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21.11.2024 à 06:00

« Donnez à manger à ces gens que vous tuez »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et (…)

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Texte intégral (2657 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Mardi 19 novembre 2024.

Le ministère de l'intérieur du Hamas a annoncé hier, dans un communiqué retransmis par la chaîne Al-Aqsa, que la Brigade Sahmé (« Flèche »), sa force d'intervention rapide, a lancé un assaut contre, je cite, « les gangs de pillage de l'aide alimentaire et humanitaire qui entre à Gaza », faisant un bilan de 20 morts. Parmi les victimes, des membres du gang, des policiers et aussi des innocents qui se trouvaient là. Ces gangs appartiennent en majorité aux grandes familles bédouines qui habitent à côté de Rafah. Leur présence dans cette zone leur permet d'attaquer les camions qui arrivent par le terminal de Kerem Shalom. Avant, quand Rafah n'était pas encore occupée, ces camions étaient « attaqués » par des enfants qui construisaient des petits barrages avec des pierres, puis montaient dessus pour chaparder quelques cartons de nourriture. Parce qu'ils avaient faim et que l'aide était insuffisante pour nourrir tout le monde.

C'est toujours le cas, mais aujourd'hui les attaques sont devenues plus « professionnelles ». Malheureusement, elles sont menées par des Palestiniens de Gaza, qui se coordonnent avec l'armée d'occupation. C'est ce qu'ont affirmé les Nations unies dans un communiqué, disant qu'ils n'arrivaient pas à faire entrer l'aide humanitaire, car leurs camions sont attaqués par des bandes, à 100 mètres des chars israéliens, qui les laissent faire. L'ONU affirme avoir demandé plusieurs fois aux Israéliens d'escorter ces camions, comme ils le font d'habitude, avec des quadricoptères, leurs petits drones de combat. La dernière attaque, il y a trois jours, a eu lieu contre un convoi de 109 camions qui a été pillé.

Un message du Hamas

D'après l'ONU, l'armée israélienne a changé l'itinéraire prévu à la dernière minute, sans explication. En réalité, ces pillages font partie de la stratégie israélienne. Il s'agit d'une nouvelle tentative de donner du pouvoir aux clans plus ou moins mafieux. Les Israéliens avaient tenté cette méthode à Gaza ville, mais les familles avaient refusé de collaborer, en partie sous la pression du Hamas. Dans le sud, au début, ces bandes volaient seulement pour manger. Maintenant, c'est pour revendre l'aide au marché noir à des prix hors normes. Ce qui leur permet d'acheter de plus en plus d'armes, et de recruter de plus en plus de gens. Les Israéliens leur fournissent aussi une autre source de financement en leur permettant d'importer des cigarettes, en principe interdites à Gaza. À 2 000 shekels (500 euros) le paquet, c'est une source de revenus non négligeable. Le calcul des Israéliens est simple : laisser le contrôle de la partie sud de la bande de Gaza à ces mafieux. Si l'armée se retire un jour, on verrait un bandit devenir gouverneur de Rafah, un autre de Khan Younès.

Pourquoi le Hamas a-t-il attendu avant d'affronter ces gangs ? Pour plusieurs raisons, à mon avis. La première, c'est qu'il n'était pas touché directement par ces pillages, alors que sa priorité est la lutte contre l'armée d'occupation. La deuxième raison, c'est qu'il ne considérait pas que c'était un problème très important. Qu'il y ait des voleurs et des profiteurs, c'est malheureusement une constante dans tous les conflits.

Mais le Hamas a changé d'avis quand il a vu ces gangs coopérer directement avec l'armée israélienne, et que celle-ci facilitait la tâche aux voleurs en ciblant les policiers et les militants chargés de protéger les convois. Je crois que le Hamas se sent menacé par cette coopération. D'où le fait de décider d'éliminer le chef de cette bande, en y mettant les moyens et sans faire dans le détail. Sa Jeep a été visée à la kalachnikov et au RPG. En réalité, ils se sont trompés et ont tué son frère — qui était aussi, cela dit, un personnage important dans le gang — ainsi que ses gardes du corps.

