28.08.2025 à 16:12
François Bayrou est un pyromane politique, coutumier des déclarations arrogantes, et des projets budgétaires suicidaires. Et il a fait mieux encore en cette fin d’été. Le 25 août 2025, le Premier Ministre a sûrement lui-même annoncé sa date de sortie de Matignon. Deux jours avant la mobilisation du 10 septembre, il convoquera la représentation nationale pour une séance extraordinaire, avant la rentrée parlementaire. Il déclenchera l’article 49 alinéa 1 pour un vote de confiance et mettra en jeu la survie de son gouvernement, dont certains membres semblent déjà compter leurs jours avec frénésie. Le Palois a plié avant même le début du mouvement social annoncé. Le pouvoir, qui pense pouvoir ainsi éteindre le feu de la contestation, risque néanmoins de se faire déborder par les flammes populaires les plus vives observées depuis 2019. Des flammes qui commencent à se répandre dans toute la France.
Au détour d’une assemblée générale sur un rond-point du Sud ou dans le Grand-Est, d’une réunion dans un parc du 19ème arrondissement parisien ou d’initiatives sur les réseaux sociaux, le peuple se met déjà en branle, avec en tête le symbole Emmanuel Macron, et sa politique de classe honnie. François Boulo, ancien avocat, et figure des Gilets Jaunes, analyse que « des bulles citoyennes se créent ici ou là mais il faut que le mouvement puisse se constituer en autonomie”. L’héritage Gilets Jaunes est évidemment présent dans tous les esprits, et médias comme initiateurs de l’appel ont l’impression qu’une seconde saison germe déjà dans les esprits. Ritchy Thibault, figure militante, cofondateur de « Peuple révolté », observe aussi qu’un “mouvement intéressant se développe, de manière spontanée et peu conventionnelle”.
Mais la France Insoumise, par la voix de son indéboulonnable chef Jean-Luc Mélenchon, a rapidement annoncé son ralliement au mouvement du 10 septembre et appelle même à la grève générale. “Elle récupère tous les mouvements sociaux, c’est dans leur ADN de surfer sur ces mobilisations, avec une réussite assez relative” déplore David Libeskind, avocat de Gilets Jaunes. Le risque ? “On peut se retrouver avec un énième mouvement de gauche, des modes d’actions classiques, mais le peuple ne sera pas présent”. Même vision chez Maxime Nicolle, ancienne figure nationale des Gilets jaunes, qui affirme que les Insoumis “font aussi partie du système ».
Le risque est d’autant plus important que LFI repousse une partie des classes populaires, et que sa diabolisation a fonctionné dans cet électorat. François Boulo pense que “LFI ne veut pas reproduire l’erreur des Gilets jaunes, je comprends, mais il ne faut pas empêcher le peuple de s’organiser par lui-même”.
Telegram, TikTok et émancipation
Alors, quand ils ne sont pas sur un rond-point, dans un jardin, dans un amphithéâtre, les futurs bloqueurs du 10 septembre sont sur Telegram, Facebook, X. Le mouvement s’auto-organise sur les réseaux sociaux, consolidant son indépendance, sa revendication apartisane, son émancipation par rapport aux partis et aux syndicats. L’expression de colère est spontanée.
Aux prémices de l’appel, un groupe d’ancien Gilets Jaunes avait relayé la date du 10 septembre, avec un espoir mesuré, et l’idée que la mobilisation passerait sous les radars. “Le groupe s’est auto-dissout, ils ont eu des pressions politiques de la préfecture, des pressions policières” nous informe David Libeskind. Et personne dans leurs rangs n’avait en réalité prévu que les médias mainstream sauteraient sur le sujet et que les réseaux s’enflammeraient après l’incendie budgétaire allumé par François Bayrou le 15 juillet dernier, notamment avec l’annonce de la suppression de 2 jours fériés.
Clef de voûte du mouvement auto-organisé, la messagerie Telegram sert notamment à se structurer, à échanger des méthodes d’actions et à passer ne pas être repéré par les renseignements et la police. “Il faut s’organiser de manière discrète, dans des espaces de discussions restreints. Les grands groupes Telegram ou Facebook sont infiltrés”, affirme Maxime Nicolle.
