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28.03.2023 à 06:00

Israël. Crise politique, démocratie, colonisation

Alain Gresh

Avec ce « focus Israël », Orient XXI commence la publication d'une série d'articles inédits qui traitent des conséquences du mouvement d'opposition aux projets du gouvernement de Benyamin Nétanyahou, provisoirement suspendus lundi 26 mars 2023. Les défilés sont impressionnants par leur nombre, leur durée, la détermination de celles et ceux qui y participent. Le mot d'ordre est clair et unificateur : stopper la réforme constitutionnelle promise par la coalition d'extrême droite suprémaciste juive au pouvoir (...)

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Avec ce « focus Israël », Orient XXI commence la publication d'une série d'articles inédits qui traitent des conséquences du mouvement d'opposition aux projets du gouvernement de Benyamin Nétanyahou, provisoirement suspendus lundi 26 mars 2023.

Les défilés sont impressionnants par leur nombre, leur durée, la détermination de celles et ceux qui y participent. Le mot d'ordre est clair et unificateur : stopper la réforme constitutionnelle promise par la coalition d'extrême droite suprémaciste juive au pouvoir en Israël. Des officiers et des soldats se sont engagés dans le mouvement. Des centaines de réservistes de l'armée de l'air ont annoncé qu'ils ne participeraient plus aux périodes d'entraînement qu'ils faisaient régulièrement jusque-là. Des vétérans des services de sécurité intérieure (Shin Beth) ont manifesté devant la résidence d'un de leurs anciens chefs, le ministre de l'agriculture Avi Dichter. Des membres des commandos d'élite de l'armée israélienne (Sayeret Matkal) se sont joints aux protestations. Même les travailleurs des industries de l'information, dans lesquelles Israël excelle, ont condamné les réformes en cours. Et Benyamin Nétanyahou a été forcé le 26 mars au soir de suspendre ses réformes judiciaires, non sans avoir accordé au ministre fasciste Itamar Ben Gvir le droit de créer une milice à sa botte. Mais, pour l'instant le mouvement se poursuit.

Ceux qui tuent sans état d'âme

Comment ne pas s'en réjouir ? Pourtant, pour qui prend un peu de distance, ce qui frappe aussi c'est l'aveuglement de ce mouvement et le refus de voir les causes de la dérive autoritaire à l'œuvre qui n'a pas commencé avec le gouvernement de Benyamin Nétanyahou. Ces pilotes ne sont-ils pas les mêmes que ceux qui bombardent Gaza sans aucun état d'âme ? Les recrues des Sayeret Maktal se sont illustrées avant tout par l'assassinat de cadres palestiniens à l'étranger, comme les trois dirigeants de l'Organisation de la libération de la Palestine (OLP) à Beyrouth en 1972 ou celui du numéro deux du mouvement à Tunis, Abou Djihad (Khalil Al-Wazir) en 1988. Quant au Shin Beth, il se consacre depuis des décennies à la chasse aux militants palestiniens dans les territoires occupés et à leur « neutralisation » et, comme l'armée, il « couvre » des pogroms, comme celui qui s'est déroulé à Huwara. Et que dire de ces travailleurs des industries de haute technologie qui ont affiné les instruments de contrôle des Palestiniens avant de les exporter pour aider les dictatures à travers le monde ?

Si demain la réforme était définitivement rejetée, ils se réjouiraient tous de continuer à « faire leur devoir » — on peut même penser que l'immense majorité continuera à le faire, même si Benyamin Nétanyahou impose ses vues. Quant à la Cour suprême, il est bon de rappeler que, si elle est une garantie pour la majorité juive, elle s'est dans l'essentiel des cas rangée du côté des autorités quand il s'agissait de la colonisation et des droits des Palestiniens.

« Quel malheur c'est pour un peuple que d'en asservir un autre ! »

Réfléchissant sur l'oppression de l'Irlande par la Grande-Bretagne et sur le fait que la classe ouvrière britannique avait sombré dans le chauvinisme, Karl Marx écrivait : « Quel malheur c'est pour un peuple d'en asservir un autre. » Il notait que la libération des ouvriers britanniques ne serait possible qu'une fois l'Irlande libre et indépendante. Ce que ne voit pas la grande majorité des Israéliens qui manifestent — et cet aveuglement frappe aussi les gouvernements américain et européens — c'est que la dérive actuelle n'est que l'aboutissement logique de décennies d'occupation, de spoliation, de négation des Palestiniens. Mais, pour la première fois, cette dérive autoritaire se retourne contre les Israéliens juifs. C'est ce qui s'est passé durant la guerre d'indépendance du peuple algérien : on peut facilement imaginer ce que serait aujourd'hui la France si l'armée avait écrasé le Front de libération nationale (FLN) et si l'Organisation armée secrète (OAS), en collusion avec l'armée, s'était emparée du pouvoir.

Certes, une frange très minoritaire du mouvement en Israël s'oppose à l'occupation et brandit le drapeau palestinien, bien que cela soit interdit non seulement par les autorités, mais aussi par la majorité des manifestants. Alors qu'un seul État domine dans les faits tout le territoire qui s'étend de la mer Méditerranée au Jourdain, et impose sa loi — illégale au regard du droit international —, il n'est plus possible de rêver une démocratie pour les seuls Juifs, une démocratie qui exclurait la moitié de la population et qui dans la réalité est synonyme d'apartheid comme le reconnaissent désormais nombre d'organisations de défense des droits humains.

C'est une nouvelle fois l'éditorialiste du quotidien Haaretz (23 mars 2023) Gideon Levy qui a le mieux saisi la nature du mouvement en cours. S'adressant à ses concitoyens, il les exhorte :

Continuez à protester vigoureusement, faites tout ce que vous pouvez pour renverser ce mauvais gouvernement, mais ne prononcez pas le nom de la démocratie en vain. Vous ne vous battez pas pour la démocratie. Vous vous battez pour un meilleur gouvernement à vos yeux. C'est important, c'est légitime et c'est impressionnant. Mais si vous aviez été des démocrates, vous vous seriez battus pour un État démocratique, ce qu'Israël n'est pas — et ce que vous n'êtes pas.

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28.03.2023 à 06:00

La contestation au défi de l'occupation

Thomas Vescovi

Après trois mois de contestation d'une ampleur inédite, le premier ministre Netanyahou a été contraint de reporter sa réforme du système judiciaire. Cela n'a pas apaisé les tensions pour autant, et la société juive parait plus que jamais fracturée. Toutefois, une interrogation demeure, ce mouvement « pour la démocratie » est-il capable de questionner les contradictions d'un État « juif et démocratique », et considérer les Palestiniens comme des partenaires politiques à part entière ? Une marée de drapeaux (...)

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Texte intégral (3233 mots)

Après trois mois de contestation d'une ampleur inédite, le premier ministre Netanyahou a été contraint de reporter sa réforme du système judiciaire. Cela n'a pas apaisé les tensions pour autant, et la société juive parait plus que jamais fracturée. Toutefois, une interrogation demeure, ce mouvement « pour la démocratie » est-il capable de questionner les contradictions d'un État « juif et démocratique », et considérer les Palestiniens comme des partenaires politiques à part entière ?

Une marée de drapeaux israéliens ponctuée des couleurs LGBT converge chaque samedi soir à travers Tel-Aviv et d'autres villes, tandis que la foule avance en portant une immense banderole où est reproduite la déclaration d'indépendance de 1948. Ces images du mouvement de protestation contre la réforme judiciaire du nouveau gouvernement israélien sont à la fois porteuses d'espoirs et de doutes. D'un côté, la coalition d'extrême droite de Benyamin Nétanyahou qui paraissait si solide se trouve fragilisée par une révolte inattendue. Dans le même temps, la stratégie de la coordination du mouvement de se concentrer sur un objectif unique polarise la contestation, parvient à rassembler largement, mais ignore la colonisation ou l'occupation, au mépris de l'urgence vécue par Palestiniens.

Démocratie juive et patriotisme

Entre « résignation » et « souffrance d'un quotidien marqué par les inégalités socio-économiques » : c'est ainsi qu'Alon-Lee Green, codirecteur de l'organisation socialiste et arabo-juive Standing Together, analyse la société, au moment du retour au pouvoir de Benyamin Nétanyahou en décembre dernier. À cela s'ajoute un état de stupeur en constatant que les suprématistes juifs de la liste Sionisme religieux disposent de postes-clés au sein du gouvernement.

Avec d'autres associations de la société civile, ainsi que le noyau du mouvement Crime Minister qui depuis 2019 dénonce le maintien au pouvoir d'un premier ministre sous le coup de multiples procès pour corruption, Standing Together lance le 7 janvier 2023 la première mobilisation contre la nouvelle coalition. Reconnaissable à ses banderoles et affiches violettes où les slogans sont inscrits en arabe et en hébreu, cette organisation pousse l'opposition à Nétanyahou à articuler sa lutte à celle pour la défense des droits des Palestiniens, sans pour autant passer sous silence l'urgence de réformes sociales pour combattre la pauvreté.

Sur place, la présence de quelques drapeaux palestiniens ne rivalise pas avec les étendards israéliens, mais ils suffisent à diviser les participants, tout autant que la ligne politique déclarée qui associe la question démocratique à la fin de l'occupation et à la capacité de faire d'Israël une « maison pour tous ». Pour l'opposition juive et sioniste, issue du Parti travailliste ou soutien des leaders Benny Gantz et Yaïr Lapid, l'urgence est de « sauvegarder la démocratie ». Ce n'est pas la place pour des arguments puristes, affirme même l'ex-députée travailliste Stav Shaffir dans un tweet. Ils forment ensemble une nouvelle coordination pour concentrer la mobilisation sur le « coup de force judiciaire ».

Les manifestations sont de plus en plus massives, avec des pics jusqu'à 300 000 Israéliens, soit l'équivalent de 2,5 millions de Français. La protestation dépasse également le strict cadre de Tel-Aviv puisque des dizaines de villes sont touchées, y compris des bastions du Likoud comme Ashdod ou Netanya, ainsi que des colonies telles qu'Efrat. À l'inverse, la présence palestinienne s'estompe. Pour Green, cela s'explique logiquement : « Les Palestiniens d'Israël sont mal à l'aise à l'idée de protester sous les couleurs d'un État par lequel ils ne se sentent pas représentés. » Il ajoute aussi « le ressenti envers ce drapeau », celui « qui les discrimine, qui détruit leurs maisons, qui les empêche d'accéder à une pleine et entière égalité, qui occupe leurs familles dans les Territoires et impose un blocus sur celles de Gaza ». Et ce d'autant que l'action du gouvernement ne se résume pas à un seul front. Simultanément, des lois radicales et extrémistes se multiplient visant prioritairement les Palestiniens.

En réaction, les militants anti-occupation forment à Tel-Aviv le Gush Neged HaKibush (ou « bloc contre l'occupation »), rassemblant de quelques dizaines à plusieurs milliers de personnes, principalement issues de la gauche radicale non sioniste ou d'organisations de défense des droits des Palestiniens. Les réactions des manifestants varient face à ces groupes dont les slogans pointent l'hypocrisie de cortèges appelant à défendre une démocratie qui a légitimé et mis en place l'ensemble des dispositifs encadrant le régime d'apartheid imposé aux Palestiniens, où qu'ils vivent. Si à Jérusalem certains témoignages rapportent des attaques contre des militants arborant des drapeaux palestiniens, les manifestants à Tel-Aviv se contentent surtout d'ignorer le bloc.

Empathie sincère ou honte devant le crime ?

L'attaque de la commune palestinienne d'Huwara par plusieurs centaines de colons, le dimanche 29 janvier 2023, puis surtout la déclaration dans la foulée du ministre Bezalel Smotrich invitant à « raser Huwara » créent un choc en Israël. D'autant plus que, parallèlement le ministre Itamar Ben Gvir, en charge de la sécurité intérieure, presse les polices de réprimer la protestation. Ainsi, les manifestations de février se caractérisent par des cortèges encore plus denses, mais aussi une violence accrue à l'encontre des participants dès lors qu'ils tentent des opérations médiatiques en direction du Parlement ou de la résidence du premier ministre.

Si la répression reste très en deçà des pratiques en Cisjordanie, certaines méthodes jusqu'ici réservées aux Palestiniens, telles que le jet de grenades assourdissantes au milieu d'une foule compacte et sans considération des profils présents, se normalisent. C'est dans ce contexte que la foule réagit par des chants et des pancartes adressés aux forces de sécurité : « Où étiez-vous à Huwara ? ».

Pour l'activiste et journaliste israélien de +972mag Haggai Matar, ce slogan peut avoir un double sens. D'une certaine manière, les manifestants « prendraient conscience que la droite promeut la violence contre eux et contre les Palestiniens, voire que cela fait partie d'un projet plus profond qui est l'apartheid », explique-t-il. Une telle interprétation entrainerait mécaniquement le mouvement vers la prise en considération de l'occupation. Toutefois, ce chant ne s'est normalisé qu'au moment où les premières violences contre les manifestants juifs israéliens sont apparues. En d'autres termes, poursuit Matar, l'autre sens pourrait être : « Ne nous faites pas à nous ce que vous n'avez pas fait aux colons à Huwara ». Dès lors, explique le journaliste, « la souffrance palestinienne n'est pas prise en compte, mais utilisée comme un moyen d'alimenter un conflit interne entre juifs ».

