18.11.2024 à 06:00
Xavier Guignard
Devant l'ampleur de la destruction humaine et matérielle de Gaza, rendue pratiquement inhabitable, la nécessité d'une solution politique brandie par de nombreux États contraste avec l'enfermement israélien dans une guerre sans fin. Parmi les pistes mises en avant, outre la relance d'un processus de négociations, revient fréquemment le principe d'un retour de l'Autorité palestinienne à Gaza, un territoire qui lui échappe depuis 2007. Cette solution n'a pourtant rien d'évident. L'Autorité (…)
- Magazine / Palestine, Bande de Gaza, Cisjordanie, Diplomatie, Fatah, Hamas, OLP, Accords d'Oslo, Autorité palestinienne (AP), Front Fatah Al-ChamDevant l'ampleur de la destruction humaine et matérielle de Gaza, rendue pratiquement inhabitable, la nécessité d'une solution politique brandie par de nombreux États contraste avec l'enfermement israélien dans une guerre sans fin. Parmi les pistes mises en avant, outre la relance d'un processus de négociations, revient fréquemment le principe d'un retour de l'Autorité palestinienne à Gaza, un territoire qui lui échappe depuis 2007. Cette solution n'a pourtant rien d'évident.
L'Autorité palestinienne (AP) est créée en mai 1994 par l'accord dit « Gaza-Jéricho » ou « Oslo I ». Ses compétences y sont définies afin de concrétiser le concept de gouvernement autonome et intérimaire. La période ainsi définie est de cinq ans — jusqu'au 4 mai 1999 — et doit alors permettre aux parties d'avancer sur les négociations sur le statut final. Mais l'ensemble des questions sensibles (création d'un État, statut de Jérusalem, délimitation des frontières, droit au retour des réfugiés, colonies, partage des ressources naturelles, etc.) est volontairement repoussé. En l'absence d'accord, ce gouvernement autonome et intérimaire est devenu pérenne, sans pour autant déboucher sur l'établissement d'un État de Palestine souverain et indépendant.
Cinq ans, devenus trente pour une Autorité sans souveraineté, et quatre ans devenus bientôt vingt pour un président, Mahmoud Abbas, sans légitimité. Élu en janvier 2005 pour un quadriennat, l'ancien premier ministre de Yasser Arafat et membre du Fatah a vu son mandat prolongé indéfiniment — jusqu'à la mise en place de nouvelles élections constamment repoussées. Bien avant le 7 octobre 2023, les Palestiniens des Territoires occupés vivaient une succession de crises politiques : division interpalestinienne depuis 2007, annulation des élections, poussée autoritaire, permanence et renforcement de la colonisation et du blocus sur Gaza, et enfin marginalisation régionale. Dès lors, comment envisager que l'un des problèmes majeurs de la vie politique des Territoires — la permanence de l'Autorité palestinienne dans ses contours actuels — puisse incarner la solution adéquate quand la destruction de Gaza cessera enfin ?
Ce qu'on a coutume d'appeler « Accords d'Oslo » constitue en réalité une série d'accords qui n'ont jamais envisagé la création d'un État palestinien. Loin de se substituer à l'administration militaire israélienne des Territoires, elle vient s'y ajouter. Dans les faits, l'autonomie n'est pas l'antichambre de la souveraineté, mais son pis-aller. D'un côté, l'AP a obtenu de créer des corps de fonctionnaires et d'exercer un pouvoir sur les habitants des Territoires occupés. De l'autre, Israël contribue depuis trois décennies à maintenir en place une administration palestinienne qui ne peut contrecarrer ses ambitions coloniales.
Au-delà du morcellement des Territoires, les Accords d'Oslo posent les bases de la relation entre Israël et l'Autorité qui perdure jusqu'aujourd'hui. Elle repose principalement sur deux piliers : la coopération sécuritaire et la dépendance économique. Depuis l'occupation des territoires en 1967, Israël contrôle l'activité économique palestinienne. Les territoires sont maintenus dans un rôle de sous-traitants et absorbent le surplus de la production israélienne.
La coopération sécuritaire est une expression qui a occupé une place importante dans le débat public, tant l'Autorité palestinienne menace régulièrement, sans effet, de la suspendre pour exprimer son désaveu de la politique israélienne. Les services de sécurité palestiniens, dédoublés après la division entre Gaza et Cisjordanie, sont certes nombreux, mais dépendent, en Cisjordanie, du bon vouloir israélien. Oslo interdit en effet à l'Autorité palestinienne de constituer une armée, mais rend possible la mise en place d'une police aux compétences et pouvoirs étendus.
Comptant pour un tiers du budget de l'Autorité palestinienne, les forces de sécurité palestiniennes emploient plus de 85 000 personnes à la fin des années 2010 (on compte un agent de sécurité pour 48 Palestiniens, contre un agent pour 384 Américains). Cette croissance a non seulement permis l'emploi des anciens combattants palestiniens, mais aussi la mise en œuvre d'une surveillance étroite de la population et des opposants. Israël bénéficie de la protection d'un corps supplétif palestinien à moindre coût et l'Autorité palestinienne consolide son pouvoir en s'appuyant sur les renseignements fournis par Israël.
Après la crise de 2006-2007, qui a conduit à la division institutionnelle des Territoires avec un gouvernement dominé par le Hamas dans la bande de Gaza et un gouvernement issu du Fatah à Ramallah, celle de 2021 est la plus grave qu'a connue l'Autorité depuis son existence. Début 2021, les Territoires occupés se préparaient à la tenue d'élections législatives et présidentielle. Les seules élections qui ont pu se dérouler entre-temps sont des élections municipales (2012, 2017, 2019 et 2021) qui ont été un fiasco démocratique. Faible participation, fraude électorale, manœuvres dans la présentation des résultats : tout a été fait pour rendre invisible la perte de popularité du Fatah en Cisjordanie.