C'est un message très fort de la part du Hamas, à la fois pour les Israéliens et pour les bandits : nous sommes toujours là, nous savons ce que vous voulez faire et nous ne permettrons pas que des gangs prennent le pouvoir à droite et à gauche avec le soutien de l'occupant. Le message s'adresse aussi aux commerçants : ne spéculez pas sur les prix, ne travaillez pas avec les mafieux, sinon la prochaine fois, ce sera votre tour. Enfin le Hamas s'adresse aussi à la population. Les Gazaouis ont pu être tentés de croire la version israélienne, affirmant que l'armée veut laisser passer l'aide humanitaire, mais que les bandits la pillent. Or, les gens ne savent pas que les gangs coopèrent avec l'armée.

Avec l'aide des Israéliens

Pourtant, cette coopération devient évidente si on regarde les itinéraires imposés par les Israéliens. Les entrepôts de l'ONU se trouvent au centre de la bande de Gaza, à Deir El-Balah. Le chemin le plus court serait de les faire entrer par le terminal de Kissoufim, récemment rouvert. Mais ils les font entrer par Kerem Shalom, au sud, pour permettre aux gangs de les piller à leur aise.

Ce narratif est également créé à l'intention des Occidentaux, particulièrement les États-Unis : « On fait ce qu'on peut, mais ces voleurs palestiniens nous empêchent de nourrir la population. » En outre, Israël pourrait vouloir saboter les livraisons d'aide de l'ONU pour la remplacer par des compagnies privées. Le gouvernement israélien examine en particulier l'offre de la société Global Delivery Company, du milliardaire israélo-américain Moti Kahana, pour créer des points de livraison dans la bande de Gaza, protégés par des mercenaires.

Finalement, il semble que le message du Hamas ait porté, au moins auprès des Gazaouis. Beaucoup de gens se sont réjouis de ce coup porté aux gangs, et le mouvement islamique a même gagné quelques points de popularité grâce à cela. Car les déplacés vivent déjà dans la peur et l'insécurité des bombardements, et dans l'insécurité alimentaire. C'est la famine dans le nord, et on s'en rapproche au sud. À tout cela s'ajoute l'insécurité intérieure. Les vols, dus à la misère, sont en constante augmentation, alors qu'avant, à Gaza, on ne fermait pas sa voiture à clé ni la porte de sa maison.

Les Israéliens ont au moins réussi cela : déchirer la société gazaouie. J'insiste, c'était une société soudée, avec un tissu social très solide, qui est en train de devenir aussi fin qu'une toile d'araignée, à cause de tout ce que l'on subit, les destructions, les massacres, les boucheries quotidiennes, les israéleries de toutes sortes. Et maintenant, cette instrumentalisation des bandes de voleurs… Et pas seulement pour piller les convois humanitaires.

Vous savez ce qu'il se passe à Rafah, au sud, à la frontière égyptienne ? La ville est à moitié détruite et quasiment vide, tous ses habitants ont été expulsés par les Israéliens. Mais d'après plusieurs témoignages, les voleurs, eux, ont le droit d'entrer pour piller les maisons. Les Israéliens les protègent même, à l'aide de leurs quadricoptères armés qui survolent la cité. En échange, les malfrats les renseignent. Ils leur signalent les mouvements suspects, les indices qui peuvent indiquer la présence de caches du Hamas, les découvertes qu'ils peuvent faire dans les maisons. Non seulement les Gazaouis vivent sous des tentes de fortune, mais ils sont volés par leurs frères palestiniens.

Quand il s'agit de la Palestine, on inverse les rôles

La solution est pourtant très simple : faire entrer suffisamment d'aide humanitaire pour nourrir et protéger tout le monde, et plus personne ne volera. Mais ce qui est terrible, c'est de se concentrer sur ce débat. La cause palestinienne et le génocide ont disparu pour laisser la place à la question purement « humanitaire ». C'est le seul sujet de discussion désormais : il faut donner à manger, il faut donner à boire, il faut donner des couvertures, c'est bientôt l'hiver. Personne ne dit : il faut arrêter la guerre. Personne ne dit : il faut arrêter ce génocide. Personne ne dit : il faut que les Israéliens se retirent de Gaza. Non, les Occidentaux leur disent : c'est bien, continuez ce que vous êtes en train de faire, finissez votre boulot, mais tout de même, donnez à manger à ces gens que vous êtes en train de tuer. On ne veut pas voir des gens mourir de faim. Au moins, qu'ils meurent l'estomac plein. C'est cela, malheureusement, la position de ce monde qui parle de liberté, d'égalité et de fraternité. Sauf quand il s'agit de la Palestine et des Palestiniens.

