14.04.2025 à 11:52
Les bombardements israéliens sur la bande de Gaza ont tué plus de deux cents journalistes palestiniens en dix-huit mois. Un collectif d'organisations professionnelles françaises, dont Orient XXI fait partie, a dénoncé, dans une tribune, cette hécatombe et le black-out médiatique qu'Israël organise sciemment. En voici des extraits. Ce collectif organise mercredi 16 avril, à 18h, deux rassemblements simultanés : devant l'Opéra Bastille, à Paris, et sur le Vieux-Port, à Marseille. […] En un (…)
- Magazine / Israël, Bande de Gaza, Médias, Tribune, Appel, Gaza 2023-2025Les bombardements israéliens sur la bande de Gaza ont tué plus de deux cents journalistes palestiniens en dix-huit mois. Un collectif d'organisations professionnelles françaises, dont Orient XXI fait partie, a dénoncé, dans une tribune, cette hécatombe et le black-out médiatique qu'Israël organise sciemment. En voici des extraits.
Ce collectif organise mercredi 16 avril, à 18h, deux rassemblements simultanés : devant l'Opéra Bastille, à Paris, et sur le Vieux-Port, à Marseille.
[…] En un an et demi de guerre dans l'enclave côtière, les opérations israéliennes ont causé la mort de près de 200 professionnels des médias palestiniens, selon les organisations internationales de défense des journalistes, telles Reporters sans frontières, le Comité pour la protection des journalistes et la Fédération internationale des journalistes, en lien avec le Palestinian Journalists Syndicate. Dans l'histoire de notre profession, tous conflits confondus, c'est une hécatombe d'une magnitude jamais vue, comme le démontre une récente étude de l'université américaine Brown.
[...] Tous ces confrères et consœurs portaient un casque et un gilet pare-balles, floqué du sigle « Press », les identifiant clairement comme des professionnels des médias. Certains avaient reçu des menaces téléphoniques de responsables militaires israéliens ou bien avaient été désignés comme des membres de groupes armés gazaouis par le porte-parole de l'armée, sans que celui-ci fournisse des preuves crédibles à l'appui de ces accusations. Autant d'éléments qui incitent à penser qu'ils ont été délibérément visés par l'armée israélienne.
[…] En tant que journalistes, viscéralement attachés à la liberté d'informer, il est de notre devoir de dénoncer cette politique, de manifester notre solidarité avec nos collègues palestiniens et de réclamer, encore et toujours, le droit d'entrer dans Gaza. Si nous demandons cela, ce n'est pas parce que nous estimons que la couverture de Gaza est incomplète en l'absence de journalistes occidentaux. C'est pour relayer et protéger, par notre présence, nos confrères et consœurs palestiniens qui font preuve d'un courage inouï, en nous faisant parvenir les images et les témoignages de la tragédie incommensurable en cours à Gaza.
Signataires : les syndicats de journalistes SNJ, SNJ-CGT et CFDT-Journalistes, Reporters sans frontières, le prix Albert-Londres, la Fédération internationale des journalistes, le collectif Reporters solidaires, la commission journalistes de la SCAM, les sociétés de journalistes et les rédactions des médias suivants : AFP ; Arrêt sur images ; Arte ; BFMTV ; Blast ; Capital ; Challenges ; Le Courrier de l'Atlas ; Courrier International ; Le Figaro ; France 2 ; France 3 rédaction nationale ; France 24 ; FranceInfo TV et franceinfo.fr ; L'Humanité ; L'Informé ; Konbini ; LCI ; Libération ; M6 ; Mediapart ; Le Monde ; Le Nouvel Obs ; Orient XXI ; Politis ; Le Parisien ; Premières Lignes TV ; Radio France ; Radio France Internationale ; RMC ; Saphirnews ; Sept à Huit ; 60 millions de consommateurs ; Télérama ; TF1 ; La Tribune ; TV5 Monde ; L'Usine nouvelle ; La Vie.
Collectif
14.04.2025 à 06:00
Si, depuis l'entrée en vigueur du cessez-le-feu, le 27 novembre, un semblant de vie a repris au Sud-Liban, les villages les plus proches de la ligne de démarcation, eux, sont maintenus dans la guerre. À Kfar-Kila, la ville a été rayée de la carte par l'armée israélienne qui entrave tout processus de reconstruction. Orient XXI a pu se rendre dans ce Liban où la paix ne reste qu'un lointain mirage. De notre envoyé spécial. « Mon village, celui de ma famille sur des générations, n'est (…)
- Magazine / Liban, Israël, Droit international, Droit international humanitaire, Reportage, Gaza 2023-2025Si, depuis l'entrée en vigueur du cessez-le-feu, le 27 novembre, un semblant de vie a repris au Sud-Liban, les villages les plus proches de la ligne de démarcation, eux, sont maintenus dans la guerre. À Kfar-Kila, la ville a été rayée de la carte par l'armée israélienne qui entrave tout processus de reconstruction. Orient XXI a pu se rendre dans ce Liban où la paix ne reste qu'un lointain mirage.
De notre envoyé spécial.
« Mon village, celui de ma famille sur des générations, n'est plus. Ils l'ont rasé. Et même si Kfar Kila a connu des périodes sombres, notamment durant l'occupation israélienne, jamais je n'aurais imaginé le voir ainsi. Cela me brise le cœur, si mes parents voyaient cela… »
Hassan Jamil Shami, 65 ans, se tient debout dans ce qui semble avoir été jadis la rue principale de Kfar Kila, mais qui n'est plus qu'un océan de poussière et de gravats, dans lequel le bitume s'est noyé. Pour lui, ce village — qui comptait avant le 7 octobre 2023 quelque 5 000 habitants — était bien plus qu'un lieu de naissance ou qu'une adresse sur son état-civil : c'était la bourgade de toute une vie et une partie de son ADN. Il explique, la gorge nouée :
Notre terre, nous avons appris à l'aimer dans ses pires heures, en réparant les dommages qui lui ont été faits lors des différentes guerres, quand elle a été occupée par l'ennemi, puis libérée. Je suis revenu juste après le cessez-le-feu, jamais je n'aurais imaginé être confronté à ça.
L'homme possédait trois maisons dans le village ; deux sont à terre, une autre sens dessus-dessous. C'est dans une pièce éventrée de cette dernière, sans murs ni fenêtres, et sur un matelas posé au sol, qu'il tente, la nuit venue, de trouver le sommeil. Un retour temporaire de quelques jours en forme d'épreuve qu'il s'impose régulièrement depuis le 27 novembre 2024 : « Il n'y a pas d'eau, pas d'électricité, pas de nourriture. Personne ne peut vivre ici. Les Israéliens ont voulu nous rayer de la carte, et pire encore, empêcher la vie de pouvoir renaître ici. »
L'homme salue un petit groupe de sexagénaires, eux aussi de passage. Difficile de savoir ce qu'ils sont venus faire réellement : à Kfar Kila, les maisons ne sont pas seulement éventrées par les frappes aériennes, elles ont été réduites à l'état de ruines. Pour beaucoup, parvenir à récupérer des effets personnels dans cette mer de gravats relève du miracle.
« C'est mon village depuis toujours, c'est pour cela que je viens ici, pour être près de lui. Je m'en veux d'avoir dû l'abandonner pendant la guerre, regardez ce qu'ils [les soldats israéliens] en ont fait », commente Abddallah Mraae, comme s'il parlait d'un proche en fin de vie.
Cet agriculteur d'une trentaine d'années estime ses pertes à environ 100 000 dollars (88 030 euros) : « 500 chèvres, 200 acres d'agriculture, et je ne vous parle même pas de nos maisons. » Il montre un matelas posé dans un édifice brinquebalant, mais toujours — pour l'heure — debout : « Moi, je dors ici en ce moment. Les murs tiennent bon », s'amuse-t-il. Avant, rongé par la colère, de reprendre :
Les chèvres que nous avions sur un terrain à Marjayoun ont été visés délibérément depuis le ciel. Il n'y avait rien autour du troupeau, aucun bâtiment, elles sont toutes mortes bombardées. Quelle autre armée au monde bombarde des chèvres ?
À ses côtés, une personne ayant requis l'anonymat le coupe : « Ils ont tout volé, même des chaises en plastique et le générateur d'électricité de la municipalité. » Il relève son pantalon pudiquement, et pointe une blessure à peine suturée. « J'ai voulu aller voir près du mur l'état de mes oliviers, les soldats israéliens m'ont tiré une balle dans la jambe. »
Le groupe se montre prudent : selon eux, les tireurs, embusqués le long du mur de séparation1, visent régulièrement les personnes qui s'approchent à quelques centaines de mètres d'eux. Un drone d'observation vrombit dans le ciel, il suit nos moindres faits et gestes. Un homme, hilare, se coiffe d'une perruque. Depuis le retour dans le village, tous ont appris à évoluer sous vidéosurveillance constante.