La réconciliation interpalestinienne et la tenue d'élections, pour redynamiser la vie politique et disposer d'une classe dirigeante légitime, sont au cœur des demandes populaires. Lorsque Mahmoud Abbas annonce en mai 2021 le report (euphémisme pour parler de l'annulation) des élections, une vague de contestation envahit les rues de Cisjordanie et de Gaza. La répression contre les manifestants s'intensifie, de nombreux opposants sont arrêtés et certains, comme Nizar Banat, mourront dans des circonstances volontairement laissées obscures.
En parallèle, le gouvernement israélien mène une offensive d'ampleur à Jérusalem, cherchant l'éviction des habitants de plusieurs quartiers palestiniens de Jérusalem-Est (Silwan, Sheikh Jarrah) et multipliant les provocations et les agressions sur l'Esplanade des mosquées. En annulant les élections, Abbas a aggravé la contestation en Cisjordanie, qui se traduit notamment par la résurgence d'un activisme armé, d'abord dans le nord (Naplouse, Jénine) et ensuite dans presque toute la Cisjordanie. Au même moment, le Hamas lance l'opération Épée de Jérusalem (sayf al-quds) et se pose en contre-modèle de l'Autorité palestinienne de Ramallah. L'émergence d'une contestation, civile ou armée, contre ce pouvoir palestinien traduit une volonté partagée de remettre la question de la lutte contre l'occupation et la colonisation au centre du jeu politique, plutôt que de s'évertuer à construire un État sans souveraineté.
C'est dans ce cadre politique que doit être jaugée la faisabilité d'un déploiement de l'Autorité palestinienne comme solution politique au drame de Gaza. À la suite des attaques du Hamas contre des bases militaires et des kibboutz en Israël le 7 octobre 2023 puis le bombardement de Gaza par l'armée israélienne, le président palestinien est resté pratiquement silencieux. Sa mise en retrait souligne que Gaza, où il ne s'est pas rendu depuis 2006, lui est devenue comme un territoire étranger.
Dans un geste, à peine commenté en Cisjordanie tant il paraissait dérisoire, il a annoncé un changement de gouvernement fin mars 2024. Mahmoud Abbas prétendait ainsi apporter une réponse, quoique tardive et plutôt timide aux demandes de 2021, sans passer par les urnes et sans saisir l'ampleur du drame en cours depuis octobre 2023. Le gouvernement, technocratique, tente certes d'accorder une place privilégiée à des personnalités gazaouies, mais ne représente pas l'ensemble des courants palestiniens. Le gouvernement de Mohammed Moustafa s'est donné comme tâche d'agir pour un cessez-le-feu à Gaza sur lequel il n'a aucun poids, et de penser la reconstruction de ce territoire dont l'ampleur de la destruction reste à déterminer.
En Cisjordanie, ce nouveau gouvernement, pas plus que le précédent, n'a les moyens de lutter contre la poussée contestataire et l'augmentation drastique des violences des colons et de l'armée israélienne. Pour Gaza, il est cantonné à un rôle d'observateur des pourparlers menés sous l'égide du Qatar et de l'Égypte. Indépendamment de la bonne volonté de ses ministres, ce gouvernement impuissant fait l'objet de critiques sévères, puisque ses opposants voient dans l'établissement de plans successifs pour s'établir à Gaza un moyen pour le Fatah de prendre sa revanche sur le Hamas, qui l'en a chassé en 2007. Surtout, ses dirigeants feignent d'ignorer que la solution politique qu'ils espèrent incarner requiert un abandon de la logique d'Oslo, qui a remplacé la demande d'indépendance par une autonomie sous forte contrainte.
Le 18 juillet 2024, le parlement israélien a voté dans sa très grande majorité (68 voix contre 9) son opposition à l'établissement d'un État palestinien, même provenant d'une solution négociée. Ce vote traduit un consensus transpartisan israélien et n'augure rien de favorable pour les ambitions prêtées à l'Autorité palestinienne. Le premier obstacle à l'établissement d'une Autorité sur l'ensemble des Territoires occupés est en effet la volonté israélienne de dissiper tout espoir que l'indépendance palestinienne puisse constituer une solution viable. Ce vote israélien se double d'une campagne soutenue par certains ministres et de mouvements de colons, pour recoloniser Gaza. Leur idée est d'accentuer le déplacement forcé de la population palestinienne déjà en cours pour annexer de nouveaux territoires.
Au-delà, l'Autorité doit réussir à s'opposer à la création d'un statut d'exception pour la bande de Gaza. Après le retrait unilatéral des colonies en 2005 (et dans un contexte d'une occupation indirecte, par le contrôle total des accès au territoire), puis la division interpalestinienne en 2007, Israël a consolidé une vision exclusivement sécuritaire de ce territoire. Quand bien même le 7 octobre a souligné toutes les apories d'une telle approche, cette même doctrine demeure au centre des ambitions israéliennes : diviser la bande de Gaza en y établissant une zone militaire sur environ un tiers du territoire et maintenir une force non palestinienne pour assurer la sécurité des deux tiers restants, en collaboration avec certains alliés régionaux. C'est dans ce cadre que le nom de Mohammed Dahlan est évoqué, bien qu'il ne s'exprime pas en son nom propre sur le sujet. Ancien directeur de la Sécurité préventive à Gaza, il a mené une lutte implacable contre le Hamas. Suite à des accusations de corruption, le Fatah l'exclut et il est poussé à l'exil en 2011. Devenu conseiller de Mohammed Ben Zayed, président des Émirats arabes unis, il entretient de bonnes relations avec les autorités israéliennes, égyptiennes et américaines, ce qui justifie pour certains d'en faire le nouvel homme fort d'une bande de Gaza réduite à sa dimension sécuritaire. Un tel plan aggraverait la division palestinienne qui constitue, au côté de la coopération sécuritaire, l'autre fondement de la contestation palestinienne depuis près de deux décennies.
