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26.07.2024 à 06:00

« Nous avons relancé la Maison de la presse »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et (…)

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Texte intégral (1983 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Mercredi 24 juillet 2024.

J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer : depuis quelques jours, nous avons relancé la Maison de la presse, ou la Press House - Palestine. Nous l'avions créée en 2013. C'était une idée de Omar Shaaban, Bilal Jadallah et moi. Le but de cette institution était de soutenir le travail journalistique, surtout celui des indépendants. Notre initiative partait d'un constat : la majorité des médias palestiniens, en Cisjordanie comme à Gaza, sont dirigés par les factions politiques, ce qui oblige les nouveaux diplômés à travailler pour des médias partisans, ou directement pour des partis, même s'ils n'ont eux-mêmes pas d'appartenance politique. L'idée était donc de soutenir ces jeunes diplômés, leur donner plus de liberté, leur donner de l'expérience. On organisait des formations, des stages. Des journalistes étrangers, français ou suisses entre autres, venaient donner des cours de journalisme, d'investigation, de tournage audiovisuel. C'était vraiment une très belle initiative. On a bien travaillé et la Maison de la presse était devenue un lieu très connu à Gaza, et même en Cisjordanie.

Tous les jeunes diplômés ou presque venaient suivre des cours, écouter des conférences, participer à des ateliers. Nous militions pour la liberté d'expression, dans un pays où il est difficile pour les journalistes d'exercer leur métier, soit à cause des Israéliens, soit à cause des autorités locales.

Bilal, c'était mon partenaire

Le vrai patron de la Maison de la presse, c'était Bilal. C'est vraiment grâce à lui qu'on a eu autant de succès. Bilal Jadallah était un ami que je considérais comme un frère. Nous nous étions rencontrés pendant la guerre de 2009. Malheureusement, il a été tué le 19 novembre 2023. Il était à Gaza-ville et il voulait revenir vers le sud.

Au rond-point Salaheddine, lui et son beau-frère sont descendus de leur voiture pour demander leur chemin, car à partir de là il fallait continuer à pied. Un obus de char a explosé juste à côté d'eux. Bilal a été tué sur le coup par un éclat, son beau-frère a été grièvement blessé, il est mort deux semaines plus tard. Bilal, c'était mon partenaire. On a exercé le métier de « fixeur » ensemble, de journaliste aussi, et on a fondé la Maison de la presse ensemble. Il y avait entre nous une amitié très forte. On a vécu ensemble des aventures pendant les guerres de 2009, de 2012, de 2014. Il ne travaillait pas sur le terrain avec moi, mais nous étions associés.

Nous étions l'opposé l'un de l'autre. J'avais tendance à faire profil bas, pas lui. Il s'énervait rapidement, j'avais tendance à garder mon calme. Il avait des ambitions politiques, pas moi. Même dans le travail, on n'avait pas les mêmes perspectives, on ne voyait pas les choses de la même façon. Mais il m'a toujours considéré comme son conseiller. Dans les pires moments, quand il fallait prendre des décisions importantes, il m'en parlait. Quand je voyais un appel de Bilal tôt le matin ou en fin de journée, je savais qu'il cherchait un conseil pour régler un problème.

Il m'avait tiré d'affaire

Revenons à la Maison de la presse. Bilal y passait toutes ses journées, il y passait plus de temps qu'avec sa famille et ses amis. Grâce à lui, en plus des jeunes diplômés, tous les journalistes, les intellectuels, et même des ambassadeurs, des consuls et des chefs de délégation passaient nous voir.

Nous avions été mis sur les rails grâce à la délégation suisse qui nous avait tout de suite soutenus, suivis par les Norvégiens, les Canadiens et les Français. Il y a eu un effet boule de neige : tout le monde voulait soutenir les journalistes via la Maison de la presse, grâce au travail de Bilal. Non seulement c'était un bon directeur, mais il avait de très bons contacts avec les autorités locales. Nous avions ainsi plus de marge de manœuvre que d'autres personnes isolées politiquement. Bilal a réglé beaucoup de situations difficiles, des arrestations de journalistes par exemple. Il ne l'a pas fait officiellement, en tant que directeur de la Maison de la presse, mais à titre personnel. Moi aussi, quand j'ai eu des difficultés avec les autorités locales et avec le Hamas, il m'avait tiré d'affaire.

Il avait aussi de très bonnes relations en Cisjordanie. C'était important parce qu'en tant qu'association à but non lucratif, nous dépendions du gouvernement de l'Autorité palestinienne, même si c'était le Hamas qui gouvernait à Gaza. Quand on avait un problème, c'était toujours Bilal qui le réglait, que ce soit à Gaza ou en Cisjordanie. Il travaillait beaucoup, il était brillant et tout le monde le connaissait. Durant les derniers mois avant la guerre, quand la Maison de la presse était de plus en plus un lieu de rencontre pour les diplomates, aussi bien que pour les journalistes, il a été tenté de tirer parti de sa notoriété, car il commençait à avoir des ambitions plus politiques que journalistiques. Il voulait faire autre chose que le journalisme. Mais l'obus tiré par le char a mis fin à ses ambitions et à ses rêves.

Nous avons perdu beaucoup de collègues

Aujourd'hui, et à la demande du conseil d'administration, moi qui ai pris la direction de la Maison de la presse. Ce n'était pas du tout mon objectif, je n'aime pas être mis en avant. Mais j'y suis obligé, car il y a beaucoup de questions administratives en suspens : il y a des employés qui n'ont pas perçu leur salaire, des personnes qui ont rendu des services et qui n'ont pas été payées, etc. Tout passait par Bilal, les relations avec la banque, avec l'administration, la signature. On a eu beaucoup de difficultés pour régler tout cela après sa mort. Finalement on s'est mis d'accord pour que je prenne temporairement la direction de l'association, jusqu'à la fin de la guerre.

Le problème, c'est que tous nos projets arrivaient à échéance fin décembre 2023. Avec le début de la guerre en octobre 2023, il n'y avait plus de projets pour 2024. En outre, notre local de Gaza-ville a été détruit en février 2024. Entre temps, Bilal a été tué. Nous avons perdu d'autres collègues très brillants : Ahmad Ftima, qui était le passe-partout de la Maison de la presse, touché directement par un missile de drone. Son fils de cinq ans a été grièvement blessé mais il a survécu. Mohamed Ajaja, responsable des projets administratifs et des demandes de financement. Il a été tué avec sa femme et tous ses enfants dans le bombardement de leur maison. Ces drames nous ont paralysés pendant un bon moment. Maintenant, on a repris le travail, grâce à la Délégation canadienne en Cisjordanie, qui a financé la location d'un nouveau local, l'électricité et une connexion internet grâce à l'énergie solaire. Trouver un local, de l'électricité et une connexion sont autant de défis aujourd'hui pour un journaliste.

Pour tout cela, les prix sont devenus exorbitants. Dans notre local de Gaza-ville, on avait 24 panneaux solaires qui fournissaient 5 kW. Ils nous avaient coûté environ 12 000 dollars (environ 11 000 euros), et on avait de l'électricité 24 heures sur 24. Aujourd'hui, nous avons seulement deux panneaux solaires et des batteries ; tout est d'occasion car plus rien de neuf n'entre dans la bande de Gaza, et le tout nous a coûté… 15 000 dollars (près de 14 000 euros). Pareil pour la ligne internet : à cause des bombardements, l'infrastructure de la compagnie de télécommunication et d'internet a été détruite.

J'espère être à la hauteur

On a d'abord cherché un endroit où on pouvait avoir une connexion. Dès qu'on l'a trouvé, on a commencé à travailler. On va reprendre les projets. Les jeunes journalistes sont très contents de retrouver la plateforme qui va les accompagner, ainsi qu'une source d'électricité et de connexion internet, en plus des cours, des stages etc.

Une ONG française, Supernova, va nous soutenir dès le mois prochain, pour mettre en place des cours et des stages pour les nouveaux diplômés, surtout dans les camps de déplacés. La majorité des jeunes, aujourd'hui, n'ont pas de travail. Ils n'ont rien à faire, et il n'y a plus d'enseignement. Or, comme on le voit avec les réseaux sociaux, la majorité des gens ont des portables et filment ce qui se passe à Gaza, mais de façon aléatoire. Nous avons donc eu l'idée de donner des cours à tous ces jeunes qui sont dans des camps, pour leur apprendre à mieux se servir de leurs téléphones portables. On ne va pas dire qu'ils vont devenir des journalistes, mais au moins on va leur apprendre les bases du métier, pour qu'ils utilisent les images de façon un peu plus professionnelle.

La Maison de la presse manquait à tous. Pendant les guerres précédentes, elle avait toujours gardé ses portes ouvertes. Sur notre site internet, on pouvait voir des centaines de journalistes, locaux ou étrangers, qui nous rendaient visite, et à qui on fournissait tout ce dont ils avaient besoin. Mais dans cette guerre-ci, notre soutien a bien manqué, surtout aux jeunes journalistes palestiniens indépendants qui ont peu de moyens. Avant la guerre, nous avions pu fournir environ 85 gilets pare-balles aux journalistes qui ne travaillent pas pour les grands médias ni pour les grandes boîtes de production.

La Maison de la presse a aidé plusieurs de ces jeunes à monter leur propre boîte, certains sont maintenant très connus, et nous en sommes fiers. Et moi je suis fier de faire partie de cette association, et d'avoir été un frère pour Bilal. J'ai voulu partager cette histoire avec vous, après hésitation, parce que je craignais que les mots ne rendent pas vraiment justice à Bilal, ni à la tristesse qu'a engendrée sa perte. Mais je voulais lui rendre hommage, parler de lui, même avec des mots simples qui ne traduisent pas complètement la tristesse que je ressens, ni mon admiration pour tout ce qu'il a fait. Voilà. J'espère être à la hauteur pendant cette période temporaire, j'espère que la Maison de la presse va continuer jusqu'au bout, parce que c'est un peu notre enfant à tous, mais surtout celui de Bilal. Et j'espère qu'on va préserver son héritage.

25.07.2024 à 06:00

Gaza. Le désinvestissement, l'arme des étudiants de Montréal pour sanctionner Israël

Farah Mekki

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Si le campement des étudiants du campus universitaire de McGill contre la guerre génocidaire sur Gaza a été démantelé début juillet, il a permis de mettre en lumière les liens financiers et universitaires de cette université avec Israël. Des relations dont les étudiants et autres personnels académiques des universités montréalaises anglophones et francophones demandent toujours la rupture. Dans la nuit du 9 au 10 juillet, des étudiants et manifestants propalestiniens présents sur le (…)

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Texte intégral (2291 mots)

Si le campement des étudiants du campus universitaire de McGill contre la guerre génocidaire sur Gaza a été démantelé début juillet, il a permis de mettre en lumière les liens financiers et universitaires de cette université avec Israël. Des relations dont les étudiants et autres personnels académiques des universités montréalaises anglophones et francophones demandent toujours la rupture.

Dans la nuit du 9 au 10 juillet, des étudiants et manifestants propalestiniens présents sur le campement situé à l'entrée du campus de l'université publique McGill se sont vu remettre un avis d'expulsion immédiat. Selon le communiqué de presse de l'administration de l'université, l'installation ferait peser une « menace de plus en plus importante pour la santé et la sécurité ». Quelques heures plus tard, grues, pelleteuses et autres engins de chantiers sont venus détruire les nombreuses infrastructures installées depuis plus de 75 jours.

Les 1er et 15 mai 2024, la Cour supérieure du Québec avait rejeté deux demandes d'injonction temporaire de démantèlement du campement. Les parties devaient de nouveau se retrouver devant le tribunal le 25 juillet, mais la direction universitaire a finalement engagé Sirco, une compagnie de sécurité privée québécoise, devançant ainsi la justice. Cette décision fait suite à l'échec des négociations entre les directions des universités McGill et Concordia — leurs étudiants ayant également établis leur campement à McGill, faute de place sur leur campus — deux universités anglophones de Montréal, et leurs étudiants représentés par les associations Solidarity for Palestinian Human Rights (SPHR).

« Ce campement restera historique et révolutionnaire », affirme Ward (pseudonyme), 20 ans, coordonnateur général de SPHR et étudiant libanais en sciences politiques. « Au Canada, McGill est l'équivalent de l'université Columbia aux États-Unis. Lorsque nous avons vu qu'ils avaient mis en place un campement, nous nous sommes dit qu'il fallait faire la même chose », explique-t-il.

Des investissements meurtriers

Malgré le démantèlement, les revendications des étudiants des universités McGill et Concordia se maintiennent. Ces derniers demandent un « désinvestissement total des contrats » conclus entre leurs universités et des entreprises privées « complices du génocide à Gaza ». D'après les données publiées par McGill, celle-ci a investi près de 73 millions de dollars (67 millions d'euros) dans des entreprises impliquées dans les crimes commis par l'armée israélienne dans les territoires occupés.

