02.05.2025 à 10:14
D’une catastrophe humaine à un mouvement social historique, il n’y a parfois qu’un pas. Celui-ci a été franchi en Serbie, où l’effondrement d’un auvent à la gare de Novi Sad en novembre 2024, faisant 15 morts, a fait office de « goutte d’eau » déclenchant une série de manifestations géantes qui s’est poursuivie jusqu’à ce 1er mai 2025, et concerne toutes les villes du pays, ainsi que l’ensemble des groupes sociaux. Pour QG, Nikola Mirkovic, habitué de nos plateaux, président de l’association Ouest-Est, et notamment auteur de L’Amérique Empire (Temporis), et Le martyre du Kosovo (éditions Jean Picollec), souligne que la corruption exaspère les Serbes, qui s’estiment dépossédés par un pouvoir politique tendant à démanteler l’appareil productif local au profit des multinationales étrangères. Interview par Jonathan Baudoin
Quelles sont les raisons du mouvement social en cours en Serbie ? Est-ce d’une ampleur inédite dans l’histoire contemporaine de ce pays?
Il y a une espèce de réclamation, en Serbie, de plus de démocratie dans le sens quasiment antique du terme. Les Serbes ont l’impression d’être dépossédés du pouvoir sur certains sujets majeurs. Ils ont, à la tête du pouvoir, Aleksandar Vučić qui fait partie du paysage politique depuis la fin des années 1990, soit dans le gouvernement, soit dans l’opposition, et cela de manière continue. Le pays est électoralement majoritairement du côté de Vučić, mais on voit, sur certains sujets, que les Serbes sont très insatisfaits. Notamment sur le sujet de la corruption, qui entache la politique serbe. Les Serbes ont l’impression que le pouvoir est tenu et qu’il leur est difficile d’avoir accès à de la transparence.
La raison essentielle pour laquelle ils sont massivement dans la rue, aujourd’hui, c’est pour dénoncer la corruption et la mainmise de Vučić sur l’ensemble des rouages du pouvoir. Cela a été provoqué par la chute d’un auvent à la gare de Novi Sad, qui a fait 15 morts. Ce qui s’est passé, c’est que les Serbes ont demandé pourquoi la structure de cette gare s’étaient écroulée. Et quand les documents ont été rendus publics, des avocats se sont rendus compte que des documents avaient disparu. Il y avait des soupçons de corruption, de malfaçon, qui étaient connus. Cela a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ces manifestations durent depuis plusieurs mois, et touchent l’ensemble du pays. Toutes les villes de Serbie ont des manifestations. Ils réclament plus de transparence, une lutte contre la corruption. Comme ce sont des manifestations essentiellement étudiantes, ils réclament également une hausse de 20% des budgets des universités.
Ce n’est pas la première fois qu’il y a ce type de manifestation en Serbie. Il y a eu des manifestations, il y a quelques années, contre la distribution de terres agricoles à une multinationale étrangère qui voulait exploiter le lithium. Beaucoup d’habitants de la région se sont soulevés parce qu’ils ne voulaient pas transformer leurs fermes en carrières à ciel ouvert pour exploiter le lithium. C’était des manifestations massives, pacifiques, avec beaucoup de jeunes et le monde paysan aussi. Il y a eu d’autres manifestations par le passé, dans les années 2000 notamment, pour demander la chute de Slobodan Milošević. Mais la grande différence, c’est que dans ces manifestations de l’époque, on pouvait observer la mainmise majeure d’ONG occidentales. Là, c’est vraiment le peuple serbe qui descend dans la rue et réclame le pouvoir qui lui est dû, s’estimant dépossédé par un président pourtant élu par le jeu démocratique.
Quelles sont les principales revendications portées par les manifestants, au fil de ces mois de mobilisation?
Ce n’est pas un mouvement qui cherche nécessairement la destitution du président. C’est un mouvement qui veut des réformes de fond contre la corruption. Celle-ci est largement répandue dans l’ensemble des Balkans. Les manifestants reprochent au gouvernement de cacher des choses. Ils accusent également le gouvernement, des personnes haut placées ou influentes dans le pays, de profiter de l’argent public pour s’enrichir. C’est vraiment la demande majeure: une action radicale contre la corruption et de la transparence de la part du gouvernement. Sans oublier l’augmentation du budget des universités, que j’ai évoquée tout à l’heure. Les étudiants sont en pointe, mais ils ne sont pas seuls dans la rue. Il y a des avocats, des professions libérales, des agriculteurs et même des vétérans de la guerre.