S'ajoute également la question du financement de la reconstruction pour laquelle certaines estimations de l'ONU évaluent les besoins à 100 milliards de dollars (94 milliards d'euros) sur deux décennies. En dépit de son intérêt pour piloter ce processus, l'Autorité palestinienne ne dispose pas des ressources nécessaires et s'appuierait sur des bailleurs extérieurs. Les plans de la reconstruction de Gaza sont systématiquement bâtis sur l'idée que les monarchies du Golfe, Arabie saoudite en tête, accepteront d'y contribuer de façon significative. Or, ces pays ne cessent de répéter que l'ère de ces financements sans contrepartie (au Liban comme en Palestine) est terminée. À moins que la reconstruction ne soit inscrite dans un processus politique qui viserait à établir un État de Palestine indépendant, ces pays déclarent déjà leur désengagement.
Enfin, depuis des décennies, la scène politique palestinienne dans les Territoires occupés et en exil est traversée par une hétérogénéité des préoccupations, qui s'est exprimée de façon plus visible après le 7 octobre. Coexistent ici trois mots d'ordre, dont la fusion est essentielle pour tout projet palestinien : gouverner, représenter et résister. La question du gouvernement est intrinsèquement liée à celle de sa légitimité, qu'elle soit l'expression d'un accord national autour de figures politiques consensuelles ou issues des urnes. Celle de la représentation s'incarne depuis deux décennies dans la réconciliation entre les deux partis ennemis — Fatah et Hamas — et l'inclusion au sein de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) du Hamas et du Jihad islamique palestinien, qui n'en sont pas membres. L'affichage à Moscou et Pékin en 2024 de discussions interpalestiniennes sur l'avenir de l'OLP n'ont, pour l'instant, pas abouti. Sans avancée tangible sur ce sujet, des initiatives concurrentes pour incarner une voix palestinienne renouvelée pourraient prendre corps, à l'instar de l'ambition portée par l'ancien député israélien Azmi Bichara, de former une alternative à l'OLP regroupant quelques centaines de nouvelles figures palestiniennes des Territoires occupés et de la diaspora pour porter la cause palestinienne hors des frontières et sans être soumis au bon vouloir du pouvoir de Ramallah.
Ces discussions sur l'avenir de l'Autorité se déroulent par ailleurs comme si la question de la succession de Mahmoud Abbas (bientôt 89 ans, deuxième chef d'État le plus âgé derrière Paul Biya) n'était plus posée. Or, celle-ci est au cœur des enjeux des élections comme des réarticulations du pouvoir à Ramallah tant qu'Abbas cumule les casquettes de dirigeant du Fatah, de l'OLP et de la présidence de l'Autorité. Les différentes nominations des dernières années — Hussein Al-Cheikh au secrétariat général de l'OLP, Mahmoud Al-Aloul à la vice-présidence du Fatah — indiquent qu'Abbas ne souhaite pas nommer un seul candidat ayant toutes les responsabilités pour lui succéder, mais préfère les répartir entre plusieurs individus. Une succession précipitée et mal préparée, ainsi que l'engagement de secteurs du Fatah jusqu'ici écartés (autour notamment de Marwan Barghouthi et Mohammed Dahlan), pourrait faire naître une concurrence entre eux qui fragiliseraient de l'intérieur l'Autorité, au moment où le pari de sa consolidation est fait.
Reste l'épineuse question de la résistance à l'occupation israélienne et la contestation en cours de l'Autorité. La transformation du Hamas ces dernières années et les choix opérés le 7 octobre sont à l'exact opposé de la politique répressive de l'Autorité. Répondre à l'attente de la fin de l'occupation, à la protection de ses citoyens, à leurs demandes de réforme et aux respects de ses engagements internationaux est un défi insurmontable. Pour ce faire, un accord avec le Hamas et les composantes armées de la bande de Gaza s'impose. Même si le Hamas ne participe pas au futur gouvernement, il ne pourra être complètement mis à l'écart des négociations concernant sa composition et son mandat. Un an après le début de la guerre, le Hamas s'impose encore sur la scène politique palestinienne comme une force incontournable pour tout projet lié à Gaza. Son exclusion risque d'éveiller les spectres de l'affrontement interpalestinien de 2007. Au-delà de la rivalité entre les différents partis politiques, la volonté populaire palestinienne, rarement abordée, ne devrait idéalement pas être exclue. Ce projet de l'établissement de l'Autorité palestinienne à Gaza devrait être conçu non seulement comme une solution politique à la suite d'un cessez-le-feu, mais avant tout comme un projet national reformulé et capable de répondre aux aspirations des Palestiniens.
16.11.2024 à 06:00
Rami Abou Jamous
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et (…)
- Dossiers et séries / Israël, Bande de Gaza, Témoignage , Monnaie, Banque, Focus, Gaza 2023—2024Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Jeudi 14 novembre 2024.
Nouveau chapitre de mes « Chroniques de la bétaillère ». Voici le dernier sujet de conversation dans ces moyens de transport improbables, des charrettes destinées aux animaux et où on trimballe aujourd'hui les humains de Gaza.
Cette fois-ci, la discussion a commencé quand le « contrôleur », l'homme qui ramasse l'argent des passagers (un des nouveaux métiers de Gaza) a refusé une pièce de dix shekels, la monnaie israélienne qui a toujours cours ici : « Non, on ne prend plus les pièces de dix. » À cause du blocus total des Israéliens, ce sont toujours les mêmes liquidités qui circulent depuis le 7 octobre 2023. Du coup, les billets sont en lambeaux et les pièces sont abîmées, surtout celles de dix shekels, sont souvent noircies.
Comme vous le savez, les banques sont fermées, on ne peut plus retirer de liquide. Mais grâce à cette pénurie, des nouveaux riches, des nouveaux profiteurs sont apparus. Ce sont malheureusement des Palestiniens, des Gazaouis qui profitent de la situation pour faire beaucoup d'argent. Voilà comment ça marche : Quand un habitant de Gaza reçoit un salaire ou de l'aide financière, de Cisjordanie ou de l'étranger, la somme arrive sur son compte, généralement à Ramallah, en Cisjordanie. Comme les agences de Gaza sont fermées, et qu'il n'y a plus de distributeurs de billets, il ne peut pas retirer de cash. Au début de la guerre, certaines agences fonctionnaient encore. Puis elles ont dit qu'elles n'avaient plus que des dinars jordaniens ; puis, plus de dinars. Des gens, excédés de devoir faire la queue pendant des heures, ont tiré sur la façade de l'une de ces banques.
