 2017 ce travail de « debunkage » de la Stratégie climat de TotalEnergies, lire Total : une stratégie climat en trompe-l'oeil.
Perenco Files. En mars 2024, un accident mortel sur une plateforme pétrolière du groupe français Perenco au large des côtes du Gabon a fait six morts. Selon un rapport de l'Environmental Investigation Agency, la responsabilité de ces décès revient bien à l'entreprise, spécialisée dans l'exploitation « low cost » de gisements anciens, et qui aurait négligé de tenir compte des alertes de sécurité. Ce n'est pas la première fois que Perenco est mis en cause pour ses pratiques cavalières en matière de sûreté et de pollution, comme nous avons eu l'occasion de le rapporter à de nombreuses reprises.. Le Monde consacre à cette occasion une enquête approfondie à ce groupe peu connu du grand public.
Cette lettre a été écrite par Olivier Petitjean.
27.05.2025 à 10:00
Enquête sur le géant chinois de la "fast-fashion" et son lobbying en France
- Comment Shein veut imposer son modèle / Shein, industrie textile, normes et régulations, capture, transparenceL'offensive de lobbying de Shein en France a-t-elle réussi à retarder, puis à vider de sa substance la proposition de loi sur la « fast-fashion », pourtant adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale ? Et quel est exactement le rôle de l'ex ministre Christophe Castaner, recruté par le groupe chinois ? L'Observatoire des multinationales et les Amis de la Terre France ont demandé à la HATVP de faire la lumière sur une affaire qui illustre le pouvoir d'influence des multinationales – y compris par comparaison avec le secteur textile français – et les carences de l'encadrement des reconversions d'anciens responsables publics.
Sans aucune expérience dans ce domaine, l'ex-ministre de l'Intérieur Christophe Castaner a été officiellement nommé en décembre 2024 au tout nouveau comité du géant chinois de la fast-fashion Shein dédié à la RSE (ou « responsabilité sociale des entreprises »). Pour justifier cette nomination dans un groupe responsable d'au moins 16 millions de tonnes de CO2 annuel, Christophe Castaner a évoqué sa volonté de faire changer le système « de l'intérieur ». L'intéressé précise aussi qu'il n'est pas employé directement par Shein, mais qu'il assure cette prestation via la société de conseil qu'il a créé lorsqu'il a quitté la vie politique, Villanelle Conseil. Cette création avait été approuvée sous réserves, à l'époque, par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).
Christophe Castaner affirme également haut et fort qu'il n'a pas été recruté par Shein pour faire du lobbying. Sans beaucoup convaincre. L'entreprise chinoise est en effet ciblée par une proposition de loi sur l'impact environnemental de l'industrie textile, dite « loi fast-fashion » qui menace à la fois son image et la poursuite de la croissance phénoménale de ses ventes en France, qui est l'un de ses principaux marchés. En plus d'embaucher l'ancien locataire de la place Beauvau, proche allié d'Emmanuel Macron, l'entreprise s'est lancée dans une offensive de lobbying tous azimuts contre l'adoption de cette législation, ciblant aussi bien les parlementaires que le grand public. Une vaste campagne de communication conçue par Havas (groupe Bolloré) vante depuis le début du mois de mai Shein comme une entreprise vertueuse, au service des consommateurs modestes. Des éléments de langage que l'on retrouve presque mot pour mot dans la bouche de Christophe Castaner.
Portée par la député Horizons Anne-Cécile Violland, la loi « fast-fashion » avait été adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale en mars 2024. Elle prévoyait notamment l'instauration d'un système de bonus-malus pour les produits textiles basé sur l'affichage environnemental, ainsi que l'interdiction de la publicité pour la « fast-fashion ». Une menace directe pour le modèle de Shein, dont le chiffre d'affaires français s'élevait à 1,64 milliards d'euros en 2023.
Après l'annonce de sa nomination, Christophe Castaner n'a pas mâché ses mots au sujet de cette proposition de loi, qui refléterait selon lui une « super tendance à taxer ou interdire », et qu'il a été jusqu'à qualifier d'« assez dégueulasse » et de « TVA sur les produits des plus pauvres ». Des déclarations qui lui ont attiré les foudres des représentants de l'industrie textile française.
