19.11.2024 à 12:59
Les négociations en cours aux Nations Unies en vue d'un traité contraignant sur les entreprises et les droits humains offrent une occasion unique de faire progresser les normes de conduite des entreprises au niveau mondial, ainsi que les droits humains et syndicaux.
La Confédération syndicale internationale (CSI), qui représente plus de 191 millions de travailleurs et de travailleuses à travers le monde, estime que le succès de ce traité dépend de la protection des personnes les plus (…)
Les négociations en cours aux Nations Unies en vue d'un traité contraignant sur les entreprises et les droits humains offrent une occasion unique de faire progresser les normes de conduite des entreprises au niveau mondial, ainsi que les droits humains et syndicaux.
La Confédération syndicale internationale (CSI), qui représente plus de 191 millions de travailleurs et de travailleuses à travers le monde, estime que le succès de ce traité dépend de la protection des personnes les plus vulnérables dans les chaînes d'approvisionnement mondiales. Le traité doit exiger que les entreprises transnationales rendent des comptes, et veiller à ce que les droits des travailleurs ne soient pas négociables. Nous lançons ici un appel à la justice, pas seulement un appel à la réforme.
Depuis près d'une décennie, la CSI et les Fédérations syndicales internationales (FSI) font pression pour un traité fort et applicable capable de combler les lacunes du droit international qui facilitent les violations effrénées des droits humains commises par les entreprises. Il s'agit de remédier à la priorité accordée depuis longtemps aux intérêts des entreprises au détriment des droits humains. Le traité offre une occasion unique de corriger le déséquilibre entre les entreprises et les travailleurs.
Les travailleurs sont au premier plan de l'économie mondiale ; ils produisent les biens et les services qui génèrent des profits. Pourtant, ils sont souvent confrontés à des conditions de travail dangereuses, au déni des droits syndicaux et à l'exploitation, en particulier dans les chaînes d'approvisionnement complexes. Pour les organisations de la société civile, les investisseurs et les entreprises qui s'engagent en faveur des droits humains, la situation est claire : un traité sur les droits humains qui ne protège pas les travailleurs ne protège pas non plus les droits humains.
La participation des syndicats à la négociation de ce traité s'inscrit dans le cadre plus large de la défense d'une valeur primordiale de notre mouvement : la démocratie. Comme le montre notre campagne « Pour la démocratie », la démocratie n'est pas qu'un concept politique ; c'est un pilier fondamental du lieu de travail. Une véritable démocratie ne peut exister dans des sociétés où les entreprises peuvent violer les droits syndicaux en toute impunité.
Lorsque les droits des travailleurs sont bafoués, les conséquences se répercutent sur l'ensemble des communautés et des économies. Les entreprises qui ignorent ces violations, sciemment ou non, s'en rendent complices. C'est pourquoi le traité doit exiger que les entreprises rendent des comptes, non seulement sur leurs activités directes, mais aussi sur celles de leurs fournisseurs, de leurs sous-traitants et de leurs filiales. Négliger ces responsabilités contribue à perpétuer l'exploitation des travailleurs au nom du profit.
La CSI a clairement énoncé les composantes essentielles du traité contraignant sur les droits humains :
Pour les entreprises qui valorisent le développement durable et les droits humains, la protection des travailleurs est essentielle. Les entreprises qui assument leurs responsabilités à l'égard des travailleurs affichent une meilleure productivité, moins de risques pour leur réputation, et des relations plus fortes avec les parties prenantes. Les investisseurs cherchent de plus en plus à s'assurer que les entreprises gèrent efficacement les risques liés aux droits humains. Le traité contraignant sur les droits humains fournit un cadre permettant aux entreprises d'agir de manière responsable sur une planète mondialisée.
Les organisations de la société civile défendent depuis longtemps les droits des travailleurs, en dénonçant les violations et en soutenant les victimes d'abus. Un traité fort sur les droits humains donnerait à ces organisations les moyens de poursuivre leur travail capital et de demander des comptes aux entreprises et aux gouvernements. Le traité doit reconnaître que les travailleurs et leurs syndicats sont au centre de la question des droits humains, en veillant à faire entendre leurs voix lors de l'élaboration et de la mise en œuvre des politiques relatives aux droits humains.
Le traité contraignant sur les droits humains ne consiste pas seulement à prévenir les abus, mais aussi à reconstruire l'économie mondiale sur la base de la justice, de l'équité et du respect des droits humains. Il s'inscrit dans le cadre d'un appel plus général à un « Nouveau contrat social » dans lequel les entreprises, les gouvernements et la société civile collaborent à la création d'une économie au service des personnes, et pas uniquement des profits.
Pour les investisseurs, le traité offre une voie vers des rendements plus stables et plus durables. La dénonciation de violations des droits humains perturbe le fonctionnement des entreprises, entraîne des risques juridiques et ternit leur réputation. En soutenant un traité sur les droits humains solide et applicable, les investisseurs promeuvent un environnement économique à la fois rentable et éthique.
Pour les entreprises, le traité permet d'instaurer la confiance, d'atténuer les risques et de faire preuve d'un véritable engagement en faveur de pratiques commerciales responsables.
Les négociations en vue d'un traité contraignant sur les droits humains dans l'entreprise sont arrivées à un stade décisif ; il est temps d'agir. Le monde nous regarde et les décisions qui seront prises dans les mois à venir façonneront le futur des droits humains dans les entreprises. La CSI est prête à travailler avec la société civile, les investisseurs et les entreprises pour assurer l'adoption d'un traité qui soit le plus solide possible.
Les droits des travailleurs sont des droits humains, et une économie mondiale qui respecte ces droits est la seule voie possible. Ensemble, nous pouvons saisir cette occasion unique de créer un cadre qui garantisse la justice pour les travailleurs, la responsabilité pour les entreprises et un avenir durable pour tous.
14.11.2024 à 05:00
Chloé Maurel
Avec la création de l'OIT, puis de l'ONU, « la sécurité sociale est devenue un droit humain fondamental et a été codifiée comme telle dans des traités internationaux » comme le Pacte de l'ONU sur les droits économiques et sociaux de 1966, ainsi que le rappelle le Centre Europe Tiers monde (CETIM). Cependant, comme l'observe le CETIM, « 80 % de la population mondiale se trouve exclue, totalement ou partiellement, du système de la sécurité sociale. Pire, la mise en œuvre des politiques (…)
- Opinions / Monde-Global, Environnement, Pauvreté, Crise climatique, Santé, Protection sociale, Désastres , Transition justeAvec la création de l'OIT, puis de l'ONU, « la sécurité sociale est devenue un droit humain fondamental et a été codifiée comme telle dans des traités internationaux » comme le Pacte de l'ONU sur les droits économiques et sociaux de 1966, ainsi que le rappelle le Centre Europe Tiers monde (CETIM). Cependant, comme l'observe le CETIM, « 80 % de la population mondiale se trouve exclue, totalement ou partiellement, du système de la sécurité sociale. Pire, la mise en œuvre des politiques néolibérales au niveau planétaire, depuis trois décennies, va dans le sens d'un démantèlement ou, du moins, d'un affaiblissement de la sécurité sociale dans les pays où cette dernière avait été pourtant institutionnalisée et universalisée avec succès après la Seconde Guerre mondiale ».
Qu'en est-il aujourd'hui et quelles sont les tendances pour l'avenir ?
Un nouveau rapport de l'OIT donne des éléments de réponse. Sous-titré Protection sociale universelle pour l'action climatique et une transition juste, il associe deux problématiques importantes : le changement climatique et la protection sociale. En effet, les auteurs observent que si, désormais, plus de la moitié de la population mondiale est couverte par une forme de protection sociale, néanmoins 3,8 milliards de personnes, surtout dans les pays du Sud global, ne bénéficient toujours d'aucune forme de protection sociale.
Or, c'est un impératif, car cela fait partie des droits humains promus par l'ONU. Le droit à la santé, à la protection sociale, est un droit économique et social.
Le changement climatique, la pollution et l'appauvrissement de la biodiversité, sont identifiés par les auteurs du rapport comme compromettant gravement l'avenir de la frange la plus vulnérable de la population mondiale. Le rapport appelle à y répondre d'urgence en « évoluant rapidement vers une transition juste », plus précisément en permettant l'avènement d'une « protection sociale universelle ». Car les pays pauvres – et leurs habitants – sont moins bien dotés que les pays riches pour faire face aux événements climatiques extrêmes et aux épidémies.
Toutefois, dans les régions favorisées, comme en Europe, inégalités sociales et environnementales s'alimentent également et les personnes les plus pauvres sont souvent plus durement touchées par les catastrophes écologiques ou par la précarité énergétique. Celles-ci sont plus exposés aux polluants et aux problèmes de santé environnementale. Mathilde Viennot, spécialiste des questions d'inégalités et de protection sociale, rappelle que les événements climatiques, tels que les inondations, ouragans, canicules, sécheresse, « ont causé 142.000 décès supplémentaires et coûté 510 milliards d'euros au continent européen au cours des 40 dernières années, selon l'Agence européenne de l'environnement. Ces chiffres ne cessent de croître et de mettre sous tension les modèles de protection et les systèmes de soins ».
S'inscrivant dans le cadre du suivi du Programme de développement durable à l'horizon 2030, le rapport de l'OIT relève les progrès réalisés au niveau mondial concernant l'extension de la protection sociale. S'appuyant sur ces observations, il appelle les dirigeants politiques et les partenaires sociaux à accroître leurs efforts, observant qu'une bonne protection sociale aide les populations à être plus résilientes face au changement climatique.
Le rapport observe que, actuellement, pour la première fois, plus de la moitié de la population mondiale (52,4%) est désormais couverte par au moins une prestation de protection sociale, par rapport à 42,8 % en 2015.
Malheureusement, cela signifie que si l'évolution se poursuit à ce rythme sur le plan mondial, il faudrait encore 49 ans – jusqu'en 2073 – pour que chaque personne soit couverte par au moins une prestation de protection sociale.
Le rapport pointe donc une « perspective décourageante » : les pays les plus vulnérables à la crise climatique sont extrêmement mal préparés, car dans les 20 pays les plus vulnérables à la crise climatique, seulement 8,7 % de la population est couverte par une certaine forme de protection sociale ; au total, 364 millions de personnes ne bénéficient d'aucune protection.
Environ 75% de la population au sein des 50 pays les plus vulnérables face au climat ne bénéficie pas de couverture sociale. Ce qui signifie que « 2,1 milliards de personnes doivent faire face actuellement aux ravages du dérèglement climatique en ne disposant d'aucune protection, ne pouvant compter que sur leur savoir-faire et sur leurs proches pour résister ».
Le rapport souligne qu'aujourd'hui, sur un ensemble de 164 pays étudiés, 83,6 % de leur population a le droit d'accéder aux services de santé gratuitement ou presque. Mais cette proportion est inférieure à 2/3 dans les pays à faible revenu.
Les dépenses de santé à la charge des ménages restent un véritable problème de justice sociale. Elles auraient poussé 1,3 milliard de personnes dans la pauvreté, en 2019, selon l'étude. Une couverture sociale universelle (CSU) serait donc l'une des réponses proposées pour y faire face. La CSU rejoint l'objectif de « socle de protection sociale » (SPS), promu par l'OIT avec la collaboration de l'OMS, depuis 2010, et qui vise à « créer une base solide pour la croissance économique, offrir une assurance sociétale contre la pauvreté persistante et atténuer les conséquences des chocs économiques et des crises. »
Il y a au sein des Nations unies des forces qui poussent dans un sens progressiste, en faveur de la CSU, une idée qui fait son chemin depuis une quinzaine d'années, notamment sous la pression des pays du Sud global. En décembre 2012, la résolution « Santé globale et politique étrangère » de l'Assemblée générale de l'ONU, adoptée à une très large majorité, a reconnu l'importance de la CSU.
Ce document définit la CSU comme l'accès de tous à des services de santé et à des médicaments de base à la fois de qualité et abordables pour les usagers. C'est une étape importante, dans laquelle l'OMS a joué un rôle, puisqu'en 2008, cette organisation a estimé que faire payer les soins à l'usager constitue la « méthode la plus inéquitable pour financer les services de santé ». L'OMS, qui soutient la mise en place de la CSU, a appelé à un vaste effort redistributif des pays riches envers les pays pauvres.
Lors de son allocution à la 65e Assemblée mondiale de la santé, en mai 2012, Margaret Chan (alors Directrice générale de l'OMS) a affirmé que « la couverture universelle en matière de santé constitue le concept le plus efficace que la santé publique puisse offrir ».
Plusieurs gouvernements ont déjà commencé à aller dans ce sens : la Chine, la Thaïlande, l'Afrique du Sud et le Mexique sont parmi les premières puissances émergentes à avoir accru de manière importante leurs dépenses publiques de santé. Nombre de pays du Sud global comme l'Indonésie, l'Inde, le Vietnam, le Mali, la Sierra Leone, la Zambie, le Rwanda, le Ghana et la Turquie l'incluent dans leurs priorités nationales et/ou ont instauré des systèmes d'accès gratuit aux soins pour une partie de la population, soit les premiers jalons vers la création d'une CSU.
L'Equateur a, dans sa nouvelle constitution de 2008, affirmé le droit à la santé et à la gratuité des services publics de santé, comme le souligne la ministre équatorienne de l'époque Carina Vance. Le Sénégal, pour sa part, a adopté la CSU en 2013. Puis, en 2015, a CSU a été inclue dans les objectifs du développement durable de l'ONU (ODD 3.8).
Certains gouvernements estiment toutefois que sa définition reste imprécise et sa mesure incertaine. Les moyens à mettre en œuvre sont laissés à la souveraineté des États (conseillés et soutenus par les organisations internationales, mais aussi les ONG, les fondations, les entreprises privées, etc.) en fonction des priorités et contextes nationaux. Or, dans beaucoup de pays, la santé est aussi un « marché », où opèrent de nombreux acteurs, avec une vision écartelée entre bien public et intérêts lucratifs.
Comme le fait Nathalie Janne d'Othée pour un rapport sur la dette sociale publié en 2016 par le CADTM (Comité pour l'abolition des dettes illégitimes), il faut aussi rappeler que beaucoup de pays ont été obligés de « réduire les dépenses publiques et libéraliser les services publics », sous la pression de la Banque mondiale et du FMI, « avec les plans d'ajustement structurel imposés aux pays en développement en proie à la crise de la dette dans les années 80-90 ».
« À peine une décennie plus tard, les experts reconnaissaient déjà les failles de ce modèle […] Pourtant, malgré cet échec évident du libre-échange et de l'austérité, la même recette est aujourd'hui ressortie pour sortir l'Europe de la crise économique. Les plans d'austérité imposés à la Grèce ont par exemple des conséquences directes sur l'accès aux soins de santé et donc sur l'état de santé de la population grecque », écrit la chercheuse.