Un peu plus loin, le mur de séparation vient lécher des bâtiments en ruines, où de nombreux graffitis en hébreu sont visibles. Nous sommes au cœur d'une « zone tampon » de quelques dizaines de mètres, qui offre un panorama pour le moins surprenant : dans un triangle improvisé se regardent en chiens de faïence les militaires israéliens embusqués derrière de lourdes protections, les troupes dont la Force intérimaire des Nations unies (Finul) retranchées dans leur base, et quelques soldats libanais, avachis sur un tas de gravats en plein soleil.
Un véhicule avec à son bord une famille libanaise passe à proximité. La tension monte d'un cran : par la fenêtre, des femmes font avec leurs doigts le signe de la victoire, destiné aux Israéliens qui scrutent la scène à la jumelle. Le drone, toujours présent, descend dangereusement.
Au bout de la rue, dans une zone supposée à l'abri des potentiels tirs israéliens, un habitant, ayant lui aussi requis l'anonymat, commente : « Je crains que les Israéliens ne finissent par revenir, rapidement. Mais je n'ai pas peur. Nous sommes sur nos terres et nous ne menaçons personne. »
Il poursuit :
Kfar Kila est laissée pour compte, nous le savons. À cinq kilomètres d'ici, l'armée libanaise a fait beaucoup d'efforts, aide la population à se réinstaller, tente de régler les problèmes d'électricité… Nous avons souvent été critiques envers eux, alors il faut le reconnaître. Mais ici, il semble que l'endroit soit trop sensible, et à part ces quelques soldats, personne ne nous est venu en appui.
Abdallah Mrae le coupe :
Nous sommes totalement livrés à nous-mêmes. Pour avoir de la nourriture ou de l'eau, il faut aller à Marjayoun, à une dizaine de kilomètres. Quant à la reconstruction, juste pour mettre une tente, il faut s'enregistrer auprès des autorités libanaises. C'est un processus compliqué qui n'avance pas. Il y a clairement une volonté politique de maintenir un statu quo. Des centaines de préfabriqués devaient être livrés, ils ne sont pas arrivés. De toute évidence, les Israéliens font pression sur l'armée libanaise.
Son camarade reprend :
Je suis prêt à m'installer dès ce soir dans une tente. De toute façon, nous reviendrons. Nous avons été occupés jusqu'en 20002, puis nous avons connu 20063. Comme toujours, nous reconstruirons Kfar Kila. Le problème, c'est que les snipers israéliens continuent de sévir, et cela rend notre présence dangereuse. Tout peut arriver à n'importe quel moment.
Bien qu'officiellement, le Hezbollah n'exerce plus aucun contrôle sur la zone, ce n'est un secret pour personne, le parti de Dieu est enraciné dans le Sud-Liban depuis trop longtemps pour perdre sa mainmise, et encore moins sa popularité. Partout dans Kfar Kila, des drapeaux du parti, plantés au milieu des gravats, saturent le paysage.
« La résistance a donné plus de sang que n'importe qui pour protéger nos frontières. Si les combattants n'avaient pas freiné l'avancée terrestre israélienne, ils seraient remontés jusqu'à Dahieh [la banlieue sud de Beyrouth] », clame un habitant.
Pour les habitants de Kfar Kila, qu'importe si la formation politico-militaire chiite a été à l'initiative, le 8 octobre 2023, de l'ouverture d'un front de soutien au Hamas depuis le Liban-Sud. Le Hezbollah, même décapité d'une large partie de sa chaine de commandement et très affaibli militairement, continue de rayonner dans les cœurs des locaux.
Abdallah Alaoui, 55 ans, est venu « pour la énième fois » inspecter les ruines de sa maison. L'homme montre son ancienne demeure, et l'épicerie attenante qu'il possédait. Il explique avoir perdu quinze proches originaires du village dans cette guerre, sans vouloir pour autant entrer dans les détails. Laconique, il commente :
Quatorze dans les combats, et le quinzième, mon cousin, fin novembre, le lendemain du cessez-le-feu, visé par des tireurs israéliens. Nous avons payé un bien lourd tribut. Ils ont tout tué en nous, même le sentiment de peur que nous pouvions avoir. Qu'ils tirent sur nous s'ils le veulent, nous sommes prêts à mourir.
Pour ce dernier, comme pour l'ensemble des personnes interrogées, l'avenir n'engage pas à l'optimisme :
Avec Joe Biden, les Israéliens faisaient ce que bon leur semblait. Avec l'alliance Nétanyahou-Trump, nous nous attendons au pire. Nous savons qu'il n'y a pas et qu'il n'y aura pas de justice, nous n'y avons pas droit. Le monde entier se tient avec Israël, seul Dieu nous viendra en aide et les jugera.
Sur les hauteurs de la ville, Abir Shan, une femme d'une quarantaine d'années enveloppée dans une abaya noire, observe ce qu'il reste de Kfar Kila, depuis le cimetière situé sur une colline. La quasi-totalité des tombes a été endommagée, et les soldats ont laissé de nombreux messages sur les murs environnants. Elle nous emmène sur les ruines de sa maison : « Elle avait été construite par mon grand-père, explique-t-elle, les yeux larmoyants. Nous avions un beau jardin, et même un bunker aménagé en dessous. En 2006, nous y avions trouvé refuge. Aujourd'hui, il n'y a plus rien à récupérer, même pas une paire de chaussures. »
La femme, très affectée, se retourne vers le cimetière : « C'était un endroit de paix, où reposent nos familles. Souvent je venais leur rendre visite, comme je l'ai fait aujourd'hui. » Le soleil décline sur Kfar Kila, et le ciel se drape de couleurs orangées. « Même ces couchers de soleil ne sont plus les mêmes, Kfar Kila n'existe plus. »
C'est une évidence : le long de la bande frontalière, le cessez-le-feu a toujours davantage relevé du mirage que de la réalité. Quarante-huit heures après notre passage, l'armée israélienne abattait par drone une des personnes rencontrées sur site, et diffusait les images de la frappe sur ses réseaux. Filmé en train de charger des armes légères dans sa camionnette, il était, de toute évidence, en train de les exfiltrer de Kfar Kila.
Des tirs récurrents qui maintiennent de force, en dépit du cessez-le-feu, la région sous tension, malgré les propos pour le moins rassurants du président libanais Joseph Aoun. Ce dernier a assuré dans un entretien à France 24 que « le Hezbollah coopérait au sud du Liban ».
Une première depuis le 27 novembre : trois roquettes en provenance du Liban ont été interceptées dans le ciel de Métoula le 22 mars 2025. Bien que le Hezbollah ait catégoriquement nié en être à l'origine, et malgré les avertissements de la Force intérimaire de l'ONU qui a demandé instamment « à toutes les parties de s'abstenir de prendre des mesures qui pourraient compromettre les progrès accomplis », le feu de l'armée israélienne n'a pas tardé à fondre sur le Sud-Liban, à nouveau.
Des frappes qui ont fait au moins une dizaine de morts, en différentes localités. Dans un communiqué, l'armée libanaise a tiré la sonnette d'alarme. Elle a rapporté qu'en outre, des véhicules militaires israéliens « avaient traversé la clôture technique et effectué des opérations de terrassement dans la vallée de Qatamoun, à la périphérie de la ville de Rmeich », « en violation flagrante de la résolution 17014 du conseil de sécurité et de l'accord de cessez-le-feu », avant de se retirer.
Même scénario, ou presque, le 28 mars au matin : de nouveaux tirs de roquettes — toujours non revendiqués — en provenance du Liban-Sud. L'armée israélienne y a répondu par le pilonnage de la zone frontalière, en particulier de Kfar Kila, tandis que le ministre israélien de la défense, Israël Katz, menaçait directement Beyrouth en cas de futures frappes. Quelques heures plus tard, un nouvel ordre d'évacuation visait le quartier de Hadath, dans la banlieue sud de Beyrouth. Enfin, le 4 avril, l'armée israélienne a bombardé la ville de Saïda, capitale du Sud, tuant un responsable palestinien et ses deux fils. C'est pour toutes et tous une évidence : la rupture du cessez-le-feu à Gaza aura des conséquences au pays du Cèdre. Avec ou sans front de soutien du Hezbollah au Hamas.
1À l'instar de celui qui fend le paysage en Cisjordanie occupée et autour de la bande de Gaza, l'armée israélienne a construit un mur le long de sa frontière avec le Liban. Le chantier, décidé par le gouvernement de Benyamin Nétanyahou, a débuté en avril 2012 le long de la ville libanaise de Kfar Kila.
2En 2000, harcelée par la guérilla du Hezbollah, l'armée israélienne évacue le Sud-Liban après une longue occupation.
3À l'été 2006, une guerre de 33 jours met aux prises le Hezbollah et l'armée israélienne.