Dans le même temps, les parlementaires étaient assaillis de sollicitations de Shein, avec l'aide d'une autre filiale de Havas, l'agence PLEAD. Déjà, comme l'a raconté Anne-Cécile Violland, « au moment où la loi doit passer à l'Assemblée nationale, ils ont pris contact avec un grand nombre de députés [...] pour essayer de les convaincre de ne pas voter cette loi ». La même stratégie a été mis en œuvre au niveau du Sénat [1].
De fait, l'inscription de la proposition de loi à l'ordre du jour du Sénat, en vue de son adoption définitive, a été plusieurs fois repoussée. La première lecture commencera finalement les 2 et 3 juin prochain, quinze mois après le vote de la loi à l'Assemblée. Et la commission Environnement du Palais Bourbon a supprimé entre-temps les dispositions les plus emblématiques de la loi, au risque de la vider de sa substance.
Est-ce l'offensive de lobbying de Shein qui a poussé les parlementaires à passer outre les souhaits de l'industrie textile française (qui pèse certes peu économiquement face aux géants comme Shein ou H&M et Zara) et les objectifs officiels de la France en matière de réindustrialisation et de climat ? La question ne peut pas manquer de se poser, et c'est pour cette raison que l'Observatoire des multinationales et les Amis de la Terre France ont adressé ce vendredi 23 mai un signalement à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) pour lui demander d'utiliser son pouvoir de contrôle afin de faire la lumière sur le lobbying de Shein et, en particulier, sur le rôle exact de Christophe Castaner.
En effet, si l'entreprise chinoise a bien fait – après s'être inscrite tardivement sur registre des représentants d'intérêts – des déclarations d'activités de lobbying pour l'année écoulée, comme la loi l'y oblige, celles-ci demeurent très vagues et générales, ne mentionnant même pas explicitement la « loi fast-fashion ». En outre, ces déclarations présentent des incohérences, notamment en ce qui concerne les moyens financiers déployés. Pour ajouter à la confusion, une déclaration complémentaire a été faite par Roadget Business, la maison mère de Shein basée à Singapour, d'ailleurs rédigée en anglais.
Quant à la société Villanelle Conseil créée par Christophe Castaner, elle déclare bien des activités de lobbying en 2024, mais pour le compte d'autres clients que Shein, et sans dévoiler aucun chiffre sur ses moyens financiers comme elle est censée le faire.
Si Christophe Castaner se défend de faire du lobbying pour Shein voire prétend s'offusquer qu'on puisse en avoir le moindre soupçon, le moins que l'on puisse dire est qu'un immense flou règne quant à sa fonction exacte pour le compte de l'entreprise. Initialement, il a donc été nommé au comité RSE de Shein, et l'entreprise a indiqué l'avoir choisi pour bénéficier de ses « conseils en matière d'environnement ». La ficelle était-elle trop grosse, au vu de l'absence d'expérience de l'ancien ministre dans ce domaine ? Aujourd'hui, selon la communication officielle de Shein, Christophe Castaner aurait été finalement embauché pour faciliter les investissements de Shein en France, de par son expérience dans la « société civile » [2]. De même, la nomination à un « comité » mis en place par une multinationales est normalement une fonction individuelle, qui entraîne en général une rémunération sous forme de jetons de présence ou avantage en nature. Or il a très vite transparu qu'il était rémunéré pour des prestations de conseil via sa société Villanelle – une société qui se présente sur sa page Linkedin comme un cabinet « spécialisé en conseil en affaires publiques, affaires gouvernementales et relations institutionnelles », et qui déclare des activités de lobbying à la HATVP pour d'autres clients.
