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07.11.2025 à 06:00
Loan (nom d'emprunt), la quarantaine, vit de la vente ambulante de jus d'orange pressé. Son étal se trouve dans une zone industrielle de Hô Chi Minh-Ville, au Vietnam. Pour répondre à la demande des travailleuses et travailleurs des usines proches, elle doit presser les oranges à la main à longueur de journée. Elle se sent souvent accablée par la foule de problèmes auxquels elle se heurte au quotidien : que ce soit le fait de devoir passer des journées entières debout, l'irrégularité de ses (…)
- Actualité / Cambodge, Vièt-nam , Laos , Asie du Sud-est-Global, Travail décent, Développement, Nourriture, Économie informelle, Agriculture et pêche, Crise climatique, Salman YunusLoan (nom d'emprunt), la quarantaine, vit de la vente ambulante de jus d'orange pressé. Son étal se trouve dans une zone industrielle de Hô Chi Minh-Ville, au Vietnam. Pour répondre à la demande des travailleuses et travailleurs des usines proches, elle doit presser les oranges à la main à longueur de journée. Elle se sent souvent accablée par la foule de problèmes auxquels elle se heurte au quotidien : que ce soit le fait de devoir passer des journées entières debout, l'irrégularité de ses revenus dû au manque d'aides publiques ou encore les harcèlements constants de la part des pouvoirs publics locaux.
Ces jours-ci, toutefois, un autre obstacle majeur vient s'ajouter à sa liste déjà longue : le changement climatique. « Lorsqu'il pleut à verse et que les rues s'inondent, je dois pousser ma moto chargée de marchandises à travers les flots », explique Loan. « C'est à la fois épuisant et dangereux. J'ai été à deux doigts de déraper avec ma moto. »
Les choses ne sont guère plus faciles lorsqu'il fait chaud. « Les jours ensoleillés, le travail est tout aussi éreintant », dit-elle. « Au moment de la fermeture quand je me prépare à rentrer, je suis exténuée », ajoute-t-elle.
Pour les personnes qui vivent de la vente ambulante, les événements climatiques extrêmes peuvent perturber, voire paralyser, l'activité commerciale et entraîner des baisses de revenus et des pertes parfois lourdes. Les urgences climatiques peuvent aussi occasionner un stress thermique, des infections cutanées ainsi que des maladies d'origine hydrique, des affections respiratoires, la fatigue, voire des glissements et des chutes. « Les vendeurs de rue sont l'épine dorsale des systèmes alimentaires urbains », souligne Nash Tysmans, organisatrice au sein de StreetNet International (SNI), une alliance mondiale d'organisations représentant les travailleuses et travailleurs du secteur de la vente ambulante. « Ils sont aussi parmi les plus vulnérables face aux impacts climatiques croissants », poursuit-elle.
Une nouvelle étude intitulée Weathering the Change (« Résister au changement ») publiée par SNI en juillet 2025, offre la première analyse régionale de l'impact des changements climatiques sur les vendeurs ambulants en Asie du Sud-Est. Les chercheurs de trois pays – Cambodge, Vienam et Laos – ont conclu que les urgences climatiques non seulement érodent le revenu des vendeurs de nourriture ambulants mais les exposent à des risques sanitaires, contraignant beaucoup d'entre eux – en particulier les femmes – à travailler dans des conditions potentiellement nuisibles pour leur santé.
L'étude a fait ressortir plusieurs similarités entre les trois pays concernés. Premièrement, que les vendeurs ambulants représentent une majorité écrasante de la main-d'œuvre informelle. D'après SNI, le secteur de la vente ambulante absorberait approximativement 80 % des travailleurs informels au Cambodge et 68 % au Vietnam. Au Laos, les vendeurs ambulants représentent 45 % de la main-d'œuvre informelle.
Pourtant, au Vietnam comme au Laos, la vente ambulante est en grande partie illégale et les revendications de ces travailleurs sont largement ignorées par les décideurs politiques. Figure d'exception parmi ces trois pays, le Cambodge se distingue pour avoir passé, en décembre, 2024 une loi qui vise à formaliser la vente ambulante en enregistrant les marchands qui la pratiquent.
« Face à l'intensification des phénomènes climatiques extrêmes à travers l'Asie du Sud-Est, il est impératif que les gouvernements reconnaissent la vente ambulante comme un travail essentiel, garantissant aux travailleurs des droits et une protection sociale résilients aux changements climatiques », a déclaré Nash Tysmans.
D'autre part, aucun des pays étudiés ne dispose d'une législation complète visant à protéger les droits des vendeurs de rue, tandis que les réglementations locales censées régir la vente ambulante engendrent dans bien des cas des difficultés supplémentaires pour les travailleuses et travailleurs concernés.