Au 31 mars, McGill détenait notamment plus de 500 000 dollars (459 000 euros) d'actions auprès de l'entreprise américaine Lockheed Martin, vendeuse de missiles Hellfire 9X à l'armée israélienne. La société française Safran, dans laquelle McGill a investi près de 1,5 million de dollars (1,38 million d'euros), collabore également avec l'entreprise de technologies militaires israélienne Rafael, pour un projet de systèmes de capteurs avancés et d'intelligence artificielle — une technologie à laquelle l'armée israélienne a eu recours, notamment à Gaza, pour tuer à plus grande échelle. L'investissement de plus de 1,6 million de dollars auprès du groupe Thales, français également et spécialisé dans la défense et l'aérospatial, est aussi pointé du doigt par les étudiants, au vu de sa collaboration avec l'industrie d'équipement militaire israélienne Elbit Systems en juin 2023. Celle-ci a notamment été épinglée dans une déclaration publiée par l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations unies en 2022, qui a dénoncé l'usage de ses hélicoptères Apache dans le « bombardement des villages libanais et palestiniens » mais également dans « la surveillance massive des Palestiniens » et « le renforcement du contrôle militaire israélien en territoire palestinien occupé ». Ward s'insurge :

L'université utilise notre argent pour collaborer avec Israël, (…) mais nous qui venons du Proche-Orient, nous avons vécu tellement d'injustices [à cause d'Israël] au cours de notre vie, que combattre une de plus ne nous fait pas peur. Nous avons déjà vécu bien pire.

La complicité des banques

Du côté de l'université Concordia, l'administration assure qu'elle « s'est éloignée de certains investissements, notamment dans l'industrie de l'armement », et que les investissements liés à Israël « représentent [seulement] 0,0001 % », sans pour autant publier la liste des actions investies, comme réclamée par les étudiants. « Nous avons été ignorés », déplore Sara Al-Khatib, ancienne membre de SPHR Concordia, tout juste diplômée en affaires publiques et études politiques. À 24 ans, cette jeune palestinienne est membre de Montreal4Palestine, un collectif de jeunes québéco-palestiniens qui organise des manifestations propalestiniennes à Montréal. Elle poursuit : « Je ne sais pas à quoi on s'attendait. Qu'est-ce qu'une université pourrait répondre lorsqu'une de ses étudiantes palestiniennes lui demande explicitement d'arrêter d'investir dans le meurtre de son peuple ? »

Les universités francophones montréalaises font l'objet du même type de revendication. Mais si le conseil d'administration de l'Université du Québec à Montréal (UQAM) a cédé aux demandes de ses étudiants et a adopté une résolution afin de s'assurer « de n'avoir aucun investissement direct dans des fonds ou compagnies qui profitent de l'armement, et de divulguer chaque année » la liste de ses investissements, l'Université de Montréal (UdeM) rechigne à faire de même. Selon son rapport annuel de 2023, celle-ci possède plus de 9,2 millions de dollars (8,4 millions d'euros) d'actifs dans des banques canadiennes, telles que la Banque Toronto-Dominion, la Banque Royale du Canada, la Banque de Montréal et la Banque Scotia. Or, ces institutions financières ont été épinglées à de nombreuses reprises par la campagne Boycott, désinvestissement sanctions (BDS) Québec pour leurs investissements de plusieurs centaines de millions de dollars dans les entreprises militaires Elbit Systems et General Dynamics.

Cette dernière est la cinquième plus grande entreprise militaire au monde. Elle fournit non seulement une large variété de bombes à l'armée de l'air israélienne, telles que les MK-82 et 84, larguées sur Gaza en 2014 et 2021, mais également les systèmes d'armes et composants des avions de chasse israéliens F-35, F-15 et F-16, impliqués dans le bombardement d'immeubles résidentiels et des bureaux de presse d'Al-Jazira et d'Associated Press à Gaza-ville en 2014. Interrogée quant aux investissements effectués avec son argent, Geneviève O'Meara, la porte-parole de l'Université de Montréal, se défend de « sélectionner les actifs qu'elle détient un à un. […] Les investissements que nous détenons sont dans des portefeuilles de placement plutôt qu'en détention directe et ces portefeuilles sont administrés par des gestionnaires externes d'actifs ».

Des menaces politiques et économiques

Dov Baum, directrice du Centre d'action pour la responsabilité des entreprises et de la recherche de l'American Friends Service Committee (AFSC), basée en Californie, aux États-Unis, dénonce ce type de sophisme.

Si les universités affirment qu'elles n'investissent pas directement dans ces entreprises, cela signifie qu'elles peuvent donc être capables de publier une déclaration dans laquelle elles s'engagent publiquement à ne pas y investir. Ce ne devrait pas être un effort, puisqu'elles n'investissent pas directement.

Depuis 2005, l'organisation dont elle est membre collecte, trie et publie des informations « publiques mais difficilement trouvables » sur les entreprises impliquées dans les violations des droits de la personne en Palestine, et les met à disposition des militants nord-américains. Selon elle, si les dirigeants universitaires s'opposent tant au désinvestissement, c'est parce qu'ils feraient face à des pressions conséquentes : « D'abord politiques, car ils ont peur de représailles et d'être taxés d'antisémites par des représentants étatiques et autres lobbys, mais aussi économiques, parce qu'ils perdraient beaucoup de donateurs, donc d'argent. » Or, le désinvestissement demeure un moyen de pression efficace :

Le gouvernement israélien est capable de continuer ce génocide et de profiter de cette impunité parce qu'il reçoit encore trop de soutien direct des Européens et des Américains, notamment à travers la complicité de ces entreprises.

L'alibi de la liberté universitaire

Outre les investissements des universités québécoises, certains accords de collaboration conclus avec des institutions universitaires israéliennes sont également jugés problématiques, y compris par les professeurs. « Les universités israéliennes ne sont pas des oasis de valeurs libérales où l'on cultive l'esprit critique », dénonce Dyala Hamzah, professeure d'histoire du monde arabe contemporain à l'Université de Montréal et membre de BDS-Québec.

McGill et l'Université de Montréal entretiennent notamment des accords de collaboration incluant des programmes de recherche scientifique avec l'Université Ben-Gourion dans le Néguev, l'Université hébraïque de Jérusalem ainsi que celle de Tel-Aviv. Celui avec l'Université d'Ariel, située en territoire palestinien occupé, a toutefois été « suspendu à l'automne dernier » de manière « indéfinie », précise Geneviève O'Meara. Ces établissements accueillent non seulement les programmes militaires Talpiot et Havatzalot, mais également le développement de stratégies, telles que la « doctrine Dahiyeh ». Développée par l'armée israélienne dans le cadre de la guerre au Liban en 2006, celle-ci préconise une force de frappe disproportionnée et le ciblage des infrastructures civiles pour imposer des processus de reconstruction longs et couteux. « Il est inconcevable pour des institutions occidentales qui se réclament de valeurs libérales et s'inscrivent dans une tradition humaniste de cultiver des rapports avec ces universités qui commercent avec la mort », poursuit Dyala Hamzah.

En mars 2024, l'administration McGill avait déclaré prendre la décision de ne « pas couper les ponts avec les universités et les instituts de recherche israéliens », au nom du principe de liberté universitaire des chercheurs. Même son de cloche du côté de l'Université de Montréal. Dyala Hamzah qui tente, en vain, de faire voter une résolution de boycott à l'Assemblée universitaire visant à suspendre ces accords, est pourtant formelle : les universités israéliennes jouent un rôle direct dans le maintien du système colonial et de l'occupation de la Palestine. « Boycotter les universités israéliennes ne permettra pas aux Palestiniens de retrouver leur liberté et de vivre en harmonie avec leurs voisins juifs israéliens dans l'immédiat, explique-t-elle. Mais retirer à Israël la possibilité de mobiliser du soft-power et de blanchir ses crimes à travers ces accords, c'est procéder à son isolement politique, économique et social. » La professeure précise que ce mouvement de boycott ne vise pas les individus, mais cible les institutions :

Oui, nous risquons de perdre des collègues et d'interrompre des projets de collaboration. Il n'y a pas de boycott sans dommages collatéraux, mais un génocide est en cours. Le boycott n'est pas une coquetterie, c'est un acte de résistance.

À l'Université de Montréal, les activités privées du chancelier Frantz Saintellemy provoquent également un malaise au sein du corps professoral et étudiant. L'homme d'affaires de 48 ans s'avère être le président et chef d'exploitation de LeddarTech, une entreprise québécoise implantée en Israël, spécialisée dans la construction de logiciels automobiles pour des systèmes de conduite autonome. LeddarTech, dont sept employés ont été envoyés en tant que réservistes à Gaza après le 7 octobre, est également membre du consortium militaire Autonomous Vehicle Advanced Technologies for Situational Awareness (AVATAR). Les étudiantes membres du Collectif UdeM Palestine ont lancé une pétition en ligne, exigeant notamment de Daniel Jutras, le recteur de l'université, une transparence sur le lien entretenu par l'entreprise du chancelier avec le secteur de défense et d'industrie militaire israélienne. La porte-parole de l'Université de Montréal assure que « le chancelier est nommé par le Conseil de l'Université et n'a pas, dans le cadre de ses fonctions à l'UdeM, de rôle dans le choix des partenaires académiques ou de recherche de l'Université, pas plus que dans le choix des investissements du fonds de dotation ». Mais pour Dyala Hamzah, le conflit d'intérêts est évident : « Le chancelier dirige une entreprise opérant aux côtés de compagnies qui se trouvent au cœur du complexe militaro-industriel israélien, à savoir, Rafael et Elbit Systems », et de conclure :

L'Université de Montréal ne peut pas se présenter comme un établissement humaniste, cultivant le savoir et l'esprit critique et célébrant les cultures, tout en étant dirigée ou associée à des marchands de mort au service d'un projet ethnonational.

23.07.2024 à 19:31

Au Soudan, résister en dessinant

Louise Aurat

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Contraints de fuir la guerre qui ravage leur pays depuis plus d'un an, les dessinateurs soudanais mettent leur talent au service de l'information et de la paix malgré les dangers. Lancé début 2024, le magazine en ligne Khartoon Mag vise à les soutenir et à donner une visibilité à leurs caricatures.

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Contraints de fuir la guerre qui ravage leur pays depuis plus d'un an, les dessinateurs soudanais mettent leur talent au service de l'information et de la paix malgré les dangers. Lancé début 2024, le magazine en ligne Khartoon Mag vise à les soutenir et à donner une visibilité à leurs caricatures.

22.07.2024 à 06:00

De Gaza à La Courneuve, la Pride des banlieues se mobilise

Sofien Benkhelifa

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Samedi 22 juin 2024, une semaine avant le premier tour des législatives en France, la Pride des banlieues réunissait plusieurs milliers de manifestantes à La Courneuve. Mots d'ordre cette année : la dénonciation du génocide en Palestine et la lutte contre la récupération des combats queers par l'extrême droite. Un homme aux cheveux blonds parsemés de cœurs rouges traverse la gare RER de la Courneuve-Aubervilliers. Le cortège s'est donné rendez-vous juste derrière ce carrefour majeur de (…)

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Texte intégral (3517 mots)

Samedi 22 juin 2024, une semaine avant le premier tour des législatives en France, la Pride des banlieues réunissait plusieurs milliers de manifestantes à La Courneuve. Mots d'ordre cette année : la dénonciation du génocide en Palestine et la lutte contre la récupération des combats queers par l'extrême droite.

Un homme aux cheveux blonds parsemés de cœurs rouges traverse la gare RER de la Courneuve-Aubervilliers. Le cortège s'est donné rendez-vous juste derrière ce carrefour majeur de la ville. Impossible pour les Courneuviens de rater ce déferlement qui arrive par les trains, les bus, et les trottoirs. En ce début d'après-midi, la rue Victor Hugo est envahie par les couleurs. Le ciel fournit le bleu, les manifestants toutes les autres : sur la multitude d'étendards, dans les cheveux, sur les visages. La Pride des banlieues, qui célèbre les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans et intersexes (LGBTQI+) des quartiers populaires depuis 2019, se met en marche. La foule est telle que les premiers à avancer sont déjà loin, quand les derniers de la file sont encore immobiles.

L'organisation l'annonce sans détour : la Pride des banlieues est un événement politique et revendicatif. Ici, on exige. Chaque édition met en avant un thème, miroir des troubles agitant la société. Après le droit à l'habitat décent en 2022, puis la PMA pour toustes en 2023, la marche de cette année est « contre la récupération de nos luttes par l'extrême droite et contre le génocide des Palestiniens », explique Gill qui coordonne l'événement.