Est-ce que nous sommes un cancer pour cette « communauté internationale » ? Est-ce que nous sommes un danger, pour que tout le monde veuille se débarrasser de nous ? Ou est-ce que c'est seulement parce que Dieu nous a créés sur notre terre sans les yeux bleus et les cheveux blonds ? Je suis obligé, encore une fois, de faire la comparaison avec l'Ukraine. L'Occident dit que les Russes sont des occupants et des terroristes, et les Ukrainiens des résistants à qui il faut donner à boire, à manger, de l'argent et des armes. Mais quand il s'agit de la Palestine, on inverse les rôles. Les occupés sont des terroristes et l'occupant « a le droit de se défendre ». Imaginons qu'on dise que la Russie a le droit de se défendre, et que si elle tue 50 000 civils ukrainiens, ce sont seulement des dégâts collatéraux !

On sait très bien ce qu'il faut faire. Si on appliquait des sanctions contre Israël, et surtout si on cessait de lui livrer des armes, la guerre s'arrêtera tout de suite. Mais non, ce n'est pas la peine, les Palestiniens ne sont pas des êtres humains. Les Gazaouis ne sont pas des êtres humains. Mesdames et Messieurs, nous sommes des êtres humains. Nous sommes des résistants. Nous avons décidé de rester sur notre terre. De ne pas céder face aux massacres. Non seulement nous sommes des êtres humains, mais nous sommes des êtres humains très courageux, nous affrontons un monstre qui ne fait pas de distinction entre les civils, les enfants, les femmes et les combattants. À ce monstre-là, tout est permis, car nous sommes selon Nétanyahou des « Amalek », des Amalécites, dont la Bible exige l'extermination. Mais même si nous vivons dans la misère, nous restons des Palestiniens dignes.

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Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
Parution : 29 novembre 2024
272 pages
18 euros

Vous pouvez précommander l'ouvrage ici.

Le lancement du livre aura lieu le jeudi 28 novembre à 19 h au Lieu-dit, 6 rue Sorbier (Paris 20), en présence de Leïla Shahid.

21.11.2024 à 06:00

Nord de Gaza. « Quelle vaillance y a-t-il à tuer un mort ? »

Marine Bequet

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L'armée israélienne impose depuis le 6 octobre 2024 un siège meurtrier à tout le nord de Gaza. Les habitants, sans secours, sans abri, sans nourriture ni eau, y subissent un nettoyage ethnique dans le silence assourdissant de la « communauté internationale ». Dans les gravats, une main se dresse, mais il n'y a plus de bras pour la tenir. Les rescapés trient les membres éparpillés et tentent de reconnaître leurs proches à la couleur d'un vêtement. Peut-on deviner qui est son enfant à son (…)

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Texte intégral (3256 mots)

L'armée israélienne impose depuis le 6 octobre 2024 un siège meurtrier à tout le nord de Gaza. Les habitants, sans secours, sans abri, sans nourriture ni eau, y subissent un nettoyage ethnique dans le silence assourdissant de la « communauté internationale ».

Dans les gravats, une main se dresse, mais il n'y a plus de bras pour la tenir. Les rescapés trient les membres éparpillés et tentent de reconnaître leurs proches à la couleur d'un vêtement. Peut-on deviner qui est son enfant à son pied ou son bras ? Sur les images provenant du nord de la bande de Gaza, nous voyons des corps en angle droit, des visages aux trois-quarts absents et des cadavres, projetés par le souffle de la bombe, qui pendent aux armatures saillantes des bâtiments détruits. 

Depuis le 6 octobre 2024, date du début du siège complet sur le nord de la bande, au moins 1 027 Gazaouis sont morts dans les bombardements et les tirs d'artillerie israéliens 1. Selon les Nations unies, entre 100 000 et 131 000 personnes ont été chassées des villes de Jabaliya, de Beit Hanoun et de Beit Lahiya, et se sont réfugiées plus au sud. Des chiffres vertigineux qui augmentent chaque jour.

Le nord de la bande de Gaza vit ses « heures les plus sombres », a déclaré, le 25 octobre, Volker Turk, haut-commissaire aux droits de l'homme de l'Organisation des Nations unies (ONU) :

 La situation s'aggrave de jour en jour de façon inimaginable. Les politiques et pratiques du gouvernement israélien dans le nord de Gaza risquent de vider la zone de tous les Palestiniens. Nous sommes confrontés à ce qui pourrait s'apparenter à des atrocités criminelles, incluant de possibles crimes contre l'humanité.