Christophe Castaner n'est d'ailleurs pas le seul responsable politique appelé à la rescousse par Shein. Ont été nommés en même temps que lui au fameux « comité RSE » du géant chinois l'ancienne secrétaire d'État de Jean-Pierre Raffarin Nicole Guedj et le responsable du Medef (et ancien haut fonctionnaire) Bernard Spitz. Au niveau européen, Shein s'est assuré les services de l'ancien commissaire européen allemand Günther Oettinger.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donEn cela, le groupe chinois montre qu'il est lui aussi, comme beaucoup d'autres multinationales, un adepte de la stratégie des « portes tournantes » consistant à recruter d'anciens responsables publics pour leur connaissance des rouages de l'administration, leur carnet d'adresses et leur capacité à se faire entendre et écouter de leurs anciens collègues. Ce phénomène n'a cessé de prendre de l'ampleur en France comme le démontre chiffres à l'appui le nouveau rapport de l'Observatoire des multinationales « Portes tournantes » : comment la circulation des élites entre secteurs public et privé dénature notre démocratie . Shein a d'ailleurs recruté en France d'autres conseillers passés par la sphère publique comme Thomas Urdy, jusqu'à septembre dernier conseiller au cabinet d'Aurore Bergé (Egalité femmes-hommes) et avant cela conseiller de Sarah El Hairy et Bérangère Couillard, ou encore Fabrice Layer, auparavant lobbyiste chez Huawei a passé de nombreuses années comme directeur de cabinet et assistant parlementaire à l'Assemblée nationale.
Christophe Castaner n'est pas le seul ancien ministre à avoir créé une société de conseil à sa sortie du gouvernement. L'Observatoire des multinationales en avait fait le décompte à l'été 2023 : Jean Castex (qui a fait radier cette société lors de sa nomination à la RATP), Roselyne Bachelot, Jean-Michel Blanquer, Sophie Cluzel, Julien Denormandie, Jean-Baptiste Djebbari, Richard Ferrand, Laura Flessel, Delphine Geny Stephann, Benjamin Griveaux, Nicolas Hulot, Jean-Yves Le Drian, Mounir Mahjoubi, Roxana Maracineanu, Élisabeth Moreno, Françoise Nyssen, Cédric O, Florence Parly, Muriel Pénicaud, Laurent Pietraszewski, Brune Poirson, François de Rugy et Adrien Taquet étaient alors dans le même cas [3].
Difficile de dire lesquelles de ces sociétés ont eu une activité réelle puisque dans la plupart des cas les anciens responsables concernés ont fait jouer une clause de confidentialité leur permettant de ne pas rendre publics leurs comptes. De même, elles ne sont pas obligées a priori de dévoiler le nom de leurs clients – sauf si elles jugent que leurs activités de conseil sont assujetties à la loi sur la transparence du lobbying. C'est donc un voile d'opacité supplémentaire qui rend encore plus difficile le rôle de contrôle déontologique de la HATVP.
Avant Christophe Castaner, un autre cas avait attiré l'attention, celui de Cédric O. L'ancien conseiller d'Emmanuel Macron et secrétaire d'État chargé du numérique (2020-2022) militait à l'époque pour la régulation de l'intelligence artificielle (IA), mais semble avoir brusquement changé d'avis en mai 2023 lorsqu'il est recruté (apparemment via la société de conseil qu'il avait créée) par Mistral AI, fleuron français dans ce domaine émergent (lire Les bonnes affaires de Cédric O, ex secrétaire d'État. Il déclare alors que les projets européens de régulation de l'IA européen « tuer notre entreprise ». Et comme par une étrange coïncidence, le gouvernement français, auparavant « pro-régulation », s'est mis lui aussi à craindre un « étouffement de notre dynamique d'innovation » et à freiner les discussions au parlement européen. En septembre 2023, Cédric O devient membre du Comité de l'IA générative auprès de la Première Ministre. Dès lors, alors même qu'il travaillait pour Mistral AI et était lobbyiste accrédité au Parlement européen pour le compte de cette entreprise, Cédric O a conseillé le gouvernement sur la manière de réguler le secteur et multiplié, comme Christophe Castaner aujourd'hui, les prises de position sur le sujet.
Déjà saisie à l'époque, la HATVP avait examiné le sujet et conclu – sans procédure ni délibération publiques – que ces activités de Cédric O ne contrevenaient pas aux règles en vigueur. Le signe qu'il y a encore du chemin à faire en matière de régulation effective du lobbying et des échanges de personnel public-privé.
Olivier Petitjean et Cléa Vidal
[1] Lire ou écouter l'enquête très complète de la cellule investigation de Radio France.