La Courneuve, 22 juin 2024. Un manifestant de la Pride des Banlieues
La Courneuve, 22 juin 2024. Un manifestant de la Pride des Banlieues

Guidé par trois militantes aux bannières monumentales (les drapeaux trans, palestinien et de la Pride des Banlieues), le défilé serpente entre les pavillons et les barres d'immeubles. Aux fenêtres, des familles curieuses observent, les visages de leurs enfants peints aux couleurs du match de l'Euro qui se joue au même moment. Certaines saluent au son de la musique des orchestres joints à la mobilisation.

L'inclusivité dans les mots et dans les faits

Ce sont surtout les voix qui donnent l'ambiance. « Nous sommes tous des enfants de Gaza », scande en rythme une partie des manifestants, puis enchaîne avec « On s'aime ici, on reste ici ! ». Pas de chars colorés, d'éphèbes pailletés et de décibels déchaînés à la Pride des banlieues.

L'inclusivité détermine chaque décision du comité d'organisation. Accessibilité aux fauteuils, transcription des discours en langue des signes, accompagnement personnalisé en navette par des bénévoles, etc. Tout a été pensé pour permettre à chacun de vivre une marche des fiertés fluide et agréable. Comme une respiration au cœur de la mobilisation, un espace « calme et masqué » accueille les personnes à mobilité réduite, les familles et quiconque voudrait défiler sans se bousculer.

« Pensez à flouter les personnes pour éviter de les outer1 par accident », précise le service d'ordre aux photographes. Les visages qui se cachent au quotidien doivent pouvoir ici se montrer au grand jour sans crainte de répercussions. Les mains et les lèvres qui s'évitent dans les rues par peur doivent être libres de s'effleurer. Avec une hausse de 13 % des actes LGBTphobes en un an selon le ministère de l'intérieur qui a recensé 4560 infractions en 2023, et un bond de 19 % pour les crimes et délits envers les personnes LGBTI+, le risque est bien réel. Des insultes aux agressions physiques, des guets-apens homophobes aux menaces intra-familiales, les personnes identifiées queers témoignent toutes ou presque d'une dégradation du climat en France. La percée historique du Rassemblement National (RN) aux dernières élections européennes et le déferlement des paroles et actes discriminatoires qui en résulte sont loin d'annoncer des jours meilleurs.

Continuer à vivre, malgré la menace d'extrême droite

« Mes amis se renseignent déjà pour quitter la France. Mais moi, j'ai envie d'y croire, je ne suis pas convaincu qu'ils passent, ce n'est pas possible. » Damien continue à vivre sa vie normalement, mais ses craintes sont malgré tout bien présentes, en arrière-plan. « Je continue à m'exprimer à travers mes vêtements, ma façon d'être… Je refuse de vivre dans la peur » lâche-t-iel, catégorique. « Mais j'ai toujours un spray au poivre sur moi. »

Jeune drag-créature 2 connue sous le nom de Honey Beeze, Damien participe à sa première Pride des banlieues. « Je ne savais pas dans quel cortège me placer parce que toutes les luttes me vont, alors je navigue », sourit-t-iel. Le choix est en effet large : soutien aux personnes trans, aux LGBTQI+ iraniens, à la Palestine, contre l'islamophobie et l'antisémitisme… L'événement en lui-même, selon Damien, est un acte politique fort.

La représentativité des personnes queers dans l'espace public en banlieue est nécessaire. Pour montrer qu'ils existent ici, mais aussi pour déconstruire le regard qui est porté sur les quartiers.[…] Tout à l'heure une femme voilée a dansé avec nous du haut de son balcon. Ça va à l'encontre de tout ce que les médias de droite nous racontent. C'est beau, ces univers qui se mélangent.

Les deux mots d'ordre de la manifestation ont conduit à sa mobilisation : « les politiques de droite qui mettent en avant des personnes homosexuelles tout en défendant des idées réactionnaires me dérangent », blâme-t-iel. Pour la question palestinienne, sa sensibilisation s'est faite tardivement mais lui semble désormais évidente :

J'ai compris ce qu'il s'y passait tard, grâce aux contenus politiques de gauche sur les réseaux, car je ne suis pas trop les médias, mais j'ai participé à plusieurs manifestations en soutien à la Palestine. C'était naturel pour moi d'y être.

Les organisateurs lancent un die-in. L'effet de ce simulacre de mort lors duquel la foule est invitée à se coucher au sol, imitant le trépas, est saisissant. Plus un bruit ne s'entend dans la rue, pourtant grouillante de vie une seconde plus tôt. Même les passants se taisent. « Le RN au pouvoir, c'est notre mort », crie au mégaphone Allison, responsable de l'ambiance et de la tête du cortège, « la mort de toutes et tous ici, et rien d'autre ».

La Courneuve, 22 juin 2024. Trois personnes mises au pilori et le die-in derrière.
La Courneuve, 22 juin 2024. Trois personnes mises au pilori et le die-in derrière.

Trois silhouettes, la tête camouflée dans un sac, se placent devant la foule comme clouées à un pilori bardé des initiales RN. Chacune porte au cou sa pancarte. « Immigré⸱e », « musulman⸱e », « LGBTI », trois groupes sociaux ciblés par la politique de l'extrême droite. « Nous allons faire une minute de silence pour toutes les victimes des politiques racistes », poursuit la militante. « Et pour celles de Gaza », ajoute un manifestant allongé sur l'asphalte.

Queers de Palestine et des quartiers, même combat

« On est un mouvement antiraciste et antifasciste des quartiers populaires. Nous sommes pour la plupart des personnes racisées, on descend directement de l'immigration et de l'histoire coloniale », explique Gill, « alors la question de la Palestine nous touche dans nos identités ». Yanis, son collègue porte-parole de la marche, confirme ces similitudes avec la condition des queers palestiniens :

On sait ce que c'est que d'être instrumentalisés. Nos quartiers, nos frères et sœurs sont identifiés comme des ennemis des LGBTQI+ pour justifier des politiques sécuritaires qui vont au final nous impacter nous aussi.

Un plaidoyer publié par le collectif Queers in Palestine, composé de personnes LGBTQI+ de la région, va dans son sens. Le pinkwashing israélien, technique visant à promouvoir cet état comme unique safe space 3 de la région pour les personnes queer, y fonctionne comme dans l'hexagone :

Dans la continuité de son exploitation de longue date des politiques libérales d'identité, Israël instrumentalise les corps queer pour faire barrage à tout soutien à la Palestine […] et pour justifier la guerre et la répression coloniale, comme si leurs bombes, leurs murs d'apartheid, leurs armes, leurs couteaux et leurs bulldozers choisissaient leurs victimes en fonction de leur sexualité et de leur genre.

Omar (pseudonyme) partage ce constat : « les Palestiniens et les personnes LGBTQI+ vivent les mêmes schémas d'oppression », explique le chercheur en neurosciences. « On les déshumanise d'abord, puis on nie leurs droits fondamentaux...et ça finit dans un paroxysme de violence comme on le voit aujourd'hui à Gaza. »

« Une intifada queer »

Une photographie l'a convaincu de suivre le chemin de la militance : un soldat israélien, sur les ruines fumantes de Gaza, tenant en ses mains le drapeau LGBT où est inscrit « Au nom de l'amour » en anglais, hébreu et arabe. « Avec probablement encore des cadavres sous ses pieds », lâche Omar, révulsé. « Voir cette déshumanisation des Palestiniens et cette instrumentalisation de la cause LGBTQI+, ça m'a donné envie de vomir. »

La première fois que la cause palestinienne l'a interpellé, c'était en 2018, à l'occasion de la Marche du Retour qui commémorait les 70 ans de la Nakba, qu'il évoque avec gravité :

Les Palestiniens marchaient en non-violence, puis se sont fait tirer dessus. Des enfants visés à la tête, des morts par dizaines… J'ai compris que leur dignité, leur humanité même n'étaient pas reconnues par Israël. Ça m'a rappelé les émeutes de Stonewall.

La révolte en 1969 de la clientèle de ce bar new-yorkais, principalement gay, lesbienne et trans, contre une police aux méthodes jugées humiliantes et violentes, est considérée comme l'acte fondateur des luttes LGBTQI+. « Cela a été un moment charnière où ils ont cessé d'avoir peur. Eux aussi étaient diabolisés, réduits au silence, ils n'avaient plus rien à perdre. Stonewall, je vois un peu ça comme une intifada queer », déclare Omar dans un sourire assuré.

La Courneuve, 22 juin 2024. Une pancarte contre le pinkwashing.
La Courneuve, 22 juin 2024. Une pancarte contre le pinkwashing.

Au même moment, le rassemblement touche à sa fin. Tout le monde est arrivé au parc de la Liberté qui, pour un instant, revêt l'apparence d'une utopie réalisée du vivre-ensemble. Cortèges gay, lesbien, bi, trans, juif, iranien, militants pour la Kanaky, contre le fascisme...Tous partagent ensemble la pelouse dans une ambiance festive mais paisible en cette douce fin d'après-midi du deuxième jour d'été.

Les prises de paroles débutent et un intervenant de l'association Urgence Palestine dénonce au micro l'extrême droite ainsi que le cynisme de la municipalité de Tel-Aviv, où la Gay Pride a été annulée : « En hommage aux otages », précise-t-il, « pas en opposition au génocide ». L'on n'a pas festoyé dans la station balnéaire israélienne mais ce sera le cas à La Courneuve. Après la marche se tiendra l'after où il sera possible de se restaurer, d'assister à la suite des discours, ou de danser, jusqu'au bout de la nuit. Pour oublier, au moins le temps d'une soirée, l'inquiétante urgence de l'époque.


1NDLR. Fait de dévoiler l'orientation sexuelle d'une personne sans son accord

2NDLR. Style de drag ayant la particularité de dépasser le genre avec l'incarnation de créatures.

3NDLR. L'expression anglaise « safe space » désigne un abri dans lequel des personnes victimes de discrimination peuvent se réfugier. Il peut être traduit en français par « espace sécurisé » ou « zone neutre ».

19.07.2024 à 06:00

Baya, libre en son jardin

Françoise Feugas

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Baya, l'artiste algérienne la plus singulière et la plus étonnante du XXe siècle a été propulsée dès l'âge de 16 ans au sommet de la notoriété par le cénacle parisien de l'après-guerre. Dans une biographie très documentée, Alice Kaplan retrace son parcours, autour de la première exposition de ses œuvres à la galerie Maeght en novembre 1947. Paris, 21 novembre 1947. Le galériste Aimé Maeght accueille ses invités au vernissage de l'exposition des gouaches et sculptures « d'une petite Kabyle (…)

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Baya, l'artiste algérienne la plus singulière et la plus étonnante du XXe siècle a été propulsée dès l'âge de 16 ans au sommet de la notoriété par le cénacle parisien de l'après-guerre. Dans une biographie très documentée, Alice Kaplan retrace son parcours, autour de la première exposition de ses œuvres à la galerie Maeght en novembre 1947.

Paris, 21 novembre 1947. Le galériste Aimé Maeght accueille ses invités au vernissage de l'exposition des gouaches et sculptures « d'une petite Kabyle de 14 ans, Baya ». Le Tout-Paris intellectuel, artistique et politique s'y presse, aux côtés des illustres peintres Georges Braque et Henri Matisse. Et découvre « les couleurs saturées et les formes audacieuses de Baya [qui] invitent les visiteurs à voir le monde sous un nouveau jour. »

Fatma Haddad est née en 1931 à Bordj El-Kiffan, dans la banlieue est d'Alger et est morte en 1998 à Blida. Baya est le nom d'artiste qu'elle s'était elle-même choisi, déjà, et qui est le prénom de sa mère disparue lorsqu'elle avait 9 ans.

Si elle arrive à Paris en cet automne 1947, c'est d'abord grâce à Marguerite Caminat, une Française mariée avec Franck Mac Ewen, un peintre juif écossais. Le couple a fui la France envahie par l'armée allemande et s'est installé à Alger fin 1940.

Les « colonisateurs de bonne volonté »

À Bordj El-Kiffan, Marguerite fait la connaissance de Baya dans la ferme horticole des Farges, propriété de sa sœur, où travaillent la fillette et sa grand-mère. Elle s'émerveille de voir la jeune « indigène » de dix ans s'isoler, dès qu'elle en a le temps, pour dessiner sur le sable et mélanger la terre avec de l'eau pour façonner des personnages.

Dans les notes et la correspondance déposées aux Archives nationales d'outre-mer (ANOM)d'Aix-en-Provence], Alice Kaplan relève la toute première description de Baya par Marguerite : « Hermétisme absolu, immobilité, mutisme ». Ses yeux baissés, dit-elle, ne regardent jamais.