C'est pour tout cela qu'ont été créées une structure soutenue par l'ONU appelée « CSU2030 » qui « constitue une plateforme où le secteur privé, la société civile, les organisations internationales, les milieux universitaires et les organisations gouvernementales peuvent collaborer pour accélérer les progrès équitables et durables vers la CSU et pour renforcer les systèmes de santé au niveau mondial et national », ainsi qu'une journée mondiale de sensibilisation, qui a lieu tous les 12 décembre.
En conclusion, il appartient aux forces progressistes de modeler les concepts de droit à la protection sociale et de couverture sanitaire universelle dans le sens de la justice sociale. Le rapport 2024-2026 de l'OIT sur la protection sociale, en y ajoutant l'urgence constituée par les bouleversements climatiques, y contribue.
12.11.2024 à 09:49
De tous les accidents du travail mortels dont il a été témoin et qu'il a recensés dans son pays, la Turquie, Murat Çakir ne saurait effacer de sa mémoire celui qui a coûté la vie à un enfant nommé Ahmet Yıldız. Il regarde avec tristesse les photos qu'il a conservées de lui sur son téléphone portable. Ahmet avait seulement 13 ans lorsqu'il est mort écrasé par une machine de pressage dans l'usine d'Adana où il travaillait. Il y touchait une cinquantaine d'euros par semaine, qui lui servaient à (…)
- Actualité / Turquie , Négociation collective, Travail décent, Santé et sécurité, Travail, Morts au travail, Syndicats, Salman Yunus, Louise DurkinDe tous les accidents du travail mortels dont il a été témoin et qu'il a recensés dans son pays, la Turquie, Murat Çakir ne saurait effacer de sa mémoire celui qui a coûté la vie à un enfant nommé Ahmet Yıldız. Il regarde avec tristesse les photos qu'il a conservées de lui sur son téléphone portable. Ahmet avait seulement 13 ans lorsqu'il est mort écrasé par une machine de pressage dans l'usine d'Adana où il travaillait. Il y touchait une cinquantaine d'euros par semaine, qui lui servaient à payer son école. Malgré la gravité du drame, l'employeur a tenté d'étouffer l'affaire : lors de l'admission de l'enfant à l'hôpital, il a déclaré qu'il s'agissait d'un accident de la route. Malgré la gravité des faits et ses déclarations mensongères, le propriétaire, Ali Koç, n'a passé que trois mois en prison sur les cinq ans auxquels il avait été initialement condamné pour homicide involontaire. Le tribunal a commué cette peine au versement d'une amende de 30.040 livres turques (environ 790 euros au cours de 2013), payable en 24 mensualités.
Dans un entretien avec Equal Times à Istanbul, M. Murat Çakir, coordinateur et bénévole de la plateforme İşçi Sağlığı ve İş Güvenliği Meclisi (ISIG) (Observatoire de la santé et de la sécurité au travail) a expliqué que les parents d'Ahmet ne pouvaient pas parler aux médias, le propriétaire de l'usine ayant offert une somme d'argent en échange de leur silence. Pour M. Çakir et sa plateforme, plus que de simples accidents du travail, il conviendrait de parler de « meurtres liés au travail ». « Nous préférons les qualifier ainsi car ces décès auraient pu être évités si des mesures de sécurité adéquates avaient été prises. C'est l'employeur qui est en faute », explique-t-il.
La Turquie affiche l'un des taux les plus élevés d'accidents du travail en Europe et dans le monde. Au cours des neuf premiers mois de 2024, au moins 1.371 travailleurs y ont perdu la vie dans des accidents du travail, selon les derniers chiffres de l'ISIG. Le nombre de décès enregistrés pour l'ensemble de l'année 2023 s'élève à 1.932. À titre de comparaison, le nombre total d'accidents du travail ayant entraîné la mort – recensés par an dans l'ensemble de l'UE – s'élevait à 3.347, selon les données les plus récentes d'Eurostat.
Les secteurs tels que la construction, l'agriculture et les services sont ceux qui enregistrent le plus grand nombre de décès. Le secteur de la construction reste le plus meurtrier – avec les chutes de hauteur parmi les accidents les plus fréquents – et l'agriculture l'un des moins protégés, où les travailleurs sont les plus vulnérables.
De fait, en Turquie, les employeurs réduisent souvent leurs coûts au détriment de la sécurité de leurs travailleurs. L'absence de dispositifs de protection et les mauvaises conditions de travail sont des facteurs qui contribuent directement au nombre alarmant de décès. Balim Idil Deniz, avocate et bénévole de l'ISIG, souligne que « si le travailleur porte un casque ou un harnais, il ne peut pas se déplacer aussi vite que l'exige l'employeur. Les travailleurs se retrouvent donc à devoir choisir entre leur sécurité et leur travail. »
« Il ne s'agit pas de simples statistiques, mais de personnes, de pères, de mères et d'enfants qui partent travailler et ne reviennent jamais. Le système du travail en Turquie les considère comme remplaçables, mais pour leurs familles, ces décès détruisent tout. Il s'agit de meurtres, et quelqu'un doit être tenu pour responsable », a déclaré M. Çakir.
Le coordinateur de l'ISIG accuse également les entreprises occidentales opérant en Turquie de faire passer leurs profits avant la sécurité des travailleurs, en réduisant les coûts dans ce domaine. « Les entreprises occidentales investissent en Turquie non pas en raison de la qualité du travail, mais parce qu'elles peuvent exploiter les travailleurs avec moins de règles de sécurité et des salaires plus bas », explique-t-il.
Les décès dus à des accidents dans des secteurs clés tels que la construction et l'agriculture représentent déjà près de 50 % de l'ensemble des accidents du travail mortels. Selon l'ISIG, cette hausse se doit, en partie, à l'augmentation du nombre d'emplois temporaires et faiblement rémunérés, qui ne sont pas assortis des mesures de sécurité requises.
Ainsi, il n'est guère étonnant qu'en 2024, l'Indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (CSI) ait classé la Turquie parmi les dix pires pays pour les travailleurs. Cet indice évalue le respect des droits des travailleurs dans le monde, et si la Turquie se trouve dans cette position, c'est notamment en raison de la répression syndicale, des piètres conditions de travail et de l'absence d'inspections du travail officielles et effectives, créant par là même un terreau fertile pour des taux élevés de mortalité au travail.
Le rapport de la CSI souligne en outre que la Turquie a régulièrement dérogé à son obligation de garantir le droit de grève et de négociation collective, enfreignant par-là même de façon systématique les droits des travailleurs. Ces informations sont corroborées par l'ISIG et les organisations syndicales turques telles que DISK et KESK (Confédération des employés du secteur public), qui font l'objet d'une répression intense et systématique, allant de l'imposition de seuils d'adhésion élevés à des formalités administratives complexes liées à la reconnaissance des syndicats, en passant par le licenciement de travailleurs pour avoir adhéré à un syndicat, voire l'arrestation de syndicalistes pour « terrorisme », ainsi que l'a dénoncé Amnesty International.
Le secteur de la construction – où, selon la confédération DISK-AR, moins de 5 % des effectifs sont syndiqués – est celui qui compte le plus grand nombre de décès liés au travail. En 2023, leur nombre a augmenté de 7,8 %, pour atteindre 552. À cela s'ajoutent 227 décès supplémentaires recensés entre janvier et juin 2024, signe que la croissance du secteur se fait au détriment de la sécurité des travailleurs. Par ailleurs, les régions touchées par le tremblement de terre, telles que Hatay et Kahramanmaraş, ont connu une augmentation marquée des accidents du travail ayant entraîné la mort, ce qui laisse supposer que les travailleurs ont continué à travailler dans des conditions dangereuses après le séisme. Un autre indicateur significatif est le manque d'inspections en matière de sécurité, avec seulement 0,4 % des lieux de travail inspectés en 2023.
S'agissant de l'agriculture, Seyir Aslan, membre de la DISK et président du syndicat Gıda-İş, qui représente les travailleurs de l'industrie alimentaire en Turquie, s'est penché sur les causes de la mortalité élevée dans ce secteur : la majorité des paysans sont employés au noir et ne disposent pas de syndicats ni de droits du travail fondamentaux. Leurs conditions de travail sont extrêmement précaires et ils travaillent sous la pression de contremaîtres ou « dayıbaşı », qui les contrôlent, découragent la syndicalisation, répriment leurs droits et n'hésitent pas à retenir leur salaire.
Selon Balim Idil Deniz, la crise de la mortalité au travail en Turquie résulte d'une combinaison de facteurs. L'absence de relevés statistiques adéquats constitue un problème majeur. « Le gouvernement ne dispose pas de données pour de nombreux travailleurs, en particulier dans les secteurs de l'agriculture, de la construction et des transports », explique l'avocate. Les chiffres officiels ne font état que de 200.000 travailleurs dans le secteur agricole, alors que l'ISIG estime que leur nombre réel est plus proche de deux millions.
Un autre facteur déterminant est la sous-déclaration des migrants et des travailleurs indépendants. Au cours du premier semestre de cette année, 33 immigrés, dont 19 Syriens, six Afghans et trois Iraniens, sont décédés des suites d'un accident du travail. Les données officielles n'incluent pas les travailleurs indépendants dans les statistiques sur les accidents du travail mortels. En d'autres termes, le nombre de blessés et de morts serait encore plus élevé si ces deux groupes étaient pris en compte.
La sous-déclaration concerne un grand nombre de personnes parmi les plus vulnérables, qui travaillent souvent dans des conditions extrêmement précaires et n'ont pas accès à des dispositifs de protection adéquats.
Selon Murat Çakir, « un grand nombre des personnes qui meurent dans des accidents du travail sont des migrants non déclarés ». Selon le HCNUR, la Turquie accueille quelque 3,5 millions de migrants, majoritairement des Syriens, représentant environ 4 % d'une population de 85 millions d'habitants.
En outre, le fléau du travail des enfants reste un problème dévastateur en Turquie. « Nous recensons chaque année 60 à 70 décès d'enfants liés à des accidents du travail, alors que les statistiques officielles n'en relèvent que trois ou quatre », explique M. Çakir. La plupart de ces mineurs travaillaient dans le secteur agricole, dans des conditions que l'ISIG qualifie d'exploitation sous couvert de « formation professionnelle », le tout sous les auspices du programme MESEM du gouvernement turc, qui a vocation à fournir une formation professionnelle aux mineurs. L'ISIG décrit le MESEM comme un employeur de main-d'œuvre bon marché qui expose ces enfants à des risques inutiles.
La crise de la sécurité au travail en Turquie a mobilisé plusieurs syndicats, dont le syndicat des travailleurs de la métallurgie et la plateforme DISK. Özkan Atar, président du Syndicat des métallurgistes, souligne que son secteur affiche l'un des taux d'accidents les plus élevés au monde. « Dans les usines où nous sommes organisés, nous procédons à des inspections annuelles et, en cas de risque, nous organisons des arrêts de travail », explique M. Atar.
En dehors des zones syndiquées, toutefois, les travailleurs ne sont pas protégés et peuvent être licenciés s'ils réclament de meilleures conditions de sécurité. « En d'autres termes, 90 % des travailleurs sont dépourvus d'un filet de sécurité syndical », a conclu M. Atar.
Dans son dernier communiqué en date, la plateforme syndicale DISK a dénoncé le fait que plus de 30.400 travailleurs ont perdu la vie depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP, le parti du président Recep Tayyip Erdogan, en 2002.
Selon le syndicat, l'absence d'inspections régulières et la priorité donnée aux intérêts du capital par rapport à la sécurité de l'emploi n'ont fait qu'exacerber la crise. Il dénonce, en outre, le fait que, bien que la Turquie ait ratifié des conventions internationales, telles que celles de l'OIT, la mise en œuvre de ces conventions demeure faible.
La DISK et le syndicat des travailleurs de la métallurgie critiquent vivement l'inaction du gouvernement. Equal Times a contacté le ministère turc du Travail et de la Sécurité sociale pour obtenir une réponse et d'éventuelles mesures préventives contre les accidents du travail mortels, mais n'avait toujours pas reçu de réponse à l'heure de publier ces lignes.
Ce silence tranche nettement avec l'urgence exprimée par les plateformes syndicales à travers des grèves et des manifestations dans tout le pays.
Selon Murat Çakir et Balim Idil Deniz, la clé pour réduire les accidents du travail meurtriers en Turquie réside non seulement dans l'élaboration de nouvelles lois, mais aussi et surtout dans la mise en œuvre des lois existantes. « Ce n'est pas l'absence de lois qui pose problème, mais l'absence de mise en œuvre », souligne M. Çakir.
Au nombre de leurs recommandations, les militants soulignent la nécessité de renforcer l'organisation et la syndicalisation. En 2024, seul 1,48 % des travailleurs morts dans des accidents du travail étaient syndiqués, autrement dit, la grande majorité des travailleurs se trouvent dans une situation de vulnérabilité totale.
Mme Deniz insiste sur le fait qu'une « syndicalisation réelle constitue la clé pour améliorer les conditions de travail et la sécurité ». Cependant, le climat hostile envers les syndicats en Turquie reste un obstacle majeur.
« La syndicalisation sauve des vies : sans elle, les lieux de travail sont dépourvus de la surveillance qui permet de prévenir les accidents mortels. Les lieux de travail syndiqués sont plus sûrs, avec moins d'accidents et de décès, en particulier dans les secteurs à haut risque tels que la construction et l'agriculture », explique Kıvanç Eliaçık, de la plateforme DISK.
Une autre solution clé est la transparence. Mme Deniz insiste sur le fait que « si le gouvernement publiait des statistiques fiables et complètes sur le travail, nous pourrions mesurer l'ampleur du problème et agir en conséquence ». Actuellement, le manque de données précises et accessibles rend difficile l'élaboration de politiques publiques efficaces en matière de protection des travailleurs.
Enfin, tous deux s'accordent pour dire que le gouvernement devrait mettre en place des inspections régulières et rigoureuses dans tous les secteurs d'activité, en imposant des sanctions beaucoup plus sévères aux employeurs qui ne respectent pas les règles de sécurité. Selon Çakir, « une solution consisterait à obliger les employeurs à mettre en œuvre des programmes de sécurité assortis d'inspections régulières. Cela implique aussi qu'il faille changer les mentalités pour ce qui est des droits des travailleurs ».
Selon les estimations des Nations Unies, environ 2,78 millions de personnes meurent chaque année des suites d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle.
08.11.2024 à 13:48
Clément Gibon
07.11.2024 à 22:36
Donald J. Trump a non seulement remporté l'élection pour devenir le 47e président des États-Unis, mais il l'a fait avec une marge encore plus importante que la première fois, celles et ceux qui s'intéressent au sort des travailleurs américains tournent désormais leur attention vers les implications possibles de la victoire de Trump pour les syndicats et les travailleurs.
