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08.05.2024 à 06:00

« À Rafah, la guerre a recommencé »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Mardi 7 mai 2024. Durant (…)

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Texte intégral (3161 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Mardi 7 mai 2024.

Durant la journée de lundi, alors que les gens attendaient une bonne nouvelle depuis Le Caire1, les sentiments ont évolué d'heure en heure. Au début, c'était l'inquiétude. Après, il y a eu de la joie. Et ça s'est terminé dans la peur et la tristesse.

Le matin, il y a eu les appels et les tracts lancés sur Rafah par les Israéliens. Comme vous le savez, ces derniers ont divisé Gaza en plusieurs blocs avec des numéros. Et ils ont demandé aux déplacés de quitter une partie de ces blocs. La majorité de la population de la ville a aussi reçu des messages vocaux sur les téléphones, même ceux qui n'étaient pas dans les zones concernées. Et là, c'était vraiment la panique, et surtout la question : où aller ? Est-ce qu'on voulait vraiment partir ? On attendait ce moment tout en se disant qu'il n'allait jamais arriver. Mais les déplacés qui sont dans ces zones, surtout ceux qui ont été chassés de la ville de Gaza, ont déjà vécu ce genre de menace, ils ont vu l'ampleur de l'occupation israélienne. Ils savent ce qu'il se passe quand les Israéliens mènent une incursion. Certains ont donc commencé à chercher un camion à louer, pour prendre le maximum d'affaires.

Faire des réserves, si jamais le terminal ferme

Ce qui a augmenté la panique des gens, c'est que les Israéliens n'ont pas fixé d'ultimatum. Fallait-il partir dans l'heure, ou tout de suite ? Deux heures après environ, les bombardements et les raids aériens ont commencé. Ils ont continué alors que les gens tentaient de fuir. C'est la stratégie des Israéliens pour obliger les gens à partir.

Or, dans ces zones qu'on est censé évacuer, il y a trois lieux importants. D'abord le terminal de Rafah, par où passent les marchandises et surtout l'aide humanitaire ; c'est par là aussi que les gens peuvent sortir, et parmi eux les blessés et les malades qui doivent se faire soigner en Égypte ou ailleurs. Ensuite, l'hôpital principal de Rafah, considéré comme un grand établissement à l'échelle de la ville alors que c'est juste un département de l'hôpital principal de Gaza, Al-Shifa, qui a été complètement détruit. Enfin, il y a le terminal de Kerem Shalom, fermé depuis deux jours. Si tout cela continue, il y aura une vraie crise humanitaire également dans le sud. Déjà avec le peu de camions qui passent, il y a la malnutrition et la famine, surtout dans la partie nord de la bande de Gaza. Et maintenant, les prix ont explosé à nouveau. En seulement une demi-journée, les prix ont été parfois multipliés par 20. Le kilo de sucre qui était à 12 shekels – ce qui était déjà cher par rapport à son prix d'avant la guerre, 4 shekels – est passé à 80 shekels. Le kilo de tomates qui était à 8 shekels en vaut tout à coup 19. Et les gens ne peuvent pas faire de réserves, parce que c'est trop cher.

De plus, il n'y a plus de cash. Personnellement, j'avais toujours un peu d'argent de côté pour les urgences. Mais là, je n'ai plus assez de liquide pour faire des économies, je dois tout dépenser. Exemple : un paquet de couches de 36 pièces qui était à 40 shekels en vaut maintenant 200. J'ai été obligé d'acheter deux paquets pour mon fils parce que je sais que si le terminal reste fermé, il n'y aura plus de couches. Je suis allé aussi dans les pharmacies pour faire des réserves de médicaments. Jusqu'ici, mes amis qui sont en France ou ailleurs m'envoient des médicaments, surtout pour les enfants. Or, si le terminal est fermé pendant un bon moment, je ne pourrai plus recevoir de colis. Et comme tout le monde a eu le même réflexe, les pharmacies sont désormais vides.

Il y aura toujours une riposte

Il y a 1,5 million de personnes à Rafah. Et tout le monde veut faire sa réserve de médicaments. Ces derniers temps, on était un peu plus à l'aise à Rafah, comme je l'ai déjà raconté dans ce journal, et voilà que ça reprend. C'est de nouveau comme dans la première semaine de la guerre, où tout était fermé et où on ne trouvait plus rien.

À la fin de la journée, l'annonce est tombée : le Hamas accepte la proposition américaine et égyptienne. Soudain, les visages se sont métamorphosés, ils ont perdu leur pâleur et leur expression d'inquiétude, de peur de l'avenir, pour laisser à la place à une explosion de joie. Les gens sont descendus dans la rue. Ils applaudissaient, faisaient la fête, surtout dans les écoles où il y avait les déplacés. Pour eux, la fin de la guerre voulait dire le retour chez eux. On savait que ce n'était pas fini mais on était heureux, les gens avaient envie d'entendre quelque chose de positifs après cette journée d'inquiétude, de peur et de morts. Tout le monde sait que Nétanyahou ne veut pas arriver à un cessez-le-feu, mais le Hamas a joué intelligemment. Il a lancé la balle dans le camp israélien en disant : maintenant ce n'est pas eux qui bloquent l'accord.