La grand-mère de Baya lui aurait « donné » l'enfant pour qu'elle l'emmène à Alger et l'emploie comme domestique. En ville, dans un appartement européen, elle lave la vaisselle et passe la serpillière, mais quand elle a fini, on lui permet de dessiner et de peindre. On lui offre même des gouaches et du papier. Car Franck Mac Ewen et Marguerite — qui peint elle-même un peu — pensent que ce que Baya crée n'est pas tout à fait semblable à des dessins d'enfant « ordinaires ». La silencieuse « pupille » de Marguerite aurait-elle du talent ? La Française prend le pari. C'est ainsi que « Baya est entrée comme domestique dans le monde des Européens progressistes, ceux qu'Albert Memmi nommait amèrement “les colonisateurs de bonne volonté”, mais en bénéficiant d'une marge de liberté. »

Si le livre d'Alice Kaplan n'en fait pas vraiment un fil rouge, le contexte politique explique aussi pour partie ce soudain intérêt pour la culture « indigène ». Deux ans après les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, le gouvernement Auriol tente de calmer le jeu et d'étouffer les revendications indépendantistes, quitte à créer une Assemblée algérienne en introduisant une pincée d'autonomie dans le fonctionnement des institutions de l'Algérie française. Toutes proportions gardées, bien entendu, puisque dans cette assemblée, la voix d'un Européen vaut sept voix « musulmanes ». Mais cela explique en tout cas l'argument diplomatique présent dans la lettre d'invitation adressée par le galériste Aimé Maeght à Michelle Auriol, l'épouse du président de la République Vincent Auriol :

La petite Baya est venue à Paris avec la permission expresse et sur l'initiative personnelle du Grand Mufti d'Alger. La communauté musulmane attache une grande importance à cet événement qu'elle tient pour une ambassade culturelle. Elle nous écrit que « la marque témoignée à la petite orpheline Baya nous crée un droit à la reconnaissance de l'Algérie musulmane tout entière. »

Et Michelle Auriol viendra au vernissage, avec ses deux fils qui recevront de l'artiste la statuette et le paysage remis par Maeght comme « des cadeaux symboliques offerts à tous les enfants de France ».

« Une traînée de couleur sur une toile inachevée »

Avec des membres de la famille de l'artiste et de celle de Marguerite Caminat, Alice Kaplan a arpenté les lieux d'enfance de Baya, tentant de saisir au vol le cadre de ses premières sources d'inspiration, le déclenchement de son désir de dessiner ou de peindre, sa volonté farouche. La tâche semble particulièrement ardue, car en fait, si Baya demeure une figure relativement silencieuse, c'est qu'au début de sa carrière, ne sachant ni lire ni écrire, elle s'exprimait uniquement par la peinture. Se plonger dans les archives consiste alors surtout à lire ce que d'autres -– français ou non, artistes, intellectuels -– ont dit et raconté d'elle.

Ainsi, « l'histoire de Baya est longtemps restée incomplète, telle une traînée de couleur sur une toile inachevée », estime l'universitaire et historienne américaine, qui s'interroge dans son introduction sur le bien-fondé et la crédibilité de sa démarche en tant que biographe américaine, « confrontée aux archives indéchiffrables d'un monde disparu ». « Au moins, tu n'es pas française, » plaisantent ses amis algériens, qui savent que l'émergence de Baya en tant qu'artiste peintre est dans une certaine mesure indissociable du contexte colonial. Ou plutôt, de celui d'une décolonisation annoncée, quelques années avant le début des « événements d'Algérie ». Et c'est la volonté explicite de l'autrice que de « raccrocher » la biographie de Baya à l'époque qui a fait d'elle — avant une icône de l'Algérie indépendante —, une gloire du cénacle artistique parisien de l'après-guerre.

La plupart des textes écrits à propos de la jeune artiste algérienne redisent invariablement sa petite enfance d'orpheline très pauvre, faite de souffrance — « le froid, la faim, les poux, le froid, la faim, les poux… », résumait sobrement Baya en un refrain musical — et de violence : elle était battue par son oncle et sa grand-mère. « Les mots pour parler de Baya sont souvent piégés, car ils ressassent l'idée du miracle initial ou qualifient son art d'art naïf. L'un obère toute réelle historicité au regard de sa trajectoire et l'autre empêche de voir la singularité de son art, son raffinement, ses évolutions, sa dimension spirituelle », commente Anissa Bouayed, historienne et commissaire de l'exposition Baya, femmes en leur jardin à l'Institut du monde arabe (8 novembre 2022 - 26 mars 2023).

Grâce à Marguerite Caminat, sa mère de cœur, et à d'autres soutiens influents dont le poète Jean Sénac, Baya demeurera sur la scène artistique française jusqu'à la période de la guerre d'indépendance (1954-1962). Mariée en 1953 au musicien El Hadj Mahfoud Mahieddine, elle s'arrête alors de peindre pour élever ses six enfants, et ne reprendra la peinture qu'en 1962, avec l'aide du peintre Jean de Maisonseul, nouveau directeur du musée national des Beaux-Arts d'Alger, qui expose ses œuvres dès 1963.

L'intérêt principal du livre d'Alice Kaplan réside dans une tentative d'expliquer par le détail comment cette jeune fille non scolarisée (comme 98 % des filles « indigènes » de sa génération) a réussi à transcender si tôt tous les déterminismes coloniaux, sociaux et de genre. À maîtriser le langage des formes et des couleurs et à créer son propre style bien identifiable, éblouissant les amateurs d'art parisiens et faisant l'objet d'un article d'Edmonde Charles-Roux jusque dans le magazine Vogue en 1948.

« Je peins ce que je sens »

Si on peut regretter que l'autrice s'attarde un peu trop longuement sur des personnages d'intellectuels (plus ou moins) « de bonne volonté » qui ont croisé la route de Baya à ses débuts, on comprend vite qu'ils contribuent à former et à étoffer un tableau de ce qui à ses yeux constitue une sorte de climat d'époque, de cadre colonial déclinant entourant l'artiste. Elle précise cependant que ce qu'elle admire le plus en elle, « c'est son équilibre inébranlable au milieu du vacarme. Avant même d'inventer sa propre signature […], elle savait qu'elle était une artiste ».

« Le cas Baya » a suscité de tout temps plusieurs interprétations contradictoires : on l'a dite prisonnière du regard colonial, puis « épouse et mère confinée par le patriarcat islamique », ou au contraire figure féministe lumineuse. On a qualifié son art de naïf, d'enfantin ou de décoratif, ou on en a fait au contraire une artiste pionnière, entre modernisme européen et traditions esthétiques populaires algériennes.

Alice Kaplan nous donne à voir, pour sa part, une Baya en quelque sorte résistante et libre « en son jardin », pour reprendre le beau titre de l'exposition que lui a consacré l'IMA en 2023, qui a toujours su préserver son monde imaginaire, son expression et son style en refusant tout enfermement discursif, ainsi qu'elle l'a elle-même déclaré à la fin de sa vie :

Je peins ce que je sens. Je suis agacée quand on me demande ce que je veux exprimer à travers ma peinture. Je vous donne le droit d'y trouver ce que vous désirez […]. Moi je peins. À vous maintenant de ressentir1 .

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Alice Kaplan


Baya ou le grand vernissage
Récit traduit de l'américain par Patrick Hersant
Le bruit du monde, 2024
246 pages, 23 euros


1« Je ne sais pas, je sens… », entretien avec Baya par Dalila Morsly (1994), dans Algérie Littérature/Action no 15-16, Marsa éditions, Paris, 1997 ; repris dans Baya, Femmes en leur jardin, Images Plurielles, Marseille/éditions Barzakh, Alger, 2022.

18.07.2024 à 06:00

Gaza. Les frontières fluctuantes de la scène politique libanaise

Sarra Grira

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À l'instar de nombreux pays arabes, le Liban n'a pas connu de grandes manifestations en soutien à la Palestine. Mais le 7 octobre ainsi que les affrontements armés qui ont lieu depuis des deux côtés de la frontière entre le Hezbollah et Israël changent en partie la configuration de la scène politique nationale, le baromètre étant le positionnement vis-à-vis de la résistance armée, en Palestine comme au Liban. De notre envoyée spéciale. Alors que les émissaires européens multiplient les (…)

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Texte intégral (3186 mots)

À l'instar de nombreux pays arabes, le Liban n'a pas connu de grandes manifestations en soutien à la Palestine. Mais le 7 octobre ainsi que les affrontements armés qui ont lieu depuis des deux côtés de la frontière entre le Hezbollah et Israël changent en partie la configuration de la scène politique nationale, le baromètre étant le positionnement vis-à-vis de la résistance armée, en Palestine comme au Liban.

De notre envoyée spéciale.

Alors que les émissaires européens multiplient les voyages au Liban dans l'espoir d'éviter une guerre avec Israël, Beyrouth continue de vivre. On en oublierait presque que le sud du pays est à feu et à sang depuis le 8 octobre. Les expatriés rentrent volontiers au pays natal, les vols retours vers Beyrouth n'enregistrant qu'une baisse de 5 % par rapport à juin 2023. Les cafés et les bars de Hamra, le quartier historique de la gauche intellectuelle, ne désemplissent pas, même si payer en dollars est devenu monnaie courante. Il faut prévoir des liasses de Livres libanaises (LL) dans les poches, même pour un simple café, le billet vert étant désormais stabilisé à 89 000 LL, contre 1 500 avant la crise. De nombreuses entreprises locales payent désormais les salaires en dollars, participant à cette impression de reprise économique. Le tout au rythme du bourdonnement incessant des générateurs au coin de tous les immeubles qui permettent de limiter les effets des coupures quotidiennes d'électricité, la compagnie nationale l'Électricité du Liban (EDL) assurant à peine 4 heures d'électricité par jour.

Un retour à la quasi-normalité, comme le répètent beaucoup d'habitants ? Pas pour tout le monde cependant : la pauvreté est là, réelle, douloureuse, notamment pour ceux qui, le soir, fouillent les poubelles à l'aide d'une lampe frontale ; ou bien pour ceux et celles qui marchent pour ne plus prendre un « service », le taxi collectif, jadis à 2 000 LL (1,19 euro), et désormais à 200 000 LL (2 euros) ; ou encore pour celles et ceux qui, travailleurs précaires payés en livres, négocient avec les chauffeurs de bus le prix d'un trajet Beyrouth — Tripoli à 100 000 LL (1 euro) au lieu des 150 000 LL (1,5 euro) affichés, dans l'espoir de ne pas trop grignoter sur leurs maigres salaires.

« L'éléphant dans la pièce »

Dans ce contexte, la place faite à la Palestine semble relative. Certes, ici et là, des drapeaux et des tags rappellent la solidarité avec les victimes de la guerre génocidaire à Gaza. Des commerces proposent à la vente des keffiehs ou des vêtements aux broderies palestiniennes si reconnaissables. Mais les appels à manifestation qui ont eu lieu depuis le 7 octobre, notamment devant les ambassades française ou égyptienne, deux gouvernements perçus comme complices des Israéliens, ont peu mobilisé. « Les gens sont fatigués, ils sont empêtrés dans la vie quotidienne et ne croient plus à l'intérêt de la mobilisation », explique Mohamed (pseudonyme). Ce jeune homme de 26 ans a fait partie des étudiants qui se sont révoltés pendant la période 2019-2020. On se serait pourtant attendu à ce que les jeunes de la place des martyrs soient les premiers à manifester pour la Palestine :

Il n'y a aucune structure politique qui a vu le jour après les grandes mobilisations pour encadrer ce mouvement. Et puis, beaucoup de personnes qui étaient très actives à l'époque ont quitté le pays depuis. D'autres sont trop déçues. Elles ont abandonné toute activité politique.

Walid Charara, éditorialiste à Al-Akhbar, quotidien proche du Hezbollah, rappelle quant à lui la situation politique du Liban, sans président de la République depuis presque deux ans :

Une partie de la population estime que la confrontation réelle avec Israël a lieu dans le sud, ce qui rend les manifestations à Beyrouth secondaires. Et puis manifester contre qui ? Il n'y a pas d'État au Liban auquel les gens vont demander de se mobiliser pour Gaza.

Si le constat est juste, il ne fait pas oublier « l'éléphant dans la pièce »1 à chaque fois qu'il est question de la Palestine au Liban : le Hezbollah, acteur indispensable de la résistance armée contre Israël et des affrontements avec celui-ci dans le sud du pays. Comme le rappelle à juste titre Mohamed :

Sur le plan intérieur, ce qui se passe en Palestine oblige à se positionner par rapport à l'axe de résistance et à la guerre. Car si tu te positionnes clairement et publiquement sur Gaza, tu es catégorisé comme un soutien du Hezbollah.