« Les vendeurs de rue paient un impôt au gouvernement », explique Pao Vorn, président de l'association syndicale cambodgienne IDEA (Independent Democracy of Informal Economic Association). « Nous devons donc exercer une pression sur le gouvernement pour qu'il promulgue des lois qui les protègent », précise-t-il.
Le droit d'adhérer à un syndicat est essentiel pour permettre aux vendeurs ambulants de négocier leurs cotisations. Au Laos, les vendeurs de rue n'ont pas pu se syndiquer jusqu'en 2019, année où le gouvernement laotien a modifié la loi afin de reconnaître les droits des travailleurs du secteur informel.
Au Vietnam, les vendeurs ambulants ne pouvaient pas adhérer à un syndicat jusqu'à récemment. Une nouvelle loi entrée en vigueur en juillet 2025 accorde à tous les travailleurs vietnamiens, y compris ceux de l'économie informelle, le droit d'adhérer à un syndicat. Selon le professeur Thanh Pham de l'Université ouverte de Hô Chi Minh-Ville, qui a mené des recherches sur le commerce de rue au Vietnam dans le cadre du rapport SNI, de nouvelles formes de syndicats voient le jour pour les travailleurs de l'économie informelle, notamment les vendeurs de rue, les coiffeurs, les vendeurs de billets de loterie, les conducteurs de motos-taxis et les travailleurs domestiques. « Ces syndicats apportent certaines formes de soutien aux vendeurs de rue », explique M. Pham. « Cependant, leur rôle reste limité », ajoute-t-il. « Des efforts supplémentaires sont nécessaires pour renforcer et développer ces syndicats, tant en nombre qu'en portée. »
Un deuxième point commun entre les trois pays étudiés est que la majorité des vendeurs de rue sont des femmes. Selon un rapport de WIEGO (Women in Informal Employment Globalizing and Organizing) basé sur l'enquête sur la population active de 2007 menée dans les villes vietnamiennes de Hanoï et Hô Chi Minh-Ville, environ 70 % des quelque 291.000 vendeurs de rue interrogés étaient des femmes. Selon le recensement économique du Cambodge de 2022, les femmes représentent 75 % des quelque 77.000 vendeurs de rue du pays. Au Laos, plus de 90 % des vendeurs sur les marchés alimentaires frais à travers le pays sont des femmes, selon un rapport de l'ONU Femmes de 2017.
Ces chiffres confirment que les femmes sont les plus touchées par les événements climatiques, étant amenées à concilier leurs responsabilités familiales et domestiques avec leur activité de vente ambulante. Le rapport « Weathering the Change » indique que les vendeuses ambulantes subissent une perte de revenus plus importante que leurs homologues masculins, dans la mesure où elles sont contraintes de rester à domicile plus souvent. Elles courent également des risques physiques plus importants quand elles doivent transporter des marchandises à travers des zones inondées. De plus, elles disposent généralement de moins de solutions de rechange en cas de catastrophe climatique, ce qui les oblige à travailler malgré la maladie et l'épuisement.
Un troisième point commun entre les vendeurs ambulants au Cambodge, au Vietnam et au Laos est le fait que, malgré leur rôle essentiel, ils ne reçoivent que peu ou pas d'aide publique spécifique pour faire face aux chocs climatiques, ce qui ne fait qu'ajouter à leur extrême vulnérabilité. Selon le rapport du SNI, les vendeurs de rue affirment bénéficier d'un « soutien officiel minimal de la part des pouvoirs publics ou des organisations sociales face aux risques climatiques ». Toujours d'après le même rapport, « la plupart des programmes d'aide sont soit sans lien avec les conditions climatiques extrêmes, soit inaccessibles en raison de restrictions d'éligibilité ou de procédures de demande complexes ». Les événements climatiques non seulement réduisent considérablement les revenus des vendeurs, mais les exposent également à des risques sanitaires accrus, contraignant nombre d'entre eux à travailler dans des conditions dangereuses.
Lorsque des catastrophes surviennent, les vendeurs dépendent de leurs économies personnelles ou doivent emprunter auprès de leur famille et de leurs amis, ce qui entraîne une instabilité financière et un endettement personnel.
Au Cambodge et au Laos, les vendeurs de rue peuvent s'inscrire à la Caisse nationale de sécurité sociale, mais peu le font en raison du manque de sensibilisation et de la complexité du processus d'inscription. Qui plus est, les programmes de sécurité sociale de ces deux pays ne tiennent pas compte des urgences climatiques. « Le gouvernement devrait élargir la portée de la protection sociale pour les vendeurs de rue », a souligné M. Vorn, de l'IDEA.