Huwara renforce aussi la division parmi les élites économiques. Schématiquement, Israël s'appuie sur deux grandes bourgeoisies : l'une regroupe les entreprises des nouvelles technologies, le complexe militaro-industriel et l'establishment « libéral », tandis que la seconde est liée à la colonisation et à sa poursuite. Naturellement, les frontières entre ces deux bourgeoisies demeurent poreuses, mais la première tient à l'image qu'Israël renvoie à l'international du fait de sa dépendance aux échanges économiques. Ainsi, entre les multiples dérapages de ministres racistes issus d'un gouvernement qui s'attaque aux institutions de la démocratie juive, et l'indignation internationale qu'ont suscité les images d'Huwara, l'élite économique et militaire se place en tête de la protestation pour proposer une autre image d'Israël, prétendument attachée à la défense des libertés.

Le politiste israélien Yoav Shemer-Kunz y voit un motif de satisfaction : « Enfin, les masques tombent », Ben Gvir et Smotrich incarnant cet Israël que les juifs libéraux tentent de masquer ou de minimiser. Le risque, explique-t-il, c'est qu'un nouveau gouvernement d'unité nationale autour des figures de l'opposition à Nétanyahou se forme et puisse revenir à un statu quo sur le sort des Palestiniens, mais « rassurant la société juive sur ses prétentions démocratiques ».

Reste qu'Huwara semble avoir accéléré la prise de conscience par une partie du mouvement de contestation que la stricte défense de la démocratie ne suffit pas, d'autant plus lorsque des millions d'individus vivent sous le joug de cet État. Haggai Matar constate que « la réflexion se développe d'une semaine à l'autre, les revendications commencent à aller bien au-delà en affirmant le souhait d'une réelle et profonde démocratie ». Sur les réseaux sociaux ou dans les cortèges, les débats fleurissent autour du concept même de démocratie, des questions qui « ne se sont presque jamais posées avec autant de résonance en Israël », poursuit-il.

Dimanche soir, après l'annonce du renvoi par Nétanyahou du ministre de la défense Yoav Gallant qui avait demandé publiquement la suspension de la réforme judiciaire, des milliers d'Israéliens ont envahi les rues pour protester. D'autres ont bloqué l'axe routier majeur d'Ayalon à Tel-Aviv, et ont chanté, parmi différents slogans : « S'il n'y a pas d'égalité, nous bloquerons Ayalon, vous êtes tombés sur la mauvaise génération ». Signe indéniable que le mouvement dépasserait déjà la simple dénonciation du coup de force du gouvernement.

Avec ou sans les Palestiniens ?

Des nationalistes Gantz et Avigdor Lieberman au libéral Yaïr Lapid en passant par la travailliste Merav Michaeli, tous espèrent demeurer les figures de l'opposition à Nétanayhou. Or, les photographies de leurs rencontres illustrent moins leur crédibilité que le fait qu'ils ne représentent qu'un champ réduit de la société israélienne. Le chef de file de la gauche non sioniste, le député palestinien Ayman Odeh, pourtant partie prenante du mouvement de protestation, reste persona non grata. Par ces actes, l'opposition nourrit son propre échec, explique Alon-Lee Green, car « elle se persuade de pouvoir remplacer la droite au pouvoir sans un partenariat avec les Palestiniens ».

À cela s'ajoute la difficulté pour ces leaders du mouvement d'inclure dans la contestation les communautés juives orientales ainsi que des religieux. Au sein de la protestation, Green témoigne de l'erreur répétée de présenter l'ensemble des religieux comme une menace « au nom de la défense d'un État laïc », ou d'oublier que les plus précaires, à l'instar des orientaux ou des falashas, peinent à se sentir représentés par ces leaders.

Pour autant, en s'étendant à l'ensemble du pays, la contestation semble dépasser les fractures ethniques et sociales. Si à Tel-Aviv, centre névralgique du mouvement, quasi aucun Palestinien ne s'exprime, ce n'est pas le cas à Haïfa ou Beersheva. Là-bas, explique Matar, il est davantage question d'égalité entre tous les citoyens. Sauf, ajoute-t-il, « que nous parlons là, en général, des dernières prises de parole dans les plus petites manifestations du pays ». Il continue toutefois de garder espoir dans le mouvement, mais prévient que si la position reste celle de la « préservation » des privilèges, « le résultat ne pourra être que triste et désastreux ».

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28.03.2023 à 06:00

Panique dans la colonie. Les manifestations de Tel-Aviv vues par un Palestinien

Majd Kayyal

Le nombre de manifestants à Tel-Aviv contre la réforme de la Cour suprême est grandissant depuis début janvier 2023. Si une minorité d'entre eux s'oppose également à l'occupation, pour la plupart, la politique menée par l'actuel gouvernement d'extrême droite dans les territoires occupés n'entre pas du tout en compte dans leur mobilisation. Majd Kayyal, écrivain palestinien d'Haïfa, livre son point de vue, partagé par de nombreux Palestiniens de l'intérieur, sur ce mouvement de contestation. Les (...)

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Texte intégral (4679 mots)

Le nombre de manifestants à Tel-Aviv contre la réforme de la Cour suprême est grandissant depuis début janvier 2023. Si une minorité d'entre eux s'oppose également à l'occupation, pour la plupart, la politique menée par l'actuel gouvernement d'extrême droite dans les territoires occupés n'entre pas du tout en compte dans leur mobilisation. Majd Kayyal, écrivain palestinien d'Haïfa, livre son point de vue, partagé par de nombreux Palestiniens de l'intérieur, sur ce mouvement de contestation.

Les manifestations en faveur de la démocratie israélienne ont atteint leur paroxysme : pour défendre leur liberté et leurs droits civils, des dizaines de milliers de réservistes israéliens menacent de faire grève et de ne plus commettre de crimes de guerre. Les commandants d'artillerie et les officiers des services de renseignement, les héros du Mossad et les saints de l'armée de l'air s'organisent. Ils déclarent ne plus vouloir remplir leur « devoir militaire » — en d'autres termes, la routine des exécutions sur le terrain, des punitions collectives, des bombardements de zones d'habitation et l'administration quotidienne du siège de Gaza — si jamais le gouvernement de Benyamin Nétanyahou s'accrochait à la réforme judiciaire qui confère à la majorité gouvernementale de larges prérogatives législatives, réduisait le contrôle de la Cour suprême et marginalisait ses fonctions constitutionnelles.

Des crimes de guerre « démocratiques »

Quatre-cent-soixante membres des renseignements généraux ont signé une lettre adressée à Avi Dichter, ancien dirigeant du Shabak (le Shin Bet) et responsable direct de tous les crimes commis dans la foulée de la deuxième Intifada, devenu ministre de l'agriculture et du développement rural dans l'actuel gouvernement. Dans ce courrier, les expéditeurs l'ont conjuré de ne pas soutenir « des initiatives qui menacent les fondements démocratiques d'Israël ». Tentant de susciter sa sympathie et de toucher son cœur sensible, ils se sont adressés à lui avec son surnom arabisant : « Abou Nabil » qui l'avait rendu célèbre pendant sa longue carrière durant laquelle il a exercé intimidations et tortures sur les Palestiniens.

Un ancien général de l'armée de l'air s'est demandé avec tristesse à l'antenne : si le fossé politique entre les pilotes est si profond, comment pourront-ils coopérer au sein d'un même cockpit quand il s'agira d'aller bombarder l'Iran ? Du côté de l'armée de terre, des vétérans de la guerre d'octobre 1973 sont montés d'un cran dans leur contestation en volant à la mi-février un des symboles de la liberté israélienne — un char —, avec lequel ils ont défilé après avoir peint dessus le mot « démocratie ».

Le journal Haaretz, a publié un long reportage qui rassemble les témoignages de « pilotes et chefs militaires » qui refusent « ce coup d'État juridique ». Le reportage s'ouvre avec un médecin militaire de l'armée d'occupation qui dit :

Nous avons travaillé pendant des décennies sous des gouvernements de droite, nous avons exécuté à leur demande des mesures qui n'étaient pas du tout légales. Nous avons utilisé des ambulances pour renforcer des axes militaires et des points de contrôle. Nous avons caché le sigle des ambulances sur nos véhicules pour que personne ne le voie, car nous savions très bien ce que nous faisions. Nous ne nous sommes pas opposés, nous n'avons pas refusé les ordres, car nous savions que nous servions un État démocratique.

Dans le même article, on lit ce témoignage d'un pilote :

Quand on nous a demandé d'effectuer des bombardements dans les zones grises1, à la lisière des zones noires, surtout durant nos attaques sur Gaza, nous l'avons fait au nom d'un gouvernement qui travaillait selon les règles d'un jeu défini et clair. C'était là les instructions du système et nous y adhérions complètement.

Ainsi se poursuivent les entretiens de Haaretz, dénombrant les crimes de guerre et les justifiant au nom du « contrat démocratique » en vertu duquel ils avaient eu lieu, et brandissant la rupture de ce contrat comme une menace. Le sous-titre du reportage dit de ces témoignages qu'ils « brisent le cœur »…

Le tango de l'armée et de la Cour suprême

Deux pôles s'affrontent en Israël autour de « la forme de l'État », c'est-à-dire la manière d'administrer le système colonial sioniste. Quels sont les mécanismes utilisés pour planifier et mettre en œuvre l'oppression et la destruction des Palestiniens ? Quels sont la classe sociale et le groupe idéologique qui président au déroulement du processus colonial ? Et comment sont distribuées les ressources volées de la vie, de la terre, de l'eau et de l'argent des Palestiniens ?

Le premier pôle est ancien. C'est un pôle ashkénaze européen, sa profonde domination au sein du système découle de son antériorité. Ces premiers colons ont théorisé le projet et l'ont mis en œuvre. Ils ont mené de leurs propres mains le grand processus de nettoyage ethnique durant la Nakba de 1948. Puis ils se sont partagé les terres, les propriétés et les ressources pillées. Leurs descendants sont les pilotes qui bombardent Gaza ; les pères sont juges ou professeurs d'université, et les grands-pères à la retraite, assis dans leurs maisons spacieuses sur des terres palestiniennes volées, et parlent confortablement (devant la caméra d'un réalisateur… ashkénaze lui aussi) des massacres qu'ils ont commis de sang-froid à Tantoura ou à Kafr Qassem.

Tout cela a été fait avec une conscience coloniale européenne et laïque classique, et avec la croyance en une supériorité ethnique, intellectuelle et civilisationnelle sur la population du pays. Il s'agissait de construire un système « moderne », neutre et laïc, et même socialiste à ses débuts, avec un cadre démocratique et une séparation entre les pouvoirs. Surtout, tout cela devait s'appuyer sur une structure juridique et un langage politique officiel « propres », maîtrisant le lexique du droit international, capables de blanchir les crimes, et de ce fait de blanchir le soutien des pays occidentaux au projet colonial en Palestine, à la fois internationalement et militairement.

Ce premier pôle a mis la main sur toutes les rouages du système. Il a fondé le parti au pouvoir Mapaï, pris le contrôle du Fonds national juif et de l'Administration des terres d'Israël et s'est accaparé le plus large pan des ressources. Il a mis la main sur les institutions qui formatent les consciences, des universités jusqu'aux médias, et développé sa force économique et technologique aussi. Tout cela s'est évidemment fait aux dépens des ressources spoliées des Palestiniens et de leurs vies gâchées ; mais il n'aurait pas été possible sans l'exploitation des juifs d'Orient, et de ceux qui ont été arrachés à leurs patries et à leurs sociétés arabes pour être amenés en Palestine en tant que colons, afin de faire pencher la balance démographique en faveur des juifs, et pour constituer une force de travail juive bon marché en lieu et place de la force de travail arabe. Des juifs yéménites, marocains, irakiens, kurdes, entre autres, ont vécu sous le joug de l'arrogance et de la pauvreté. Victimes de crimes, leur identité arabe a été violemment dissoute dans le « four de l'assimilation » sioniste européen.

Ce pôle a pris le contrôle de deux institutions essentielles au sein de « l'État juif démocratique » : l'armée et la Cour suprême. Elles dansent à elles deux le tango du crime et de son blanchiment. L'une planifie et met en œuvre une violence sanglante contre les Arabes pour préserver la souveraineté et la majorité « juives », l'autre la surveille pour assurer l'efficacité de cette entreprise et lui fournir une couverture légale, afin que la violence soit « démocratique ». Pour le dire avec les mots des 460 hommes du renseignement signataires de la lettre susmentionnée : « Nous savons très bien, vous comme nous, que la Cour suprême n'a jamais arrêté aucune de nos opérations préventives, mais les a dirigées et améliorées ».

La nature des guerres menées par Israël a accentué la domination de cette frange au sein de l'armée. Au cours des premières décennies, face aux armées arabes régulières, puis avec la guerre contre les fedayin en Jordanie, au Liban et à travers le monde, certaines unités — l'armée de l'air, le Mossad, les quatre unités de commandos — ont été sanctifiées dans la conscience sioniste. Toutes ces unités sont exclusives aux mâles de cette frange ashkénaze.

Il en est presque de même pour la Cour suprême. Soixante-douze juges en ont fait partie depuis 1948. Seulement onze d'entre eux étaient des juifs orientaux. Or en l'absence d'une constitution israélienne, la Cour suprême a joué un rôle constitutionnel et a revêtu un statut législatif. Avec le temps, elle est devenue capable d'abroger des lois et d'obliger le Parlement à les modifier.