Mais l'histoire n'es pas terminée. Elle commence, comme toujours, par les Israéliens. Ces derniers ont donné le monopole de l'importation à onze personnes en tout, onze commerçants gazaouis. Ils sont les seuls de toute la bande de Gaza à pouvoir faire entrer de la marchandise – quand les terminaux sont ouverts bien sûr. Les biens viennent de Cisjordanie ou d'Israël. Pour les acheter, ces importateurs font un transfert bancaire vers le compte du vendeur.
Grâce au monopole dont ils bénéficient, ces importateurs peuvent revendre la marchandise dans la bande de Gaza à des prix très élevés. Les prix sont multipliés par 20, parfois par 100 par rapport à ceux d'avant-guerre. Le petit détaillant, en bout de chaîne, qui se fait payer uniquement en liquide par ses clients, ne peut pas déposer de monnaie sur son compte bancaire. Il paye donc l'importateur en cash. Mais ce dernier, lui aussi habitant de Gaza, ne peut pas, lui non plus, le mettre en banque. Il a pourtant besoin d'avoir de l'argent sur son compte pour pouvoir faire un nouveau virement à son vendeur israélien ou cisjordanien, afin de leur acheter de nouvelles marchandises.
Voilà donc ce qu'il fait : l'argent versé par le détaillant, il le revend aux Gazaouis, à moi, à mes voisins. Nous avons absolument besoin de liquide pour acheter un pain ou quelques boîtes de conserve. C'est le seul moyen de paiement accepté par les commerçants. Et comme nous ne pouvons plus nous procurer de liquide auprès d'une banque, nous rachetons notre propre argent. Avec une commission de 25, voire de 30 %.
On sait très bien où trouver ces revendeurs d'argent. Ils siègent principalement dans un établissement très connu à Deir El-Balah, le café Al-Mouallaka (« Le suspendu », car il est au premier étage d'une maison). Ils t'annoncent le taux de change du jour, ainsi que le taux de leur commission. Cette dernière peut changer en fonction de l'état des billets ; s'ils sont en bon état, le montant de la commission est plus élevé. Pour retirer ces billets, nous faisons un virement par téléphone portable (la connexion fonctionne de façon intermittente) sur le compte de ces revendeurs de billets, qui sont en lien avec les importateurs. Ces derniers ont donc gagné beaucoup d'argent en revendant leur marchandise à des prix prohibitifs, mais ils se font en plus une marge de 25 % minimum. Malheureusement, ces gens-là sont des compatriotes, des Palestiniens, des Gazaouis, qui profitent de cette guerre pour devenir riches.
C'est pour cela que la vie devient vraiment dure, très dure pour les Gazaouis, surtout pour les salariés. À Gaza, il y a encore de nombreux fonctionnaires de l'Autorité palestinienne qui touchent 70 % de leur salaire, même s'ils ne travaillent plus depuis la prise de pouvoir du Hamas en 2007. Il y a aussi les employés des différentes ONG et des Nations Unies. Mais tous ces salaires sont payés par virement bancaire. Quelques épiceries, il est vrai, acceptent encore les cartes de crédit, mais ils en profitent, eux aussi, pour ajouter 25 % au prix payable en liquide.
Donc, ce sont toujours les mêmes billets et les mêmes pièces qui tournent en boucle. Les billets et même les pièces sont de plus en plus abîmés au point que les commerçants, ou les propriétaires des bétaillères, ne les acceptent plus.
C'est ce que cherchent les Israéliens. Tous les moyens sont bons à leurs yeux pour aggraver la vie des Palestiniens, les bombes, le danger 24 heures sur 24, les « Israéleries », les boucheries, les massacres et la famine. On peut de moins en moins acheter de nourriture – quand on en trouve, parce qu'on dépense nos dernières économies ou nos maigres salaires pour racheter notre propre monnaie, qui elle-même disparaît physiquement sous nos yeux. Après les billets, de plus en plus déchirés, c'est maintenant le tour des pièces, comme je l'ai vu dans la bétaillère. À commencer par les pièces de dix shekels, que presque tout le monde refuse maintenant. Chez moi, sous ma tente, j'ai à peu près 200 shekels (50 euros) en pièces de dix, qui ne servent plus à rien.
Je ne sais pas comment, après cette guerre, les gens pourront accepter l'idée que des Palestiniens en ont profité pour s'enrichir. Je ne sais pas comment ils vont regarder ces gens qui auront fait fortune, qui auront gagné des centaines de millions de shekels sur le dos d'une population de plus en plus appauvrie, en voie d'anéantissement, et survivant grâce à l'aide humanitaire, quand celle-ci arrive. Je sais très bien que la stratégie des Israéliens, c'est de déchirer ce tissu social. Mais j'ai encore espoir que malgré tout, quand tout sera fini, nous recoudrons ce tissu, que nous nous rassemblerons et que nous serons plus soudés et plus forts qu'avant. Je n'ai pas envie de voir la société palestinienne se déchirer. C'est un grand risque dans la situation actuelle, mais il y aura toujours cet esprit palestinien, cette volonté de tout reconstruire. Et surtout de ne pas bouger de la Palestine.
Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
Parution : 29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Vous pouvez précommander l'ouvrage ici.
Le lancement du livre aura lieu le jeudi 28 novembre à 19 h au Lieu-dit, 6 rue Sorbier (Paris 20), en présence de Leïla Shahid.
15.11.2024 à 06:00
Amna Guellali
En octobre 2024, la mise à mort de Yahya Sinouar, leader du Hamas à Gaza, a été immortalisée par un drone israélien. L'objectif de Tel-Aviv en diffusant ces images était de montrer la vulnérabilité du dirigeant palestinien définitivement éliminé et la force militaire et technologique de la puissance colonisatrice. Et si ces images échappaient à leur créateur et se retournaient contre lui... En quelques heures, les images des derniers moments de Yahya Sinouar, le chef du Hamas à Gaza, (…)
- Magazine / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Hamas, ColonisationEn octobre 2024, la mise à mort de Yahya Sinouar, leader du Hamas à Gaza, a été immortalisée par un drone israélien. L'objectif de Tel-Aviv en diffusant ces images était de montrer la vulnérabilité du dirigeant palestinien définitivement éliminé et la force militaire et technologique de la puissance colonisatrice. Et si ces images échappaient à leur créateur et se retournaient contre lui...
