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20.07.2024 à 09:04

« Rwanda: longtemps on n’a pas voulu voir que Paul Kagame et les siens avaient du sang sur les mains »

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« Nous avons participé à la création d’un monstre ». Ces propos de Théogène Rudasingwa, ancien membre du Front patriotique rwandais (FPR) devenu opposant en exil, à l’égard de son ex-camarade Paul Kagame, en disent long sur la trajectoire prise par le Rwanda post-génocide sous la coupe de « Pilate », surnom de Kagame depuis ses années passées dans … Continued
Texte intégral (3114 mots)

« Nous avons participé à la création d’un monstre ». Ces propos de Théogène Rudasingwa, ancien membre du Front patriotique rwandais (FPR) devenu opposant en exil, à l’égard de son ex-camarade Paul Kagame, en disent long sur la trajectoire prise par le Rwanda post-génocide sous la coupe de « Pilate », surnom de Kagame depuis ses années passées dans la rébellion victorieuse de Yoweri Museveni en Ouganda dans les années 1980. Pour QG, la journaliste britannique Michela Wrong, spécialiste de l’Afrique des Grands lacs, dont le livre « Rwanda, assassins sans frontières » est publié en version française aux éditions Max Milo, revient sur cette évolution du Rwanda depuis le génocide, dont elle a été témoin. Désormais, le FPR accuse de négationnisme, voire d’antitutsisme, toute remise en question ou toute critique à l’égard des assassinats d’opposants rwandais, y compris Tutsis, et toute évocation des crimes contre l’humanité menés ou soutenus par le pouvoir rwandais dans l’Est de la République démocratique du Congo depuis 1996. Interview par Jonathan Baudoin

Michela Wrong est une journaliste anglaise. Elle a notamment travaillé pour la BBC et le Financial Times, et a été reporter pour Reuters lors du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Son expertise sur l’Afrique est reconnue dans le monde entier

QG : Pourquoi avez-vous centré votre livre-enquête sur l’histoire de Patrick Karegeya, ancien directeur des services de renseignements extérieurs du Rwanda, mort le 1er janvier 2014, dans des circonstances troubles ?

Michela Wrong : Très troubles, oui. Il a été étranglé sur un lit, dans une chambre d’hôtel. Je l’avais rencontré 5-6 fois, comme beaucoup de journalistes, et je trouvais que sa fin représentait quelque chose d’extraordinaire. C’est un monsieur qui était allé à l’école avec l’actuel président Paul Kagame ; ils étaient devenus rebelles plus ou moins en même temps en Ouganda. Ils avaient fondé le FPR, le Front patriotique rwandais, ensemble. C’était un de ses plus proches. Mais au bout d’un certain temps, ils étaient devenus des ennemis, des rivaux. Kagame avait tellement peur de lui, qu’il a envoyé des escadrons de la mort pour le tuer en Afrique du Sud. Je trouvais cela fascinant comme itinéraire et c’était aussi un moyen de raconter une histoire plus nuancée d’un chapitre très complexe dans l’histoire de l’Afrique des Grands lacs.

Les gens qui ne connaissent pas bien l’histoire du Rwanda pensent toujours que c’est l’histoire d’une minorité tutsi assiégée, et que suite au génocide qui a eu lieu, il y a toujours des Hutus majoritaires qui veulent achever ce génocide. Mais il y a une tout autre histoire, plus complexe. C’est-à-dire le fait que Kagame est devenu un dictateur, rejeté non seulement par beaucoup de Hutus, mais aussi par ceux qui sont au sein de sa minorité Tutsi. Et ça, c’est une histoire qu’on ne raconte jamais. La mort de Patrick Karegeya était l’occasion d’expliquer que la résistance au régime, les critiques à l’égard de Kagame, ne sont pas fondées sur l’appartenance ethnique, et aussi de plonger dans l’histoire de la répression transnationale au Rwanda, qui a consisté pour Kagame à envoyer ses agents dans le monde entier pour éliminer ceux qui étaient autrefois ses plus proches.

Paul Kagame, réélu président du Rwanda pour un quatrième mandat ce 18 juillet 2024, avec un score dictatorial de 99, 18% des voix

En quoi était-il un allié devenu témoin gênant de la politique de Paul Kagame ?

Karegeya était là aux débuts du FPR. C’était quelqu’un à qui Paul Kagame faisait confiance. Il savait tous les secrets du régime. Mais à un certain moment, ce monsieur très intelligent, très sophistiqué, a compris que Kagame était en train de devenir un tyran, un dictateur, qu’il y avait de plus en plus de répression au niveau des journalistes, des droits de l’homme. Il était aussi critique à l’égard de la politique étrangère de Kagame, avec ses interventions continuelles dans l’Est du Congo. À certains moments, il osait exprimer ses doutes. Kagame n’acceptait pas du tout cela. Karegeya a eu un mandat d’arrêt, il a été envoyé en prison. Finalement on lui a dit que s’il restait au Rwanda, il allait se faire tuer par son ancien chef. Il s’est enfui et a fondé un parti d’opposition. À ce moment-là, Kagame, son ancien ami, est devenu son ennemi.