Cartes rebattues

C'est le cas pour Walid Joumblatt, leader du Parti socialiste progressiste et de la communauté druze. « Nous soutenons la cause palestinienne car c'est une cause juste. C'est une terre arabe qui a été violée et colonisée », déclare-t-il dans le podcast Atheer d'Al-Jazira le 3 juin 2024, où il exprime sa solidarité avec le Hamas en tant que mouvement de résistance nationale. Lui qui a exacerbé la dimension confessionnelle de son parti quand il en a hérité la direction après l'assassinat de son père, Kamel Joumblatt, en 1977, tout en insistant sur l'importance pour sa communauté de s'ancrer dans son environnement arabe, n'hésite pas à fustiger les Druzes d'Israël qui combattent avec l'armée coloniale à Gaza. Sur le Sud-Liban, il va jusqu'à témoigner d'un soutien prudent au parti de Hassan Nasrallah :

Le Hezbollah a réussi à détourner une partie de l'effort de guerre israélien de Gaza vers le nord. […] Mais personnellement, j'ai toujours peur que le front s'élargisse. […] Jusque-là, nous sommes dans les limites d'une intervention raisonnable. Ce qui ne le serait pas, c'est de se laisser entraîner dans une guerre ouverte.

Nous voilà bien loin de la « Coalition du 14 mars » qui s'est formée au lendemain de l'assassinat de Rafik Hariri2, en 2005, contre les chiites du Hezbollah et d'Amal, et contre la présence syrienne au Liban, et qui comptait entre autres dans ses rangs le chef druze, les sunnites du Courant du Futur ainsi que les partis chrétiens des Phalanges et des Forces libanaises (FL).

Dans les hauteurs de Bikfaya, fief de la famille Gemayel à moins d'une heure de Beyrouth, le président du parti des Phalanges libanaises, Samy Gemayel, qui nous accueille dans son bureau, déplore à la fois l'extrémisme du gouvernement israélien et l'absence d'une « représentation légitime » côté palestinien. Élie Elias, professeur d'histoire politique à l'Université maronite du Saint-Esprit de Kaslik, près de Jounieh, au nord de Beyrouth, et membre du bureau politique des FL condamne pour sa part « la violence des deux côtés » et un conflit devenu « religieux par excellence, qui sort de toute logique politique », tout en qualifiant le Hamas de « mouvement extrémiste, islamiste et iranien ».

Plutôt que de résistance armée, les Phalanges tout comme les FL préfèrent parler de « solution à deux États » et d'un rôle « exclusivement diplomatique » pour le Liban, comme si ce qui se passait en Palestine ne concernait le pays du Cèdre ni de près ni de loin. Difficile là aussi de ne pas voir que prendre fait et cause pour Gaza signifie forcément adouber l'action du parti de Dieu dans le sud. « En aucun cas le Liban ne doit rentrer dans un conflit militaire ou prendre des positions. Le problème ici c'est que ce n'est même pas le Liban qui le fait, c'est le Hezbollah qui le fait, sans prendre l'avis de personne », affirme Samy Gemayel, persuadé, dit-il, qu'« Israël n'a pas d'ambition territoriale au Liban, sinon il aurait colonisé le sud du Liban quand il l'a occupé ». On appréciera — ou pas — la nuance.

L'arabité plutôt que le confessionnalisme ?

Si les deux principaux partis chrétiens se contentent de déplorer le nombre de morts civils à Gaza en renvoyant dos à dos l'armée israélienne et le Hamas, la situation est plus complexe chez les sunnites pour qui la Palestine est historiquement, comme pour la majorité des populations arabes, la seule cause qui rassemble.

Mais comment sonder le pouls d'une communauté privée de son chef, dans un pays où l'ordre confessionnel domine ? Depuis janvier 2022, l'ancien premier ministre Saad Hariri, chef du Courant du Futur, s'est retiré de la vie politique et s'est installé aux Émirats arabes unis (EAU), laissant la communauté sunnite sans leader. De passage par Beyrouth en février 2024 pour commémorer le 19e anniversaire de l'assassinat de son père, il déclare dans une interview exclusive sur les chaînes saoudiennes Al-Hadath et Al-Arabiya :

Concernant ce que subit le sud et notre peuple là-bas, il est clair qu'Israël, et surtout Nétanyahou, veut rediriger la guerre vers le Liban en usant de différents prétextes. […] Mais l'Iran ne veut pas de guerre avec Israël. Pour moi, nous devons tous être solidaires avec Gaza, et avec les enfants de Gaza, et ne pas détourner notre attention de ce qui s'y passe. Parce que c'est ce que veut Israël.

Une position claire tout en se gardant de critiquer l'action du Hezbollah dans le sud : c'est ce que Walid Charara appelle « la neutralité positive » d'une partie des sunnites.

Si Hariri continue d'avoir un poids certain au sein de sa communauté, la frange religieuse n'est pas en reste. Vendredi 5 juillet, à la mosquée sunnite de l'imam Ali dans le quartier modeste de Tari' jdidé, Gaza est très présente dans le prêche hebdomadaire : « Il y a des enfants qui meurent de faim, et on nous parle d'humanité, de civilisation, de modernité, de droits humains et même de droits des animaux ! Que Dieu vous maudisse pour tout enfant qui meurt de faim et de soif à Gaza ! »

Hussein Ayoub, ancien journaliste d'Assafir et actuel rédacteur en chef du site 180post, rappelle :

Pour la première fois depuis que l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) a quitté Beyrouth en 1982, nous avons un groupe islamique sunnite de résistance armée qui a porté le conflit au cœur d'Israël, surpassant ainsi les mouvements essentiellement chiites qui existent depuis l'émergence de la résistance islamique au Liban en 1982. Une grande partie de la rue arabe sunnite s'est identifiée à ce phénomène, qui a même réussi à panser la plaie sunnite-chiite ouverte depuis l'invasion américaine de l'Irak en 2003.

De quoi faire pousser des ailes à la Jama'a islamiya, ramification de la confrérie des Frères musulmans faiblement implantée au Liban, et qui se bat avec son groupe armé « Forces de l'aube » dans le sud du pays. Certes, l'effort de guerre de cette organisation n'est pas conséquent, mais il ne passe pas inaperçu. Lors des funérailles d'Ayman Ghotmeh, un des leaders du mouvement assassiné le 22 juin 2024 par un tir israélien dans la Bekaa, le défunt a été salué par le mufti de la région devant pupitre et micros : « Nous ne jetterons pas des fleurs à l'ennemi. Soit il s'en va, soit ce sera cela », déclare-t-il en levant l'arme automatique qu'il tient à la main. L'image, depuis, a fait le tour des réseaux sociaux, et a été imprimée sur des bannières qui décorent des villages de la plaine de la Bekaa.

L'ombre dissipée de la guerre en Syrie

S'il n'est pas dit que la majorité des sunnites libanais souscrivent à l'idée d'être représentés par un groupe religieux armé, eux à qui la constitution garantit le poste de premier ministre, le fossé entre eux et la communauté chiite semble ainsi se réduire à l'aune du génocide en cours à Gaza. Il faut dire aussi que la réconciliation entre l'Arabie saoudite et l'Iran est passée par là. De plus, en visite à Beyrouth le 29 juin 2024, le secrétaire général adjoint de la Ligue arabe, Hossam Zaki, a déclaré dans un premier temps que l'organisation panarabe « ne classe plus le Hezbollah comme organisation terroriste », avant de rétropédaler en disant que sa déclaration a été « sortie de son contexte ». Si les réserves quant au parti chiite sont toujours de mise pour la Ligue arabe, sous influence saoudienne, le cafouillage donne le ton d'une détente à venir.

Le même jour que la visite de Zaki à Beyrouth, une photo est publiée d'une rencontre qui a duré trois heures entre le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et son homologue de la Jama'a islamiya, Mohamed Takouche, où il aurait été question de « l'importance de la coopération entre les forces de la résistance dans la bataille pour soutenir la vaillante résistance de Gaza et son peuple résiliant », selon le communiqué officiel commun. Une image inimaginable lorsque le Hezbollah participait à la répression de l'insurrection syrienne aux côtés du régime de Bachar Al-Assad.

Cet engagement, qui avait terni l'image du parti de Dieu dans une partie du monde arabe, semble lointain aujourd'hui, la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe en 2023 aidant. Avec la crise économique, la présence de réfugiés syriens3 fait naître également des sentiments xénophobes qui dépassent les cercles nationalistes habituels, et nourrit une concurrence des pauvres. Enfin, la situation palestinienne et la menace israélienne en poussent certains au pragmatisme, comme le reconnait Mohamed :

Il y a un passif avec le Hezbollah, […] d'ailleurs un des slogans pendant les mobilisations de 2019 était : « Celui qui réprime les Syriens ne peut pas libérer les Palestiniens. » Mais cette idée est moins présente désormais. Avant, quand on nous parlait de libérer la Palestine, ça paraissait irréel. Plus maintenant. Personnellement, j'ai repensé à tout cela depuis le 7 octobre. Il y a de nouveaux enjeux et ma vision du Hezbollah a beaucoup changé. […] Pour moi, ce parti instrumentalisait la cause de la résistance exclusivement à des fins de politique intérieure. […] Mais là, il montre que c'est un parti intelligent, capable de faire des choses que personne n'a pu faire depuis 1948, comme le fait de contraindre autant d'habitants [du Nord d'Israël] à fuir. En même temps, nous savons que les Israéliens ont toujours convoité la région au sud du Litani.

À quel point cette reconfiguration résisterait-elle en cas de guerre généralisée dans le pays ? Ce qui est sûr, c'est que le Hezbollah ne veut aucunement de ce scénario, même s'il continue, au nom de la résistance, à lier tout arrêt de ses opérations dans le sud à un cessez-le-feu à Gaza, comme il l'a répété début juillet aux émissaires allemands venus négocier un cessez-le-feu. Entretemps, la formation chiite continue à prendre en charge une bonne partie des plus de 100 000 déplacés du Sud-Liban. On peut cependant supposer que si elle n'a pas appelé à des rassemblements à Beyrouth, hormis celui du 18 octobre 2023, au lendemain du bombardement de l'hôpital Al-Ahli Arabi à Gaza-ville qui a fait plus de 500 morts, c'était notamment pour éviter une pression de sa « rue » qui appellerait à un engagement plus conséquent dans ses affrontements avec Israël. Un savant jeu d'équilibre qui dure depuis 9 mois et que le parti de Hassan Nasrallah compte prolonger, tout en sachant qu'il n'a pas toutes les cartes en main ; et que le gouvernement israélien peut toujours déclencher une véritable guerre, pour en finir avec la menace que représente pour lui le Hezbollah.


1Traduction de l'expression anglaise « the elephant in the room », « l'éléphant dans la pièce » désigne un sujet important dont tout un chacun constate l'existence, mais que personne n'ose mentionner par peur des conséquences.

2Premier ministre sunnite du Liban d'octobre 1992 à décembre 1998 (période de la reconstruction d'après-guerre) et d'octobre 2000 à octobre 2004, Rafik Hariri est assassiné par un attentat à la voiture piégée le 14 février 2005 alors qu'il s'oppose à la présence militaire syrienne sur le territoire libanais.

3Officiellement, leur nombre est de 1,2 million selon le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), mais des estimations plus réalistes font monter le chiffre à 2 millions, pour 5 millions de Libanais.

18.07.2024 à 06:00

« Tu es obligé de raser le crâne de ton enfant, comme s'il partait à l'armée »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié (…)

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Mardi 16 juillet 2024.

Hier, j'étais au marché de Deir El-Balah. Comme vous le savez, j'habite au bord de la route côtière. Pour faire mes courses, je dois aller au grand marché du centre-ville, où on peut trouver des légumes et des fruits importés par des entrepreneurs du secteur privé. Nous pouvons nous considérer comme des privilégiés, nous qui sommes dans le sud de la bande de Gaza, parce que les Israéliens autorisent des commerçants de Gaza à importer de la marchandise depuis la Cisjordanie ou Israël. Ce n'est pas du tout le cas au nord de la bande de Gaza, qui a été coupée en deux en son milieu. Dans la ville de Gaza, c'est vraiment la famine, les gens n'ont pas vu un légume ni un fruit depuis trois mois environ.

Mais il y a une autre pénurie, dont on parle peu. Au marché, j'ai croisé un ami, et j'ai été surpris de le voir avec la tête complètement rasée, alors qu'il portait d'habitude ses cheveux longs. Je lui ai demandé : « Mais pourquoi as-tu fait ça ? Il m'a répondu : « Parce qu'il n'y a plus de shampoing. » Et là, je me suis rappelé que depuis le premier jour de la guerre, les Israéliens ont interdit l'entrée de tout produit d'hygiène.

Une seule réponse : l'humiliation

Cela fait neuf mois que pratiquement aucun de ces produits n'entre dans la bande de Gaza, à part une très faible quantité qui est entrée via les quelques camions d'aide humanitaire, à l'époque où le terminal de Rafah était encore ouvert. Et quand je parle de produits d'hygiène, ça concerne tout : savon, shampoing, gel douche, dentifrice, couches, papier toilette… mais aussi les produits ménagers, détergents, liquides vaisselle, lessive, etc. On trouve parfois au marché un petit savon, ou un flacon de shampoing, à des prix exorbitants. Le shampoing par exemple est passé de 10 à 100, parfois 120 shekels (30 euros). De toute façon, très peu de gens ont les moyens d'en acheter à ce prix.