Si on veut parler stratégie, parlons de ce qui s'est passé la veille, et des tirs de roquettes du Hamas sur Kerem Shalom2. Les Israéliens justifient l'incursion à Rafah par cette attaque du Hamas contre une base militaire proche du terminal – et non contre le terminal lui-même, comme beaucoup le répètent. Bien sûr, les Israéliens attendaient cette occasion pour dire au monde entier : regardez, le Hamas ne veut pas d'un cessez-le-feu ! Des soldats ont été tués, il faut absolument que nous entrions à Rafah pour éradiquer les quatre ou cinq bataillons de la branche armée du Hamas qui s'y trouvent ! Mais quelques heures plus tard, le Hamas acceptait les termes des négociations.

Les tirs sur Kerem Shalom font partie de la politique habituelle du Hamas, pour dire à Nétanyahou qu'il doit toujours prendre en compte la possibilité d'une riposte. Il bombarde Rafah tous les jours, de façon de plus en plus intense depuis un mois, et il est en train d'assassiner des dirigeants : un chef militaire du Jihad islamique, ainsi que d'autres cadres et leurs familles avec eux. De nombreux civils sont morts.

Le Hamas a riposté à ces attaques. Et c'était un message adressé aux Israéliens : ce n'est pas parce que vous bombardez Rafah qu'on ne peut rien faire. C'était politiquement bien joué par de la part du Hamas.

Que la machine de guerre s'arrête

Je crois que Nétanyahou va subir beaucoup de pression, mais qu'il va se montrer aussi malin que le Hamas. Ce qui se passe aujourd'hui, ce n'est pas seulement un affrontement militaire, c'est aussi une bataille politique où chacun veut marquer des points. Je crois que Nétanyahou pourrait saisir cette chance pour dire à son opinion publique et à ses partenaires d'extrême droite que le Hamas a cédé parce que l'armée était entrée à Rafah. D'un autre côté, il pourrait faire croire qu'il ne va pas occuper toute la ville de Rafah, qu'il met juste un peu de pression. Et comme ça tout le monde est content.

Je ne parle pas ici de la population, parce qu'elle n'est pas du tout contente de ce qu'il se passe. Les gens ont applaudi la possibilité d'un cessez-le-feu, mais ça ne veut pas dire que c'est la grande joie, seulement qu'ils veulent que la machine de guerre s'arrête.

Ainsi, on est dans un moment où les deux parties peuvent sortir gagnantes, en annonçant à leur opinion publique qu'elles ont gagné et qu'on peut arrêter la guerre.

Mais revenons à la journée de lundi. À 23 heures, les habitants de Rafah ont appris que l'offensive terrestre avait commencé. Et tout a changé. La peur est revenue, les gens ont commencé à paniquer à nouveau. Et ce matin, quand je me suis réveillé, j'ai vu beaucoup de gens se préparer à partir, et pas seulement dans les « zones d'évacuation ».

Beaucoup de déplacés qui étaient à l'ouest de la ville de Rafah sont en train de se diriger vers le centre de la bande de Gaza. Beaucoup de mes amis sont partis pour Deir El-Balah ou Zawaida, parce qu'ils veulent anticiper, ne pas attendre la dernière minute. Surtout que si 1,5 million de personnes se mettent en marche, on ne va pas trouver de place, même dans la rue.

Un grand massacre pour faire fuir la population

Les gens pensent qu'il vaut mieux partir maintenant pour trouver un bout de terrain où installer ses tentes. Ils ont un peu raison parce que les Israéliens vont probablement appliquer leur méthode habituelle : le terminal de Rafah est fermé, Kerem Shalom est fermé, et les chars sont présents sur l'axe de Philadelphie, entre la bande de Gaza et l'Égypte, au sud. À l'ouest du terminal de Rafah, il y a de très nombreux déplacés dans des camps de fortune. Si les Israéliens arrivent jusque-là, il y aura beaucoup de massacres.

La technique israélienne est bien connue : commettre un grand massacre au début, pour que tout le monde ait peur et fuie. Après quoi, le terrain sera libre et les Israéliens pourront aller jusqu'au bout. Et ainsi, ils pourront réaliser leur objectif, et encercler toute la bande de Gaza.

Le nord de la bande de Gaza est encerclé, l'Est est encerclé, l'Ouest c'est la mer, et maintenant c'est le Sud. Les Israéliens tiennent maintenant toutes les portes d'entrée et de sortie de la bande de Gaza.

Déjà, même quand le terminal entre Rafah et l'Égypte était ouvert, personne ne pouvait entrer ni sortir sans l'accord des Israéliens. Les camions d'aide étaient d'abord fouillés à Kerem Shalom avant de passer par Rafah. Les humanitaires devaient avoir l'autorisation des Israéliens, ce qu'on appelle le cogat, (Coordination of Government Activities in the Territories). Pour les transferts de patients ou de blessés, pour les doubles nationalités et même pour ceux qui avaient payé 5 000 dollars à une compagnie égyptienne, il fallait l'accord des Israéliens. Les Égyptiens ne laissaient sortir aucune personne « listée » par Israël. Les Israéliens n'étaient pas présents mais ils contrôlaient tout. Mais maintenant il y a une présence physique, il y a des chars, et surtout il y a les drapeaux.