[2] Cf. les explications données à Radio France pour l'enquête déjà citée. En réalité, la seule expérience de ce type dont Christophe Castaner pourrait éventuellement date de la fin des années 1980 et du début des années 1990, après quoi il s'est entièrement consacré à diverses fonctions et mandats publics jusqu'à sa retraite politique en 2022.
[3] Pour Roselyne Bachelot, Laura Flessel, Nicolas Hulot et Roxana Maracineanu, ces sociétés existaient avant leur nomination au gouvernement.
27.05.2025 à 00:36
Les points clés à retenir de notre rapport « Portes tournantes » : comment la circulation des élites entre secteurs public et privé dénature notre démocratie sous forme de questions-réponses. C'est quoi une porte tournante ?
On parle de « portes tournantes » pour désigner les reconversions de responsables publics (ministres, élus, fonctionnaires, conseillers) dans le secteur privé, et inversement le recrutement d'anciens employés du privé à des postes de responsabilité publique. Est-ce que (…)
Les points clés à retenir de notre rapport « Portes tournantes » : comment la circulation des élites entre secteurs public et privé dénature notre démocratie sous forme de questions-réponses.
On parle de « portes tournantes » pour désigner les reconversions de responsables publics (ministres, élus, fonctionnaires, conseillers) dans le secteur privé, et inversement le recrutement d'anciens employés du privé à des postes de responsabilité publique.
Cédric O, Christophe Castaner, Muriel Pénicaud... Les reconversions d'anciens ministres macronistes ont défrayé la chronique ces dernières années. Mais au-delà de ces cas qui font la une des médias, le phénomène concerne aussi, de manière moins visible, des députés, des conseillers, ou des hauts fonctionnaires. Dans beaucoup de lobbys du secteur privé, on retrouve systématiquement d'anciens responsables publics. Nous avons établi pour ce rapport un échantillon de plus de 500 cas de portes tournantes entre janvier 2022 et janvier 2025, soit un cas tous les deux jours.
La généralisation des portes tournantes est nocive pour la bonne santé de notre démocratie à plusieurs titres. Elles sont une source de multiples conflits d'intérêts qui alimentent la suspicion envers les dirigeants politiques. Elles donnent aux acteurs privés un accès privilégié aux décideurs et aux informations qui leur permettent de peser plus efficacement sur les décisions. Elles favorisent les phénomènes d'entre-soi entre secteur public et secteur privé.
Bien sûr que si. Nous ne parlons ici que des reconversions de responsables publics détenteurs d'un certain pouvoir, qui dans 98% des cas vont travailler ou sont issus du monde des grandes entreprises et des cabinets de conseil, et qui dans 71% quittent la sphère publique pour exercer des fonctions de lobbying... souvent auprès de leurs anciens collègues.
Non. Les « portes tournantes » sont une pratique bien documentée aussi bien aux États-Unis qu'au niveau des institutions européennes à Bruxelles, où plusieurs reconversions d'anciens commissaires, comme José Manuel Barroso à Goldman Sachs, ont fait scandale.
Des règles existent mais elles restent faibles et faciles à contourner. Elles permettent d'éviter certaines reconversions particulièrement problématiques, mais ne s'attaquent pas vraiment au fond du problème : protéger l'intégrité des décisions publiques contre les risques de capture par les grands intérêts privés.
Rapport à lire (pdf, 23 pages) : « Portes tournantes » : comment la circulation des élites entre secteurs public et privé dénature notre démocratie |
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27.05.2025 à 00:35
Au-delà des scandales à répétition sur les « pantouflages » d'anciens ministres, les reconversions de responsables vers le privé ou inversement sont devenues une réalité structurelle de notre démocratie. Un nouveau rapport de l'Observatoire des multinationales montre comment, très loin des discours convenus sur l'ouverture des institutions politiques à la société civile et à l'entreprise, la généralisation des « portes tournantes » est surtout le symptôme d'une interpénétration croissante (…)
- Les portes tournantes / Lobbying et influence, France, capture, transparence, normes et régulationsAu-delà des scandales à répétition sur les « pantouflages » d'anciens ministres, les reconversions de responsables vers le privé ou inversement sont devenues une réalité structurelle de notre démocratie. Un nouveau rapport de l'Observatoire des multinationales montre comment, très loin des discours convenus sur l'ouverture des institutions politiques à la société civile et à l'entreprise, la généralisation des « portes tournantes » est surtout le symptôme d'une interpénétration croissante entre sphère publique, intérêts privés et monde du lobbying.