Un nouveau bloc de juifs orientaux et religieux

Face à l'hégémonie ashkénaze, un nouveau courant s'est formé dans les années 1970, rassemblant des partis dont le socle commun était leur colère contre l'ancien courant.

L'occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza en 1967 a provoqué des changements radicaux. Un large bloc social de juifs orientaux et religieux connaissait des difficultés économiques en raison de l'inflation sans précédent qu'a connue le pays au début des années 1970. Le parti Mapaï, expression la plus marquante de l'hégémonie ashkénaze à l'époque, impose alors des politiques économiques qui protègent les couches sociales proches du pouvoir de l'inflation (entreprises d'État, usines, syndicat général qui lui est allié, etc.), tout en accentuant la précarité des autres. L'exaspération de ces derniers a permis au Likoud de gagner les élections de 1977, renversant le parti au pouvoir pour la première fois depuis la fondation d'Israël. Ce sont les votes des juifs orientaux et le soutien des partis sionistes religieux — les mêmes qui constituent encore à ce jour le bloc solide de Netanyahu et du Likoud — qui ont permis cela.

Les élections de 1977 ont alimenté le conflit ethnique et de classe. En menant une politique de privatisation et d'ouverture du marché, le Likoud a mis fin au monopole ashkénaze sur les ressources. Cette situation a stimulé une activité politique identitaire et religieuse, avec la création de nouveaux partis qui font désormais partie intégrante de la scène politique, à l'instar du parti Shas.

Cette période-là était également celle de la mise en place du gouvernement militaire et des débuts des colonies en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Une nouvelle « avant-garde » du sionisme religieux a émergé, travaillant à étendre la colonisation juive dans la « Grande Terre d'Israël ». Ce mouvement est l'extension d'une institution politico-religieuse historique, qui a lutté contre le courant laïc central depuis les années 1920. Une de ses organisations les plus importantes est le mouvement Goush Emounim, qui refusait la tutelle des institutions étatiques sur le processus de colonisation, bien que celles-ci aient commencé à planifier et à construire des colonies dans les territoires occupés à vitesse grand V. La relation entre le mouvement sioniste religieux et l'État est devenue complexe, faite de coopération et d'affrontements. Ainsi, l'État ne reconnaissait pas la légalité des avant-postes coloniaux, mais il leur assurait une protection militaire, puis leur fournissait progressivement l'électricité, l'eau et les services. Il gérait une dynamique de rationnement et de blanchiment de ces avant-postes, les reconnaissant parfois, les fusionnant avec des colonies qu'il avait lui-même planifiées à d'autres moments. Une des manifestations les plus célèbres de ce conflit entre l'État et le mouvement religieux est le plan de « désengagement » de Gaza en 2005.

Mais l'occupation de la Cisjordanie et de Gaza n'était pas que l'affaire du sionisme religieux. Les juifs orientaux ont également été poussés à être l'avant-garde de cette entreprise. Au début, ils ont été encouragés à vivre dans les colonies construites par le gouvernement, qui offraient des conditions de logement et de vie très attrayantes. La même chose s'est produite avec les colons russes, dont la première grande migration a eu lieu en 1970. Ainsi, la société des colons s'est transformée en une entité où les sionistes religieux se sont progressivement mélangés à des classes et des catégories ethniques plus marginales.

Les soldats mobilisés en Cisjordanie et dans la bande de Gaza n'étaient pas, cette fois, issus des élites européennes. Ils n'étaient ni pilotes ni membres de commandos. Au moment de la première Intifada (1987-1993), l'armée était occupée à mener une guerre contre une société sans armes, qui résistait avec des pierres, des fresques, des drapeaux et des cocktails Molotov. La tâche de poursuivre les enfants palestiniens, casser des os et assaillir des maisons à la recherche de tracts a été confiée aux jeunes des classes inférieures de la société coloniale, les mettant en guerre directe et quotidienne contre une société têtue, dont on ne peut briser l'esprit de résistance.

Le dernier bastion des ashkénazes

Face à ces transformations, et alors que le nouveau courant a consolidé sa majorité parlementaire, l'ancien courant a réalisé que le savant équilibre entre le crime et la démocratie n'était plus garanti. Le vernis judiciaire qui couvrait jusque-là la structure de la violence sanglante — avec ses « mécanismes judiciaires locaux » qui protègent les chefs militaires des poursuites devant les tribunaux internationaux — commençait à s'écailler.

La résistance populaire palestinienne s'est intensifiée à la fin des années 1980, et les colons comme l'armée sont montés d'un cran dans la violence et la barbarie. L'élite ashkénaze, dirigée par Itzhak Rabin, s'est tournée vers le processus de paix, désormais convaincue de la nécessité de reconstruire radicalement le système de contrôle, en particulier en Cisjordanie et à Gaza. L'ère d'Oslo est ainsi advenue comme une tentative de restauration de l'ordre ancien, celui où le crime est le frère de la loi. Ce processus a forcé l'élite israélienne à établir une Autorité palestinienne qui s'est avérée, à long terme, un agent de l'occupation.

En 1995, la Cour suprême a pris une décision historique stipulant que les lois fondamentales étaient désormais supérieures aux lois normales. Les lois promulguées par le Parlement pouvaient ainsi être abrogées par la Cour. Celle-ci a ainsi renforcé son pouvoir au détriment du Parlement. Ce qui à l'époque a été désigné comme une « révolution juridique » a ouvert la voie à de plus larges interventions de la Cour dans l'administration de la répression. Autrement dit, le pouvoir des juges ashkénazes sur les appareils de l'État s'est élargi, bien que le nouveau courant ait renforcé sa majorité au Parlement, notamment après l'assassinat de Rabin. C'est cette configuration que les hommes de Nétanyahou, les représentants de ce nouveau pôle, aspirent à renverser aujourd'hui.

Les deux pôles sont en concurrence pour être la source légitime du crime. Une concurrence entre ceux qui tuent 11 martyrs lors d'une incursion à Naplouse dans le cadre du « contrat démocratique », et ceux qui brûlent des maisons à Huwara le lendemain. Cet affrontement revient régulièrement avec comme cadre l'arène juridique, comme l'a montré l'exécution d'Abdel Fattah Cherif par le soldat Elior Azaria, et la polémique israélienne qui s'en est suivie lors du procès de ce soldat, pour savoir si le système judiciaire « liait les mains des soldats »2. De même pour la décision de la Cour d'abroger la loi dite de « blanchiment des colonies »3 entre autres exemples.

Les manifestations qu'on voit depuis plusieurs mois ne constituent pas le premier mouvement de révolte contre un gouvernement israélien. Le nouveau courant s'est révolté plus d'une fois contre les gouvernements de l'ancien courant, depuis la révolte des juifs orientaux à Haïfa en 19594 jusqu'aux violentes manifestations contre le retrait de Gaza, en passant par l'assassinat du premier ministre Itzhak Rabin. La différence aujourd'hui est que c'est la première fois que ce sont les descendants de l'ancien pôle qui se révoltent contre le nouveau.

De notre côté, demander à un Palestinien sa position dans ce conflit revient à lui dire : préfères-tu voir les balles des unités d'élite tuer 11 personnes à Naplouse, ou les enfants des colons religieux brûler des maisons en Cisjordanie ? La question elle-même est une négation de notre humanité.

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Traduit de l'arabe par Sarra Grira.
Toutes les notes sont de la rédaction.

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1Zones qui ne sont pas directement définies comme terrains de guerre.

2Abdel Fattah Cherif, qui a attaqué au couteau des soldats israéliens, a été tué par Elior Azaria le 24 mars 2016 à Hébron, alors qu'il était blessé à terre et sans arme. La scène a été filmée, conduisant au jugement d'Azaria. Le procès a duré plusieurs mois et divisé la société israélienne. Condamné à 18 mois de prison, Azaria a finalement été libéré au bout de 9 mois.

3En février 2017, le Parlement a adopté la loi dite « de régularisation », qui prévoyait de légaliser 4 000 logements israéliens construits sur des terres privées palestiniennes.

4Le 8 juillet 1959, un policier israélien tire sur un juif marocain dans le quartier de Wadi Salib à Haïfa. L'incident déclenche une vague d'émeutes mettant en lumière les discriminations ethniques et sociales dont sont victimes les juifs originaires de pays arabes.

27.03.2023 à 14:00

En Mauritanie, la bombe à retardement de la ségrégation raciale

Frédéric Mantelin

En dépit de quelques progrès juridiques accomplis pour tenter de lisser les clivages ethniques en Mauritanie, une crise identitaire et de lourdes inégalités sociales et économiques fracturent le pays. Rencontre avec deux figures de la défense des droits humains pour qui cette ségrégation contre les populations noires ne pourra pas durer indéfiniment.

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En dépit de quelques progrès juridiques accomplis pour tenter de lisser les clivages ethniques en Mauritanie, une crise identitaire et de lourdes inégalités sociales et économiques fracturent le pays. Rencontre avec deux figures de la défense des droits humains pour qui cette ségrégation contre les populations noires ne pourra pas durer indéfiniment.

27.03.2023 à 06:00

Le cauchemar du « Nouveau Moyen-Orient »

Jean Michel Morel

Le concept de « Nouveau Moyen-Orient » fut popularisé par la secrétaire d'État américaine Condoleezza Rice en 2006. Une carte en dressait même son supposé aboutissement. Le projet a échoué, enclenchant un fiasco humain et financier. « L'hégémonie est aussi vieille que l'humanité… » Prenant au mot la formule de Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, sur la capacité américaine à régenter le monde , c'est en juin 2006, au cours d'une conférence de presse à Tel-Aviv en compagnie (...)

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Le concept de « Nouveau Moyen-Orient » fut popularisé par la secrétaire d'État américaine Condoleezza Rice en 2006. Une carte en dressait même son supposé aboutissement. Le projet a échoué, enclenchant un fiasco humain et financier.

« L'hégémonie est aussi vieille que l'humanité… » Prenant au mot la formule de Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, sur la capacité américaine à régenter le monde1, c'est en juin 2006, au cours d'une conférence de presse à Tel-Aviv en compagnie du premier ministre israélien Ehud Olmert que la secrétaire d'État américaine Condoleezza Rice a utilisé pour la première fois en public le terme de « Nouveau Moyen-Orient ». Une formule destinée à dessiner les contours d'une future partition de la région, un chantier que les États-Unis, engagés dans plus de 130 guerres depuis 1775, pensaient pouvoir maitriser.

La revitalisation de la « destinée manifeste »

Sans plus attendre, le 12 juillet 2006, dans la foulée des propos de Condoleezza Rice, Ehud Olmert lança une offensive de grande ampleur contre le Liban au prétexte de la capture par le Hezbollah de soldats israéliens sur le sol libanais. Lorsqu'intervint un cessez-le-feu, le pays du Cèdre déplorait plus de 1 000 morts civils dont 30 % d'enfants de moins de 12 ans, plus d'un million de réfugiés (dans un pays de moins de 5 millions d'habitants), de nombreuses infrastructures détruites, des quartiers de Beyrouth-Sud gravement endommagés, une marée noire en Méditerranée. Sans parler des opérations conduites par l'armée israélienne dans les villages du sud qui seront qualifiées de crimes de guerre par Amnesty International.

Durant ces 33 jours d'affrontements intenses, à l'occasion d'une nouvelle conférence de presse, la secrétaire d'État américaine déclara : « (ce) que nous voyons ici [la destruction du Liban par les attaques israéliennes], dans un sens, c'est la croissance — les « affres de l'enfantement » — d'un « Nouveau Moyen-Orient » et quoi que nous fassions, nous devons être certains que nous avançons vers le Nouveau Moyen-Orient [et] ne retournons pas à l'ancien »2.

Cette opération israélienne faisait suite à l'invasion de l'Irak en 2003 par les États-Unis sur la base d'un projet baptisé « Grand Moyen-Orient » — terme qui sera remplacé par « Nouveau Moyen-Orient ». Ces deux attaques devant être les prémices d'un remodelage de la région avec pour ambition affirmée d'y apporter la démocratie. Mais, si l'on se réfère aux propos tenus en 1999 par Dick Cheney, alors dirigeant de la société Halliburton spécialisée dans l'industrie pétrolière et futur vice-président de George W. Bush : « Un endroit au monde avec les plus grandes réserves de pétrole est sous le contrôle des nations du Proche-Orient — le Koweït, les Émirats arabes unis, l'Arabie saoudite, l'Irak et l'Iran. Le problème est que ces réserves de pétrole sont contrôlées par les gouvernements », on doit admettre que la volonté des autorités nord-américaines de faire le bonheur des peuples se réduisait à une vulgaire entreprise d'appropriation des ressources pétrolières des pays concernés et à une mise sous tutelle de leur gouvernement.

Pour mener à bien cette attaque, les États-Unis, assistés du Royaume-Uni et d'Israël, décidèrent de libérer des forces militaires afin de créer un « chaos constructif » propre à intimider les récalcitrants. En 2003, sous les fallacieux prétextes que Saddam Hussein possédait des « armes de destruction massive » et qu'il était le commanditaire des attentats-suicides du 11 septembre 2001, l'Irak fut le premier champ d'expérimentation de cette théorie prédatrice.