En quelques heures, les images1 des derniers moments de Yahya Sinouar, le chef du Hamas à Gaza, filmées par un drone israélien le 16 octobre 2024, ont fait le tour du monde. Elles ont été partagées par des centaines de milliers de personnes, aujourd'hui galvanisées dans le monde arabe et bien au-delà. Elles y voient le symbole ultime de la lutte pour la libération de la Palestine2.
Dans d'autres cercles, cette même vidéo signifie plutôt la fin d'un homme qui a été l'un des architectes des massacres du 7 otobre en Israël, point de départ de l'offensive militaire israélienne à Gaza. Ils célèbrent sa mort comme celle d'un assassin et d'un criminel. Tel le président américain Joe Biden déclarant que cet assassinat est « un bon jour pour Israël, pour les États-Unis et pour le monde3. »
L'objectif de cet article n'est pas de juger les actes du dirigeant du Hamas ni de célébrer sa mémoire, mais d'analyser l'image de sa mise à mort, sa portée symbolique et politique, ainsi que l'impact qu'elle peut avoir sur le conflit. En effet, le parcours de Sinouar, né en 1962 dans le camp de réfugiés de Khan Younès, dans le sud de Gaza, est intimement lié à l'histoire de la Palestine et à la violence de la colonisation. Sa mort est symptomatique du génocide en cours à Gaza, où l'anéantissement de tout un peuple se grave dans les images de destruction systématique et d'écrasement des populations.
Les images tournées par le drone et diffusées par Israël ont quelque chose d'à la fois moderne et archaïque. On voit l'engin militaire survoler une zone en ruines, puis pénétrer dans une maison éventrée où des meubles saccagés, de la poussière et des gravats s'accumulent. Dans un coin, un homme est assis sur un fauteuil. Sa main droite semble arrachée et sanguinolente. Il est blessé, porte probablement un keffieh autour du visage. Les images sont floues, incertaines. L'homme regarde longuement le drone, qui le fixe à son tour. Puis il lance un bâton en direction de l'appareil, qui tourne sa caméra pour suivre le mouvement de l'objet, puis revient sur son visage. Dans cette séquence de 47 secondes se rejoue quelque chose d'universel et de symboliquement fort. Vient à l'esprit immédiatement l'image biblique de David contre Goliath, métaphore des combats inégaux où l'espoir de vaincre un ennemi nettement plus puissant s'ancre dans une foi indéfectible en ses chances, même infimes.
Le caractère tragique de cet instant où un homme terrassé continue de défier son adversaire se condense dans ce regard fixe et le bâton lancé dans un ultime acte de désespoir et de rage. Il apparaît plus tragique encore en raison de l'utilisation de cette caméra omnisciente, dirigée de loin par une armée qui cherche ainsi à pénétrer chaque recoin de Gaza pour détruire toute once de vie.
Cette vision de la toute-puissance militaire et stratégique israélienne amplifie ce sentiment. Imaginons si un humain, un soldat qui se serait trouvé là au moment des combats, avait filmé cette scène. Son face-à-face avec Sinouar aurait donné dans la conscience quelque chose de différent, avec une dimension de prise de risque, de chaire, de réalité humaine dans toute sa cruauté. En enregistrant ces images, le drone, lui, leur confère une dimension plus abstraite et plus terrifiante, et signe à la fois l'absence et l'omniprésence de l'adversaire.
Au-delà de la figure du héros, l'image de la mort de Sinouar reflète tout le conflit à Gaza : cette horreur à l'œuvre dans l'écrasement impitoyable des populations, les massacres et l'assujettissement des individus à la machine répressive sans précédent. Le caractère à la fois classique et inédit de cette vidéo, sa contribution à la construction de l'imaginaire collectif de lutte pour la libération de la Palestine, mais aussi ce qu'elle crée dans les consciences d'un syndrome de la surveillance et de l'omniscience, sont absolument vertigineux.
Selon Grégoire Chamayou, auteur du livre Théorie du drone en 20134, cet aéronef sans pilote, qu'il soit tueur ou de reconnaissance, transforme la guerre : il ne la rend pas seulement asymétrique, mais aussi unilatérale. Ce pouvoir de « poser un regard constant sur l'ennemi » et de le tuer le rend « omni-voyant » et accentue davantage le côté inégal du combat entre David et Goliath — les Palestiniens contre l'armée israélienne.
Dans ce conflit plus que dans tout autre, le déséquilibre radical dans l'exposition à la mort redéfinit le sens même de « faire la guerre » : celle-ci « dégénère en abattage ou en chasse. On ne combat plus l'ennemi, on l'élimine comme on tire des lapins. » Ces mots de Chamayou, écrits quand il analyse les opérations antiterroristes menées par les États-Unis en Afghanistan et en Irak, font écho de manière puissante face aux images de Sinouar, et plus largement dans cette opération de traque et d'assassinat systématique pratiquée par Israël à Gaza depuis maintenant plus d'un an — non seulement à l'égard des combattants, mais surtout des civils. Toutes les violations perpétrées à Gaza depuis le 7 octobre prennent corps sur cette vidéo.
Avant d'entrer dans la maison éventrée, le drone survole une zone totalement détruite, où l'on voit un champ de ruines. On sait que plus de 60 % des bâtiments à Gaza sont détruits, ce qui mène de nombreuses voix à parler d'« urbicide » pour décrire cette réalité inédite depuis la seconde guerre mondiale : la transformation d'une ville en un amas de gravats et de décombres. Le rapporteur spécial de l'ONU pour le droit à un logement convenable, Balakrishnan Rajagopal, écrivait en janvier dernier :
Cet écrasement de Gaza en tant que lieu efface le passé, le présent et l'avenir de nombreux Palestiniens… Il n'est peut-être pas exagéré de dire qu'une grande partie de Gaza a été rendue inhabitable5.