Des sources de défense de haut niveau ont indiqué au journal Haaretz que les soldats de l'armée israélienne étaient tenus de vider les villages et les villes de leurs habitants dans le nord, mais aussi dans d'autres parties de la bande2. C'est donc bien un nettoyage ethnique qui se déroule sous nos yeux.

Plus de secours, plus d'ambulances

Le 26 octobre, des roquettes israéliennes détruisent la maison de quatre étages de la famille Muqat, dans le quartier de Zarqa au nord de la ville de Gaza. Elle abritait un grand nombre d'habitants déplacés du nord du territoire. Sur les images du photojournaliste Omar Al-Qattaa, on peut voir des civils tenter de dégager les corps, mais ils n'ont rien pour le faire, ni pelleteuse ni grue. Ils creusent et ils désobstruent les décombres avec leurs mains, la tête nue, en sandales ou en baskets. Des ruines, ils extraient un enfant recouvert de poussière. La taille de ses pieds nus indique un âge entre deux et quatre ans. Impuissants, tous les hommes autour détournent le regard.

Deux jours auparavant, la défense civile (pompiers et secours) de Gaza avait annoncé devoir cesser leurs activités dans le nord de la bande « en raison des menaces des forces d'occupation israéliennes de tuer et bombarder [les] équipes si elles restaient à l'intérieur du camp (de réfugiés) de Jabaliya ». Cinq de ses secouristes avait été arrêtés dans la zone de Cheikh Zayed et emmenés dans un lieu inconnu. Le porte-parole de la défense civile a ajouté que l'armée israélienne avait détruit leur dernier véhicule dans le gouvernorat du Nord, les autres ayant été saisis. Il n'y a donc plus aucune ambulance sur plus de 61 km2. Les blessés qui peuvent être transportés le sont donc dans des véhicules de fortune, motorisés ou non. Quand il y en a. Mais pour aller où ?

Raid contre le dernier hôpital

L'hôpital Kamal Adwan, situé entre Beit Lahia et Jabaliya, est le dernier des trois plus grands hôpitaux du district encore — à peine — fonctionnel. Comme tous les autres établissements de santé, il est ciblé par l'armée qui le frappe régulièrement et souvent sans avertissement. L'heure n'est plus aux dénégations des débuts du massacre : ces opérations sont revendiquées par l'état-major israélien.

Le 24 octobre, les chars de l'armée encerclent l'hôpital, assiégé depuis plusieurs jours, explosent un mur extérieur, et frappent le troisième étage. Les fournitures médicales que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) avait livrées les jours précédents sont détruites. L'attaque a également coupé le générateur d'oxygène médical. Deux nourrissons dans l'unité de soins intensifs en meurent. À l'extérieur, les soldats préparent un raid sur Kamal Adwan. Mais, à l'intérieur, plus de 150 patients et personnel sont bloqués. La chaîne de télévision Al Jazira retransmet en direct les images filmées depuis l'intérieur du service pédiatrique. Sur un lit, une femme cajole doucement un enfant d'une dizaine d'années. La teinte de son épiderme est d'un jaune intense et il semble dormir. Un autre enfant, plus jeune encore, est assis dans son lit. Il est seul. Son corps est recouvert de bandages. Son visage et son corps présentent de nombreuses ecchymoses. Son bras gauche s'agite dans l'air, comme s'il tentait de chasser une mouche. Il regarde avec interrogation les alentours et ce qui semble son moignon emmailloté.

Lors de ce raid, l'armée israélienne arrête 44 membres du personnel, tous masculins. Comme lors des évacuations forcées de Jabaliya, où les soldats ont séparé les femmes et les enfants des civils masculins de plus de 16 ans. Sur plusieurs photographies datant de fin octobre, nous voyons les seconds passer en file devant des chars, en sous-vêtements, les mains en l'air et tenant leurs documents d'identité en évidence3. Des témoignages de Gazaouis ayant été libérés déclarent que les personnes sélectionnées pour être détenues sont mises en combinaison blanche par les soldats qui leur bandent aussi les yeux avant de les emmener, entassés dans un camion, vers une destination inconnue. Depuis octobre 2023, ces images se répètent. Des hommes arrêtés en décembre 2023, aujourd'hui relâchés, ont témoigné des conditions de détention, inhumaines et dégradantes, et d'actes de tortures à Sdé Teiman, une base de l'armée israélienne située dans le désert du Néguev, et transformée depuis le 7 octobre en camps d'internement pour les prisonniers palestiniens. Ce Guantanamo israélien a aussi été dénoncé par un chirurgien israélien, appelé pour une opération sur un prisonnier blessé par balle, dans un témoignage auprès de RFI :