D'aucuns voient dans cette victoire une nouvelle catastrophique pour les droits reproductifs des femmes, les droits des (…)
Donald J. Trump a non seulement remporté l'élection pour devenir le 47e président des États-Unis, mais il l'a fait avec une marge encore plus importante que la première fois, celles et ceux qui s'intéressent au sort des travailleurs américains tournent désormais leur attention vers les implications possibles de la victoire de Trump pour les syndicats et les travailleurs.
D'aucuns voient dans cette victoire une nouvelle catastrophique pour les droits reproductifs des femmes, les droits des migrants et les droits des personnes LGBTQ+, pour la quête permanente de justice raciale et l'absolue nécessité de prendre des mesures climatiques urgentes et audacieuses pour enrayer l'accélération du réchauffement de la planète, ainsi que pour tout espoir d'une paix juste en Palestine et en Ukraine et pour la démocratie dans le monde entier.
M. Trump ne s'est guère étendu sur les politiques du travail qu'il serait susceptible de mettre en œuvre en cas d'élection ; il a surtout insisté sur sa promesse d'augmenter les tarifs douaniers pour protéger les emplois américains et de mener, selon ses termes, « la plus grande opération de déportation de l'histoire de notre pays », laquelle toucherait des millions de travailleurs sans papiers. Toutefois, selon une analyse détaillée du Washington Post basée sur des entretiens avec huit anciens fonctionnaires de l'administration Trump et sept experts conservateurs du monde du travail, les politiques de l'emploi de M. Trump devraient se concentrer sur les points suivants : le limogeage de membres du National Labor Relations Board, nommés par Biden (qui ont préparé le terrain pour un certain nombre de campagnes syndicales importantes, notamment chez Amazon et Starbucks) ; la révision des règles fédérales en matière d'heures supplémentaires afin que moins de travailleurs soient éligibles au paiement des heures supplémentaires ; la limitation de l'accès aux droits et aux prestations pour les travailleurs à bas salaires, en particulier ceux de l'économie des petits boulots ou « gig economy » ; et l'assouplissement des protections en matière de santé et de sécurité sur le lieu de travail, entre autres mesures.
Il a aussi été question de mettre fin aux taxes fédérales sur les pourboires et aux taxes sur la rémunération des heures supplémentaires, bien que certains économistes aient suggéré qu'une telle mesure entraînerait un coût économique important tout en creusant les inégalités.
Trump est anti-réglementation, anti-syndicat et farouchement pro-entreprise – son principal soutien lors de cette campagne électorale n'est autre que le patron ultra-conservateur et antisyndical de Tesla, Elon Musk – et les politiques qu'il a menées au cours de son premier mandat en attestent.
Selon la fédération syndicale AFL-CIO : « Au cours de ses quatre précédentes années de mandat, le président Trump a affaibli les syndicats et les travailleurs tout en favorisant les concessions fiscales aux plus riches. Il a rempli les tribunaux de juges qui veulent faire reculer nos droits en tant que travailleurs. Il a réduit notre sécurité au travail. Il a donné carte blanche aux grandes entreprises pour baisser les salaires et rendre plus difficile pour les travailleurs de se regrouper au sein d'un syndicat ». Il a, notamment, promulgué plusieurs décrets exécutifs visant à réduire le pouvoir des syndicats, en particulier ceux qui représentent les travailleurs fédéraux. Il a noyauté le National Labor Relations Board en nommant des personnes qui avaient tendance à voter en faveur des employeurs plutôt que des travailleurs. Il a failli à sa promesse de faire revenir les emplois manufacturiers bien rémunérés dans des États comme la Pennsylvanie, le Michigan et l'Ohio. Il a réduit de 21 % le budget du Département du Travail et n'a pas soutenu les appels en faveur d'une augmentation du salaire minimum fédéral, qui a été maintenu à 7,25 USD de l'heure depuis 2009 (bien que le salaire minimum n'ait pas changé non plus sous l'administration Biden-Harris).
Project 2025 est un document politique de 922 pages préparé par le think tank conservateur Heritage Foundation, qui propose une stratégie de refonte totale du gouvernement américain. S'agissant du monde du travail à proprement parler, le rapport présente, entre autres mesures, des propositions visant à limiter le droit d'organisation, à autoriser les États à interdire les syndicats, à abroger les lois sur le paiement des heures supplémentaires, à intensifier les descentes des services d'immigration sur le lieu de travail et à supprimer les protections en matière de santé et de sécurité ainsi que les protections contre le travail des enfants, le tout dans le but de « stimuler la création d'emplois et l'investissement, les salaires plus élevés et la productivité ». Bien que Trump ait cherché à prendre ses distances avec ce document, celui-ci a été rédigé par un réseau d'une centaine de personnes associées à son équipe gouvernementale.
La plupart des grands syndicats américains ont apporté leur soutien à la campagne de Kamala Harris, et certains, comme l'AFL-CIO et le syndicat des travailleurs de l'automobile UAW, figuraient au nombre des intervenants lors de la convention nationale démocrate de 2024. Il convient de noter que le syndicat Teamsters a choisi de ne soutenir aucun des deux candidats (bien que le président du syndicat, Sean O'Brien, soit devenu le premier membre des Teamsters, en 121 ans d'existence, à prendre la parole lors de la convention nationale républicaine). M. Trump a également obtenu le soutien de l'International Union of Police Association.
De multiples facteurs expliquent le soutien populaire à Donald Trump. Beaucoup de gens se souviennent de la période qui a précédé la pandémie de Covid et la guerre en Ukraine comme d'une époque où ils avaient plus d'argent en poche, et ils attribuent cela à la gestion économique de Donald Trump plutôt qu'aux événements mondiaux plus larges. Ils se rallient par ailleurs à son discours lorsqu'il se présente comme une alternative au statu quo – une alternative à ce qu'il nomme le « marécage » de Washington – qui a fait fi de la voix des « gens ordinaires ». On ne peut pas ignorer non plus l'attrait qu'exerce sa position agressivement nativiste, xénophobe et anti-immigration sur une frange de l'électorat qui cherche la cause de son mécontentement économique au bas de l'échelle plutôt qu'au sommet.
Pour aller plus loin :
« Les travailleurs syndiqués, un électorat indispensable pour Kamala Harris, mais pas acquis d'avance » – The Conversation
« Le retour du travailleur sur la scène politique américaine » – Le Monde Diplomatique (Novembre 2024)
« États-Unis. Le bilan de la présidence Trump en matière d'emploi : quels défis pour les organisations syndicales ? » Par Donna Kesselman, dans Chronique Internationale de l'IRES (2021)
« Projet 2025 présente un plan anti syndical » Par Jenny Brown (Labor Notes), traduction d'un article paru dans Jacobin.
05.11.2024 à 14:07
05.11.2024 à 11:01
« J'avais cinq ans lorsque j'ai été violée pendant les vacances d'été par un cousin d'âge adulte. » Voici comment Mié Kohiyama, militante des droits de l'enfant, aujourd'hui âgée de 52 ans et cofondatrice du Brave Movement, une campagne visant à mettre fin aux violences sexuelles subies par les enfants, décrit l'instant de violence qui a fait basculer sa vie. Pendant 32 ans, elle n'a rien dit à personne. Son cerveau a refoulé le souvenir – une réaction documentée comme un traumatisme. En (…)
- Actualité / Monde-Global, Travail des enfants, Santé et sécurité, Droits humains, Violence, Jeunesse, Armes et conflits armés , Salman Yunus« J'avais cinq ans lorsque j'ai été violée pendant les vacances d'été par un cousin d'âge adulte. » Voici comment Mié Kohiyama, militante des droits de l'enfant, aujourd'hui âgée de 52 ans et cofondatrice du Brave Movement, une campagne visant à mettre fin aux violences sexuelles subies par les enfants, décrit l'instant de violence qui a fait basculer sa vie. Pendant 32 ans, elle n'a rien dit à personne. Son cerveau a refoulé le souvenir – une réaction documentée comme un traumatisme. En 2009, toutefois, elle s'est souvenue. « La mémoire du crime a surgi de manière très brutale... comme si je le revivais dans la chair », dit-elle.
Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), chaque année, jusqu'à un milliard d'enfants de deux à dix-sept ans sont victimes de violences physiques, sexuelles ou émotionnelles, ou de négligence. Il s'agit notamment de châtiments corporels à la maison, de harcèlement à l'école, de violence en ligne, d'abus sexuels, de violence en bande, de mariage et de travail des enfants. À l'occasion de la première Conférence ministérielle mondiale sur l'élimination de la violence à l'égard des enfants (EVE) qui se tiendra ce mois de novembre à Bogota, en Colombie, des ministres du monde entier se réuniront pour sensibiliser à ce problème et encourager les pays à s'engager dans la prévention.
Organisée par le gouvernement colombien, avec le soutien du gouvernement de Suède, de l'UNICEF, de l'OMS et de la représentante spéciale du secrétaire général des Nations Unies chargée de la question de la violence à l'égard des enfants, Najat Maalla M'Jid, cette conférence réunira deux jours durant des enfants, des jeunes survivants et des représentants de la société civile, qui partageront leurs témoignages personnels et proposeront des solutions.
Le docteur Etienne Krug, directeur du département Déterminants sociaux de la santé à l'OMS, a confié à Equal Times son espoir que l'événement contribue à faire passer deux messages fondamentaux. La violence à l'égard des enfants est une violation des droits humains, selon M. Krug.
« Il s'agit, toutefois, aussi d'un problème social, un grave problème de santé publique, en raison des conséquences directes et indirectes qu'il entraîne. »
Les violences subies pendant l'enfance ont un impact sur la santé et le bien-être tout au long de la vie. Les victimes sont plus susceptibles de souffrir de problèmes de santé mentale dans l'enfance et à l'âge adulte, tels que le syndrome de stress post-traumatique, la dépression, l'anxiété ou le suicide. Elles sont plus susceptibles de s'adonner à des comportements à risque, notamment à des pratiques sexuelles non protégées, à l'abus de drogues et d'alcool, voire de devenir elles-mêmes violentes. Ces personnes courent également un risque plus élevé de développer des maladies non transmissibles telles que maladies cardiaques, diabètes et cancers, selon INSPIRE, une stratégie de l'OMS qui vise à l'élimination de la violence à l'égard des enfants.
La compréhension de ces conséquences a permis à certains pays de mettre sur pied des programmes efficaces de prévention de la violence, suivis de soins pour les enfants. « Nous savons ce qui doit être fait », affirme M. Krug.
L'un des objectifs de la conférence est d'accélérer l'adoption de la stratégie INSPIRE au niveau des pays. L'OMS a élaboré cette approche fondée sur des données probantes en 2016, en collaboration avec la Banque mondiale, plusieurs agences onusiennes et les centres de contrôle et de prévention des maladies (Centers for Disease Control and Prevention, CDC) aux États-Unis, notamment. INSPIRE s'articule autour de sept stratégies qui appellent les gouvernements à mettre en œuvre et à appliquer des lois interdisant aux parents de punir violemment leurs enfants et criminalisant les abus et l'exploitation sexuels des enfants. L'une de ces stratégies est axée sur l'appui aux parents et aux soignants par des visites à domicile. Elle recommande aux pays de renforcer les revenus des familles et de veiller à la scolarisation des enfants. Elle appelle en outre à l'amélioration des services d'intervention adaptés aux enfants, tels que l'offre de conseils et d'approches thérapeutiques.
Cinq ans après son lancement, un examen de la mise en œuvre d'INSPIRE a révélé que 67 pays ont adhéré au cadre au moins en partie et ont adopté ses stratégies au niveau national ou local. Parmi eux figuraient 37 pays dits « éclaireurs » qui, outre un engagement gouvernemental formel, devraient lancer un plan d'action national chiffré pour la mobilisation de ressources et la mise en œuvre. Le rapport cite une étude de l'OMS de 2020, selon laquelle 88 % des pays en moyenne disposent de lois visant à prévenir la violence à l'égard des enfants.
Toutefois, seuls 47 % des gouvernements consultés estiment que ces lois sont « appliquées avec suffisamment de vigueur pour que les contrevenants soient dûment sanctionnés ».
Un autre indicateur d'impact est l'enquête sur la violence à l'égard des enfants et des adolescents (Violence Against Children and Youth Survey, VACS). À ce jour, le partenariat Together for Girls (TfG) a réalisé 26 enquêtes nationales sur les ménages auprès de jeunes de 13 à 24 ans en collaboration avec des partenaires du monde entier. Au Kenya, le gouvernement a procédé à l'exercice à deux reprises et dispose donc de données comparables. Grâce à la mise en œuvre de politiques de lutte contre la violence à l'égard des enfants, entre 2010 et 2019, les taux de violence sexuelle à l'égard des enfants ont diminué de moitié chez les jeunes femmes et de deux tiers chez les jeunes hommes âgés de 18 à 24 ans. En revanche, chez les filles âgées de 13 à 17 ans, la fréquence des tentatives de rapports sexuels non désirés a augmenté.
« Les choses évoluent dans une certaine mesure, mais pas assez rapidement », explique M. Krug. Il avertit que le monde accuse du retard sur la cible 16.2 des Objectifs de développement durable des Nations unies, qui appelle à mettre fin, d'ici à 2030, à la maltraitance, à l'exploitation, à la traite et à toutes les formes de violence et de torture à l'égard des enfants. De manière cruciale, ajoute-t-il, les discussions lors de l'événement incluront deux groupes de personnes indispensables à la réalisation de progrès : les survivants et les jeunes.
Mme Kohiyama, elle-même une survivante, a fait campagne pour améliorer la justice pour les enfants victimes d'abus sexuels en France. Lorsque, à l'âge adulte, elle s'est rendue compte du crime dont elle-même a été victime, il était trop tard pour engager des poursuites à l'encontre de l'auteur. « L'affaire a été classée en vertu du délai de prescription », explique-t-elle. À l'époque des faits, le délai limite pour signaler un délit était de dix ans. Néanmoins, grâce aux campagnes menées avec des organisations locales en France, Mme Kohiyama et d'autres ont réussi à faire modifier la loi en 2018, ce qui signifie que les enfants victimes de violences sexuelles peuvent désormais porter plainte jusqu'à l'âge de 48 ans. En 2021, ils ont obtenu l'adoption d'une nouvelle loi qui instaure un âge minimal de consentement de 15 ans, et de 18 ans dans les cas d'inceste.
Ayant constaté le changement en France, Mme Kohiyama espère que sa participation à la conférence ministérielle se traduira par un impact plus important à l'échelle internationale. Elle a rejoint le Brave Movement dont elle occupe aujourd'hui l'exécutif aux côtés de 13 autres membres qui, comme elle, sont tous des survivants. Lors de la conférence, elle siègera au sein d'un nouveau Conseil mondial des survivants qui partagera son expérience avec les délégués.