Portée par les néoconservateurs au pouvoir à Washington, l'intervention belliciste réactiva le postulat calviniste d'une nation américaine porteuse d'une « destinée manifeste » — un terme forgé en 1845 par John O'Sullivan, un journaliste new-yorkais, afin d'encourager les États-Unis à annexer le Texas alors possession mexicaine. Avec l'armature de cette théogonie messianique, l'imperium militiæ nord-américain était censé être, en tout temps et en tout lieu, l'organisateur d'un nouvel ordre mondial.

De façon à préparer ce qui devait être un bouleversement cataclysmique revendiqué et assumé, l'administration nord-américaine se dota d'une carte concoctée par Ralph Peters, un lieutenant-colonel à la retraite. Publiée dans l'Armed Forces Journal en juin 2006 et légendée sans ambiguïté « Des frontières de sang : à quoi ressemblerait un meilleur Moyen-Orient », ce document stratégique remettait en cause les accords Sykes-Picot de 1916 et effaçait la ligne Durand tracée en 1893 par les Britanniques pour séparer l'Afghanistan du Pakistan.

« A quoi ressemblerait un meilleur Moyen-Orient »
Ralph Peters, in « Blood borders : How a better Middle East would look » , Armed Forces Journal, juin 2006.

Le lieutenant-colonel Peters avait composé ce puzzle en reprenant des ébauches cartographiques élaborées en 1920 sous la présidence de Woodrow Wilson3, au sortir de la première guerre mondiale.

Bien que non officiel, le document fit l'objet d'un exposé aux officiers supérieurs du collège de défense de l'OTAN en septembre 2006 à Rome et à l'Académie nationale de guerre des États-Unis. Tout en représentant l'acmé en matière économique, stratégique et militaire de ce dont Nord-Américains, Britanniques et Israéliens (dont, dans ce contexte, l'adhésion au Traité de l'Atlantique Nord fut envisagée) pouvaient rêver, sa réalisation supposait une acceptation volontaire de l'Arabie saoudite et de la Turquie alors que, pour les autres pays concernés, une guerre à outrance comme en Irak ou en Afghanistan ferait l'affaire.

Le « chaos constructif » dans le ciel des idées

Une fois terminée la guerre conduite par George W. Bush en Irak, le pays serait partagé en trois entités : sunnite au nord, kurde au nord-est et chiite au sud avec extension sur la partie orientale de l'Arabie saoudite et le sud-ouest de l'Iran, délimitant ainsi un encerclement du golfe Persique, zone maritime qui recèle la plus grande réserve d'hydrocarbures de la planète.

De plus, il s'agissait de donner suite à ce que les États-Unis pensaient être la revendication nationaliste d'un vaste État kurde regroupant les Kurdistan turc et iranien avec ceux de Syrie et d'Irak (tous deux riches en pétrole), auxquels s'ajouteraient Kirkouk (le grand centre pétrolier de l'Irak) et Mossoul (qui, elle aussi, regorge de ressources pétrolières) ainsi que des morceaux de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan.

Nonobstant le fait que ni la Syrie, ni la Turquie (qui protesta immédiatement lorsque la carte fut dévoilée à Rome devant les instances de l'OTAN), ni l'Iran n'entendaient se laisser déposséder d'une portion de territoire, les Kurdes eux-mêmes avaient dépassé la notion d'État-nation que le traité de Sèvres de 1920 leur avait fait miroiter pour ne revendiquer que des autonomies politico- culturelles dans les quatre pays où ils avaient été assignés.

Dans sa recherche d'obligés parmi les ethnies minoritaires, la Maison Blanche tablait sur l'indépendantisme des Baloutches, un peuple réparti par le Raj britannique4 entre l'Afghanistan, l'Iran et le Pakistan. La création d'un « Baloutchistan libre » se réaliserait en englobant le sud-est de l'Iran, une partie du sud-ouest de l'Afghanistan ainsi qu'une bande de terre à l'ouest du Pakistan, pays où les Baloutches représentent 6 % de la population.

L'Arménie et l'Azerbaïdjan, amputés au bénéfice d'un Grand Kurdistan, n'avaient plus de frontière avec la Turquie, ce qui devait rassurer les Arméniens au regard de leur contentieux avec les Turcs après les massacres de 1915. En revanche, les penseurs de Washington négligeaient que les Azéris, qui, bien que majoritairement chiites, se déclarent ethniquement proches des Turcs sunnites, auraient mal vécu cet éloignement géographique.

Un perdant, l'Arabie saoudite

Paradoxalement, le grand perdant de ce puzzle revisité était l'Arabie saoudite, pourtant alliée inconditionnelle des Nord-Américains. Le charcutage du pays se réalisait au profit de la Jordanie, d'un État arabe chiite d'origine irakienne et de l'extension du Yémen et, pour parachever le tout, par la création d'une curiosité : un État sacré islamique, comprenant les lieux saints de La Mecque et de Médine, une sorte de Vatican dans le Hijaz.

Autre paradoxe : alors que l'administration nord-américaine s'est comportée pour le moins frileusement à chaque fois qu'Israël, après 1967, a étendu son emprise dans les colonies de la Palestine occupée, cet État devait patienter jusqu'à l'achèvement du remembrement pour en avoir sa part. En attendant, les États-Unis envisageaient de créer une Grande Jordanie, rassemblant la Cisjordanie, la Jordanie actuelle et une portion de l'Arabie saoudite sur son flanc nord-ouest. Quant au Liban, débordant sur sa voisine syrienne, Ralph Peters lui ouvrait un avenir en le baptisant « la Phénicie renaissante ».

À l'examen de toutes ces élucubrations, il est difficile de ne pas penser à la séquence du Dictateur (1940) de Charlie Chaplin lorsque celui-ci, grimé en sosie d'Adolf Hitler, jongle avec la planète sous forme d'un ballon de baudruche avant qu'elle ne lui éclate à la figure. Car, bien évidemment, rien ne s'est passé comme la technocratie militaro-politique de Washington l'avait envisagé.

Échec d'une dystopie

À ce jour, une grande partie du Proche-Orient se débat dans des convulsions douloureuses, et ceux qui avaient espéré infléchir son histoire à leur profit ont perdu de leur superbe. La « destinée manifeste » a été reléguée aux rayons des vieilleries idéologiques. Aucune des intentions claironnées ne s'est concrétisée. Les frontières définissent toujours les mêmes espaces géographiques — si ce n'est la Turquie qui, par trois fois, s'est autorisée des agressions militaires assorties d'une présence pérenne dans le nord de la Syrie.

En juillet 2021, après 18 ans d'occupation et un peu plus d'un an de gestion directe du pays par Paul Bremer, un proconsul incompétent, les forces nord-américaines se sont désengagées de l'Irak sans honneur et sans gloire. Un mois plus tard, à l'issue de vingt ans d'une guerre inutile, elles ont abandonné l'Afghanistan aux mains des talibans.

Le constat est sans appel : aucune des tentatives de donner corps à ce « Nouveau Moyen-Orient » n'a abouti, laissant les États-Unis dans une situation de déshérence sociale et morale, de gâchis financiers Cette perspective (qui, selon Zbigniew Brzezinski, devait être suivie d'une balkanisation de l'Eurasie) n'a fait que témoigner d'une approche impérialiste et néocolonialiste de ses concepteurs.

Pas sûr que cet excès d'orgueil ait totalement disparu même si, aujourd'hui, il s'exprime sous des formes moins arrogantes.


1The Grand Chessboard : American Primacy and Its Geo-Strategic Imperatives, Basic Books, New York, 1998.

2Briefing spécial sur le voyage au Proche-Orient et en Europe de la secrétaire d'État Condoleezza Rice, Washington DC, 21 juillet 2006. (state.gov.).

3Au sortir du premier conflit mondial, Woodrow Wilson, le 28e président des États-Unis, coupla ces hypothèses de remembrements des nations avec trois principes : autodétermination des peuples, liberté et paix.

4Le Raj britannique (du hindi rāj, qui signifie règne) est le régime colonial britannique qu'a connu le sous-continent indien de 1858 à 1947.

25.03.2023 à 06:00

France. La place introuvable des musulman·es dans la cité

Marina Da Silva

Pourquoi les femmes musulmanes font-elles l'objet d'un tel rejet en France dès qu'elles affirment leur identité ? Deux livres tentent de répondre à cette question en s'appuyant sur des analyses féministes qui rompent avec la vison occidentale. Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ? C'est la question que pose Hanane Karimi, maîtresse de conférences en sociologie à l'université de Strasbourg, dans l'essai qui vient de paraître aux éditions Hors d'atteinte. Elle y analyse la construction (...)

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Pourquoi les femmes musulmanes font-elles l'objet d'un tel rejet en France dès qu'elles affirment leur identité ? Deux livres tentent de répondre à cette question en s'appuyant sur des analyses féministes qui rompent avec la vison occidentale.

Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ? C'est la question que pose Hanane Karimi, maîtresse de conférences en sociologie à l'université de Strasbourg, dans l'essai qui vient de paraître aux éditions Hors d'atteinte. Elle y analyse la construction politique et médiatique de la figure de la femme voilée et questionne les contradictions et limites d'un féminisme hégémonique prétendument universel. La sociologue Marie-Claire Willems, membre d'Islams et chercheurs dans la cité, publie, elle, aux éditions du Détour, Musulman. Une assignation ? où elle interroge l'identité, vécue ou attribuée, des musulmans et les enjeux de cette catégorisation dans la société française. L'une et l'autre ont analysé une multitude de sources documentaires et mené des enquêtes de terrain au long terme auprès des principaux concernés.

Bien qu'étant confrontée quotidiennement au racisme antivoile, Hanane Karimi expérimente une blessure cuisante lorsqu'elle se rend, en janvier 2017, à une audition au Sénat, dans le cadre d'un débat autour du rapport intitulé La laïcité garantit-elle l'égalité femmes-hommes ? Ce n'est pas la première fois qu'elle y est conviée, mais elle est cette fois prise à partie par des associations comme Femmes sans voile et la Brigade des mères qui vont s'acharner à lui couper la parole et à la faire huer. « Quelle égalité femmes-hommes peut ainsi être défendue en attaquant des femmes ? », s'insurge-t-elle. « Depuis quand cette égalité est-elle suffisamment acquise en France pour qu'on s'autorise à attaquer spécifiquement des musulmans et des musulmanes qui la menaceraient ? »

Un ordre colonial

Ce traumatisme, qui dévoile pour elle « les règles de l'ordre genré et racial », elle le dépassera en poursuivant ses combats — dont celui pour l'autonomie des femmes musulmanes dans leur propre communauté — et en se dotant des outils d'analyse critique qu'elle cherche aussi transmettre à d'autres. Même s'ils ne font pas la une des médias, ces outils ne manquent pas, depuis les travaux d'Abdelmalek Sayad qui ont montré comment l'islam est dans l'ordre colonial incompatible avec la citoyenneté française jusqu'aux recherches plus contemporaines de Marwan Mohammed, Abdellali Ajjat, Nacera Guenif, les prises de position de féministes historiques comme Christine Delphy, ou les éclairages des autrices postcoloniales africaines-américaines. Ses sources sont plurielles et nombreuses pour affronter un débat clivant qui s'est exacerbé d'année en année. Elle commence alors un travail de thèse, fondé sur son propre engagement, sur la capacité à agir des femmes musulmanes en France pour en faire des sujets et non plus des « objets » du débat public, s'appuyant notamment sur les observations de l'anthropologue Saba Mahmood à laquelle elle rend hommage.

Déterminée à défendre ses droits et ses choix, et ceux de ses compagnes de route, elle cherche aussi à rendre compte du prix fort qu'on leur fait payer et dont la mesure n'est jamais prise. La stigmatisation et l'exclusion qu'elles subissent en permanence, la contrainte à se dévoiler pour pouvoir travailler à laquelle elles sont la plupart du temps acculées, conduisent à des mécanismes psychologiques de dépersonnalisation, et à des troubles physiologiques qui montrent comment la domination s'exerce en premier lieu sur les corps. « La domination abîme nos perceptions, nos perspectives, notre champ des possibles et même nos goûts… Elle atteint également l'image de soi. » Comment ne pas se rebeller alors contre la catégorisation des individus selon leur couleur de peau, leur origine et leur religion d'une République soi-disant « une et indivisible » ?

La « racisation » des musulmans

C'est aussi cette catégorisation de l'identité musulmane (vécue, présumée ou attribuée) et les représentations qui lui sont associées qu'étudie Marie-Claire Willems. Elles conduisent à la « racisation » de la figure du musulman en France, toujours considéré comme étranger, à laquelle n'échappent pas les enfants de l'immigration, même à la deuxième ou troisième génération. À partir d'une large enquête de terrain, elle rencontre des musulmans et musulmanes dont certains se disent « musulman·e athée » ou « musulman·e non-croyant·e », ce qui l'amène à essayer de définir la complexité du terme et ses changements de signification historiques et sociologiques. Pour certains, il s'agit davantage d'une culture, d'une origine, même s'ils revendiquent un athéisme ou une forme d'agnosticisme. Pour d'autres, la croyance est liée à l'appartenance à une culture ou une origine. Il n'y a parfois pas de séparation entre ces différentes identifications, les identités n'étant jamais figées.

