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28.05.2024 à 06:00

L'histoire coloniale est aussi une histoire nationale

Sarra Grira, Michael Pauron

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Haro sur les statues ! Des Français sous influence voudraient détrousser la République de sa gloire d'antan : Jean-Baptiste Colbert, Louis Faidherbe, Thomas Bugeaud… Ces statues, témoins d'un « glorieux » passé, ne seraient plus les bienvenues à l'ère du totalitarisme de la pensée unique… et « woke ». Une pensée dont les disciples n'ont plus que le mot « colonialisme » à la bouche. Pendant ce temps, on apprenait au mois de mars la volonté du maire de Toul (est de la France) d'ériger une (…)

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Texte intégral (2852 mots)

Haro sur les statues ! Des Français sous influence voudraient détrousser la République de sa gloire d'antan : Jean-Baptiste Colbert, Louis Faidherbe, Thomas Bugeaud… Ces statues, témoins d'un « glorieux » passé, ne seraient plus les bienvenues à l'ère du totalitarisme de la pensée unique… et « woke ». Une pensée dont les disciples n'ont plus que le mot « colonialisme » à la bouche. Pendant ce temps, on apprenait au mois de mars la volonté du maire de Toul (est de la France) d'ériger une statue en l'honneur de l'officier parachutiste Marcel Bigeard, tortionnaire en Algérie.

Cette petite musique ne date pas d'hier. Le 2 octobre 2020, dans son « discours contre les séparatismes » aux Mureaux (banlieue parisienne), Emmanuel Macron prononça ces quelques phrases :

Nous voyons des enfants de la République, parfois d'ailleurs, enfants ou petits-enfants de citoyens aujourd'hui issus de l'immigration et venus du Maghreb, de l'Afrique subsaharienne, revisiter leur identité par un discours postcolonial ou anticolonial. Nous voyons des enfants dans la République qui n'ont jamais connu la colonisation, dont les parents sont sur notre sol et les grands-parents depuis longtemps, mais qui tombent dans le piège là aussi méthodique de certains autres qui utilisent ce discours, cette forme de haine de soi que la République devrait nourrir contre elle-même.

Ainsi parla l'homme qui, avant d'être élu, se targuait d'appartenir à « une génération qui n'a jamais connu l'Afrique coloniale », et qui qualifiait à Alger la colonisation de « crime contre l'humanité ». Mais il a cédé le pas à un président pour qui l'expérience serait garante d'une légitimité, et où l'argument d'autorité prime sur la connaissance historique. Car c'est une double rupture qu'Emmanuel Macron – comme beaucoup d'autres – exige des « enfants de la République », qu'ils soient d'ici ou « d'ailleurs » : une rupture avec l'histoire, mais aussi géographique, entre le territoire métropolitain et ceux des anciennes colonies, pourtant administrées par cette même France, à la fois République et empire (colonial). Balivernes, nous dit-on. Ce qui s'est passé dans les colonies reste dans les colonies.

Séparer le héros du colon

À prendre les défenseurs des statues au mot, on se demanderait pourquoi l'espace public est saturé de références historiques : Jaurès, Verdun, Stalingrad, Leclerc... Que disent en effet ces monuments, ces noms de rues ou de stations de métro à celles et ceux « qui n'ont jamais connu » ce passé ?

Qu'on ne s'y trompe pas : ce n'est pas à l'amnésie nationale que les détracteurs du discours postcolonial invitent, mais à une mémoire soigneusement sélective rythmée par les commémorations et journées du souvenir1. De même que l'on appellerait à « séparer l'homme de l'artiste », il faudrait apprendre à séparer le général Faidherbe, commandant de l'armée du Nord contre les Prussiens, du gouverneur colonial du Sénégal ; séparer le maréchal Joseph Gallieni, héros de la guerre de 14-18, de celui qui organisa des exécutions sommaires massives dans les rangs de la résistance malgache. Penserait-on aujourd'hui à ériger une statue en l'honneur du maréchal Philippe Pétain, héros de la « Grande Guerre », en omettant soigneusement sa responsabilité directe dans la déportation des juifs de France ?

Ainsi, dans la défense de ces statues érigées, on joue une histoire contre l'autre : celle du récit national contre celle des vaincus, celle des héros de « nos » guerres contre celle des colonisés, ceux-là qui n'avaient pas eu voix au chapitre.