Cette nouvelle enquête de l'Observatoire des multinationales démontre, chiffres à l'appui, comment les échanges de personnel entre le plus haut niveau de l'État et le monde des affaires sont de plus en plus normalisés, affectant profondément le fonctionnement de notre démocratie.
Cette enquête se base sur de nombreux exemples et sur des données inédites issues de l'analyse de plus de 500 cas de pantouflages et rétropantouflages (ou « portes tournantes ») entre janvier 2022 et janvier 2025 en France.
Elle révèle qu'au-delà même des cas emblématiques qui font régulièrement la une de l'actualité (Alexis Kohler et la Société générale, Christophe Castaner et Shein...), les « portes tournantes » se retrouvent à tous les niveaux de responsabilité publique, créant trop souvent des situations d'entre-soi, de conflits d'intérêts et de capture des décisions publiques par les intérêts privés.
Parmi ses principales conclusions :
Ce rapport de l'Observatoire des multinationales montre ainsi que le phénomène des « portes tournantes », souvent associé à la culture politique de Bruxelles et des institutions européennes, est tout aussi enraciné en France. En s'appuyant sur des exemples précis dans différents secteurs, il documente comment ce brouillage des frontières nuit à la qualité des régulations et à l'intégrité des décisions publiques.
Il souligne enfin à quel point l'encadrement actuel des portes tournantes reste inadéquat pour apporter une réponse à ces enjeux de fond. Un récent rapport de la Cour des comptes sur le sujet, rendu public le 14 mai, apporte des éléments d'information intéressants mais reste ainsi largement dans une optique de normalisation, voire de facilitation, des mobilités public-privé.
Rapport à lire (pdf, 23 pages) : « Portes tournantes » : comment la circulation des élites entre secteurs public et privé dénature notre démocratie |
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21.05.2025 à 11:37
Après la cession des activités portuaires et logistiques, le groupe Bolloré est recentré sur la communication et les médias, et assis sur plusieurs milliards d'euros de trésorerie dont la famille s'est servi, pour l'instant, pour consolider son contrôle. Et après ? Extrait du rapport « Le Système Bolloré ».
Empire construit selon une logique financière au fil des opportunités boursières, le groupe Bolloré n'a cessé de se décomposer et de se restructurer au fil du temps. Il ne reste (…)
Après la cession des activités portuaires et logistiques, le groupe Bolloré est recentré sur la communication et les médias, et assis sur plusieurs milliards d'euros de trésorerie dont la famille s'est servi, pour l'instant, pour consolider son contrôle. Et après ? Extrait du rapport « Le Système Bolloré ».
Empire construit selon une logique financière au fil des opportunités boursières, le groupe Bolloré n'a cessé de se décomposer et de se restructurer au fil du temps. Il ne reste presque plus rien de la papeterie familiale dont Vincent et son frère ont pris les rênes en 1981. Sous la direction de Vincent Bolloré, le groupe s'est successivement lancé dans et/ou a abandonné les activités papetières, la culture du tabac, la production et la vente de cigarettes, le transport maritime, la gestion de ports, les activités logistiques, la gestion de lignes de train, la banque, les télécommunications, les tubes à usage industriel, le cinéma…
Aujourd'hui, le groupe s'est recentré quasi exclusivement sur les activités de communication, à savoir Vivendi et ses anciennes filiales : Universal Music, Canal+, Havas et Hachette. Fin 2023, après cession des dernières activités logistiques, la branche communication représente 95 % des effectifs et 77 % du chiffre d'affaires contributif et même … 111 % du bénéfice (les activités industrielles du groupe étant déficitaires en 2023, comme d'ailleurs toutes les années précédentes). Les activités “communication” sont aussi les plus profitables, rapportant à Bolloré SE plus d'un milliard d'euros en 2022 et 2023, contre 141 et 44 millions pour les activités pétrolières et -125 et -114 millions pour les activités industrielles (batteries et films plastique). Les résultats annuels 2024 publiés le 17 mars 2025 confirment le déficit structurel des activités industrielles.