C'est la colonisation algérienne, lorsque « musulman » devient un statut juridique opposé au statut juridique d'un Européen, qui a racisé la figure du musulman en France en associant « arabe » à « musulman » et à « étranger ». Une opposition dont l'impact se perpétue, les musulmans étant aussi définis par le regard des autres, qu'ils aient une religion ou pas. Cette double perspective, à partir de ce que les gens disent d'eux-mêmes, et de comment ils sont définis par les autres, et dans les discours politiques et médiatiques en particulier, est très instructive. Elle se fonde sur un vaste corpus en histoire et sciences sociales, des rencontres avec des associations cultuelles, culturelles, militantes (dont le Parti des Indigènes de la République trop souvent diabolisé), la participation à des colloques, formations, etc. Elle traite aussi des nouvelles formes d'islamité en France où une signification exclusivement religieuse est investie comme un facteur d'émancipation, pour refonder des valeurs, reprendre des études, aider les autres, etc. Pour finir, elle pose à tous la question : « Comment être sujet de soi-même ? » Et y répond en concluant qu'il semblerait toutefois « que tous les individus ne soient pas logés à la même enseigne, lorsqu'il s'agit d'avoir le droit de faire sujet. »

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➞ Hanane Karimi, Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ?, Hors d'atteinte, coll. "Faits et idées," 3 mars 2023 ; 210 pages, 18 euros

➞ Marie-Claire Willems, Musulman : Une assignation ?, Éditions du détour, 19 janvier 2023 ; 200 pages, 18 euros

24.03.2023 à 06:00

Smotrich et Zemmour derniers avatars du fascisme juif né avec Mussolini

Rachel Jacques

Des juifs ont compté parmi les combattants les plus déterminés dans la lutte contre le fascisme au XXe siècle. Mais d'autres ont ouvertement affiché des idées fascistes. Leur histoire débute en Italie, s'étend en Europe centrale puis en Palestine. Elle se poursuit aujourd'hui en Israël et en France. Les troupes de Napoléon Bonaparte, parties combattre les Autrichiens qui occupent alors le nord de l'Italie, apportent la liberté politique aux juifs italiens en 1796. Les portes des ghettos sont arrachées (...)

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Des juifs ont compté parmi les combattants les plus déterminés dans la lutte contre le fascisme au XXe siècle. Mais d'autres ont ouvertement affiché des idées fascistes. Leur histoire débute en Italie, s'étend en Europe centrale puis en Palestine. Elle se poursuit aujourd'hui en Israël et en France.

Les troupes de Napoléon Bonaparte, parties combattre les Autrichiens qui occupent alors le nord de l'Italie, apportent la liberté politique aux juifs italiens en 1796. Les portes des ghettos sont arrachées et brûlées, les notables juifs peuvent siéger dans les municipalités. La population juive en Italie est alors estimée à 30 000 personnes. Avec la chute de Napoléon, la condition des juifs est remise en question : les autorités catholiques les avaient identifiés aux Français athées. Ils sont alors victimes d'émeutes antijuives tandis qu'on retourne aux lois anciennes les concernant, particulièrement dans les États pontificaux. Ainsi le ghetto de Rome est rétabli.

Protagonistes de la marche sur Rome

La participation de certains juifs à la cause nationale du Risorgimento fut enthousiaste, et des banquiers juifs financent les insurrections anti-autrichiennes dès 1830. Isacco Artom, issu d'une famille aisée du Piémont, volontaire en 1848 contre l'Autriche, devint le secrétaire particulier du comte de Cavour, figure de proue du nationalisme italien. En 1871, onze députés juifs siègent dans le premier parlement de la nouvelle Italie, contre huit au Royaume-Uni, six en France et quatre en Prusse. Le judaïsme italien fournit le premier ministre de la guerre juif de l'histoire moderne : Giuseppe Ottolenghi, et deux premiers ministres : Luigi Luzzati et son prédécesseur Sidney Sonnino. Ernesto Nathan est maire de Rome de 1907 à 1913. Des juifs font bâtir des synagogues monumentales à Turin, puis à Florence et à Rome. En 1911, l'Italie conquiert sur l'empire ottoman les colonies de Cyrénaïque et de Tripolitaine où habite une communauté juive de plusieurs dizaines de milliers de personnes.

Avec la première guerre mondiale, pour la première fois dans l'histoire européenne, des juifs se trouvent engagés dans un combat qui les oppose à d'autres soldats juifs. En effet, 5 000 juifs de l'armée italienne affrontent, sur les champs de bataille, 350 000 juifs de l'armée austro-hongroise, 600 000 soldats juifs russes, 50 000 juifs dans les rangs des Britanniques, autant dans l'armée française et 100 000 dans l'armée allemande.

Benito Mussolini fonde le fascisme à Milan après la première guerre mondiale. Dans les confrontations avec les membres du Parti socialiste entre 1919 et 1922, trois juifs meurent : Duilio Sinigaglia, Gino Bolaffi et Bruno Mondolfo, déclarés « martyrs fascistes » ; 230 juifs participent à la marche sur Rome et 746 sont inscrits pour certains au Parti national fasciste et pour d'autres au Parti nationaliste, qui fusionnera avec le premier. En 1921, neuf députés juifs fascistes sont élus. Ettore Ovazza, banquier et homme d'affaires, membre du Parti national fasciste, anime le journal La Nostra Bandiera (Notre drapeau), dans lequel est affirmé le soutien des juifs italiens au nouveau régime. Sept cent cinquante juifs avaient alors leur carte de membre du parti fasciste.

Margherita Sarfatti devient la conseillère, la financière, la maîtresse, l'égérie du Duce. Rédactrice de Gerarchia, la revue théorique du fascisme, fondée par Mussolini, elle en trace les principes et les objectifs. Se faisant la chantre de la révolution culturelle fasciste, elle proclame que le temps est venu du « retour à l'ordre » et d'une nouvelle figuration puisant aux sources du classicisme. En 1925, le gouvernement français lui offre le titre de vice-présidente du jury international à l'Exposition internationale des arts décoratifs — elle est aussi commissaire pour le pavillon italien — et la décore de la Légion d'honneur. Elle accède à la célébrité internationale avec Dux, son hagiographie de Mussolini, publiée en 1925 d'abord à Londres (en Italie dès 1926) vendue en 25 000 exemplaires dès la première année, puis à des millions d'exemplaires et traduite en 17 langues.

À la suite de la publication de l'ouvrage aux États-Unis, le patron de presse américain William Randolph Hearst offre à Mussolini des contrats faramineux pour des articles qui le présentent sous le meilleur jour et plaident en faveur du réarmement de l'Italie en vue de son extension coloniale. Le contrat est double, il prévoit qu'ils soient écrits par Margherita Sarfatti et signés par le dictateur. Il sera reconduit jusqu'en 1934.

Le tournant de 1938

En 1920, la conférence de San Remo décide de l'établissement d'un « foyer national juif » en Palestine, supervisé par les Britanniques. Cette même année, Chaim Weizmann, né en Biélorussie et citoyen britannique depuis 1910 devient le président de l'Organisation sioniste mondiale (OSM), et le restera presque sans interruption jusqu'en 1946. Le sionisme est en plein essor. En 1922, les sionistes obtiennent 32 élus (sur 47 députés et sénateurs juifs) au Parlement polonais. Weizmann rencontre Mussolini à trois reprises. Lors de la seconde, en 1934, ce dernier déclare que Jérusalem ne peut être une capitale arabe ; Weizmann propose de mettre à disposition de l'Italie fasciste une équipe de savants juifs. Près de 5 000 juifs italiens adhèrent à cette époque au parti fasciste sur une population juive italienne de 50 000 personnes.

Guido Jung est élu député sur la liste fasciste et nommé ministre des finances de 1932 à 1935, alors qu'à Maurizio Rava est confiée la charge de gouverneur de Libye et de Somalie, ainsi que celle de général de la milice fasciste. De nombreux bourgeois juifs participent au financement de la guerre d'Éthiopie. Beaucoup de juifs s'engagent dans les troupes pour lesquelles on crée un rabbinat militaire. Mussolini nomme l'amiral Ascoli commandant en chef des forces navales. La Betar Naval Academy est une école navale juive établie à Civitavecchia en 1934 par le mouvement sioniste révisionniste sous la direction de Vladimir Jabotinsky, avec le soutien de Mussolini. L'école participera à la guerre d'Éthiopie en 1935-1936. Certains futurs officiers de la marine israélienne en seront issus.

La campagne de discriminations racistes et antisémites du fascisme italien débute officiellement en 1938. Les reproches formulés à l'encontre des juifs sont qu'ils se croiraient d'une « race supérieure » et formeraient le terreau de l'antifascisme. Huit mille juifs italiens sont exterminés entre 1943 et 1945 dans la destruction fasciste, raciste et antisémite des juifs d'Europe sur un total estimé à six millions de juifs assassinés.

De Riga à Jérusalem par la violence

À Riga en Lettonie vivaient 40 000 juifs après la première guerre mondiale. En 1923, des étudiants juifs y créent le Betar, une organisation de jeunesse nationaliste juive et anticommuniste. Zeev Jabotinsky en prend la direction. Il est l'objet d'un culte de la personnalité inconnu jusqu'alors dans le sionisme. Les militants du Betar presseront Jabotinsky de créer un mouvement politique pour regrouper la droite nationaliste. Le Betar prend une orientation paramilitaire.

Jabotinsky fonde à Paris en 1925 l'Alliance des sionistes révisionnistes. Le terme « révisionniste » exprime leur volonté de « réviser le sionisme ». En 1928, trois hommes entrent au Parti révisionniste. Ils viennent de la gauche sioniste, mais se sont retournés contre elle et affichent maintenant des sympathies fascistes. Ce sont le journaliste Abba Ahiméir, le poète Uri Zvi Greenberg et le médecin et écrivain Yehoshua Yevin. Ils organisent une faction fasciste et radicale en Palestine mandataire et rêvent d'une organisation de « chefs et de soldats ». Ahiméir fait figure d'idéologue et influence fortement le Betar. Menahem Begin intègre le Betar en 1928, puis en prend la tête en 1939.

David Ben Gourion est l'un des dirigeants de l'aile droite de la gauche sioniste. Il privilégie le nationalisme par rapport au projet de transformation socialiste. En particulier, Ben Gourion s'opposera à ce que des travailleurs non juifs (palestiniens) puissent être organisés au sein du syndicat juif en Palestine, Histadrout. Il est également un des partisans du soutien de la gauche sioniste à Weizmann comme président de l'OSM

Au début 1933, Ahimeir déclare qu'il y a du bon en Adolf Hitler, à savoir la « pulpe antimarxiste ». Ben Gourion traite alors Jabotinsky de « Vladimir Hitler ». Eri Jabotinsky, le chef du Betar en Palestine était le fils de Vladimir Jabotinsky. Ben Gourion redevient en 1935 président de l'Agence juive, et démissionne de son poste au sein de la Histadrout. Il devient alors le principal dirigeant sioniste en Palestine et se rapproche de Jabotinsky. De 1936 à 1939, des Arabes se révoltent contre le mandat britannique. Cette révolte exprime aussi le refus de voir un « foyer national juif » s'installer en Palestine, un des objectifs du mandat.

Durant cette révolte, la Haganah se développe fortement. Groupe armé de défense des juifs de Palestine, officiellement interdite par le mandat britannique, elle était depuis sa création en 1920 sous l'autorité de la Histadrout. Passée en 1931 sous la direction de l'Agence juive, son responsable politique suprême était Ben Gourion.

Jabotinsky décide en 1935 que le parti révisionniste doit quitter l'OSM dominée par les socialistes. Pour obtenir le ralliement des religieux, le parti révisionniste, originellement aussi laïc ou presque que la gauche, prend un virage vers la religion. Dans les années 1970, il bénéficie de cette nouvelle orientation à laquelle il est resté fidèle depuis 1935, ralliant à lui les partis religieux.

Nationalistes et religieux au pouvoir

Ben Gourion et ses alliés incarnent les succès du nationalisme juif radical avec la création d'un nouvel État-nation en Palestine en 1948. Il a imposé son autorité sur les groupes armés, et les a fondus dans une armée nationale unique. Créé la même année par Begin, le parti Hérout reprend l'idéologie nationaliste et colonialiste du parti révisionniste : annexion de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et de la Jordanie, pour former un « grand Israël » sur les deux rives du Jourdain, libéralisme économique, anticommunisme, hostilité à la gauche, exaltation de l'armée.

En 1973, le Hérout et le Parti libéral fondent un nouveau parti, le Likoud, dirigé par Begin. L'idéologie est surtout celle du Hérout et de l'ancien parti révisionniste. Puis, en 1977, le Likoud remportera les élections, et mettra fin à un demi-siècle de domination politique de la gauche sioniste. En 2022, le Likoud et ses alliés nationalistes religieux remportent une majorité au Parlement, permettant le retour de Benyamin Nétanyahou au poste de premier ministre. Ce gouvernement est le plus à droite et le plus nationaliste et colonialiste de l'histoire du pays, intégrant des partis nationalistes de droite, des ultra-orthodoxes (haredim) et des représentants des colonies juives.

Un déchaînement de violence inouï, inédit, se produit en Cisjordanie occupée. Des centaines de colons juifs israéliens attaquent la ville palestinienne de Huwara, au sud de Naplouse. Des dizaines de maisons et de voitures sont incendiées. Bilan : un Palestinien tué et une centaine de blessés, après la mort de deux colons juifs tués par un Palestinien le 26 février 2023. Le ministre des finances israélien Betsalel Smotrich avait appelé à « anéantir » Huwara. Le 19 mars 2023, Smotrich est venu à Paris, à une soirée de gala, organisée par une association française juive nationaliste radicale et sioniste de droite radicale, Israel is forever.

