23.10.2024 à 11:29
Frédérique Cassegrain
Comment les collectivités territoriales et intercommunalités envisagent-elles l’évolution de leurs dépenses culturelles en 2024 après plusieurs années de crises (Covid-19, crises énergétique et inflationniste, etc.) et alors que les alertes sur leurs finances se font toujours plus nombreuses ? Quelles sont leurs priorités ? Comment s’orientent leurs choix de politique culturelle ?
L’article Baromètre sur les budgets et choix culturels des collectivités territoriales : volet national 2024 est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.
[La publication complète du baromètre 2024 est disponible ici.]
Outil annuel de mesure de l’évolution de l’action publique territoriale de la culture, le baromètre s’appuie sur une enquête réalisée auprès d’un échantillon de collectivités territoriales par l’Observatoire des politiques culturelles avec le soutien du ministère de la Culture-DEPS et DG2TDC, et en partenariat avec Régions de France, Départements de France, France urbaine, Intercommunalités de France, Villes de France, FNADAC, FNCC, Culture·Co, Culture & départements.
Le volet national du baromètre2024 repose sur les données déclarées L’enquête a été menée par questionnaire (via emailing et campagne téléphonique auprès des directeurs et directrices des affaires culturelles prioritairement) d’avril à juin 2024. par un échantillon de 202 collectivités (régions, départements, collectivités à statut particulier, communes de plus de 50 000 habitants) et intercommunalités (comprenant une ville de plus de 50 000 habitants) en matière d’évolution des budgets primitifs et de positionnement culturel. Il concerne également des éléments de conjoncture.
Avec un nombre de répondants supérieur à l’enquête 2023, le baromètre 2024 offre des résultats consolidés pour les principales catégories territoriales. Le taux de réponse est de 100 % pour les régions. Il avoisine les 75 % pour les départements, les 55 % pour les communes de plus de 50 000 habitants, ainsi que pour les intercommunalités comprenant une ville de plus de 50 000 habitants (dont 85 % de taux de réponse pour les métropoles) L’échantillon est constitué de : 13 régions ; 68 départements ; 73 communes de plus de 50 000 habitants, dont 23 communes de plus de 100 000 habitants et 50 communes de 50 000 à 100 000 habitants ; 45 intercommunalités comprenant une ville de plus de 50 000 habitants, dont 19 métropoles, 3 communautés urbaines, 23 communautés d’agglomération ; 3 collectivités d’Outre-mer à statut particulier (2 collectivités d’Outre-mer et une collectivité à statut particulier située en Outre-mer)..
Ce qu’il faut retenir : les évolutions déclarées en matière budgétaire pour 2024 s’inscrivent dans la continuité des tendances observées sur la période précédente (2022-2023). Les collectivités territoriales cherchent majoritairement à maintenir leur niveau de soutien à la vie culturelle malgré des marges de manœuvre limitées, voire plus contraintes pour certaines d’entre elles https://www.banquedesterritoires.fr/finances-locales-le-bloc-communal-resilient-departements-et-regions-la-peine. Pour l’ensemble des collectivités territoriales, on constate moins d’augmentations des budgets primitifs culturels de fonctionnement (hors masse salariale) entre 2023 et 2024 qu’au cours de la période précédente, mais cette tendance générale est à relativiser au regard de certaines évolutions plus favorables déclarées par le bloc local (communes et intercommunalités) et de son poids prépondérant dans les dépenses culturelles. La situation budgétaire globalement stable qui ressort du baromètre 2024 n’enlève rien aux difficultés financières éprouvées par les milieux culturels, du fait notamment des flambées inflationnistes de ces dernières années que ne parviennent pas à compenser les évolutions des dépenses des collectivités dans ce domaine. Ajoutons que cette situation pourrait être encore impactée négativement par les efforts budgétaires importants demandés par l’État aux collectivités locales dans le projet de loi de finances 2025.
Concernant les évolutions des budgets (budgets primitifs totaux non uniquement culture, budgets culturels de fonctionnement et d’investissement), des emplois et des subventions culturels des collectivités entre 2023 et 2024, la stabilité (comprenant les évolutions inférieures à 1 %) arrive systématiquement en tête si l’on considère l’échantillon complet. Et le cumul des réponses indiquant une hausse est supérieur à celui des déclarations de baisses. Ces tendances confirment celles constatées dans le baromètre précédent qui traitait des évolutions entre 2022 et 2023.
Plusieurs directeurs et directrices des affaires culturelles (DAC) insistent dans leurs réponses sur le contexte financier dégradé de leur collectivité, avec des perspectives pessimistes pour l’avenir [Le budget est] « stable du fait du maintien de la politique, mais avant des baisses probables au regard du contexte national des départements. » ; « L’arbitrage est de plus en plus complexe, du fait de l’augmentation des demandes et de la baisse des moyens alloués (budgets). » ; « Si les tensions budgétaires n’ont quasiment pas eu d’impact sur l’engagement de la collectivité en matière culturelle, la préparation du budget 2025 laisse entrevoir des baisses de crédits significatives, évaluées à ce stade à plus ou moins 10 %. ». Certains évoquent des adaptations nécessaires face aux contractions budgétaires, notamment à travers la reconfiguration ou l’arrêt de certains dispositifs de soutien : « La légère baisse du budget a été possible de façon assez neutre grâce à des dispositifs qui arrivaient à échéance. » ; « Un grand nombre de dispositifs ont été baissés ou suspendus. L’effet sur l’emploi n’est pas encore tangible, mais devrait se faire sentir au gré des départs (objectif annoncé de baisse de la masse salariale). » Comme le soulignent plusieurs responsables culturels, un maintien du budget revient, avec l’inflation, à faire moins d’actions et ne compense pas la hausse des charges, par exemple dans l’économie du spectacle vivant (cachets artistiques, dépenses énergétiques…).
Indication de lecture : 4 régions indiquent une baisse de 1 à 4,9 % de leur budget culturel de fonctionnement entre 2023 et 2024, etc.
L’examen des budgets primitifs culturels de fonctionnement (hors masse salariale) montre que 49 % des collectivités et intercommunalités de l’échantillon déclarent une stabilité entre 2023 et 2024, contre 43 % l’année précédente. 30 % indiquent une augmentation, en retrait de 8 points par rapport à l’enquête précédente. 21 % déclarent une baisse.
À peine 14 % des collectivités déclarent augmenter leur budget culturel de fonctionnement dans des proportions égales ou supérieures au taux d’inflation 2023 (+4,9 %). Par ailleurs, les hausses déclarées de budgets culturels de fonctionnement sont moins fréquentes que celles des budgets primitifs totaux (non uniquement culture) votés par les collectivités entre 2023 et 2024 (30 % contre 41 %) Cf. graphique p. 22 de la publication complète du baromètre 2024.. À l’inverse, les baisses des budgets culturels de fonctionnement s’annoncent plus nombreuses que celles des budgets primitifs totaux. Cette double tendance pourrait être interprétée comme le signe d’une dépriorisation politique de la culture dans les constructions budgétaires ou encore la conséquence du jeu des dépenses obligatoires, en particulier pour les départements.
La stabilité budgétaire en fonctionnement domine pour l’ensemble des grandes catégories de collectivités (ou de leurs groupements) entre 2023 et 2024. Par rapport à l’enquête précédente, la situation est plus dégradée pour les régions (plus de deux fois plus de baisses) et pour les départements. La part des départements qui baissent leurs budgets de fonctionnement a en effet doublé (de 9 % dans le baromètre 2023 à 20 % dans l’enquête 2024) et celle des départements qui les augmentent est passée de 49 % à 27 %.
Ce sont les intercommunalités qui déclarent le plus d’augmentations entre 2023 et 2024 : 34 % de l’échantillon des communautés urbaines et d’agglomération (contre près de 20 % sur la période précédente) et 42 % des métropoles (contre 39 % sur la période antérieure).
La situation des communes de plus de 50 000 habitants, relativement dégradée sur la période précédente, est plus favorable cette année : la part des communes qui indiquent baisser leur budget primitif culturel de fonctionnement est passée de 34 % dans l’enquête 2023 à 21 % cette année. C’est une indication importante au regard de la structuration budgétaire des politiques culturelles puisque le bloc local représente environ 80 % des dépenses culturelles des collectivités territoriales, devant les départements (12 %) et les régions (9 %).
L’observation de l’évolution des budgets de fonctionnement (hors masse salariale) par domaines de politique culturelle confirme la tendance à la stabilité, pour plus de la moitié des collectivités quel que soit le domaine. Les augmentations les plus fréquentes concernent les festivals/événements, l’action culturelle/EAC, dans la lignée de ce que l’on constatait déjà dans l’enquête 2023. En revanche, les baisses se répartissent de manière plus homogène entre les domaines qu’en 2023 où le spectacle vivant apparaissait particulièrement touché.
Plus de 30 % des régions déclarent augmenter leur soutien à l’action culturelle/EAC ainsi qu’au livre et à la lecture. 38 % des communes indiquent augmenter leur soutien aux festivals/événements. 37 % des métropoles déclarent un soutien à la hausse pour le spectacle vivant et 32 % au livre et à la lecture ainsi qu’aux festivals/événements.
Au niveau des départements, les baisses impactent un peu moins souvent certaines compétences obligatoires (livre et lecture, enseignement artistique), alors qu’au niveau des communes ce sont les enseignements artistiques qui doivent le plus fréquemment composer avec des baisses budgétaires.
42 % des collectivités et intercommunalités de l’échantillon déclarent une stabilité de leur budget primitif culturel d’investissement entre 2023 et 2024 (elles étaient 48 % pour la période 2022-2023), 37 % une augmentation (contre 35 % pour la période précédente) et 22 % une baisse (contre 18 % pour la période précédente).
Les baisses impactent de façon assez homogène les différents échantillons de catégories de collectivités entre 2023 et 2024. Les fortes baisses (supérieures à 10 %) sont plus nombreuses que sur la période précédente. La situation s’est particulièrement dégradée pour les métropoles : elles sont plus nombreuses à baisser leur budget culturel d’investissement cette année et moins nombreuses à l’augmenter qu’entre 2022 et 2023.
Les régions et les communes sont les catégories qui déclarent le plus d’augmentations en investissement.
L’examen des données qualitatives de l’enquête apporte quelques compléments d’information utiles. Plusieurs projets d’équipements – notamment muséaux – y sont mentionnés afin d’expliquer certaines évolutions à la hausse des budgets culturels. Parfois, l’inscription dans une démarche de labélisation avec la candidature à un titre de « Capitale culturelle » peut favoriser un niveau d’engagement budgétaire renforcé. Enfin, plusieurs DAC indiquent également des apports de crédits en 2024 liés à l’année olympique.
Concernant l’évolution du nombre d’emplois culturels dans les collectivités et intercommunalités, la situation est assez proche de celle de la période antérieure, avec une stabilité déclarée par plus de 60 % des répondants Cf. graphiques p. 28 de la publication complète du baromètre 2024.. Le cas des communes de 50 000 à 100 000 habitants se distingue avec une situation plus éclatée que celle des autres catégories territoriales : c’est dans ces communes que l’on trouve à la fois le plus fort taux de baisses et le plus fort taux de hausses déclarées du nombre d’emplois culturels.
La stabilité domine également pour ce qui est des subventions versées aux associations culturelles entre 2023 et 2024 par les collectivités de l’échantillon (près de 60 %). Les hausses déclarées ont augmenté entre 2023 et 2024 par rapport à la période 2022-2023 : 27 % contre 21 %.
La situation s’avère néanmoins assez disparate selon les types de collectivités. Les départements sont ceux qui indiquent le plus grand nombre de baisses de leurs subventions aux associations culturelles entre 2023 et 2024 : ils sont deux fois plus nombreux cette année par rapport à la période 2022-2023 (21 % contre 10 %). À l’inverse, la situation semble s’améliorer – avec plus de hausses – au niveau du bloc local (communes et intercommunalités) ; faut-il y voir le signe d’une proximité plus marquée entre l’exécutif et les acteurs subventionnés ?
Ce qu’il faut retenir : le volet du baromètre qui traite des orientations de politique culturelle et des positionnements en matière de coopération publique montre une certaine continuité par rapport à l’année précédente.
Les registres d’offre et d’accès continuent à dominer l’agenda des exécutifs territoriaux, au côté des logiques territoriales et éducatives de l’intervention culturelle. La philosophie d’action de la démocratie culturelle et les problématiques de transitions du secteur apparaissent plus dynamiques que lors de l’enquête précédente. Du point de vue des nouvelles formes de pilotage des politiques culturelles, une majorité de collectivités applique des critères de conditionnalité à leurs aides financières dans la culture, bien que dans des proportions un peu moindres qu’en 2023.
Comment les DAC perçoivent-ils la place donnée à la politique culturelle ? 67 % considèrent qu’il n’y a pas eu de dépriorisation au cours des deux dernières années et que la politique culturelle est autant une priorité qu’avant pour leur collectivité. 23 % estiment qu’il s’agit encore plus d’une priorité qu’avant (en particulier pour une partie significative des communes de plus de 100 000 habitants) ; ils étaient 30 % à le déclarer dans le baromètre 2023. Si elle reste significative, l’importance politique accordée à la politique culturelle subit une légère érosion.
Quels sont les objectifs politiques qui orientent en priorité les choix culturels des exécutifs ? Les réponses des collectivités et intercommunalités – demandées sous forme de trois mots-clés – sont représentées sur le nuage de mots. En 2024, au niveau de l’ensemble de l’échantillon, plusieurs orientations (les occurrences les plus fréquentes) se dégagent, qui prolongent les résultats du baromètre 2023 et confortent cette priorisation globale de l’action publique culturelle : accessibilité, éducation artistique et culturelle, territoire.
Pour faciliter la lecture et atténuer les effets liés à la pluralité des termes utilisés pour qualifier un même type de positionnement culturel, une thématisation en 14 registres d’action a été élaborée à partir des objectifs politiques qui orientent en priorité les choix des exécutifs des collectivités et intercommunalités répondantes. Chaque thème inclut une série de mots-clés, dont voici les principaux exemples :
– Accès : accessibilité/accès (pour tous), culture pour tous, démocratisation, médiation, publics…
– Création artistique : création, soutien aux artistes, présence artistique…
– Démocratie culturelle : diversité, participation, droits culturels…
– Domaines culturels : patrimoine, lecture publique, arts plastiques, numérique, industries culturelles…
– Éducation-jeunesse : jeunesse, éducation, EAC, jeune public…
– Gouvernance-coopération : partenariats, coopération, mutualisation, réseaux, concertation…
– Impact social : lien social, inclusion, vivre ensemble, mixité, solidarité, cohésion, émancipation…
– Ingénierie : accompagnement, structuration, ingénierie…
– Logiques économiques : budget, modèle économique, économies budgétaires…
– Logiques territoriales : territoire, attractivité, rayonnement, équité, proximité, ancrage territorial, maillage, identité, ruralité, aménagement…
– Offre : diffusion, équipements, événementiel, qualité, exigence, lisibilité…
– Principes d’action publique : continuité, efficacité, innovation, pluridisciplinarité…
– Transitions : transition, environnement…
– Divers : cette catégorie correspond à plusieurs terminologies générales qui ne rentrent pas dans les catégories précédentes.
Les logiques territoriales, d’accès, d’offre et d’éducation-jeunesse continuent à dominer les choix de priorisation de l’action publique culturelle. Les registres de la démocratie culturelle et des transitions apparaissent renforcés par rapport à 2023, manifestant des volontés de changement et de transformation du secteur ; les problématiques de transitions sont particulièrement investies par les politiques culturelles régionales.
On note aussi des variations dans les priorités affichées selon les niveaux de collectivités :
– régions : les registres des logiques territoriales, de l’accès, de la création artistique et des transitions arrivent en tête ;
– départements : les registres des logiques territoriales et d’accès sont prioritaires, devant les registres d’éducation-jeunesse et d’impact social ;
– communes : les registres d’accès, d’offre et d’éducation-jeunesse dominent les choix culturels des exécutifs locaux, bien que la philosophie d’action de la démocratie culturelle y soit plus affirmée que dans les autres niveaux de collectivités. Comme en 2023, il s’agit de la catégorie de collectivité où la palette des registres prioritaires de politiques culturelles investis est la plus large : autrement dit, l’échelon communal apparaît comme étant le plus généraliste et le moins focalisé sur tel ou tel registre d’action ;
– métropoles : les logiques territoriales dominent, souvent autour d’enjeux de rayonnement, avec également une place notable des orientations visant à infléchir les pratiques de gouvernance et de coopération dans le secteur culturel, ainsi que d’y promouvoir des principes généraux d’action publique (développement, intersectorialité, complémentarité…) ;
– communautés urbaines et communautés d’agglomération : les logiques territoriales sont les plus plébiscitées, devant les registres d’offre et d’éducation-jeunesse.
Le baromètre 2024 a également abordé le sujet du soutien aux pratiques artistiques en amateur au cours des deux dernières années Cf. graphiques p. 38 de la publication complète du baromètre 2024. : sur l’ensemble de l’échantillon, 57 % des collectivités et intercommunalités indiquent un maintien de leur effort dans ce domaine, 6 % un affaiblissement et 24 % un renforcement. 57 % des communes de plus de 100 000 habitants déclarent un accroissement de leur appui aux pratiques artistiques en amateur.
La manière dont les collectivités conditionnent (ou non) certaines de leurs aides financières apporte des informations complémentaires sur la conduite de l’action publique et sa (re)politisation à partir de critères exogènes. En 2024, les répondants qui indiquent une absence de critères de conditionnalité sont plus nombreux qu’en 2023 La notion est parfois complexe dans son application et certains répondants précisent ne pas parler stricto sensu de « conditionnalité » pour certaines modalités, mais plutôt d’éléments d’appréciation ou d’une attention portée à certaines dimensions : « Ces éléments font partie de nos critères d’appréciation, mais les subventions, si elles dépendent en partie de ces critères, ne sont pas à proprement parler “conditionnées”. » ; « Sur certains items, des points d’attention dans l’instruction plus que des conditionnalités pures et dures. » : 43 % cette année, contre 34 % l’an dernier. Pour les collectivités qui en déclarent, la promotion de la diversité culturelle est privilégiée (plus d’un tiers des répondants), devant l’égalité entre femmes et hommes et l’impact écologique. Ce critère écologique est étonnamment en net retrait par rapport au baromètre 2023.
Parmi les réponses « autres » figurent des critères autour de la dimension territoriale (équité ou couverture territoriale) et de la laïcité.
Par rapport au baromètre 2023, on ne constate pas de réelle modification dans la perception du système de coopération publique inhérent aux politiques culturelles. Une certaine stabilité partenariale domine : un peu plus de la moitié des DAC estiment que la coopération n’a pas évolué avec l’État et un peu moins de la moitié considèrent qu’elle n’a pas évolué avec les autres niveaux de collectivités territoriales. Et 39 % estiment qu’elle s’est même accrue dans les deux cas.
De façon complémentaire, la majorité des collectivités indiquent ne pas être à la recherche d’une plus grande autonomie dans la conduite de leur politique culturelle par rapport à celle de l’État (57 %) et à celle des autres niveaux de collectivités territoriales (65 %). Ces résultats peuvent être lus comme le souhait, dans un contexte budgétaire contraint, de maintenir les partenariats à l’œuvre et les logiques de mutualisation budgétaire, et comme le signe d’une forte imbrication des politiques culturelles des collectivités territoriales avec les dispositifs de l’État.
Plus des deux tiers des régions déclarent toutefois rechercher une plus grande autonomie (fonctionnelle et/ou politique) dans la conduite de leur intervention culturelle vis-à-vis de l’État : cette tendance s’est nettement accentuée depuis 2023. Faut-il y voir une volonté de leur part de jouer un rôle différent dans la gouvernance des politiques culturelles territoriales, ou un souhait d’une délégation accrue de compétences de l’État ? Par ailleurs, cette tendance est aussi plus prononcée en 2024 pour les communes de plus de 100 000 habitants, dont le poids important dans les financements croisés se double d’une volonté de mobiliser les activités culturelles dans leurs propres logiques politiques et de développement territorial.