4NDLR. Adoptée à l'unanimité en 2006, la résolution 1701 a pour objectif de mettre fin aux hostilités entre le Hezbollah et Israël, le Conseil appelant à un cessez-le-feu permanent fondé sur la création d'une zone tampon.
11.04.2025 à 06:00
L'ouvrage posthume de Bernard Moussali, Le Congrès du Caire de 1932 — La musique arabe à la recherche de son identité, éclaire les tensions culturelles de l'époque tout en questionnant les fondements de la « musique arabe » aujourd'hui. Dans quelle mesure cet héritage musical demeure-t-il vivant et pertinent face aux défis modernes ? Mondes et modes anciens et nouveaux, tradition et modernité, rupture et continuité. Voire retours en arrière et bonds dans le futur. Est-il utile de rappeler (…)
- Lu, vu, entendu / Égypte, Musique, Livres, RechercheL'ouvrage posthume de Bernard Moussali, Le Congrès du Caire de 1932 — La musique arabe à la recherche de son identité, éclaire les tensions culturelles de l'époque tout en questionnant les fondements de la « musique arabe » aujourd'hui. Dans quelle mesure cet héritage musical demeure-t-il vivant et pertinent face aux défis modernes ?
Mondes et modes anciens et nouveaux, tradition et modernité, rupture et continuité. Voire retours en arrière et bonds dans le futur. Est-il utile de rappeler que toute civilisation est un jour confrontée, consciemment ou non, à ce type de choix qui touche toutes les activités des sociétés, politique, culturelle, scientifique ? Nul n'y échappe. Sauf les Arabes ? On évoque le bédouin qui préfère contempler la lune au milieu du désert : peu lui chaut de l'explorer ! Et pourtant… À l'instar d'autres cultures, celles des sociétés arabes durent se redéfinir par rapport à leur passé durant leur Renaissance (Nahda) qui accompagna l'effondrement de l'Empire ottoman en 1922. Leur musique aussi, ce que l'on a parfois tendance à oublier. D'ailleurs les Arabes n'ont-ils jamais eu une identité ? Vaste question.
Cela remonte (déjà !) à près d'un siècle, comme on peut le constater dans l'éclairant ouvrage qui vient d'être publié sur le Congrès du Caire de 1932, événement capital dans l'histoire mondiale de la musique, avec pour sous-titre : « La musique arabe à la recherche de son identité », du chercheur et professeur d'arabe libano-français Bernard Moussali (1953-1996). Cet ouvrage est basé sur son mémoire de thèse inachevé, qui a fait l'objet d'une édition critique et augmentée établie par l'ethnomusicologue Jean Lambert, enrichie d'un avant-propos et d'une postface.
« La convocation d'un Congrès de musique arabe, nous explique Bernard Moussali, répondait aux vœux de nombreux musiciens, compositeurs et théoriciens égyptiens, mais aussi syro-libanais. Pour beaucoup de ces intellectuels, le Congrès devait être l'occasion d'un dépassement de la musique traditionnelle dite « orientale », et il devait être résolument tourné vers l'avenir : il concrétisait (leur) volonté de fonder une nouvelle musique avec la caution de musicologues européens, censés arbitrer le débat entre l'Ancien et le Nouveau ». Le compositeur et pianiste hongrois Béla Bartok y participa. Comme le disait l'ethnomusicologue et directeur du conservatoire de musique marocaine de Rabat, Alexis Chottin (1891-1975) : « Ce congrès semble une manière d'États généraux, auxquels les Orientaux réclament un statut solide, une vraie Constitution de la musique arabe. »
Du 14 mars au 3 avril 1932, le Congrès du Caire réunit ainsi musicologues et musiciens venus des diverses parties du monde arabe, à l'initiative principale du baron français Rodolphe d'Erlanger et sous le patronage du roi égyptien Fouad Ier. La Ligue arabe, censée définir une politique commune, n'était pas encore née. Mais déjà les spécialistes se retrouvaient pour unifier les formes d'expression musicales qui seraient ainsi affranchies de siècles de tradition. Soit une vaste entreprise d'émancipation.
Plusieurs visions de la musique arabe moderne s'y confrontèrent : d'une part, des conservateurs qui étaient fidèles à la tradition de l'improvisation et du tarab (l'émotion musicale), et d'autre part, des réformistes qui souhaitaient utiliser les médias inventés par l'Occident, notamment la radio, le cinéma et l'écoute de masse.
Notons-le sans tarder pour les mélomanes, ce fut l'occasion d'effectuer de nombreux enregistrements sur disques 78 tours : musique d'Égypte, classique, populaire et sacrée ; musique arabe, principalement d'Irak, Algérie, Tunisie et Maroc (qui n'étaient pas encore des États). Après leur publication intégrale par la Bibliothèque nationale de France (BnF) en 2015, déjà basés sur la documentation de Bernard Moussali et sous la direction de Jean Lambert, ces enregistrements remastérisés n'ont pourtant pas livré tous leurs secrets, comme le révèle le livre.
À la lueur des recherches récentes émerge une proposition d'interprétation des significations historiques et anthropologiques de ce Congrès : « Comment concilier le sentiment de parenté et d'unité de civilisation, spontanément perçu par les Arabes, avec la grande diversité de leurs traditions musicales ? Comment concevoir une future musique arabe de manière universelle, à la fois inventive et inclusive de ses riches sources culturelles ? », selon les termes de l'éditeur de cet ouvrage massif et savant, mais surtout passionnant.
Comme l'explique Jean Lambert à Orient XXI :
Bernard Moussali, qui préparait dans sa thèse de doctorat une analyse des débats du Congrès, avait d'abord mis cet évènement crucial en perspective avec la période ottomane tardive, la renaissance littéraire et culturelle arabe, la Nahda, ainsi que le mécénat des khédives d'Égypte. Le Congrès permit en particulier d'« arabiser » le répertoire instrumental ottoman. Il valida l'introduction du violon, mais rejeta le piano comme trop éloigné de « l'oreille » arabe. Il valida (avec réticences) l'élaboration théorique d'une échelle arabe à 24 quarts de tons (donc plus détaillée que l'échelle occidentale à 12 demi-tons), en se basant sur les théoriciens ottomans tardifs. L'inconvénient de ce système est qu'il estompait les variations locales des micro-tons pratiqués au Caire, à Damas ou Alep, perdant ainsi en incarnation (ironie du sort, ce n'est que bien plus tard que le synthétiseur allait être en mesure de reproduire les nuances micro-tonales arabes…).
L'analyse sans concession par Bernard Moussali des débats du Congrès du Caire lui avait fait prendre conscience de l'importance de l'influence de la musique ottomane sur sa consœur arabe, ainsi que le rôle essentiel, mais occulté par la suite, des nombreux minoritaires chrétiens, juifs… Vis-à-vis de l'hégémonisme égyptien, il mettait en valeur l'apport historique de la Syrie au XVIIIe et au XIXe siècle, trop peu valorisé au Congrès.
De fait, ces débats entre tradition (al-qadîm) et modernité (al-jadîd), combinés avec le débat Orient/Occident, soulevaient déjà la question de l'identité culturelle arabe, avant même que la plupart des pays arabes obtiennent leur indépendance. Se posait également la question de la prédominance de l'Égypte en musicologie (elle occupe 10 des 18 CD du coffret de la BnF), en raison de sa centralité géopolitique et économique, sur les autres parties de la Nation arabe en gestation.
Cette expression de « musique arabe » reste d'ailleurs problématique jusqu'à aujourd'hui alors que l'idée même de « Nation arabe » était déjà à la recherche de ses racines. Dans le même temps, « les théoriciens orientaux étaient confrontés à l'image toute puissante de la musique occidentale, à la fois très différente et si proche par son voisinage plus que millénaire », rappelait Bernard Moussali. En outre, les théoriciens orientaux faisaient le « constat d'une coexistence de la tradition arabe et de la tradition turque (ottomane) dans le même creuset depuis au moins cinq siècles ». Jean Lambert poursuit :
Même si elle est récente, l'expression [musique arabe] renvoie à des phénomènes artistiques très divers qui se sont manifestés depuis plus d'un millénaire et demi dans une aire linguistique étendue sur trois continents : l'Asie, l'Afrique, l'Europe (…). (Elle avait) comme « référence historique majeure le développement d'une musique de cour lors des premières dynasties de l'Empire islamique, du VIIe au XIIIe siècle, et en particulier à la cour abbasside (…) avec l'emploi de la langue arabe littérale ou dialectale » comme « un marqueur culturel majeur »
C'était aussi l'époque des grands théoriciens arabophones de la musique — Avicenne, Farabi et Safî al-Dîn al-Ormawî — qui étaient souvent d'origine iranienne.