Comment expliquez-vous l’impunité dont jouit le Rwanda post-génocide, en dépit des crimes commis envers des anciens partisans du régime devenus opposants et des massacres commis dans l’Est du Zaïre, devenu République démocratique du Congo, depuis 1996 ?

Je pense qu’il y avait, au début, une grande culpabilité de la part de la communauté internationale. Y compris les diplomates, les journalistes, les ONG, les gouvernements étrangers. On était très conscients de n’avoir rien fait contre le génocide. On regardait avec une certaine bienveillance le FPR parce qu’on se disait que c’étaient des gens qui avaient arrêté les tueries. On ne connaissait pas trop leur passé, ce qu’ils avaient fait entre 1990 et 1994, les crimes qu’ils avaient commis au Nord du pays. On ne savait pas grand-chose là-dessus. Ce sentiment de culpabilité les fit passer pour des héros qui menaient à la paix, à la réconciliation ethnique. On ne voulait pas regarder de près le fait qu’ils avaient également du sang sur les mains.

« On regardait avec une certaine bienveillance le FPR parce qu’on se disait que c’étaient des gens qui avaient arrêté les tueries » affirme la journaliste Michela Wrong

Mais depuis quelque temps, c’est différent. Il y a une certaine omerta, qui est basée sur d’autres réalités. C’est-à-dire, les intérêts de nos propres gouvernements. Le mien, au Royaume-Uni, a développé au printemps 2022 un projet pour que les demandeurs d’asile soient renvoyés au Rwanda. Un choix bizarre et grotesque. Du coup, le gouvernement britannique est devenu complètement silencieux sur ce que fait le Rwanda est présent dans l’Est du Congo. Chez vous, en France, il y a encore un tout autre jeu. Le rôle du Rwanda comme gendarme de l’Afrique, avec des troupes très disciplinées, envoyées au Mozambique, où il y a une installation très importante de Total, et qui pourraient être envoyés dans l’avenir au Sahel. Je pense que la France lui est très reconnaissante de cela. Il a fallu beaucoup de temps pour que Macron reconnaisse le rôle du Rwanda dans l’Est du Congo et le fait qu’il y a des soldats rwandais là-bas, où Kagame est en train de soutenir, d’armer, d’équiper la rébellion M23.

Peut-on faire établir une similitude entre les situations du Rwanda et d’Israël, pays qui tous les deux bénéficient d’une grande indulgence en Occident?

C’est un parallèle très évident, et c’est très logique : le gouvernement du Rwanda lui-même voit ce parallèle avec Israël, les membres du FPR ont toujours fait beaucoup de comparaisons à cet égard. Ces deux pays ont eu une expérience de génocide. Les deux gouvernements instrumentalisent le génocide de la même façon, jouant sur la culpabilité internationale. Et il ne faut jamais oublier qu’au niveau militaire, le FPR a également eu beaucoup de liens avec les Israéliens. Les généraux, les officiers, sont allés en Israël suivre des formations. Le gouvernement du Rwanda, comme celui en Israël, utilisent beaucoup les réseaux sociaux pour répandre un message et semer la désinformation. Et on sait par ailleurs que Kigali utilise le logiciel israélien Pegasus pour espionner les gens.

Le génocide rwandais de 1994 a été un massacre où environ 800.000 Tutsis et Hutus modérés ont été tués en l’espace de cent jours par des extrémistes hutus

Dans votre livre, vous rappelez que vous avez couvert le génocide des Tutsis en 1994. Quand avez-vous commencé à douter de la version alimentée par le Front patriotique rwandais sur le génocide et la période qui s’en est suivie ?

Pour moi, c’était un processus graduel. On a commencé à avoir des assassinats à l’étranger. Surtout celui de Seth Sendashonga, l’ancien ministre de l’Intérieur que j’ai interviewé plusieurs fois. Il s’est fait tuer au bout d’un deuxième attentat contre lui. À ce moment, à l’extérieur, les gens voyaient cela et faisaient des commentaires type: « Ce mouvement est impitoyable », mais on se disait qu’il y avait peut-être des raisons pour ces actions. Après, il y a eu les tueries massives dans les camps de réfugiés Hutus par l’AFDL [Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo, mouvement de rébellion mené par Laurent-Désiré Kabila, mettant fin à la dictature de Mobutu Sese Seko et prenant le pouvoir en RDC en 1997, NDLR] et l’armée rwandaise. Toute une série de massacres dans la forêt du Congo.  À ce moment-là, la perception du FPR a changé parmi beaucoup de gens. Il y eut, ensuite, d’autres assassinats, d’autres attentats. On voyait bien que le Rwanda n’était pas exactement une démocratie « classique ».