La volonté de bénéficier de davantage d’autonomie vis-à-vis des autres niveaux de collectivités territoriales est plus prononcéequ’en 2023 pour les communes et les intercommunalités. Elle est cependant en reflux pour les départements. Seuls 4 % d’entre eux déclarent rechercher une plus grande autonomie dans la conduite de leur politique culturelle par rapport aux autres niveaux de collectivités territoriales. De nombreux départements ont en effet développé un rôle de facilitateur au sein des systèmes territoriaux de coopération publique et se positionnent aujourd’hui comme des partenaires privilégiés des EPCI pour les accompagner dans le déploiement de leurs politiques culturelles (ingénierie, dispositifs territorialisés, projets culturels de territoire, etc.).
Ces évolutions augurent-elles l’émergence de nouveaux équilibres et de nouvelles configurations de coopération entre collectivités dans la culture ? Notons que le nombre de répondants qui indiquent ne pas être en mesure de renseigner l’information sur une éventuelle recherche d’autonomie a augmenté par rapport à l’enquête 2023, renforçant ainsi le sentiment d’une plus grande incertitude quant aux positionnements politiques en matière de partenariat public.
Ce qu’il faut retenir :l’édition 2024 du baromètre a permis d’approfondir les problématiques de transition écologique dans le secteur public de la culture et d’aborder de nouvelles questions conjoncturelles autour des formes de pressions qui impactent la liberté de création/diffusion artistique ainsi que des atteintes matérielles aux biens culturels.
Les DAC ont d’abord été interrogés sur l’importance accordée à la transition écologique dans la politique culturelle de leur collectivité, sur une échelle de 0 (inexistante) à 5 (très importante). Sa place est jugée plus prépondérante pour les communes de plus de 100 000 habitants (note de 3,8) devant les régions (3,2), les métropoles (3), les communes de moins de 100 000 habitants (2,6), les communautés urbaines et d’agglomération (2,4) et les départements (2,1) Cf. graphique p. 48 de la publication complète du baromètre 2024..
Il a également été demandé aux responsables culturels quelles démarches ont été mises en place par leur service en faveur de la transition écologique. 18 % indiquent ne pas avoir mis en place d’action spécifique. Pour les collectivités et intercommunalités qui en déclarent, les mesures de sobriété énergétique (équipements culturels, adaptation du patrimoine…) sont les plus citées (plus de la moitié des 202 répondants ; deux tiers des communes et des métropoles), devant les démarches de concertation avec les acteurs culturels du territoire (notamment citées par 85 % des régions) et les actions de formation des agents.
Quelques responsables culturels évoquent par ailleurs la mise en œuvre d’un plan d’action global au niveau de la direction générale et/ou culturelle de la collectivité.
Enfin, le baromètre 2024 a porté un regard sur les problématiques d’entraves à la liberté de création/diffusion artistique et d’atteintes matérielles contre des œuvres ou des équipements culturels pris pour cible, alors que nombre de débats, tribunes et articles de presse ont relaté des événements de ce type ou se sont emparés du sujet au cours de l’année écoulée.
Une grande majorité de responsables culturels (environ 8 sur 10) indiquent ne pas constater ces phénomènes en 2023-2024 sur leur territoire. Pour plus ou moins 10 % des collectivités et intercommunalités répondantes, ils sont jugés en augmentation.
Les précisions apportées par les responsables culturels montrent qu’une petite moitié des entraves à la liberté de création/diffusion artistique s’apparente à des intimidations et des pressions citoyennes et associatives, liées pour certaines à des convictions religieuses.
Concernant les atteintes matérielles, il s’agit pour moitié de dégradations et d’incendies d’équipements liés aux émeutes de l’été 2023. Et près de 40 % correspondent à des dégradations ou vols d’œuvres et des actes de vandalisme dans l’espace public, dont des tags.
L’ensemble des traitements, notamment par catégories territoriales, est disponible dans la publication complète du baromètre 2024 (à télécharger ci-dessous).
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18.10.2024 à 09:49
Lisa Pignot
C’est avec une profonde tristesse que nous avons appris le décès de Geneviève Gentil, personnalité active et radieuse de notre Assemblée générale pendant de longues années, qui a tant apporté à l’OPC par son esprit vif et son regard bienveillant. Au-delà des moments partagés, reste l'impressionnante collection d’ouvrages sur les politiques culturelles qu’elle a pilotée au sein du Comité d’histoire du ministère de la Culture. Philippe Poirrier lui rend ici hommage.
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La disparition brutale de Geneviève Gentil (1930-2024) a suscité une large émotion chez ceux qui, du Service des études et recherches (SER) devenu Département des études, de la prospective, des statistiques et de la documentation (DEPS) au Comité d’histoire du ministère de la Culture, ont croisé son chemin et ont bénéficié de ses conseils et de son aide.
J’ai rencontré Geneviève au milieu des années 1990. Le petit groupe de chercheurs auquel j’appartenais, issu du séminaire d’histoire culturelle que dirigeaient Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli à l’Institut d’histoire du temps présent du CNRS, avait organisé à l’Institut d’études politiques de Paris, en février 1994, une journée d’études sur l’histoire des politiques culturelles des collectivités locales. À l’issue de cette journée, à laquelle elle avait assisté avec Augustin Girard, Geneviève nous proposa de publier les actes dans la toute jeune collection du Comité d’histoire du ministère de la Culture (CHMC). Une étroite collaboration de plus de vingt ans s’ensuivit. En 1996, Geneviève quittait le DEPS où elle était entrée en 1967 : une fausse « retraite » car elle allait s’engager jusqu’en 2011 dans le fonctionnement du Comité d’histoire, avec Augustin Girard (1993-2007) puis avec Maryvonne de Saint-Pulgent. Ensuite, elle resta officiellement « conseillère » de cette dernière et aidera ses successeurs au secrétariat général du CHMC.
Pendant toutes ces années, Geneviève sera la grande organisatrice des multiples actions entreprises par le CHMC. Celui-ci s’imposa comme un des lieux où se construisait et s’écrivait l’histoire des politiques et institutions culturelles. Séminaires, journées d’études et colloques, campagnes d’histoire orale, actions commémoratives, opérations de sensibilisation destinées aux agents du ministère rythmaient un calendrier d’une grande densité. Je souhaite surtout insister sur l’aide essentielle qu’elle apporta aux (jeunes) chercheurs. Geneviève permettait un luxe comme nulle part ailleurs : travailler sans se soucier des questions matérielles et financières. Sa connaissance des arcanes de l’administration centrale du ministère de la Culture et ses relations personnelles avec ceux et celles qui, depuis les années Malraux, avaient porté cette politique permettaient d’ouvrir bien des portes, d’accéder à des archives, de nouer des relations fructueuses pour la recherche. Surtout, Geneviève accordait une place essentielle à la publication des travaux ; le plus souvent publiés sous la forme de livres diffusés par La Documentation française. L’expérience du DEPS lui avait appris qu’il ne reste pas grand-chose d’un séminaire ou d’un colloque si les actes ne sont pas publiés. Ensuite, elle savait que le livre vivrait sa propre vie, circulerait au sein du ministère, serait approprié par les chercheurs et pourrait toucher un plus large public, celui des acteurs des mondes de la culture, et quelquefois bien au-delà. Deux ou trois générations de chercheurs lui doivent beaucoup.
L’Observatoire des politiques culturelles (OPC) et le Comité d’histoire du ministère de la Culture partageaient certaines valeurs et convictions : que tout ne se passe pas à Paris ; un intérêt non démenti pour la décentralisation et la déconcentration culturelle ; le dialogue entre chercheurs et acteurs des politiques culturelles ; l’écho lointain, mais toujours présent, de l’éducation populaire ; la volonté de transmettre et de partager les connaissances et les expériences. L’Observatoire, revue de l’OPC, accorda toujours une large place aux publications du Comité d’histoire. Geneviève jouait un rôle d’intermédiaire. Elle avait conservé de solides amitiés chez les « Grenoblois » : René Rizzardo bien sûr ; mais aussi Jean-Pierre Saez et Guy Saez. En 2004, René Rizzardo, membre du Comité d’histoire, ancien élu grenoblois et ancien directeur de l’Observatoire des politiques culturelles, suggéra de poursuivre les travaux afin de mieux comprendre la construction historique de la coopération entre l’État et les collectivités locales. En novembre 2005, un premier séminaire se déroula sur trois demi-journées à La Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. Cette première manifestation a été suivie par des séminaires, des journées d’étude et une campagne de recueils de témoignages oraux. La restitution de ces travaux a fait l’objet de l’ouvrage publié en 2009 (Une ambition partagée ? La coopération entre le ministère de la Culture et les collectivités territoriales, 1959-2009) et d’une journée d’études au Sénat.
Par-delà l’ampleur du travail accompli, c’est la personnalité de Geneviève qui a frappé tous ceux qui ont eu la chance de collaborer avec elle. Une forme d’autorité naturelle était tempérée par une bienveillance de tous les instants ; une écoute et une générosité ; la volonté de vous aider pour que vos projets aboutissent. Geneviève a incarné une haute idée du service public de la culture ; ne ménageant ni son énergie, ni son temps ; avec humilité et modestie. Elle croyait au rôle émancipateur de la culture. Elle nous manque.
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17.10.2024 à 13:31
Aurélie Doulmet
Mai 68 a-t-il eu un impact sur les politiques culturelles ? « Il faut beaucoup d’églises autour des cathédrales. » Par ces mots, Jacques Duhamel, ministre de 1971 à 1973, résume la philosophie des centres de développements culturels qu’il crée dans un esprit plus modeste, et en plus grand nombre que les maisons de la culture. Une idée qui […]
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Mai 68 a-t-il eu un impact sur les politiques culturelles ? « Il faut beaucoup d’églises autour des cathédrales. » Par ces mots, Jacques Duhamel, ministre de 1971 à 1973, résume la philosophie des centres de développements culturels qu’il crée dans un esprit plus modeste, et en plus grand nombre que les maisons de la culture. Une idée qui répond alors aux aspirations de Mai 68.
Dans ce 8e épisode, Guy Saez dépeint des années marquées par une valse de ministres et une atonie, à l’exception de l’empreinte laissée par Jacques Dumahel. Une violente conflictualité éclate au sein des milieux culturels, déchirés entre vision militante de l’action culturelle et aspiration à donner les pleins pouvoirs aux artistes.
Un podcast imaginé par l’OPC et le Comité d’histoire du ministère de la Culture.
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10.10.2024 à 11:37
Frédérique Cassegrain
En marge des scènes traditionnelles, les théâtres universitaires jouent un rôle essentiel dans la vie culturelle étudiante, mais aussi en tant que lieux d’expérimentation et d’émergence artistique. Quels sont leurs statuts et modalités de gouvernance ? Parviennent-ils à articuler leurs missions avec les politiques culturelles des universités ? Et quelles voies explorent-ils pour dialoguer avec l’ensemble des parties prenantes universitaires et culturelles sur leur territoire ?
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Les théâtres universitaires (TU) s’inscrivent dans une longue histoire, autour d’un passé particulièrement riche en initiatives et découvertes dans ses rapports aux artistes, aux étudiants, aux publics, avec le développement de projets (festivals, formes et pratiques théâtrales audacieuses), sans oublier qu’ils furent un incroyable vivier de l’émergence artistique Ph. Poirrier, R. Germay (dir.), Le Théâtre universitaire. Pratiques et expériences, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2013. comme en témoignent le Festival mondial du théâtre universitaire à Nancy, créé en 1963 par Jack Lang, ainsi que les parcours d’Ariane Mnouchkine, Jacques Nichet, Jean-Marie Serreau.
Ces théâtres ont longtemps été réputés pour leur place charnière entre l’univers artistique et universitaire, le monde professionnel et les amateurs, en favorisant des lieux de travail, de rencontres et de sociabilité où s’expérimentent d’autres liens et formes artistiques susceptibles de se déployer au-delà des campus.
Pourtant, ils semblent aujourd’hui s’être quelque peu effacés du monde universitaire et du paysage culturel français. Où les situer ? Si « le théâtre universitaire a toujours peu ou prou été le miroir de la place qu’occupe ou que cherche l’université dans la société R. Germay, « Le théâtre universitaire : jeux et enjeu », Coulisses. Revue de théâtre, no 8, été 1993. », quelles sont aujourd’hui ses missions dans une université française de plus en plus autonome ? Parviennent-elles à s’articuler à celles des universités, voire aux politiques culturelles qui leur sont propres ? (Re)poser cette question en 2024, c’est aussi interroger en creux la place de la culture et des humanités dans un système universitaire en grande transformation où l’utilitarisme et l’économisme sont devenus des dogmes structurants Ph. Poirrier, R. Germay (dir.), 2013, op. cit., p. 10.. C’est à ces questionnements que se consacre cet article, en s’appuyant sur le colloque Participaient à ce débat : Nolwenn Bihan (Nantes Université), Lee Fou Messica (université de Metz), Nicolas Dubourg (université de Montpellier) et Emmanuel Ethis (recteur de la région académique Bretagne). organisé lors des journées de recherche des 30 juin et 1er juillet 2022, au TU-Nantes.
En 1997, Christian Pratoussy Chr. Pratoussy, « Théâtre et université : les effets d’une rencontre. Étude sur les conditions de l’enseignement du théâtre à l’université », thèse de doctorat en sciences de l’éducation, université Lyon 2, 1997. rappelait très justement que « le théâtre universitaire ne se résume peut-être pas qu’à la réunion d’un article, d’un nom et d’un adjectif. Il se pourrait fort bien que le tout soit différent de la somme des parties ». En France comme en Europe, on ne peut, en effet, que constater leur très grande diversité Un réseau international des TU a même cherché à les fédérer avec la Charte de Liège, établie en Belgique en 1994..
Un TU, c’est avant tout « un projet issu du terrain », pour reprendre la formule de Nicolas Dubourg, directeur du théâtre universitaire La Vignette, à l’université Paul-Valéry de Montpellier : « C’est souvent un projet qui a été amorcé par des enseignants, ou des militants de la culture et qui, peu à peu, s’est fait une place dans l’institution universitaire. » Certains entretiennent des relations étroites avec le CROUS Certains TU ont été créés par un CROUS : par exemple à Dijon, le service culturel du CROUS dispose de trois structures culturelles, fédérées autour d’un intérêt commun à agir, proposant des espaces permettant l’émergence créatrice (pour les associations culturelles étudiantes, les étudiants – spectateurs ou acteurs – et les jeunes artistes).. Des associations étudiantes peuvent être très impliquées dans la gouvernance, la gestion et la programmation. Aussi, comme le souligne Nicolas Dubourg, « les missions diffèrent d’un théâtre à l’autre, selon son territoire et son histoire », mais également selon la reconnaissance institutionnelle et les moyens humains ou financiers alloués.
Si, historiquement, chaque TU marque de son empreinte culturelle un territoire, la nature des liens entre le théâtre et l’université varie localement. Son projet, fruit d’un héritage parfois oublié par les responsables universitaires eux-mêmes, évolue, sous l’impulsion de la direction de chaque théâtre.
Aujourd’hui, on peut distinguer trois types de théâtres universitaires, selon leurs statuts et modalités de gouvernance :
Du fait de cette diversité de statuts, l’imbrication (voire la complémentarité) des missions des TU avec la politique culturelle de leur université et les éventuels autres partenaires (ville, département, région, État) présente des configurations différentes. Les orientations et la latitude que chaque théâtre déploie dans son projet et ses missions, supposent d’être analysées au prisme de cette réalité institutionnelle et statutaire mais aussi de son ancrage local.
Situé aux confins des politiques du ministère de la Culture, du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et des collectivités territoriales, chaque TU se doit d’inscrire ses missions dans ce contexte politique complexe, multi-acteurs et multi-niveaux. Hormis les théâtres universitaires conventionnés avec le ministère de la Culture qui disposent d’un cahier des charges, pour les autres, les missions sont celles que les directeurs et directrices de TU inventent en composant avec les interlocuteurs, les équipes et dispositifs universitaires en place. Ainsi, sur certains territoires, les projets des TU et ceux de l’université peuvent se développer de manière parallèle, sans véritable synergie J. Panisset, « Spectacle vivant et université : un lien organique en évolution », L’Observatoire, hors-série no 5, juillet 2014, p. 42-46. et ambition commune. Une situation que les TU conventionnés ont d’ailleurs cherché à faire évoluer par le passé (mais en vain), lorsqu’ils avaient formulé l’hypothèse d’un double conventionnement (Culture et Enseignement) afin de développer des convergences et une articulation de leurs missions au bénéfice réciproque des projets de chaque TU et de la politique culturelle universitaire.
En 2007, la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) reconnaît à chaque université une autonomie dans la conception et le pilotage de sa politique. Cette réforme pousse les universités à se réorganiser pour mieux affronter la concurrence internationale, avec des incidences fortes sur la mise en œuvre de leur politique culturelle, la gestion de leurs ressources humaines et financières, mais aussi, par ricochet, sur les théâtres universitaires.
Après avoir alerté Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque, sur les risques (notamment budgétaires) encourus par la culture à l’université, Emmanuel Ethis (alors, président de l’université d’Avignon) se voit confier, en 2009, la présidence d’une commission (composée d’universitaires, d’artistes et de représentants de la culture) : « Mon intention était d’alerter mes collègues sur l’importance de la culture à l’université… et d’avoir une réflexion de fond. » Après deux années d’observation, il défend la nécessité de préserver des budgets pour garantir l’accès à une très large offre culturelle et permettre à chaque étudiant de pouvoir choisir son université en fonction des projets et équipements culturels proposés (comme cela s’observe dans plusieurs pays).
Parmi les 128 propositions du rapport E. Ethis, De la culture à l’université – 128 propositions, rapport remis le 5 octobre 2010. figurent le soutien à un théâtre universitaire et républicain, la capacité à rémunérer les artistes dans les phases de création, la promotion de la place du théâtre auprès des étudiants comme de l’ensemble du personnel universitaire (enseignants-chercheurs, personnel administratif). Si la problématique des théâtres universitaires figurait dans les propositions de ce rapport, il appartenait ensuite à chaque présidence d’université de s’en saisir. Comme le souligne Emmanuel Ethis, « il faut qu’il y ait un sens à l’existence d’un théâtre universitaire… Il faut imaginer qui est son public réel. Est-ce un théâtre dans une université ? […] Est-ce que l’on y fait venir d’autres publics et, si oui, pourquoi ? À quelles fins ? ».
(Ré)interroger leurs missions et leur place dans la politique culturelle universitaire constitue l’étape préalable pour une présidence (trop souvent) assaillie par d’autres priorités.
De cette réflexion naîtra l’élaboration, en 2013, d’une convention-cadre « Université, lieu de culture », entre les deux ministères concernés et la conférence des présidents d’université. « La politique culturelle universitaire s’inscrit dans les missions assignées par la loi aux universités [code de l’éducation, article L.123-6] et concourt à la politique de développement culturel territorial mise en œuvre par le ministère de la Culture et de la Communication en partenariat avec les collectivités territoriales. »
Du fait de leur implantation sur les campus, les TU sont donc appelés à jouer un rôle majeur. (Ré)interroger leurs missions et leur place dans la politique culturelle universitaire constitue l’étape préalable pour une présidence (trop souvent) assaillie par d’autres priorités scientifiques, éducatives, managériales, financières et démunie face à des problématiques culturelles mouvantes. Rappelons qu’à l’époque de la réalisation du rapport, les constats étaient sévères : une enquête réalisée à l’université d’Avignon montrait qu’un étudiant n’avait que 5 euros à dépenser par mois pour la culture. Quant aux pratiques artistiques et culturelles, elles ne concernaient que 12 à 30 % des étudiants.
Le comité national de pilotage de la convention définit alors sept indicateurs annuels pour évaluer la place de la culture au sein de chaque université : 1) nombre d’universités ayant un service culturel ; 2) nombre d’actions culturelles ; 3) nombre d’ateliers et de résidences d’artistes mis en place sur le campus ; 4) nombre et typologie des spectateurs ayant assisté à un événement culturel ; 5) nombre de conventions de partenariats signées avec les institutions culturelles de proximité ; 6) pourcentage d’étudiants participant aux activités culturelles ; 7) nombre d’unités d’enseignement libres (ou d’ouverture) consacrées à la culture dans les universités.