Les patients n'ont pas de nom. Ils sont tous attachés à leur lit. Ils ne peuvent pas bouger. Ils ont les yeux bandés. Ils sont nus. Ils portent des couches. C'est une violation assumée de la Convention de Genève, et du code de déontologie de l'Organisation mondiale de la santé. C'est bien plus que de la torture physique et psychologique.4

Crier dans le silence

Parmi le personnel arrêté à Kamal Adwan, Mohamed Obeid, chirurgien orthopédique de médecins sans frontière (MSF), qui avait trouvé refuge à l'hôpital et apporté son soutien médical. L'ONG a fait plusieurs appels et communiqués pour connaître sa situation, restés lettre morte. Ce n'est pas la seule organisation à crier dans le silence. Les différents organismes internationaux de santé alertent, en vain, depuis le début du siège.

Dans un communiqué diffusé sur X le 26 octobre, Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l'OMS, écrit avec gravité :

La situation dans le nord de la bande de Gaza est catastrophique. Les opérations militaires intensives qui se déroulent autour et à l'intérieur des établissements de santé et la pénurie critique de fournitures médicales, aggravée par un accès très limité, privent les gens de soins vitaux. […] [A Kamal Adwan] il ne reste plus que les infirmières, le directeur de l'hôpital et un médecin pour s'occuper de près de 200 patients qui ont désespérément besoin de soins médicaux.

Le directeur de Kamal Adwan, le pédiatre Houssam Abou Safiya, qui a été brièvement détenu lors du raid du 25 octobre, refuse d'abandonner ses patients. Son fils de 15 ans, Ibrahim, a été tué le jour même par un drone israélien. Le médecin, qui a mené lui-même la prière funéraire pour son enfant et l'a enterré près d'un mur de l'hôpital — « pour qu'il reste près de [lui]  » — déclare dans un entretien accordé au média +9725  :

Nous avons vécu de nombreuses guerres, mais nous n'avons jamais rien connu de tel : une guerre qui a franchi toutes les lignes rouges, où nous ne voyons aucune capacité des institutions humanitaires, judiciaires ou sanitaires internationales à intervenir pour l'arrêter. Tout est permis pour tuer et détruire, et ce que le système de santé de Gaza vit est sans précédent.

Le 20 novembre, l'hôpital est de nouveau sous le feu des bombes israéliennes qui en détruisent le toit et les étages supérieurs, touchant les réservoirs d'eau et les systèmes d'égouts.

Une morgue à ciel ouvert

Le 6 novembre, Louise Wateridge, responsable de l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), partage sur les réseaux sociaux une vidéo du nord de Gaza — un champ de ruine — avec ce commentaire :

Dans le nord de la bande de Gaza, il est impossible de dire où commence et où finit la destruction. Quelle que soit la direction par laquelle vous entrez dans la ville de Gaza, les maisons, les hôpitaux, les écoles, les dispensaires, les mosquées, les appartements, les restaurants — tous ont été complètement rasés. Une société entière désormais transformée en cimetière.

Un constat terrible et pourtant en deçà de la réalité. Un cimetière a des tombes, le nord de la bande n'en a plus. Les défunts sont enterrés, lorsque c'est possible, dans des fosses communes creusées à la pelle par les habitants. Sur les photographies du journaliste Anas Al-Sharif, correspondant d'Al-Jazira, l'on voit des sacs plastiques en guise de linceuls — les pénuries frappant la région concernent aussi bien les vivants que les morts — avec les noms écrits au feutre ou au stylo.

Houssam Abou Safiya fait état de nombreux appels à l'aide venant du nord de Gaza. Mais sans ambulance, il doit leur dire de venir par eux-mêmes jusqu'à l'hôpital, s'ils le peuvent ; et sans secouristes, les victimes des bombardements emprisonnées sous les décombres meurent à petit feu. Combien de morts seront trouvés sous ces stèles de béton ?