Comment réagit le pouvoir central serbe, notamment le président Aleksandar Vučić, face à ces manifestations massives?
Il a fait quelques concessions. Le Premier ministre [Miloš Vučević, NDLR] a par exemple été limogé. Un nouveau Premier ministre est arrivé. Le Président Vučić a dit qu’il avait entendu la voix du peuple serbe, qui demande des changements, qu’il allait mener les réformes nécessaires pour aller dans ce sens-là. Pour l’instant, il essaie de rassurer par les paroles. Il y a eu aussi les changements de cabinets qui étaient assez importants. Mais les manifestations continuent.
Il y a eu peu de violence, mais il y a eu des exactions policières, des étudiants frappés par la police et emprisonnés. Il y a un volet contre la brutalité policière également et l’exigence de la libération des manifestants incarcérés. Ce mouvement est une lame de fond qui ne touche pas que Belgrade. Souvent, dans ces manifestations, ce sont plutôt les classes aisées, la bourgeoisie qui descend dans la rue, avec l’opposition politique. On a des personnes de gauche et de droite qui sont dans la rue, qui manifestent pacifiquement ensemble.
Vučić prend la position du président qui écoute, qui a compris, mais pour l’instant, la population demande des actes concrets. Donc, les manifestations continuent. Mais il n’est pas dans la surenchère. Parfois, il a tendance à accuser des ONG étrangères de venir interférer dans ces manifestations. C’est en partie vrai, mais ce n’est clairement pas ces organisations qui mènent la danse actuellement. Il y a un peu de propagande de son côté.
Comment se positionne la gauche serbe face à ce mouvement social et comment les manifestants considèrent les forces politiques de gauche de ce pays?
La gauche est dans la rue. Elle réclame de nouvelles élections maintenant, au lieu d’attendre 2027. Elle milite pour remplacer Vučić car elle reproche à ce dernier de démanteler ce qui reste de l’industrie serbe et de la vendre à des multinationales étrangères. La planche de salut de la Serbie, comme dans les autres pays des Balkans, passerait par la vente des actifs serbes à des multinationales étrangères. La gauche serbe est radicalement opposée à cela. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque de l’ex-Yougoslavie, ce pays de 20 millions d’habitants avait une capacité de production nationale, locale, d’automobiles, d’avions, d’armement et représentait aussi une puissance agricole. Depuis la fin de la Yougoslavie, une bonne partie de cette industrie a été complètement démantelée, détruite ou vendue à des entreprises étrangères. La gauche serbe, aujourd’hui, revendique une production nationale, car la puissance financière internationale, étrangère, est en train de faire main basse sur l’industrie serbe et les ressources naturelles serbes. Cependant la gauche est très minoritaire aujourd’hui.
Aleksandar Vučić est un véritable stratège politique. Il a réussi à faire de son parti le premier parti de Serbie et il a quelques éléments de gauche, comme Aleksandar Vulin et Ivica Dačić, anciens membres du Parti socialiste serbe, un parti de gauche, qui n’a rien à voir avec le Parti socialiste français d’ailleurs. Vučić a fait un rassemblement de droite et de gauche patriote, qui va marcher dans les urnes, mais qui s’éloigne des promesses de campagne. Et on se rend compte que Vučić mène une politique assez ouverte, voire trop ouverte pour certains, vers les multinationales étrangères et les courants atlantistes.
Quel regard portent les manifestants sur l’Union Européenne, sachant que la Serbie est candidate pour une intégration dans l’espace communautaire depuis plusieurs années?
Ce n’est pas vraiment un sujet qui est évoqué. Ce qui est certain, c’est que les drapeaux européens ont été interdits des manifestations. Et comme les manifestants ne veulent pas qu’on les assimile aux ONG de Soros, de Bruxelles ou de Washington, les drapeaux européens sont absents, contrairement à ce qu’on a vu en Géorgie, à Tbilissi en début d’année ; ou sur la place Maidan à Kiev, en Ukraine, en 2004 puis en 2014.
Les Serbes sont, je dirais, désillusionnés par l’Europe. Cela fait depuis 2009 que la Serbie a demandé l’accès à l’UE. Cette dernière joue au dur avec la Serbie. Elle impose énormément de contraintes. L’UE veut que la Serbie lâche sa province du Kosovo et de la Métochie, qu’elle applique des sanctions contre la Russie et qu’elle libéralise son économie ce que la Serbie ne fait pas, aujourd’hui. La politique de Bruxelles à l’égard de la Serbie est particulièrement dure, ainsi les Serbes, dans ces manifestations, ne réclament absolument pas une adhésion à l’UE. Je pense que globalement, ils aimeraient y entrer, parce qu’ils savent qu’il peut y avoir des subventions intéressantes une fois à l’intérieur. Ils seraient clairement un récipiendaire net d’aides européennes, recevant plus d’argent qu’ils n’en dépenseraient.