Je me pose la question : pourquoi les Israéliens interdisent-ils ces produits ? Avant la guerre, dans le cadre du blocus, ils empêchaient l‘entrée de produits et de matériel « à double usage », par exemple la ferraille qui pouvait servir à la fabrication des roquettes. Mais là, je ne trouve pas de réponse rationnelle. Il y en a une seule : l'humiliation. À l'humiliation de mourir sous les décombres, de mourir chez soi ou dehors, de vivre sous des bâches dans des camps de fortune, ils ont ajouté l'humiliation de ne pas pouvoir se laver, ni la tête ni le corps, de ne pas pouvoir laver son linge. Les Israéliens veulent faire de nous un peuple humilié, et il n'y a pas pire humiliation que d'interdire la propreté. Quoi de plus humiliant que l'absence de serviettes hygiéniques pour les femmes ?

Alors, comme d'habitude, on a recours au système D. Les femmes utilisent des morceaux de tissu, des vieux t-shirts, ou n'importe quoi d'autre, qu'elles découpent en carrés. Pour le shampoing et le savon, on mélange un produit qu'on trouve encore au marché, qu'on appelle « hita », que l'on mélange avec de la maïzena et un peu de sel, et on obtient une sorte de savon qui ne sent rien et qui ne lave pas comme un vrai savon. On ne trouve ni lames de rasoir ni mousse à raser, ni déodorants, ni parfum, tout cela est interdit. Les couches pour bébés sont à 400 shekels (100 euros) le paquet de trente, alors que cela coûtait 25 shekels (6,25 euros) avant la guerre. Beaucoup sont là aussi passés au système D, en utilisant des bouts de tissu et des morceaux de vieux vêtements.

Même les ustensiles de cuisine

Avec tout cela, nous sommes dans un tel état que trouver un savon ou prendre une douche, se brosser les dents, laver son linge, cela passe en dernier parce que la priorité, c'est survivre. La priorité, c'est de travailler pour trouver quelques sous afin d'acheter un peu de pain, un peu de lait et de nourriture pour les enfants. La guerre, ce n'est pas seulement les bombardements, les massacres, le sang qui coule. Vivre humilié, c'est encore pire. Et c'est ce que les Israéliens sont en train de faire. Tout ce qui est lié à la propreté n'existe plus. Ils le font exprès. C'est pour ça que maintenant, vous voyez les gens avec une barbe, parce qu'ils ne trouvent pas de lames pour se raser et pour aller chez le coiffeur. Beaucoup d'amis ont rasé les cheveux de leurs enfants par crainte des poux et des maladies dermatologiques. Cela aussi, c'est de l'humiliation. Tu étais fier des jolis cheveux de ton enfant et tu es obligé de lui raser le crâne, comme s'il partait à l'armée.

Même chose pour le papier toilette, il n'y en a presque plus à Gaza, et 90 % de la population ne peut pas se permettre d'en acheter. Avant, un paquet d'une trentaine de rouleaux coûtait 20 shekels (5 euros), maintenant c'est le prix d'un seul rouleau. Là encore c'est le système D, on utilise des bouts de papier, des morceaux de tissu, des bouts de T-shirt, des vieux vêtements inutilisables qu'on découpe en carrés.

Outre les produits d'hygiène, les Israéliens interdisent l'importation de tout ustensile de cuisine. On ne trouve même pas une cuillère ou une fourchette, ni une assiette au marché. Tout ce qui restait a été acheté par les déplacés. Pour vivre sous une tente, il faut de la vaisselle. Beaucoup de gens mangent avec les mains, directement dans la casserole. Les Israéliens font cela pour que l'on ressente la misère à tout instant. Avant, même sous le blocus, on vivait dans un monde moderne. Dans chaque maison, on trouvait un lave-linge, un frigo, etc. Aujourd'hui on est revenus à la vie du Moyen Age où on mange avec les mains, où on se contente juste un peu d'eau pour se laver, se nettoyer et où on utilise des bouts de tissus ou pour changer nos bébés. On se frotte avec des pierres, comme on le faisait il y a longtemps. On cuisine avec du feu de bois, on nettoie avec de l'eau. Avant, à Gaza, l'hygiène, c'était la priorité. Aujourd'hui elle vient en dernier.

Les massacres sont vus comme une routine

J'ai honte de devoir parler de tout ça, mais je veux que les gens sachent comment nous vivons, comment les Israéliens sont en train de nous humilier, sans que personne ne dise un mot. La communauté internationale se contente de répéter qu'Israël « a le droit de se défendre ». Mais personne ne demande aux Israéliens pourquoi ils refusent de faire entrer les produits d'hygiène. Et les massacres sont vus comme une routine, comme si c'étaient des accidents de voiture.

La priorité aujourd'hui, c'est de donner à manger à sa famille. Et je parle de la moitié sud, là où je suis. Ici, il n'y pas de famine, mais il y a de la malnutrition. On mange surtout le contenu des boîtes de conserves. On fait entrer quelques fruits et légumes mais peu de gens ont les moyens d'en acheter. Depuis que le terminal de Rafah a été fermé, aucune aide alimentaire ne passe. Plus personne n'a d'argent. Celui qui en avait mis un peu de côté a tout dépensé. Tout le monde essaie de se procurer quelques sous en se faisant marchand ambulant, en vendant des biscuits par exemple, en trouvant des petits boulots, en faisant le taxi. C'est juste pour trouver à manger. La nécessité c'est survivre, trouver un endroit où dormir avec sa famille et trouver quelque chose pour les nourrir.

Même les vêtements sont interdits depuis le début de la guerre. Je porte les deux mêmes t-shirts et les deux mêmes pantalons depuis que j'ai quitté Gaza-ville. Si on trouve quelque chose, c'est forcément trop cher. Nous les adultes, on peut faire attention pour préserver nos vêtements, mais c'est plus difficile pour les enfants, et surtout pour les bébés qu'on doit changer trois fois par jour. Moi, j'ai de la chance parce que j'ai des amis qui arrivent parfois à me faire parvenir des vêtements pour Walid et pour les enfants. Mais les autres n'ont pas de ressource, et la majorité des enfants portent des habits usés qui ont perdu leurs couleurs, à force d'être lavés tous les jours.

La solution que les femmes ont trouvée, c'est de porter en permanence leur tenue de prière. C'est une sorte de voile qui enveloppe tout le corps, de la tête aux pieds. Normalement, on ne le porte que chez soi, au moment de prier, pas à l'extérieur. Mais aujourd'hui, on voit toutes les femmes habillées ainsi, parce qu'elles n'ont rien d'autre à se mettre. Les chaussures sont également interdites d'entrée dans la bande de Gaza. Je n'en ai qu'une paire. Pareil pour les enfants. On ne trouve même pas de tongs. Les enfants portent des tongs à moitié déchirées. Quand nous étions encore à Rafah, j'ai pu acheter à deux reprises des chaussures et des tongs pour les enfants, à des prix très élevés. Et quand ils les abîment, on ne peut pas les remplacer. Deux millions trois cent mille personnes sont dans la même situation : sans vêtements, ni chaussures, ni produits d'hygiène, ni ustensiles de cuisine. Sans rien du tout.

Le monde ne sait pas comment on vit, ni comment on meurt. Dans le nord de la bande de Gaza, on meurt de faim. L'arme de la famine commence à fonctionner. Beaucoup de gens sont en train de quitter la ville de Gaza et du nord de la bande de Gaza pour fuir vers le sud. Ils ne fuient pas les bombardements, ils fuient la famine. Ils viennent ici parce qu'ils espèrent trouver un peu plus à manger, c'est ça qui est grave. On en revient toujours à la même chose : l'humiliation, encore, toujours. Ils veulent humilier toute la population de Gaza par tous les moyens.

Le prétexte de la guerre c'est d'éradiquer le Hamas. Mais quel est le rapport avec la proscription de l'hygiène et des vêtements ? En réalité, cette guerre n'a rien à voir avec le Hamas. Le Hamas, c'est juste l'épouvantail que les Israéliens agitent pour se débarrasser de toute la population palestinienne, et en particulier de la population de la bande de Gaza, pour que nous ne restions plus là. Au début de la guerre, on évoquait un « transfert » vers le désert du Sinaï, ou d'autres scénarios du même genre. Maintenant je pense que le projet de transfert est en route, doucement, lentement. Les Israéliens ne vont pas nous pousser en masse vers le Sinaï, devant leurs chars. Il leur suffira, quand la guerre s'arrêtera, d'ouvrir les portes du terminal de Rafah, et tout le monde partira. Les gens veulent que leurs enfants aient une meilleure éducation, une meilleure vie. Malheureusement, à Gaza, les Israéliens n'ont pas seulement tué des êtres humains, ils ont tué la vie.

17.07.2024 à 06:00

Pour le régime syrien, « tout doit disparaître, hommes et biens »

Nina Chastel

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Le régime de Bachar Al-Assad ne s'est pas contenté d'arrêter, de torturer et de tuer massivement son peuple, il s'est aussi emparé des biens des habitants. Avec un triple objectif : remplir les caisses de l'État, enrichir les hauts dignitaires du pouvoir et empêcher tout retour des indésirables — opposants ou supposés tels. Une pile de documents dévoilés lors du procès de Paris en mai 2024 a apporté les preuves de ce nettoyage politico-financier systématique. Le procès de trois hauts (…)

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Le régime de Bachar Al-Assad ne s'est pas contenté d'arrêter, de torturer et de tuer massivement son peuple, il s'est aussi emparé des biens des habitants. Avec un triple objectif : remplir les caisses de l'État, enrichir les hauts dignitaires du pouvoir et empêcher tout retour des indésirables — opposants ou supposés tels. Une pile de documents dévoilés lors du procès de Paris en mai 2024 a apporté les preuves de ce nettoyage politico-financier systématique.

Le procès de trois hauts responsables syriens : Jamil Hassam, Ali Mamlouk et Abdel Salam Mahmoud pour crimes contre l'humanité, en mai dernier à Paris a mis en lumière les confiscations systématiques de biens, les expropriations et les extorsions de fonds des disparus et de leurs familles par le régime. Des faits largement documentés, en se basant notamment sur le cas de la famille Dabbagh, du nom de ces deux Franco-Syriens arrêtés à Damas en 2013 qui a permis à la justice française de s'emparer du dossier.

Le 23 mai, le Centre syrien pour la justice et la responsabilité (Syria for Justice and Accountability (SJAC)), qui a apporté son concours à l'instruction, a rendu public un rapport très détaillé sur les pillages d'État, intitulé « Avec l'aide de Dieu, il ne restera rien. Pillage de biens civils sous l'égide du gouvernement syrien »1. Il établit que les vols sont orchestrés au plus haut niveau de la hiérarchie militaire et qu'ils servent à assurer des ressources économiques au régime et à ses dirigeants. Le verdict les a qualifiés de « délits de guerre ». Pour eux, tout doit disparaître, les humains comme les biens.

La saisie des « biens des terroristes »

Quand Mazzen Dabbagh est arrêté à son domicile, en novembre 2013, les agents du pouvoir commentent sa voiture neuve et lui prennent les clés avant de l'emmener dans la prison de Mezzeh dont il ne reviendra jamais. Le véhicule est ensuite régulièrement aperçu dans le quartier : sa femme recevra même une amende pour excès de vitesse. En 2016, les agents reviennent, et lui signalent qu'elle est expropriée de la maison familiale. Le scellé qu'ils présentent émane du ministère des finances : c'est une simple feuille A4, bordée de rouge à lèvres, ainsi que le racontera Obeida Dabbagh, le frère de Mazzen, à l'audience. Découvrant sur place que tout l'immeuble appartient à la famille, les militaires s'emparent aussi des clés de l'appartement de la mère.

En apprenant la nouvelle, Obeida Dabbagh tente de comprendre pourquoi Mazzen et son fils ont été arrêtés et comment le gouvernement a pu saisir tout le bâtiment, dont seulement le quart appartient à son frère. Lui et sa femme Hanane, également partie civile au procès, remuent ciel et terre pour récupérer la propriété familiale, et, pour mettre toutes les chances de leur côté, engagent un avocat alaouite. À la barre, Obeida confie :

Je ne savais pas que tout irait aussi loin. Ma démarche constante visait à savoir ce qui leur était reproché. Il n'y a aucune certitude, que des spéculations. Mais peut-être que ce n'était que pour la maison !