La France éternelle, immémoriale se veut une et indivisible. L'histoire-mémoire officielle a longtemps eu ses zones d'ombre, ses mythes et ses tabous. Elle a occulté le destin des minorités vaincues ou dissidentes – Cathares, Croquants, Camisards, Vendéens, esclaves, mutins de 1917. Elle les a privées d'existence mémorielle. Ce fut le cas des peuples colonisés2.

Mais il y a eu depuis des historiens – des femmes et des hommes de science donc – qui ont cherché, fouillé, écrit, remonté l'histoire, non pas celle de territoires lointains, mais celle de la France ; l'histoire de ce que la France a fait, ailleurs qu'en métropole, et de ce que cette histoire charrie toujours avec elle dans l'inconscient collectif. Comprendre la continuité – pas seulement symbolique mais effective et affective –, en ligne droite, de l'Indochine à Alger, en passant par la Guadeloupe, la Réunion et la Seine-Saint-Denis, où le préfet de la République Pierre Bolotte avait mis tout son savoir-faire colonial au service de la Brigade anti-criminalité (BAC). Comprendre aussi que s'indigner devant la réhabilitation des collaborateurs de Vichy ne peut avoir tout son sens que si l'on refuse, d'un même geste, de rétablir les tortionnaires de l'armée française en Algérie.

Deux mondes en chiens de faïence

Et s'interroger. Que ressent un Lillois, arrière-petit-fils de Sénégalais, lorsqu'il passe chaque matin et chaque soir devant la statue monumentale de Faidherbe ? Que ressent une parisienne descendante d'Algérien lorsqu'elle passe avec ses enfants devant la statue du général Bugeaud, ce militaire qui a eu recours aux « enfumades » dans le pays de ses ancêtres ? Qu'ont fait ces citoyens à la « République » pour qu'elle continue de leur infliger ce spectacle ?

Renoncer à faire cet inventaire patrimonial revient à invisibiliser une large partie des « enfants de la République », nier « leur » histoire et donc nier « notre » histoire commune – bonne ou détestable. Faut-il déboulonner les statues ? Peut-être, ou peut-être pas. Mais qu'importe : les réactions que provoque l'énonciation de ce simple mot suffit à éclairer cette dichotomie mémorielle.

Lorsque, en 2020, à la suite de l'assassinat de George Floyd aux États-Unis, des manifestations contre certaines statues eurent lieu en Europe, deux mondes se sont regardés en chiens de faïence. Manifestations, contre-manifestations. Action, réaction(naire) : face à la demande légitime d'une partie de la population de moderniser son espace public à la lumière de son histoire douloureuse, les cerbères d'un récit passéiste et colonialiste ont fait tomber les masques.

Selon eux, déboulonner la statue d'un militaire ayant participé aux guerres coloniales reviendrait à renier l'histoire de France. Une bien étrange défense alors que, de tout temps, des statues ont été érigées, puis déboulonnées, au gré des époques, des guerres et des révolutions. A-t-on oublié l'histoire de la Seconde guerre mondiale au motif que les références à Hitler ont été effacées de l'espace public ? Bien sûr que non, les livres d'histoire sont là pour rappeler qui il était, et ce qu'il a fait.

En Belgique, où la statue de Léopold II a été attaquée, les défenseurs de celui qui mutila et massacra des dizaines de milliers de Congolais affichaient ce slogan : « Je ne renie pas mon histoire. » C'est justement ne pas renier son histoire que de remettre en cause l'édification de statues de criminels de guerre dans « notre » espace public : celui-ci appartient à toutes et à tous et il est légitime de se sentir offusqué à la vue d'un personnage qui a peut-être massacré ses aïeux où, tout simplement, qui a entaché par certaines de ses actions l'histoire d'un pays qui prône des valeurs opposées et auxquelles nous sommes attachés.

Un récit national en pointillé

Le débat autour de cette question – le « déboulonnage » – a finalement été peu suivi. Comme si les évènements de 2020 n'avaient été qu'une colère éclair de quelques radicaux manipulés. Mais, alors que le « vivre-ensemble » et la notion de « communauté nationale » semblent plus que jamais ne vouloir s'adresser qu'à quelques-uns, excluant les autres, la question de la représentation devrait être au cœur des débats, et des décisions fortes devraient être prises.