Alors, le collectif Indignons-nous a décidé de bâtir le mouvement à travers des antennes locales, des groupes Telegram découpés par département où se discutent les futures AG et les revendications. Au niveau national et dans les sillages de la gauche militante, le collectif construit une direction générale d’une vingtaine de personnes pour chapeauter les directions locales et distribuer quelques rôles officieux afin de gérer la presse ou le juridique. L’objectif est de laisser chaque antenne s’organiser en fonction de ses moyens, de ses aspirations et des réalités du terrain.
Ritchy Thibault observe également que la jeunesse prend cette fois part au mouvement. “Pendant les Gilets Jaunes, les étudiants étaient peu présents. Aujourd’hui, la force de TikTok ou d’Instagram est de toucher une frange plus jeune de futurs militants. Des vidéos qui parlent de la situation politique font des dizaines de milliers de likes”. Les étudiants seront cette fois bien présents et les modes d’actions radicaux: blocage de fac, de lycée, participation à des manifestations en tête de cortège. La bascule est aussi dans ces rangs de nouveaux militants, qui n’ont connu que la politique de casse sociale d’Emmanuel Macron depuis plus de 8 ans.
Bâtir un nouveau mouvement
L’épuisement militant, les défaites sociales depuis 10 ans, la violence de l’État et les risques encourus imposent une réflexion profonde sur la nature du mouvement, et comment mener la lutte. Alors, le mot d’ordre est le même dans toutes les bouches : “Ne pas reproduire les erreurs des Gilets Jaunes”. Les objectifs sont de construire des actions radicales, de permettre de mettre en place des blocages, des actions de grèves. “L’État se radicalise, nous devons aussi nous radicaliser pour lui répondre”, glisse Maxime Nicolle qui ne peut nous communiquer les actions prévues par souci de confidentialité. Ritchy Thibault pense aussi qu’une “volonté radicale de s’émanciper des moyens de luttes traditionnels et de rompre avec ces méthodes trop classiques se matérialise”. Si le mouvement semble encore flou et ses actions peu lisibles “c’est aussi que personne n’annonce publiquement ce qu’il va faire. Mais on peut être très surpris par des mobilisations spontanées, organisées en sous-marin.” Pour le jeune militant parisien, “des points névralgiques de l’économie, des autoroutes, des usines” sont déjà les cibles de sections locales du mouvement.
La différence avec les grands moments sociaux du passé reste que les usines, les lieux de productions et les liens ouvrières se raréfient. La grève générale est donc plus que jamais difficile à mettre en oeuvre. “Il faut maintenant bloquer les centres de distribution, les axes routiers, les raffineries, les grandes surfaces” appuie François Boulo qui constate aussi “qu’une minorité peut être radicale et que ce 10 septembre va être un test pour de nouveaux modes d’action qui peuvent être spectaculaires, et paralyser des secteurs clés”.
Pour les syndicats aussi, le rendez-vous est important. Perte de vitesse, accusations de trahison durant les mouvements sociaux, manque endémique d’adhérents, leur rôle n’en reste pas moins essentiel pour rassembler et attaquer à son cœur l’économie.