Pour compliquer les choses, souligne le chercheur, les intellectuels arabes du XIXe et du XXe siècle faisaient face à une énigme historique déroutante : « à partir de la destruction de Bagdad par les Mongols en 1254, il n'y avait plus de pouvoir politique arabe ni de patronage public d'envergure pouvant servir de référence "arabe" à ces phénomènes culturels ». Ce qui ne devait pas s'arranger avec la longue domination ottomane de cinq siècles sur les peuples arabes.
Il faut également rappeler que le terme musiqa posait lui aussi un problème, car il ne deviendra synonyme de « musique », au sens de l'art des sons, qu'à l'époque moderne. Pendant des siècles, la connotation séculaire de cette notion grecque « avait incité les milieux religieux à s'en détourner », car le tarab (à la fois émotion musicale et musique) était pour eux quelque chose de dangereux, de même que les instruments (malahi) qui risquaient de détourner les croyants de la prière. Heureusement, les choses ont changé depuis ! Les cultures musicales arabes se sont adaptées…
Quant au concept de « musique orientale » (musiqa sharqiyya), utilisé jusqu'au Congrès du Caire, il posait lui-même le problème de l'orientalisme, qui sera dénoncé ultérieurement par le théoricien littéraire et critique palestino-américain Edward Saïd, car soumis à la pensée d'une Europe dominante. Ainsi, nous apprend Jean Lambert :
L'apparition de l'expression « musique arabe » semble émerger de la convergence en Égypte entre deux courants intellectuels : d'une part des conceptions théoriques et des répertoires venus de Syrie et de Constantinople, et la promotion qui en est faite par les musicologues orientalistes et occidentaux ; d'autre part la volonté des Égyptiens, après les révolutions patriotiques de 1879 et 1919, de se poser comme le centre d'un monde alors en plein éveil politique et culturel.
On redécouvrit alors les théoriciens arabes du haut Moyen Âge, et l'on arabisa tout un vocabulaire technique et un langage esthétique.
En plein réveil patriotique, le Congrès du Caire sera confronté à un difficile défi, celui de définir « une identité ethnique dans la musique en fonction d'un passé prestigieux, mais révolu, et d'un présent multiforme et insaisissable », lit-on encore. Une problématique (ou un casse-tête) qui se pose encore de nos jours :
Les débats hésiteront continuellement entre deux pôles extrêmes de la culture musicale arabe : une définition large et idéaliste (« de l'Atlantique au Golfe »), et une définition restreinte (la musique égyptienne et éventuellement sa part syro-libanaise). Il en naîtra bien des malentendus. Et à cela s'ajoutera l'insistance de donner la priorité aux formes « savantes », et l'exclusion des formes populaires, le peu d'intérêt pour les formes religieuses (…), qui constitueront les signes d'une définition chauvine [et bourgeoise] la plus restrictive et la moins généreuse possible, de la musique arabe.
Des chapitres passionnants évoquent « l'irruption musicale de l'Europe au XIXe siècle », qui constitua « un choc ou une série de chocs culturels et musicaux dans l'Empire ottoman ». Il suffit de rappeler l'impact local de la création de Aïda, de Verdi, à l'Opéra du Caire en 1870.
Pour conclure ces réflexions sur l'identité musicale, lisons encore Jean Lambert :
On peut dire que la conception dominante de la « musique arabe » se réduisait en grande partie à la musique d'art égyptienne traditionnelle jusque dans le courant des années 1930, basée sur le répertoire dit « khédivial » (et excluant la plupart des musiques populaires, à l'inverse du nationalisme musical kémaliste turc). On intégra aussi de nombreux muwashshaḥ et d'autres formes chantées importantes qui avaient en partie été récupérées de Syrie, sans que cette dette soit vraiment reconnue. La partie instrumentale, typiquement ottomane, fut sciemment « arabisée » [au cours des travaux du Congrès].
Dans les années 1940 à 1960, sous l'influence assumée de la musique occidentale, ce genre se transforma en une sorte de musique de variétés, transformation en partie masquée par le génie improvisateur de la grande chanteuse égyptienne Oum Kalthoum.
Le rôle des minorités qui avaient contribué intensément à la composition de la musique ottomane, notamment arménienne, grecque et juive, fut lui aussi occulté. Les diverses traditions savantes apparentées aux pays arabes voisins, l'Irak et les pays du Maghreb, n'étaient que partiellement intégrées dans cet égypto-centrisme (selon l'expression de l'ethnomusicologue Philippe Vigreux). Elles tentèrent de se développer de leur côté comme musique nationale de certains de ces pays, par exemple la musique arabo-andalouse au Maroc (à partir du Congrès de Musique marocaine de Fès de 1969).
En tout état de cause, toutes ces formes produites jusque dans les années 1930 étant devenues « anciennes » en Égypte. Elles ne résistèrent pas aux évolutions technologiques de l'émergence de la radio, du cinéma et de la bande magnétique. L'obsolescence plus ou moins soudaine du disque 78 tours précipita cet oubli collectif. C'était son « chant du cygne », selon Bernard Moussali.
Mais la constitution étatique d'un répertoire « classique » — selon une terminologie qui viendra plus tardivement — contribua à l'émergence d'une identité musicale panarabe fortement essentialisée et où, en réalité, l'Égypte se gardait la part du lion. Ainsi, l'identité musicale arabe contemporaine, faite d'assemblages hétéroclites et figés, s'est construite sur plusieurs mythes d'origine (cf. le chapitre VII), décrétant des inclusions et des exclusions de manière plus ou moins avouée. De ce point de vue, la musique est peut-être le domaine culturel où cette tentative de construction nationaliste panarabe est le plus facilement observable à l'œil nu, pour peu que l'on ait suivi le long parcours quasiment archéologique qu'en a dressé Bernard Moussali. « À la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, ces constructions musicales ont largement éclaté, et n'en finissent plus de se réfracter sous différentes formes de plus en plus acculturées », observe Jean Lambert.
Au terme de ces réflexions, on peut se demander où en est aujourd'hui la musique arabe ? Et aussi sa musicologie ? Les questions de l'époque du Congrès continuent à se poser à tous les musiciens de tradition orale : l'innovation technologique est-elle incontournable ? Est-elle la garante absolue d'un « progrès » ? Ou bien n'est-elle pas condamnée à dissoudre l'authenticité de la transmission orale ? D'un autre côté, l'attachement à une tradition « authentique » n'autorise-t-il pas un certain conservatisme esthétique paralysant ? Des interrogations douloureuses que posent opportunément les deux auteurs de cet ouvrage posthume.
Bernard Moussali
Le Congrès du Caire de 1932. La musique arabe à la recherche de son identité.
Éditions Geuthner
Édition critique et augmentée
Avant-propos et postface de Jean Lambert
560 pages
46 euros
11.04.2025 à 06:00
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave (…)
- Dossiers et séries / Israël, Bande de Gaza, Résistance, Médias, Génocide, Témoignage , Focus, Gaza 2023-2025Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l'armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l'annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Jeudi 10 avril.
Aujourd'hui, je voudrais vous parler du journaliste Ahmed Mansour. Vous avez sans doute vu l'image atroce de ce journaliste palestinien de Gaza, assis sur une chaise où il brûlait vif dans un bombardement israélien. Ce bombardement a visé la tente où il se trouvait, avec d'autres journalistes. Il y a eu trois morts en tout. Deux journalistes, Ahmed Mansour et Helmi Al-Fakaawi, et un homme qui se trouvait à proximité. Neuf autres journalistes ont été blessés, certains grièvement… Et cette image a fait le tour du monde. Ce n'est pas la première fois que les Israéliens utilisent ce genre d'armes incendiaires. On avait déjà vu des images de gens calcinés après un bombardement.
Quant aux journalistes, plus de deux cents d'entre eux ont été tués par l'armée israélienne depuis le début de la guerre, selon l'ONG Reporters sans frontières. Certains ont été tués avec toute leur famille. Parfois, ce sont leurs familles qui ont été assassinées, comme cela s'est passé pour Wael Al-Dahdouh, le correspondant de la chaîne Al-Jazira, qui a perdu de nombreux proches dans des frappes ciblées. Malheureusement, beaucoup de médias étrangers traitent cette guerre contre le journalisme en adoptant plus ou moins la vision israélienne. Comme ceux qui ont mis en avant, dans leurs titres, qu'Ahmed appartenait à un « média affilié au Djihad islamique, considéré comme terroriste par de nombreux pays ».
C'est vrai, et à la fois ce n'est pas vrai. Oui, Ahmed travaillait pour Falastin Al-youm, (« Palestine Today » — « Palestine aujourd'hui ») depuis la fin de ses études de journalisme, il y a dix ans. Oui, ce média est lié au mouvement du Djihad islamique. Mais d'après ses amis, Ahmed était l'un de ces nombreux journalistes qui ne partagent pas l'idéologie de leur employeur, Fatah, Hamas ou autres. Pour faire leur travail, ils n'ont guère d'autre solution, la plupart des médias de Gaza dépendent plus ou moins d'un mouvement politique.