Alors, face à ce récit national à la carte et en pointillé, n'est-il pas temps d'embrasser les faits dans leur totalité ? Pourquoi avoir tant peur de raconter l'histoire, toute l'histoire nationale ?

Il n'est pas bon, mes compatriotes, vous qui connaissez tous les crimes commis en notre nom, il n'est vraiment pas bon que vous n'en souffliez mot à personne, pas même à votre âme, par crainte d'avoir à vous juger. Au début vous ignoriez, je veux le croire, ensuite vous avez douté, à présent vous savez, mais vous vous taisez toujours. Huit ans de silence, ça dégrade. [...] Il suffit aujourd'hui que deux Français se rencontrent pour qu'il y ait un cadavre entre eux. Et quand je dis : un... La France, autrefois, c'était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d'une névrose3.

Jean-Paul Sartre, qui a écrit ces lignes en conclusion de la préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, témoigna cette même année 1961 au procès dit du « Réseau Jeanson », ces porteurs de valises français qui, par leur engagement aux côtés du peuple algérien dans sa lutte anticoloniale, sauvèrent l'honneur de la France – puisque c'est de cela, au fond, qu'il s'agit. Mais quelle idée peut-on aujourd'hui avoir de la grandeur de son pays, si celle-ci doit passer par le déni de ses crimes ?

Au procès Jeanson, Sartre eut ces mots qui, mutatis mutandis, gardent aujourd'hui toute leur actualité :

Les Français qui aident le FLN ne sont pas seulement poussés par des sentiments généreux à l'égard d'un peuple opprimé et ils ne se mettent pas non plus au service d'une cause étrangère, ils travaillent pour eux-mêmes, pour leur liberté et pour leur avenir. Ils travaillent pour l'instauration en France d'une vraie démocratie.

Regarder « notre » histoire en face, admettre les crimes de « l'empire », soustraire au regard des citoyens français les auteurs de ces « crimes contre l'humanité » (ou à tout le moins les accompagner d'une note explicative complète) enverrait un message clair : « La République reconnaît ses crimes passés, intègre “votre” histoire car celle-ci fait partie de la “nôtre”, partagée par une communauté dont vous êtes des membres légitimes. »

Pour la liberté et pour l'avenir, il est temps de reconnaître que l'histoire coloniale est aussi une histoire nationale.

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Cet éditorial a été écrit à l'occasion de la conférence-débat qu'organisent Orient XXI et Afrique XXI sous le titre : « Statues coloniales, une histoire passée ? ».
QUAND ? Jeudi 30 mai, à 19 heures.
 ? Maison de la vie associative et citoyenne (salle Madeleine-Reberioux), 76, rue Daguerre, Paris.


1liste disponible ici (PDF).

2Jeanyves Guérin, Albert Camus. Littérature et politique, Champion classiques, 2013.

3Jean-Paul Sartre, « Préface à l'édition de 1961 » dans Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, La Découverte, 2011.

28.05.2024 à 06:00

« Le comportement des enfants de Gaza a beaucoup changé »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami voit désormais cette ville se vider à son tour et les déplacés reprendre la route de leur exil interne, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet (…)

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Texte intégral (1663 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami voit désormais cette ville se vider à son tour et les déplacés reprendre la route de leur exil interne, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Dimanche 26 mai 2024.

Hier, j'ai vu mon petit Walid courir après les chats, cherchant à les frapper avec un bâton. Je me suis aperçu que son caractère changeait. Sabah, ma femme, m'a montré les vidéos qu'on prenait de lui au début de la guerre, où il caressait les chats et leur faisait des bisous. Avant, il était proche des animaux.

Sa voix non plus n'est plus la même. Avant, il parlait très doucement. Aujourd'hui, il s'exprime souvent en parlant très fort, même pour dire des choses banales. Est-ce à cause de ces presque huit mois de guerre que la violence monte en lui ? Je le crois. J'ai constaté la même chose chez les enfants de mes amis. Et je pense que ce changement va rester au moins un bon moment. Je croyais pouvoir protéger mon fils en lui faisant croire que tout ce qu'il se passe est une sorte de cirque. Quand les Israéliens bombardent, on applaudit ensemble, comme si c'était un jeu, et comme si les applaudissements éloignaient le danger. Mais nous ne vivons pas seul, et Walid voit bien que les autres ont peur, qu'ils sursautent, qu'ils crient et qu'ils rentrent chez eux en courant. Il comprend que le danger est toujours là.