Mme Kohiyama souhaite que les gouvernements du monde entier s'engagent à créer des conseils nationaux de survivants, un modèle qui existe déjà en Allemagne. Depuis 2010, le gouvernement allemand a également nommé une commissaire indépendante pour les questions d'abus sexuels sur les enfants. « Les personnes qui en ont une expérience vécue doivent avoir une voix politique ainsi que la capacité de concevoir des politiques publiques de lutte contre la violence sexuelle à l'égard des enfants. Des politiques qui tiennent mieux compte des traumatismes, qui soient plus efficaces, plus appropriées, mieux adaptées et plus empathiques, parce que nous savons ce que sont ces crimes », a déclaré la commissaire.
Mme Kohiyama espère que d'autres pays feront de la violence à l'égard des enfants une question politique prioritaire et qu'une plus grande attention sera portée à la lutte contre la violence en ligne visant les enfants. En 2023, plus de 100 millions d'images et de vidéos d'abus sexuels sur des enfants ont été signalées rien qu'en Europe. « Il ne s'agit là que de la partie émergée de l'iceberg », a déclaré Mme Kohiyama. « Derrière ces images se cachent de vrais crimes. »
Daniela Ligiero, fondatrice du Brave Movement, qui est également directrice générale et présidente de TfG, reconnaît qu'il faut avant tout une volonté politique pour lutter contre la violence à l'égard des enfants. Elle ajoute cependant que les médias ont aussi un rôle important à jouer dans la sensibilisation sur la prévention. « Historiquement, les médias ont eu tendance à se focaliser sur les défaillances en matière de sécurité des enfants, qu'il s'agisse de défaillances institutionnelles ou de cas individuels atroces, en braquant l'attention sur les agresseurs », explique-t-elle. « Il est toujours plus difficile d'attirer l'attention sur ce qui fonctionne, mais nous espérons que la conférence de Bogota marquera aussi un tournant à ce niveau. Les gouvernements nationaux seront tenus de rendre compte des engagements pris, ce qui devrait permettre d'attirer l'attention sur ce qui fonctionne. »
Une autre initiative qui figurera en bonne place à l'ordre du jour de la conférence sera le lancement du premier mouvement de jeunes sur l'EVE. Bryanna Mariñas, 22 ans, étudiante en licence, originaire des Philippines, fait partie des dix « jeunes mobilisateurs » qui mènent cette action, avec le soutien de Restless Development, une organisation de jeunes à but non lucratif. Dans son entretien avec Equal Times, elle explique que son intérêt pour l'EVE vient du fait qu'elle a personnellement été témoin de cette situation dans son enfance. Une étude montre que 80 % des enfants de 13 à 24 ans aux Philippines sont victimes de violence sous une forme ou une autre. « La plupart du temps, cela se passe à la maison », dit-elle. « De nombreuses personnes y sont confrontées, mais rares sont celles qui en parlent. »
Inspiré par d'autres mouvements civiques menés avec succès par des jeunes, notamment dans les domaines du changement climatique et de la sécurité routière, le collectif mène actuellement une enquête qui vise à recueillir les avis des jeunes dans dix pays. Celle-ci servira de base pour l'élaboration d'un manifeste mondial de la jeunesse sur l'EVE qui sera présenté à Bogotá. « Par la suite, nous espérons mettre officiellement en place des réseaux au sein des pays et entre les régions », a indiqué Mme Mariñas. Bien que les enfants et les jeunes aient été inclus dans les stratégies de prévention de la violence à l'encontre des enfants par le passé, cette participation reste, selon elle, trop souvent limitée et symbolique. « Nous voulons changer cela en mettant au premier plan le leadership des enfants et des jeunes sur cette question », a déclaré la jeune mobilisatrice.
« Nous pouvons difficilement espérer mettre fin à la violence à l'égard des enfants si les jeunes eux-mêmes ne sont pas équipés ou reconnus comme étant ceux qui mettront fin aux cycles de violence pour la génération suivante. »
La conférence abordera également la question de la violence subie par les enfants dans le monde du travail. Selon Benjamin Smith, responsable principal de l'Organisation internationale du travail (OIT) pour le travail des enfants, l'organisation a participé, en amont de la conférence, à des discussions stratégiques avec Najat Maalla M'Jid. L'OIT compte sa propre initiative, l'Alliance 8.7, qui appelle les pays à éliminer le travail forcé, l'esclavage moderne, la traite des êtres humains et le travail des enfants. « C'est une excellente occasion d'intégrer les enjeux du travail des enfants dans les efforts du mouvement contre la violence à l'égard des enfants », a déclaré M. Smith. « Il s'agit d'un problème très très sérieux : 160 millions d'enfants travaillent alors que les investissements sont faibles et inadéquats. Sans placer trop d'espoirs dans cette conférence, il faut néanmoins espérer qu'elle puisse susciter davantage d'actions et d'investissements. »
Alors que le nombre d'enfants au travail dans le monde était en baisse depuis 2000, l'OIT a signalé en 2021 que leur nombre avait augmenté de 8,4 millions en quatre ans. Ces enfants se trouvent exposés à différentes formes de violence, y compris des conditions de travail dangereuses liées à l'utilisation de machines lourdes ou de pesticides. Avec l'évolution des climats, les conditions météorologiques sévères, telles que la chaleur extrême, constituent des facteurs de risque supplémentaires. M. Smith attire également l'attention sur un autre problème de plus en plus répandu, celui de la pornographie enfantine en ligne. « On assiste à une véritable prolifération sur Internet – les autorités ont énormément de mal à se maintenir à niveau sur le plan des évolutions technologiques dans ce domaine », explique-t-il. « Le travail des enfants est extrêmement préjudiciable pour les enfants qui en sont victimes, mais aussi pour les pays où il sévit, car c'est de la main-d'œuvre de demain qu'il s'agit », ajoute-t-il.
Dans le même temps, le nombre croissant de conflits armés dans le monde pousse les enfants à se mettre au travail, soit en raison de la pauvreté, soit parce qu'ils sont contraints de prendre part à des activités militaires. Gaza est l'endroit le plus meurtrier au monde pour un enfant, après plus d'un an de bombardements militaires israéliens et d'opérations spéciales qui ont tué plus de 43.000 personnes, dont près de 17.000 enfants, selon les derniers chiffres et blessé et mutilé des centaines de milliers de personnes, auxquels s'ajoute une situation humanitaire catastrophique, qui affecte gravement la santé des enfants.
En juin, un rapport du Conseil de sécurité de l'Assemblée générale des Nations unies faisait état d'une augmentation de 21 % des violations extrêmes commises à l'encontre d'enfants pris dans des conflits armés, les chiffres les plus élevés ayant été enregistrés en Israël et dans les territoires palestiniens occupés, en République démocratique du Congo, au Myanmar, en Somalie, au Nigéria et au Soudan. Selon un autre rapport présenté en octobre par Najat Maalla M'jid, un sixième des jeunes dans le monde vit actuellement dans des zones de conflit. « La violence à l'encontre des enfants a atteint des niveaux inédits, causés par des crises multidimensionnelles et interconnectées », a-t-elle déclaré lors de la présentation du rapport.
En septembre, en prévision de la conférence de Bogota, les responsables des agences onusiennes, les survivants et les militants pour l'EVE se sont réunis dans le cadre de l'Assemblée générale des Nations unies, à New York. Pour marquer cette occasion, une lettre ouverte a été publiée demandant une action urgente. Elle était signée par les défenseurs de la cause, dont Mme Kohiyama, Mme Ligiero et Mme Mariñas. « Avec un milliard d'avenirs en jeu, l'occasion nous est donnée, en ce mois de novembre, d'écrire une page d'histoire », peut-on lire dans la lettre ouverte. « Une occasion que nous ne pouvons pas et nous ne devons pas laisser passer. »
31.10.2024 à 14:46
31.10.2024 à 11:43
29.10.2024 à 06:19
La Corée du Sud connaît un problème en matière de services de soins. Malgré sa position parmi les principales économies mondiales, ce pays d'environ 50 millions d'habitants a également l'un des taux de fécondité les plus bas du monde et une population qui vieillit rapidement. Le fardeau des soins aux enfants et des tâches ménagères — qui, en Corée du Sud, sont assumés de manière disproportionnée par les femmes — ainsi que l'augmentation du coût de la vie ne sont que quelques-unes des raisons (…)
- Actualité / Corée , Travailleurs/euses domestiques, Migration, Travail, Protection sociale, Economie des soins, Avenir du travail, Charles KatsidonisLa Corée du Sud connaît un problème en matière de services de soins. Malgré sa position parmi les principales économies mondiales, ce pays d'environ 50 millions d'habitants a également l'un des taux de fécondité les plus bas du monde et une population qui vieillit rapidement. Le fardeau des soins aux enfants et des tâches ménagères — qui, en Corée du Sud, sont assumés de manière disproportionnée par les femmes — ainsi que l'augmentation du coût de la vie ne sont que quelques-unes des raisons pour lesquelles de moins en moins de Sud-Coréennes ont des enfants. Et pour celles qui en ont, la participation des femmes au marché du travail est entravée par de longues heures de travail, des frais de garde d'enfants élevés et le plus important écart de revenus entre les hommes et les femmes de toute l'OCDE. En conséquence, le pays manque de travailleurs pour faire tourner son économie, et notamment d'aides-soignantes pour s'occuper de ses enfants, de ses personnes âgées, de ses malades et de ses personnes en situation de handicap.
Au fil des années, diverses solutions ont été proposées et testées, mais un rapport de la Banque centrale de Corée a suscité l'indignation des syndicats et de la société civile au début de cette année. En effet, il suggérait que la crise des soins de santé du pays pouvait être résolue en faisant venir des travailleurs étrangers et en les payant moins que le salaire minimum de 9.860 wons de l'heure (environ 6,59 euros ou 7,15 dollars US). Même si certains travailleurs migrants en Corée du Sud sont déjà exposés à certains abus, tels que les bas salaires et l'exploitation, l'introduction d'une politique telle que celle suggérée par la Banque de Corée serait en contravention directe avec la Convention 111 de l'Organisation internationale du Travail (OIT), dont la Corée du Sud est signataire. La Convention 111 de l'OIT interdit toute discrimination dans les contrats de travail fondée sur la nationalité, le sexe, l'origine ethnique, la religion et d'autres facteurs.
Le rapport de la Banque de Corée estime que la Corée du Sud connaît actuellement un déficit de 190.000 travailleurs dans le secteur des soins ; déficit qui atteindra 710.000 travailleurs en 2032 et 1,55 million en 2042 si aucune mesure n'est prise.
« Le fardeau des dépenses des services de garde d'enfants et le taux de fécondité sont étroitement liés. […] Par ailleurs, au vu du niveau actuel des technologies de la robotique, un temps considérable s'écoulera avant qu'un robot capable de remplacer substantiellement la main-d'œuvre humaine ne soit introduit sur le marché. Par conséquent, il semble inévitable de faire appel à des travailleurs étrangers dans les emplois du secteur des services de soins », écrit l'équipe chargée de l'analyse de l'emploi à la Banque de Corée dans son rapport de mars 2024 intitulé Measures to Mitigate Staffing Shortages and the Cost Burden in Care Services (Mesures pour atténuer les pénuries de main-d'œuvre et la charge des coûts dans les services de soins).
L'équipe indique en outre que « dans ce sens, le fait que le gouvernement métropolitain de Séoul ait commencé à envisager l'introduction de travailleurs étrangers dans les services de soins par l'intermédiaire de son projet pilote peut être considéré comme un pas en avant significatif. »
Le projet auquel il est fait référence est connu sous le nom de « Foreign Housekeepers Pilot Program » (« Programme pilote pour les aides ménagères étrangères »). Annoncé en septembre dernier par le gouvernement du président Yoon Suk-Yeol, ce projet consiste à inviter 100 aides-soignantes étrangères titulaires d'un visa E-9 (qui permet aux citoyens de 16 pays asiatiques de postuler pour des fonctions dites « non professionnelles ») pour fournir des services de garde d'enfants pour des familles sud-coréennes vivant à Séoul, la capitale. Si les résultats sont positifs, le programme sera étendu à 1.200 travailleurs migrants.
Ce programme pilote de six mois, organisé par le ministère du Travail et géré par le gouvernement métropolitain de Séoul, a commencé le 1er septembre 2024. Dans le cadre de celui-ci, 100 aides-soignantes recrutées directement aux Philippines ont déjà été mises en relation avec plus de 150 familles. Avant le lancement du projet pilote, il avait été annoncé que les aides-soignantes migrantes bénéficieraient d'une formation et d'un hébergement en dortoir.
Dès le départ cependant, les syndicats, tant en Corée du Sud qu'aux Philippines, ont exprimé des inquiétudes. Dans une déclaration commune publiée en juin 2024 (consultée par Equal Times et rapportée par The Korea Times), la Confédération coréenne des syndicats (KCTU) et quatre centrales syndicales nationales des Philippines — la Federation of Free Workers, le KMU (Kilusang Mayo Uno, ou Mouvement du Premier Mai), SENTRO (Sentro ng mga Nagkakaisa at Progresibong Manggagawa ou Centrale des travailleurs unis et progressistes des Philippines) et le Congrès des syndicats des Philippines — ont critiqué le programme, estimant qu'il ne protégeait pas suffisamment les travailleurs.
La déclaration soulignait que « le gouvernement coréen attend des travailleuses qu'elles s'occupent à la fois des soins et du travail domestique, tandis que le gouvernement philippin insiste sur le fait que leur rôle se limite strictement à la prestation de soins. Le programme doit être clairement défini comme un programme de soins uniquement, et cette question doit être résolue avant que le programme ne soit officiellement mis en œuvre ».
La Loi sur l'amélioration de l'emploi des travailleurs domestiques (ou Loi sur les travailleurs domestiques), qui clarifie et élargit les protections fondamentales du travail pour les travailleurs domestiques, est entrée en vigueur en juin 2022. Le même mois, le maire de Séoul, Oh Se-hoon, proposait de faire venir des aides-soignantes étrangères afin d'arrêter ce qu'il a décrit dans un message sur Facebook comme le « signal d'alarme de l'extinction de la population ». M. Oh a souligné que « cela coûte entre 2 millions (1.335 euros ou 1.450 dollars US) et 3 millions (2.003 euros ou 2.175 dollars US) de wons par mois pour embaucher des aides à la garde d'enfants en Corée, alors que les aides domestiques étrangères à Singapour coûtent entre 380.000 (254 euros ou 275 dollars US) et 760.000 (508 euros ou 550 dollars US) wons par mois ».
Le programme de M. Oh visant à introduire des travailleurs étrangers peu coûteux dans les services de garde d'enfants afin de lutter contre la crise des naissances en Corée du Sud a été renforcé en mars 2023 par 11 législateurs, qui ont tenté de modifier la Loi sur les travailleurs domestiques en vue d'exclure l'application du salaire minimum national aux travailleurs étrangers.
Cette tentative a finalement échoué, mais cela n'a pas empêché le président Yoon d'ordonner aux ministères concernés d'examiner activement le projet pilote de M. Oh lors d'une réunion du cabinet en mai 2023. Cette décision a été suivie d'un document de politique en août 2023 qui décrivait des réformes visant à réduire le « fardeau des dépenses » liées aux soins [qui coûtent actuellement aux familles de Séoul environ 15.000 wons, soit environ 10 euros ou 10,88 dollars US de l'heure, ndlr] en coopérant avec le gouvernement métropolitain de Séoul et les agences homologuées.