Si ces critères donnent des indications, ils ne traduisent que grossièrement la réalité des projets menés par les universités en matière de culture et surtout ils interrogent la position et la responsabilité des TU dans la définition, le déploiement de la politique culturelle universitaire, et leur rôle dans les processus mis en œuvre autour d’actions artistiques et culturelles transdisciplinaires.
Entre cette convention-cadre et une vision idéaliste de l’université, en tant que lieu d’émancipation et de transformation de la société, quelle place réussissent à se frayer voire à conquérir aujourd’hui les théâtres universitaires ?
Dans ce paysage universitaire en refondation, les TU explorent des voies pour dialoguer avec l’ensemble des parties prenantes universitaires et culturelles sur leur territoire, à commencer par les modalités d’interaction avec l’équipe présidentielle, tant sur les volets de la formation, de la production de connaissances (via la recherche), que sur l’engagement dans la société (avec la diffusion de la culture humaniste et de la culture scientifique et technique). Conscients de leurs nouvelles responsabilités, soucieux d’impulser un autre sens à l’action artistique et culturelle sur les campus, mais également dans la cité, les responsables des TU veillent à ce que le théâtre ne soit pas réduit à un simple lieu – outil d’attractivité universitaire, voire de marketing territorial – auquel on les assimile N. Schieb-Bienfait, avec P. Boivineau, A.-L. Saives, B. Sergot, « Lieuifer le théâtre : le cas du TU-Nantes », dans A. Hertzog, E. Auclair (dir.), L’Empreinte des lieux culturels sur les territoires, Paris, Éditions Le Manuscrit, 2023. quelquefois.
La dimension « lieuitaire » des TU, leur reconnaissance Cf. les travaux menés par le collectif de recherche PACE (Publics-Artistes-Créations-Expériences) en partenariat avec le TU de Nantes et la MSH Ange Guépin. comme espaces de recherche et d’innovation qui osent des choses sur des terrains où on ne les attend pas, est cependant loin d’être acquise. Face aux difficultés actuelles du monde universitaire, ils sont confrontés à des contradictions et tensions parfois difficiles à surmonter. Entre logique de service public et privatisation, conflits de temporalité, arbitrages budgétaires, les responsables universitaires questionnent souvent les directeurs et directrices de TU sur le sens de leur action : à quoi bon un TU ? Pourquoi le financer ? Comment garantir une indépendance artistique ? Véritables caisses de résonance des problèmes socioculturels, économiques et des préoccupations qui animent le milieu étudiant, le monde universitaire et la société en général, les TU cherchent comment se dégager de ces contradictions, voire de ces controverses.
Aussi bien à Nantes qu’à Montpellier, la dimension de la recherche, très structurante dans les missions universitaires, n’a pas échappé aux responsables de ces TU, dans la conception de leurs projets respectifs. Engager des expérimentations avec des chercheurs est notamment un enjeu majeur, ainsi que l’évoque Nicolas Dubourg : « Le théâtre universitaire peut être cet espace qui permet à la création artistique de se développer dans cet esprit d’indépendance et d’éthique propre à la recherche publique. » À Montpellier, « le projet de La Vignette concerne l’ensemble des disciplines », par exemple en travaillant avec le master d’études culturelles sur les questions postcoloniales. Il a notamment répondu à un PIA (programme d’investissement d’avenir), en lien avec le conseil scientifique, portant sur les relations entre arts et création dans de nombreux domaines (philosophie, géographie, sociologie…).
À Nantes, le TU a mis en place un « laboratoire éphémère » dans une salle dédiée, pour une réflexion partagée entre artistes, enseignants-chercheurs et groupes d’étudiants sur la recherche artistique, s’interrogeant sur l’amont de toute production : de quoi est constituée la création ? Quelle est sa temporalité ? De quoi un artiste a-t-il besoin pour créer ? Par ailleurs, le TU est impliqué dans des rencontres entre artistes et chercheurs. « L’objectif est qu’ils et elles s’ouvrent, autour d’objets communs, à de nouveaux récits et imaginaires. Ce qui nous intéresse, c’est de favoriser l’essai, l’expérimentation – puisque c’est une dimension fondamentale de la recherche universitaire et de la création artistique », ajoute Nolwenn Bihan. Le TU intègre aussi des questions artistiques dans des programmes de recherche (par exemple le projet scientifique MIMI Le projet de recherche MIMI, piloté par l’IFREMER, a pour partenaires l’université de Nantes, le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins, l’Institut universitaire Mer et Littoral et le TU-Nantes. Chercheurs et artistes participent d’une même équipe. sur les imaginaires de la mer). Cette mission ne pouvant s’adosser à une formation spécifique en arts du spectacle, car il n’en existe pas à l’université de Nantes, « cela oblige à inventer d’autres chemins avec (et au sein de) Nantes Université, au-delà des disciplines artistiques, à partir d’enjeux transversaux et sociétaux ».
À travers cette logique transdisciplinaire, les questions se formulent de manière différente, inspirant de nouveaux protocoles à la fois dans les pratiques artistiques et l’éducation culturelle (notamment avec la création de « conversations partagées », où artistes du spectacle vivant et enseignants-chercheurs en géographie, histoire et anthropologie travaillent ensemble, par exemple, sur la question du rapport entre l’homme et l’animal).
À l’heure où les chercheurs s’interrogent sur les formes de l’écriture en sciences humaines et sociales, encore très codifiées et dominées par les normes de l’édition scientifique et les formats académiques traditionnels, ces expérimentations entre TU et chercheurs ouvrent des perspectives pour imaginer des formes renouvelées par les pratiques artistiques. Pour Nolwenn Bihan, c’est aussi un défi, en tant que responsable d’un TU : « cette manière de travailler est co-évolutive : elle produit une influence tant sur les artistes que sur les chercheurs. Il y a réellement un double enjeu à ce que cela se multiplie dans notre projet ».
En se frayant des voies de dialogue et de coconstruction avec leurs universités, les TU démontrent leur capacité à s’affirmer à leurs côtés comme des opérateurs singuliers dans la vie artistique et culturelle locale, nationale, voire internationale. Leur implication dans la conception et mise en œuvre d’une politique artistique et culturelle à l’échelle du campus et du territoire demeure un sujet encore trop délaissé par les diverses parties prenantes (politiques et universitaires). Les universités et les acteurs publics sauront-ils relever ce défi, alors que des TU sont plus que jamais des espaces vivants et actifs, moteurs du bien commun Fr. Flahault, Où est passé le bien commun ?, Paris, Fayard, 2011., autour de l’émergence artistique, du partage des pratiques, de la recherche, de la mise en débat au service de l’éducation artistique et culturelle ?
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03.10.2024 à 12:07
Frédérique Cassegrain
La coconstruction des politiques publiques est devenue le leitmotiv de nombreux débats, notamment en matière de politiques culturelles. Mais que recouvre exactement ce mot ? Quelles sont les tensions et problématiques suscitées par ce mode d’action politique encore expérimental ? Ces questions étaient au cœur d’une table ronde consacrée à ce thème lors de la dernière édition de POP MIND organisée à l’initiative de l’UFISC et du CRID à Rennes du 13 au 15 mai 2024.
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Sous-titrées « Culture et solidarité : l’urgence d’agir en commun ! », les rencontres POP MIND visent à rassembler les énergies du monde culturel, de l’éducation populaire, de l’ESS, du secteur associatif et de la solidarité internationale en proposant des temps de réflexion prospective et participatifs. Parmi les nombreuses activités de l’édition 2024 : une table ronde et un atelier sur la coconstruction animés par Luc de Larminat (codirecteur de l’association Opale, membre du Mouvement pour l’économie solidaire) et Alice-Anne Jeandel (responsable de l’animation des communautés professionnelles à l’Observatoire des politiques culturelles), avec la participation du socio-économiste Laurent Fraisse Membre associé au Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique (LISE). pour le volet théorique, ainsi que de Guillaume Robic, élu à la communauté de communes Kreiz Breizh et maire de Rostrenen, et Rozenn Andro, élue à la vie associative de Rennes, pour la mise en œuvre pratique des démarches. L’objectif était d’aller au-delà de la théorie et des mots en donnant des exemples concrets, en l’occurrence locaux, à Rennes et dans les Côtes-d’Armor.
Qu’est-ce que la coconstruction ? Invités à répondre à cette question, les participants de la table ronde ont évoqué plusieurs éléments : coopération, dialogue et temps long, diagnostic partagé, inclusion, relation de confiance, méthode commune, croisements des enjeux de politique publique et d’intérêt général, reconnaissance des expertises citoyennes… Autant de mots que l’on retrouve dans les recherches-actions menées actuellement par des acteurs de l’ESS et du monde associatif, telle ESCAPE ESCAPE (Économie solidaire, co-construction, action publique émergente), recherche-action soutenue par le dispositif de recherche participative de l’ANR, basée sur un comité de pilotage (constitué de réseaux, chercheurs et collectivités), des études de cas (monographies) et des temps forts de rencontres et de débats nationaux avec une mise en perspective internationale., conduite entre autres avec l’UFISC, le Collectif des associations citoyennes et le Mouvement pour l’économie solidaire, note Laurent Fraisse. ESCAPE est un projet qui prolonge une étude dont il a rédigé le rapport, « La Coconstruction de l’action publique : définition, enjeux, discours et pratiques Rapport rédigé en 2018, avec la participation de l’Union fédérale d’intervention des structures culturelles (UFISC), le Collectif des associations citoyennes (CAC), le Réseau des collectivités territoriales pour une économie solidaire (RTES), le Réseau national des Maison des associations (RNMA) et le Mouvement associatif (LMA). Voir aussi les Repères du RTES (réseau des collectivités pour l’ESS) sur la coconstruction :https://www.rtes.fr/system/files/inline-files/Reperes_Coconstruction_2019_2.pdf ».
Il y propose une définition de la coconstruction : « Un processus institué de participation ouverte et organisée d’une pluralité d’acteurs à l’élaboration, à la mise en œuvre, au suivi et à l’évaluation de l’action publique. » L’idée est que les associations et les citoyens – et pas seulement les élus et les fonctionnaires – puissent participer à l’élaboration du bien commun, de l’intérêt général.
Un horizon souhaité, ponctué d’un certain nombre d’expériences, toutefois minoritaires, souligne Laurent Fraisse, qui complète cette définition en précisant ce que la coconstruction n’est pas :
Laurent Fraisse expose aussi les nuances qui existent entre « les mots en co », si récurrents. « La coconstruction, explique-t-il, se différencie de la consultation. Il existe beaucoup d’instances consultatives qui se basent sur le recueil d’avis d’habitants et de citoyens, dont les pouvoirs publics tiennent plus ou moins compte. La coconstruction, elle, demande que les acteurs soient comptables et copilotes des actions, jusqu’à l’élaboration d’une feuille de route. Quant à la coopération, elle concerne plutôt des projets, alors que la coconstruction s’attelle à l’action publique. »
En revanche, ajoute-t-il, la coopération entre acteurs favorise la coconstruction : on le voit par exemple avec les SOLIMA Schémas d’orientation et de développement des musiques actuelles. Il s’agit d’une démarche de concertation et coconstruction entre acteurs, collectivités territoriales et État pour développer les politiques actuelles à l’échelle de territoires régionaux, départementaux ou d’une agglomération. Cette méthode, initiée dès 2004 par la Fédélima, a été reprise par d’autres disciplines artistiques : il existe par exemple les SODAVI pour les arts visuels et les SODAREP pour les arts de la rue et de l’espace public.. En retour, le processus génère l’apparition d’un interlocuteur collectif qui produit de l’interconnaissance.
Jusqu’où peut aller la coconstruction des politiques publiques ? Laurent Fraisse pointe deux limites : elle n’est pas synonyme de codécision, ni de cogestion de l’argent public. « C’est ce qui est intéressant, conclut-il. Il existe un possible écart entre ce qui a été coconstruit, et ce qui va être voté par une instance représentative d’élus. Si la coconstruction a été bien menée, l’écart est faible. Le dernier aspect, c’est la cogestion, qui fait partie de l’imaginaire possible entre pouvoirs publics et associations de l’éducation populaire, où l’on discute vraiment des conditions financières et matérielles de l’activité associative. Mais aborder la question budgétaire demeure difficile, car celle-ci reste considérée comme une prérogative des pouvoirs publics. »
Guillaume Robic qualifie le Kreiz Breizh de « Petit Poucet » des démarches de coconstruction : le territoire a usé de tous les termes précédemment cités – consultation populaire, coopération… – pour travailler à son développement depuis une trentaine d’années.
Le contexte s’y prête. Le Kreiz Breizh (« centre Bretagne ») est une communauté de communes des Côtes-d’Armor, seul territoire breton qualifié d’hyper-rural, à équidistance des grands pôles urbains et présentant certaines fragilités structurelles (accessibilité, mobilités, caractéristiques socio-économiques). Il compte 23 communes pour 18 710 habitants et bénéficie d’une trajectoire démographique récente positive après plus d’une décennie de déprise constante. « C’est une communauté de communes au mode de développement original et forcément décentralisé, parce qu’il n’y a pas de ville-centre surdimensionnée : on n’a pas le choix, précise Guillaume Robic. Les politiques publiques s’y sont développées grâce à l’implication populaire. La coconstruction se fait avec une communauté citoyenne très investie, et un tissu associatif très dense et vivant. »
Le Kreiz Breizh s’est doté de la compétence culturelle et sa politique reflète cette dimension de coconstruction. La mise en œuvre n’est jamais portée exclusivement par la communauté de communes et ne se déploie pas au travers d’équipements culturels communautaires, mais par l’accompagnement des acteurs associatifs. Un pacte de développement culturel a été élaboré autour de plusieurs enjeux prioritaires : EAC, droits culturels, soutien à la coopération et à la mutualisation des associations, appui à l’ingénierie communautaire.
Quels résultats pour l’intérêt général ? Guillaume Robic donne l’exemple de l’école de musique, restée associative, qui a débuté avec une dizaine d’adhérents et en compte aujourd’hui plus de 650, soit un pourcentage de la population supérieur à celui d’un conservatoire urbain. « Cette politique, ajoute-t-il, évite deux écueils : celui du centralisme et celui de la récupération des initiatives associatives par les collectivités en régie ou en direct. »
Dans le cadre du pacte de développement culturel du territoire, impulsé par l’État, le Département et la Région (sur des territoires majoritairement ruraux), la communauté de communes a lancé une consultation intitulée « Les portraits du Kreiz Breizh », afin de nourrir les politiques publiques, associatives et culturelles dans les cinq à dix ans à venir.
« Nous nous sommes efforcés d’aller vers la population, dans ce que l’on préfère nommer “grande récolte” plutôt qu’“enquête” ou “consultation”, explique Guillaume Robic. Il s’agit de s’ouvrir plus largement à la vie quotidienne des gens. Nous ne leur demandons pas “que pourrait-on faire mieux et autrement ?”, mais “dites-nous ce qui vous préoccupe quand vous vous levez le matin et on essaiera de construire ensemble les réponses”. » Le prisme n’est pas celui des pratiques artistiques, mais celui de la vie intime ou quotidienne et des liens au territoire. Cette démarche est inspirée du référentiel des droits culturels, tels qu’ils sont énoncés dans la Déclaration de Fribourg.
Les modes d’enquête et de prise de contact se distinguent aussi fortement des classiques « diagnostics territoriaux » : pas de questionnaire, mais d’autres façons d’entrer en relation, notamment celles proposées par la compagnie OCUS qui a imaginé des dispositifs pour récolter la parole les gens, dont un bar itinérant. Le collectage a également été pensé de pair à pair : la communauté de communes a outillé les habitants, par exemple avec un jeu de cartes proposant des questions ouvertes, pour les laisser aller à la rencontre les uns des autres.
In fine, cette enquête permet de dresser une carte sensible qui, précise Guillaume Robic, a révélé de vraies disparités territoriales mais aussi des lignes communes à l’échelle d’une communauté très rurale. Elle pose une série de questionnements auxquels les politiques publiques doivent désormais s’attacher à répondre dans les années à venir.
La Ville de Rennes est héritière d’une longue tradition associative. Avant même l’arrivée d’Edmond Hervé Maire socialiste de Rennes de 1977 à 2008. à la tête de la municipalité, les équipements de quartier étaient en gestion associative, explique Rozenn Andro, adjointe déléguée à la vie associative à Rennes, en préambule de son intervention sur les deux chartes d’engagements réciproques et de cohésion sociale qui régissent les relations entre Ville et associations. « Rennes est fortement imprégnée de cette philosophie politique sur l’action associative et l’action politique en direction des habitants Pour aller plus loin sur la politique culturelle rennaise caractérisée par une culture du dialogue, de la coopération et de l’expérimentation, voir l’article paru dans la revue L’Observatoire, no 59, printemps 2022., commente-t-elle. Elle ne compte pas moins de 7 000 associations. »
En 2020, c’est ce monde associatif rennais qui s’est adressé à la municipalité pour lui demander de réécrire la charte des engagements réciproques en place depuis 2006 et qui régit l’aide aux associations, en raison de nouveaux défis : la transition écologique, la crise démocratique et la volonté de passer du mythe d’une société égalitaire à l’égalité réelle.
165 associations ont participé aux ateliers menés pour la réécriture de cette charte. Parallèlement, la Ville a mis en place des chantiers dans les douze quartiers rennais en vue d’élaborer des « chartes de la cohésion sociale », basées sur les besoins sociaux et éducatifs de chacun d’entre eux, à partir des portraits de quartier réalisés avec les associations gestionnaires d’équipements de proximité. Construites autour de 132 engagements et sept grands principes – dont celui du respect de la liberté d’expression et des libertés associatives –, les chartes de la cohésion sociale se traduisent par des plans d’action que les associations mettent en place dans les douze quartiers. Deux d’entre eux expérimentent même la cogestion, en disposant d’enveloppes mutualisées.
« L’idée est que les chartes soient vivantes et en interpellation permanente, souligne Rozenn Andro, il s’agit pour la Ville d’un enjeu démocratique : défendre l’accès de tous à la parole publique et avoir la conviction que les associations sont la première porte d’entrée vers l’intérêt général. »
Les différents exposés ont suscité nombre d’interrogations chez les participants. La première est liée au bon vouloir des élus quant au partage de la conception, voire de la décision. Pourtant, répond en substance Rozenn Andro, « un homme ou une femme politique ne peut plus aujourd’hui se placer dans la position du sachant. On voit ce qu’on a à perdre en refusant la coconstruction, qui est un impératif démocratique, une résistance à des forces hostiles basées sur la concentration des pouvoirs ».
Guillaume Robic met en lumière une dimension fondamentale dans ces démarches auxquelles les habitants sont très réceptifs : celle de l’humilité face à des objectifs difficiles. Laisser les clefs, c’est aussi ne pas s’engager au-delà de ce qu’on est capable de faire.
« Le dessaisissement des collectivités par rapport aux compétences qu’elles ont prises est indispensable si on ne veut pas “aller dans le mur” démocratique, ajoute-t-il. Sur notre territoire, avant de s’interroger sur ce qu’on pourrait mettre en place comme politiques publiques, on se demande déjà qui fait quelque chose. Ça ne s’applique pas qu’à la culture : l’abattoir est géré par une association de paysannes et paysans. On ne considère pas les associations comme destinataires de nos volontés et de nos enjeux, nous sommes en dialogue avec elles pour savoir où l’on va. » D’où le choix, au niveau local, de privilégier le conventionnement au long cours plutôt que l’appel à projets, procédure actuellement prisée des collectivités mais fortement critiquée par le secteur associatif.
Plusieurs participants s’interrogent sur la capacité des associations à s’engager dans ces démarches de coconstruction, pour ce qui est des moyens matériels et humains : « N’y a-t-il pas le risque de marginaliser les plus petites et sous-dotées d’entre elles ? »« Là, répond Rozenn Andro, c’est précisément la coopération et l’interconnaissance qui leur permettent de se faire reconnaître. » La Ville de Rennes a déconcentré sa Direction de la vie associative, jeunesse et égalité dans les quartiers pour être justement en contact direct avec les structures de la société civile qui y travaillent.