« La société va longtemps pâtir des conséquences de cette guerre »

Je réfléchis à ces changements qui ne sont pas anodins. La guerre touche profondément la société palestinienne, et on en verra les conséquences à long terme. Le comportement des enfants de Gaza a beaucoup changé. Il ne faut pas fermer les yeux, il faut voir les choses telles qu'elles sont. Ce sont d'abord et en majorité des adolescents de douze-quinze ans qui ont commencé à attaquer les camions d'aide alimentaire, avant que ces attaques soient organisées par des grandes familles de la bande de Gaza. Ces jeunes attaquaient l'aide car eux et leurs familles avaient faim, mais c'était aussi pour eux une sorte de jeu. Mais je crains qu'ils ne continuent de penser à l'avenir que tous les moyens sont permis pour rapporter à manger, et que dans ce cas il est naturel de voler. Ces enfants abandonnés risquent de fournir des recrues de choix pour les factions armées. Les traumatismes et les mémoires se transmettent d'une génération à l'autre. Nous n'avons pas vécu la Nakba, mais nos parents nous en ont transmis le traumatisme. Les enfants d'aujourd'hui transmettront à leurs enfants l'angoisse et la violence qu'ils sont en train de vivre.

Cela contribuera à la division de notre société. On va avoir beaucoup de problèmes après la guerre… outre les problèmes psychologiques et les symptômes post-traumatiques, la société elle-même va en pâtir à long terme. Quand je vois que des familles entières ont été rayées de l'état civil, que le nombre de morts s'élève sans doute à plus de 40 000 en comptant les disparus, je me demande combien d'orphelins vont se trouver livrés à eux-mêmes. Et comment va-t-on régler les questions d'héritages ? Qui va hériter de qui ? En outre, le stress de la guerre cause de nombreux divorces. On en a eu un aperçu lors de la guerre de 2014. Déjà avec 2 100 morts, on avait eu une foule de procès devant les tribunaux. Les familles et les belles-familles se déchiraient pour des questions d'héritage et d'argent. Mais là, l'ampleur des problèmes sera sans commune mesure.

« La guerre oblige les femmes à travailler »

Un autre grand changement est en train de se produire, et qui concerne les femmes, et que je constate là aussi dans ma propre famille. Je vois comment Sabah a changé. Toutes les femmes changent. Nous sommes une société conservatrice. Dans cette société, la femme est considérée comme placée sous la protection des hommes, de son père, de son mari, de ses fils. Mais le rôle de la femme évolue.

Au début de la guerre, je me rappelle très bien que les femmes avaient honte de faire la queue pour aller aux toilettes, ou même pour acheter du pain. Aujourd'hui, ça devient presque normal. Elles font la queue pour l'eau, pour le pain, pour recevoir de l'aide alimentaire. Les femmes et même les jeunes filles sont sur les marchés : elles vendent, achètent. Dans la rue on voit des femmes et des jeunes filles qui vendent le pain qu'elles ont cuit. Cela n'existait pas avant. Je crois qu'après la guerre, les femmes vont jouer un rôle beaucoup plus important. Pas parce que l'état d'esprit a changé ; c'est la guerre qui oblige les femmes à travailler. C'est la guerre qui produit cette mixité. Je me souviens très bien de l'attitude de Sabah quand des amis – des hommes - venaient à la maison. Par timidité, elle préférait ne pas rester avec nous. Elle voulait que je l'accompagne au marché, elle ne voulait pas sortir, elle préférait toujours qu'on soit seuls, entre nous.

Maintenant, elle préfère sortir de la maison, s'asseoir sur une chaise en plein air, boire un café dehors, regarder les gens. Elle ne parle plus de la même façon. Avant, quand elle parlait aux enfants, c'est à peine si j'entendais le son de sa voix. Elle ne criait pratiquement jamais. Aujourd'hui, cela lui arrive souvent. Peut-être est-ce une façon d'exprimer sa peur à voix haute. J'ai remarqué cette évolution des caractères chez toutes les femmes de la société gazaouie, à des degrés différents. Ma famille et moi, je l'ai déjà dit, nous vivons un peu dans un cinq étoiles par rapport à la grande majorité des déplacés : nous avons une place à nous dans un appartement. Jusqu'à présent, nous n'avons pas vécu sous une tente, dans un camp de fortune. Mais les changements sont plus visibles pour les femmes qui sont dans cette situation.