Alors que la tête de la CGT a semblé hésiter tout l’été, et ne pas savoir si elle devait danser sur son pied gauche, Sophie Binet a finalement annoncé ce 27 août se joindre au mouvement et oeuvrer à “construire la grève partout où c’est possible”. Mais le mot d’ordre est tardif, alors que ses cellules locales se sont mises en action depuis des semaines. Chez la CGT Commerce et Service, “la date du 10 septembre était choisie depuis avril pour un rassemblement devant le Ministère du Travail.” selon Cedrik Hafner, secrétaire fédéral. Heureux hasard, leur rentrée sociale tombe le même jour que ce mouvement d’ampleur nationale. “Sur le terrain, on voit très bien que les salariés sont à bout, qu’ils demandent à ce qu’on engage un rapport de force donc on se met tous en lien pour voir ce qui est possible : grève, blocage, cortège” ajoute le syndicaliste. Pour Elsa Marcel, figure de Révolution Permanente, « tous les camarades implantés dans les secteurs de la pétrochimie, l’agroalimentaire ou à la RATP seront en grève ». L’avocate ajoute que « chacun s’organise en fonction de ses réalités de terrain mais que de Brest à Montpellier, nous serons mobilisés »
Pour Sud Protection Sociale 93, les objectifs sont identiques. Sylvain Dequivre, secrétaire général, annonce déjà que “les CAF et CPAM du 91 et 93 et l’URSSAF Ile-de-France seront à l’arrêt le 10 septembre”. De son propre aveu, la mobilisation n’est pas encore très conséquente, mais les salariés s’organisent doucement. “La chasse aux syndiqués, aux militants et les conseils de discipline refroidissent aussi” a déploré le responsable local du syndicat fort de plus de 100.000 adhérents. Même l’Élysée semble être à nouveau une cible: le syndicat Gilets jaunes, actif sur X (ex-Twitter), appelle au rassemblement devant le lieu et n’accepte « aucun autre lieu de regroupement ». David Libeskind se réjouit de voir ces cellules indépendantes, régionales ou départementales se joindre aux mobilisations puisque “le mouvement ne pourra pas tenir sans elles, et qu’il en dépend sur le long terme”.
Alors que François Bayrou semble condamné et que le mouvement y voit déjà une victoire, la cible devient Emmanuel Macron. Une bonne fois pour toutes puisque “il ne faiblira pas, il ne changera pas de logiciel politique » lance François Boulo. Le 8 septembre et le vote de confiance ont en fait la tâche d’apaiser le mouvement et de dégonfler une colère sociale explosive. Mais cette dernière semble déjà trop importante pour que la seule démission de François Bayrou suffise à l’éteindre. Anasse Kazib, qui a publié un long texte sur X ce 27 août, le martèle : « Il y a urgence à tout faire pour amplifier la lutte, pour que le 10 soit massif ». Chez Révolution Permanente, on pense déjà à la suite : « Il faut aller plus loin. Le macronisme a un genou à terre, on peut le faire tomber« .
Thibaut Combe
Photo par Jeanne Menjoulet
27.08.2025 à 17:36
Un baroud d’honneur alors qu’il se savait déjà condamné. C’est la lecture que l’on peut faire de la conférence de presse du Premier ministre François Bayrou du lundi 25 août appelant à un vote de confiance des députés, le 8 septembre prochain, pour soutenir son programme d’austérité budgétaire. Pour QG, le politiste Rémi Lefebvre estime que le choix du 8 septembre a été fait pour couper l’herbe sous le pied des appels à la mobilisation pour le 10 septembre, tant il semble improbable que le gouvernement puisse encore être en place ce jour-là. Interview de Jonathan Baudoin
Quelle est votre analyse du choix fait par François Bayrou, ce lundi 25 août, d’appeler à un vote de confiance le 8 septembre prochain ?
C’est une anticipation du fait qu’il allait être censuré, qu’il allait être congédié. Il a préféré anticiper cette échéance, retourner la situation, prendre l’initiative, en mettant un petit peu les partis politiques devant leurs responsabilités par rapport à la situation budgétaire, qu’il dramatise depuis des mois. C’est une manière d’écourter une période qui aurait mené immanquablement à son éviction. C’est un coup pour ne pas subir un processus qui allait conduire à son départ.
Bayrou pourrait-il encore éviter une censure selon vous ?
Non, je pense que les choses ont été très claires très vite. On ne voit pas comment les partis politiques pourraient faire machine arrière. À partir du moment où le Rassemblement National et le Parti socialiste, qui sont les deux points névralgiques pour constituer une majorité négative, se sont alignés sur la même position, le sort de Bayrou est scellé. Il n’y aura rien, le 8 septembre. Un peu comme la dernière fois, avec Barnier. Il faudrait des débauchages très nombreux. Il n’y a plus de suspense.
Cette annonce de gouvernement sur le départ pourrait-elle renforcer les appels à la grève et aux mobilisations du 10 septembre prochain ?
Là, par contre, je suis plus réservé. Je pense que l’un des buts de la manœuvre de Bayrou est justement de dégonfler le mouvement du 10 septembre. Je pense que ce qui a pesé dans le choix de Bayrou, c’est à la fois l’anticipation de la défaite, et un contexte socialement inflammable. C’est-à-dire la perspective du 10 septembre, le spectre des Gilets jaunes, etc.