Ahmed Mansour était marié et père de trois enfants. Il avait vécu les mêmes souffrances que tous les Gazaouis. Lui, ses parents et toute sa famille ont été déplacés plusieurs fois. Sa famille est de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, et ils avaient fini par vivre sous une tente dans la zone d'Al-Mawasi, que l'armée d'occupation présente comme une « zone humanitaire sûre » tout en la bombardant régulièrement. Lui, il a voulu rester sur le terrain, dans la région de Khan Younès, avec d'autres confrères.
Plusieurs sont morts sous la même tente, à côté de l'hôpital Nasser. Ils s'étaient regroupés là pour une bonne raison : beaucoup de journalistes se positionnent à côté des hôpitaux, parce que c'est là qu'ils trouvent l'information. Quand ils voient les blessés arriver, ils peuvent demander aux ambulanciers où le bombardement a eu lieu, combien il y a de morts, etc., et tenter d'aller ensuite sur place. Cela se passe ainsi près de tous les hôpitaux qui fonctionnent encore plus ou moins dans la bande de Gaza comme l'hôpital Al-Shifa, l'hôpital indonésien, l'hôpital Al-Maamadani, l'Hôpital baptiste1, au nord, l'hôpital Al-Aqsa à Deir El-Balah… Ces regroupements sont connus des Israéliens. Tout comme les véhicules professionnels des médias, tels que ce van SNG (Satellite News Gathering)2 surmonté d'une grosse antenne et d'une parabole, utilisé pour les directs par la chaîne Al-Quds al-Youm (« Al-Quds Today » — « Jérusalem aujourd'hui »), qui a été pris pour cible par un missile le 26 janvier dernier devant l'hôpital Al-Awda.
Ses occupants sont morts brûlés. Ahmed Mansour s'était rendu sur place. D'après ses amis, il était accablé. Il se demandait comment ils étaient morts, comment ils avaient vécu cet instant, ce qu'ils avaient souffert. Il le disait, il avait peur de finir comme eux.
Ce qui me rend triste, c'est cette façon de prendre le point de vue israélien pour traiter de ce qu'il se passe à Gaza. D'adopter la vision du plus fort. Nous sommes sous occupation. L'occupant traite les occupés de « terroristes ». N'importe quelle personne occupée est un terroriste. Le Hamas ? Des terroristes. Le Fatah, le parti fondé par Yasser Arafat ? Des terroristes. Mahmoud Abbas, président de l'Autorité palestinienne et de l'État palestinien ? Un terroriste. Toute personne qui dénonce l'occupation ? Un terroriste.
Les journalistes français qui répercutent ce mot devraient se rappeler que la France a connu l'occupation, et que les Allemands et le gouvernement collaborateur justifiaient leurs crimes en désignant leurs victimes comme des terroristes. Les résistants étaient des terroristes. Les journalistes étaient des terroristes. Aujourd'hui, ce sont des héros, car ils ont dénoncé les massacres de l'occupant et de ses complices et œuvré à la Libération. Parmi eux, il y avait des journalistes. Je pense souvent à Pierre Brossolette, aujourd'hui au Panthéon. Bien sûr, les circonstances et les personnalités étaient différentes, mais il était journaliste, comme Ahmed Mansour. Lui aussi, il était appelé « terroriste ». Tous deux ont vécu sous l'occupation, ont assisté aux massacres et aux bombardements. Brossolette était un haut dirigeant de la Résistance, mais il a aussi écrit dans des journaux clandestins et parlé à de nombreuses reprises au micro de la BBC. Tous deux sont morts. Pierre Brossolette, arrêté, s'est suicidé pour ne pas parler sous la torture.
C'était un Européen, donc un héros. Ahmed Mansour était Palestinien, donc il gravitait forcément autour d'un mouvement « terroriste ». Tout ce qui est palestinien doit être diabolisé. Quand on est occupé, il est normal de résister, par les actes ou la parole. Je ne comprends pas ce double standard, alors que les deux peuples ont connu l'occupation. Peut-être parce que, nous, on ne nous considère pas comme des êtres humains. Peut-être, comme je le dis souvent, parce qu'on n'a pas les yeux bleus et les cheveux blonds. Mais je crois que défendre sa patrie, c'est le droit de toute personne qui connaît le goût amer de l'occupation. Honorer Brossolette tout en condamnant Mansour, c'est renier l'héritage universel de la résistance à l'oppression. Le courage ne change pas de nature selon la géographie ou l'identité du résistant. Ce qui change, c'est le regard que l'on choisit de porter.
Tuer des journalistes de façon atroce, c'est un peu toléré, il ne faut pas en faire un grand scandale, parce qu'ils sont « proches des groupes terroristes ». Je ne parle pas de tous les journalistes occidentaux, je sais qu'il y en a qui font leur travail de façon professionnelle. Mais il y en a trop qui adoptent la vision israélienne. Imaginons qu'un journaliste ukrainien soit tué de la même façon, ciblé par les Russes à cause de son métier. On l'aurait qualifié de « proche d'un mouvement terroriste » ? Nous, les Palestiniens, nous finissons toujours par être des victimes coupables. Beaucoup de médias participent à cette inversion des rôles. La victime devient le bourreau, le bourreau devient la victime, l'occupant devient occupé et l'occupé devient l'occupant.
Mais les menteurs seront jugés par l'histoire. Un jour, Ahmed Mansour et beaucoup de ses confrères seront dans un Panthéon. Ils seront honorés comme héros par les mêmes journalistes occidentaux qui les ont accusés de travailler pour des « médias terroristes ». Ils comprendront que la justice et les normes de l'humanité n'ont ni géographie ni couleur. On honorera ces journalistes qui sont en train de mourir les uns après les autres parce qu'ils parlent de la réalité, qu'ils transmettent les images des massacres. L'occupant ne veut pas de témoin, il ne veut pas que les massacres et les boucheries soient retransmis dans le monde entier. On tue les messagers, puis on les diabolise.
Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Commander en ligne : Librairie Libertalia
10.04.2025 à 06:00
Entretien avec Maâti Monjib, historien franco-marocain, qui, après trois jours de grève de la faim, menace de la reprendre pour protester contre son interdiction de quitter le territoire marocain pour assister à un colloque organisé par l'Université de la Sorbonne. D'une voix diminuée par la grève de la faim entamée le 3 avril 2025, le jour même où il a été interdit, à l'aéroport de Rabat, de quitter le territoire à l'invitation de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Maâti Monjib (…)
- Magazine / Maroc, Droits humains, Démocratie, EntretienEntretien avec Maâti Monjib, historien franco-marocain, qui, après trois jours de grève de la faim, menace de la reprendre pour protester contre son interdiction de quitter le territoire marocain pour assister à un colloque organisé par l'Université de la Sorbonne.
D'une voix diminuée par la grève de la faim entamée le 3 avril 2025, le jour même où il a été interdit, à l'aéroport de Rabat, de quitter le territoire à l'invitation de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Maâti Monjib raconte son calvaire politique et judiciaire qui dure depuis plus de cinq ans. Son tort ? Il fait partie des voix de la gauche marocaine qui appellent à une véritable réforme du régime monarchique.
Historien franco-marocain de renom, Monjib, 63 ans, a été gracié par le roi en juillet 2024 des poursuites politiquement motivées (notamment « blanchiment d'argent ») dont il a été la cible, ainsi que plusieurs journalistes et militants. Mais cette décision royale n'a pas eu d'effet sur son cas. Sa suspension de l'Université de Rabat, où il enseignait l'histoire politique contemporaine du Maroc, n'a donc pas été annulée et ses biens, y compris sa voiture et son compte bancaire, sont gelés. D'autant que l'affaiblissement de l'état de santé du roi semble avoir renforcé, et élargi, la marge de manœuvre de l'entourage royal sécuritaire, incarné par Fouad Ali El Himma (conseiller et ami d'enfance du monarque), Abdellatif Hammouchi (patron de la police politique) et, dans une moindre mesure, Yassine Mansouri, le chef de la Direction générale des études et de la documentation (DGED), l'équivalent de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en France.
Omar Brouksy.— Que s'est-il passé lorsque vous avez essayé de quitter le Maroc le jeudi 3 avril ?
Maâti Monjib.— Je suis arrivé à l'aéroport de Rabat-Salé vers 11 heures. Au début, j'avoue que j'étais inquiet, car j'ai vu deux « visages familiers ». Je les connais et ils me connaissent depuis quelques années. Pourtant, j'ai eu très vite ma carte d'embarquement. Cela m'a redonné espoir. Mais au moment où je m'orientais vers le box des policiers pour faire tamponner mon passeport, j'ai constaté la présence d'un autre « visage familier ». Mon cœur, affaibli par l'arythmie, a commencé à battre plus fort.