En France, le nationalisme fleurit

Éric Zemmour n'est pas le premier juif à incarner le nationalisme français. Parmi ses précurseurs, on compte dans les années 1930 l'avocat Edmond Bloch. Il avait mis sur pied l'Union patriotique des Français israélites (UPFI), destinée à combattre la gauche, les communistes, les socialistes et leur chef Léon Blum comme l'a raconté Charles Enderlin.

Pendant l'occupation fasciste du territoire français de 1940 à 1944, Edmond Bloch collabore activement. Il est protégé par le député nationaliste radical Xavier Vallat, premier commissaire général aux questions juives de mars 1941 à mai 1942, qui mettra en œuvre les discriminations antijuives ciblant prioritairement les juifs étrangers. Après la Libération, Bloch sera un des témoins à décharge au procès de Xavier Vallat devant la Haute Cour de justice, lui évitant le peloton d'exécution. Bloch n'a pas changé d'idéologie. En 1954, il écrit : « Pierre Mendès-France (le socialiste, chef du gouvernement) n'engage que lui… Ses coreligionnaires ne demandent à partager avec lui ni gloire ni opprobre ». Converti au catholicisme, Edmond Bloch meurt en 1975 à Paris.

Un grand ami de l'antisémite Jean-Marie Le Pen

Éric Zemmour est issu d'une famille bourgeoise de juifs d'Algérie arrivée en métropole en 1952. Dans cette famille, le patriotisme est une valeur cardinale, et la question de l'identité est centrale. Journaliste, il plaide dès les années 1990 pour l'union nationaliste des droites, fort d'une proximité cultivée avec le fondateur du Front national, Jean-Marie Le Pen, qu'il est le seul journaliste à appeler « président », et avec son rival Bruno Mégret.

Zemmour a déjeuné, en 2020, avec Jean-Marie Le Pen et Ursula Painvin, fille de Joachim von Ribbentrop, ministre des affaires étrangères du IIIe Reich, pendu en 1946 après le procès de Nuremberg. Depuis Berlin, Ursula Painvin encourage Éric Zemmour avec ses « pensées les plus admiratives et amicales ». En 2021, Zemmour annonce le nom de son parti politique : Reconquête. Il fait référence à la reconquête militaire de la péninsule ibérique par des royaumes chrétiens contre les États musulmans du VIIIe au XVe siècle. Reconquête devient le parti des nationalistes identitaires. Le nationalisme raciste, xénophobe et islamophobe de Zemmour contribue à la banalisation du nationalisme radical de Marine Le Pen et de son parti, le Rassemblement national (RN).

Quand les problèmes s'aggravent et que les tensions s'exacerbent, les fascistes se présentent d'un côté comme les troupes de choc du nationalisme, prêts à en découdre avec les traîtres à la patrie, à envahir les parlements ou à les incendier pour mettre fin à petit feu ou brutalement à la démocratie, et de l'autre côté comme les seuls capables de rétablir la grandeur nationale et l'ordre économique, social, moral ou religieux par des régimes illibéraux, autoritaires ou dictatoriaux. Des juifs fascistes comme Betsalel Smotrich et Éric Zemmour incarnent ces combats contre la démocratie et les droits humains.

23.03.2023 à 06:00

Liban. La candidature de Sleiman Frangié, un mini-séisme politique

Alexandre Aoun

Début mars, et en vue de l'élection présidentielle, le tandem chiite Amal-Hezbollah a officialisé son soutien au leader maronite du Liban-Nord Sleiman Frangié. Malgré ses accointances politiques avec l'axe irano-syrien, sa faible représentativité au sein de la communauté chrétienne et la désapprobation de Riyad, Frangié saura-t-il convaincre qu'il est l'homme de la situation ? Depuis plusieurs mois, les Libanais spéculent pour savoir qui va être le candidat du Hezbollah dans la course à la présidence du (...)

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Début mars, et en vue de l'élection présidentielle, le tandem chiite Amal-Hezbollah a officialisé son soutien au leader maronite du Liban-Nord Sleiman Frangié. Malgré ses accointances politiques avec l'axe irano-syrien, sa faible représentativité au sein de la communauté chrétienne et la désapprobation de Riyad, Frangié saura-t-il convaincre qu'il est l'homme de la situation ?

Depuis plusieurs mois, les Libanais spéculent pour savoir qui va être le candidat du Hezbollah dans la course à la présidence du pays. Deux noms étaient sur toutes les lèvres : celui de Gebran Bassil, gendre de l'ancien chef d'État Michel Aoun et dirigeant du Courant patriotique libre (CPL), et celui du leader maronite de Zghorta Sleiman Frangié. Le 6 mars 2023, le secrétaire général du parti chiite Hassan Nasrallah a mis fin au suspense en jetant son dévolu sur le chef du parti Marada. « Le candidat naturel que nous soutenons dans l'élection présidentielle est Sleiman Frangié », a-t-il déclaré dans un discours retransmis en direct. Avec cette décision, il s'aligne sur le choix de l'autre parti chiite, Amal. Le 2 mars, l'indéboulonnable chef du Parlement Nabih Berri avait également fait part de sa préférence pour le même candidat.

La carte du Hezbollah

Ainsi, le tandem chiite avance ses pions en vue de l'élection présidentielle. Depuis le départ de Michel Aoun du palais de Baabda (siège de la présidence), le 31 octobre 2022, les différentes sessions parlementaires pour lui trouver un successeur ont toutes connu le même sort : aucun candidat n'a obtenu la majorité des deux tiers (86 voix) des députés. Lors des onze précédentes réunions au Parlement, Amal et Hezbollah ont quitté la séance à l'issue du dépouillement, conduisant à chaque fois à l'absence de quorum.

Par pur pragmatisme politique, le parti pro-iranien mise donc sur le leader de Zghorta pour devenir le futur chef d'État. C'est un petit séisme dans la sphère politique libanaise. Depuis le 6 février 2006 et la signature du document d'entente, le Hezbollah et le CPL de Michel Aoun se sont alliés contre vents et marées. Or, depuis plusieurs mois, cet accord bat de l'aile pour plusieurs raisons — des divergences sur l'avenir de Riad Salamé qui dirige la Banque centrale ou encore les sanctions américaines contre Gebran Bassil —, ce qui explique certainement le choix en faveur de Sleiman Frangié.

Depuis les accords de Taëf1 en 1989, les fonctions du président, qui doit être maronite, n'ont eu de cesse de diminuer. Ses principales missions sont la participation à la formation du gouvernement et la convocation et la direction du Conseil supérieur de défense. Après Michel Aoun, le leader de Marada pourrait bien être le second président allié au parti de Dieu. Méconnu en Occident, il est pourtant un habitué des cercles de pouvoir depuis la fin de la guerre civile libanaise (1975-1990).

Dans les pas de son grand-père

Né en 1965 à Zghorta dans le nord du Liban dans une ville d'environ 50 000 habitants majoritairement maronites, Sleiman Frangié est issu d'une grande famille à la gouvernance féodale. Il grandit dans un environnement partisan. Son père, Tony Frangié, est à la tête de la brigade des Marada. Le nom de cette milice fait référence aux mardaïtes, communauté chrétienne de l'époque du califat abbasside dont les membres servaient comme mercenaires dans l'empire byzantin.

À 10 ans, il voit le Liban plongé inexorablement dans une guerre civile aux multiples facettes, avec notamment les contentieux interchrétiens qui opposent la brigade Marada aux Forces libanaises. Un raid en partie mené par des troupes de Samir Geagea — lui-même issu de la ville voisine de Bcharré — massacre la famille de Sleiman Frangié à Zghorta et à Edhen en juin 1978, tuant son père Tony, sa mère Vera et sa sœur Jihane. Orphelin, il est finalement élevé par son grand-père Sleiman, ancien président du Liban de 1970 à 1976 et très proche du président syrien Hafez Al-Assad avec qui il a noué des liens dès la fin des années 1950. Malgré la perte d'influence de la brigade pendant la guerre, ce vieux ténor de la politique libanaise veut faire de son petit-fils le nouveau leader chrétien du nord du Liban. Âgé de seulement 17 ans, le jeune Sleiman prend la direction de la milice en 1982.

Au lendemain des accords de Taëf en 1989, la tutelle syrienne est légitimée sur l'ensemble du territoire libanais. Du fait de ses bonnes relations avec Damas, Sleiman Frangié obtient son premier portefeuille en 1990 sous le gouvernement d'Omar Karamé et devient de surcroît député de son parti Marada dans le fief familial en 1991 et ce, presque sans discontinuer. Puis il passe d'un ministère à l'autre : de l'habitat et des coopératives en 1992 aux affaires rurales et municipales entre 1992 et 1995, en passant par la santé entre 1996 et 1998 et l'intérieur entre 2004 et 2005. Et c'est bien ce dernier poste qui le met en porte-à-faux vis-à-vis des Libanais et de la communauté internationale. En effet, c'est sous son ministère qu'a lieu l'assassinat de Rafic Hariri le 14 février 2005. Du fait de son amitié avec Bachar Al-Assad, il est pointé du doigt à l'instar des autres figures pro-Damas. Sleiman Frangié s'est d'autant plus marginalisé qu'il s'est opposé au retrait des forces syriennes la même année. Lors de la guerre en 2006 entre le Hezbollah et Israël, il prend fait et cause pour le parti chiite. Ses choix et ses positions font de lui de facto un allié de l'axe irano-syrien.

Ancré dans son fief de Zghorta, le leader de Marada garde en ligne de mire le palais de Baabda. Malgré son appui politique au régime syrien pendant la guerre et son seul député au Parlement (son propre fils Tony), il fait la course à la présidentielle en 2015 avec le soutien affiché du camp de Saad Hariri et de Walid Jumblatt. Populaire dans le nord du Liban, il jouit d'une bonne relation avec la population sunnite de Tripoli et a des liens fraternels avec le district de Koura dirigé par le Parti social nationaliste syrien (PSNS). Mais compte tenu du surprenant rabibochage politique entre Samir Geagea et Michel Aoun et de la préférence du tandem chiite pour l'ancien général, les chances de Sleiman Frangié pour atteindre le trône présidentiel étaient quasi nulles.

Un refus du « maronitisme » politique

En dépit de sa défaite, le zaïm de Zghorta ne perd pas de vue ses objectifs. Contre toute attente, sous la médiation du patriarche Bechara Rahi, les deux anciens ennemis maronites du Nord-Liban Samir Geagea et Sleiman Frangié signent en novembre 2018 un document scellant la réconciliation. Pour autant, le leader de Marada ne change pas de bloc politique, il reste profondément attaché à la « résistance ». Tour à tour, il va critiquer la révolution d'octobre 2019 et sa politisation pour faire tomber le système libanais, et sera très véhément à l'égard du juge Tarek Bitar en charge de l'enquête sur l'explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. En effet, le magistrat, en sa qualité d'ancien ministre des transports, a mis en cause Youssef Fenianos, affilié au clan Marada. Cet avocat a toujours refusé de se faire auditionner et a reçu officiellement le soutien de son mentor de Zghorta. Sleiman Frangié dénonce une enquête qu'il estime « politisée ». Pis, il va participer avec le tandem Hezbollah-Amal à la manifestation du 14 octobre 2021 devant le palais de justice à Beyrouth pour demander la démission du juge. Un rassemblement qui a dégénéré en affrontements armés entre des milices, faisant plusieurs morts dans les rues de la capitale libanaise.

De surcroît, on reproche souvent au leader de Marada ses accointances politiques avec l'axe irano-syrien et sa faible représentativité au sein de la communauté chrétienne. En effet, Sleiman Frangié n'est pas un partisan du maronitisme politique, à l'instar de Samir Geagea ou de Gebran Bassil. Il n'évoque que rarement son appartenance confessionnelle et se dit lui-même « laïc ». Sa mère est égyptienne, la mère de sa femme est irakienne de rite assyrien, il est lui-même divorcé ; il a brisé le tabou des traditions en se remariant, et son fils Tony est marié à une sunnite. « Ma foi, je la déclare haut et fort, mais mon christianisme n'est pas mon identité politique », a-t-il déclaré à L'Orient Le Jour2 pour se démarquer des autres candidats et ainsi montrer qu'il serait le candidat non pas d'une confession, mais de tous les Libanais. Il manque indubitablement d'un soutien large chrétien pour la course à la présidentielle : ni les Forces libanaises de Samir Geagea qui ont jeté leur dévolu sur le candidat de l'opposition Michel Moawad ni Gebran Bassil — qui s'est senti lésé de la préférence du Hezbollah — ne lui apporteront un soutien électoral. Le Parti de Dieu essaye tout de même de convaincre son allié du CPL de revoir ses plans politiques. En revanche, son refus de l'orthodoxie chrétienne fait du zaïm de Zghorta un homme apprécié au sein de la sphère sunnite, avec notamment l'appui affiché du premier ministre sortant Nagib Mikati.

Dépendant d'un compromis irano-saoudien ?