En conclusion, Laurent Fraisse rappelle quelques principes, dont la liberté pour une association de ne pas participer à une démarche de ce type. Même si la coconstruction ne saurait se réduire à « une politique de chartes », la charte des engagements réciproques instaure un cadre de confiance à l’opposé de la défiance suscitée par l’obligation de signer le contrat d’engagement républicain vivement critiqué par le mouvement associatif Laurent Fraisse a réalisé une étude pour le Réseau national des Maisons des associations en 2023 sur la coconstruction de la politique de la vie associative de la Ville de Rennes : https://www.rnma.fr/ressources/co-construire-la-politique-de-la-vie-associative-de-la-ville-de-rennes.
Il constate enfin que toute démarche de coconstruction pose la question de « qui coconstruit ? » : « Le risque étant que les petites associations comme les citoyens ne soient représentés que par les têtes de réseau, ce qui conforterait un certain élitisme. » L’exemple des SOLIMA montre à l’inverse que la coopération permet l’expression d’une multiplicité de voix.
Enfin, il souligne le risque que les politiques de coconstruction ne se cantonnent qu’à des secteurs plutôt émergents ou faiblement dotés qui disposent de peu de cadres de référence. L’enjeu est de savoir si ces démarches peuvent aussi irriguer l’ensemble des politiques publiques et faire bouger les lignes des secteurs de droit commun très réglementés.
La 6e édition de POP MIND s’est tenue à Rennes les 13, 14 et 15 mai 2024. Les rencontres ont été organisées conjointement par l’UFISC et le CRID, collectifs réunissant à eux deux une cinquantaine de structures partenaires avec lesquelles l’évènement a été coconstruit.
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26.09.2024 à 12:56
Frédérique Cassegrain
Critiqué pour son entre-soi, le théâtre public est en proie à une contradiction. Alors qu’il a fondé sa légitimité de service public sur sa vocation sociale ou civique, il s’est progressivement éloigné du populaire. Fatalité ou processus ? La lecture socio-historique proposée par Marjorie Glas permet de retracer la place prise par ce « recours au peuple » dans les politiques de la culture, de sa version militante jusqu’à ses trébuchements.
L’article Quand le théâtre public perd de vue le populaire : socio-histoire d’une contradiction est apparu en premier sur Observatoire des politiques culturelles.
[Article paru dans le dernier numéro de l’Observatoire no 62, juillet 2024]
La ministre de la Culture, Rachida Dati, a, dès sa nomination, appelé à bâtir une « nouvelle culture populaire », disqualifiant à mi-mot la politique culturelle menée ces dernières décennies, renvoyée à son caractère élitiste. Au-delà des enjeux politiques et électoraux qui sous-tendent cette exhortation à un retour au peuple, elle gagne à être analysée dans une perspective socio-historique, dans la mesure où l’appel à une relation privilégiée aux classes populaires remonte à la création même des politiques publiques de la culture en France.
Plusieurs travaux montrent en effet que l’intervention publique en matière culturelle a été en partie fondée sur le rôle social ou civique que la culture pouvait jouer auprès de la population. Les spécialistes de droit public font remonter la constitution de la culture comme service public à l’entre-deux-guerres, période pendant laquelle s’affirme progressivement le soutien à la liberté artistique et aux enjeux éducatifs de l’art – missions que le secteur privé seul ne pourrait pas assurer L’artiste, l’administrateur et le juge. L’invention du service public culturel. Le rôle du Conseil d’État, Actes du colloque des 26 et 27 novembre 2021, Conseil d’État et Comédie-Française, La Rumeur libre éditions, 2023..
Vincent Dubois a montré, de son côté, que la légitimité même de la politique culturelle repose, dès la IVe République, sur le rôle éducatif de la culture V. Dubois, Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999.. La France n’est pas le seul pays européen à avoir forgé sa politique culturelle sur un socle social. En Allemagne également, on a fait du théâtre un outil de l’action publique et de l’État providence dès le XVIIIe siècle. Si le fondement social d’un soutien à la culture est commun aux deux pays, « chacun [d’entre eux a ensuite] défini un type de culture pour laquelle une intervention était appropriée (culture populaire, légitime ou encore subversive) V. Dubois, P. Laborier, « The “social” in the institutionalisation of local cultural policies in France and Germany », International Journal of Cultural Policy, vol. 9, no 2, 2003, p. 195-206. ».
Si le recours au peuple n’a cessé d’être revendiqué tout au long des sept dernières décennies, une analyse socio-historique plus fine laisse apparaître un éloignement, voire un abandon progressif des classes populaires.
Le champ politique a certes joué un rôle fondamental dans la constitution d’une culture à vocation sociale ou civique, néanmoins ce mouvement a été initialement porté par les acteurs culturels eux-mêmes et spécifiquement par ceux qui se réclamaient d’un théâtre populaire après-guerre. C’est le cas des troupes qui essaiment sur le territoire français et rattachent leur action à l’histoire, déjà bien ancrée, d’un théâtre à vocation sociale, allant du théâtre politique de Romain Rolland qui voyait dans celui-ci un outil d’instruction de la classe ouvrière, aux expériences d’éducation populaire menées par les mouvements catholiques ou communistes pendant l’entre-deux- guerres. Ces troupes dites « de la décentralisation dramatique » fondent alors leur démarche sur deux éléments centraux : la qualité artistique de leur travail (répertoire, jeu) et leur capacité à toucher un public large et populaire. Ce sont ces deux piliers qui ont été repris par les agents du secrétariat d’État aux Beaux-Arts dès 1947, puis du ministère des Affaires culturelles en 1959, pour créer un service public du théâtre.
C’est peu dire donc que la question du public est un enjeu central de légitimation, tant pour les acteurs du théâtre public que pour le champ politique. Pourtant, si le recours au peuple n’a cessé d’être revendiqué tout au long des sept dernières décennies, une analyse socio-historique plus fine laisse apparaître un éloignement, voire un abandon progressif des classes populaires. Cette contradiction est le fruit d’une histoire longue, relevant tout à la fois de l’institutionnalisation du secteur et de la transformation de la société dans son ensemble.
Dans l’immédiat après-guerre, des troupes prennent ancrage en province et portent l’idéal d’un théâtre populaire, convergence entre les préceptes du théâtre d’art inspiré de l’avant-garde de la rive gauche parisienne et les principes de l’éducation populaire. Cette alliance prend corps dans le profil même des animateurs qui dirigent ces troupes. Beaucoup sont des comédiens parisiens aguerris, connaisseurs du répertoire classique et revendiquant un théâtre exigeant, distinct du théâtre de boulevard. Ils ont tous également à leur actif une solide expérience des tournées en province, qu’ils ont vécue sous l’égide de Léon Chancerel (Comédiens routiers) ou de Jacques Copeau (Copiaus). Ainsi outillés, ils inscrivent cette articulation entre exigence esthétique et recherche des publics dans des pratiques qui, bien qu’ajustées au territoire qu’ils sillonnent, utilisent un référentiel commun à toutes les troupes de la décentralisation dramatique. Sont privilégiés un répertoire majoritairement classique et quelques auteurs contemporains habituellement joués, pour la plupart, dans les théâtres proches du Cartel des quatre (Louis Jouvet, Charles Dullin, Gaston Baty et Georges Pitoëff) à Paris. Les pièces sont présentées dans des salles des fêtes ou de patronage ; cette itinérance impose un travail constant pour amener le public. Des relais locaux – issus du monde de l’éducation populaire, de l’éducation nationale, des réseaux associatifs – assurent aux troupes un ancrage solide auprès de la population. Le public est alors au centre des discours et des pratiques de ces animateurs. S’ils se réfèrent aux expériences rurales de Chancerel et Copeau en matière de politique en direction des publics, la seconde référence structurante est celle du Théâtre national populaire de Jean Vilar. Premier à instaurer un système de correspondants dans les milieux scolaires, associatifs ou militants, il met en place également toute une série d’outils dont l’objectif est d’élargir ou de renouveler le public : politique tarifaire, édition de livrets explicatifs, développement des associations des Amis du théâtre populaire sont autant d’éléments qui forgent ce référentiel commun aux troupes du théâtre populaire.
Le secrétariat d’État aux Beaux-Arts va accompagner et encourager la diffusion de ce modèle par l’attribution de subventions, mais également du label de Centre dramatique national. Cette intervention publique inédite en matière théâtrale s’appuie sur la capacité de ces troupes à articuler travail de création et élargissement des publics en province. Les notes d’inspection, visibles dans les archives du secrétariat d’État aux Beaux-Arts, éclairent bien cet aspect et montrent même que l’enjeu du public supplante parfois celui de la création. Ainsi, Pierre-Aimé Touchard (inspecteur principal des spectacles à la direction générale des Arts et Lettres, chargé de la décentralisation dramatique et des jeunes compagnies) indique-t-il, dans un rapport consacré à Jean Guichard, que si la qualité des spectacles n’est pas tout à fait celle attendue, la capacité de la troupe à mobiliser et fidéliser un public justifie à elle seule le soutien financier de l’État. Et d’ajouter que l’envoi de comédiens parisiens pourrait être une manière supplémentaire de les professionnaliser. Au-delà de l’anecdote, ce rapport montre bien à quel point l’enjeu du public est central.
Si la recherche de public fonde l’action de ces troupes, l’objectif de la démarche ne fait pas consensus parmi les acteurs théâtraux de l’époque. Les pionniers de la décentralisation dramatique envisagent, pour la majorité d’entre eux, et dans l’héritage catholique de Léon Chancerel et de Jacques Copeau, le théâtre comme un « moyen de communion entre les hommes Citation issue du journal de Léon Chancerel, 26 janvier 1921 (cité par H. Gignoux, Histoire d’une famille théâtrale, Lausanne, Éditions de L’Aire, 1984, p. 416. ». Dans cette perspective, le public visé est la communauté nationale tout entière, sans distinction d’origine sociale ou de provenance géographique, et le théâtre est destiné à réunir la population dans son ensemble, sans distinction sociale, dans un contexte de reconstruction du pays. La vocation sociale et morale de ce théâtre unificateur est alors soutenue par la revue Théâtre populaire, créée en 1953 et qui contribue à diffuser ce modèle d’intervention.
L’introduction du théâtre de Brecht en France, à partir du milieu des années 1950, va susciter des débats entre les tenants de la décentralisation dramatique quant au rôle social que le théâtre doit jouer. Bien que la question de l’élargissement des publics au-delà du petit cercle des spécialistes reste centrale, les enjeux du théâtre populaire ne font plus consensus. Brecht défend en effet un théâtre dont l’aspiration politique, plus assumée, suggère de s’adresser en priorité à la classe ouvrière, dans un contexte de lutte des classes. Le travail auprès des ouvriers vise à leur émancipation. Les animateurs de troupe, historiquement proches du parti communiste, s’en emparent et développent une pratique en direction des publics qui se différencie du modèle vilarien. La revue Théâtre populaire effectue alors un tournant éditorial qui accompagne ce mouvement. Implantées dans le cœur industriel des banlieues des grandes villes, ces troupes travaillent en lien étroit avec les réseaux syndicaux et expérimentent diverses modalités de médiation permettant de toucher le potentiel public ouvrier (spectacles en langue étrangère, constitution de troupes amateures, pièces jouées dans les usines, etc.).
L’objectif social et politique de ces modèles parallèles varie, mais tous deux s’appuient de manière équilibrée sur les deux piliers fondateurs du théâtre public que sont la création artistique et la recherche de publics. L’enjeu du public reste un moteur de consécration fondamental pour les chefs de troupe, tant parce qu’il est constitutif des valeurs propres à l’espace du théâtre public que parce qu’il est un critère primordial de financement par l’État.
La création du ministère des Affaires culturelles en 1959 est réputée avoir coupé le secteur de la création de celui de l’animation, c’est-à-dire de la relation avec les publics. André Malraux procède, dès sa nomination, d’une part à l’exclusion de l’éducation populaire du champ de son ministère (renvoyée à la jeunesse et aux sports) et, d’autre part, à la séparation des missions de création et d’animation, chacune relevant respectivement des centres dramatiques (dirigés par des artistes) et des maisons de la culture (dirigées par des animateurs). Pour autant, des pratiques hybrides, mêlant amateurs et professionnels, art et éducation populaire, création et animation, continuent d’exister au sein des établissements nouvellement labellisés. Les directeurs, eux-mêmes issus de la mouvance du théâtre populaire, n’envisagent pas leur métier autrement qu’en convoquant tout à la fois exigence artistique et relation avec le public.
Les directions de ces établissements priorisent le repérage de jeunes talents de l’avant-garde et délèguent progressivement la recherche de publics à des emplois subalternes.
L’avant-garde du théâtre, dont la formation universitaire est plus orientée sur les enjeux esthétiques, revendique aussi une proximité avec le travail d’animation. Cela s’explique notamment par leur forte politisation. Ainsi en est-il de Patrice Chéreau ou de Jean-Pierre Vincent, pour les plus emblématiques d’entre eux, qui, tout au long des années 1960, portent l’idéal d’un théâtre politique, influencé par leurs engagements proches des mouvements maoïstes. Cette intrication entre pratique théâtrale et politisation aboutit, en Mai 68, aux revendications de la fraction la plus jeune et la plus radicale du champ théâtral public en faveur d’un théâtre de subversion, élargissant encore davantage son public et œuvrant dans une optique révolutionnaire. L’après-Mai 68 voit ainsi fleurir des initiatives nombreuses auprès du monde ouvrier en particulier. Pièces dans les usines, travail étroit avec les comités d’entreprise, politisation du répertoire et créations collectives sont autant de façons de rapprocher le théâtre du peuple et d’en faire un outil d’émancipation de la classe ouvrière.
C’est paradoxalement dans la foulée de ces années d’intense politisation que la scission entre création et animation, amorcée au sein du ministère, va réellement prendre corps. Le processus, qui aboutira à un rapport au public plus abstrait, correspond à la conjonction de plusieurs facteurs, relevant tout à la fois de la multiplication des intermédiaires, de la technicisation des enjeux liés au public et de la transformation des métiers de l’animation.
Le premier facteur relève de la spécialisation des directeurs de théâtre. Les années 1970 voient la montée en puissance de la figure du metteur en scène qui s’impose comme un maillon central du dispositif de création. L’affirmation de cette figure va de pair avec la recherche esthétique et formelle, revendiquée par les tenants de l’avant-garde dès le milieu des années 1970, en lien resserré avec le champ des études théâtrales à l’université. C’est cette même avant-garde qui est nommée sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing à la tête des centres dramatiques nationaux et des théâtres nationaux, avec pour effet le recentrage des activités de ces établissements sur la création au détriment des services d’animation. Beaucoup d’animateurs sont licenciés et les budgets se concentrent sur la production de spectacles.
Ce phénomène pouvait augurer d’un renvoi des pratiques d’animation dans les maisons de la culture. On y observe pourtant un phénomène analogue de recentrement sur les enjeux de la création : les directions de ces établissements priorisent le repérage de jeunes talents de l’avant-garde et délèguent progressivement la recherche de publics à des emplois subalternes. C’est la figure du programmateur qui émerge.
Ce processus est rendu possible par la transformation concomitante des attendus du ministère de la Culture concernant la mission des structures subventionnées du théâtre public. L’enjeu du public, dont nous avons vu qu’il était un critère primordial de financement dans les années 1950, se transforme peu à peu. Tout d’abord, le pouvoir politique nouvellement élu porte haut la notion de liberté de création, moyen utile de travailler le vernis libéral du président de la République et de casser le monopole de la gauche en la matière. Pour autant, l’intervention publique continue de s’appuyer sur le rôle social du théâtre et la nécessité de s’adresser à un public large. Mais les modalités d’évaluation évoluent. Nous avons vu précédemment que la qualité du public, comme la réception des spectacles, importait largement dans les critères de subventionnement. Les chiffres de fréquentation étaient bien entendu pris en compte, mais ne représentaient qu’un enjeu parmi d’autres. La multiplication des études statistiques tout au long des années 1970, ainsi que le processus de rationalisation de l’action publique D. Dulong, Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, Paris, L’Harmattan, 1997., tendent à faire des spectateurs un enjeu de plus en plus technique. Au sein du ministère, le SER (Service d’études et de recherches), créé en 1963 pour approfondir la connaissance des publics, joue un rôle accru. Les chiffres deviennent l’outil de pilotage privilégié de l’action publique en matière culturelle.
L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 confirme ce mouvement de technicisation des enjeux liés au public et, partant, d’abstraction des enjeux sociaux qui s’y rattachent. Jack Lang, nommé ministre, s’il consacre la prééminence du metteur en scène et de la création dans le fonctionnement des théâtres (à travers les hiérarchies internes, les logiques de programmation), contribue au développement des métiers de la médiation et au retour des animateurs dans les théâtres. De nouvelles formations sont mises en place dans les universités pour former à des pratiques d’animation renouvelées. Ce processus de professionnalisation a deux effets principaux. Tout d’abord, et comme l’a montré Vincent Dubois V. Dubois, La Culture comme vocation, Paris, Raisons d’agir, 2013., il concourt à l’élitisation du profil des médiateurs. Jusque dans les années 1970, la majorité de ceux qu’on appelait alors encore des animateurs s’était formée « sur le tas », dans le giron des troupes du théâtre populaire ou via les comités d’entreprise dont ils étaient membres actifs. Ces modes d’intronisation aux métiers de la culture induisaient des profils d’origines variées, majoritairement populaires. Le passage par l’université dans les années 1980 conduit à une élévation du niveau social de recrutement de ces derniers, ce qui n’est pas sans incidence sur la perception qu’ils peuvent avoir des classes populaires. Le second effet identifiable de ces formations est le développement d’une conception fragmentée des publics, le plus souvent inspirée des catégories administratives créées par le ministère. Cette logique aboutit à une segmentation artificielle des spectateurs en fonction de leur institution d’appartenance (prison, hôpital, centre social, école, etc.) et des lignes de financement existantes et contribue à l’invisibilisation des classes populaires qui avaient représenté une cible prioritaire pour le monde du théâtre public jusqu’à la fin des années 1970.
Si le public continue donc d’être présenté comme un enjeu de premier plan, tant dans la bouche des directeurs de théâtre que des agents du ministère de la Culture, il devient en réalité un critère secondaire de consécration, et ce, dès le milieu des années 1970. Délégué à des professionnels situés au bas de la hiérarchie théâtrale, le public est réduit à un enjeu technique et quantitatif. La professionnalisation de la relation au public et son découpage en catégories administratives amènent en outre à la disparition de l’intérêt autrefois accordé aux classes populaires.
Cette évolution fait écho aux nombreux discours portés dans les années 1980 autour d’une « moyennisation » de la société, clamant la disparition de la classe ouvrière au profit d’une classe moyenne, phénomène auquel les partis politiques de gauche ont également largement participé J. Mischi, Le Communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Marseille, Agone, 2014.. Le secteur théâtral n’échappe pas à cette évolution. Les rares ouvriers ou employés qui fréquentaient les théâtres ne s’y trompent pas et désertent, sauf exception, les établissements culturels publics. En effet, les chiffres de fréquentation montrent bien la progressive homogénéisation des salles qui s’opère dès le milieu des années 1970. Ce mouvement est avalisé par le pouvoir politique lui-même : un rapport du Commissariat général au plan, publié en 1982, explique ainsi que, si des efforts doivent être faits pour « élargir l’accès » à la culture, « on ne voit guère pourquoi il serait nécessaire d’y acculturer un public qui y reste structurellement rétif Commissariat général du plan, Rapport du groupe long terme culture, L’impératif culturel, novembre 1982. ».