C’est difficile d’être formel, mais je pense que le fait qu’il parte, ne va pas forcément avoir un effet très positif sur la mobilisation du 10 septembre. Dans la mesure où le budget sera, jusqu’à preuve du contraire, caduque. Les orientations budgétaires qui avaient été annoncées par Bayrou doivent être revues. Il faudra construire un nouveau budget.
Est-ce l’intensité du mouvement, de la conflictualité, de la mobilisation du 10 septembre sera affectée par le départ de Bayrou ? Je le pense. Globalement, les gens ont l’impression qu’ils peuvent garder leurs forces pour un autre moment. C’est une impression. Après, le coup est parti. La mobilisation est lancée. Il faut voir mais, effectivement, un départ de Bayrou et l’abandon d’un budget jugé inique peuvent démobiliser les gens.
Pensez-vous que le soutien affiché par les partis de gauche à se mobiliser le 10 septembre peut servir de booster ou bien de frein, notamment en raison de la défiance d’une grande partie des citoyens envers les partis en général, et notamment LFI ?
Bonne question, c’est difficile à dire. Le discours de la France insoumise a été à la fois un soutien très clair à l’initiative, et en même temps, concernant la récupération, Mélenchon a pris beaucoup de précaution. C’est clair que ce type de mouvement est marquée par une très forte défiance à l’égard des partis politiques, quels qu’ils soient, LFI compris. Sur ces mouvements qu’on a pu qualifier d’anti-politiques, au sens de non-conventionnels, très hostiles aux partis traditionnels, j’ai l’impression que l’initiative du mouvement, largement extra-partisane, me paraît assez affirmée. Dire que les partis politiques ont pris le dessus sur cette impulsion-là me paraît un peu excessif.
Quel regard portez-vous sur l’annonce faite par La France insoumise de lancer une procédure de destitution d’Emmanuel Macron le 23 septembre prochain? Pensez-vous qu’elle ait une chance d’aboutir ?
Il n’y a rien de surprenant. Toute la démarche de LFI est d’une grande constance. Leur stratégie est claire. Sur le fond, il s’agit de ne pas accepter la situation actuelle et de considérer, en gros, qu’on est dans une situation où la démocratie n’est pas respectée. Pour LFI, il ne faut pas se satisfaire de cette situation de déni, ou même de forfaiture, démocratiques. Ce qui est un risque avec le temps. À savoir, s’habituer au fait qu’Emmanuel Macron n’ait pas respecté les enseignements des élections, il y a un an, suite à la dissolution. Cette situation de non-démocratie, LFI continue à la dénoncer. C’est la ligne politique sur le fond. Considérer qu’il ne faut pas s’accommoder, avec le temps, de cette situation, de ce statu quo.
Après, la stratégie est claire. Jean-Luc Mélenchon veut provoquer une élection présidentielle le plus tôt possible, pour des raisons tactiques. Il est lui-même candidat, même s’il n’est pas encore déclaré. Il est sur le terrain de jeu et la gauche, en dehors de lui, est divisée et n’est pas prête. Une présidentielle anticipée dans un climat de chaos lui serait favorable.
Enfin, les chances qu’une destitution fonctionne sont nulles. Il n’y aura pas de destitution. C’est simplement de l’affichage. Il n’y a aucune chance qu’il y ait une destitution du président de la République car LFI est isolée sur cette question.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Rémi Lefebvre est politiste, maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Lille. Il est l’auteur de Faut-il désespérer de la gauche ? (Textuel, 2022) ; Les primaires socialistes : la fin du parti militant (Raisons d’agir, 2011) ; Le Débat public : une expérience française de démocratie participative (La Découverte, 2007)
26.08.2025 à 18:02
Les géants du numérique, dans une logique de conquête et de contrôle des données, nous ont fait entrer dans l’âge du techno-féodalisme, tout en contribuant fortement à la détérioration de l’écosystème planétaire via l’extraction et l’exploitation des minerais pour leur fonctionnement. Comment sortir de ce schéma mortifère? Pour QG, l’économiste Cédric Durand, professeur associé à l’université de Genève, formule une alternative, qu’il appelle le cyber-écosocialisme, dans son nouvel essai Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ? (éditions Amsterdam), estimant que les technologies de l’information et de la communication ouvrent une perspective émancipatrice, en mettant toutefois en garde sur la prétention humaine à se croire « maître et possesseur de la nature », conduisant à la destruction de celle-ci. Interview par Jonathan Baudoin
En quoi ce nouvel essai s’inscrit dans la lignée de vos précédents: Technoféodalisme, ou Comment bifurquer ?