L'histoire a montré que les circonstances de la mort de personnalités révolutionnaires jouent souvent un rôle central dans la construction de leur mythe. Elles transcendent l'individu pour devenir une pierre angulaire de l'identité collective. Dans le cas de Sinouar, ce moment symbolique résonne particulièrement dans une Palestine où l'écrasement de toute résistance contre l'occupation israélienne prend des formes de plus en plus sanglantes.
On peut établir un parallèle avec la mort de Che Guevara. Les autorités boliviennes avaient conçu la photographie de son corps gisant, les yeux ouverts, pour prouver sa mort et affirmer la fin de son influence révolutionnaire. Or, par sa ressemblance troublante avec les représentations classiques du Christ crucifié, elle a eu l'effet inverse : elle a hissé Che Guevara au rang de martyr révolutionnaire, devenant un symbole universel de la lutte contre l'injustice.
La mise à mort du président irakien Saddam Hussein, le 30 décembre 2006, en offre une autre illustration. Son exécution pendant l'Aïd El-Adha, fête sacrée de sacrifice et de rédemption, a suscité une réaction intense dans le monde arabe. Beaucoup ont perçu cette décision, prise par les autorités irakiennes et soutenue par les États-Unis, comme une humiliation intentionnelle et une déshumanisation. La diffusion des images fut interprétée comme un moyen de soumettre Saddam Hussein, mais aussi le peuple irakien, dans une volonté de montrer au monde arabe la puissance américaine et l'écrasement d'une figure autrefois toute-puissante. Mais au lieu d'avoir pour effet de soumettre la population, elle a plutôt galvanisé un certain esprit de revanche. Pourtant très controversée en raison des crimes commis par l'ex-président, la figure de Saddam Hussein est réinvestie d'une charge symbolique puissante, et devient pour certains le symbole d'un martyr face à l'occupant.
Ainsi les mises en scène de la mort de personnalités comme Sinouar, Guevara et Hussein par des « vainqueurs » qui tentent d'imposer un récit hégémonique échappent souvent à leur contrôle. Elles jouent comme des catalyseurs de mémoire collective, qui peuvent revigorer les idéaux de ces figures combattantes ou héroïques.
Dans le cas de Sinouar, son corps martyrisé est en train de devenir un mythe révolutionnaire. Les images capturées par le drone israélien évoquent une omniprésence technologique et une inhumanité de la guerre moderne, où le pouvoir de vie et de mort s'exerce sans contact humain. Cette représentation d'une violence distanciée et implacable amplifie le sentiment de tragédie et renforce aussi la représentation du chef du Hamas en héros emblématique, celui qui défie jusqu'à la fin, même sous l'œil inhumain du drone.
De nombreuses images circulent aujourd'hui et des anonymes qui s'identifient à la figure du résistant rejouent la scène ultime de Sinouar — elle devient un moment de revigoration de l'imaginaire. Cependant, cela escamote ce qu'il y a de plus problématique dans le parcours du dirigeant du Hamas. En effet, des Palestiniens de Gaza, qu'ils soient dans l'enclave détruite ou qu'ils écrivent de l'extérieur, s'élèvent pour contester cette exaltation ; ils pointent notamment son rôle dans le 7 octobre considéré, par beaucoup, comme une décision aventureuse sans stratégie qui n'aboutit qu'à l'annihilation de Gaza.
Or, la glorification de cette figure tend à relativiser ou même à rendre inaudibles les nombreuses voix qui cherchent une autre solution pour mettre fin aux massacres. Le destin du Hamas s'est joué sur des décisions politiques et stratégiques conditionnées par la domination d'une force occupante qui affirme de plus en plus sa volonté d'anéantir la présence palestinienne à Gaza comme en Cisjordanie6. Et il est à craindre que la surenchère dans l'héroïsme ne l'éloigne du réalisme nécessaire à une révision rationnelle des positions et des choix. La magnification de la « résistance » et du « martyr » peut avoir un effet pervers : galvaniser les foules vers un bûcher sacrificiel qui rendra encore plus difficile la fin du massacre. Alors que rien ne semble arrêter la machine génocidaire israélienne, qui bénéficie toujours du soutien et de l'armement des grandes puissances occidentales, les Palestiniens semblent voués à un sacrifice sans fin, dans une martyrologie qui les emprisonne et empêche toute vision rationnelle de la situation.
Ainsi, cette scène enregistrée par un drone est bien plus qu'une capture documentaire : elle amplifie la puissance symbolique de la mort de Sinouar, tout en donnant à voir le déséquilibre écrasant des forces. Bien au-delà de son rôle militaire, le drone devient un instrument de pouvoir, influençant la manière dont la guerre est perçue, vécue et racontée. Il permet une distance physique de l'agresseur qui dissout l'humanité du conflit et la résilience symbolique prend le relais du combat physique.
1Voir notamment le compte X de Seyed Mohammad Marand.
2Pour un aperçu sur les différentes réactions après la mort de Yahya Sinwar, lire Imene Guiza, « « Resistance never dies » : Social media reacts to killing of Yahya Sinwar », Middle East Eye, 18 octobre 2024.
3« Statement from President Joe Biden on the death of Yahya Sinwar », sur le site de la Maison-Blanche, 17 octobre 2024.
4Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique, 2013.
5Balakrishnan Rajagopal, « Domicide : The Mass Destruction of Homes Should Be a Crime Against Humanity », New York Times, 29 janvier 2024.
6Tareq Baconi, « What Was Hamas Thinking ? », Foreign Policy, 22 novembre 2023.