Cet effacement des classes populaires n’est pas propre au théâtre public, mais il est potentiellement problématique dans un secteur qui a fondé sa légitimité et son statut de service public sur sa capacité à créer du lien social, particulièrement auprès des personnes les plus éloignées de l’offre culturelle reconnue « de qualité ». Le secteur du théâtre public n’abandonne d’ailleurs pas la référence au public, mais celle-ci se trouve régulièrement disqualifiée au nom d’une opposition entre populisme et exigence artistique. Les notions de peuple et de populaire s’essoufflent progressivement au profit d’un vocabulaire moins connoté politiquement. Dans les éditoriaux des théâtres, dans les revues théâtrales, dans les discours, bien que la référence au monde social reste présente, c’est plutôt à travers l’usage des termes « monde » ou « population ». Le mot « populaire » disparaît. À titre d’exemple, il n’est pas utilisé une seule fois dans les éditoriaux du Festival d’Avignon entre 1980 et 2003.
Les notions de peuple et de populaire s’essoufflent progressivement au profit d’un vocabulaire moins connoté politiquement.
On peut donc se demander comment les directeurs, les médiateurs, les artistes gèrent cette contradiction d’un appel récurrent au rôle démocratique du théâtre et de l’éloignement des classes populaires. La réponse se trouve, dans les années 1980, dans le renouvellement des théories de la médiation qui délaissent l’analyse sociale de la réception au profit d’une conception individualisée de celle-ci. À ce titre, l’évolution de la revue Théâtre/Public est éclairante. Fondée et animée par des chercheurs en études théâtrales et des metteurs en scène, elle nourrit initialement en son sein deux types d’analyse : l’une s’intéressant aux conditions sociales de la réception des œuvres et l’autre, qui deviendra majoritaire, défendant la relation spontanée du spectateur à l’œuvre. Ce second point de vue s’affirme particulièrement dans les années 1980, à travers la défense du caractère « indicible, informulable de la représentation, ce par quoi le spectateur échappe aux déterminations de son groupe social B. Dort, Théâtre/Public, no 55, avril-juin 1984. ». Cette analyse élude le caractère socialement situé de la réception, pourtant largement démontré par la sociologie de la culture, des travaux de Bourdieu dans les années 1960 P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. à ceux, plus récents, de Bernard Lahire B. Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2006..
Depuis la fin des années 1980, cette coupure du théâtre public avec les classes populaires et, spécifiquement, des travailleurs qui les composent, a peu été interrogée – les critères de subventionnement restant centrés sur la création, et la question du public continuant d’être un enjeu technique et quantitatif.
Les politiques culturelles portées depuis les années 1990, qui s’inscrivent dans une logique gestionnaire de plus en plus marquée, principalement depuis la réforme générale des politiques publiques de 2007, contribuent à maintenir ce statu quo. L’affaiblissement du pouvoir symbolique attribué à la culture au sein du champ politique accompagne une certaine dépolitisation des enjeux portés par la culture au sein du monde social.
L’entre-soi du théâtre public se renforce concomitamment. En miroir de la composition du public, le profil des équipes travaillant dans les lieux s’homogénéise. Nous avons identifié une élitisation du profil des chargés de médiation dès les années 1980, et le mouvement est analogue concernant les directeurs à partir de la fin des années 1990. On constate en effet une élévation importante du niveau de diplôme des directeurs recrutés, passant de 50 % des directeurs nommés détenteurs d’un diplôme du supérieur dans les années 1980 et 1990 à 90 % d’entre eux aujourd’hui, indice probant de l’élitisation sociale des profils, qu’il s’agisse d’artistes ou de programmateurs. Cet entre-soi social est doublé d’un entre-soi de nature plus politique, dans la mesure où s’observe une porosité croissante entre les directeurs de théâtre public et les agents du ministère de la Culture.
Cet entre-soi fait l’objet de violentes critiques dès le milieu des années 1990, de la part de certains éditorialistes, tout d’abord, qui fustigent la « culture de cour » et le pouvoir dévolu à certains artistes dans le cadre des institutions, mais également de la part de la fraction la plus dominée du théâtre public qui dénonce les inégalités d’accès aux ressources publiques. C’est le cas de compagnies indépendantes ou de partisans d’un travail d’action culturelle qui appellent à revoir les critères de financement de la culture au nom de la diversité de l’offre et de l’attention portée au public. Enfin, c’est le projet même de démocratisation culturelle qui est alors confronté à un constat d’échec.
Face à ces critiques, émanant d’espaces politiques et professionnels variés et parfois contradictoires, la fraction dominante du théâtre public réaffirme son rôle social. C’est notamment la capacité du théâtre à « faire assemblée » qui est portée dans les années 1990 puis 2000 dans les éditoriaux des théâtres et au sein des revues professionnelles. L’argument est alors le suivant : puisque la représentation théâtrale met en présence différents groupes d’individus, le théâtre est un art éminemment collectif et politique. Nombre de metteurs en scène n’ont par ailleurs pas abandonné l’idéal d’un théâtre qui s’engagerait en faveur des plus fragiles. Mais cet engagement politique, toujours fort dans le discours, est passé d’une lecture marxiste du monde qui supposait un travail auprès de la classe ouvrière, à la lutte pour des causes plus humanistes, justifiant de délaisser un peu plus les classes populaires comme cible privilégiée du théâtre public.
Ironie de l’histoire, c’est peut-être à la marge, parmi les acteurs du théâtre public si longtemps disqualifiés en raison de leur ancrage socioculturel, que le secteur trouvera l’inspiration pour une renaissance.
Ainsi invisibilisées depuis les années 1980, les classes populaires ont fait l’objet d’une résurgence récente dans l’actualité, par le mouvement des « gilets jaunes » ou la mise en avant des « métiers de la première ligne » lors de la crise sanitaire. Ce phénomène a contribué à refaire de cette partie de la population une catégorie à reconquérir. Toucher les classes populaires est redevenu un enjeu de légitimation après des décennies de disqualification durant lesquelles l’intérêt qu’elles suscitaient était renvoyé à une posture populiste ou démagogique. Le retour récent du théâtre public à la notion de populaire doit être en partie compris dans ce contexte politique. Cette entreprise peut également être saisie à la lumière de la crise actuelle que traverse le secteur. Fragilisés par des baisses budgétaires régulières, vilipendés pour leur élitisme et leur entre-soi, les professionnels du théâtre public n’ont plus d’autre choix que de trouver des alliés en renouant avec les valeurs qui ont forgé le modèle du théâtre populaire. Ironie de l’histoire, c’est peut-être à la marge, parmi les acteurs du théâtre public si longtemps disqualifiés en raison de leur ancrage socioculturel, que le secteur trouvera l’inspiration pour une renaissance.
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19.09.2024 à 14:24
Frédérique Cassegrain
Plages paradisiaques, exotisme et vues à couper le souffle… les publicités de l’industrie touristique, de même que les images relayées par les influenceurs sur Instagram, ont modelé notre désir d’ailleurs. Or, cet imaginaire, qui va de pair avec une hypermobilité aérienne, est loin d’être la norme des pratiques de vacances. Il masque au contraire l’existence d’un tourisme domestique, pourtant remis sur le devant de la scène avec la crise sanitaire, et renforce la suprématie du tourisme international. En nous donnant des clés pour comprendre les logiques à l’œuvre, Saskia Cousin et Sébastien Jacquot nous invitent à relire cette version du voyage influencée par des principes de distinction et d’attractivité.
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[Article initialement paru dans L’Observatoire no 61, décembre 2023.]
L’Observatoire : Partir à l’étranger semble être l’imaginaire touristique dominant, alors que cette pratique ne concerne qu’une minorité de personnes. Doit-on en déduire que l’industrie touristique a phagocyté l’imaginaire du voyage ?
Sébastien Jacquot : Il y a, à l’évidence, un effet de miroir grossissant sur le tourisme international. Une première explication tient à la façon dont on a construit les indicateurs du tourisme. L’Organisation mondiale du tourisme (OMT) comptabilise les arrivées internationales et c’est ce qui est mis en avant par les institutions touristiques pour répondre aux objectifs de croissance. Ces indicateurs ont fait l’objet de nombreuses discussions, dès les années 1930, au sein de la Société des Nations, puis des Nations Unies. Dans les années 1980, s’est ensuite posée la question de savoir comment prendre en compte ce qu’on appelle le « tourisme domestique » (à savoir les séjours passés dans le pays de sa résidence principale), mais les résultats publiés par l’OMT ont continué de se baser uniquement sur le nombre de touristes internationaux. Or, et c’est bien là tout le paradoxe, le tourisme domestique concerne des flux de personnes bien plus importants. Ceci est vrai pour la France (à l’exception de quelques destinations comme les Alpes, la Côte d’Azur, Paris), mais c’est aussi le cas à l’étranger. On peut prendre l’exemple du Vietnam qu’a étudié Emmanuelle Peyvel E. Peyvel, L’Invitation au voyage. Géographie postcoloniale du tourisme domestique au Viêt Nam, Lyon, ENS Éditions, 2016. : en 2015, le pays accueillait 8 millions de touristes internationaux contre 41 millions de touristes vietnamiens.
Bien sûr, plusieurs raisons motivent cette survisibilité du tourisme international : la balance des paiements, le prestige, etc. Mais ce qui est intéressant, c’est l’évolution des positionnements ainsi que la construction institutionnelle et politique du tourisme. Dans les années 1960, en France, celui-ci était plutôt porté par des ministères qui avaient pour fonction l’aménagement du territoire. Ensuite, on a fait primer le développement des activités économiques et, en 2016, lorsqu’il a été rattaché au ministère des Affaires étrangères, la priorité est devenue celle de l’attractivité internationale. Ceci montre, en définitive, que le tourisme n’est aujourd’hui pas simplement un champ sectoriel, mais qu’il est bel et bien considéré comme un indicateur d’attractivité qui traduit, plus largement, la réussite d’une économie.
Saskia Cousin : J’ajouterai que cette survisibilité biaise aussi les choses. Quand on estime, en 2019, à 1,5 milliard le nombre de touristes à l’échelle mondiale (qui correspond aux arrivées internationales), cela ne dit rien du nombre de personnes qui prennent l’avion (ou qui ont déjà pris l’avion) et qui ne représentent que 5 à 10 % de l’humanité. Ce pourcentage ne peut pas non plus être confondu avec la part de ceux qui partent en vacances. Et quand je dis « vacances », c’est essentiel à rappeler parce que c’est justement le travail qu’a fait l’industrie touristique : elle a dissocié tourisme et temps libre. Donc, effectivement, l’industrie touristique a phagocyté l’imaginaire du voyage en en faisant une activité de consommation. Les indicateurs de l’OMT mettent d’abord en avant l’hôtellerie marchande (notamment les grands groupes internationaux) et l’industrie aérienne.
L’imagerie touristique infuse les imaginaires sociaux […] elle nous vend l’autre bout du monde, alors que ça pourrait être à 50 km de chez nous.
S’agissant de l’imaginaire du voyage, nous avons mené une enquête G. Bazin, S. Cousin, En mode avion, l’influence d’Instagram et de la publicité sur nos imaginaires de voyage, Rapport pour Greenpeace, octobre 2023. sur les images et récits relayés par les influenceurs voyages sur Instagram et les publicités dans le métro. Cette imagerie est assez révélatrice des imaginaires sociaux que construit l’industrie touristique sans toutefois intervenir sur les imaginaires structurants, au sens anthropologique, qui sont de vouloir se reposer, se ressourcer, se retrouver en famille ou soi-même (première motivation dans toutes les enquêtes). Dans leur temps libre, les gens vont rechercher aussi bien du vide, du plein, de l’identité, de l’altérité… et ce, dans des lieux très différents. L’imagerie touristique infuse les imaginaires sociaux en nous disant « si tu cherches ça, tu le trouveras à cet endroit-là ». Si c’est un espace vide, elle nous vend l’autre bout du monde, alors que ça pourrait être à 50 km de chez nous. L’industrie du tourisme nous a incités à partir loin et finalement ça coûte moins cher d’aller passer huit jours à Cancún que huit jours sur la Côte d’Azur. Le problème est bien là.
L’Observatoire : Comment analysez-vous ce qui s’est passé durant la crise sanitaire ? On a, en effet, beaucoup entendu, dans les médias, que cet épisode allait infléchir durablement les comportements touristiques en faveur d’un tourisme de proximité et d’une plus grande responsabilisation écologique. Est-ce le cas ?
S. Cousin : Il n’y a pas eu véritablement de modifications sur le taux de départ des Français pendant la pandémie, seules certaines franges de la population qui partent normalement à l’étranger ont été contraintes de rester sur le territoire national. En revanche, on a « redécouvert » que 80 % des Français qui partent en vacances voyagent en France. Le tourisme domestique – dont l’expression peut aussi s’analyser en termes de genre dans les sociétés occidentales : celui qui reste est une autochtonie féminine et celui qui voyage est plutôt masculin – a en quelque sorte résisté à la crise sanitaire. C’est ce que nous avons mis en évidence dans le numéro « Tourisme et pandémies » S. Cousin, A. Doquet, Cl. Duterme et S. Jacquot (dir.), « Tourisme et pandémies », Mondes du tourisme, n° 20, décembre 2021.. Structurellement, les vacances populaires sont des vacances de proximité. La plupart des Français partent en vacances à 4 h de chez eux. Ils peuvent très bien ne tenir aucun discours écologique. Ils rentrent avant tout dans leurs familles, pour se retrouver ou se reposer. Pendant longtemps, on a totalement dévalorisé les vacances populaires, et puis il y a eu une sorte de réenchantement des campings auprès des classes sociales les plus aisées, dont la conséquence est aujourd’hui une montée en gamme qui finit par évincer les classes populaires.
Ce discours « responsabilisant » sur le changement de pratiques s’adresse avant tout aux catégories sociales qui ont pour habitude de prendre l’avion ou à ceux qui partent pour de courts séjours. Mais même si on opte pour des vacances de proximité, ça ne résout pas la problématique écologique liée au tourisme. C’est plus complexe que ça. Celui qui reste en France peut tout aussi bien avoir une pratique écologiquement dévastatrice en allant séjourner dans un Centerpark qui est un véritable gouffre énergétique. Il y a aussi des effets de mode : actuellement, on entend beaucoup parler du flygskam suédois [littéralement « la honte de prendre l’avion »], alors que les Scandinaves sont les Européens qui prennent le plus l’avion…
Il est certain, en tout cas, que tous les beaux discours du type « on a compris la leçon », que l’on a entendus durant la crise sanitaire, ont été peu suivis d’intentions politiques. Dès 2021, de nombreuses villes se sont vantées d’avoir dépassé les chiffres d’avant 2019. On a même une forme de retour en arrière puisque la France poursuit son objectif de devenir la première destination du tourisme désormais présenté comme « durable ». Je pense surtout que cette responsabilité écologique ne devrait pas reposer sur les vacanciers. C’est avant tout une responsabilité publique de régulation à l’échelle des États. Je rappelle que nous fonctionnons encore, depuis 1947, avec la Convention de Chicago Convention relative à l’aviation civile internationale, signée à Chicago le 7 décembre 1944 et entrée en vigueur le 4 avril 1947. qui permet au trafic international de ne pas être taxé sur le carburant…
La crise sanitaire n’a fait que remettre en lumière ce qui avait été éclipsé : la prégnance d’autres mobilités de loisirs, souvent méprisées ou ignorées.
S. Jacquot : Sur ces éléments, effectivement, la crise sanitaire n’a fait que remettre en lumière ce qui avait été éclipsé : la prégnance d’autres mobilités de loisirs, souvent méprisées ou ignorées, ainsi que l’existence d’hospitalités marchandes alternatives… donc une multitude de pratiques de vacances indifférentes au tourisme international. Cependant, force est de constater que cette hégémonie du tourisme international ou de certaines formes de voyages a très vite repris le dessus. En 2023, on atteint pour les déplacements aériens les niveaux de 2019 (4,3 milliards de passagers) alors qu’il y avait eu une chute importante en 2020 (en deçà des 4 milliards de 2017). On ne peut donc pas parler de véritable remise en question touristique.
L’Observatoire : Les pratiques touristiques sont-elles structurées par des variables d’âge, de classe sociale ? Existe-t-il des logiques distinctives ?
S. Cousin : Oui, c’est même tout l’enjeu. Les indicateurs comme les enquêtes, au niveau du ministère du Tourisme, prennent peu en compte les variables qui structurent les pratiques touristiques. La première est le niveau de revenu : « dis-moi combien tu gagnes, je te dirai où tu pars ». Ensuite, il y a la question du salariat : même avec un niveau de revenu suffisant, si vous êtes à votre compte, c’est compliqué de partir en vacances. D’autres variables comptent aussi : l’âge, la manière dont on part (selon si on est en famille, entre amis, avec des enfants… on ne va pas au même endroit) et le niveau d’études. Dans la « fraction dominée de la classe dominante », telle que la nomme Bourdieu pour désigner une classe sociale davantage pourvue en capital culturel qu’en capital économique, figurent les élites culturelles qui « ouvrent des chemins » ou qui, historiquement, ont inventé des destinations avant d’être rattrapées par le phénomène de massification ou de démocratisation. Cette logique distinctive (qui consiste à montrer que l’on a fait différemment) concerne les CSP les plus éduquées, mais aussi ceux qui ont le plus de moyens et ont leurs propres pratiques et destinations. Le désir de vacances des classes populaires n’est pas celui-là. Il relève plutôt d’un « être ensemble ». On peut alors avoir envie d’aller dans un endroit pour être avec les autres, et non pas pour se distinguer des autres. Ce que l’on veut, c’est avoir un moment collectif en famille, entre amis, se sentir à l’aise dans un monde qui est le sien, même quand on part en vacances. Des enquêtes G. Raveneau, O. Sirost, « Enquête ethnographique dans l’île de Noirmoutier », Ethnologie française, vol. 31, n° 4, 2001, p. 669-680. menées dans des campings révèlent que certaines personnes reviennent au même endroit pendant des années, auprès des mêmes voisins, et reproduisent finalement le principe de la résidence secondaire, en plus convivial. Ce qui attire dans ces lieux de vacances, c’est le sentiment de liberté, de retrouvailles, de transmission, de liens sociaux heureux. À l’inverse, le tourisme obéit à des logiques de distinction et/ou de consommation. C’est vrai aussi pour les destinations. Aller à Barcelone dans les années 1990, ce n’est pas la même chose qu’en 2010 ou en 2020. La logique n’est pas la même. Ce n’est pas « dis-moi où tu vas, je te dirais qui tu es », ce qui compte c’est à quel moment vous allez à Barcelone ou à Cancún.
S. Jacquot : Cette élitisation des destinations n’est d’ailleurs pas figée. Certaines peuvent se banaliser au cours du temps et finir par être délaissées par ces couches sociales. On observe également qu’existent des stratégies de fermeture des destinations touristiques tel que l’a analysé l’équipe M.I.T. (Mobilités, Itinéraires, Tourisme). Philippe Duhamel s’est par exemple intéressé aux communautés vacancières Ph. Duhamel, « Les communautés vacancières », Norois, n° 206, 2008. qui possèdent des résidences secondaires, et qui cherchent à limiter le développement touristique par la réglementation communale afin d’éviter des extensions touristiques. L’implantation de nouveaux campings est alors perçue comme une menace pour l’entre-soi social.
L’Observatoire : Est-ce que le tourisme culturel participe aussi de cette logique distinctive ? Et plus largement, à quoi fait-on référence avec cette notion ?
S. Cousin : Historiquement, le tourisme est une pratique culturelle. Les jeunes nobles de l’aristocratie anglaise partaient visiter les beautés du monde et contribuaient à façonner un imaginaire de l’Europe fondé sur les humanités grecques et latines. Ensuite, le tourisme culturel a été revivifié dans les années 1960 par le Conseil de l’Europe qui en a fait un élément de construction de l’identité européenne. Aujourd’hui encore le tourisme culturel, c’est « le bon tourisme » consistant à aller visiter les cathédrales, à accéder à la « grande culture ». Dès Malraux, on a vu en France se mettre en place une différenciation et une hiérarchisation entre la culture (le plus noble et public), le tourisme (le plus riche et privé) et les loisirs (le plus populaire).