Ses démarches, semées d'embûches, lui permettront de découvrir que l'appartement appartient désormais à l'État, au titre de la « saisie des biens des terroristes ». Il est occupé, pour un loyer de 30 dollars (27 euros) par an, par Abdel Salam Mahmoud — l'homme qui était alors directeur de la branche des investigations des services de renseignement de l'armée de l'air à Damas, directement impliqué dans la disparition de Mazzen et Patrick. La famille apprend à cette occasion que l'autre partie de l'immeuble est louée à un autre dignitaire du régime. Mazen Darwish, directeur du Centre syrien des médias (SCM) et lui aussi partie civile, confirme : « Les extorsions de fonds et la confiscation des biens assurent des ressources financières et économiques au régime. C'est parfois la raison des arrestations. »

À l'audience témoigne aussi N., aujourd'hui réfugié politique en France. Lui et toute sa famille viennent d'Al Moadamiyeh, un quartier au sud-ouest de Damas, qui jouxte la base militaire de l'aéroport de Mezzeh. Centre névralgique de la terrible armée de l'air et de ses services de renseignement, la base abrite aussi les prisons où sont enfermés et torturés des milliers de civils et l'hôpital 601, connu par les clichés de corps suppliciés pris par le photographe légiste César2.

N. raconte que 70 % des terrains d'Al Moadamiyeh, un quartier devenu hautement stratégique, sont occupés et partagés entre l'armée de l'air, la 4e division, les brigades de combat et toutes les factions qui gravitent autour de l'aéroport : « On a les actes de propriété ! J'ai 40 ans. Je n'ai jamais pu aller sur ces terrains. On avait le droit de les vendre, mais seulement au régime. » Au début de la « révolution », les habitants manifestaient pour réclamer la restitution de leurs biens confisqués, sur lesquels se trouve l'aéroport. La ville rebelle subira, en 2013, des attaques chimiques et trois longues années de siège.

N. est arrêté puis emmené à Mezzeh. Après trois mois de torture quotidienne dans les prisons de l'aéroport, on lui fait signer des aveux avec ses empreintes digitales. Il a alors les mains attachées dans le dos et les yeux bandés. Quand le juge du tribunal civil où il est transféré l'interroge sur ses aveux, il dira : « Mais je ne sais pas ce qu'ils m'ont fait signer ! Si ça se trouve, j'ai même vendu ma maison sans le savoir ! » Aux juges du tribunal parisien, il explique : « J'avais raison, certains de mes biens ont été saisis après ça, et toutes les propriétés de mon père ont été confisquées aux bénéfices du service des renseignements de l'armée de l'air. »

Ce témoignage vient corroborer celui d'Obeida Dabbagh, et acter que la confiscation des biens fait partie de la stratégie d'un régime exsangue qui s'assure des ressources financières en pillant les civils.

La propriété et le foncier, nouvelles armes de guerre

L'expropriation est une pratique courante du parti Baas depuis son arrivée au pouvoir en 1963. Elle s'inscrit alors dans un processus de nationalisation et de contrôle de la population davantage que dans une logique de redistribution, suite aux héritages des administrations ottomanes et françaises. En 1983, Hafez Al-Assad en perpétue l'usage en lui enjoignant un critère « d'intérêt public », dont l'interprétation très vague profite toujours au régime. Les populations kurdes en font notamment les frais.

Depuis le début de la révolution de 2011, le gouvernement de Bachar Al-Assad a adopté près de 35 lois permettant la confiscation, l'expropriation et la saisie de biens. Relatives à la lutte contre le terrorisme, à la planification urbaine, aux habitats informels au recouvrement des dettes, au service militaire, aux terres agricoles communes et aux registres de propriété, elles visent principalement les biens appartenant aux personnes déplacées et aux membres présumés de l'opposition3.

Le décret 63, relatif à la lutte contre le terrorisme et promulgué en 2012, permet notamment de saisir les biens de détenus dès qu'une plainte est déposée contre eux, sans autre forme de procès. Par extension, il donne un blanc-seing à l'expropriation et l'occupation de toute maison délaissée : le départ étant considéré par le régime comme un aveu de soutien à l'opposition, chaque logement vide court le risque d'être ainsi réquisitionné, par de simples civils pro-régime, encouragés à se saisir des biens des « traîtres », ou par les forces gouvernementales. En 2018, la complexe et inique loi n° 10, permettant d'exproprier des terres appartenant à des Syriens ayant fui la guerre, vient compléter l'arsenal juridique de la dépossession sous couvert de reconstruction. De nombreuses zones urbaines dévastées par la guerre, où vivaient des populations majoritairement hostiles au régime, sont aujourd'hui visées par de nouveaux plans d'urbanisme.

Elle précise qu'à l'annonce de la requalification de la zone, les habitants ont un an pour venir prouver qu'ils sont propriétaires de leur bien. Un délai hypocrite, dans un pays où, avant-guerre, seulement la moitié des propriétés étaient déclarées ; un pays qui compte aujourd'hui des millions de déplacés internes et près d'un tiers d'habitats informels. Quand ils sont au courant, peuvent se déplacer et ont un titre de propriété, les habitants peuvent, après s'être acquittés d'une procédure coûteuse et risquée auprès des services de renseignements, obtenir une « part » du nouveau quartier rénové, calculée sur la valeur antérieure du foncier de la zone.

Au nom de la reconstruction, cette loi n° 10, largement dénoncée parmi la diaspora, permet ainsi de priver de tout espoir de retour les populations déplacées ou en exil. Depuis, le régime continue d'adopter amendements et décrets pour se saisir en toute légalité de tous les biens mobiliers et immobiliers de la population exsangue. En 2019, l'amendement 39 permet ainsi au ministère des finances de prononcer la saisie exécutive et sans préavis des biens de toute personne n'ayant pas effectué son service militaire avant 43 ans, mais aussi de ceux de sa femme et de ses enfants.

Un « nettoyage spatial »

Trois exemples de lois sur 35, qui permettent de prendre la mesure de la vaste entreprise de dépossession à grande échelle des civils. Ces biens sont ensuite octroyés à des fonctionnaires de haut rang ou vendus à des personnes tierces. Un rapport paru en 2016 et intitulé « Instrumentalisation du foncier et de la propriété dans la guerre civile syrienne : Faciliter la restitution ? »4, rapporte que les logements vides sont alloués à des occupants pro-régime qui se voient délivrer de nouveaux actes de propriété. Un « nettoyage spatial » qui vise à bouleverser la structure démographique du pays, et qui pousse les civils à ne pas quitter leurs maisons par peur de ne jamais pouvoir y revenir. Parfois au péril de leurs vies.

Des réfugiés relatent qu'avec l'arrivée des nouveaux occupants, notamment venus d'Iran, certains noms de rue ont changé. Un détail, qui signifie aussi que les informations des titres de propriété des habitants légitimes sont désormais caduques, rendant encore plus difficile toute tentative de récupération ou de restitution.

Des terrains et des quartiers entiers sont, eux, vendus à des investisseurs étrangers, russes, chinois5 et iraniens en tête. L'intérêt commercial de la reconstruction attire les bailleurs qui donnent leur feu vert à la destruction du pays pour mieux spéculer sur les ruines.

Détruire, voler et piller pour anéantir

Mais le régime ne se contente pas de confisquer les biens immobiliers des civils. Il vole et pille aussi. Ce sont ces agissements qu'analyse en détail le rapport du SJAC. En étudiant des vidéos, des images et des vues aériennes à Daraya, Harasta, Yarmouk, Homs ou Jarjanaz, en interviewant des témoins et d'anciens soldats, ou en se procurant des documents internes à la bureaucratie syrienne, l'organisation arrive à la conclusion que les forces gouvernementales volent systématiquement les maisons et les commerces des zones dont elles reprennent le contrôle. Au sein de la 34e brigade par exemple, célèbre pour ses pillages à Deraa, le butin est réparti suivant un système bien rôdé. Le matériel électronique est apporté à la branche de l'Intelligence militaire à Masmiyah. Les autres biens sont présentés au chef, qui se sert. Le reste (mobilier, électroménager, matières premières) est ensuite revendu ailleurs, dans des marchés que la population appelle « marché des voleurs » ou « marchés sunnites », en référence aux propriétaires présumés des biens pillés. Ce qui n'est pas vendu sert à meubler les infrastructures du régime ou les hôpitaux sous le contrôle du gouvernement. Et ce qui n'est pas volé est détruit.

La politique de la terre brûlée s'applique aux villes, aux villages, aux maisons, privant les civils de tout ce qui leur permet de survivre. À cause du vol des câbles, les maisons ne sont plus chauffées. Parce que les réfrigérateurs ont été volés, les aliments périssent. Dans de nombreux cas documentés par le SJAC, à Jarjanaz notamment, les soldats et miliciens démontent les toits des habitations : les maisons sont exposées aux éléments, inhabitables, et les matières premières revendues. Sans toit, ou sans meubles ni électroménagers, les civils sont déshumanisés et beaucoup font le choix de partir — ces pillages sont le fruit d'une tactique visant, à la fois, à déplacer les opposants et à enrichir les loyalistes.

Le rapport est catégorique : les forces gouvernementales et les milices pro-Bachar sont impliquées dans l'ensemble du processus, du pillage à la vente. Il affirme que « les vols ne sont pas le fait d'un sous-ensemble opportuniste d'acteurs militaires ». Bien au contraire. Les preuves analysées démontrent que les pilleurs volent avec l'aval de leur hiérarchie, quand ce n'est pas sous leurs instructions directes. Si le dossier précise que d'autres parties au conflit se sont également livrées aux pillages (des sites archéologiques orchestrés par l'Organisation de l'État islamique et largement médiatisés), ils sont sans commune mesure avec ceux qu'organise le régime pour consolider son contrôle et anéantir la population.

La question du retour des réfugiés est centrale dans les négociations sur la construction d'une paix durable et d'une solution politique au conflit, portée par la résolution 2254 de l'Organisation des Nations unies (ONU)6 Or, tous les observateurs sont formels : sans processus clair de restitution de leurs biens aux 14 millions de déplacés syriens, il ne peut y avoir de retour serein. L'histoire l'enseigne : les conflits de propriété et les déplacements continus ne peuvent que conduire à une nouvelle instabilité.

Mazen Darwich l'a répété au procès : la justice n'est pas une vengeance. C'est au contraire un moyen de s'en préserver. Un nouveau défi que la guerre en Syrie pose au monde en général, et à la justice internationale en particulier.


1« "With God's help, nothing must remain". Syrian government led pillage of civilian property. », Syria for Justice and Accountablitity, 23 mai 2024

2NDLR. César est le pseudonyme d'un ancien photographe légiste de la police militaire syrienne qui a fui la Syrie en 2013 en emportant près de 45 000 photographies prises entre 2011 et 2013 montrant les actes de tortures et les décès dans les prisons de Mezzeh et de Teshrin.

3Barbara McCallin, « Dispossession in Syria : a fundamental piece of accountalbility puzzle », International legal assistance consortium, été 2022

4Jon Unruh, « Weaponization of the Land and Property Rights system in the Syrian civil war : Facilitating restitution », in Journal of Intervention and statebuilding, McGill University, Montréal, mars 2016

5Frédéric Lemaitre et Hélène Sallon, « En Chine, Bachar Al-Assad conclut un "partenariat stratégique" avec Xi Jinping », Le Monde, 23 septembre 2023

6NDLR. Adoptée le 18 décembre 2015, la résolution 2254 appelle à un cessez-le-feu et prévoit le lancement d'un processus politique passant par un transfert pacifique du pouvoir, avec la participation du régime, à une autorité civile de transition, en vue d'établir un système démocratique pluraliste. Cependant, ce processus politique est gelé et le régime refuse d'y prendre part.

16.07.2024 à 06:00

Liban. « Un niveau élevé d'effondrement psychologique »

Layla Yammine

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La multiplication des crises qu'a vécues le Liban depuis la fin de l'année 2019 n'a pas seulement des conséquences économiques et sociales, mais aussi — voire surtout — psychologiques. Une certaine prise de conscience de cette priorité semble émerger, mais l'explosion de la pauvreté rend très difficile l'accès au soin, surtout dans un pays où le secteur de la santé a été depuis longtemps privatisé. Dans l'un des plus grands hôpitaux privés du pays, l'Hôtel Dieu de France (HDF), le (…)

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La multiplication des crises qu'a vécues le Liban depuis la fin de l'année 2019 n'a pas seulement des conséquences économiques et sociales, mais aussi — voire surtout — psychologiques. Une certaine prise de conscience de cette priorité semble émerger, mais l'explosion de la pauvreté rend très difficile l'accès au soin, surtout dans un pays où le secteur de la santé a été depuis longtemps privatisé.