14.11.2024 à 06:00
Héloïse Wiart
Plusieurs milliers de Libanais chiites fuient les frappes israéliennes pour se réfugier en Irak, dans la ville sacrée de Kerbala, haut lieu du chiisme et sanctuaire de l'imam Hussein. Là-bas, la population s'organise pour les accueillir, soutenue par de puissantes organisations religieuses chiites et les forces paramilitaires pro-Iran. Reportage. Il est un peu plus de 21 heures à l'aéroport international de Bagdad en ce 24 octobre 2024. La file des visas est inhabituellement longue pour (…)
- Magazine / Liban, Irak, Islam, Chiites, Réfugiés, ReportagePlusieurs milliers de Libanais chiites fuient les frappes israéliennes pour se réfugier en Irak, dans la ville sacrée de Kerbala, haut lieu du chiisme et sanctuaire de l'imam Hussein. Là-bas, la population s'organise pour les accueillir, soutenue par de puissantes organisations religieuses chiites et les forces paramilitaires pro-Iran. Reportage.
Il est un peu plus de 21 heures à l'aéroport international de Bagdad en ce 24 octobre 2024. La file des visas est inhabituellement longue pour les étrangers, principalement des réfugiés libanais accueillis par l'Irak comme « invités », comme l'ont répété à plusieurs reprises des représentants officiels. Bagages en main, ils se dirigent rapidement vers la sortie, où des retrouvailles spontanées ont déjà lieu. Certains s'arrêtent à Bagdad, comme Kassem, qui y retrouve sa mère. Celle-ci s'est installée temporairement dans la capitale après avoir fui Tyr, ville côtière du sud du Liban, récemment désertée, sous les bombardements israéliens. D'autres voyageurs se dirigent vers les voitures qui les attendent pour les emmener à Kerbala. Après avoir franchi de nombreux points de contrôle, ils arrivent comme moi dans la nuit, sous le regard des portraits de l'Ayatollah Ali al-Sistani, de Mohamed Sadiq al-Sadr et de son fils Moqtada, qui ornent les murs et les rues de la ville, aux côtés d'autres grands prêcheurs de la foi musulmane chiite.
D'après les chiffres de l'agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) de fin octobre 2024, plus de 25 000 Libanais sont exilés aujourd'hui en Irak. Selon l'intensité des frappes israéliennes, le flux de réfugiés peut atteindre une moyenne quotidienne de 900 personnes depuis la mi-octobre. Ils s'installent principalement dans les villes saintes de Kerbala et Najaf, tandis que d'autres se répartissent dans diverses provinces du centre et du sud de l'Irak, notamment à Babil, Bassora, Diyala et Salaheddin1.
Les relations entre le Liban et l'Irak bénéficient d'une forte identité partagée par les chiites des deux pays, et qui s'est affirmée après la révolution islamique iranienne de 1979. Ces liens idéologiques se sont approfondis avec l'essor du Hezbollah, formé en réponse à l'invasion israélienne de Beyrouth en 1982, et sous l'influence croissante de l'Iran après la chute de Saddam Hussein. Les deux communautés entretiennent des échanges dynamiques, illustrés par les commémorations qui rythment le calendrier religieux chiite et donnent lieu à des pèlerinages fréquents vers les sites irakiens. Le séminaire de Najaf constitue également un important centre d'enseignement théologique, social et politique, où de nombreux étudiants libanais se forment. La récente guerre à Gaza a intensifié leur lutte commune contre l'oppression, consolidant ainsi leur sentiment de solidarité au nom d'un panarabisme renaissant.
Cette solidarité est aussi profondément ancrée dans la résistance islamique, où chacun se sent concerné par la souffrance des « frères » libanais. En ville, les façades des barbiers, des restaurateurs de rues, des échoppes vendant voiles et abayas, sont parées de drapeaux libanais et palestiniens. Sur les panneaux publicitaires, des associations caritatives lancent des appels aux dons. Au détour d'un pont, on peut apercevoir des tentes dressées par le Hachd al-Chaabi, milices chiites et pro-iraniennes, où les locaux sont encouragés à apporter vêtements, nourriture et autres contributions pour les réfugiés présents à Kerbala.
La nuit tragique du 23 au 24 septembre, marquée par la frappe israélienne la plus meurtrière depuis la guerre de juillet 2006, a entraîné un afflux de réfugiés. Ali Yassin, un jeune de 17 ans originaire de Saïda, capitale du Sud-Liban, est arrivé ici par la route, à la suite de l'évènement désormais surnommé « le lundi noir » par tous : « Nous sommes partis avec un seul sac chacun, nous raconte-t-il, il nous a fallu des heures pour atteindre Beyrouth, puis le poste-frontière d'Al Qaim. Nous étions des milliers à fuir le sud. »
Comme Ali, nombreux sont ceux qui choisissent la voie terrestre à travers la Syrie, empruntant l'une des routes informelles, en raison des bombardements israéliens ciblant les postes frontaliers, qui jalonnent la longue frontière poreuse avec le Liban. Le coût du trajet oscille entre 60 et 200 dollars par personne (entre 57 et 189 euros), selon le point de départ et d'arrivée, et peut s'étendre sur plusieurs jours. Certains ont opté pour un trajet aérien, mais seule la compagnie libanaise Middle East Airlines assure quelques vols par semaine depuis Beyrouth, tous déjà complets et très onéreux.
En réponse à cette crise humanitaire grandissante, le gouvernement irakien a encouragé les Libanais à chercher refuge en Irak, en prolongeant la validité de leurs visas, et en mobilisant près de trois milliards de dinars (2,14 millions d'euros) selon des sources au ministère de l'immigration et des réfugiés, pour répondre à leurs besoins essentiels. Les dirigeants chiites, comme Moqtada Al-Sadr, turban noir, ancien chef de milice et figure populaire au sein de la communauté, ont également fait un appel aux dons pour venir en aide aux réfugiés libanais.
Ce sont principalement les administrations des sanctuaires de l'Imam Hussein et de l'Imam Abbas qui jouent un rôle central dans cette dynamique. Responsables de la préservation et de l'entretien des sites, elles génèrent d'importants revenus grâce aux pèlerinages et aux dons des fidèles, comme en témoignent les urnes en verre bourrées de billets, dispersées autour des lieux saints. Une dimension cruciale de ce financement est l'augmentation significative de plus de 30 % des dotations gouvernementales religieuses dans le budget de 2024, atteignant 2,564 trillions de dinars (soit près de 1,659 milliard d'euros). Bien que l'Iran soutienne aussi activement certaines factions chiites irakiennes, son rôle dans le financement direct des sanctuaires demeure incertain. Le séminaire religieux de Najaf, avec sa longue tradition d'indépendance vis-à-vis des autorités politiques, se distingue des séminaires iraniens, comme celui de Qom, dont le clergé obéit directement à l'Ayatollah Khamenei. Certaines sources indiquent ainsi que l'Iran pourrait préférer investir dans des groupes fidèles à son régime plutôt qu'à Kerbala, associée à Najaf et perçue comme un contrepoids à son influence.