Il ne faut pas oublier que la notion de culture est comprise, définie et structurée différemment selon l’histoire du pays dans lequel on se trouve. Le tourisme culturel peut très bien consister à rencontrer d’autres cultures, à échanger, écouter de la musique, comprendre des manières de cultiver la terre, etc. Mais, en France, il est quasiment calqué sur la définition des pratiques culturelles du ministère de la Culture (donc visites de musées, de lieux patrimoniaux, etc.). Quand Valéry Patin a structuré ce concept dans son ouvrage V. Patin, Tourisme et patrimoine en France et en Europe, Paris, La Documentation française, 1997 ; S. Cousin, « Le “tourisme culturel”, un lieu commun ambivalent », Anthropologie et Sociétés, vol. 30, n° 2, 2006, p. 153–173. en 1997, les lieux de tourisme culturel étaient essentiellement des lieux fermés et payants (hormis les églises). On ne considérait pas encore que les villes et villages de caractère relevaient de la culture.
S. Jacquot : Tu as également mis en évidence que le tourisme culturel, en séparant des formes appréciables ou non, avait été, à un moment donné, une façon de sauver le tourisme du point de vue des institutions culturelles et non pas du point de vue des acteurs du tourisme S. Cousin, « L’Unesco et la doctrine du tourisme culturel », Civilisations, vol. 57, n° 1-2, 2008, Université libre de Bruxelles, p. 41-56.. On le voit notamment quand on se penche M. Gravari-Barbas, S. Jacquot, « Introduction Patrimoine, tourisme, développement, une triangulation impossible ? », dans M. Gravari-Barbas, S. Jacquot (dir.), Patrimoine mondial et développement au défi du tourisme durable, Presses de l’Université de Québec, 2014, p. 1-26. sur la genèse du discours considérant le tourisme comme une menace, dans les textes de l’Unesco, et les évaluations de l’Icomos, entre la valeur positive attribuée au tourisme (en tant qu’ouverture au monde, modalité de diffusion d’une culture), et sa valeur négative quand il devient un élément néfaste pour la préservation des sites.
La notion de « culture » s’étant très largement transformée, y compris au sein des institutions internationales, j’aurais tendance à dire que tout tourisme est intrinsèquement culturel. C’est une certaine façon de pratiquer, voire de consommer le monde, d’y injecter des valeurs, de se le représenter… On peut y inclure aujourd’hui la relation au vivant et considérer que le tourisme dit « naturel » est aussi un tourisme culturel. La prise en compte du patrimoine immatériel a, de son côté, renouvelé les éléments de la pratique touristique. Ce que certains auteurs britanniques envisagent aujourd’hui comme le post-tourisme, c’est de se mêler aux habitants. Le tourisme culturel ne repose donc plus seulement sur la visite de hauts lieux, de musées, mais sur la découverte de quartiers plus périphériques, etc.
L’Observatoire : Le caractère « authentique » des destinations est très souvent mis en avant dans les stratégies territoriales touristiques (notamment par les petites villes). Cette quête d’authenticité est-elle ce qui guide l’expérience touristique aujourd’hui ?
S. Cousin : Dans The Tourist, un ouvrage publié en 1976, l’anthropologue Dean MacCannell s’inspire du concept de mise en scène d’Erving Goffman pour analyser la quête touristique des classes moyennes supérieures américaines à Paris. Il y voit une tentative de trouver, derrière la scène touristique, dans les « coulisses », quelque chose d’authentique, qui ne serait pas altéré. Il montre que cette quête est forcément vouée à l’échec, puisque la présence même des touristes entraîne une nouvelle mise en scène des coulisses. MacCannell écrit qu’il faut penser ensemble la postmodernité et cette quête d’authenticité touristique, comme les deux facettes d’un rapport au monde caractérisé par une relation superficielle au présent et une forme de nostalgie du passé des classes éduquées occidentales.
Cette idée d’authenticité s’inscrit dans une expérience de la distinction et elle est très connotée socialement. Déjà, à son époque, Chateaubriand se moquait dans ses notes des cookers Touristes qui demandaient à l’agence Thomas Cook d’organiser leur voyage. venus pique-niquer devant le Parthénon qui, par leur présence même, polluaient le paysage tandis que lui s’était contenté d’avoir ramassé une petite pierre « Je pris en descendant de la citadelle un morceau de marbre du Parthénon ; j’avais aussi recueilli un fragment de la pierre du tombeau d’Agamemnon ; et depuis j’ai toujours dérobé quelque chose aux monuments sur lesquels j’ai passé. » (François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Première partie, « Voyage en Grèce », 1re édition 1811).. Ce que cette histoire raconte, c’est qu’il existerait le vrai voyageur (qui mérite le vrai voyage et le véritable accueil) et que tous les autres sont inauthentiques… C’est le voyage à l’ère de sa reproduction technique. On peut presque faire un parallèle avec l’amateur d’art : il y a le vrai Van Gogh et il y a les dessins, les copies, les copies numériques. Ce n’est pas la destination en tant que telle qui est décriée, ce sont les autres comme « faux voyageurs », autrement dit des touristes S. Cousin, « Authenticité et tourisme », Les Cahiers du Musée des Confluences, vol. 8 : « L’Authenticité », p. 59-66.. Mais in fine, qui est le plus destructeur ?
Ce que cherchent les vacanciers, c’est l’expérience qu’ils espèrent : ce peut être la foule, un lieu authentiquement touristique, une quête de vide, etc. – j’en reviens aux éléments structurants évoqués précédemment –, mais cela a parfois peu à voir avec les choix de marketing territorial de certaines collectivités.
Le tourisme est une fiction. On met en récit une fiction que des personnes vont consommer et qui fonctionnera grâce à des procédures d’expériences authentiques.
S. Jacquot : Je ne suis pas complètement d’accord. Les destinations touristiques qui « utilisent » le registre d’authenticité en termes de marketing vont donner des gages, des marqueurs, qui peuvent fonctionner et être reconnus. Par exemple, Benjamin Taunay B. Taunay, « À la recherche de la modernité. Mise en scène du patrimoine bâti, tourisme intérieur et développement : le cas de Guilin (Guangxi) et de ses “Paysages” », Les Cahiers d’Outre-Mer, vol. 253-254, n° 1-2, 2011, p. 135-150., qui s’est intéressé au tourisme intérieur en Chine, montre que les Chinois assument complètement l’idée que la reconstitution d’un patrimoine relève du simulacre et ils ne trouvent pas cela gênant en comparaison avec une autre expérience du patrimoine. Quand j’ai fait ma thèse sur Valparaiso, je me suis intéressé à un édifice, le Brighton, construit en 1990, et devenu un symbole de la période victorienne de Valparaiso au XIXe siècle. Il est plus vrai que nature (exagérant certains traits architecturaux) et on pourrait dire effectivement qu’on a là un simulacre. Pourtant, c’est un simulacre qui coïncide si bien avec ce qui est attendu qu’il en devient l’expérience par excellence de la ville.
Je pense que cette question de l’authenticité parcourt le champ touristique, mais qu’elle peut prendre des formes variables. Elle peut s’incarner dans la découverte du quotidien de l’autre (ce qui était déjà présent dans les récits de voyage au XVIIIe siècle ou les guides touristiques du XIXe). J’ai trouvé à cet égard Airbnb assez habile – ou assez retors, tout dépend comment on le perçoit – dans l’une de ses campagnes publicitaires quand il mettait en avant la rencontre avec l’autre, le touriste qui adopte ses codes culturels, parce qu’il est suggéré que l’on peut prendre sa cape et son costume pendant quelque temps pour vivre une autre vie.
S. Cousin : Ce type d’expérience authentique se retrouve d’ailleurs dans les pays du Sud : vivre dans une famille, aller aux champs, ramasser des oignons, etc. font partie de l’expérience recherchée. Mais ce n’est pas parce que vous avez ramassé des oignons durant une journée avec un paysan burkinabé que vous avez vécu sa vie. C’est une fiction. Ce qui n’est pas grave pour autant, car de toute façon le tourisme est une fiction. On met en récit une fiction que des personnes vont consommer et qui fonctionnera grâce à des procédures d’expériences authentiques.
L’Observatoire : Avec les réseaux sociaux, les blogs de voyage, les influenceurs, etc. chacun a désormais une légitimité pour apporter son expertise sur un voyage ou le recommander. Cette confiance donnée aux pairs au détriment des opérateurs classiques du tourisme est-elle le signe d’une nouvelle démocratie touristique ?
S. Jacquot : La façon dont les gens utilisent les réseaux sociaux dans leur pratique touristique s’est profondément transformée depuis les années 2000. Quand nous avons commencé à creuser ce sujet, les réseaux étaient principalement ceux du type TripAdvisor où prédomine une sorte d’opinion collective, un peu diffuse et produite par des algorithmes, qui permet d’avoir une moyenne entre différentes notes attribuées à telle ou telle prestation… Ce qui est plus nouveau et qui a été encouragé par les destinations, c’est le recours aux influenceurs. Mais c’est une recommandation toute relative, puisqu’ils peuvent être liés par des intérêts commerciaux à ceux qu’ils recommandent. En revanche, ces aspects de recommandation font partie aujourd’hui des préoccupations des villes qui sont exposées au « surtourisme » et qui cherchent des moyens pour orienter leurs visiteurs vers autre chose.
S. Cousin : Jusqu’à présent, on avait des influenceurs d’un autre type qui étaient reconnus comme experts de la destination, du voyage, du site, des guides-conférenciers qui avaient une forme de spécialisation et que l’on suivait, etc. Là, on est dans tout autre chose qui est l’industrie de la notoriété. On suit quelqu’un parce qu’il est connu et il est connu parce qu’on le suit, mais pas du tout parce que c’est un spécialiste. Par ailleurs, comme le rappelle Sébastien, l’influenceur fait la promotion de Dubaï parce qu’il est payé pour le faire. C’est du placement de produit. Il y a eu, à une époque, ce petit moment de populisme touristique qui était devenu visible, et nous nous étions penchés sur le cas de TripAdvisor en reprenant la distinction démocratisation culturelle/démocratie culturelle S. Cousin, « Tourisme, mondialisation et usages sociaux des savoirs. Une anthropologie de la vulgarisation », dans E. Peyvel, L’Éducation au voyage. Pratiques touristiques et circulations des savoirs, Rennes, PUR, 2019. pour tenter de comprendre si cette « sagesse collective » (pour utiliser le vocabulaire d’Internet dans son moment libertaire) était une forme de démocratie, avec un discours touristique populiste où chacun, à égalité, peut donner son avis. Mais je pense que ce que nous vivons actuellement avec ces effets de recommandation ne relève plus du tout d’une forme de démocratie touristique. Un certain nombre de destinations ou d’industries – en particulier aériennes – ont trouvé intérêt à l’incarner dans des personnes, déjà suivies par des centaines de milliers d’autres, qui deviennent des représentants de la marque G. Bazin, S. Cousin, 2023, op. cit.. Les influenceurs accélèrent pour partie le mimétisme qui est consubstantiel au tourisme, car on ne peut pas désirer une destination dont on n’a pas déjà une image ou un récit. Des milliers d’utilisateurs Instagram vont ainsi vouloir reproduire la même photo et pouvoir dire « j’y étais ». Mais cette accélération a des effets de seuil, de saturation extrême, en particulier pour des espaces naturels qui étaient moins fréquentés auparavant.
Je pense que la question démocratique se situe dans l’accès de chacun à pouvoir voyager et à disposer d’un espace d’expression sur ce qu’il a vécu. Il y a aussi des choses qui se réinventent aujourd’hui du côté des coopératives en ligne (je pense par exemple aux Oiseaux de passage) et non du côté de l’industrie touristique où prédomine le capitalisme de plateforme. Pour moi, ces nouveaux opérateurs ouvrent des questionnements importants, en partie liés aux droits culturels, sur l’hospitalité, la transmission d’une expérience par des habitants, et ils essaient de créer une sorte d’écosystème fondé sur le partage et la coconstruction. Cette approche me semble essentielle. Comment partage-t-on aujourd’hui un espace entre ceux qui passent (y compris les saisonniers) et ceux qui habitent ? C’est à mon avis ici que la question démocratique se situe avant tout.
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12.09.2024 à 11:25
Frédérique Cassegrain
À Sarcelles, Ruedi et Vera Baur ont imaginé un projet artistique où le tissu matérialise et célèbre la richesse du Tout-monde. En activant un "design de la relation", leur démarche, à la fois poétique et collective, interroge la place du sensible dans l’espace public et son rôle dans la construction du vivre-ensemble.
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Après trois années de présence, d’échanges et d’interventions dans les espaces publics des grands ensembles du quartier des Lochères à Sarcelles, se sont effacés les à priori et les impressions simplificatrices qui consistent, notamment, à considérer la population sous des termes génériques ou encore à la classifier selon ses origines ethniques. Progressivement, nous sommes parvenus à percevoir, à travers la riche diversité des habitants, des sensibilités et des besoins non exprimés et souvent sous-estimés par la politique de la ville au regard des urgences sociales, écologiques et urbaines qui les concernent. L’envie, par exemple, dans ce cadre rude et dénudé, de cultiver ensemble la fragilité, la délicatesse, le sensible, peut-être même l’inutile poétique, et cela malgré les manques réels de la vie, les contraintes d’argent, de temps et de réputation. Même si cette appétence pour le sensible ne remplace pas quantité d’autres besoins, notre société démocratique, en profonde crise, oublie trop souvent que les deux sont nécessaires au bien-être. Elle omet également le désir de relier l’ici avec la culture des ancêtres, pour la plupart spatialement éloignés. Une rupture et un manque commun à tous, malgré la diversité des origines et des expériences de vie. Aussi, comment célébrer publiquement, en ce lieu comme en d’autres, la richesse du Tout-monde, plutôt que de basculer dans de stupides replis identitaires ? Tel est l’objet de cet article.
Nous n’entendons pas proposer une méthodologie et des recettes toutes faites, mais seulement relater le projet que nous avons développé à Sarcelles en choisissant de l’accompagner d’un questionnement critique. Laissons à d’autres les affirmations et le triomphalisme, en revendiquant notre « non-savoir » face aux incertitudes de notre temps, comme aux facteurs extérieurs venant perturber les écosystèmes locaux. La pertinence de notre attitude de création doit être interrogée avec prudence. Notre pratique, fondée sur un « design de la relation », œuvre au cœur des multiples contraintes des politiques urbaines. En reliant recherche et action, nous essayons de sculpter progressivement une telle approche. Cette lecture analytique des expériences menées à Sarcelles nous sert de point d’appui pour ouvrir, ici, des interrogations, possiblement transposables en d’autres lieux et à des échelles diverses.
Au détour d’une longue déambulation dans les quartiers de la ville de Sarcelles, aux côtés de l’élue chargée des Luttes contre les discriminations, une femme, qui sortait de l’un de ces immeubles uniformément blancs, en arborant des étoffes aux multiples couleurs et motifs, nous a suggéré l’idée initiale. Pouvait-on parer l’un de ces bâtiments de tissus matérialisant les différentes cultures du monde qui composent cette ville ? Était-il possible de donner voix aux langues qui leur correspondent ? Comment poétiser ces propos et indirectement créer une relation, via les balcons d’un grand immeuble, entre ces lieux de vie et l’espace public ?
Une première représentation visuelle du projet permit de convaincre les élus. Mais celui-ci ne pouvait faire sens que s’il était porté par les habitants : ne pas faire « pour » mais « avec » eux ! La proposition initiale venait des designers, constateront certains. Certes, mais elle a émergé après une longue phase d’incubation au contact des habitants de Sarcelles et a ensuite été longuement discutée, non pas dans un vis-à-vis designer/habitant, mais dans le partage d’une intention.
On pourrait évoquer, sur ce point, la notion d’imaginario urbano amenée par le philosophe colombien Armando Silva. Par la représentation d’une intention de transformation ou de création encore assez vague (une sorte de syntaxe), le designer déclenche, sous certaines conditions, un processus d’imagination et d’action collective dans lequel chacun peut se projeter, choisir son rôle et son mode de participation. Cette projection ou ce « prototype comme utopie de proximité » – tel que nous l’avons intitulé en d’autres occasions – permet de donner la juste ambition au projet, parfois en dépassant certains imaginaires établis.
Les premières intentions devaient être présentées aux habitants, discutées, corrigées, étoffées. La maison de quartier des Vignes Blanches, proche de la place André Gide où allait s’établir l’installation, fut choisie comme lieu pour un premier atelier/exposition. Si la présentation de tissus venus du monde entier rappela à chacun des souvenirs liés à sa culture, les dialogues permirent d’enrichir les connaissances mutuelles et de valoriser la diversité en présence. Il fut assez aisé pour chacun, sur la base de ce partage du sensible, de passer de l’attitude de spectateur à celui d’acteur du projet. Meriem Jean-Marie, notre enthousiaste collaboratrice, organisa de nombreux ateliers d’écriture où le choix du tissu, du message poétique, de la langue comme de la typographie se voyait discuté. Rapidement, un premier prototype à taille réelle fut réalisé. Il était destiné à être attaché à l’un des balcons, et permettait de tester la lisibilité aux différents étages de l’immeuble, mais aussi de partager le fait qu’un imaginaire commun pouvait prendre forme.
L’envie de participer à ce genre d’action, malgré les multiples charges du quotidien, peut trouver diverses explications : est-ce la dimension utopique, symbolique, voire politique, d’un projet célébrant joyeusement le vivre-ensemble ? La portée désintéressée du geste et son détachement de toute attente fonctionnelle ? Le faire-ensemble en partant de sa propre culture, et même de son expression personnelle ? Le lien sensible aux moyens utilisés : le tissu, la couture, la calligraphie, la poésie ? Le désir, tout simplement, de s’extraire de la dureté de la vie et de l’environnement ?
L’exposition circula et bien d’autres ateliers furent organisés en différents centres sociaux, maisons de quartier et au cours de multiples événements qui ponctuent le rythme de cette ville. Des groupes déjà constitués, de jeunes enfants comme de personnes âgées, des cercles de femmes, parfois d’hommes, certains rassemblés en communauté ou par pôle d’intérêt, y prirent part. « La poésie dans le tissu » devenait un complément d’activité temporaire, un lien aussi, puisque chaque groupe y participait à sa manière.
Les fruits de ces ateliers pouvaient parfois sembler modestes. Se négociait entre « experts du terrain » durant des heures, le choix de certains mots à inscrire sur les tissus dans des langues que nous ne maîtrisions pas. Le temps passait et nous risquions, malgré ces riches échanges, de ne pas vraiment aboutir à une production réelle. De même, bien que les différentes institutions partenaires soient de grande qualité, nous constations que certains habitants du quartier ne fréquentaient pas ces lieux. Il fallait adapter notre approche et nous situer à proximité plus immédiate de notre périmètre d’intervention : notre attention se porta alors sur cet immeuble de dix étages, quatre cages d’escalier et 80 appartements face à la place André Gide.
Comment entrer progressivement dans l’écosystème d’un quartier, se faire accepter comme l’une de ses composantes sans transformer les équilibres préexistants ? Comment travailler avec ces indispensables relais de proximité, sans pour autant se soumettre à leur logique ? Comment se faire des alliés, y compris parmi ceux qui peut-être ne désirent pas notre présence dans le quartier ? Sommes-nous, lors d’une telle démarche, témoins, complices, voire avocats des habitants ? Dans quelles conditions un tel projet permet-il de recréer des liens ?
Il est parfois difficile de faire entendre, y compris à ses propres équipes, cette obligation permanente de maintenir un niveau d’exigence maximale, une esthétique, des partis pris sans compromis et, ceci, malgré les difficultés financières, les délais souvent trop courts, et même certains choix des habitants. Le rôle du designer social est bien d’assurer cette qualité. Bien entendu, dans notre cas, chaque expression poétique destinée à être inscrite sur les tissus ne possédait pas les mêmes attributs. Il fallut choisir, relier certaines paroles d’habitants aux grands auteurs de la poésie du monde, créer une composition qui exprimait cette diversité sans perdre nullement en qualité et crédibiliser ainsi chacune des phrases inscrites.