J'ai présenté mon passeport à une policière tirée à quatre épingles, protégée par une vitre épaisse, mais transparente. Elle a vérifié et revérifié mon document. Après l'avoir passé et repassé sur une machine électronique, elle m'a dit : « Rien à faire monsieur. Vous ne pouvez pas passer. Vous êtes interdit de quitter le territoire. » J'ai demandé à voir son supérieur. Un officier en civil est arrivé en quelques secondes. Je lui ai expliqué qu'une interdiction légale de quitter le territoire ne peut pas dépasser un an. Il m'a répondu : « Je sais, mais vous êtes dans l'ordinateur. » J'ai rétorqué « Et alors ? ». Ma question restera sans réponse.
J'ai retrouvé mes amis défenseurs des droits humains au café de l'aéroport. Ils étaient venus à l'aéroport par solidarité. Parmi eux Khadija Ryadi, un véritable soldat des libertés au Maroc et prix des Droits humains des Nations unies en 2013. J'ai annoncé, la voix étranglée par la colère, mon entrée immédiate dans une grève de la faim de trois jours.
O.B.— Pourquoi avez-vous décidé d'entamer une grève de la faim alors que votre santé est fragile ? Vous êtes cardiaque et diabétique…
M.M.— Je suis pacifique de nature et j'ai toujours utilisé des méthodes pacifiques : souffrir pour se faire entendre. J'ai déjà fait jouer tous les outils judiciaires et politiques à ma disposition. Les quelques hommes puissants du royaume — à l'exception du roi — ont été contactés par des amis communs. Rien à faire. Toujours les mêmes remontrances que je peux résumer ainsi : « Monsieur Monjib veut réunir les islamistes et les gauchistes de tout bord pour abattre la monarchie. Il rêve. Mais son rêve est dangereux. C'est un fattan (instigateur de guerre civile). De plus, c'est quasiment le seul Marocain qui fait montre d'irrévérence à l'égard des symboles de la monarchie… » Je reprendrais la grève si l'interdiction est maintenue.
O.B.— Qu'est-ce que vous leur répondez ?
M.M.— Je commence par leur dernier argument. Je milite pacifiquement, par ma parole et mes écrits, depuis toujours, pour un vrai régime parlementaire qui protège les libertés et droits des citoyens. Dans un tel régime, le roi règne sans gouverner. C'est la seule façon de concilier monarchie et démocratie. Sinon c'est le despotisme, la rente et la corruption qui dominent. Regardez comment, il y a quelques semaines, le chef du gouvernement Aziz Akhannouch est devenu à la fois sujet et metteur en scène d'un scandale grotesque de conflit d'intérêts. Il s'agit de l'affaire de la grande station de dessalement à Casablanca : son holding familial a remporté le marché dans le cadre des partenariats public-privé1 En plus, il subventionnera en tant que chef du gouvernement ce projet, son propre projet, dans le cadre de la charte d'investissement. Vous en rendez-vous compte ? Un chef du gouvernement signe avec lui-même une convention d'investissement stratégique gigantesque tout en s'accordant une subvention de plusieurs milliards, sous le prétexte qu'il ne dirige pas personnellement sa holding. Même dans un film de science-fiction, on ne le croirait pas.
Sans oublier l'autre conflit d'intérêts et soupçons de délit d'initié dans l'affaire du gisement de gaz à Tendrara (région orientale)2. De tels scandales avaient fait l'objet d'une enquête du journaliste indépendant Youssef El Hireche3. Conséquence : il a été condamné l'année dernière à dix-huit mois de prison ferme4.
La corruption est partout au Maroc. Elle touche même les petites classes moyennes. La santé et l'éducation sont profondément touchées. D'où leur état de délabrement avancé. Un bachelier de niveau moyen a des difficultés à écrire une lettre manuscrite correcte de demande de travail. Regardez aussi comment les premiers responsables des institutions de gouvernance sont renvoyés, poussés à la démission ou humiliés quand ils tentent de faire leur travail. Le dernier exemple date du mois de mars : Bachir Rachdi, limogé par le roi de la direction de l'Instance de lutte contre la corruption. Avant lui c'était Driss Guerraoui, un grand économiste et homme honnête, ancien directeur du conseil de la concurrence. Sa faute ? Il avait donné la preuve, documents officiels à l'appui, que les grands distributeurs de carburants, y compris celui qui appartient au holding du chef du gouvernement, organisaient presque au grand jour une entente (illégale) sur les prix à la pompe. Ils voulaient contourner la baisse substantielle des subventions étatiques à ce secteur, décidée sous la pression de la rue, à la suite du « Printemps arabe ». Le gouvernement Akhannouch est en passe de liquider les quelques « acquis » du « Printemps marocain ».
O.B.— Est-ce que vos biens continuent toujours d'être gelés par les autorités marocaines ?
M.M.— Oui, mon compte bancaire est gelé, et je n'ai pas le droit de vendre ma voiture ou mon domicile. Cela dure depuis plus de quatre ans. C'est totalement illégal, et c'est pour cela que la « justice » ne nous fournit aucun document écrit, ni à mes avocats ni à moi, qui attesterait que mes biens sont saisis. Vu l'expérience traumatisante du « Printemps arabe », les juges aux ordres ne veulent pas laisser de traces gênantes. Ces restrictions et mesures de surveillance judiciaire sont des jugements qui doivent être rendus et prononcés et une copie signée doit être remise à la défense si celle-ci le demande. Rien de tout cela n'est respecté dans mon cas. Mes avocats sont même interdits de photocopier mon dossier. Comment voulez-vous qu'ils puissent préparer ma défense ? D'ailleurs, ils n'ont pas besoin de me défendre, me disent des amis pour plaisanter. De fait, depuis 2021, mon procès est au point mort. La dernière convocation à paraître devant le juge d'instruction que j'ai reçue date du 27 janvier 2021.
O.B.— Qu'en est-il de votre situation à l'université ? Est-ce que la grâce royale a modifié quelque chose à votre situation judiciaire ?
M.M.— Je suis toujours suspendu de mon travail comme professeur d'histoire à l'Université Mohammed V de Rabat. Je n'ai pas été réintégré alors que la grâce royale implique le rétablissement de tous mes droits d'enseignant-chercheur. Elle précise explicitement le numéro du dossier judiciaire concerné. De fait, j'ai plusieurs procès en suspens… Cela fait partie de leur stratégie de pression tous azimuts pour fatiguer ceux qu'ils appellent « dissidents » en privé et « délinquants » dans leur presse diffamatoire.
O.B.— Comment expliquer cet acharnement contre vous ?
M.M.— Cet acharnement contre moi et contre quelques autres critiques du régime comme Fouad Abdelmoumni, Omar Radi, Soulaiman Raissouni ou la poétesse Saida Alami fait partie de ce que j'appelle « l'économie de répression ». Celle-ci, conçue par la police politique, vise à réaliser deux objectifs difficilement conciliables, mais qui connaît un relatif succès : exercer un contrôle maximal sur la société par le moyen d'une répression quantitativement minimale. Exemple : mettre le moins de personnes possible en prison tout en exerçant une pression maximale sur la société : poursuites judiciaires multiples, pressions sur la famille et l'entourage proche, diffamation (dans mon cas cet outil abject de « gouvernance » à la marocaine s'est traduit parfois par plusieurs centaines d'articles de dénigrement par mois, dans le cas de Radi aussi), licenciement abusif des activistes ou de membres de leur famille…
Pourquoi cette ingéniosité maléfique ? C'est tout simplement pour garder une bonne image du « plus beau pays du monde » à l'extérieur, tout en disséminant un climat délétère de peur, de suspicion, de délation. Une ambiance égoïste du chacun pour soi s'est installée peu à peu. Il est loin le temps où l'on chantait à tue-tête les slogans révolutionnaires du Mouvement du 20 février (2011). Maintenant si tu parles politique dans un bus, les gens se détournent de toi ostensiblement. Résultat, la peur règne partout au Maroc.
O.B.— Est-ce que la détérioration de l'état de santé du roi renforce le pouvoir de l'entourage sécuritaire ?
M.M.— Oui tout à fait. Ledit entourage contrôle quasi totalement le circuit de répartition du pouvoir. Il monopolise aussi le contrôle de l'information stratégique.
O.B.— Comment expliquer le fait que Boualem Sansal, cet écrivain franco-algérien connu pour sa grande proximité envers l'extrême droite en France, soit soutenu par toute l'élite politique et médiatique française et pas vous ?
M.M.— La réponse est simple : je suis de gauche, Sansal est à l'extrême droite. Il y a eu durant les dernières années un glissement massif de la société française vers la droite extrême. Et cela explique la différence de traitement des cas Sansal et Monjib. Toutefois, il ne faut jamais mettre un écrivain en prison pour ses écrits ou ses déclarations. Je demande donc la libération de Sansal.