Le groupe Bolloré a vu ses capitaux propres – et donc sa valeur financière – augmenter considérablement ces dernières années à la faveur des opérations financières et des cessions. Ils sont passés de 26 à 36 milliards entre 2019 et 2023 et surtout de 9 à 23 milliards d'euros en capitaux propres part du groupe (la partie revenant en propre à Bolloré SE, à l'exclusion des actionnaires minoritaires des filiales).
Après revente des activités portuaires et logistiques, et bien qu'une partie de cet argent ait été utilisée pour augmenter le contrôle de la famille Bolloré sur son groupe (voir ci-après), Bolloré SE dispose à fin 2024 d'une trésorerie nette positive de plus de 5,3 milliards d'euros et 8 milliards de disponibilités et de lignes de crédit. Autrement dit, le groupe Bolloré est assis sur une montagne d'argent liquide qu'il peut utiliser pour des acquisitions futures dans le domaine des médias, de la communication ou dans d'autres secteurs.
Personne ne sait, sauf peut-être Vincent Bolloré lui-même, à quoi cet argent sera utilisé... Lors de l'annonce des résultats 2024 du groupe, les marchés boursiers, qui anticipaient une redistribution aux actionnaires sous la forme de rachats d'actions, ont réagi négativement, entraînant le cours de la société à la baisse… ce qui pourrait permettre aux Bolloré de les racheter pour moins cher.
En décembre 2024, le groupe Bolloré a mis de l'ordre dans sa branche communication et médias, jusque-là regroupée sous l'ombrelle « Vivendi », en la découpant en quatre entités, introduites ensuite séparément sur les places boursières européennes. Les activités de télévision payante, d'internet haut débit et de production audio-visuelle sont désormais rassemblées dans la holding* « Canal+ », cotée à la bourse de Londres ; la branche « Havas » (publicité, conseil et relations publiques) a été introduite à la bourse d'Amsterdam ; les activités du groupe Lagardère et de Prisma Media dans l'édition, le Travel Retail et la presse sont regroupées dans la holding* « Louis Hachette Group », cotée sur l'Euronext Growth parisien, un marché non réglementé. Vivendi, qui reste à la bourse de Paris, conserve un portefeuille de participations diverses, notamment dans le jeux vidéo ou la téléphonie.
Yannick Bolloré, fils de Vincent Bolloré et président du conseil de surveillance de Vivendi, l'assure : l'opération de découpe « permet de créer de la valeur pour l'ensemble des actionnaires », puisque le cours de bourse de Vivendi « ne reflétait pas la véritable valeur de ses actifs », handicapée par une importante « décote de conglomérat ». Et effectivement, dans le monde financier, le tout vaut parfois moins que la somme des parties : face à un groupe diversifié comme Vivendi, le marché sanctionne le manque de lisibilité stratégique et le risque que les secteurs porteurs soient utilisés pour soutenir les activités les moins rentables. En redonnant de la lisibilité aux différentes branches d'activité, l'opération de scission devait donc permettre une meilleure valorisation de chacune d'elles.
Voilà pour le discours officiel. En arrière-plan, la réalité est sans doute moins avouable : l'opération a surtout comme objectif de renforcer le contrôle de Bolloré SE sans que la société ne soit contrainte de devenir actionnaire majoritaire. À l'issue de la scission, le groupe a en effet franchi le seuil de 30 % de détention dans les nouvelles entités « Canal+ », « Havas » et « Louis Hachette Group ». Si ces holdings* étaient restées cotées sur le marché réglementé de la bourse parisienne, Bolloré SE aurait été dans l'obligation de lancer une offre publique d'achat* (OPA) sur la totalité du capital de chacune d'elles et, par conséquent, de payer une « prime de contrôle » aux actionnaires minoritaires – Bolloré SE, qui ne détenait jusqu'alors que 29,9 % de Vivendi, se gardait bien de franchir ce seuil fatidique des 30 %. Mais il n'existe tout simplement pas de seuil d'OPA obligatoire pour les entreprises de droit français cotées à Londres ; il est porté à 50 % sur l'Euronext Growth ; et l'obligation d'OPA ne s'appliquera pas à Amsterdam puisque le seuil de 30 % a été dépassé … trois jours avant la première cotation d'Havas. Bolloré est donc libre de faire évoluer sa détention dans ces sociétés qu'il contrôle sans que cela ne bénéficie aux intérêts minoritaires.