Cet essai est issu d’une série de conférences faites l’année dernière à l’Institut La Boétie, et il fait le lien avec les deux précédents: Technoféodalisme, qui était consacré aux transformations liées à l’économie numérique. De l’autre, Comment bifurquer, coécrit avec Ramzig Keucheyan, sur les questions de planification écologique.
La chose que j’essaie de résoudre dans ce livre, c’est de montrer à la fois comment le numérique, tel qu’il se déploie, provoque une mécanique régressive, du point de vue social et économique; mais également comment il transforme aussi les conditions de connaissance des régularités socio-économiques et du métabolisme humanité/nature. Enfin, comment le numérique est un des facteurs qui, aujourd’hui, aggravent la crise écologique. J’essaie de tenir ces trois éléments. Une transformation régressive de nos économies, une potentialité accrue de planification écologique, mais aussi un impact négatif sur l’environnement, avec le numérique.
Mon objectif est de montrer à quelles conditions il existe une voie étroite pour mobiliser le numérique de manière progressiste, au service d’une société plus consciente d’elle-même, plus conséquente d’un point de vue écologique. C’est ce que j’appelle le « cyber-écosocialisme ».
Pouvez-vous nous rappeler en quoi le contrôle des données crée des situations de dépendance économique proches du servage?
L’idée centrale est que l’époque du capitalisme numérique la compétition s’est transformée, avec au sommet de celle-ci, une bataille entre les géants du secteur de la technologie, qui sont des généralistes de la coordination sociale. A priori, ces plateformes sont très différentes. Google est un moteur de recherche, Amazon est un magasin, Microsoft, ce sont des logiciels de bureautique. Et pourtant, elles convergent toutes vers ce métier qui est d’être des agents méta de la connaissance. C’est ce à quoi correspondent les services de cloud qu’elles vendent.
Dans cette compétition-là, l’enjeu n’est pas tant d’investir de manière productive, mais de gagner l’accès à des sources de données originales et de s’implanter au plus près des pratiques des utilisateurs. C’est un jeu de conquête, à somme nulle. À partir des positions prises, et aux dépens des autres, elles construisent une position de pouvoir qui leur permet d’extraire des rentes économiques. Le point décisif est ici. Dès lors qu’on contrôle des espaces socio-économiques, comme le font les Big tech, on crée des situations de dépendance. Je ne sais pas si vous pouvez vous passer des services numériques. Ma mère peut sans doute le faire. Moi, ce n’est clairement pas possible. Je pense que pour la plupart des personnes qui consultent QG, ce n’est pas non plus le cas. Nous nous retrouvons dans une situation de dépendance. Pas seulement en tant qu’individus. La plupart des entreprises également, en tant que client des géants du numérique. Les administrations publiques le sont également. Tous et toutes se retrouvent à être pris dans les rets de ces plateformes numériques et contraints de leur verser des revenus, d’une certaine façon, comme à l’époque féodale, où le rapport à la terre crée une situation de dépendance pour les serfs vis-à-vis des seigneurs.
Pourriez-vous expliquer ce qu’est le cyber-écosocialisme ?
D’abord, il y a la dimension socialiste, c’est-à-dire l’idée d’avoir des formes de gouvernement qui soient émancipatrices, qui nous permettent d’agir collectivement, en conscience, dans le pilotage de nos économies, de nos sociétés. Ensuite nous avons la dimension écologie, qui vise à respecter la biosphère et les écosystèmes, mais aussi à réparer ce qui a été abîmé ces dernières décennies. Enfin, il y a la dimension cyber, c’est-à-dire les technologies de l’information et de la communication, qui représentent un nouveau moyen de connaissance et de coordination qu’il s’agit de mobiliser au service de buts écologiques et émancipateurs.