O.B.— Votre cas n'est pas unique. Il reste d'autres détenus politiques au Maroc. Comment expliquer la persistance de ce phénomène ?
Au Maroc on dit « Drablekbirykhafsghir » (tape le grand, les petits auront peur). Voilà pourquoi il y a toujours d'autres personnes emblématiques en prison comme le grand avocat et ancien ministre des droits humains Mohamed Ziane. On peut citer aussi des leaders connus du Hirak du Rif, Nasser Zefzafi, Nabil Ahamjik et Mohamed Jelloul et trois autres détenus depuis huit ans. Les hirakis les moins connus, des centaines, ont été libérés après quelques jours ou quelques mois de détention. C'est finalement assez banal comme stratagème de contrôle : montrer les muscles pour ne pas (trop) les utiliser.
1NDLR. Le consortium ayant remporté le projet inclut la société Afriquia Gaz, propriété d'Aziz Akhannouch. Le contrat est estimé à environ 6,5 milliards de dirhams (623 millions d'euros).
2NDLR. Une unité de liquéfaction de gaz est construite à Tendrara, dans l'est du Maroc, par la société britannique Sound Energy. Le gaz liquéfié sera ensuite commercialisé par Afriquia Gaz, filiale du groupe marocain Akwa détenu par les familles Akhannouch et Wakrim. Depuis 1995, Aziz Akhannouch et Ali Wakrim sont à la tête de ce holding familial.
3NDLR. Cette enquête a été publiée en mai 2023 par les journalistes Khalid Elberhli et Youssef El Hireche dans le journal marocain arabophone Assahifa.
4NDLR. Youssef El Hireche a été arrêté en mars 2024. Il était accusé d'« atteinte à un agent public », d'« outrage à un corps constitué » et de « diffusion d'informations privées sans consentement » suite à des publications sur les réseaux sociaux. Il a été libéré par grâce royale le 29 juillet 2024.
09.04.2025 à 06:00
La soirée « Pour la République, la France contre l'islamisme ! », qui a réuni droite dure et figures du Printemps républicain à Paris le 26 mars, a été l'occasion de fustiger pêle-mêle les musulmans, la gauche française ou les Palestiniens. Sous le haut patronage du ministre de l'intérieur et de celui des outre-mer, Bruno Retailleau et Manuel Valls. Autour du Dôme de Paris, dans le 15e arrondissement, un impressionnant dispositif policier quadrille les entrées A et B en ce mercredi 26 (…)
- Magazine / Israël, France, Racisme, Islamophobie, Extrême droite, Antisémitisme, Lobby, Gaza 2023-2025La soirée « Pour la République, la France contre l'islamisme ! », qui a réuni droite dure et figures du Printemps républicain à Paris le 26 mars, a été l'occasion de fustiger pêle-mêle les musulmans, la gauche française ou les Palestiniens. Sous le haut patronage du ministre de l'intérieur et de celui des outre-mer, Bruno Retailleau et Manuel Valls.
Autour du Dôme de Paris, dans le 15e arrondissement, un impressionnant dispositif policier quadrille les entrées A et B en ce mercredi 26 mars. À l'occasion de l'événement « Pour la République, la France contre l'islamisme ! », les organisateurs ont réservé une salle pouvant accueillir environ 4 000 spectateurs.
Plusieurs caciques de la droite dure et du Printemps républicain ont fait le déplacement, comme François-Xavier Bellamy et Jean-Michel Blanquer. Deux ministres en exercice doivent intervenir : celui de l'intérieur, Bruno Retailleau, et celui des outre-mer, Manuel Valls. Selon le fascicule distribué à l'entrée, la République française serait confrontée à « l'apparition d'une nouvelle idéologie totalitaire qui s'exprime tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de la Nation avec l'ambition de la disqualifier, voire de la détruire ». L'islamisme, puisque tel est le nom de la « nouvelle idéologie totalitaire », aurait pour but d'« instaurer une gouvernance totalitaire et oppressive » dans l'Hexagone.
19 heures. Alors que la moitié de la salle se cherche encore une place, Christian Estrosi s'avance sur la scène. L'homme a pour mission de chauffer un public distrait. Celui qui a quitté Les Républicains (LR) pour se rapprocher d'Emmanuel Macron, puis bifurquer vers les Horizons d'Édouard Philippe, a cinq minutes chrono. Séparatisme dans les piscines françaises, voile dans le sport, La France insoumise (LFI), qualifiée de « parti de la honte » et son eurodéputée franco-palestinienne Rima Hassan, le Hamas (prononcé « Khamas », par mimétisme avec les dignitaires israéliens), l'antisémitisme et enfin, le thème de la soirée : l'islamisme, dépeint comme une « cinquième colonne rampante comme une pieuvre » : tous ces thèmes sont débités avec virulence par le maire de Nice. Ce premier discours n'a rien à envier à un clip de campagne du Rassemblement national (RN) ou de Reconquête. Il est applaudi avec ferveur.
Sur un écran géant est projetée la vidéo de présentation de l'événement. Une femme métisse aux cheveux bouclés déploie tout sourire un drapeau français alors que le mot « ensemble » s'affiche.
Le collectif « Pour la République », organisateur de l'événement, réunit : le collectif Femme Azadi fondé par Mona Jaffarian ; le Comité Laïcité République de Patrick Kessel, ami de Manuel Valls ; le Centre européen de recherche et d'information sur le frérisme (Cerif) de Florence Bergeaud-Blackler et le Centre de réflexion sur la sécurité intérieure (CRSI), tous deux financés par le milliardaire d'extrême droite Pierre-Édouard Stérin ; le think tank Laboratoire de la République créé par Jean-Michel Blanquer pour « gagner la bataille des idées contre le wokisme » ; Unité laïque, le comité de soutien à Boualem Sansal, écrivain algérien emprisonné à Alger, qui partage avec l'extrême droite le traitement idéologique réservé à l'islam et aux étrangers en France. On y trouve aussi Dhimmi Watch, en qualité de participant : un observatoire présidé par la conspirationniste britannique Bat' Yeor, à l'origine des néologismes « dhimmitude » et « Eurabia » utilisés par les extrêmes droites européennes pour désigner une prétendue soumission à l'islam. L'observatoire compte également Boualem Sansal parmi ses membres.
À leur tête, Agir ensemble, initiateur de l'événement. Créé après le le 7 octobre 2023, ce collectif, dirigé en France par Arié Bensemhoun, est une émanation d'Elnet France1, un lobby pro-israélien très actif à l'Assemblée nationale et au Sénat.
Agir ensemble n'en est pas à son premier coup d'essai. Sa conférence inaugurale le 18 décembre 2023 avait déjà pour thèmes « la République en danger » et « le 7 octobre, l'horreur et la guerre : le jour où le monde a changé ». Elle réunissait notamment Emmanuel Navon, directeur d'Elnet-Israël, et Éric Danon, ancien ambassadeur de France en Israël, participant à la soirée parisienne. Sa dernière « Master Class » en décembre 2024, animée par Julien Dray était titrée : « Mélenchon : histoire d'une trahison républicaine ». Le site propose également du contenu republié, dont les premières rubriques sont « Wokisme » et « Terrorisme ».
Si le logo d'Elnet France n'apparaît pas dans la liste des partenaires de la soirée, les liens sont clairs. Arié Bensemhoun, directeur général d'Agir ensemble et coordinateur de la conférence, est aussi directeur exécutif d'Elnet France. Dès les premiers instants de son discours, l'homme fait siffler LFI. « Ils sont les collabos des islamistes et des traîtres à la République », fustige-t-il, chaudement applaudi par la salle. « Certains pensent qu'on est encore dans les années 1920. Aujourd'hui, l'antisémitisme, c'est surtout la haine d'Israël portée par l'extrême gauche. » Tonnerre d'applaudissements. « Plus aucun Français n'est en sécurité en France, juif ou non, face à l'islamisme », lance-t-il.
Sans transition, Bruno Retailleau est annoncé. À l'applaudimètre, l'arrivée du ministre de l'intérieur bat des records. La mine grave, les mains sur le pupitre, le ministre marque un temps. La salle retient son souffle. Il se décide finalement à briser le silence après quelques longues secondes : « Un seul cœur nous manque. » Nouveau temps de pause. « Vous savez, quelqu'un a écrit : “la meilleure façon de faire avancer l'islamisme, c'est de tout lui céder”, et cet homme c'est Boualem Sansal. » La salle claque des mains. Le romancier algérien, condamné en Algérie à cinq ans de prison ferme, est au cœur des tensions entre Alger et Paris.