« Le rôle du père n'est plus le même »

Les hommes aussi ont changé. Tout ce qu'ils interdisaient à leur femme, à leurs filles, à leurs sœurs, ils le permettent à présent, toujours parce que la guerre les y oblige. Dans les camps, les femmes et les hommes se partagent le travail de survie, et souvent ce sont les femmes qui font tout, ou presque. Elles font la queue pour la nourriture, elles préparent les repas en public à côté des tentes, exposées à tous les regards, alors qu'avant c'était quelque chose qui ne se faisait pas, cela tenait du sacré. Les femmes ne devaient pas voir les hommes, et les hommes ne devaient pas regarder les femmes. Aujourd'hui, c'est devenu normal, ça ne choque plus. Tout cela en près de huit mois de guerre. C'est trop rapide.

Je me suis d'ailleurs posé la question : est-ce que j'ai changé, moi aussi ? On voit les autres, mais est-ce qu'on se voit soi-même ? J'ai demandé à Sabah. Elle m'a répondu : « Non, tu n'as pas changé. » Peut-être qu'elle me dit ça pour me ménager, peut-être qu'en fait j'ai évolué, vers le pire ou le meilleur, et qu'un jour elle me dira : « Pendant la guerre, il s'est passé telle ou telle chose qui t'a changé. » En tout cas, je pense que le rôle du père n'est plus le même. Avant, c'était lui qui protégeait sa famille, qui la nourrissait. Maintenant c'est l'enfant qui attaque les camions, c'est l'enfant qui va chercher à manger. Je crois donc que même la relation père-enfant va changer aussi, parce que le père aura perdu son rôle de protecteur. Et c'est pour ça que je crois que cette guerre va beaucoup transformer notre société, malgré nous.

La condition des femmes évoluera, elles s'intégreront mieux dans la société, comme ça s'est passé en France pendant et après la Seconde guerre mondiale, quand elles ont remplacé les hommes qui étaient prisonniers en Allemagne. Cela fera partie des évolutions positives. Mais d'autres mutations le seront beaucoup moins. Va-t-on vers le meilleur ou vers le pire ? On le saura rapidement. Mais si la société se déchire, il n'y aura plus de vie.

27.05.2024 à 06:00

« Moudawana » au Maroc. Le code de la famille en débat

Omar Brouksy

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Près de 20 ans après l'adoption d'une importante réforme du statut de la famille (Moudawana), qui concernait surtout les droits des femmes, un nouveau projet portant sur lesdits droits est en discussion. Présenté comme en continuité avec le précédent, il fait face à de fortes oppositions qui compromettent la dynamique du changement. En dernière instance, la décision appartient au seul roi Mohamed VI. Dans un discours à son « cher peuple » en juillet 2022, le roi Mohammed VI avait lui-même (…)

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Texte intégral (2798 mots)

Près de 20 ans après l'adoption d'une importante réforme du statut de la famille (Moudawana), qui concernait surtout les droits des femmes, un nouveau projet portant sur lesdits droits est en discussion. Présenté comme en continuité avec le précédent, il fait face à de fortes oppositions qui compromettent la dynamique du changement. En dernière instance, la décision appartient au seul roi Mohamed VI.

Dans un discours à son « cher peuple » en juillet 2022, le roi Mohammed VI avait lui-même pointé les « imperfections » des changements réalisés 20 ans plus tôt :

Dans un premier temps, le code de la famille a représenté un véritable bond en avant ; désormais, il ne suffit plus en tant que tel. L'expérience a en effet mis en évidence certains obstacles qui empêchent de parfaire la réforme initiée et d'atteindre les objectifs escomptés.

À l'époque, contrairement aux revendications des associations féministes laïques, la polygamie n'avait pas été abolie, même si elle a été conditionnée par « l'autorisation » de la première épouse (20 000 demandes d'autorisation recensées entre 2017 et 2021). La femme hérite toujours la moitié de ce qu'hérite l'homme, et le mariage des femmes mineures est interdit, mais le juge de la famille dispose d'un « pouvoir de discernement » qui lui permet, bien souvent, de « valider » ce type d'union1.