La même aspiration se retrouvait sur le plan graphique. Malgré l’obligation d’efficacité due à la nécessité d’atteindre une surface suffisante pour couvrir optiquement l’immeuble, il fallait être attentif aux formes typographiques, aux contrastes de couleurs, à la taille des lettres et aux diverses propriétés de la réalisation. Nous aurions souhaité, en cet été 2022, avoir plus de temps pour soigner davantage ces expressions graphiques, échanger calmement avec les habitants sur chaque choix, faire durer ce processus de fabrication afin de toujours corriger et améliorer. L’économie du projet, mais également les promesses par rapport aux dates d’installation nous obligèrent à prendre en main une partie de la fabrication dans notre atelier qui se transforma, durant quelques mois, en une manufacture de textile autour d’un groupe de jeunes graphistes de talent.
Comment trouver l’équilibre en prêtant attention à chaque détail d’un projet pour respecter ceux avec et pour qui nous le concevons tout en restant réaliste du point de vue financier ? Comment mieux se battre contre le réflexe trop facile de l’« euro-palette », qui ne fait sens que sur les Champs-Élysées ou au Palais de Tokyo ? Comment élargir cette exigence à l’ensemble des signes produits : les tracts d’information, les affiches annonçant l’événement, mais aussi les messages aux habitants dans les cages d’escalier ? Cette recherche esthétique est-elle élitaire ou doit-on revendiquer, dans ce type d’intervention, le « luxe pour tous » ?
Cette intensification de la production de tissus ne devait, en aucun cas, perturber la construction commune avec les habitants. Au contraire, il s’agissait de se rapprocher plus encore des personnes résidant dans le bâtiment de la place André Gide. Durant plusieurs week-ends, un atelier de confection fut installé au pied de l’immeuble. Amateurs, spécialistes, habitants et graphistes se retrouvaient autour d’une grande table, dans une excellente atmosphère et sans qu’une différence ne soit perçue. Certains y consacraient leur journée, d’autres une heure ou deux seulement, d’autres encore nous encourageaient en passant ou saluaient depuis les balcons. Quelle fierté lorsqu’un tissu terminé pouvait être présenté à tous ! De possibles vocations s’esquissaient. Des savoirs oubliés ou discrédités reprenaient usage en ces moments chaleureux. Des stagiaires de Sarcelles travaillaient aux côtés d’habitants originaires d’autres pays. Et toujours cette joie, pour ceux qui reconnaissaient un tissu de leur pays d’origine ou déchiffraient un texte dans leur langue natale.
Sur les balcons, certains redonnaient un coup de peinture pour accueillir dignement le tissu qui leur serait confié. Cette action n’effaçait pas pour autant les problèmes, mais elle multipliait les occasions d’en parler : un groupe d’habitants assez peu impliqué dans le projet en profita pour régler un souci de longue date concernant une porte dont la serrure faisait défaut auprès des bailleurs, d’autres tirèrent profit de la présence de quelques élus pour leur faire passer des messages sur les nuisances et la saleté provoquées par les pigeons sur les balcons. Bref, la démocratie locale semblait fonctionner pour un temps.
Un tel projet culturel peut-il transformer la relation à la démocratie locale de manière plus détendue, désintéressée et informelle ? Le faire-ensemble permet-il de casser le rapport hiérarchique entre demandeurs et responsables ? Peut-il contribuer à réduire la haine, l’autoritarisme, la médisance, le mal-être par la douceur et l’attention ? Pourquoi les belles choses sensées et réflexives sont-elles plus respectées que celles qui expriment leur solidité, leur puissance et leur pure fonctionnalité ? Quel est le rôle du beau et du sensible dans la ville ? Comment mieux la poétiser ? Serait-on en manque de poésie dans ces quartiers ?
Il faut dire que nous redoutions cette fin de projet. Certes, voir l’ensemble des tissus enfin rassemblés et suspendus à l’immeuble ne pouvait nous laisser indifférents, mais nous n’avions aucune envie de fêter l’achèvement d’une telle aventure. On nous l’a d’ailleurs reproché : toute performance ne doit-elle pas se terminer par un acte d’autosatisfaction ?
Toute l’équipe et ceux qui nous avaient aidés étaient épuisés. Ils n’auraient pu poursuivre dans ces conditions. Alors que tous les habitants de l’immeuble ou presque nous avaient ouvert leur porte et autorisés à franchir le pas de leur appartement pour nous permettre d’accrocher le tissu à leur balcon, il était intéressant de constater que rares furent ceux qui se mêlèrent aux festivités. La contribution de chacun était discrète, presque intime. Même si tous étaient fiers du résultat, il ne fallait pas en faire trop. Ce scepticisme par rapport à la société du spectacle nous permit de mieux ressentir la différence entre une « utopie sensible partagée » et l’apport de projets extérieurs en son propre milieu. C’est surtout le besoin de poursuivre discrètement cette aventure que cette réserve mutuelle exprimait.
Comment éviter ces déceptions à la fin d’un processus de collaboration ? Faut-il, comme nous avons pu le faire, entamer d’autres projets dans le quartier ? Quelle est l’importance de la documentation, de l’analyse et de la diffusion de ce qui a été accompli ? Faut-il vouloir fêter à tout prix la fin d’une démarche ?
Deux ans se sont écoulés. Une opération d’urbanisme transitoire, « les Terrasses du Monde », nous a été confiée sur un site voisin. À l’aide de ce nouveau projet, dont les attentes étaient plus directement liées à la rénovation des grands ensembles, nous avons mieux pu apprécier la justesse de « la poésie sur le tissu » : à savoir, le besoin des habitants de se faire tout simplement plaisir en se confrontant ensemble et de manière désintéressée aux cultures du monde en présence, en échappant pour un temps au poids des négociations si sérieuses sur leur cadre de la vie. Nous n’avions pas d’attentes, juste une invitation à s’impliquer dans une installation un peu folle. Cette légèreté, nous l’avons constaté, permet de dépasser la confrontation entre celui qui donne et agit « pour le bien de l’autre » et celui qui reçoit, l’obligeant à se positionner par rapport à ce don, devant même participer indirectement au principe de l’offrande, voire exprimer sa satisfaction là où règnent, malgré tout, injustice, autoritarisme et dureté de la vie. Le faire ensemble dans le but de mieux vivre ensemble doit se dégager de cette hiérarchie sociale.
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29.08.2024 à 12:32
Frédérique Cassegrain
Cofondée par l’architecte Patrick Bouchain, La Preuve par 7 défie les normes traditionnelles de l’architecture et de l’urbanisme. Elle promeut un « permis de faire » avec les habitants pour penser les futurs usages d’un bâti à partir des attentes et des ressources culturelles existantes. Il en ressort des projets singuliers et des jurisprudences que L’École du terrain documente afin d’inspirer, en retour, la loi et les politiques publiques et œuvrer à un urbanisme vivrier, du lien et du soin, au plus proche du territoire.
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Qu’est-ce donc ? Une larme ? Une lame ? Un poisson ? Quand l’œuvre du sculpteur roumain Constantin Brancusi (une courbe de bronze effilée sur un socle, tendue vers le ciel et qui est en fait L’Oiseau dans l’espace) débarque en 1926 à New York pour y être exposée, les douaniers ne s’embarrassent pas de cette question. Ou plutôt, si : puisqu’ils n’y reconnaissent pas ce qui, selon le sens commun et la jurisprudence en vigueur, définit une œuvre d’art (sa beauté, sa ressemblance avec l’objet figuré et son caractère unique), ils la classent comme objet utilitaire et lui appliquent de lourdes taxes d’importation. Furieux, Brancusi intente alors un procès à l’État américain pour que son œuvre soit reconnue comme telle et, accessoirement, qu’on lui rembourse les taxes dont les œuvres d’art sont justement exonérées. L’artiste se défend : il a bien conçu lui-même son œuvre ; elle fut d’abord taillée, de manière traditionnelle, dans du marbre ; quant à la ressemblance, en art, elle peut être suggestive. Surtout, réplique-t-il aux douaniers, si c’est un objet utilitaire, à quoi peut-il donc bien servir ? Le verdict rendu est historique et fera jurisprudence : Brancusi est bien un artiste, sa sculpture une œuvre d’art et cette notion juridique sera ainsi étendue au-delà des frontières traditionnelles pour y inclure l’art moderne et l’art abstrait, qui n’a pas vingt ans à l’époque.
La morale de cette histoire serait que l’œuvre d’art sort du cadre et que l’acte culturel permet de retourner, de déplacer ou d’élargir les règles juridiques. Telle est la philosophie que la Preuve par 7 La Preuve par 7 est codirigée par Sophie Ricard et Laura Petibon, www.lapreuvepar7.fr applique aux champs de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage. Fondée en 2018 par l’architecte Patrick Bouchain, dont les réhabilitations d’anciens espaces industriels en lieux culturels (le Magasin à Grenoble, le Lieu Unique à Nantes…) ont démêlé maints écheveaux normatifs en suscitant de nouvelles jurisprudences reliant notamment art et artisanat, culture et architecture, la Preuve par 7 accompagne des projets expérimentaux. Elle a également lancé, en 2022, L’École du terrain, une plateforme en ligne pour documenter ces démarches.
Répondant à des enjeux locaux, les acteurs et actrices de ces projets ont profité de la plasticité du droit pour dénouer des situations en inventant, chemin faisant, des dispositifs singuliers qui peuvent, en retour, inspirer la loi, les politiques publiques et légitimer des pratiques de la société civile.
Pourquoi ce besoin d’expérimenter, de sortir des processus habituels ? Parce que les cadres normatifs de la commande publique en matière de programmation, de budget ou d’assurances tendent à réduire les marges de manœuvre des concepteurs et conceptrices – architectes, paysagistes – dans leur réponse à une commande précise. Ces pratiques homogénéisent la conception, la programmation et la réhabilitation du bâti, arasent les particularités géographiques et culturelles des territoires, répétant des modèles qui s’éloignent des attentes sociales et écologiques des habitants et des usagers.
Lorsqu’une commune, propriétaire d’un bâtiment délaissé, souhaite le réhabiliter (au double sens de le réparer et de le rendre à l’estime publique), elle peut faire appel à un programmiste qui rassemblera les attentes des élus et des habitants vis-à-vis d’un lieu maintenu inaccessible tout au long de l’élaboration du projet. Par manque d’opérateurs et de gestionnaires dans la conduite de cette étude, les propositions de destinations auront tendance à rester très générales et peu opérationnelles. Suivant une logique de mise aux normes aux fins de répondre à un grand nombre de besoins et d’usages, les interventions seront importantes et les budgets de travaux élevés. La réalisation du projet s’éloigne et le lieu, resté vacant, se dégrade…
Ainsi à Billom, près de Clermont-Ferrand, la commune de moins de 5 000 habitants est propriétaire d’un monument historique, le premier collège jésuite de France construit en 1555 et déserté par les élèves en 1994 à la suite de la construction d’un nouvel établissement voisin. Une « étude de potentiels d’activité » est lancée en 2017 par la métropole du Grand Clermont qui propose, pour un budget de vingt à trente millions d’euros de travaux, de transformer l’ancien collège en espaces de coworking, fab lab et lieu culturel. La commune ne dispose évidemment pas d’un tel budget, surtout pour un projet dont les réponses ne sont pas nécessairement en adéquation avec les besoins des habitants. L’étude n’identifie d’ailleurs ni les moyens de le financer, ni les opérateurs ou investisseurs capables de s’y engager.
Ce processus, on peut imaginer l’inverser – comme cela se tente déjà à travers la France. La commune mandate alors un architecte qui occupe le lieu pendant plusieurs mois, y réalise l’étude de programmation et de faisabilité, commence à y faire de menus travaux et, surtout, l’ouvre aux habitants alentour. En s’établissant au milieu du site à transformer ou du projet à construire, et le plus en amont possible, l’architecte permanent tisse une toile. Cette « permanence architecturale » est une opération de couture, de tressage et parfois de raccommodage. Elle s’installe et, d’abord, noue des liens avec le voisinage, le quartier, le territoire, avec les habitants qui, ensuite, se sentant accueillis, se donnent la peine d’entrer, de prendre un café, discutent du projet à conduire, proposent leurs idées, convoquent leurs désirs, éprouvent des usages. Ils et elles essayent, se trompent, y reviennent. La permanence architecturale cartographie les savoirs et les savoir-faire locaux, saisit l’immatériel des cultures du territoire. Elle rassemble en un seul temps et sous une seule supervision les phases d’étude, de conception et de réalisation de la commande, souvent disjointes et dispersées. Elle met en place, pour ces lieux singuliers, une gouvernance locale et collégiale. Dans cette méthode se lisent ainsi, en filigrane, des échos de la résidence artistique, de l’artiste associé le temps d’une ou plusieurs saisons et de l’improvisation propre à l’art.
Avec la permanence architecturale, le chantier s’ouvre et devient un véritable acte culturel, au cœur de la commande publique.
Ce caractère expérimental, et toujours attentif à l’inattendu, se retrouve ensuite dans la programmation du bâtiment. Là où, le plus souvent, celle-ci impose des usages limités et figés dans le temps, la méthode de la permanence architecturale induit une programmation ouverte aux transformations et aux métamorphoses, aux usages variés et impensés du lieu.
Elle s’incarne, enfin, dans l’étape du chantier. S’il est un moment ordinairement interdit au public, c’est bien celui-ci. Or, il fascine. Chacun arrête son regard dès qu’il rencontre un interstice ou une lucarne dans la palissade d’un chantier. Comme l’enfant curieux qui démonte son jouet pour en comprendre le mécanisme. Avec la permanence architecturale, le chantier s’ouvre et devient un véritable acte culturel, au cœur de la commande publique. Un lieu qui laisse voir la mécanique à l’œuvre comme au théâtre on change les décors à vue. Le chantier est à la fois le décor et le milieu de l’expérience culturelle qui s’y joue. Il se fait laboratoire, testant l’alchimie de savoirs étrangers. Il est université, au sens ancien d’une communauté assemblée de la cité réunissant habitants, entreprises, compagnons bâtisseurs, bailleurs sociaux, étudiants et d’une réciproque transmission des métiers, insistant sur l’insertion, la formation professionnelle et les chantiers d’application. Ici, le chantier augmente ce qui est possible et saisit ce qui est inattendu.
Cette manière d’envisager un urbanisme vivrier – au sens où il prend soin d’un lieu existant et se nourrit des ressources, des savoir-faire et des énergies locales – a fait ses preuves dans des contextes territoriaux et des échelles de projet très diverses, du bourg à la métropole. Elle peut d’ores et déjà être mise en œuvre à droit constant dans la commande publique existante, via des marchés classiques d’études de faisabilité qui en spécifient le caractère situé et itératif, des marchés publics innovants ou par la délégation de mandat à des sociétés publiques locales d’aménagement, plus agiles pour incarner directement la permanence architecturale. Elle peut aussi être élaborée dans le cadre de conventions partenariales de subvention entre une collectivité et une association, voire par les services d’une collectivité territoriale en régie directe. Cette manière de faire a également suscité des innovations « juridiques » : l’étude de faisabilité en acte de l’Hôtel Pasteur à Rennes ; le mandat patrimoine initié par le collectif Zerm à Roubaix pour contractualiser avec la DRAC de menus travaux dans un monument historique sans attendre le permis de construire final ; le recours à l’auto-construction et à l’auto-réhabilitation accompagnées dans des logements sociaux à Bordeaux ; le bail forain qui permet aux occupants temporaires d’un lieu de rebondir en valorisant ailleurs l’usage, la transformation physique et symbolique et l’utilité sociale produites ici…
Les collectivités territoriales s’emparent de ces méthodes. Ainsi, à Clermont-Ferrand, la responsable du service musique à la direction de la Culture et un régisseur technique embauché pour l’occasion sont devenus les permanents du Lieu-Dit, une ancienne salle de spectacle régie par la municipalité qui l’a transformée en lieu de culture participatif : les artistes en résidence annuelle, organisés en gouvernance collégiale, se sont ainsi vu déléguer par la Ville la plupart des décisions et des responsabilités du lieu (rédaction de l’appel à candidatures et examen des dossiers pour les résidences, choix de l’allocation du budget annuel de 60 000 euros, élaboration de la charte graphique et signalétique du lieu, rédaction d’une charte des usages autorisés cosignée avec la municipalité, gestion de la sécurité incendie grâce à une formation financée par la Ville). À Beaumont, un village rural de l’Ardèche, la construction de sept logements sociaux, au cours d’un chantier d’auto-construction et éco-responsable, a été rendue possible par le recours à la commande artistique. L’agence Construire chargée de mener à bien ce projet a, en effet, été choisie via le programme des Nouveaux commanditaires. Le choix de ce protocole, lancé au début des années 1990 afin que tout collectif qui le souhaite (association, collectivité locale, salariés d’entreprise, habitants…) puisse assumer la commande d’une œuvre d’art auprès d’un artiste en étant accompagné d’un médiateur ou d’une médiatrice et de son association, peut surprendre. Si Les Nouveaux commanditaires ont déjà travaillé avec quelques architectes pour de l’habitat privé, la pratique se tourne davantage vers les commandes auprès d’artistes plasticiens. Mais après tout, l’architecture est l’art d’habiter et le projet porté par la commune de Beaumont, nécessité collective à visée sociale conçue dans un esprit de démocratie locale, s’adjoint parfaitement au protocole des Nouveaux commanditaires. Dès lors, Beaumont devient la première commande, via ce protocole, pour de l’habitat social. À Chiconi, capitale culturelle de Mayotte, une permanence architecturale a permis de réhabiliter l’ancienne Maison des jeunes et de la culture (MJC) de cette commune peu dotée en équipements culturels tout en y essayant des usages divers (des cours de chant et de danses traditionnelles, des ateliers de musique, des concerts, des ateliers d’insertion professionnelle ou de sensibilisation contre le diabète…). Cette étude des usages dans et autour de la MJC a révélé le besoin d’un grand plateau ouvert, facilement accessible, mais aussi que la toiture devait être refaite et que la mini-terrasse était le lieu le plus agréable et utilisé par tous pour toute forme de pratiques (réunion, déjeuner, répétition musicale, etc.). Elle a dessiné les contours d’un quartier culturel comprenant un plateau polyvalent en plein air, des studios de répétition et d’enregistrement et une salle de spectacle. Une étude de maîtrise d’œuvre a ensuite été amorcée à partir de ces usages éprouvés lors de la permanence architecturale et le chantier s’ouvrira au printemps.
Tout un réseau d’institutions territorialisées, tels les Conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE), les Parcs naturels régionaux (PNR) ou les Maisons de l’architecture, constituent aussi le relais de ces pratiques. Sur le modèle de la résidence artistique, la Maison de l’architecture de Normandie, Territoires pionniers, met ainsi en place, depuis dix ans, des résidences d’architectes comme autant d’outils d’accompagnement renforcé pour les projets d’aménagement des communes du territoire – une idée qui a, ensuite, essaimé dans le CAUE du Finistère. Sur le modèle de l’artiste associé, elle a intégré à son équipe un paysagiste qui a permis à l’association de redessiner son territoire d’action à l’échelle non plus administrative du département mais à celle, naturelle, biorégionale, du bassin-versant de l’Orne, repensant ainsi notre rapport politique au vivant et fédérant encore davantage d’acteurs et d’actrices dans une transformation globale et plus opérationnelle des manières de faire de l’architecture.
Aujourd’hui que le dérèglement climatique aiguise le tranchant de l’artificialisation des sols, de la résilience des bâtiments ou du recul du trait de côte, la Preuve par 7 poursuit son accompagnement, sa documentation de projets et consolide son travail de partenariat et d’essaimage avec les multiples acteurs et actrices du champ de l’architecture et de l’urbanisme. Autant de manières de faire singulières qui trouvent leur forme et leur expression dans la construction collective et progressive de projets d’architecture, d’urbanisme mais aussi de politiques publiques locales. La Preuve par 7 porte ainsi des méthodes qui se déclinent au plus près et au plus juste de chaque projet et de chaque territoire.