Plusieurs témoignages, corroborés par des vidéos authentifiées, font état de l'utilisation par l'armée israélienne de la tactique de la « double frappe », consistant à frapper à nouveau une zone quelques minutes après une première attaque, dans le but de maximiser les victimes, en visant à la fois les survivants et les personnes venues leur porter secours. Considérée comme un crime de guerre, elle a été utilisée par les États-Unis au Pakistan6, par le régime syrien et par l'aviation russe en Syrie et en Ukraine. Israël se rajoute donc à cette liste funeste.

Ainsi, Beit Lahia, Jabaliya, Beit Hanoun sont aujourd'hui des morgues à ciel ouvert. Les victimes agonisent dans les rues, sans possibilité de secours. Seules. Les cadavres, eux, se décomposent, à la vue de toutes et tous, livrés aux chats et aux chiens affamés, après le travail d'anéantissement de l'armée israélienne. « Quelle vaillance y a-t-il à tuer un mort ? », demande Tirésias à Créon dans la tragédie de Sophocle7. Une question que l'on pourrait retourner aux soldats qui se prennent fièrement en selfie devant les ruines fumantes du nord de la bande de Gaza.

Plus de secours, plus d'ambulances, plus de soins, plus de nourriture, plus d'eau, plus d'enterrements. Il n'y a plus rien dans le nord de la bande de Gaza. La mort elle-même n'existe plus ; seule subsiste l'annihilation.


1Ce chiffre ne compte pas les décès liés à d'autres causes telles que la maladie, la dénutrition, la déshydratation

2Yaniv Kubovich et Avi Scharf, «  IDF Gearing Up to Remain in Gaza Until End of 2025, at Least. This Is What It Looks Like  », Haaretz, 13 novembre 2024.

3Abeer Salman et Ivana Kottasová, «  Israeli soldiers forced Palestinian men to take off their clothes as they evacuated war-torn Jabalya  », CNN, 30 octobre 2024

4RFI avec Sami Boukhelifa, «  Nus, attachés à leur lit : un médecin alerte sur les conditions de détention de Palestiniens dans une prison israélienne  », RFI, 2 juin 2024

5Ruwaida Kamal Amer, «  « I will stay inside my hospital until the last moment »  », +972, 5 novembre 2024.

6Glenn Greenwald, «  US drone strikes target rescuers in Pakistan – and the west stays silent  », The Guardian, 20 août 2012.

7Référence à la tragédie grecque Antigone de Sophocle. Après le suicide de Jocaste, femme d'Œdipe, et l'exil de ce dernier, les deux frères d'Antigone, Étéocle et Polynice s'entre-tuent pour le trône de Thèbes. Créon, frère de Jocaste et — à ce titre — nouveau roi, décide de n'offrir de sépulture qu'à Étéocle et non à Polynice, qualifié de traître. Il ordonne que le cadavre de Polynice soit laissé en pâture aux chiens afin que chacun sache bien ce qu'il en coûte à ceux qui veulent prendre la ville.

20.11.2024 à 06:00

Égypte. « Jusqu'au bout », la grève de la faim de la mère de Alaa Abdel Fattah

Pierre Noble

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Leïla Soueif, mère d'Alaa Abdel Fattah, est en grève de la faim pour protester contre l'incarcération de son fils, prisonnier politique égyptien depuis plus de trois ans.

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Texte intégral (2171 mots)

Enfermé à plusieurs reprises depuis treize ans, le blogueur et militant égyptien, symbole de la révolution de 2011, est maintenu en cellule bien qu'ayant purgé sa peine. Sa mère, Leïla Soueif, mathématicienne et militante de longue date, jette ses dernières forces dans la bataille pour tenter de débloquer la situation.

Quand elle nous ouvre les portes de son lumineux appartement dans le quartier de Dokki, au centre du Caire, Leïla Soueif en est à son 43e jour de grève de la faim. Tuka, son border collie, scanne le visiteur de ses yeux azur. La voix de la mère de Alaa Abdel Fattah est affaiblie, mais son regard demeure vif. À 68 ans, cette professeure de mathématiques — qui continue de dispenser ses cours à l'Université du Caire malgré son état — et opposante de longue date n'en est pas à sa première grève de la faim. Mais cette fois, elle se dit prête à aller « jusqu'au bout », c'est-à-dire jusqu'à « la perte de connaissance ou la mort ». « J'ai atteint le stade où je n'en peux plus. Cela fait dix ans que je cours après Alaa en vain », se désole-t-elle en regardant par la fenêtre.