Selon le professeur Pham, les vendeurs de rue au Vietnam n'ont pas accès aux régimes officiels de sécurité sociale et ne peuvent bénéficier d'une aide que s'ils appartiennent à un groupe vulnérable, comme les ménages pauvres ou les personnes en situation de handicap. Pour faire face aux chocs climatiques, ils doivent donc compter sur des réseaux d'entraide informels, tels que leurs proches ou les membres de leur syndicat de vendeurs ambulants. « Ce soutien est toutefois limité », ajoute-t-il.
Faute d'un soutien adéquat de la part des pouvoirs publics, les vendeurs ambulants de nourriture au Cambodge, au Laos et au Vietnam sont contraints de recourir à des moyens informels pour faire face aux événements climatiques et à la perte de revenus qui en résulte. Ainsi, ils adaptent leur offre alimentaire en fonction des conditions météorologiques, évitent de commander des quantités excessives de produits frais, transforment les viandes et poissons de moindre qualité en produits transformés et semi-transformés tels que des saucisses ou de la viande et du poisson séchés, consomment leurs propres produits et effectuent même des livraisons à domicile pour leurs clients réguliers.
Tuyet (nom d'emprunt) est une vendeuse de rue âgée d'une trentaine d'années qui vend du café dans la même zone industrielle de Hô Chi Minh-Ville que Loan. « En cas de fortes pluies, nous ne pouvons rien vendre, car les travailleurs ne peuvent pas se rendre à notre échoppe », explique Tuyet. « Nous nous soutenons mutuellement en achetant les unes chez les autres », ajoute-t-elle. « Je préfère acheter auprès des femmes qui vendent ici, car c'est une façon de nous entraider. »
Les vendeurs de rue doivent également supporter des coûts supplémentaires pour se protéger et protéger leurs produits, comme l'achat ou la location de tentes en plastique, de parapluies, de bâches, de ventilateurs, de glacières et d'autres articles qui peuvent les aider à faire face à la chaleur extrême ou aux fortes pluies. « Les initiatives personnelles des vendeurs de rue ont leurs limites », insiste Mme Tysmans.
Un aspect que le rapport n'a pas beaucoup approfondi est l'impact des catastrophes climatiques sur la production et l'approvisionnement en produits agricoles, les coûts des intrants associés et les répercussions sur les vendeurs ambulants de nourriture.
« Les urgences climatiques telles que les sécheresses, l'intrusion saline, les fortes pluies et les inondations perturbent de plus en plus la production et l'approvisionnement en fruits et légumes », explique M. Pham. « Ces événements entraînent souvent des pénuries soudaines et une volatilité des prix », ajoute-t-il.
Il développe son propos à l'aide d'exemples concrets provenant du sud et du centre du Vietnam. Dans le delta du Mékong, situé dans le sud du Vietnam, les récoltes de fruits tels que la noix de coco, la mangue et le fruit du dragon, ainsi que celles de légumes comme la citrouille, les épinards, la tomate et le chou-rave, ont toutes diminué en raison de la sécheresse et de l'intrusion saline. Dans les provinces centrales, les typhons et les inondations ont endommagé les terres agricoles, limitant l'approvisionnement en produits tels que le chou, les tomates, les carottes et les pommes de terre.
Ces perturbations entraînent également une augmentation des coûts de transport et de logistique. Étant donné que la clientèle des vendeurs de rue est composée essentiellement de personnes à faibles et moyens revenus, qui tendent à être particulièrement sensibles aux prix, les vendeurs de rue s'efforcent de maintenir des prix stables ou de ne les augmenter que légèrement, afin de ne pas perdre de clients. « La forte augmentation des prix des intrants réduit leurs marges bénéficiaires, leur causant par-là même des pertes de revenus », explique M. Pham.
Dans son rapport, le SNI a également formulé plusieurs recommandations, dont la formalisation et la légalisation du commerce de rue afin de permettre aux vendeurs ambulants d'accéder à la protection sociale et aux services publics, la création de programmes d'adaptation au changement climatique destinés spécifiquement aux travailleurs de l'économie informelle, ainsi que l'extension des programmes de sécurité sociale existants afin de couvrir les besoins en matière de soins de santé et de soutien au revenu liés au climat. Des zones de vente désignées, protégées des intempéries et équipées des services essentiels, permettraient aux vendeurs de rue de continuer à exercer leur activité malgré des conditions climatiques défavorables, tandis que des politiques sensibles au genre répondraient aux besoins spécifiques des femmes et à leurs responsabilités familiales.
Mme Tysmans a indiqué que les conclusions de ce rapport seront examinées avec les participants des trois pays lors d'une série d'ateliers sur le changement climatique et la protection sociale organisés par le SNI en novembre. « L'objectif est d'examiner ensemble les recommandations et de les utiliser comme référence pour la planification », a-t-elle précisé. « La justice climatique implique de protéger les travailleurs touchés en premier et le plus durement par la crise climatique. »