Bénéficiant de l'approbation du président et du soutien total de l'État, la solution proposée par le maire Oh s'est rapidement concrétisée sous la forme d'un « Programme pilote pour les aides ménagères étrangères », mais les syndicats estiment que ce modèle n'est pas une solution.
« Tout d'abord, le problème est le faible taux de natalité en Corée, le vieillissement de la population et la demande croissante du travail dans le secteur des soins. Néanmoins, alors que le gouvernement s'efforce de fournir davantage de services dans le domaine des soins, de nombreuses personnes affirment que le coût du travail dans ce domaine est trop élevé par foyer. Les décideurs politiques ont donc proposé une solution axée sur la réduction des coûts des soins. Mais je pense que cette approche est problématique : il s'agit de payer les travailleurs le moins possible tout en ignorant les droits et les conditions de travail des aides-soignantes », explique Ryu Mi-kyung, directrice internationale de la KCTU, à Equal Times.
À la mi-septembre, durant les congés liés aux festivités de la mi-automne (la fête traditionnelle de Chuseok) en Corée du Sud, après à peine deux semaines de travail, deux aides-soignantes philippines qui s'étaient installées en Corée du Sud dans le cadre du programme pilote se sont enfuies du logement qui leur avait été assigné à Séoul. Plusieurs articles de presse indiquent qu'elles ont été arrêtées par des agents de l'immigration alors qu'elles occupaient des postes de nettoyage mieux rémunérés dans la ville portuaire de Pusan, dans le sud du pays, et qu'elles ont été expulsées vers les Philippines peu de temps après.
Les emplois dans d'autres secteurs couverts par le visa E-9 (tels que la construction et l'agriculture) sont souvent mieux rémunérés que les emplois dans le secteur des soins. Bing [nom d'emprunt], une aide-soignante philippine de 50 ans, qui vit et travaille à Séoul, explique que la transition entre la vie aux Philippines et le travail en Corée du Sud peut également être difficile.
« Cela a probablement été un choc culturel. Même lorsque je suis arrivée en Corée et que j'ai été embauchée par une famille coréenne, nous ne connaissions rien de nos cultures respectives. Il est donc très difficile de s'adapter en si peu de temps », déclare-t-elle.
Alors que les premières informations indiquaient que les aides-soignantes philippines seraient payées environ 2 millions de wons par mois (1.335 euros ou 1.450 dollars US), le quotidien coréen Hankyoreh indiquait qu'elles recevraient probablement moins d'un million de wons (668 euros ou 725 dollars US) pour leur premier mois de travail complet, car de nombreux employeurs étaient réticents à payer des heures supplémentaires si elles travaillaient pendant les congés de Chuseok en septembre. L'article notait également que ces femmes travaillaient généralement 30 heures par semaine, soit 10 heures de moins que les 40 heures promises par le gouvernement. Leur salaire ne comprend pas les déductions pour le logement, le transport et les autres coûts.
De ce fait, Chae Hyun-il, représentant de l'Assemblée nationale, a déclaré au quotidien qu'« il apparaît que leur salaire et leur traitement sont insuffisants ».
Selon Elsa [nom d'emprunt], ressortissante philippine de 47 ans, qui travaille comme garde d'enfants depuis 13 ans à Séoul, le salaire actuel pour les services de garde d'enfants à domicile varie entre 2,6 millions de wons (1.734,60 euros ou 1.880 dollars US) et 3 millions de wons par mois (2.003 euros ou 2.175 dollars US).
Il y a cinq ans, lorsqu'elle était aide-soignante à domicile en tant que travailleuse migrante sans papiers pour une famille, son salaire était de 2 millions de wons, mais elle explique que les salaires tombent à 1,6 million de wons (environ 1.067,34 euros ou 1.160 dollars US) si l'aide-soignante vit à l'extérieur du foyer et fait la navette pour se rendre au travail.
Les syndicalistes sud-coréens et philippins avaient prévu que des problèmes se poseraient en matière de rétention du travail en raison de trois problèmes sous-jacents au programme pilote : le manque de clarté concernant les différents rôles des services de garde d'enfants et des services ménagers, la faible rémunération des aides-soignantes par rapport aux autres titulaires de visas E-9 et le manque général de transparence entourant le programme et le contrat signé par les travailleurs qui y sont associés.
« L'une de nos inquiétudes concernait le manque de clarté de la description du poste, car nous avons le sentiment qu'il existe un décalage de perception entre les Philippines et la Corée du Sud. La Corée du Sud attend de ces travailleurs qu'ils s'occupent à la fois des soins et du travail domestique, tandis que le gouvernement philippin insiste pour que leur rôle se limite strictement aux soins », explique Joanna Bernice Coronacion, secrétaire générale adjointe du syndicat philippin SENTRO.
« La prestation de soins exige des compétences différentes de celles requises pour le travail domestique. Nous avons estimé que, pour éviter ce problème, le programme devait être clairement défini comme étant réservé à la prestation de soins », explique-t-elle.
Selon le ministère philippin des Travailleurs migrants, son document consultatif sur l'inscription en ligne indique que les candidats doivent être titulaires d'un Caregiving National Certificate (NC) II, mais pas d'un Domestic Work NC II pour les compétences en matière de travaux ménagers. Or, la version sud-coréenne de l'annonce de recrutement du programme pilote mentionne des « activités accessoires et légères de gestion du ménage ».
Au bout du compte, le problème du programme pilote est son approche verticale, qui part du sommet. La politique a été élaborée par un petit groupe de politiciens et d'intérêts particuliers, dont l'agence coréenne de placement de personnel domestique Home Story Saenghwal Co. Ltd. Cette dernière a participé au processus législatif entourant la Loi sur les travailleurs domestiques, en plus d'avoir pris part à l'introduction du Programme pilote pour les aides ménagères étrangères (elle faisait partie des deux agences responsables du recrutement de main-d'œuvre migrante pour ce programme, l'autre étant Hubris Co. Ltd).
Entre les premiers commentaires formulés par le maire de Séoul, M. Oh, en septembre 2022, et le début de la préparation du projet, en décembre 2023, aucune consultation ou discussion publique n'a eu lieu avec des travailleurs migrants philippins ou leurs représentants. Cependant, des discussions avec des représentants d'entreprises, des universitaires et le responsable de l'un des syndicats coréens de travailleurs domestiques (Korean Housework and Care Union) ont bien eu lieu. En outre, Mme Coronacion a déclaré à Equal Times que « la principale préoccupation que nous avons soulevée la dernière fois était le fait que les travailleurs sont tenus à l'écart des médias, ce qui rend difficile pour nous de vérifier leur état ».
Le 15 octobre, le maire de Séoul, M. Oh, a expliqué à l'audit national du Comité de l'administration publique et de la sécurité du Parlement que le projet pilote serait adapté afin de traiter le problème potentiel des absences de travailleurs.
« Nous envisageons un autre type de projet pilote après avoir identifié les avantages et les inconvénients révélés cette année », a déclaré M. Oh. « Nous étudions la possibilité de combiner les types résidentiels [travailleurs domestiques résidant chez l'habitant] comme à Hong Kong et à Singapour, ou d'introduire un système concurrentiel en sélectionnant [des travailleurs] non seulement des Philippines, mais aussi du Cambodge et d'autres pays d'Asie du Sud-Est. »
Cependant, des dizaines de milliers de travailleurs migrants sans papiers vivant en Corée du Sud n'ont actuellement aucune possibilité légale de régularisation et sont confrontés à une exploitation épouvantable, alors qu'ils apportent une contribution précieuse à la société et à l'économie coréennes. « Pourquoi le gouvernement ne donne-t-il pas une chance aux aides-soignantes sans papiers ? » demande Mme Bing. « Certaines de ces personnes sont arrivées ici quand elles étaient jeunes, et leur vie s'est donc déroulée ici, en Corée. Pour ma part, je recommande au gouvernement de permettre à ces travailleurs sans papiers de postuler également au programme, au lieu de faire venir des centaines et des milliers de personnes des Philippines », déclare-t-elle.
Cet article a été produit avec le soutien de la Ford Foundation et est publié sous Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International licence.
24.10.2024 à 05:00
Clément Girardot
Début septembre, Lacha Bakradze, directeur du musée de la littérature de Tbilissi, apprend son limogeage après 14 années en poste, à quelques semaines seulement d'importantes élections législatives qui se tiendront le samedi 26 octobre. Membre de l'opposition, il est sur la liste des candidats de l'alliance électorale pro-occidentale Ertianoba - Natsionaluri Modzraoba (Unité - Mouvement National). Cet historien et critique artistique est le dernier cas d'une longue liste de licenciements (…)
- Actualité / Géorgie, République de, Discrimination, Démocratie, UE, Culture, Arts et divertissements , Société civileDébut septembre, Lacha Bakradze, directeur du musée de la littérature de Tbilissi, apprend son limogeage après 14 années en poste, à quelques semaines seulement d'importantes élections législatives qui se tiendront le samedi 26 octobre. Membre de l'opposition, il est sur la liste des candidats de l'alliance électorale pro-occidentale Ertianoba - Natsionaluri Modzraoba (Unité - Mouvement National). Cet historien et critique artistique est le dernier cas d'une longue liste de licenciements touchant le personnel des institutions culturelles publiques, aussi bien les cadres que les employés.
En mars 2021, la nomination de la ministre de la Justice, Tea Tsouloukiani, à la culture marque une rupture avec une approche, jusque-là, plutôt libérale de la politique culturelle. Elle réplique la stratégie qui lui a permis d'instaurer une loyauté infaillible au sein des institutions judiciaires de Géorgie. « Elle laisse derrière elle une série de licenciements arbitraires de fonctionnaires professionnels qu'elle a remplacés par des fidèles du parti », note alors le site d'informations indépendant civil.ge, citant notamment la somme de 332.172 GEL (environ 122.000 dollars américains) que le ministère de la Justice a dépensé comme compensations pour des licenciements illégaux.
Cette nomination arrive juste après les élections législatives d'octobre 2020, remportées par le parti du Rêve Géorgien, mais marquées par des soupçons de fraude. Depuis 2012, cette formation domine la vie politique de la petite nation caucasienne de 3,7 millions d'habitants, située entre la Turquie et la Russie. Parti plutôt modéré et pro-européen, son fondateur l'oligarque Bidzina Ivanichvili l'oriente ces dernières années vers un populisme ultra-conservateur et pro-russe, prenant comme modèle Viktor Orbán.
De nombreux observateurs comparent les méthodes de Mme Tsouloukiani à celles de la période soviétique. Une des premières manifestations organisée en janvier 2022 demande d'ailleurs la fin des « purges bolchéviques ».
Les premières victimes sont les employés de l'agence de protection du patrimoine, du Musée des Beaux-Arts et du Musée National, où plus de 70 travailleurs sont licenciés. Parmi eux, se trouve Ana Mgeladze, professeure d'anthropologie à l'Université Libre de Tbilissi et alors chercheuse en archéologie et en paléontologie au Musée National. Avant sa mise à pied, elle est soumise à un entretien inquisitoire, seule face à neuf personnes.
« Deux semaines plus tard, je suis dans la liste des personnes virées. Tous les gens visés sont ceux qui ont fait des études supérieures en Europe et qui ont des opinions pro-européennes. Leurs reproches étaient que j'avais une personnalité forte, destructrice, et que j'avais fait une mini-révolution dans l'établissement », affirme Mme Mgeladze qui était dans le viseur de la nouvelle ministre pour son opposition au blocage par les autorités de 13 projets de recherche financés par des fonds européens.
Avec ses collègues, elle crée un syndicat, organise d'innombrables manifestations, apparaît dans les médias. Deux ans plus tard, c'est un sentiment de désillusion qui domine : « La ministre s'est attaquée à la dignité et à la réputation des professionnels. Dans la science, ce qui compte, c'est la stabilité, il faut que tu avances. Depuis trois ans et demi, je n'ai pas le droit de fouiller, je n'ai pas droit d'avoir accès à mes propres collections. Tu te bats encore et encore, tu fais tout ce qui est possible, mais le résultat est très maigre. »
Comme elle, de nombreux chercheurs du musée voient leur carrière brisée et sont dans la quasi-impossibilité de poursuivre leur travail en Géorgie. « Après nous, elle s'est attaquée à d'autres petits îlots démocratiques, aux rares institutions qui se rapprochent des standards internationaux », continue Mme Mgeladze. « Elle nomme aux postes de direction des personnes proches d'elle, mais incompétentes, des gens qui ont travaillé pour le ministère de la Justice ou le système pénitentiaire. »
Le rouleau compresseur continue : théâtre, musique, littérature, opéra,… Un autre cas emblématique est celui du cinéma. Le septième art géorgien commençait pourtant ces dernières années à percer grâce à des œuvres de qualité et une présence régulière dans des grands festivals.
En mars 2022, le directeur de Centre National du Cinéma Géorgien est à son tour licencié pour être remplacé en juin par le directeur adjoint de l'agence nationale pour la prévention de la criminalité, les peines non-privatives de liberté et la probation. Lui-même nomme comme adjoint un présentateur de télévision et propagandiste pro-gouvernement connu pour sa verve anti-occidentale.
En réponse à ces nominations, près de 500 professionnels du cinéma se regroupent et annoncent leur boycott de la seule structure d'aide publique au cinéma du pays. La productrice et réalisatrice Keto Kipiani constate :
« Maintenant, le CNCG soutient seulement des réalisateurs qui sont du côté du pouvoir et dont les contenus ne sont pas critiques. Les films qui reçoivent des financements sont soit des fictions pseudo-patriotiques ou pour les documentaires, des chronologies d'événements, rien de créatif ».
Durant le printemps et l'été 2022, les travailleurs du cinéma organisent de nombreuses actions, dont de grandes manifestations, parfois conjointement avec les employés des musées. « Nous avons créé l'espoir que les gens du cinéma pouvaient s'unir, ce qui était loin d'être assuré », explique la réalisatrice et productrice Nino Gogua.
De réunion en réunion, les participants prennent aussi conscience de la nécessité, au-delà de la lutte contre les pressions politiques, de créer un syndicat pour défendre leurs droits sociaux dans un secteur où les conditions de travail sont très précaires.
« Lorsque vous êtes opprimé en tant que travailleur pendant des années, vous devez vous habituer à un environnement injuste et il devient très difficile de parler d'autre chose », déplore Mme Gogua qui a pris la tête du nouveau syndicat baptisé Cineuniongeorgia.
Fondé en août 2023, celui-ci compte une centaine de membres. Mais son existence est déjà remise en cause par une loi votée en mai 2024 qui oblige les ONGs (dont les syndicats) à se déclarer comme des « agents de l'étranger » si elles reçoivent des financements extérieurs à la Géorgie.