Rembobinons : en 2011, Alaa Abdel Fattah, informaticien, blogueur et militant, alors âgé de 29 ans, est l'une des figures de proue de la révolution qui emporte l'ancien président Hosni Moubarak. Dans la décennie mouvementée qui s'ensuit, il fait plusieurs allers-retours en prison, sous tous les régimes qu'a connus le pays, du Conseil suprême des forces armées jusqu'aux Frères musulmans, dans des conditions de détention précaires. En 2019, il est incarcéré puis condamné, en 2021, à cinq ans d'emprisonnement pour « diffusion de fausses nouvelles », pour avoir partagé sur Facebook une publication écrite par un tiers accusant un officier de torture. Devenu le prisonnier politique le plus célèbre d'Égypte, il aurait dû sortir le 29 septembre 2024.

Mais le procureur en décide autrement, choisissant de ne pas comptabiliser les deux ans de détention provisoire déjà effectués. Alaa Abdel Fattah devrait donc être relâché seulement début 2027. « Mais s'ils ont trouvé un prétexte pour ne pas le libérer maintenant, ils en trouveront un autre pour ne pas le faire dans deux ans », se méfie sa mère, soutenue dans son combat par Amnesty International, Reporters sans Frontières et une flopée d'autres organisations de défense des droits humains.

Pression sur le Royaume-Uni

Pour obtenir gain de cause, Leila Soueif multiplie les allers-retours en Angleterre, pays où elle a vu le jour et dont son fils a obtenu la nationalité en 2021 depuis sa prison. À Londres, elle rencontre récemment des membres du Parlement pour faire entendre sa cause. Ce n'est pas la première fois que la famille de Alaa Abdel Fattah tente de mobiliser le Royaume-Uni. En octobre 2022, alors que l'Égypte s'apprête à accueillir la COP27, sa sœur Sanaa effectue un sit-in devant le ministère des affaires étrangères.

L'ex-premier ministre britannique Rishi Sunak lui écrit alors une lettre, lui garantissant que son gouvernement était « totalement engagé » à résoudre cette affaire. Quelques jours plus tard, en Égypte, en marge de la conférence, le locataire du 10, Downing Street serre la main du président Abdel Fattah Al-Sissi devant les caméras du monde entier, sans qu'aucune avancée n'ait été réalisée pour la libération du prisonnier politique. Une aubaine pour un régime égyptien en quête de reconnaissance internationale, et des photos restées en travers de la gorge de la famille d'Alaa Abdel Fattah.

Mais Leila Soueif espère que le changement de gouvernement fera pencher la balance. Lorsqu'il était dans l'opposition, l'actuel ministre des affaires étrangères David Lammy avait pris fait et cause pour son fils, rejoignant même Sanaa lors de son sit-in. La professeure exige :

Il s'agit maintenant pour lui de passer à l'action. Ce sont deux puissances amies, l'Égypte n'est pas un pays paria comme l'Iran ou la Chine. Il y a donc des marges de manœuvre, notamment au niveau des accords commerciaux.

Début novembre, alors que le régime de Sissi est en discussion pour de nouveaux accords avec Londres, 15 organisations de défense des droits humains adressent une missive au ministre demandant de geler toute coopération financière entre les deux pays tant que Alaa est toujours en prison.

Perte d'espoir

Car le président égyptien ne semble pas imperméable aux pressions extérieures. En 2022, sous les projecteurs de la COP27, certains prisonniers politiques sont libérés dans le cadre du « dialogue national » qui devait permettre au pays d'aborder ses problèmes sans œillères. Cette année-là, plusieurs dizaines d'entre eux sont sortis de prison. Le mouvement s'est poursuivi l'année dernière, avec notamment la libération du poète Ahmed Douma et celle de l'avocat Mohamed Al-Baqer, par ailleurs défenseur de Alaa Abdel Fattah, qui n'a pas bénéficié de cette vague de grâces présidentielles.