Il y a uniquement cet aspect financier qui intéresse les Serbes. Le projet bruxellois, ils n’y croient pas trop. Ils voient le résultat des pays voisins qui sont entrés dans l’Union européenne, comme la Croatie, la Slovénie, qui n’ont pas les résultats miraculeux qui avaient été promis lors de leur entrée. Ils ont vu que ces pays-là ont créé de nouvelles autoroutes, ont reçu de l’aide. Mais ils voient que ces pays ont été frappés par l’inflation, ont des situations sociales tendues. Non, l’Union européenne ne fait rêver les Serbes. Et il y a un volet important aussi. C’est qu’avec l’UE, l’OTAN n’est jamais bien loin. Ce dont les Serbes ne veulent absolument pas. Or l’Union européenne pousse la Serbie à entrer dans l’OTAN.
Est-ce que ce mouvement social illustre une cicatrisation incomplète des guerres des années 1990 et une certaine Yougo-nostalgie, selon vous?
C’est intéressant, comme question. Il y a, forcément, des cicatrices de 1999. La situation d’Aleksandar Vučić, pour être tout à fait objectif, est difficile. Il est pratiquement entouré de pays de l’OTAN. Il y a une pression très forte sur la Serbie, qui en plus, continue de collaborer avec la Russie, mais aussi avec la Chine, voulant garder sa politique de pays non-aligné dans les Balkans. Il y a des cicatrices parce que la Serbie paie encore son non-alignement des années 1990, son indépendance. Elle a été mise à l’écart. Aujourd’hui, l’Europe et Washington, jusqu’à Trump, ont essayé de forcer la Serbie à rentrer dans le moule atlantiste. La Serbie résiste, mais subit des pressions à cause de cette indépendance et de sa proximité avec la Russie. Cela explique aussi pourquoi les Serbes ne croient pas aux sirènes de l’Union européenne et du monde meilleur qui viendrait avec les projets atlantistes. Ils savent qu’il y a un prix à payer pour rester souverains et ils sont prêts à l’accepter. C’est pour ça qu’ils ont voté massivement pour Vučić qui semblait incarner cette indépendance. Je pense qu’il y a de la déception. Ils se disent: « Nous sommes prêts à payer le prix de l’indépendance. Mais si c’est pour que les politiciens détournent le système et défendent leurs intérêts au lieu des nôtres, on souhaite changer. »
La « Yougo-nostalgie » ne ressort pas trop de ces manifestations. On ne voit pas des demandes de recréation de la Yougoslavie. Cependant, ce sujet est revenu ces dernières années, où de nombreuses personnes se rendent compte que, dans le modèle yougoslave, ils étaient plus souverains, plus autonomes qu’aujourd’hui. Ils avaient leur propre industrie, leur propre agriculture. C’est intéressant de voir qu’il y a des dialogues, des discussions entre des intellectuels de ces anciennes républiques, aujourd’hui. Quelques années après la guerre, c’était impossible. Aujourd’hui, si. Je dirais que la Yougo-nostalgie se traduit par un nouvel intérêt pour le sujet yougoslave, qui revient dans les Balkans, parce que ces républiques se disent que l’ultranationalisme a brisé des vies, brisé le pays, créé des frontières entre des peuples qui étaient plus proches qu’ils ne le pensaient. Et qu’à 20 millions d’habitants, ils étaient mieux parés pour résister aux puissances impérialistes voisines qu’en étant six nations comptant chacune entre 2 et 6 millions d’habitants. Je ne peux pas dire qu’il y a un regain important de l’idée yougoslave. Mais celle-ci est traitée avec sérieux dans pas mal de milieux intellectuels et traverse les frontières. C’est une idée qui n’est pas tout à fait à la mode, mais qui est discutée, aujourd’hui, dans les sphères intellectuelles.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Nikola Mirkovic est président de l’association Ouest-Est. Il est l’auteur de: Le chaos ukrainien (Publishroom Factory, 2023), L’Amérique Empire (Temporis, 2021), Bienvenue au Kosovo (Éditions du rocher, 2019), ou encore Le martyre du Kosovo (France empire, 2013)