Mais là est bien le problème, rien ne se fait au Liban sans l'aval des puissances régionales. Le camp sunnite ne votera pas pour Sleiman Frangié sans l'assentiment de Riyad. Quelques minutes après l'annonce du Hezbollah sur son choix électoral en faveur du leader de Marada, le très influent ambassadeur saoudien au Liban a exprimé dans un tweet l'opposition de son pays à la candidature du chef de Zghorta. Pourtant, selon certains bruits de couloir, l'Arabie saoudite ne serait pas contre son élection, à condition qu'il choisisse l'ancien représentant permanent du Liban auprès des Nations unies Nawaf Salam comme premier ministre. Pour balayer les doutes quant à un probable « troc », Walid Boukhari a commencé une série de rencontres politiques en vue d'influer en faveur du camp de l'opposition Michel Moawad. Le récent rapprochement entre Téhéran et Riyad avec la médiation de Pékin pourrait redistribuer les cartes au Liban et favoriser ainsi un compromis entre les deux puissances régionales. D'ailleurs, le chef du Hezbollah a été l'un des premiers à réagir à la déclaration d'un futur échange d'ambassadeurs entre Téhéran et Riyad. « Ce développement important pourrait ouvrir des horizons dans toute la région, ainsi qu'au Liban », a précisé Hassan Nasrallah.

Indépendamment des hésitations saoudiennes, Sleiman Frangié peut compter sur la Syrie, l'Iran, mais également sur la Russie. En voyage à Moscou en mars 2022 pour rencontrer le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov, l'homme de Zghorta a critiqué la position officielle du Liban et appelé Beyrouth à se tenir aux côtés de Vladimir Poutine dans son conflit contre l'Ukraine. Le chef de Marada se targue également d'avoir de bons rapports avec Paris.

Âgé de 57 ans, le candidat du nord du Liban est un homme clivant aussi bien sur la scène libanaise que sur la scène régionale. Son alliance avec le Hezbollah et la Syrie d'Assad fait de lui un paria pour une partie de l'opposition. Mais sa force réside indubitablement dans son anticonformisme et sa résilience, et le zaïm n'en est pas à son coup d'essai pour atteindre le palais de Baabda.

Cependant l'accession au pouvoir est pavée d'embûches. Avant un compromis sur l'élection du général Aoun en octobre 2016, le pays avait connu deux ans et demi sans président et 46 séances infructueuses du parlement. Une chose est sûre, au pays du Cèdre il ne peut y avoir de président sans accord préalable des voisins régionaux qui influent les affaires de Beyrouth, à l'instar de l'Iran, de l'Arabie saoudite et de la Syrie, mais également des puissances occidentales comme la France et les États-Unis. Le zaïm de Zghorta sait donc ce qui lui reste à faire : prouver qu'il ne sera pas uniquement le candidat du Hezbollah et de Damas.


1NDLR. Traité inter-libanais signé le 22 octobre 1989, destiné à mettre fin à la guerre civile libanaise qui durait depuis 1975. Négocié à Taëf en Arabie saoudite, il est le résultat des efforts politiques d'un comité composé du roi Hassan II du Maroc, du roi Fahd d'Arabie saoudite et du président Chadli Bendjedid d'Algérie, avec le soutien de la diplomatie américaine.

2Janine Jalkh, « Sleiman Frangié, au nom du grand-père », 8 septembre 2022.

22.03.2023 à 06:00

« Le bleu du caftan ». Au Maroc, l'amour au fil du temps

Jean Stern

Un couturier marocain et son épouse tiennent un atelier traditionnel dans la médina de Salé. L'arrivée d'un apprenti va les bouleverser. Dans ce film magnifique et délicat de Maryam Touzani, qui sort ce 22 mars 2023 en France et en Belgique, les fragilités de l'amour s'avèrent d'une solidité à toute épreuve, à la vie à la mort. Les histoires d'amour ne finissent pas toujours mal, même si la part de tragique qu'elles peuvent contenir est souvent bien davantage prégnante que la beauté qu'elles révèlent. Le bleu (...)

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Texte intégral (1329 mots)

Un couturier marocain et son épouse tiennent un atelier traditionnel dans la médina de Salé. L'arrivée d'un apprenti va les bouleverser. Dans ce film magnifique et délicat de Maryam Touzani, qui sort ce 22 mars 2023 en France et en Belgique, les fragilités de l'amour s'avèrent d'une solidité à toute épreuve, à la vie à la mort.

Les histoires d'amour ne finissent pas toujours mal, même si la part de tragique qu'elles peuvent contenir est souvent bien davantage prégnante que la beauté qu'elles révèlent. Le bleu du caftan, le nouveau film de la réalisatrice marocaine Maryam Touzani, est d'abord le récit presque muet d'une histoire d'amour mutique entre deux hommes et une femme. Entre hétérosexualité et homosexualité, rien n'est vraiment dit sur la nature des rapports entre les personnages, nulle démonstration déclamatoire, à peine des effusions romantiques, et pourtant tout est montré de l'amour entre deux hommes dans le contexte d'un pays arabo-musulman où ses méandres ne sont pas toujours acceptés et compris. Cela n'est pas le moindre mérite de ce film d'une infinie délicatesse, magnifiquement réalisé et mis en musique, de mettre en scène des murmures imperceptibles, de ceux qu'on a du mal à reconnaître dans un pays comme le Maroc où l'amour différent — ou plutôt la différence en amour — fait partie des non-dits.

Halim (Saleh Bakri), un solide moustachu d'une cinquantaine d'années, aux yeux doux et bienveillants, est couturier dans la médina de Salé, grande ville populaire face à Rabat, de l'autre côté du fleuve Bouregreg. Halim tient boutique avec sa femme Mina (Lubna Azabal). Mina, une toute petite femme qui elle a le regard dur, est derrière le comptoir et affronte les clientes irascibles et capricieuses comme elle négocie avec les fournisseurs, tandis que Halim travaille dans l'arrière-boutique, sur un tabouret, à peine éclairé, au milieu des stocks de tissus et des bobines de fil. Halim ne parle pratiquement jamais, ou si peu, tant il est concentré par les gestes précis et répétitifs de son métier, penché des heures sur le fil et l'aiguille et la méticulosité de son travail.

Un « maalem » qui travaille à l'ancienne

Halim est spécialisé dans la réalisation de caftans, ces amples robes traditionnelles marocaines que les femmes arborent pour les grandes occasions, les mariages en particulier. Tissus, parures, formes, couleurs, chaque caftan est en soi une histoire unique. Halim y passe des heures, c'est un maalem, un maître, le nom commun des artisans marocains, et de ceux qui ont un savoir à transmettre. Il travaille à l'ancienne, tout est cousu et brodé manuellement, malgré les moqueries et les agacements des clientes. « La machine et la main c'est pareil, personne ne voit la différence », lâche l'une d'entre elles, mécontente des trop longs délais de fabrication de son caftan. Mais Mina et Halim ne lui répondent pas, c'est l'épouse du chef de la sûreté, rien n'est trop beau ni trop cher pour elle, elle paye « avec les pots-de-vin de son mari », il faut faire attention.

Pour faire face à une charge de travail pressante sur ce caftan bleu qu'on lui a commandé, et pour lequel il compte atteindre la perfection, Halim va engager un apprenti, Youssef (Ayoub Missioui). Ce jeune homme pauvre et solitaire, d'une incroyable beauté, au regard intense, est tellement timide qu'il en est lui aussi quasi mutique, comme Halim. Il semble n'avoir qu'un but, apprendre et comprendre le savoir-faire du maître-couturier si bienveillant et attentif à son égard que le trouble s'installe, presque imperceptible, même s'il n'échappe pas à Mina, qui s'avère plus revêche avec Youssef qu'avec les clientes pénibles. Cela va donner lieu à des affrontements sourds, où presque malgré elle Mina s'en prendra à Youssef, qu'elle voit comme une menace.

L'amour au-delà de la honte et des secrets

Car Halim a un secret, qu'il partage avec Mina, dans un non-dit aussi total que librement consenti entre ces deux époux qui s'aiment tendrement et profondément, multiplient les attentions gourmandes et les gestes d'affection l'un pour l'autre. Halim aime les hommes, il se rend régulièrement dans un hammam de Salé pour partager avec d'autres hommes comme lui du sexe furtif et muet. Cela donne lieu à des scènes magnifiques dans le clair-obscur du sauna, derrière les portes closes des cabines. Au Maroc, la règle de la pratique homosexuelle est le « pas vu pas pris », car l'homosexualité reste un délit pénal, et peut être punie de six mois à trois ans de prison. Halim s'abandonne comme d'autres dans des moments humides à l'ombre du hammam, il en sort et se remet aussitôt à l'ouvrage.

Pourtant, petit à petit, alors que le cancer qui ravage Mina s'aggrave, le jeu amoureux entre les deux époux et leur apprenti va prendre une autre dimension, sans qu'il soit besoin de se parler. Un plat qu'on partage, une cigarette qu'on allume, un fruit qu'on épluche, le magasin qu'il faut aller ouvrir et fermer, autant de gestes d'amour qui ne se font plus à deux, mais à trois, dans le huis clos de l'appartement de la mourante qui devient alors un espace mental totalement ouvert. Entre Halim, Mina et Youssef, rien ne s'est jamais dit, et pourtant tout semble désormais possible. Nulle honte entre eux, ni ambiguïté un peu malsaine. Youssef n'est pas le fils qu'ils n'ont pas eu, mais bien une personne avec qui ils partagent des instants d'intense bonheur alors que la mort approche. Un amoureux, pour ce couple en symbiose que forme Mina et Halim. Il faut saluer la performance des deux principaux comédiens. L'actrice belge Lubna Azabal, qui a été récemment à l'affiche de Pour la France de Rachid Hami, incarne une Mina d'une infinie délicatesse, malgré ses pointes d'aigreur, tandis que le Palestinien Saleh Bakri, issu d'une famille venue du théâtre, est un Halim d'une force expressive rare entre chien battu et tendre compagnon. C'est un film sur les regards, ceux qu'échangent Mina et Halim, et plus encore la façon dont le jeune Youssef, formidablement joué par Ayoub Missioui, les observe dans le secret de son désir.

« N'aie pas peur d'aimer » seront les derniers mots de Mina à Halim, tandis que Youssef est à leurs côtés, fidèle d'entre les fidèles. Mina part apaisée, Halim ne reste pas seul. La femme du chef de la sûreté pourra aller se rhabiller. Sa mesquinerie n'a pas triomphé de l'amour, et Le bleu du caftan laisse le spectateur en larmes, bouleversé par cette leçon d'amour éternel.

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Le bleu du caftan, de Maryam Touzani (2022)
avec Lubna Azabal, Saleh Bakri et Ayoub Missioui
2 h 04

Sortie en France le 22 mars 2023

21.03.2023 à 06:00

Comment le continent africain est devenu l'épicentre de l'activité djihadiste

Wassim Nasr

Si elle a été territorialement défaite en Irak et en Syrie en 2019, l'organisation de l'État islamique a mis les moyens depuis 2014 pour s'implanter en Afrique. Loin d'être un terrain secondaire, le continent est aujourd'hui l'épicentre d'une activité djihadiste qui voit dans les populations du Sahel la possibilité d'un renouveau de ses troupes. L'organisation de l'État islamique (OEI) s'est révélée au grand public à la faveur de la guerre en Irak, puis en Syrie, en particulier avec la déclaration de son (...)

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Si elle a été territorialement défaite en Irak et en Syrie en 2019, l'organisation de l'État islamique a mis les moyens depuis 2014 pour s'implanter en Afrique. Loin d'être un terrain secondaire, le continent est aujourd'hui l'épicentre d'une activité djihadiste qui voit dans les populations du Sahel la possibilité d'un renouveau de ses troupes.

L'organisation de l'État islamique (OEI) s'est révélée au grand public à la faveur de la guerre en Irak, puis en Syrie, en particulier avec la déclaration de son califat le 29 juin 2014 depuis la frontière syro-irakienne. Il était alors question de « corriger l'injustice coloniale des accords franco-britanniques de Sykes-Picot ».

Cet été 2014, les djihadistes de l'OEI jouissent d'un territoire aussi grand que celui de la Grande-Bretagne, à cheval entre les deux pays, et font la loi sur une population de huit millions d'individus. La bannière noire flotte au-dessus de grandes villes levantines chargées d'histoire. Deux coalitions politico-militaires, l'une sous commandement américain, l'autre menée par Téhéran et Moscou, se mettent en place pour les déloger. Pourtant, au lieu de mobiliser tous ses efforts pour protéger « son » territoire, l'OEI, en guerre aussi avec ses rivaux d'Al-Qaida et plusieurs factions locales, va poursuivre d'autres desseins. Comme 2012 a été l'année de l'expansion depuis l'Irak vers la Syrie, 2014 est celle de la conquête de l'Afrique. Le « Bureau des provinces lointaines » voit à ce moment-là le jour, et avec lui une stratégie africaine et mondiale du groupe, suivant l'impulsion de son chef Abou Bakr Al-Baghdadi. Nous tenterons dans cet article de donner quelques exemples non exhaustifs qui illustrent de manière explicite les premiers pas africains du groupe, et leurs spécificités souvent méconnues.

Syrte, préambule et épilogue libyen de l'OEI

De la même manière que les premiers djihadistes étrangers à fouler le sol syrien étaient des Libyens, le premier lieu d'implantation de l'OEI en Afrique et les premières prises de contrôle urbaines sur le continent se sont faits en Libye. Le pays représente ainsi le premier investissement extra levantin de l'organisation, même si sa présence s'y résume aujourd'hui à quelques dizaines de combattants éparpillés sur son étendue désertique, après la perte de son dernier bastion à Syrte.