Les autorités musulmanes chiites ont réquisitionné de nombreux hôtels, habituellement réservés aux croyants du monde entier, pour offrir aux réfugiés plusieurs repas par jour et un hébergement temporaire. Parmi ces établissements, l'hôtel Al-Noor, situé à seulement vingt minutes à pied de la porte Qibla menant au sanctuaire de l'Imam Hussein.
Au nom des mêmes intérêts supérieurs, moraux et religieux, les restaurateurs préparent des repas gratuitement, tandis que de nombreux gérants d'établissements hôteliers hébergent des familles entières sans frais, indépendamment des subventions proposées par les organisations chiites. « C'est une décision personnelle d'accueillir les femmes et les enfants », nous confie le manager de l'hôtel Hoda Al-Wali. Hayat, comme bien d'autres libanais rencontrés, exprime sa profonde gratitude pour cet accueil chaleureux. Elle raconte, amusée, comment des Irakiens l'ont abordée dans la rue, se disant « à son service », et allant jusqu'à lui proposer leur maison, leur voiture, et même, plaisantait-elle, leur dernier mouton.
Mohamed, un adolescent d'une vingtaine d'années originaire de la banlieue sud de Beyrouth, terrassée par les bombardements israéliens, ignore comme beaucoup d'autres si sa maison tient encore debout et s'il pourra rentrer au pays. Il nous raconte comment l'urgence continue de rythmer sa vie et à quel point l'inquiétude pour ses oncles, ses grands-parents et le reste de ses proches restés là-bas le tenaille. « Dès qu'il y a une frappe, il faut vérifier que tout le monde va bien », explique-t-il.
Chaque soir, presque comme un rituel, les réfugiés libanais se retrouvent dans les salons de l'hôtel pour partager leurs récits de traversées difficiles ou de familles séparées, ainsi que leurs réminiscences des conflits passés. Certains racontent l'évacuation en urgence, la peur au ventre, l'appréhension de l'inconnu sur le trajet vers la frontière, tandis que circulaient des rumeurs de réfugiés abandonnés dans le désert, privés d'eau et de nourriture. Les nuits se déroulent entre nostalgie et silence pesant, où l'on se rassemble autour d'un thé, les regards rivés sur l'écran de télévision, tandis que des images en continu sont diffusées.
Malgré l'incertitude, Mohamed garde espoir. « L'Irak est notre deuxième pays, nous sommes en sécurité ici », nous assure-t-il, assis sur l'un des canapés en velours du hall d'entrée de l'hôtel, tandis que les échos lointains des vidéos des bombardements résonnent sur les téléphones de ses voisins. Ce sentiment fait écho à celui de Ghida, jeune libanaise de Nabatiyé (sud du Liban), hébergée à quelques rues de là, à l'hôtel Hoda Al-Wali. Elle nous explique que l'Irak est pour les siens une terre d'accueil familière. Ils visitent le mausolée au moins une fois par an durant l'Arbaïn, l'un des plus grands rassemblements religieux au monde. Cette commémoration marque le dernier des quarante jours de deuil suivant l'anniversaire de la mort de l'imam Hussein, petit-fils du prophète Mohamed, après ‘Achoura. Ghida y était d'ailleurs en août 2024, et se souvient de ces jours marqués par des hommages à Gaza et un soutien à la cause palestinienne. Aujourd'hui, elle remarque comment les pèlerins venus de partout sympathisent avec le Liban. « Nous avons la chance d'être proches de l'imam Hussein, et nous croyons sincèrement que prier nous aidera », nous affirme-t-elle.
Chaque matin, les fidèles libanais se fondent parmi la foule qui se dirige vers le mausolée de l'imam, à la coupole dorée et brillante. L'intérieur est magnifique, orné de mosaïques aux mille couleurs, de miroirs scintillants et de lustres en cristal suspendus au plafond, avec des calligraphies religieuses qui décorent les murs.
Les femmes se faufilent et tentent de toucher ou d'embrasser le tombeau. Elles se bousculent, gémissent, pleurent ou crient « Labaika Ya Hussein ! » (« Me voici à ton service, ô Hussein ! »). Dans cette atmosphère empreinte de dévotion et de spiritualité, où le chagrin se mêle à l'espérance, Yara nous confie : « Notre prosélytisme est notre arme. » Pour ces Libanaises, l'imam Hussein incarne une véritable école de vie. Les leçons tirées de son martyre, de celle de sa famille, et de son sacrifice résonnent profondément en elles :
Hussein a été opprimé, comme nous. Nous n'étions pas présentes lors de la bataille de Kerbala, mais si nous y avions été, nous aurions sans hésiter combattu à ses côtés. Maintenant, nous disons « Labaik » en réponse à son appel, en suivant sa voie et ses enseignements. Nous sommes toutes bénies d'être proches de lui.
Pour beaucoup de Libanais, la perte et l'exil font tristement partie de leur histoire, un cycle sans fin. Mais sur cette terre d'Irak, auprès du sanctuaire de l'imam Hussein, ils puisent dans le sacré les forces de leur résilience. « Notre maison a été détruite en 2006 durant la guerre, et nous l'avons reconstruite. Cette fois-ci encore, nous reviendrons au Liban et nous reconstruirons », affirme Ghida d'un ton empreint de révolte.
1Ces données se basent sur des informations que le HCR a recueillies auprès de sources gouvernementales et de partenaires entre le 27 septembre et le 29 octobre. Voir « Iraq Flash Update #17 : Update on Displacement from Lebanon », UNHCR, 27 octobre 2024.