Le gouvernement a imposé cette disposition impopulaire inspirée d'une loi russe similaire après plusieurs semaines d'une mobilisation citoyenne aussi massive qu'inédite. De nombreux artistes sont présents dans les manifestations, aux côtés de citoyens issus de tous les horizons. « La foule était à la fois libre, égalitaire et forte, indépendante de tout parti politique. C'est pourquoi les manifestations ont duré si longtemps », observe le poète Rati Amaglobeli.
Au niveau culturel, après avoir fermé le maigre robinet d'argent public, cette nouvelle loi sur les ONG permettra au gouvernement d'empêcher les artistes indépendants d'accéder à des sources de financement alternatives.
« Nous ne nous sommes pas inscrits dans le nouveau registre pour les ONG. Nous nous attendons donc à recevoir une grosse amende », continue Mme Gogua. « Comme les autres syndicats, je ne sais pas comment nous allons la payer et si nous allons devoir fermer. »
Certaines structures artistiques associatives ont déjà cessé leurs activités, d'autres ont ouvert des bureaux à l'étranger pour continuer à recevoir des financements. C'est le cas du Musée de la photographie et du multimédia. Ouvert en 2019, il se situe dans un ancien bâtiment soviétique désaffecté du centre de Tbilissi réhabilité par mécène.
La nouvelle loi a créé des complications administratives pour cette petite structure, jusque-là gérée par une ONG : « Nous avons été obligés de nous réorganiser. Nous avons créé une nouvelle ONG en Lituanie, dans un environnement légal plus sûr », explique la directrice artistique Nestan Nijaradze, qui s'inquiète aussi d'un retour possible de la censure avec l'adoption le 17 septembre par le parlement d'une loi interdisant la « propagande LGBT », une mesure liberticide elle aussi inspirée de Russie.
« Après les LGBT, ils s'attaqueront à d'autres groupes. Nous avons réussi à construire une organisation qui est très active dans le soutien à des communautés diverses et variées. Avec ces lois, ils veulent nous empêcher de continuer notre action », affirme Mme Nijaradze dont l'espace accueille en ce moment une exposition collective dédiée aux périphéries de l'Europe.
Les élections du 26 octobre s'annoncent serrées. En cas de victoire du Rêve Géorgien, de nombreux acteurs du secteur culturel craignent un durcissement de la politique répressive. Les purges et les pressions devraient alors s'élargir pour toucher plus largement le monde universitaire, les médias indépendants et toutes les organisations liées aux partis d'opposition.
« Si le Rêve Géorgien reste au pouvoir, j'ai 100 % de chances de perdre mon travail dans une université privée. Je n'ai pas envie d'abandonner mon pays, mais je serais alors peut-être obligée de partir », affirme la paléontologue Ana Mgeladze. De nombreux artistes envisagent aussi cette possibilité, mais, en attendant le 26 octobre, un calme troublant règne dans les rues de Tbilissi où d'innombrables affiches électorales viennent rappeler l'enjeu à venir.
22.10.2024 à 14:24
22.10.2024 à 08:33
Les prescriptions orthodoxes pour la reprise économique, la croissance et la création d'emplois nous ont, dans bien des cas, desservis, a fortiori en Afrique. Nous assistons à une polycrise mondiale – du changement climatique aux inégalités, en passant par les déplacements de main-d'œuvre dus à l'automatisation et à l'intelligence artificielle. Il est nécessaire donc de repenser radicalement nos structures économiques.
La croissance ne doit pas se limiter à l'augmentation du produit (…)
Les prescriptions orthodoxes pour la reprise économique, la croissance et la création d'emplois nous ont, dans bien des cas, desservis, a fortiori en Afrique. Nous assistons à une polycrise mondiale – du changement climatique aux inégalités, en passant par les déplacements de main-d'œuvre dus à l'automatisation et à l'intelligence artificielle. Il est nécessaire donc de repenser radicalement nos structures économiques.
La croissance ne doit pas se limiter à l'augmentation du produit intérieur brut (PIB) d'une nation ; elle doit garantir que tous les segments de la population, en particulier les personnes marginalisées, participent activement au progrès économique et en bénéficient. Elles incluent les femmes, les jeunes, les personnes en situation de handicap, les communautés rurales et les travailleurs de l'économie informelle. Pour l'Afrique, un continent confronté à de nombreux défis économiques, sociaux et environnementaux mais qui regorge également de potentiel, la croissance inclusive constitue un impératif.
La clé de la réussite pour l'avenir de l'Afrique ne réside pas dans la poursuite de modèles économiques axés sur le profit, mais dans la promotion d'un système qui englobe la justice sociale, la distribution équitable des ressources et un développement centré sur l'être humain.
D'un point de vue historique, la dépendance conventionnelle à l'égard de la croissance économique comme principale mesure du progrès a conduit à une interprétation étroite et incomplète du développement en Afrique. La croissance du PIB, en tant qu'étalon de succès, n'a jamais suffi à rendre compte de toute la complexité de ce qui constitue un développement global. Si la croissance du PIB peut refléter l'augmentation de la production et de la richesse nationales, elle offre un instantané superficiel qui fait abstraction d'enjeux plus fondamentaux tels que l'inégalité, la justice sociale et la durabilité environnementale. Une telle approche orthodoxe, héritée des structures économiques coloniales et soutenue par les politiques néolibérales, privilégie la croissance extractive et la maximisation des profits au détriment du bien-être d'une majorité de la population. Et c'est aussi pourquoi les cadres économiques en Afrique n'ont pas réussi à répondre aux besoins réels des populations.
La dépendance du continent africain à l'égard de la seule croissance du PIB a produit une vision faussée du progrès. Au fil des ans, si certaines économies africaines ont affiché des taux de croissance impressionnants, cela ne s'est pas traduit par des améliorations significatives dans la vie des citoyens ordinaires.
Les fruits de la croissance sont restés concentrés entre les mains d'un petit nombre, tandis que de larges pans de la population continuent de vivoter sous le seuil de la pauvreté. En Afrique subsaharienne, 433 millions de personnes vivent encore dans l'extrême pauvreté, malgré des périodes de croissance du PIB. Les élites urbaines, les entreprises étrangères et les industries extractives ont, de fait, souvent été les principaux bénéficiaires, laissant à la traîne les communautés rurales, les travailleurs informels, les femmes et les jeunes, notamment. Cette répartition inégale des richesses est une conséquence directe de la focalisation étroite sur le PIB en tant que mesure du développement.
Que la croissance du PIB ne soit pas parvenue à combler le gouffre des inégalités est particulièrement évident dans l'économie informelle, qui occupe une part importante de la main-d'œuvre africaine. Cette économie informelle, où travaillent la plupart des groupes marginalisés, n'est guère prise en compte dans les modèles de croissance traditionnels. Les politiques économiques qui donnent la priorité aux secteurs formels – tels que l'exploitation minière, les infrastructures et l'agriculture à grande échelle – manquent l'occasion de développer et de soutenir l'économie informelle, où travaille la majorité des Africains, en particulier les femmes et les jeunes. La croissance enregistrée dans les secteurs formels ne ruisselle pas jusqu'à ces travailleurs informels, qui restent exclus des protections sociales, des services financiers et des avantages de l'emploi formel. Par conséquent, même si le PIB croît, la réalité sur le terrain pour la majorité de la population reste inchangée.
Qui plus est, à se focaliser sur la seule croissance économique, on tend à ignorer les dimensions sociales et environnementales du développement. En Afrique, les industries extractives, minières et pétrolières notamment, ont stimulé la croissance du PIB, mais ont aussi provoqué une dégradation environnementale importante, entraînant le déplacement de communautés et la destruction d'écosystèmes et compromettant la durabilité à long terme. Cette situation crée un paradoxe, à savoir que la croissance économique est atteinte, mais au détriment de l'environnement et des générations futures. La dégradation environnementale causée par ces industries est de fait rarement reflétée dans les indicateurs du PIB, qui ne mesurent que la production sans tenir compte de l'épuisement des ressources naturelles ou des coûts sociaux encourus.
Par ailleurs, les modèles axés sur le PIB tendent à ne pas tenir compte de la dimension sociale. Les femmes, les jeunes et les personnes en situation de handicap contribuent souvent de manière significative à leurs communautés et à leurs économies, en particulier dans le secteur informel. Or, leur travail reste sous-évalué et peu visible dans les indicateurs traditionnels. Ainsi, les femmes représentent une grande partie de la main-d'œuvre agricole, mais se voient souvent refuser la propriété foncière, l'accès au financement et une rémunération équitable. Les jeunes, bien qu'ils constituent le groupe démographique le plus important en Afrique, sont confrontés à des niveaux élevés de chômage et de sous-emploi, même dans les pays qui enregistrent une croissance économique. Ces réalités mettent en évidence le décalage qui existe entre la croissance du PIB et tout progrès social tangible. L'augmentation du PIB n'est pas forcément synonyme d'amélioration du niveau de vie, de réduction des inégalités ou d'une plus grande inclusion sociale.
« Lorsque la croissance est véritablement inclusive, le développement en est l'aboutissement naturel »
La croissance inclusive, en revanche, nécessite une approche multidimensionnelle qui tienne compte de la corrélation entre les facteurs économiques, sociaux et environnementaux. Elle exige des politiques qui non seulement stimulent la croissance économique, mais s'attaquent en même temps aux enjeux de l'équité, de l'inclusion et de la durabilité. Lorsque le PIB par habitant augmente mais que les inégalités se creusent considérablement, l'on assiste à une régression pour toutes les communautés, ce qui n'est pas soutenable.
La croissance inclusive n'est pas juste une autre façon de désigner le développement économique. Il s'agit d'une croissance qui conduit réellement au développement. La croissance inclusive est davantage axée sur le processus de croissance et ses résultats (avantages partagés) plutôt que sur la seule production. La croissance inclusive, telle que définie dans les objectifs de développement durable (ODD), associe croissance et aspects sociaux, où l'accent est mis sur la nécessité de partager la croissance économique avec les plus pauvres. Lorsque la croissance est véritablement inclusive, le développement en est l'aboutissement naturel. De ce fait, les indices de développement humain qui prennent en compte l'éducation, la santé et la qualité de vie offrent une mesure plus holistique du progrès.
Ces indicateurs reflètent mieux les réalités vécues par les personnes, en particulier les personnes marginalisées, et donnent une image plus claire de la manière dont le développement progresse au niveau de la société. En se basant sur ces indicateurs plus larges, les gouvernements africains seront à même d'élaborer des politiques qui favorisent non seulement la production économique, mais aussi le bien-être social et la durabilité environnementale. Par ailleurs, l'accent mis sur la croissance du PIB comme étalon de la réussite a souvent empêché les gouvernements africains de prendre la pleine mesure du potentiel des modèles de croissance alternatifs, axés sur un développement inclusif et équitable. Des initiatives populaires menées à l'échelle locale dans les domaines de l'agriculture, des énergies renouvelables et du secteur informel, par exemple, ont démontré un réel potentiel de création d'emplois et de développement durable. Pourtant, ces secteurs restent sous-financés et sont insuffisamment valorisés dans le cadre des politiques économiques qui donnent la priorité aux industries formelles à forte intensité de capital. Faute d'investissements dans ces secteurs, des opportunités de croissance inclusive sont manquées, ce qui ne fait que perpétuer le cycle de l'inégalité.
Une partie essentielle de la solution consiste à repenser la manière dont nous évaluons les diverses économies de l'Afrique et dont nous y investissons. Pour que la croissance soit inclusive, il faut dépasser l'objectif traditionnel du PIB au profit de politiques qui favorisent la justice sociale, une répartition équitable des ressources et le développement durable.
Cela signifie qu'il faille investir dans l'économie informelle, où travaille la majorité de la population, et créer des systèmes financiers accessibles aux groupes marginalisés, tels que banques coopératives et systèmes de prêts communautaires. Ces investissements devront faire passer les bénéfices sociaux avant les gains financiers à court terme, afin de garantir que les avantages de la croissance soient largement partagés. Les gouvernements africains devront en outre adopter des modèles de croissance verte qui concilient le progrès économique et la durabilité environnementale. L'investissement dans les énergies et les procédés agricoles renouvelables ainsi que dans d'autres industries durables est susceptible de contribuer à la création d'emplois tout en protégeant les ressources naturelles et en s'attaquant aux problèmes environnementaux du continent. Les stratégies de croissance verte, conjuguées à des politiques de soutien à l'économie informelle, peuvent ouvrir la voie à un développement inclusif qui profite à tous les Africains, et pas seulement à une minorité nantie.
La dépendance traditionnelle à la croissance du PIB comme principal indicateur de mesure du développement a freiné les gouvernements africains dans leur quête d'un véritable progrès. En se focalisant étroitement sur la production économique, cette approche orthodoxe n'a pas tenu compte des dimensions sociales, économiques et environnementales plus profondes qui sont cruciales pour un développement global. Trois indicateurs de santé économique, au-delà du PIB, doivent être pris en considération dans la formulation des politiques et le plaidoyer. L'indice de développement humain, qui se concentre sur les personnes et les capacités, l'indice du vivre mieux, qui se concentre sur le bien-être des personnes, et l'indicateur de progrès véritable, qui concerne les compromis coûts-avantages de la croissance économique.
Une approche plus inclusive et plus équitable de la croissance est donc nécessaire – qui reconnaisse les contributions de tous les segments de la société, valorise la durabilité et donne la priorité au bien-être humain. Ce n'est qu'en dépassant le cadre du PIB que les gouvernements africains pourront commencer à mettre en place des politiques conduisant à un développement véritable et durable, où chaque citoyen, indépendamment de ses origines ou de son statut, aura la possibilité de s'épanouir. Nous devons rejeter le modèle de « croissance à tout prix » qui a échoué sur notre continent. Au lieu de cela, nous devons donner la priorité à une économie centrée sur les personnes, qui favorise un développement régénérateur – en créant des emplois dans des industries qui restaurent plutôt qu'elles n'épuisent nos ressources naturelles et humaines.
18.10.2024 à 06:58
Alors que les températures autour du centre de distribution d'Amazon à Manesar, dans le nord de l'Inde, frôlaient les 45 degrés au début de l'été, Priyanka [nom d'emprunt] se souvient comment les responsables de la société ont réuni les travailleurs pour leur faire prêter serment de ne pas interrompre leur travail pour aller aux toilettes ou boire de l'eau, et ce, afin d'atteindre un objectif donné de production.
« Personne n'a refusé de prêter serment », explique-t-elle à Equal Times par (…)
Alors que les températures autour du centre de distribution d'Amazon à Manesar, dans le nord de l'Inde, frôlaient les 45 degrés au début de l'été, Priyanka [nom d'emprunt] se souvient comment les responsables de la société ont réuni les travailleurs pour leur faire prêter serment de ne pas interrompre leur travail pour aller aux toilettes ou boire de l'eau, et ce, afin d'atteindre un objectif donné de production.