C'est donc en partant de ces « imperfections » qu'en septembre 2023, une instance consultative, entièrement nommée par le roi, a été chargée d'élaborer un projet de réforme de la Moudawana. Mais sa composition pose problème à cause du conservatisme et du statut trop officiel de ses membres. Outre le ministre de la justice, Abdellatif Ouahbi, l'instance comprend El Hassan Daki, procureur général du roi près la cour de cassation, président du ministère public, et Mohammed Abdennabaoui, président délégué du conseil supérieur du pouvoir judiciaire. À ce trio incarnant les hautes sphères du pouvoir judiciaire se sont greffées trois personnalités tout aussi officielles : la ministre de la solidarité, de l'insertion sociale et de la famille, Aawatif Hayar, la présidente du Conseil national des droits de l'homme (CNDH, organisation officielle), Amina Bouayach, et le secrétaire général du Conseil supérieur des oulémas, qui représente l'islam officiel, Mohamed Yssef.

La société civile ? Les associations de défense des droits des femmes ? Les partis politiques ? Tout simplement absents, même si le chef du gouvernement, Aziz Akhennouch, assure les avoir « largement consultés ». Le 30 mars 2024, une première mouture du projet de réforme a été remise par ce dernier au roi, qui décidera en dernière instance. La copie définitive sera ensuite soumise à un parlement téléguidé par le palais royal ; elle sera donc adoptée comme une lettre à la poste2.

600 à 800 avortements clandestins par jour

Les informations qui ont pu filtrer sur le contenu du projet royal semblent indiquer que concernant ce qui est explicitement mentionné par le texte coranique, la montagne risque d'accoucher d'une souris. La polygamie ne sera pas abolie, même si elle ne concerne que 0,66 % des autorisations de mariage selon les derniers chiffres du ministère de la justice ; les femmes continueront d'hériter la moitié de ce qu'héritent les hommes, même si la pratique du testament sera juridiquement reconnue et adoptée, selon les mêmes informations, et élargie aux petits-enfants3 ; les rapports sexuels en dehors du mariage seront toujours interdits et sanctionnés de peines de prison ferme, ainsi que les interruptions volontaires de grossesse (IVG). Selon les ONG, entre 600 et 800 avortements sont pratiqués clandestinement chaque jour au Maroc. Le monarque avait rappelé dans son discours du 30 juillet 2022 :

En qualité d'Amir Al-Mo'uminine (commandeur des croyants), et comme je l'ai affirmé en 2003 dans le discours de présentation du code devant le parlement, je ne peux autoriser ce que Dieu a prohibé, ni interdire ce que le Très-Haut a autorisé, en particulier sur les points encadrés par des textes coraniques formels.

Les changements les plus en vue devraient concerner surtout les relations entre époux. Objectif, renforcer le principe d'égalité en droits et devoirs entre conjoints, qui auront ainsi, tous les deux et au même titre, « la tutelle juridique » sur la famille, un statut aujourd'hui réservé au seul mari. En outre, aucune discrimination ne devrait exister entre l'enfant né en dehors, ou dans le cadre du mariage. La mère divorcée pourra aussi se remarier sans perdre la garde de l'enfant. Enfin, l'obligation pour le mari non musulman de se convertir à l'islam avant son mariage avec une Marocaine devrait être supprimée.

Mais ces « propositions », ayant un caractère purement consultatif, doivent encore être validées au palais royal. Le « commandeur des croyants », qui est en même temps le chef du pouvoir exécutif, doit surfer entre plusieurs vagues de l'islam politique pour maintenir la prééminence de sa légitimité religieuse. Le statut de la femme, comme d'autres questions d'ailleurs4, est souvent utilisé tant par la monarchie que par les islamistes comme mécanismes de légitimation et de mobilisation de la religion à des fins politiques.

Guerre des légitimations

La frilosité du souverain quant aux réformes du statut de la femme s'explique ainsi par l'envie de se présenter, d'un côté, comme un commandeur des croyants (un statut constitutionnel qu'il utilise pour légitimer ses pouvoirs absolus) « ouvert et moderne » et, de l'autre, un chef monopolisant le champ religieux et cultuel face aux courants de l'islam politique. Ce dilemme génère une ambivalence acrobatique et une guerre des légitimations5 dans lesquelles les droits des femmes, pris en otage, deviennent un enjeu politique, voire politicien.