Bruno Retailleau continue : « l'islamisme c'est le nouveau fascisme », « LFI tisonne la braise de l'antisémitisme en se servant de la cause palestinienne à des fins électorales », « le voile est un marqueur de soumission ». Le ministre salue les « courageux » députés présents dans la salle qui ont participé à la proposition de loi LR interdisant le port du voile dans le sport. Le texte, porté par l'exécutif, a été mis à l'agenda de l'Assemblée nationale, sans tenir compte de la réserve émise par les ministres des sports et de l'éducation nationale alertant contre le risque d'amalgame et appelant à s'en référer aux règlements intérieurs des fédérations sportives, qui proscrivent déjà les signes religieux. « Le sport est une grammaire universelle ! Vive le sport et à bas le voile ! », s'époumone-t-il sous les vivats.
Pour s'en prendre à l'Algérie sans la nommer, le ministre cite ensuite l'un des théoriciens du djihad international, lié à Al-Qaida : Abou Moussab Al-Souri. « Il a dit que l'Europe était le ventre mou de l'Occident », relate-t-il. Bruno Retailleau dit constater une perte de repères de la jeunesse française qui serait alimentée par une gauche ayant théorisé un sentiment de culpabilité vis-à-vis de l'histoire coloniale de la France. « On a dit, la France vous ne l'aimerez pas. C'est à cause de ces mouvements décoloniaux et wokistes, touillant dans les guerres mémorielles », résume-t-il. La salle semble apprécier la référence sourde à la guerre d'Algérie, objet de toutes les tensions et pressions quand un média français souhaite la traiter avec profondeur. Le chroniqueur Jean-Michel Aphatie a, par exemple, été sanctionné par la radio RTL, fin février dernier, pour avoir affirmé que le pouvoir colonial avait commis plusieurs massacres pendant la conquête de l'Algérie, comparables à celui d'Oradour-sur-Glane.
Noëlle Lenoir lui succède sur scène. L'ancienne ministre des affaires européennes entre 2002 et 2004, sous Jacques Chirac, et présidente du comité de soutien de Boualem Sansal, déclare à la tribune que l'islam est une « religion prosélyte par nature et fragilisant la France ».
20 h 23. Eugénie Bastié, éditorialiste et polémiste au Figaro, figure médiatique de la droite réactionnaire, entre en scène. Elle présente les deux grands débats de la soirée : « Face à l'islamisme, le temps des constats » et « Face à l'islamisme, le temps des combats ». Interagissant sur scène avec les intervenants, elle tente de relativiser : « La majorité des musulmans pratiquent un islam modéré. » Mais demande dans la foulée à Fadila Maaroufi, anthropologue, fondatrice de l'Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles, « des conseils pour ne pas devenir le Belgiquistan », terme que son journal, Le Figaro, a récemment théorisé. Mme Maaroufi assure qu'il n'est plus possible de parler d'islamisme ou de djihadisme dans son propre pays et que l'élite politique belge « manque de courage ». « Le Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) devenu CCIE [pour « Europe »], s'est du coup réfugié chez nous, tout comme de nombreux djihadistes avant », poursuit-elle.
Éric Danon, ancien ambassadeur de France en Israël de 2019 à 2023 prend la parole. Il salue les bombardements israéliens ayant permis l'avènement d'un nouveau gouvernement au Liban et des premières critiques des Palestiniens envers le Hamas, lors d'une récente manifestation dans le nord de Gaza. Il enchaîne : « L'Unrwa a vocation à disparaître », « Les houthistes n'ont pas été totalement détruits, car Israël ne s'en est pas encore occupé », ce qui provoque les rires de l'assistance. Mais l'ancien ambassadeur, pour qui Elnet France et Elnet Israël avaient organisé conjointement un pot de départ en juillet 2023 à Tel-Aviv, ne s'arrête pas là : « Ma conviction, c'est qu'il n'y a pas de génocide mais une nécessité absolue pour les islamistes et les propalestiniens de dire qu'il y a génocide. » « Et pourquoi selon vous ? », demande Eugénie Bastié. « Parce qu'ils en ont besoin pour parachever une identité palestinienne mimétique de celle des juifs. »
Ils leur manquaient quelque chose pour être à égalité avec les juifs… il leur manquait un génocide. Enfin, ils tiennent le récit d'un génocide, même s'il n'existe pas. Et vous verrez qu'ils pousseront cela pour dire un jour : « Nous avons autant que les juifs le droit d'avoir un État dans cette région. »
La salle applaudit de nouveau. « Puis vous aurez l'étape suivante qui sera encore plus redoutable quand ils diront : ‘C'est nous le peuple de Dieu. Ce ne sont pas les Juifs.'
Vient le tour de l'influenceuse Mona Jafarian. En France, la cofondatrice du collectif Femme Azadi, habituée des plateaux de CNews, est devenue en l'espace de quelques années la figure féminine du Printemps républicain. Elle est aussi le porte-voix, en France, du courant monarchiste iranien, dont les différentes tendances sont favorables à un retour au pouvoir de la dynastie Pahlavi pour remplacer les mollahs. « Pendant la révolution [islamique, en 1979], j'ai vu les communistes soi-disant antireligieux et anticléricaux s'allier aux islamistes pour faire tomber ce qu'ils appelaient la royauté. »
Un autre influenceur prend la parole sous le pseudonyme de Ben le patriote. L'homme aux 245 000 followers sur Instagram porte un discours fédérateur : « Nous avons besoin de rassembler des juifs et des musulmans sur les réseaux sociaux », avant de lancer : « je vais aller à la chasse aux musulmans modérés », prévenant que sur les réseaux s'exerce la « très grave » prédication de salafistes et appelant à un réveil des « musulmans français », sans se soucier des amalgames.
Frédéric Dabi, le directeur général de l'institut de sondage Ifop, vient commenter le sondage exclusif commandé par Agir ensemble pour la soirée. Son titre ? « Le crash test républicain – La cohésion nationale à l'épreuve des divisions et de l'islamisme ». Au micro, Dabi explique : « Il s'agissait, […] et c'est le thème de la soirée, de déterminer le ressenti face à la menace islamiste dix ans après les attentats de 2015, et également d'identifier les facteurs de division du pays. » Selon cette étude, menée du 21 au 24 février auprès d'un échantillon de 1 200 personnes, l'islamisme serait perçu comme un phénomène expansionniste, en progression notamment dans les quartiers populaires (72 %), les prisons (70 %), mais aussi au sein de l'école (63 %), de l'université (56 %) et des clubs sportifs (52 %). Le « port du voile dans les espaces publics » serait aussi considéré comme une « manifestation de l'idéologie islamiste » par 72 % des sondés. Cependant, le directeur de l'Ifop tempère : ce sentiment serait « beaucoup moins fort dans deux catégories : chez les jeunes et chez les sympathisants de La France insoumise ». Mais : « 82 % des Français ne font pas confiance à Mélenchon pour lutter contre l'islamisme ». À la mention de ce nom, le public hue. Marine Le Pen, en revanche, arrive première du classement en cette matière, devant le duo Darmanin et Retailleau. À la mention de ceux-là, la salle applaudit.
Manuel Valls vient clôturer le débat. Les spectateurs se lèvent comme un seul homme. Le ministre des outre-mer rend hommage à son collègue Bruno Retailleau. Mais la salle est presque déçue quand pendant les longues premières minutes de son discours, le ministre pointe la Russie comme danger numéro un de la France – un danger pourtant ressenti par 81 % des sondés de l'étude de l'Ifop. Il appelle à « ne pas se tromper d'allié » contre cette menace et dans le soutien important de la France à l'Ukraine. Manuel Valls pointe l'extrême droite, la qualifiant de complice de Poutine. On est loin de la cinquième colonne islamiste. Les applaudissements faiblissent. L'homme poursuit en arguant que, certes, « l'Ukraine, c'est loin », mais qu'il faudra consentir à des efforts pour financer une « guerre qui vient ». « Nous avons cherché la paix sociale au détriment de la sécurité de la paix de l'État », lance-t-il. Médusée, la salle semble ne plus savoir comment réagir. Mais le ministre parlait là de l'islamisme ! « L'Europe doit se réarmer culturellement. Le multiculturalisme a fait vaciller la Belgique et le Royaume-Uni », prévient-il.
Le ministre rappelle cependant que « les musulmans pratiquent leur foi modérément dans leur immense majorité », avant de s'en prendre violemment au voile : « Nous l'avons fait [l'interdiction] pour le voile dans les écoles et les lieux publics, faisons-le pour les mineurs à l'université et dans les compétitions sportives ! Marianne n'est pas voilée, car elle est libre ! Elle porte un bonnet phrygien laissant dépasser des mèches ! » Son discours est chaudement ovationné.
La soirée se termine sur une Marseillaise chantée par l'ensemble des invités réunis sur scène face à un public debout. La salle se vide progressivement. Canettes, emballages vides et bouteilles en plastique jonchent le sol.
1Nils Wilcke ,« Après le Parlement, le lobby pro-israélien Elnet infiltre le gouvernement » Off Investigation, 25 mars 2025.