« Personne n'a refusé de prêter serment », explique-t-elle à Equal Times par téléphone depuis Manesar. « Les travailleurs avaient peur de perdre leur emploi s'ils ne suivaient pas les injonctions des responsables. Ils sont soumis à une forte pression financière et ne comprennent pas que la société n'a pas le droit d'agir de la sorte ».
Priyanka explique qu'elle est tenue de déplacer et ranger 150 articles par heure, 10 heures par jour, sous peine d'être licenciée si elle baisse le rythme. Certains articles étant très lourds, le travail en est non seulement douloureux, mais aussi éreintant.
Ce jour-là, le 16 mai 2024, les températures locales étaient tellement élevées que des oiseaux tombaient littéralement du ciel. Et pourtant, « des responsables nous suivaient, surveillaient la liste [des articles à trier], alors nous nous sommes juste concentrés sur notre travail », déclare-t-elle. « Ils nous criaient dessus en nous poussant à en faire toujours plus, mais il faisait tellement chaud qu'il nous était difficile de faire quoi que ce soit ».
Sunniye, une employée de la zone de chargement de l'usine, explique que la chaleur était « si forte qu'il fallait se couvrir de vêtements pour éviter de brûler au soleil, mais cela voulait dire que les travailleurs transpiraient, étaient déshydratés et souffraient d'épuisement ».
Priyanka raconte qu'au cours des deux années qu'elle a passées dans l'entrepôt, une vingtaine de travailleurs se sont effondrés sur le sol et ont été envoyés à l'hôpital du fait qu'ils travaillaient dans une telle chaleur. Ces travailleurs (et les collègues qui les accompagnent à l'hôpital) voient leur salaire être réduit de façon régulière.
Un porte-parole d'Amazon India, qui a demandé à ne pas être nommé, a déclaré à Equal Times que l'entreprise se conformait à toutes les lois et réglementations et offrait à ses employés « un salaire compétitif, des conditions de travail confortables et une infrastructure spécialement conçue ». D'après lui, Amazon avait mis en place des mesures de refroidissement et de surveillance de la chaleur dans tous ses bâtiments, et avait également assuré « un approvisionnement plus que suffisant en eau froide et en boissons hydratantes, ainsi que des pauses régulières dans un environnement plus frais ».
Interrogé sur les événements du 16 mai, le représentant de l'entreprise a déclaré qu'Amazon avait « mené une enquête détaillée, trouvé un incident isolé de mauvais jugement de la part d'un individu qui était totalement inacceptable et contraire à [leurs] politiques, et pris des mesures disciplinaires ».
Cependant, le responsable n'a pas répondu à des questions spécifiques sur l'usine de Manesar – comme le serment que les travailleurs disent avoir été forcés de prêter ou les 20 travailleurs qui y auraient été hospitalisés depuis 2022 – et a également refusé de répondre aux questions sur la politique de l'entreprise telles que les contrats de travail à court terme, le contournement des limites du salaire minimum ou la question de savoir si l'entreprise met les syndicalistes sur liste noire.
Les deux travailleuses, âgées d'une vingtaine d'années, ont accepté de parler à Equal Times sous couvert d'anonymat, car elles craignaient de subir des représailles. Leur travail et celui de milliers de personnes a contribué à faire de Jeff Bezos, le PDG d'Amazon, le deuxième homme le plus riche du monde, avec une fortune estimée à plus de 200 milliards de dollars (183,78 milliards d'euros).
Ce n'est pas la première fois que ce mastodonte de la technologie se heurte au droit du travail indien en utilisant un modèle de travail très critiqué d'extraction et d'exploitation qu'il reproduit dans le monde entier.
En Inde, les travailleurs d'Amazon sont fréquemment embauchés sur la base de contrats à court terme — d'un, trois ou onze mois — soit moins que le délai d'un an nécessaire pour bénéficier des avantages sociaux prévus par la loi, indique Dharmendra Kumar, président de l'Association des travailleurs d'Amazon Inde, membre d'UNI Global Union. À la fin d'un contrat de 11 mois, « ils vous licencient puis vous réembauchent », explique-t-il.
Amazon exploite également certaines « zones grises » juridiques pour obliger les employés à travailler 50 heures au lieu de 48, en comptabilisant les pauses déjeuner comme du temps non travaillé.
Par ailleurs, « pour éviter de payer plus que des salaires de misère, ils choisissent des emplacements [pour leurs entrepôts] où le salaire minimum est très bas », poursuit-il. « À Delhi, le salaire minimum des travailleurs avoisine les 200 euros par mois (217,62 dollars US). Mais à 10 minutes en voiture de Delhi, il n'est que de 100 à 110 euros (108,81 à 119,69 dollars US), et c'est donc là qu'ils s'installent. Le travailleur moyen n'a pas les moyens de vivre à Delhi ».
Presque tous les employés d'Amazon sont embauchés par l'intermédiaire de ce que M. Kumar appelle des « fournisseurs tiers », une manœuvre qui permet d'externaliser les coûts de mise en conformité et les responsabilités juridiques. Et quand l'entreprise découvre qu'un travailleur a adhéré à un syndicat, « elle trouve toujours un moyen de l'inscrire sur une liste noire afin qu'il ne puisse plus continuer à travailler pour eux », explique M. Kumar à Equal Times.
Pourtant, Priyanka soutient qu'environ 200 travailleurs de l'usine de Manesar (sur un effectif compris entre 1.300 et 1.800 personnes) ont désormais rejoint le syndicat.
Leur lutte a été mise en lumière le mois dernier avec le lancement d'un nouveau projet de recherche dirigé par la Confédération syndicale internationale [voir Ces entreprises qui menacent la démocratie), qui analyse les pratiques antidémocratiques employées par Amazon et six autres sociétés transnationales : Tesla, Meta, ExxonMobil, Blackstone, Vanguard et Glencore.
« Leur combat est une lutte pour l'argent et le pouvoir », déclare Atle Høie, secrétaire général d'IndustriAll Global Union. « Bon nombre des plus grandes multinationales sont aujourd'hui plus puissantes financièrement que de nombreux gouvernements et elles usent de leur influence pour obtenir des lois qui favorisent leur quête de contrôle. Virtuellement aucun pays n'a mis en place de politiques susceptibles de modifier cette tendance et la réaction des syndicats et de la société civile demeure insuffisante jusqu'à présent. »
Outre les tactiques traditionnelles visant à écraser les syndicats et à priver les travailleurs du droit à la syndicalisation et à la négociation collective, ces sept entreprises « dépensent des sommes considérables et exercent une pression intense sur les gouvernements par le biais du lobbying en vue de faire adopter des politiques impopulaires auprès de la majorité des électeurs », déclare Todd Brogan, directeur des campagnes de la CSI.
Le rapport révèle que les efforts d'influence des entreprises ne se bornent pas à établir des contacts officieux avec des fonctionnaires, mais qu'elles vont jusqu'à financer des mouvements politiques d'extrême droite et des groupes qui tentent de ralentir ou d'empêcher l'adoption de mesures climatiques.
À ce titre, le combat des travailleurs indiens d'Amazon était « au cœur du débat », explique M. Brogan. « En général, les politiciens et les institutions mondiales se contentent de belles paroles à l'égard de personnes comme ces travailleurs d'Amazon, tout en donnant le pouvoir aux sociétés transnationales. Nous estimons qu'il faudrait inverser les rôles ».
Au cours des trois prochains mois, une occasion de réécrire ces rôles s'ouvrira grâce à une série de réunions institutionnelles de haut niveau et de conférences mondiales qui se tiendront à travers le monde.
Les acteurs en présence iront du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale au sommet sur le climat COP29 en Azerbaïdjan et, peut-être plus important encore, aux négociations de la mi-décembre au sein du groupe de travail intergouvernemental des Nations unies en vue d'un traité contraignant obligeant les sociétés transnationales à respecter les droits humains.
À ce jour, les négociations « traînent depuis 2014, car les États n'en font pas une priorité et ne les prennent pas au sérieux », estime M. Brogan. Mais la pression monte à mesure que les prochaines élections américaines focalisent les esprits.
M. Høie déclare à Equal Times : « Nous avons besoin d'une prise de conscience de la part des gouvernements importants au niveau mondial. Si Donald Trump est élu aux États-Unis, c'est un signal clair que le pouvoir des entreprises va s'accroître et que la spirale va se poursuivre. Les syndicats devront trouver un moyen d'inciter les travailleurs à adhérer et à recréer une force positive suffisamment puissante pour infléchir la tendance. »
Il poursuit : « Il y a des signes indiquant que cela se produit même aux États-Unis, mais c'est loin d'être suffisant. Les syndicats devront se concentrer sur l'organisation, sur la conclusion d'accords juridiquement contraignants avec les grandes entreprises et sur l'inclusion de droits syndicaux exécutoires dans les accords commerciaux internationaux. »
Les nouvelles initiatives législatives de la Commission européenne sur la durabilité des entreprises et le devoir de vigilance et sur les travailleurs des plateformes pourraient, si elles sont utilisées de manière constructive, « ouvrir la voie à une meilleure mise en œuvre des droits syndicaux fondamentaux », déclare M. Høie. Autrement, « il ne s'agira que d'une nouvelle vague de rapports d'entreprise sans effet ».
La directive de l'UE sur le devoir de vigilance des entreprises oblige celles-ci à vérifier que leurs chaînes d'approvisionnement ne sont pas entachées de violations des droits humains et de l'environnement, tandis que la directive sur les travailleurs des plateformes interdit que ces travailleurs soient classés comme « indépendants » ou licenciés par des algorithmes informatiques.
M. Brogan considère que ces lois sont « un pas dans la bonne direction », mais il estime néanmoins qu'elles sont insuffisantes pour permettre la transformation globale qui s'impose et qui n'a actuellement « pas de véritable champion ». Il en identifie la raison (à l'échelle mondiale) comme étant « l'influence indue et non démocratique des entreprises. »
L'UE n'a pas immédiatement répondu aux demandes de commentaires sur sa position dans les négociations de l'ONU en vue d'un accord exécutoire pour lutter contre l'injustice des entreprises. Mais le désir ardent de disposer d'un traité juridiquement contraignant s'est clairement manifesté lors d'un séminaire en ligne organisé à l'occasion de la publication du rapport de la CSI le mois dernier, au cours duquel les intervenants ont tous réclamé des mesures.
David Adler, coordinateur de l'Internationale Progressiste et ancien conseiller du sénateur démocrate des États-Unis Bernie Sanders et de l'ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis, a appelé à une réflexion stratégique afin de transformer en campagnes les articles de presse sur les pratiques d'entreprise douteuses.
« Ne rejetez pas la faute sur les décideurs politiques », a-t-il déclaré lors du webinaire. « Ils échouent encore et encore et tout ce qu'ils peuvent faire, c'est nous décevoir, mais nous devons veiller à être tactiques et lucides quant aux violations spécifiques [des droits humains par les entreprises] d'un point de vue juridique et établir que cela doit être la base d'une riposte commune et coordonnée de la part de nos membres. »
15.10.2024 à 05:00
Léo Roussel
Linda Hardman commençait à trouver le temps long. Aide-soignante en maison de retraite depuis plus de 20 ans, jamais elle n'avait connu d'avancées aussi importantes que lors des deux dernières années pour ses conditions de travail.
Hausses de salaires et reconnaissance d'une profession « sous-évaluée » par les plus hautes instances australiennes, telles sont ces avancées. Le ciel semble enfin s'éclaircir pour Linda, et pour l'ensemble de sa profession, après des années de lutte. « [Par le (…)
Linda Hardman commençait à trouver le temps long. Aide-soignante en maison de retraite depuis plus de 20 ans, jamais elle n'avait connu d'avancées aussi importantes que lors des deux dernières années pour ses conditions de travail.
Hausses de salaires et reconnaissance d'une profession « sous-évaluée » par les plus hautes instances australiennes, telles sont ces avancées. Le ciel semble enfin s'éclaircir pour Linda, et pour l'ensemble de sa profession, après des années de lutte. « [Par le passé], on a bien eu les augmentations habituelles obtenues par des négociations avec les entreprises, mais on a toujours été sous-payées », indique-t-elle.
Mais en mars dernier, la Fair Work Commission, tribunal chargé des relations de travail en Australie, a pris une décision historique pour les aides-soignantes et autres travailleuses en maison de retraite ou à domicile. Reconnaissant une « sous-évaluation » de l'ensemble des métiers du secteur, le régulateur ordonnait ainsi une augmentation des salaires de base, allant jusqu'à 28,5%. Une hausse prenant en compte une augmentation de 15% déjà annoncée fin 2022 par le gouvernement australien.
Une victoire pour les différents syndicats ayant porté l'affaire devant la Fair Work Commission, le Health Services Union (HSU) et la Nurses and Midwives Federation Association (NMFA), mais surtout pour les nombreuses employées de ce secteur essentiellement féminin.
Il faut dire que ces dernières années, la situation était devenue invivable. Entre la pandémie de Covid-19, la hausse du coût de la vie en Australie, et des conditions de travail grandement détériorées, Linda accueille les décisions de la Fair Work Commission et du gouvernement avec joie.
« Je vis seule, je suis veuve, j'ai trois enfants adultes et cinq petits-enfants, je suis locataire… Ajoutez à cela l'augmentation du coût de la vie… Quand je vais recevoir cette augmentation, ça va améliorer ma qualité de vie, c'est certain », affirme l'aide-soignante. En Australie, l'inflation a atteint 7,8% à son pic en décembre 2022. Et les grandes villes du pays ont été frappées par une importante crise du logement. La région de l'Illawarra, au sud de Sydney, où habite Linda, n'a pas été épargnée.
« J'ai eu deux hausses de loyer successives. Avec ça vous faites des calculs, vous êtes obligée de faire attention… L'augmentation des salaires va rendre les choses un peu différentes », explique celle déléguée syndicale, qui doit prendre sa retraite dans trois ans.
Aussi loin qu'elle se souvienne, Jocelyn Hofman ne se rappelle pas, elle non plus, d'avoir déjà obtenu une victoire aussi significative. Elle se bat pourtant depuis de longues années pour l'obtention de meilleures conditions de travail avec le New South Wales Nurses and Midwives Association (NSWNMA), le principal syndicat des infirmières et des aides-soignantes dans l'état de Nouvelle-Galles du Sud.
Cette infirmière qualifiée, originaire des Philippines, travaille depuis 1987 dans le secteur de l'aide aux personnes âgées. Et lorsqu'on lui demande si elle a déjà obtenu une telle augmentation au cours de ses 37 ans de carrière, elle laisse échapper un rire accusateur : « Mon Dieu, non, rien d'aussi correct ! »
Elle aussi salue les récentes décisions. « Nous n'étions plus en mesure de faire face aux dépenses de la vie », reconnaît-elle. Mais elle le sait très bien, ces augmentations de salaire ne suffiront pas. « En réalité, c'est une rectification. Parce qu'on était payées 10 à 15 % de moins que dans le secteur public de la santé », tempère Jocelyn Hofman. Membre du conseil du syndicat en Nouvelle-Galles du Sud, elle affirme que cette victoire est loin d'être une finalité : « C'est un début ».