Je ne sais pas si vous avez vu ces images, mais les Israéliens font exprès de montrer les emblèmes de l'armée ou d'Israël, que ce soit l'étoile de David qu'ils dessinent dans les maisons qu'ils ont prises, ou les grands drapeaux israéliens, partout. Pour les Gazaouis, les jeunes qui ne sont jamais sortis de Gaza à cause du blocus depuis presque 20 ans, c'est un choc. Pour les gens plus âgés, ça l'est aussi, parce que c'est de nouveau l'occupation. Les Israéliens veulent dire ainsi : On a récupéré la bande de Gaza physiquement, et on est là pour un bon moment.

Partez, pour rester en vie

Voilà donc l'histoire de cette journée, un mélange de crainte et d'espoir, maigre espoir que tout ça va finir. La nuit de l'offensive terrestre de lundi à mardi a été terrible. On peut dire qu'à Rafah, la guerre a recommencé. Ça bombardait très fort, que ce soit dans l'est ou l'ouest de la ville. Le quartier où je suis, Tal El-Sultan, a été bombardé. Il y a eu beaucoup de victimes.

Quand je suis sorti ce matin, il y avait beaucoup de monde autour de moi. Mes voisins avaient accueilli des gens qui avaient fui l'Est de Rafah, de la belle-famille ou des amis. Quand j'ai demandé à ces gens s'ils allaient rester ici si les Israéliens envoient des tracts demandant de quitter la zone, ils ont eu la même réponse que j'avais moi-même donnée quand j'étais à Gaza-ville : « Non, on va rester. » J'ai dit :

C'est votre décision, mais je vais vous parler de mon expérience. Ne restez pas à la dernière minute. Vous avez vu à la télé ce que les Israéliens font contre toute la population de Gaza, sauf à Rafah jusqu'à présent ? Mais ces images n'ont rien à voir avec le fait de vivre ça. Nous, on l'a vécu. Et je vous conseille tous de partir, pour vos familles, pour vos enfants, et pour que vous restiez en vie. Vous n'avez aucune idée de l'ampleur des atrocités dont cette armée est capable. Ils sont capables de tuer des femmes, des enfants, même quand ils sortent avec des drapeaux blancs.

Je leur ai raconté le jour où nous sommes partis de chez nous à Gaza. Mon immeuble avait été bombardé. Un de mes voisin avait été déchiqueté par un obus. Puis un Israélien m'a appelé au téléphone. Il s'est présenté en arabe comme « Abou Ouday » (« le père d'Ouday »), comme ils le font tous, adoptant ce code de désignation arabe. Il nous a dit : « Vous avez le feu vert, prenez des drapeaux blancs et allez vers l'hôpital Al-Shifa. » Pourtant, ils nous ont tiré dessus. Deux de nos voisins sont morts, le jeune Ahmad El-Atbash et notre chère voisine Sana El-Barbari.

Ma femme Sabah était à côté de ces deux personnes. Bien sûr, les Israéliens disent que c'est le Hamas qui tue les Palestiniens, c'est toujours notre parole contre la leur. Ils sont toujours gagnants car il faut prouver que c'est eux qui bombardent. Comment ? Il n'y a que Dieu qui puisse le faire, parce que ce sont des gens qui ont tous les moyens, il y a juste une soldate ou un soldat derrière un écran qui tire sur des gens qui bougent, c'est comme une console de jeu. Il n'y a pas de sentiments de remords ou bien une quelconque conscience.

J'ai donc dit à mes amis et à mes nouveaux voisins : « Ne faites pas la même erreur, vous allez être tués. » Certains m'ont répondu : « On va faire partir les femmes et les enfants, et nous, les hommes, on va rester. » Je leur ai redit de partir en cas d'injonction israélienne, car pour les Israéliens, tous les hommes sont des combattants :

Vous avez entendu parler des exécutions sommaires à Gaza, dans le quartier de Cheikh Radwan, la famille Khaldi, la famille Annan ? Ce sera la même chose avec vous. Et encore, il y a beaucoup d'histoires qu'on ne connaît pas encore et qu'on découvrira à la fin de la guerre.

Ils n'étaient pas vraiment convaincus, malgré mon insistance. C'est vrai que le fait de rester sur place, c'est une résistance. Mais rester vivant aussi. Et comme je le dis souvent, il faut parfois choisir entre la sagesse et le courage. J'espère que mes voisins vont m'écouter. J'espère que le jour où je vais devoir évacuer — si cela doit arriver —, ils en feront de même. Et j'espère surtout qu'il n'y aura plus de victimes dans cette guerre, et que tout ça va s'arrêter.


1NDLR. De nouvelles négociations autour d'un accord de cessez-le-feu sont en cours dans la capitale égyptienne.

2NDLR. Les tirs ont tué trois soldats israéliens et en ont blessé 12.

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