Dans l'un des plus grands hôpitaux privés du pays, l'Hôtel Dieu de France (HDF), le professeur Rami Bou Khalil passe une grande partie de son temps à négocier avec les patients. Ils sont si nombreux à ne pas pouvoir payer les médicaments qu'il leur prescrit qu'ils reviennent à la clinique pour demander un changement de traitement, que ce soit au niveau du dosage, de la quantité, de la fréquence ou de la qualité. Non pas parce que les patients voient leur état s'améliorer ou en raison d'effets secondaires, mais tout simplement à cause du coût des médicaments.

Ce psychiatre de 44 ans exerce sa profession depuis 2012. Il est actuellement chef du département de psychiatrie à l'HDF, et professeur associé de psychiatrie à l'Université Saint-Joseph (USJ) de Beyrouth. « Je ne peux pas dire que la santé mentale des gens est bonne en général, mais les riches reçoivent des traitements de santé mentale de bonne qualité », témoigne-t-il.

Un privilège difficilement accessible

Depuis que le Pr. Bou Khalil a commencé à pratiquer la psychiatrie, la pauvreté a explosé au Liban. De 2012 à 2022, elle est passée de 12 % à 44 % selon la Banque mondiale, tandis que le taux de pauvreté multidimensionnelle1 a doublé, passant de 42 % en 2019 à 82 % de la population totale en 2021.

Ces chiffres impressionnants résultent d'un effondrement économique décrit par la Banque mondiale comme l'un des « épisodes de crise les plus graves à l'échelle mondiale depuis le milieu du XIXe siècle ». L'effondrement a paralysé l'ensemble du système de santé publique, qui était déjà fragile et détérioré en raison de l'absence de politiques nationales visant à mettre en place une couverture santé universelle. Avec l'effondrement financier, seule une poignée de privilégiés a désormais accès aux services de santé, notamment de santé mentale.

Celle-ci va du simple accès au conseil à la thérapie de long terme avec des psychologues ou des psychiatres, qu'elle soit médicalisée ou non. Un parcours qui peut s'avérer très vite coûteux, surtout dans le privé. Or, non seulement 45 % de la population n'a aucune forme d'assurance, mais ce type de soin n'est même pas pris en charge par les assurances maladie privées.

Une quête d'émancipation

Dans un petit café situé juste à côté de l'Université internationale libanaise (LIU), Samia et Nour (pseudonymes), deux étudiants, se retrouvent entre amis. Ils plaisantent, partagent leurs notes de cours, discutent. Le lieu accueille tous leurs secrets.

Samia a 21 ans, titulaire d'une licence en arts de la communication, spécialité radio et télévision. L'effondrement financier a « ruiné sa vie », dit-elle. Elle voulait devenir avocate et étudier à l'université libanaise. Mais après la crise économique, son père a perdu son emploi et est devenu plus sévère et conservateur avec elle. Il lui a interdit d'aller à l'université libanaise parce qu'elle se trouve loin de leur maison, c'est-à-dire… à dix minutes en voiture.

Samia a dû se replier sur d'autres études, dans une université plus proche. Pendant cette période, ses frères et sœurs sont devenus les pourvoyeurs de la famille, ce qui a exercé une pression supplémentaire sur elle, car elle avait toujours l'impression de leur être redevable. Pour cette jeune femme, le seul moyen de se libérer de l'emprise familiale était de trouver un emploi. Mais son salaire de vendeuse allait enfin lui offrir une opportunité précieuse : pouvoir payer sa thérapie.

« Je savais que les séances de thérapie pouvaient coûter jusqu'à 20 dollars (18 euros) ! Où pouvais-je trouver cette somme ? Il était impossible de trouver quelqu'un qui accepte moins », confie-t-elle, frustrée. « Où irais-je alors ? Aux ONG ? », ajoute-t-elle avec sarcasme. Ce que Samia ne savait pas, c'est que certains thérapeutes facturent jusqu'à 150 dollars par séance. Très peu de praticiens acceptent en réalité 20 dollars par séance, ce qui est une somme non négligeable aujourd'hui.

« J'ai un ami qui étudie la psychologie, c'était mon seul espoir, alors je l'ai contacté et je lui ai dit que je cherchais quelqu'un pour m'aider. J'en avais vraiment besoin. »

Samia a fait part de ses frustrations et de ses contraintes financières. Après de longues recherches, son ami a pu la mettre en contact avec un professionnel compréhensif, qui a accepté un tarif moins élevé que d'habitude.

« Dieu merci, je l'ai trouvé. Au cours des quelques mois où j'ai travaillé avec lui, beaucoup de choses ont changé. J'ai commencé à mieux me comprendre et à mieux comprendre mon environnement », explique-t-elle, le sourire aux lèvres. Mais en perdant son emploi, l'étudiante a dû interrompre brutalement les séances.

Un ministère impotent

En mai 2014, le ministère de la santé publique a lancé le Programme national de santé mentale, avec le soutien de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), de l'UNICEF et du Corps médical international (IMC). Même si le ministère de la santé publique affirme sur son site officiel que « la mise en œuvre de cette stratégie se poursuit avec succès depuis son lancement », il reste encore beaucoup à faire sur le terrain pour que cette politique touche efficacement de larges pans de la société.

En 2023, rebelote : le ministère de la santé lance un nouveau programme sur sept ans cette fois, intitulé « La stratégie nationale de santé : vision 2030 ». Celui-ci vise à moderniser et à améliorer de manière durable le secteur de la santé mentale, et à relever les défis posés par la gestion d'un système de santé sur les rotules.

En attendant la mise en place de ce programme, le ministère a mis à disposition une liste de psychologues agréés (tous exerçant dans le secteur privé), avec leurs noms, leur numéro de licence et leurs spécialisations… mais sans mentionner leurs coordonnées ni, surtout, les prix des séances. Une autre liste a été publiée comprenant les centres de santé primaire qui disposent d'un psychiatre et de médicaments spécialisés en santé mentale, répartis dans tout le pays. Ces lieux visent à offrir les soins de santé essentiels aux individus et aux familles au sein de la communauté, à un coût abordable.

Le problème de ces petites mesures est que leur efficacité est très limitée à cause des coupes budgétaires importantes : en 2020, seuls 5 % des dépenses totales de santé du gouvernement ont été alloués aux services de santé mentale, et seulement 1 % du budget du ministère de la santé était destiné à ce secteur. « Les personnes qui souhaitent accéder aux services de santé mentale, mais qui n'en ont pas les moyens, peuvent se rendre dans les centres de santé primaire, explique le Pr Bou Khalil. Mais je ne sais pas si les patients sont bien orientés et réellement informés de l'existence de ces services. »

De plus, la demande est bien supérieure à la capacité d'accueil de ces centres : « Comment peut-on accueillir des centaines de milliers de personnes dans seulement une vingtaine de centres ? », s'interroge le psychiatre de manière rhétorique, même si le nombre total de centres de santé primaire disposant d'un psychiatre et de médicaments spécialisés en santé mentale s'élève plutôt à 58, répartis sur l'ensemble du territoire libanais. Mais cela ne change rien à la réalité du décalage entre l'offre de soin et les besoins réels. En effet, le nombre de spécialistes de la santé mentale est insuffisant par rapport au nombre total de la population : en 2020, il y avait 1,21 psychiatre, 3,14 infirmiers et 3,3 psychologues pour 100 000 personnes au Liban.

La crise a également entraîné l'exode des médecins — environ 3 500 —, dont des psychiatres, et des professionnels de la santé du Liban. Quant à ceux qui sont restés, la plupart travaillent dans le secteur privé, la dévaluation de la monnaie libanaise2 ayant considérablement réduit la valeur des revenus des fonctionnaires. Et ils ne sont pas les seuls. Selon une étude réalisée par l'Administration centrale des statistiques (CAS) et l'Organisation internationale du travail (OIT), 81 % de la population active travaille dans le secteur privé, tandis que 16,1 % seulement travaille dans le secteur public (chiffres de janvier 2022).

Samia affirme qu'elle ferait appel au service public s'il était disponible : « Si l'État fournissait ces services, je m'y rendrai, cela ne fait aucun doute. Notre situation économique est tellement mauvaise... Nous avons besoin d'un tel service public. »

Entre-temps, Samia et ses amis trouvent du réconfort les uns auprès des autres :

Nous avons tous des problèmes : pour certains, c'est financier, pour d'autres ce sont des problèmes familiaux, d'autres encore ont des problèmes d'accès à l'enseignement... Nous nous soutenons les uns les autres du mieux que nous pouvons.

Préjugés et stigmatisation sociale

Son ami Nour, 35 ans, est également étudiant en radio et télévision. Il y a quelques années, il travaillait dans une chaîne de télévision locale et devait tourner un reportage avec une psychologue. Après l'avoir entendue parler de santé mentale, il a revu ses idées préconçues sur le sujet. Lui qui avait l'habitude de penser que ceux qui cherchaient un soutien en matière de santé mentale étaient des « malades mentaux » a finalement décidé d'essayer quelques séances, sans en parler à personne. Il en a tout de suite ressenti les effets : « La façon dont je me perçois et dont je perçois les autres a changé pour moi. J'ai appris à faire face à ma société et aux brutes qui m'entourent », explique-t-il. « J'ai eu l'impression qu'on m'avait enlevé un rocher qui me compressait la poitrine. »

Nour se souvient que lorsqu'il était plus jeune et qu'il jouait avec les enfants du voisinage, ils avaient l'habitude de se brutaliser les uns les autres et de se traiter de « malades mentaux » ou de « fous ». Certains enfants se menaçaient même de s'envoyer chez des psychiatres. « "Je te jure que je t'emmènerai chez un psychiatre" », se rappelle Nour, avant d'ajouter : « Mais c'est l'ignorance qui parle. »

Samia pense que la crise économique a vraiment poussé les gens à repenser l'importance de la santé mentale :

Le sujet était tabou. Les gens avaient l'habitude de penser qu'une personne qui se rendait chez un psychiatre ou un thérapeute était un malade mental ou un fou, et la personne était immédiatement stigmatisée. Mais après la crise, je pense que les gens ont commencé à envisager la situation différemment.

« Nous sommes tous détruits »

Paradoxalement, cette même crise qui a provoqué une certaine prise de conscience constitue également un obstacle. Nour a également dû arrêter sa thérapie, pour les mêmes raisons. « Je ne peux même pas payer 10 dollars pour une séance. J'ai des priorités financières maintenant, mais j'aimerais pouvoir revenir en arrière. » Entre les besoins essentiels pour survivre et sa santé mentale, le choix est malheureusement vite fait.

Le Pr Bou Khalil observe ce genre de situation chez de nombreux patients. « Ils ne peuvent pas prendre soin d'eux-mêmes et de leur santé mentale parce qu'ils ont des factures à payer, alors ils s'automédicamentent, et certains commencent à consommer du cannabis et de l'alcool à la place », constate-t-il.

Depuis l'effondrement financier de 2019 suivi de la pandémie de Covid-19 et de l'explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, l'état mental des gens est devenu très fragile. Le psychiatre de l'HDF explique que la période qui a suivi ces événements traumatisants a été extrêmement difficile.

Nous avons vu des gens mettre fin à leur vie parce qu'ils ne pouvaient pas nourrir leurs enfants, qu'ils ne trouvaient pas d'emploi, qu'ils avaient perdu leur argent dans les banques. La violence et l'automutilation sont devenues des titres habituels dans les journaux télévisés.

Mais depuis un an environ, les gens s'efforcent de lutter contre tous les traumatismes collectifs et individuels, et le pourcentage de cas de suicides a diminué de près de 19 % en 2022 par rapport à 2019. Toutefois, en raison du manque criant de services, beaucoup sont encore incapables de chercher de l'aide. « Nous sommes tous détruits, déclare Samia, les larmes aux yeux. Tous les Libanais le sont. »

Pourtant, d'autres traumatismes perdurent, à commencer par

celui de la guerre

et initialement paru sur Mashallah News.


Cet article a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.


1NDLR. Indice de pauvreté qui s'appuie sur d'autres facteurs, comme la nutrition ou l'accès à l'électricité et à l'eau potable.

2NDLR. Aujourd'hui, le prix du dollar est à 89 000 livres, contre 1 500 avant la crise.

16.07.2024 à 06:00

Campagne de dons. Un grand merci

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En nous accordant les moyens financiers pour poursuivre notre mission, nos donateurs et donatrices viennent de nous faire un très important présent. Chaque campagne de dons est une sorte de procédure de sursis. En ayant atteint et même dépassé son objectif de 60 000 euros, celle qui vient de s'achever prolonge le fonctionnement et l'existence d'Orient XXI. Nous portons désormais notre mission avec plus de légèreté et abordons l'été avec confiance. Nous gardons à toutes et à tous une vive gratitude. Ce message de remerciement n'est pas uniquement dicté par l'usage. Il est juste et sincère : sans vous, Orient XXI, publication gratuite et sans « patron », n'existerait tout simplement pas. Soyez assurées de notre résolution à continuer à vous proposer des articles libres de toute contrainte extérieure.

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