Pour les courants islamistes, et notamment le Parti de la justice et du développement (PJD), la réforme du statut de la femme est un important vecteur de mobilisation idéologique d'un électorat qui les a cruellement désertés en septembre 2021, réduisant leur présence au parlement à 13 députés. Ils veulent se présenter en gardiens du temple religieux face à une Europe dont les valeurs menaceraient la spécificité et l'identité musulmanes de la société et de l'État marocains. Ainsi, dans une allocution devant ses militants le 3 mars 2024, Abdelilah Benkirane, secrétaire général du PJD, fustige6 :

Ils veulent l'égalité en matière d'héritage et le testament. C'est quoi le testament ? C'est le fait de répartir son argent par testament à qui on veut : le fils, la fille, la femme, le frère, le père, la mère, le chat, la chienne… C'est ce qu'il y a en Europe. Tout ça nous vient de l'Europe. Et parce que ça nous vient de l'Europe, regardez ce qu'il y a en Europe. À l'heure où je vous parle, il y a toute une tempête autour de l'héritage de Johnny Hallyday, et à l'heure où je vous parle, il y a toute une tempête autour de l'héritage d'Alain Delon alors qu'il n'est même pas encore mort. On va passer toute notre vie aux tribunaux si cette réforme passe.

Dans ce même discours, il appelle également ses militants à être prêts pour organiser « une marche nationale de plus d'un million de personnes. »

L'autre mouvance de l'islam politique, l'association Justice et bienfaisance (Al Adl Wal Ihsane), adopte quant à elle un discours moins populiste en mettant surtout en avant la centralité du référent islamique. Pour cette association politique interdite, mais tolérée, tout projet de réforme qui irait à l'encontre de ce référentiel « devrait être rejeté ».

Une réforme en s'appuyant sur l'islam

À côté de ces deux tendances — où le politique et le religieux s'imbriquent en tant qu'enjeu de pouvoir —, un troisième courant défend la réforme de la Moudawana en s'appuyant sur l'islam. L'une de ses représentantes, assez médiatisée, est Asma Lamrabet, médecin-biologiste de formation. Tout en épargnant soigneusement le roi, elle se présente comme une musulmane partisane d'une « réforme de l'intérieur » de la religion, « ouverte à l'évolution sociétale », même lorsque l'inégalité homme-femme est consacrée par un texte coranique limpide. L'exemple le plus emblématique est, évidemment, la question de l'héritage :

Une famille sur cinq est prise en charge matériellement par les femmes. Leur contribution financière au niveau de la famille est très importante. Étant donné que le principe de la solidarité est inhérent à la famille marocaine, les femmes, même en étant mariées, prennent en charge parfois aussi bien leurs familles que leurs parents. Au vu de ces éléments, on ne peut plus donc refuser de voir la réalité, comme essaient de le faire certains conservateurs, qui s'accrochent à des idéaux inexistants dans le contexte actuel. 7

C'est dans ce capharnaüm politico-religieux que la réforme du statut de la femme, une composante fondamentale du code de la famille, continue de barboter depuis plusieurs décennies. L'Association marocaine des droits humains (AMDH), la plus importante ONG de défense des droits humains, résume ainsi la situation dans son rapport sur la situation au Maroc en 2022 :

La question des droits des femmes et de l'égalité au Maroc continue à relever de la compétence de l'institution royale, et est toujours sous le poids du référentiel religieux et des constantes du pays. Ce qui constitue un vrai obstacle à tout progrès vers le respect par l'État de ses obligations internationales, et affecte négativement le statut de la femme et leurs droits humains au niveau de la législation locale


1Près de 320 000 demandes de mariage de mineurs, pour la plupart des jeunes filles, ont été acceptées par les juges de la famille entre 2009 et 2018.

2Omar Brouksy, « Le parlement marocain et la nature du système politique, dix ans après la réforme de 2011 », in Revista de Estudios Internacionales Mediterranéos, n° 32, mai 2022.

3La pratique de la donation est parfois utilisée par certaines familles pour contourner l'inégalité homme-femme en matière d'héritage.

4(le problème palestinien et les relations avec Israël par exemple, le roi étant également le président du Comité Al-Qods)

5Omar Brouksy, « Libertés individuelles et mécanismes de légitimation politique et institutionnelle au Maroc », in Revista CIDOB d'Afers Internacionals, nº 135, décembre 2023, p. 53-70.

7« Asma Lamrabet : « Au Maroc, la réforme du Code de la famille et celle du Code pénal doivent aller de pair » », Le Point, 17 avril 2024.

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