L'opération de scission présentait cependant un risque majeur pour Havas. De taille modeste par rapport aux géants du secteur, sans actionnaire majoritaire, la société pouvait aiguiser les appétits hostiles. Vincent Bolloré l'avait d'ailleurs acquise en 2005, à l'issue d'un raid boursier resté dans les mémoires. D'où le choix d'une cotation sur la place d'Amsterdam, qui a quelques atouts à faire valoir : la législation des Pays-Bas permettra à Bolloré d'obtenir des droits de vote doubles dans deux ans, et même quadruples dans quatre ans. De quoi approcher la majorité des droits de vote tout en restant actionnaire minoritaire. Dans l'immédiat, une fondation de droit néerlandais, « Stichting Continuity Havas », créée pour l'occasion et contrôlée par des proches de Vincent Bolloré, détient une action préférentielle – une « action en or » dans le langage de la finance – qui lui donne pendant huit ans un droit de veto sur de nombreuses décisions du conseil d'administration d'Havas, comme le renvoi éventuel du président, la nomination d'un patron autre que Yannick Bolloré, son salaire, la nomination des autres cadres dirigeants, l'adoption des comptes annuels ou la distribution de dividendes [1]. Une véritable « pilule empoisonnée » destinée à décourager toute tentative de prise de contrôle hostile…
Avec de telles manœuvres, on aurait pu s'attendre à une levée de bouclier des autres actionnaires de Vivendi. Ils ont pourtant ignoré les alertes et voté massivement en faveur de la scission. Car comme le rappelle la journaliste financière Odile Dubois [2], « lorsqu'on investit avec Vincent Bolloré, c'est pour se rallier aveuglément à lui et pas autre chose ; sinon, mieux vaut passer son chemin ».
Cependant, suite à la plainte du fonds activiste CIAM, la Cour d'appel a récemment jugé que l'Autorité des marchés financiers n'aurait pas dû laisser Vivendi procéder à la scission sans procéder à une offre publique de retrait. On ne sait pas encore quelle sera la conséquence pratique de ce jugement (le fonds CIAM réclamant pour sa part le versement de 8 milliards d'euros aux actionnaires).
Quelques mois avant la scission de Vivendi, Bolloré a également réorganisé sa participation dans la Socfin. Il s'est mis d'accord avec son associé historique Hubert Fabri pour lui revendre 5% de ses parts dans la société (descendues ainsi à 34,75%) tout en lui cédant ses droits de vote au conseil. L'opération a entraîné une offre d'achat sur les titres restants, puis le retrait de la Socfin de la cote à la bourse du Luxembourg. En plus de consolider leur contrôle sur la société et de débarrasser Bolloré et Fabri des petits actionnaires – qui se sont d'ailleurs plaints que le prix de rachat qui leur a été proposé était sous-évalué –, cela a aussi pour effet de libérer en grande partie la Socfin de l'œil trop attentif des autorités boursières et des investisseurs institutionnels pour des activités souvent dénoncées pour leurs impacts en termes de droits humains.
Bolloré a parachevé ces opérations en rachetant les parts des actionnaires minoritaires dans trois sociétés du groupe, la Financière Moncey, la Compagnie du Cambodge et la Société industrielle et financière de l'Artois, toutes trois retirées dans la foulée de la cotation boursière. Là encore, quelques actionnaires minoritaires se sont plaints dans la presse du prix de rachat, accusant les banques conseils de Bolloré, Natixis et Société générale, ainsi que le cabinet comptable missionné pour la valorisation, Accuracy.
[1] Lire l'article de L'Informé.
[2] Odile Dubois, « Vivendi SE : Somme des parties et sport en coulisses », Zonebourse, décembre 2024.