Ces trois éléments, le pilotage conscient correspondant au socialisme, la dimension écologique, la dimension cyber, sont les trois pôles de ce cyber-écosocialisme, qu’on pourrait définir comme un gouvernement conscient de la société par elle-même, à l’aide des moyens de connaissance contemporains en vue de rééquilibrer notre rapport avec la nature.
Estimez-vous, à l’instar de l’homme d’affaires chinois Jack Ma, fondateur d’Alibaba, et de l’économiste marxiste britannique Paul Cockshott, qu’un socialisme fondé sur les algorithmes pourrait voir le jour? Si oui, par quels procédés?
Oui, mais non. Les moyens de connaissance dont on dispose aujourd’hui, les algorithmes, permettent, en partie, de remplacer les mécanismes de marché de manière avantageuse. Finalement, planifier au milieu du 20ème siècle n’est pas du tout la même chose que planifier au 21ème siècle parce qu’on a de nouveaux moyens d’information. Cet argument sur les forces productives d’information était un argument développé par l’économiste marxiste français Charles Bettelheim, qui disait qu’il y a des limites informationnelles à l’information. Un point que reconnaissait Hayek aussi. Mais ces limites informationnelles à l’information ne sont pas éternelles. Elles sont historiques. D’un certain point de vue, les algorithmes permettent de gouverner de façon plus consciente nos sociétés.
Néanmoins, contrairement à ce que pense Cockshott ou suggère Jack Ma, il y a toujours des limites intrinsèques à l’automatisation des processus de coordination économique. Pourquoi? Parce que la nature, dans sa dimension écologique, sera toujours plus complexe que la connaissance que nous en avons. Nous-mêmes faisons partie de la nature. Nous en avons donc nécessairement une connaissance dérivée, seconde par rapport à son mouvement réel. Philosophiquement, il y a une forme de limite de notre capacité à connaître la nature. Cette limite vaut aussi pour notre propre existence. L’existence locale, située, relationnelle, est quelque chose qui se glace et perd ses vibrations charnelles lorsqu’elle est réifiée dans les algorithmes, tout autant que lorsqu’elle est plongée dans les eaux glacées du calcul égoïste des mécanismes marchands. Cela ne veut pas dire que nous devons nous passer de toute forme de réification algorithmique ou marchande, car celles-ci nous permettent d’être plus efficaces collectivement. Mais si on aspire à l’émancipation, il faut savoir limiter cette réification. La coordination algorithmique peut être extrêmement utile pour construire des scénarios, développer des investissements, définir les paramètres du style de vie que nous voulons partager. Elle ne doit cependant pas prétendre saisir la totalité des enjeux économiques et écologiques. La planification algorithmique doit laisser respirer l’inventivité. Celle-ci, au niveau individuel et au niveau des localités ne doit pas être entravée mais au contraire magnifiée par le cadre socio-économique que la planification peut construire à l’aide des algorithmes.
C’est pour ça que je mets l’accent sur la socialisation de l’investissement, et non pas sur la disparition totale des mécanismes de marché. Il faut laisser de la place à des mécanismes de marché, mais aussi à des mécanismes coopératifs comme les communs, qui peuvent exister au niveau local.
N’y a-t-il pas nécessité à gauche, par souci de cohérence, de penser un démantèlement des Big Tech, autant que l’exploitation impérialiste des minerais utilisés dans le numérique qui sont source de guerres, par exemple dans l’est de la République démocratique du Congo?
Cela fait partie de la question du numérique. Sa base matérielle est celle des minerais, mais aussi celle de l’énergie. Et il est vrai que la manière dont l’empreinte écologique du numérique s’accroît est particulièrement préoccupante. Il faut absolument rejeter l’idée selon laquelle le numérique serait propre. Le tout-numérique n’est ni souhaitable, ni soutenable écologiquement.
L’enjeu est alors, comme pour d’autres activités telles que les transports par exemple, de déterminer quelle est l’ampleur des dépenses écologiques que l’on est prêt à consentir pour ce poste et comment on les répartit. C’est aussi celle des standards écologiques et sociaux dans les chaînes d’approvisionnement.