J’avais maintenu un contact occasionnel avec Patrick Karegeya, l’opposant assassiné. Je l’avais interviewé en Afrique du Sud, mais aussi en Angleterre, où il avait dû prendre l’exil. J’ai trouvé un homme qui était très déçu, amer, mais aussi très franc sur le fait qu’il avait commis beaucoup d’erreurs, comme ses collègues du FPR. Alors, grâce à son témoignage et aux témoignages d’autres membres du FPR désabusés, et à ce que je voyais sur le terrain, j’ai changé mon opinion.

Estimez-vous que Kagame mériterait de comparaître devant la Cour pénale internationale pour des crimes contre l’humanité commis au Rwanda et en RDC depuis 1994?

Effectivement, je pense qu’il le mérite. Mais je pense que cela n’aura jamais lieu. Ça fait 30 ans que je fais des reportages sur l’Afrique, j’ai suivi de près les charges qui ont été lancées contre Uhuru Kenyatta et William Ruto au Kenya, par exemple, après la violence qui a suivi les élections en 2007. Cela n’a mené nulle part. Les témoins ont été subornés, menacés, certains ont même été tués. Pour moi, je pense, malheureusement, que ces problèmes se règlent au niveau politique. Je suis devenue cynique à l’égard de la justice universelle, comme processus et comme principe.

La Cour pénale internationale (CPI) devrait juger le dirigeant Paul Kagamé, selon Michela Wrong, mais ne le fera jamais

Que répondez-vous aux personnes vous accusant de révisionnisme, de négationnisme, voire d’antitutsisme ?

Je ne suis pas antitutsi parce qu’il y a beaucoup de Tutsis qui ne sont pas contents de ce que Kagame est en train de faire. Patrick Karegeya a été tué par son propre ami, est également un Tutsi. Et d’autres personnes qui ont été visées par Kagame dans son propre parti d’opposition, le général Kayumba Nyamwasa, Théogène Rudasingwa, sont des Tutsis qui étaient proches de Kagame. Le fait qu’il y ait une résistance à Kagame, n’est pas basé sur des critères ethniques. Les gens se disent : « On n’a pas fondé un groupe armé comme le FPR pour ce résultat-là. On ne voulait pas remplacer un dictateur par un autre ».

Sur cette accusation de révisionnisme, ce que je dis dans le livre, c’est que quand les faits changent, quand la connaissance des faits change, il faut aussi changer son opinion. C’est ce que j’ai fait car j’explique dans le livre qu’au début, j’étais très impressionnée par le FPR. J’avais lu des reportages écrits par des groupes des droits de l’homme qui disaient qu’il n’y avait aucune trace d’atrocités commises par le FPR, et que de l’autre côté, l’armée du général Habyarimana et les Interahamwhe commettaient les massacres. Quand on voit que ce n’est pas vrai, qu’il y a eu plein d’atrocités commises par le FPR avant, pendant et après le génocide, il faut réviser son point de vue.

« Il y a eu plein d’atrocités commises par le FPR avant, pendant et après le génocide » affirme la journaliste Michela Wrong

Fin mai, l’enquête « Rwanda classified », réalisée entre autres par les cellules d’investigation de Radio France et de France Télévisions, fut publiée, donnant un écho à vos travaux concernant les crimes extraterritoriaux du Rwanda. Pensez-vous que cette enquête peut permettre de poser un regard plus lucide sur la dictature de « Pilate » en France et ailleurs ?

On est en train d’assister à un changement subtil, graduel, mais important, de la perception de Paul Kagame et du FPR, dans l’opinion internationale. Certains de ces journalistes m’ont questionnée dans le cadre de leur enquête. Ce qui me permet de dire que je ne suis pas à la base de cette enquête, contrairement à ce que certaines personnes m’accusent. Je suis très contente que cela ait eu lieu. Le fait qu’il y eut 50 journalistes, toutes ces chaînes, tous ces journaux, toutes ces radios qui se sont intéressés au sujet, je pense que cela montre qu’on n’accepte plus un certain type de clichés, une histoire bidon, une légende dorée. Maintenant, les gens se posent des questions plus intelligentes. Ces journalistes ne sont pas spécialistes de l’Afrique. Ce sont des généralistes. Ils ont écouté, ils ont fait des recherches. Cela montre qu’il y a une correction de tir. C’est bien parce qu’il était temps. 30 ans, c’est long !

Propos recueillis par Jonathan Baudoin

Michela Wrong est une journaliste britannique de réputation internationale. Elle a été reporter pour l’agence Reuters lors du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Elle a reçu le prix James Cameron 2010 « pour sa vision morale et son intégrité professionnelle ». Elle est l’auteure de: Rwanda, assassins sans frontières : enquête sur le régime Kagame (Max Milo, 2023), La chute du léopard, sur les traces de Mobutu (Max Milo, 2024)

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