Derna est la première ville où l'OEI s'est implantée en Libye, notamment avec des djihadistes libyens renvoyés chez eux dès les premiers mois de 2014. Ces derniers étaient regroupés en Syrie dans une unité appelée Katibat al-Battar qui avait une relative indépendance opérationnelle et médiatique. Ses membres participeront à toutes les grandes batailles de l'OEI, y compris celles de Deir ez-Zor dans l'est syrien et de Baiji en Irak. C'est même au sein de cette unité que sont passés plusieurs djihadistes francophones, belges et français, dont Abdel Hamid Aabaoud, le logisticien des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Il s'agit là d'une date charnière pour l'OEI en Libye. En juillet 2014, l'émir de l'unité en Libye, Al-Mehdi Abou Al-Abyad est assassiné à Derna. Pourtant, trois mois plus tard, l'organisation instaure un tribunal islamique et un « bureau des plaintes » dans la ville. En juin 2015, elle est expulsée de Derna par Majlis Choura Al-Moujahidin, un groupe armé proche d'Al-Qaida. Il en sera félicité dans une rare déclaration publique d'Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) à ce sujet.

En novembre 2014, alors que la « coalition internationale » a commencé ses opérations en Irak et en Syrie, Abou Bakr Al-Baghdadi décide d'envoyer en Libye un de ses compagnons de route et homme de confiance, Abou Nabil Al-Anbari, pour pallier les manquements des premiers envoyés à Derna. De son vrai nom Wissam Al-Zoubaïdi, ce dernier était commandant militaire et « gouverneur » de la province de Salaheddine en Irak. C'est sous son commandement et avec sa participation directe que le massacre de la base Speicher a eu lieu en juin 20141. Il a également commandé l'attaque de Samarra qui a servi de diversion en amont de la prise de Mossoul par l'OEI.

L'homme de confiance de Baghdadi consolidera l'OEI sur son premier territoire africain. Un de ses faits d'armes les plus importants est la prise de la ville de Syrte en juin 2015. Hasard du calendrier ou choix délibéré, Abou Nabil, de son nouveau nom de guerre libyen Abou Al-Moughira Al-Qahtani, a été finalement tué par une frappe américaine au sud de Derna dans la nuit du 13-14 novembre 2015, la même nuit où un commando de l'OEI dirigé par Abdelhamid Aabaoud mettait à feu et à sang la capitale française.

L'organisation va contrôler Syrte de juin 2015 à décembre 2016. Malgré la mort d'Abou Nabil, l'OEI conduit depuis la Libye l'attaque de Ben Guerdane en Tunisie le 7 mars 2016, mène une bataille de six mois pour défendre son bastion de Syrte et prépare sur le sol libyen l'attentat de Manchester au Royaume-Uni le 22 mai 2017.

On retrouve un autre personnage clef de l'OEI en Libye, également peu connu du grand public : le Bahreïni Turki Al-Binaali. Pourtant, il était et demeure, malgré son décès, un des idéologues et religieux les plus influents de l'organisation. Certes, il n'était pas un vétéran du djihad et n'avait pas connu le feu à l'instar d'Abou Nabil, mais il avait un CV fourni, avec des diplômes prestigieux en études islamiques, obtenus entre autres à l'Institut de l'imam Al-Ouzaai de Beyrouth. Il était surtout un des disciples du cheikh Abou Mohamed Al-Maqdissi, mentor d'Abou Moussaab Al-Zarkawi, le père spirituel de l'actuel État islamique, et l'un des théoriciens les plus influents du djihad moderne. Paradoxalement, Maqdissi deviendra un des plus grands détracteurs de l'OEI et de ses méthodes.

L'école de pensée d'Al-Binaali ne faisait pas l'unanimité au sein de l'organisation qui a connu de vrais remous idéologiques et structurels avec l'avènement d'adeptes de l'école de pensée de Hazemi — beaucoup plus radicale — à des postes de pouvoir au sein du groupe. Turki Al-Binaali est tué par une frappe américaine le 31 mai 2017 à Al-Mayadin, dans l'est syrien. Durant cette période, les tensions entre les deux écoles de pensée de l'OEI étaient à leur comble, ce qui s'est traduit par des campagnes d'arrestations, des exécutions et des défections.

L'allégeance de Shekau

Les tensions dogmatiques au Levant ont eu leurs équivalents aux abords du lac Tchad, là où une réussite africaine de l'OEI commençait à se consolider, pendant que tout le monde regardait du côté de l'Irak et de la Syrie. Le cas du lac Tchad et de l'allégeance de Jamaa't Ahl al-Sunna lil Daawa wal Jihad (Groupe de la sunna pour la prédication et le djihad, JAS), plus connu sous le nom de « Boko Haram », est un cas d'école.

Tout a commencé début 2015 avec le souhait d'AbuBakar Shekau, à la tête du JAS, de vouer allégeance au calife de l'OEI, Abou Bakr Al-Baghdadi. Un souhait reçu avec beaucoup de prudence de la part de ce dernier, vu la réputation de Shekau qui avait auparavant entamé un rapprochement — rapidement abandonné — avec AQMI. L'initiative sera finalement acceptée, mais sous conditions. Après Ansar Beït Al-Maqdess au Sinaï en janvier de la même année, c'est le deuxième groupe djihadiste qui voue allégeance avec armes et bagages à l'OEI. Un religieux « facilitateur » de ce rapprochement, Abou Malek, nous a exposé les principales conditions émises par l'OEI, entre autres la fin des prises d'otages d'enfants des autres communautés (à l'instar des filles de Chibok), le retrait médiatique de Shekau, la nomination d'un porte-parole désigné et l'exigence que toute communication doive passer par les organes médiatiques de l'OEI.

Ces conditions — respectées un temps — et couplées avec l'apport immatériel de l'OEI central en matière de tactique, d'organisation et d'administration, contribueront à l'amélioration des capacités et de l'emprise du groupe d'une manière considérable. Mais Shekau ne tardera pas à déroger à la charte en s'attaquant à des rivaux au sein de son groupe. Plusieurs commandants et un imam sont exécutés pendant la prière de l'Aïd al-Adha. Le même Abou Malek — qui a déchanté — nous a rapporté ces informations, avec plusieurs enregistrements privés à l'appui, pour démontrer le ghoulou ou l'extrémisme de Shekau. Il voulait ainsi nous expliquer la destitution de Shekau par l'OEI en 2016, au moment où l'organisation elle-même faisait face aux mêmes accusations en son sein. Shekau acculé active sa ceinture explosive et meurt arme à la main en tuant certains de ses anciens compagnons dans la forêt de Sambissa le 19 mai 2021. Son groupe lui a survécu.

Cette guerre intestine n'a pas empêché la province « Afrique de l'Ouest » de l'OEI de devenir la branche la plus puissante et la plus territorialisée du groupe, avec un rudiment d'administration et un rayon d'action qui ne cesse de croître, que ce soit en termes d'opérations militaires, d'attaques contre les communautés chrétiennes ou d'attaques visant les représentations officielles qui touchent désormais le centre du pays et l'État de Kogi, où une voiture piégée a raté de peu le président nigérian sortant, Muhammadu Buhari, à Okene le 29 décembre 2022.

« L'erreur syrienne » jette son ombre sur le Sahel

L'OEI adapte sa stratégie selon la contrée africaine où il s'implante. Sa branche sahélienne, aujourd'hui « État islamique province du Sahel », n'a pas eu cette dénomination avant la mort de son fondateur, Abou Al-Walid Al-Sahrawi, tué par les forces françaises au Mali le 17 août 2021. Il s'avère que l'OEI n'avait pas une totale confiance en lui, l'estimant toujours proche de ses anciens compagnons de route d'Al-Qaida, Baghdadi ne voulant pas renouveler l'erreur commise en Syrie avec Abou Mohamad Al-Joulani. Mandaté pour rejoindre la Syrie par l'État islamique d'Irak en 2012, Joulani s'en émancipe et voue allégeance à Al-Qaida en 2013 avant de s'en émanciper aussi pour fonder le groupe connu aujourd'hui comme Hay'at Tahrir Al-Cham (HTC). HTC renie le « djihad global », combat activement les deux organisations dans le réduit rebelle d'Idlib et cherche un rapprochement avec la communauté internationale.

L'allégeance de Sahrawi au groupe restera sans reconnaissance publique plus d'une année, jusqu'en octobre 2016. La présence au Sahel ne sera pas officiellement démontrée avant mars 2019, depuis le Burkina Faso, année d'une montée en puissance inédite du groupe, avec des attaques et des affrontements qui ont fait plusieurs dizaines de morts chez les militaires maliens et 14 chez leurs homologues français en novembre au Mali, à Tabankort et Indelimane. D'autres attaques ont également eu lieu au Niger et au Burkina Faso. Toutes ont été revendiquées par l'OEI « province Afrique de l'Ouest ». Avant cette période, même l'opération de Tongo-Tongo en octobre 2017, pendant laquelle quatre « bérets verts » américains et quatre militaires nigériens ont été tués, n'a pas suscité de réaction officielle de la part des organes de l'OEI central. Le groupe Province Afrique de l'Ouest l'inclura toutefois en janvier 2020 dans sa toute première longue vidéo (31 minutes) diffusée depuis le Sahel.

Cette vidéo de propagande marquera le point de non-retour avec AQMI et la fin de l'exception sahélienne. Jusque-là, cette région était la seule au monde où les deux groupes ne s'affrontaient pas directement. Depuis, leurs combats sont devenus d'une violence inouïe. Les batailles qui les ont opposés dans le Ménaka (Mali) ou dans la région d'Ansongo tout le long de l'année 2022 ont fait des centaines de morts des deux côtés, sur des territoires où les populations civiles sont désormais sommées de prendre parti.

Aucun des deux groupes n'a jusqu'ici pris le dessus sur son rival, mais chacun d'eux a évolué. L'OEI Sahel a augmenté son rayon d'action d'une manière inédite en tapant aux portes des villes de Gao et de Ménaka, tout en sanctuarisant une partie du territoire malien. Le Jama'at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM) a augmenté sa portée politique dans des zones où sa présence était relativement timide, en se positionnant comme le défenseur des populations face à l'OEI qui a commis plusieurs massacres dans la région. Dans une interview qui nous a été accordée par l'émir d'AQMI2 Abou Oubaïda Youssef Al-Aanabi, ce dernier qualifie les combattants de l'OEI de khawarij, des « déviants » de la foi, ce qui rend par conséquent leur sang versé devient « licite » et les combattre « une priorité ».

Dans sa dernière production médiatique, la Province Afrique de l'Ouest de l'OEI s'est attaquée, à quelques jours du début du scrutin présidentiel au Nigeria et en langue haoussa et arabe, aux fondements de la démocratie et des processus électoraux en général, et au Nigeria en particulier. Quelques jours plus tard, l'OEI diffusait des photos de ses djihadistes au Nigeria, en République démocratique du Congo (RDC) et au Mozambique, en train de visionner la vidéo en question. Des anachid (chants religieux ou djihadistes sans instruments de musique) et des vidéos de propagande sont produites en différentes langues locales. Plusieurs unes du journal hebdomadaire de l'OEI Al-Nab'a sont désormais consacrées à l'activité du groupe en Afrique : en Somalie, au Mozambique, en RDC, au Cameroun, au Nigeria, au Tchad, au Niger, en Libye, au Mali, au Burkina Faso et au Bénin. L'OEI a déjà commis des attaques en Égypte, en Algérie et en Tunisie. Des flux financiers à son profit ont été décelés et/ou démantelés au Kenya et en Afrique du Sud. Mais en dehors de la Libye, les seules agglomérations urbaines tombées un temps sous le contrôle de l'OEI sont Mocimboa da Praia et Palma au Mozambique. Nous sommes donc encore très loin du modèle califal levantin, synonyme de continuité territoriale et d'emprises urbaines.

Ces exemples sont loin de résumer l'activité de l'OEI sur le continent africain, mais ils montrent que le groupe a au moins depuis 2013 une stratégie pour son expansion africaine, consistant à récolter l'allégeance de groupe préexistants. Malgré l'éloignement, les entraves sécuritaires et les pertes humaines dans ses rangs, son commandement maintient son autorité sur ses filiales africaines, et entretient un intérêt constant pour l'Afrique, désormais épicentre de l'activité djihadiste dans le monde.

Le continent n'est pas une roue de secours pour l'OEI, comme certains se plaisent à le répéter, mais un objectif antérieur à sa perte de territoire, et en adéquation avec son dogme prophétique du « renouveau de la Oumma ». Pour certains idéologues de l'OEI, la sunna (la loi) de l'istibdal, cette notion de remplacement des musulmans qui ont délaissé leur religion par d'autres qui sont prêts à la défendre, souvent mise en avant par les groupes djihadistes, trouve sa traduction en Afrique.


1Des photos diffusées sur les réseaux sociaux ont montré des combattants masqués de l'OEI tirant à bout portant sur des soldats irakiens dont les mains étaient liées, devant des tranchées qu'ils avaient été obligés de creuser. On estime le nombre de victimes entre 560 et 770 morts. Lire « Irak : L'État islamique a procédé à de nouvelles exécutions à Tikrit », Human Rights Watch, 2 septembre 2014.

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