Peut-on dire que le cyber-écosocialisme, que vous élaborez dans ce livre, s’inscrit dans une ligne décroissante, inspirée par exemple des travaux du philosophe marxiste japonais Kohei Saito?
Oui et non. Oui, dans la mesure où je suis favorable à une économie post-croissance, car les catégories marchandes sont inadéquates pour piloter le rééquilibrage du métabolisme entre société humaine et nature. Dans ce sens-là, il s’agit bien de sortir de la croissance. Mais ce n’est pas exactement de la décroissance, dans la mesure où les indicateurs qu’il s’agira d’utiliser seront des indicateurs de couvrant diverses qualités et non pas des indicateurs marchands qui réduisent toute la valeur du monde à la pauvre dimension monétaire.
Pour discuter plus spécifiquement de Kohei Saito. Je pense qu’il montre bien le mouvement destructeur de la nature, mais aussi des relations humaines, propre à l’accumulation capitaliste et comment ce mouvement-là s’inscrit dans les forces matérielles dont l’on hérite. Là où j’ai, sans doute, un désaccord avec Kohei Saito, c’est lorsqu’il met l’accent sur la nécessité de commencer par se défaire de ces technologies capitalistes pour construire un autre genre de société. Il a évidemment raison sur leur caractère destructeur, et un autre genre de société devra chercher à développer d’autres types de technologies, plus respectueuses de la nature, d’une meilleure qualité dans les relations humaines. Mais, la difficulté est qu’il nous faut imaginer cette bifurcation à partir des technologies capitalistes. On ne peut pas commencer par détruire ces technologies car elles sont la base de la socialisation du travail qui soutient nos conditions de vie. Le faire conduirait à une destruction dramatique de la division du travail à l’échelle mondiale. Ce qui se traduirait par une hausse brutale de la pauvreté. Je ne pense pas qu’il y ait un chemin émancipateur par la pauvreté.
En quoi le cyber-écosocialisme permet d’articuler utilisation du numérique et sauvegarde de la planète?
Le cyber-écosocialisme est une proposition porteuse d’espoirs, dans cet âge qui est bien inquiétant, par de nombreux aspects. Ce que j’ai voulu montrer, c’est qu’il y a bien une voie par laquelle les moyens de connaissance dont on dispose peuvent nous permettre, en tant qu’espèce humaine, de mieux prendre en compte et donc maîtriser notre rapport vis-à-vis de la nature. Le sociologue Göran Therborn parle même d’un âge de progrès. Jamais auparavant, dans l’histoire de l’humanité, celle-ci n’a eu autant conscience d’elle-même et de son rapport à la nature. La façon dont cette conscience se manifeste est extrêmement négative. On est conscient des destructions que l’on fait. Mais on ne parvient pas encore à mobiliser ces moyens de connaissance pour gérer de manière plus rationnelle, plus respectueuse, plus équilibrée, nos rapports vis-à-vis de la nature, et entre les êtres humains eux-mêmes en direction de davantage d’égalité.
La potentialité est là. Il faut la saisir, la mobiliser, mais il ne faut pas non plus la fétichiser. Ce que je veux dire c’est qu’il faut reconnaître la force et la valeur, l’irréductible autonomie du mouvement réel de la vie. Il ne faut pas chercher, par les mécanismes de cyber-planification, à le saisir totalement. En somme, je propose une forme de rationalisme tempéré. Mobiliser les technologies pour piloter l’investissement et rééquilibrer le plus rapidement possible le métabolisme humanité-nature. Mais simultanément, ne pas sombrer dans la proposition cartésienne de nous rendre comme « maîtres et possesseurs de la nature », qui ne peut conduire qu’à saccager la planète.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Photo de couverture : Datacenter Microsoft
Cédric Durand est économiste, et professeur associé en économie politique à l’Université de Genève (Suisse). Il est l’auteur de: Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ? (Amsterdam, 2025), Comment bifurquer: les principes de la planification écologique (avec Razmig Keucheyan (La Découverte, 2024) Technoféodalisme (La Découverte, 2020), Le capital fictif. Comment la finance s’approprie notre avenir (Les prairies ordinaires, 2014), Le capitalisme est-il indépassable ? (Textuel, 2010)