Une mobilisation sans précédent avait pourtant été mise en place autour de son cas. Outre les sit-in de sa sœur à Londres, son recueil de textes You have not yet been defeated, partiellement écrit depuis sa prison et qui perpétue l'esprit de la révolution de 2011, a été publié. Alaa lui-même effectue une grève de la faim dès avril 2022, en protestation contre son placement en isolement. En novembre, lors de la COP27, il arrête également de s'hydrater. Face à sa santé déclinante, le Royaume-Uni, l'Union européenne et l'ONU appellent à sa libération. En vain.

Depuis, le militant semble avoir perdu espoir. Sa mère rapporte :

S'il tient le coup, ce n'est que par égard pour nous. Si lors d'une visite, on fait l'erreur de lui parler de l'avenir ou de son fils, il réagit abruptement : « Élevez-le comme s'il était orphelin », nous dit-il.

Ces dernières années, le prisonnier a martelé que s'il venait à être libéré, sa seule priorité serait de s'envoler vers le Royaume-Uni pour s'occuper de son fils autiste, âgé de 13 ans et qu'il n'a presque pas connu, et de continuer à vivre bien loin des tourments de la politique égyptienne. Quitter le territoire, c'est la seule option qui a été proposée à un autre prisonnier politique, Ramy Shaath. Arrêté en 2019 pour « complot contre l'État », cet activiste égypto-palestinien, figure de la révolution de 2011 et porte-voix de la cause palestinienne, a été libéré en 2022 et expulsé vers la France, dont il portait la nationalité, en échange de l'abandon de sa nationalité égyptienne.

Pourquoi les autorités égyptiennes n'appliquent-elles pas la même recette avec Alaa ? « Cela fait longtemps que j'ai arrêté d'essayer de comprendre les intentions du gouvernement. Mais le régime est totalement tétanisé par les têtes qui dépassent », constate Leila Soueif. D'autant plus que, parmi ces têtes, celle de Alaa est sans doute la plus connue, y compris aux yeux de la nouvelle génération d'Égyptiens pour qui il continue d'être une source d'inspiration.

De la mobilisation inédite de 2022, Alaa Abdel Fattah n'a retiré comme bénéfice que l'amélioration de ses conditions de détention. Il a été déplacé de la prison de Tora, dans la banlieue du Caire, vers celle de Wadi El-Natroun, entre la capitale et Alexandrie, présentée par le régime comme « un hôtel 5 étoiles » et répondant aux dernières normes internationales en matière de droits humains. Là, il partage sa cellule avec deux codétenus. S'il ne peut toujours pas humer l'air frais, il a désormais de quoi lire, regarder la télévision et correspondre par écrit. En revanche, il n'a droit qu'à une visite de 20 minutes par mois, alors que le règlement prévoit deux visites mensuelles d'une heure chacune. Un durcissement mis en place lors des années Covid-19 et qui n'a jamais été levé.

Soutien international au régime

Deux ans après la COP27, la situation régionale s'est métamorphosée, mais la position de l'Égypte sur la scène internationale n'a pas bougé. Malgré les 60 000 prisonniers politiques que compte le pays selon les ONG, le régime conserve le soutien des puissances occidentales. En début d'année, il a signé un accord de 7,4 milliards d'euros avec l'Union européenne en échange d'un contrôle renforcé aux frontières. Et malgré la guerre en cours à Gaza et au Liban, le pays demeure un allié des États-Unis et d'Israël, avec qui il assure l'étanchéité de sa frontière le long de la bande de Gaza.

Près d'un an après la réélection triomphale de Abdel Fattah Al-Sissi, le bilan est morose pour la famille de Alaa Abdel Fattah, dont tous les membres ou presque sont passés par la case prison : le père, aujourd'hui décédé1, avocat et militant pour les droits humains, qui a subi la torture ; Leila Soueif, libérée sous caution depuis 2021 ; son fils bien sûr, mais aussi sa fille Sanaa, incarcérée en 2014 et 2020, chaque fois libérée après un peu plus d'un an.

Toutes ces peines en valaient-elles la peine ? « Oui », insiste Leila Soueif :

Il ne faut pas comparer la situation actuelle à celle de 2011, mais considérer une période bien plus étendue, lors de laquelle la stagnation était totale et les opposants très isolés pendant des décennies. Vu le contexte actuel, notamment le marasme économique que traverse le pays, il n'est pas impossible que la situation évolue plus vite qu'on ne le croit.


1Lire le témoignage d'Alain Gresh, «  Dans les prisons égyptiennes  », Nouvelles d'Orient, 15 novembre 2011.

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