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29.07.2024 à 14:23
Frédérique Cassegrain
Décennie après décennie, la jeunesse inquiète. Considérée comme trop politisée et protestataire à la fin des années 1960, elle serait aujourd’hui « trop » dépolitisée et désengagée. Focalisée sur l’abstention, notre vision frôle le catastrophisme. Aujourd’hui comme hier, la jeunesse cristallise les enjeux de son époque et se retrouve au cœur des discours politiques, tous bords confondus, sans qu’on lui dédie pour autant une politique publique cohérente. Et si nous changions nos représentations et cherchions à la comprendre dans sa complexité et sa réalité sociale afin de lui donner toute sa place ?
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L’Observatoire : On évoque souvent la « jeunesse » comme une catégorie de la population, mais de qui parlons-nous exactement ?
Camille Peugny : Il pourrait y avoir deux définitions de la jeunesse : l’une plutôt objective et l’autre plus subjective. Sur le plan sociologique, la tranche des 16-25 ans a du sens, parce qu’elle coïncide avec la fin de la scolarité obligatoire (16 ans) et avec le moment où les jeunes deviennent pleinement citoyens (25 ans), où ils accèdent par exemple au RSA dans les mêmes conditions que le reste de la population. On pourrait même étendre cette limite à 28 ans, en considérant leur stabilisation sur le marché du travail et l’âge moyen d’obtention du premier CDI. Mais, plus subjectivement, pour moi, le temps de la jeunesse est avant tout une période de transition ; ce qui en fait un âge fragile de la vie. Ces bornes que l’on fixe se raccrochent généralement à des éléments de politiques publiques et plusieurs dimensions sont à prendre en compte : les politiques éducatives bien sûr, mais aussi les politiques de l’emploi des jeunes, du logement, etc. Beaucoup de choses se jouent durant cette période, notamment la reproduction des inégalités, qui vont déterminer les parcours des individus. Aujourd’hui, il y a un consensus pour considérer que le quatrième âge, jusqu’à la dépendance, est aussi un âge fragile de la vie et que les pouvoirs publics doivent s’y intéresser. Pour ma part, je défends l’idée que la jeunesse l’est tout autant dans des sociétés vieillissantes et soumises à des crises perpétuelles.
Vincent Tiberj : J’ajouterais qu’une logique de politisation est également à l’œuvre. La jeunesse est une catégorie d’action publique pour laquelle des acteurs définissent des besoins et mettent en place des politiques supposées y répondre. Derrière cette manière de concevoir les politiques publiques se cachent différentes conceptions de la jeunesse. Tom Chevalier T. Chevalier, La Jeunesse dans tous ses États, Paris, Presses universitaires de France, 2018. a d’ailleurs bien montré comment celles-ci varient d’un pays européen à un autre. Dans certains pays, la jeunesse est perçue comme une phase d’émancipation à soutenir ; dans d’autres, elle peut s’apparenter à un danger et l’on cherche plutôt à l’encadrer en l’incitant à intégrer le marché du travail, à faire des études, etc.
Et puis, il ne faut pas oublier que ce sont « des » jeunesses. On a une fâcheuse tendance à en faire un tout uniforme, alors qu’en réalité il existe des inégalités sociales très importantes. Lorsqu’on définit ces individus uniquement comme étant « des jeunes », on passe à côté d’énormes différences entre ceux appartenant à des catégories sociales supérieures et ceux vivant en banlieue ou en milieu rural, mais aussi entre les femmes et les hommes, etc. La jeunesse des grandes écoles n’a rien à voir avec celle des universités, qui elle-même est loin de celle qui est en emploi et de celle qui n’est « ni en étude, ni en emploi ».
Le temps de la jeunesse est avant tout une période de transition ; ce qui en fait un âge fragile de la vie.
CP : Pour saisir la situation des jeunes aujourd’hui en France, il faut croiser cette catégorie d’âge avec l’ensemble des clivages qui traversent les autres catégories. Par exemple, tous les septuagénaires ne sont pas des retraités aisés, anciens cadres du baby-boom. Certains ont connu des fins de carrière difficiles et ont des pensions très modestes. De la même manière, parmi la jeunesse étudiante – c’est-à-dire à peu près 50 % de la classe d’âge des 18-25 ans –, certains sont les premiers de leur lignée à faire des études et ils le font dans des conditions de précarité qui les conduisent à travailler quasiment à temps plein. C’est une réalité sociale que la crise du Covid a très largement révélée : on a vu ces jeunes faire la queue devant les banques alimentaires, parce qu’ils ne pouvaient plus exercer leur activité. Loin de moi l’idée de dire qu’aujourd’hui l’ensemble du monde étudiant serait précaire – tous les jeunes ne vont pas mal, ne sont pas déclassés et ne sont pas en souffrance –, c’est une minorité d’étudiants, mais elle est assez nouvelle. Elle était moins visible lorsque j’ai commencé à enseigner, il y a environ douze ans, parce que ces jeunes-là ne poursuivaient pas d’études. Maintenant, ils le font. La massification scolaire est arrivée aux portes de l’université et a créé un nouveau public étudiant. Mais, même en licence, la situation reste hétérogène et des fractures subsistent.
L’abstention massive à chaque nouveau scrutin électoral questionne et inquiète. Elle est le plus souvent commentée comme étant le signe d’un mauvais fonctionnement démocratique, tout au moins de notre démocratie représentative. Un phénomène est plus particulièrement observé : l’abstention des plus jeunes générations. On les dit « dépolitisées », voire « apathiques ». Est-il juste de parler des plus jeunes en ces termes ? Est-ce comprendre la manière dont ils pensent, agissent et s’expriment aujourd’hui ?
VT : D’abord, il faut casser ce discours de déploration à l’endroit des jeunes face à la politique et réinterroger ce qu’est le vote. En France, cela revient à élire des personnes à qui l’on confie le soin de décider pour soi. Ce vote, qu’Inglehart R. Inglehart, Culture Shift in Advanced Industrial Society, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1990. voyait comme une participation dirigée par des élites, s’apparente à un vote de soumission. C’est un acte de conformisme à un système politique et d’acceptation de la démocratie représentative. Ce qui me frappe toujours dans l’expression « démocratie représentative », c’est que l’adjectif pèse plus que le nom. L’acte de représenter est plus important que la démocratie. Alors, effectivement, lorsqu’on analyse le rapport au vote qu’entretiennent les générations post-baby-boom et millennials (nés entre 1980 et 2000), on observe une montée en puissance du vote intermittent dans les cohortes nées après 1960, où il est même devenu majoritaire. Cela ne veut pas dire qu’ils s’abstiennent toujours, mais qu’ils votent à certains moments seulement – notamment aux élections qui leur paraissent importantes, en particulier les présidentielles. On peut trouver une explication dans l’abstentionnisme sociologique classique – moins on est diplômé, plus on est éloigné du monde du travail, et moins on vote –, mais il y a aussi un abstentionnisme de distance face au vote, au système représentatif et aux acteurs politiques traditionnels.
Il faut désormais distinguer le vote de la citoyenneté. On a tendance à interpréter cet abstentionnisme comme une crise de la citoyenneté, une crise civique. Cela est de moins en moins vrai. Dans les jeunes générations, on peut tout à fait être abstentionniste et citoyen. Cependant, on s’exprime différemment : on utilise les réseaux sociaux, la participation dite « protestataire », les manifestations, les pétitions, le boycott, etc. Avec le renouvellement générationnel, de plus en plus d’individus se désengagent de cette participation dirigée par les élites et s’investissent plutôt dans une participation par l’association, le local, la protestation. C’est donc une transformation de la citoyenneté et de la manière d’être dans une société politique. L’ennui est que les institutions ont beaucoup de mal à s’adapter à ce type de participation. La société politique française reste centrée sur la figure de l’élu et peine à laisser la place à un autre type de démocratie. Cela dit, certains jeunes citoyens se conforment parfaitement à ce que l’on attend d’eux : ils sont très intéressés par la politique et votent régulièrement. D’autres, que j’appelle « les silencieux », sont déjà en emploi et figurent parmi les moins diplômés d’une génération fortement diplômée. Ceux-là m’inquiètent particulièrement, parce que la politisation ne se fait plus par le lieu de l’activité professionnelle ou les collègues. Les millennials évoluent sur un marché du travail où les syndicats vont en disparaissant et où les contrats sont beaucoup plus précaires. Ce sont également ceux qui auront le moins de chance d’être insérés dans des collectifs de travail leur permettant de se socialiser. Chez les millennials, les ouvriers ou employés peu qualifiés participent moins aux mouvements sociaux que ne le faisaient leurs équivalents boomeurs. Une grande partie de la jeunesse – et vraisemblablement des classes d’âge adultes ultérieures –, se retrouvera par conséquent dans une situation où ni les urnes ni un mouvement social ne lui permettront de se faire entendre.
Il faut désormais distinguer le vote de la citoyenneté. On a tendance à interpréter cet abstentionnisme comme une crise de la citoyenneté, une crise civique. Cela est de moins en moins vrai.
CP : Effectivement, les enquêtes révèlent à quel point deux dynamiques ont contribué à changer le rapport à la citoyenneté et au vote de la frange la plus qualifiée de la jeunesse. D’une part, le niveau d’éducation augmente au fil des générations et contribue à forger un esprit critique. Mais cette hausse ne produit pas uniquement des effets en matière d’emploi, elle génère aussi des attentes et une soif de participation qui n’est pas du tout entendue par les institutions. D’autre part, tout le monde a désormais accès à l’information politique avec les réseaux sociaux et peut prendre la mesure des défaillances ou des contradictions des politiciens d’un mandat à l’autre. Cela concourt à modeler le rapport de cette frange diplômée à la politique et je partage entièrement ce que vient de dire Vincent Tiberj. Par ailleurs, du fait de cette abstention plus grande chez les jeunes, le résultat du vote dépend souvent des classes d’âge les plus avancées. On l’a constaté aux dernières élections présidentielles, malgré une participation élevée. Même quand il y a un enjeu important aux élections, on s’aperçoit que l’abstention reste massive chez les jeunes les plus éloignés de l’emploi, ou les moins diplômés et moins qualifiés. Par conséquent, ils ne pèsent jamais dans la décision ! Ils sont eux-mêmes les enfants d’une génération qui s’était déjà détachée de la politique. Cela signifie qu’il n’y a pas de socialisation familiale là où il n’y a pas de socialisation professionnelle. Sociologiquement, on est au moins à la deuxième génération de la crise. Par exemple, je montre souvent à mes étudiants que le taux de chômage des jeunes actifs était déjà de l’ordre de 25 % au début des années 1980 (c’est-à-dire pour leurs parents). Cette non-socialisation familiale se traduit par de l’abstention ou par un vote massif pour les partis d’extrême droite.
Vous l’avez évoqué, la jeunesse est souvent qualifiée en termes de générations : « millennials », « génération Y », « génération Z », « génération climat »… Faut-il comprendre par ces appellations – on peut également penser aux « boomeurs » – que l’appartenance à une classe d’âge a une incidence sur la construction des valeurs ? Vos récentes analyses sur la jeunesse vous conduisent-elles à supposer un renouveau politique du point de vue de ces valeurs ?
VT : Il faut toujours garder en tête la diversité de la jeunesse, y compris sur le plan des valeurs et de la politique. La « génération climat », par exemple, se compose de jeunes principalement urbains et de classe moyenne. Ce n’est pas forcément la jeunesse des lycées professionnels, ou celle qui n’est « ni étudiante, ni en emploi ». Il faut sortir d’une logique de lecture uniquement par l’âge qui voudrait que plus la société vieillit, plus le vote des séniors pèse dans les urnes et plus l’on pourrait craindre d’aller vers une ère conservatrice. On retrouve cette idée sous différentes formes aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France… Ce n’est pas comme ça que je vois les choses, ni d’ailleurs ce qui ressort des données : les valeurs socio-économiques n’ont pas grand-chose à voir avec l’âge. Il est avant tout question de positionnements social et politique. Par exemple, sur des sujets dits « culturels » – le genre, la tolérance envers les minorités sexuelles, l’immigration, l’acceptation du multiculturalisme, etc. –, il y a une progression tendancielle vers plus de tolérance dans la société. Cela ne se voit pas, mais je vous assure que c’était pire avant ! Les données du Baromètre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et les enquêtes sur les valeurs ou électorales montrent que l’on progresse de façon assez impressionnante sur un certain nombre de sujets tels que la peine de mort, la place de la femme au foyer et son droit au travail, l’avortement, l’acceptation de l’homosexualité, le mariage homosexuel, l’homoparentalité… Et ce, notamment grâce au renouvellement générationnel. En l’occurrence, plus une génération est récente, plus elle est tolérante. Et, même en vieillissant, la tolérance progresse V. Tiberj, « The wind of change. Face au racisme, le renouvellement générationnel », Esprit, no 469, novembre 2020, p. 43-52. ! Cela ne veut pas dire que tout va bien, mais ça doit nous questionner.
Parfois, on constate même des mécanismes de socialisation inversée : les enfants font l’éducation de leurs parents sur un certain nombre de sujets (les questions de genre, d’environnement, voire d’immigration). Je suis donc plutôt optimiste. Prenons, par exemple, la question de l’homoparentalité ou du mariage homosexuel qui a considérablement changé en à peine une trentaine d’années. Il faut se souvenir que, dans les années 1980, on en était encore à « accepter l’homosexualité » : pour 25 % des gens, c’était une manière possible de vivre sa sexualité. Aujourd’hui, ce sont 90 % ! Sur le mariage homosexuel, à peine un tiers des répondants étaient favorables à cette mesure au début des années 2000. À présent, on a dépassé allègrement les deux tiers. Des changements aussi marqués trouvent vraisemblablement leur source dans un discours médiatique, mais c’est aussi parce que les avis des enfants pèsent sur leurs parents. Ils les aident à mieux comprendre les choses.
CP : Il est très difficile de dire aujourd’hui si les jeunes générations (les moins de 30 ans) auront des valeurs ou des comportements spécifiques par rapport aux générations précédentes (boomeurs et post-babyboomers) quand elles auront 50 ans. Pour pouvoir constater cet effet générationnel, il faut attendre que les cohortes vieillissent. De même qu’il est difficile de mettre en évidence, statistiquement, un comportement spécifique lié à l’âge, dès lors que plusieurs variables entrent en ligne de compte (niveau de diplôme, origine sociale, genre…). Lorsqu’on réussit à le faire, on observe plutôt un clivage entre les plus de 65 ans et le reste de la population (notamment à propos de l’immigration ou de l’environnement). Cela étant, je reste convaincu de l’émergence d’une nouvelle figure de citoyen. Elle est assez flagrante lorsqu’on parle avec des étudiants, et elle se perçoit peu à peu chez des générations un peu plus âgées. Cette jeunesse est très mobilisée sur la question climatique, comme en témoignent ces dernières années les marches lycéennes ou étudiantes qui ont réuni des centaines de milliers de jeunes dans toute l’Europe. Leur rôle sociologique va sans doute être très important, dans la mesure où ces jeunes peuvent servir d’aiguillon pour toute la société.
Concernant la socialisation inversée qu’évoquait Vincent Tiberj, c’est exactement ce qu’une anthropologue telle que Margaret Mead décrivait déjà à la fin des années 1960 pour caractériser la génération des premiers-nés du baby-boom. Initialement, la transmission était descendante ; les parents apprenaient à leurs enfants. Avec les soixante-huitards révolutionnaires, ce sont les enfants qui vont apprendre à leurs parents.
Existe-t-il chez ces jeunes générations un attachement à la démocratie ? Ces « nouveaux citoyens » sont-ils aussi porteurs d’une transformation démocratique ?
CP : On peut répondre à cette question en s’intéressant à l’action que les jeunes sont susceptibles d’avoir « par le haut » : quand ils s’engagent en politique, se comportent-ils différemment des autres classes d’âge ? Il me semble que non. Je n’ai pas l’impression que les jeunes macronistes, élus en masse en 2017, ont considérablement transformé la démocratie ni que les jeunes élus sous l’étiquette Nupes soient en passe de révolutionner le fonctionnement interne de leur parti et la façon d’exercer leur mandat. Là, je suis davantage pessimiste. On peut aussi s’intéresser à ce qui se transforme « par le bas », en supposant que cette soif démocratique et la montée d’une citoyenneté exigeante vont finir par contraindre les institutions à bouger. C’est une forme de prévision, mais je suis assez optimiste à long terme.
Il y a une sorte d’épuisement démocratique qui va devenir criant sous la poussée des générations porteuses d’un nouveau modèle de citoyenneté. J’ai tendance à penser que le système de la Ve République va finir par s’effondrer de lui-même. Même si les différents gouvernements font actuellement des tentatives pour consulter les jeunes ou le reste de la population, avec des commissions consultatives, des conventions citoyennes… rien n’est suivi d’effet et personne n’est dupe. Ces rustines-là n’ont même pas fait illusion quelques mois. Ce qui peut nous laisser supposer qu’effectivement, à un moment, on va passer à un autre système politique.
VT : L’attachement à la démocratie est purement formel, car il cache des conceptions extrêmement différentes. Si les jeunes générations sont plus critiques, c’est peut-être parce qu’une partie d’entre elles est en demande de plus de démocratie, d’association, de renouvellement des modes de participation, etc. Finalement, ce moindre attachement à la démocratie engendre davantage de démocratie – même si une minorité d’entre elles est favorable à un « homme fort », voire à un gouvernement par l’armée.
Les jeunes font de la politique autrement. Ce monde parallèle d’engagement politique passe par le milieu associatif, le localisme, les tiers-lieux, etc.
L’intérêt pour la politique est donc une question biaisée. Il n’y a pas d’intérêt pour la politique politicienne. En revanche, les jeunes font de la politique autrement. Ce monde parallèle d’engagement politique passe par le milieu associatif, le localisme, les tiers-lieux, etc. Quand on y réfléchit, regardez combien de personnes sont membres d’EELV et combien sont dans des AMAP ou dans des bars associatifs ? C’est impressionnant ! Il existe toute une politique qui s’est justement constituée en dehors de et sans la politique institutionnelle. Je suis donc plutôt d’accord avec le scénario de Camille Peugny : celui d’un effondrement du système sur lui-même, mais je crains que cela prenne du temps.
En matière de politique culturelle, la jeunesse fait consensus. En arrivant en 2017 à la tête de l’Unesco, Audrey Azoulay a insisté sur l’attention centrale qu’elle souhaitait lui porter. Plus récemment, la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak a déclaré : « ma plus grande priorité, ce sera la jeunesse ». Comment comprenez-vous ce volontarisme en direction de la jeunesse ? Existe-t-il une urgence en matière de politique publique à son égard ?
CP : Cette omniprésence des jeunes dans les discours politiques n’est absolument pas une nouveauté. Cela fait un siècle, au moins, qu’elle existe. Vous ne trouverez aucun candidat ou candidate à la présidentielle qui ne se veut pas le président ou la présidente des jeunes et des classes moyennes. Mais, dans mon dernier ouvrage C. Peugny, Pour une politique de la jeunesse, Paris, Seuil, 2022., j’ai essayé de défendre l’idée que l’on n’avait pas de vraie politique de la jeunesse. Cela ne veut pas dire que l’État et la puissance publique ne dépensent rien pour les jeunes, au contraire, ils font beaucoup ! Mais ils le font de manière désordonnée, dans une accumulation de dispositifs, faute d’une véritable réflexion sur ce qu’est cet âge de la vie.
Il faudrait plutôt remplacer ce mille-feuille de dispositifs illisibles et inefficaces par des principes protecteurs, liés à une conception de la jeunesse comme un temps d’expérimentation. C’était très frappant, pendant le Covid : le Premier ministre Édouard Philippe a été obligé, à une ou deux reprises, d’improviser une aide de quelques centaines d’euros, sur un coin de table, dans l’urgence, pour telle ou telle sous-catégorie de jeunes. Dans une sorte de juxtaposition de dispositifs tellement complexes que même les associations de terrain mettaient plusieurs heures, voire plusieurs jours, à comprendre quelle catégorie de jeunes pouvait en bénéficier. Encore une fois, il ne s’agit pas de dire que l’État ne fait rien pour l’insertion des jeunes en difficulté. L’État fait, les collectivités territoriales également, les missions locales et les acteurs de terrain font ! Mais de manière désordonnée, faute d’impulsion forte de la part de l’État et, surtout, faute de grands principes universels.
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