Car le secteur est abîmé, mis à mal depuis de trop nombreuses années, racontent les différentes personnes interrogées. Depuis 1997, et la dérégulation décidée par les politiciens conservateurs, alors au pouvoir, le soin aux personnes âgées est tombé entre les mains du privé.
« L'un des grands problèmes, c'est que nous nous appuyons sur un marché privé et sur des institutions à but lucratif pour fournir des soins aux personnes âgées, en vertu de ce fantasme néolibéral selon lequel la concurrence produit des soins de qualité », dénonce Sara Charlesworth, professeure émérite à l'Institut royal de technologie de Melbourne. Ces dernières années, ses recherches ont porté sur les inégalités de genre dans l'emploi, et sur la faible rémunération des secteurs féminisés sur le marché du travail.
Elle a suivi de très près la situation des travailleuses du secteur du soin aux personnes âgées, et est intervenue à plusieurs reprises devant les juridictions australiennes pour apporter son expertise sur le sujet.
D'abord lors d'une Commission royale d'enquête, lancée par le gouvernement du Premier ministre conservateur Scott Morrison en 2018, à la suite de révélations faisant état de négligences et d'abus au sein du système de soin aux personnes âgées. Puis, plus récemment, devant la Fair Work Commission.
« J'ai apporté des preuves sur le fait que le travail auprès des personnes âgées est profondément sous-évalué et sous-payé, et que les conditions sont moins bonnes que dans de nombreux autres secteurs majoritairement féminins. »
Un secteur professionnel sous-évalué en dépit de son caractère essentiel, et qui reflète, comme l'a reconnu la Fair Work Commission, une question d'inégalité de genre. « Pour faire simple, c'est parce que le travail des soins est assimilé à un travail que les femmes devraient supposément faire gratuitement », détaille Sara Charlesworth. « Pendant longtemps, nous avons supposé qu'elles le faisaient par bonté d'âme, parce qu'elles aimaient les personnes âgées. Qu'elles avaient grandi en étant naturellement imprégnées de qualités humaines. Les employeurs considéraient qu'elles avaient tout simplement des qualités, et non des compétences ».
Alors devant les instances juridiques australiennes, au moment de justifier la réclamation de meilleurs salaires, Jocelyn et Linda ont dû détailler les réalités d'un métier complexe, usant, et pour lequel des compétences spécifiques sont requises. Toutes deux ont été appelées à témoigner devant la Fair Work Commission.
« C'est un travail très complexe. C'est très physique et parfois très éprouvant mentalement parce qu'il faut vraiment être capable de s'adapter. Toutes les gardes sont différentes : quelqu'un peut avoir une attaque ou faire une chute... », rappelle Linda, qui s'estime « honorée » d'avoir pu représenter sa profession devant la commission.
Au-delà des témoignages de Jocelyn, Linda et Sara, ces dernières années ont aussi permis à la profession de sortir de l'invisibilité. Du côté de l'Australian Nursing & Midwifery Federation, organisme national qui chapeaute les antennes syndicales dans les différents états, on a observé une mise en lumière de la « valeur des infirmières et des aides-soignantes » lors de la pandémie de Covid-19. « Il y a eu un important soutien de la société », reconnaît Julie Reeves, infirmière employée parmi la direction du syndicat national.
« On a montré à quel point nous étions résilientes », reprend Jocelyn Hofman. « Nous avons continué à prendre soin de nos résidents, même si c'était effrayant à l'époque, parce que nous ne savions pas ce qui se passait. C'est ironique qu'il ait fallu une pandémie pour que les autorités réalisent à quel point notre secteur est important. »
Pour Lloyd Williams, secrétaire national du Health Services Union, la décision de la Fair Work Commission concernant l'augmentation des salaires est une compensation minimale, qui salue cependant, enfin, l'importance du secteur du soin aux personnes âgées.
« Le dossier sur la valeur du travail porté par le HSU a été un moment décisif. Plus qu'une simple augmentation de salaire, il s'agissait de reconnaître la contribution inestimable des travailleurs de ce secteur, qui sont depuis longtemps les héros invisibles de notre nation. »
Mais pour les différents acteurs du secteur interrogés, le chemin vers une reconnaissance juste reste encore long. D'abord, parce que les hausses des salaires ont été échelonnées par le gouvernement, et ne seront pas entièrement perçues par les employées du secteur avant 2025. « Les augmentations vont être perçues en ce mois d'octobre, et en janvier prochain », explique Lori-Ann Sharp, secrétaire-adjointe nationale de l'Australian Nursing & Midwifery Federation, jointe par téléphone.
D'autre part, l'augmentation allant jusqu'à 28,5%, dépendant du niveau de diplôme et de l'expérience des employées, ne concerne pas l'ensemble du personnel. Seules les aides-soignantes et le personnel des maisons de retraite sont concernés.
« À l'heure où nous parlons, les infirmières qualifiées [les ‘registered nurses', celles habilitées à délivrer davantage de soins et de traitements, et auxquelles les aides-soignantes doivent se référer, ndlr] attendent la confirmation d'une autre augmentation de 15% », précise Lori-Ann Sharp.
L'échelonnage de la hausse de salaire est cependant presque un détail pour Linda, soulagée, enfin, de voir la pression des coûts du quotidien être allégée. « On l'aura d'ici peu. Ça nous inspire, et ça nous aide à garder espoir. »
De l'espoir. C'est bien cela dont il est question avec la décision de la Fair Work Commission. L'espoir, enfin, de voir les autorités agir au sujet des pressions grandissantes sur le secteur.
Avec de meilleurs salaires, les employées espèrent notamment que celui-ci va attirer davantage de main d'œuvre. « Notre plus gros problème, c'est le manque de personnel », poursuit Linda. « Si vous n'en avez pas assez, vous ne pouvez pas fournir des soins d'aussi bonne qualité que vous le souhaitez. »
Jocelyn, qui travaille comme infirmière qualifiée dans une maison de retraite de l'ouest de Sydney, confie avoir souvent 80 résidents sous sa surveillance lorsqu'elle travaille de nuit. « On a une aide-soignante pour environ 20 résidents », ajoute celle qui se retrouve alors la seule habilitée pour prodiguer des soins avancés.
Comme rapporté sur la plateforme agedcarewatch, mise en place par les principaux syndicats, et qui fonctionne comme un cahier de plaintes des travailleuses du secteur, de nombreuses aides-soignantes dénoncent l'absence d'infirmières qualifiées lors de leurs heures de garde.
« Le soin aux personnes âgées devrait être un droit humain, et non une question financière », s'indigne Jocelyn Hofman. « C'est pourquoi j'ai commencé à me battre pour que l'on ait des infirmières qualifiées 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 dans les maisons de retraite. L'état de nos résidents peut se détériorer à tout moment. »
Selon la professeure Sara Charlesworth, les premières augmentations de salaire ont permis d'observer de premiers effets positifs. « Les pénuries de personnel sont une réalité. Mais après la première augmentation salariale de 15 %, la rétention et le recrutement se sont améliorés », explique-t-elle, dénonçant cependant le manque d'action des prestataires privés de soins aux personnes âgées pour « s'attaquer à l'éléphant dans la pièce ». « Ils pourraient commencer par offrir des emplois à temps plein plutôt que de se reposer sur des contrats à temps partiel et de courte durée », estime la professeure.
Le gouvernement australien semble, de son côté, décidé à faire bouger les lignes. En 2022, les travaillistes s'étaient fait élire en promettant de réformer largement le système de soin aux personnes âgées, promettant de meilleurs salaires pour les travailleuses du secteur, mais aussi d'augmenter les effectifs afin de permettre à chaque résident de bénéficier de davantage de temps de prise en charge par les aides-soignantes et infirmières.
Le 12 septembre 2024, le gouvernement du Premier ministre Anthony Albanese a présenté un projet de loi en ce sens, promettant l'investissement de 5,6 milliards de dollars australiens (environ 3,46 milliards d'euros). Un pas en avant salué par les acteurs du secteur, mais qui peine à satisfaire entièrement. « La loi ne va pas assez loin en matière de responsabilité et de transparence », critique Lori-Ann Sharp. « Les gestionnaires des maisons de retraite, ne sont pas correctement tenus de rendre compte de la manière dont ils dépensent l'argent du contribuable. »
Même inquiétude pour Sara Charlesworth qui estime aussi qu'il existe un « vrai problème de manque de transparence sur l'utilisation de l'argent perçu par les gestionnaires privés ». La chercheuse reste, en effet, très « préoccupée » par le maintien de ces établissements sous une logique de « profit ».
Pour les travailleuses non plus, l'année historique qui vient de s'écouler et la perspective de cette réforme qui pourrait prendre effet en juillet 2025 ne marque pas, non plus, la fin des inquiétudes et de la lutte. « On n'a jamais eu quelque chose comme ça auparavant, c'est sûr. Mais on va maintenir la pression sur la ministre (Anika Wells, ministre des soins aux personnes âgées et des sports) », tempère Linda Hardman.
« Il y a une élection l'an prochain. On veut être sûres que les politiques soient aussi tenus pour responsables de leurs actes. »
Cet article a été produit avec le soutien de la Ford Foundation et est publié sous Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International licence.
11.10.2024 à 05:30
François Camps
À 36 ans, Chhim Sithar sort tout juste de deux années derrière les barreaux. La syndicaliste avait été reconnue coupable « d'incitations à commettre un crime » par le régime cambodgien. Son tort ? Avoir défendu les droits des travailleurs du casino Nagaworld, le plus grand établissement de jeu du Cambodge, situé en plein cœur de la capitale, Phnom Penh.
En 2021, quelque 1.300 employés du casino, principalement des membres du syndicat qu'elle dirige, le Labor Rights Supported Union of (…)
À 36 ans, Chhim Sithar sort tout juste de deux années derrière les barreaux. La syndicaliste avait été reconnue coupable « d'incitations à commettre un crime » par le régime cambodgien. Son tort ? Avoir défendu les droits des travailleurs du casino Nagaworld, le plus grand établissement de jeu du Cambodge, situé en plein cœur de la capitale, Phnom Penh.
En 2021, quelque 1.300 employés du casino, principalement des membres du syndicat qu'elle dirige, le Labor Rights Supported Union of NagaWorld Employees (LRSU), avaient été licenciés sous couvert de mauvaises performances économiques liées aux conséquences de la pandémie de Covid-19. L'entreprise, cotée à la bourse de Hong Kong, a pourtant déclaré plus de 22 millions de dollars de bénéfices avant impôts cette année-là.
Pour Chhim Sithar, ces licenciements visaient principalement à saper l'influence du LRSU au sein de l'entreprise. Le syndicat était en passe de représenter la moitié des employés du casino ce qui, selon le droit cambodgien, lui aurait permis de participer aux négociations collectives annuelles. En réponse, la dirigeante syndicale a mené une série de mobilisations exigeant notamment la réintégration des salariés licenciés. Ces manifestations ont compté parmi les plus grandes qu'a vues le Cambodge en dix ans, jusqu'à son arrestation en janvier 2022.
Son combat a dépassé les frontières du Cambodge : plusieurs fédérations syndicales internationales, comme la Confédération syndicale internationale, ou organisations de défense des droits humains, comme Amnesty International, se sont mobilisées sur son cas. En février 2023, elle a également reçu le prix de Défense des Droits humains du secrétariat d'État américain.
Pour Equal Times, Chhim Sithar revient sur son engagement pour la défense des droits des travailleurs au Cambodge, ses années de détention, et ses projets futurs, alors que le conflit social n'est toujours pas résolu à Nagaworld.
Vous avez été libérée le 16 septembre 2024, après avoir passé deux ans derrière les barreaux au centre correctionnel de détention n°2 de Phnom Penh. Pouvez-vous nous décrire vos conditions de détention ?
C'était très difficile, principalement à cause de la surpopulation carcérale. La cellule mesurait environ 55 mètres carrés et nous étions une soixantaine de détenues quand je suis arrivée, avec seulement un toilette et une arrivée d'eau pour se laver et nettoyer ses vêtements. À la fin de ma détention, les choses s'étaient améliorées un peu, car nous n'étions « plus que » 40 personnes dans la cellule. Par chance, les gardes et autres détenues me traitaient bien.
Au Cambodge, certaines figures publiques sont particulièrement mal traitées en prison, mais ça n'a pas été mon cas. Mes codétenues avaient eu vent de mon combat pour les employés de Nagaworld et me respectaient pour ça : j'avais droit à un peu plus de place pour dormir. C'était également assez facile pour moi d'avoir la visite de ma famille et de me faire apporter de la nourriture de l'extérieur pour ne pas manger les plats infects préparés en prison.
Vous avez purgé votre peine. Quelle est la suite pour vous ? Allez-vous reprendre le combat pour les employés de Nagaworld, et dans quel but ?
La mobilisation des employés de Nagaworld ne s'est jamais totalement arrêtée, même pendant mon incarcération. Maintenant que je suis sortie, je vais reprendre la tête de la lutte pour faire respecter nos droits. À la suite des licenciements en 2021, nous avions neuf demandes et aucune d'entre elle n'a obtenu de réponse satisfaisante.
Elles peuvent se scinder en quelques points principaux : le rétablissement des salariés qui ont été licenciés, particulièrement les membres du syndicat, un dédommagement sérieux prenant en compte la perte financière de ceux qui ont été privés de leur emploi, et l'amélioration des conditions de travail, notamment par la mise en place de lignes directrices pour mieux protéger les travailleuses, qui sont régulièrement harcelées par les clients. Environ 400 des 1.300 salariés licenciés soutiennent encore le mouvement. Parmi eux, environ 80 employés, dont je fais partie, demandent à récupérer leur emploi.
N'avez-vous pas peur d'avoir à nouveau affaire à la justice en reprenant la lutte ?
J'ai toujours fait l'inverse de ce qu'on m'intimait de faire. Toute petite, j'allais là où mes parents me disaient de ne pas aller. Plus tard, on m'a dit que les études supérieures n'étaient pas faites pour les femmes : j'ai donc fait des études supérieures. Dans le cas de Nagaworld, je ne compte pas m'arrêter : je ne veux pas avoir passé deux ans en prison pour rien. Si je suis renvoyée en prison pour mon engagement syndical, qu'il en soit ainsi. J'ai aussi conscience que la répression peut aller plus loin, comme lors des grandes manifestations de 2014, où plusieurs personnes sont mortes alors qu'elles demandaient simplement de meilleures conditions de travail et un meilleur salaire. Je suis prête à tous les scénarios, même les plus sombres.
Pourquoi continuer la lutte ?
J'ai la conviction que si on laisse Nagaworld violer librement le droit des travailleurs, d'autres entreprises suivront. Bien sûr, il existe des entreprises au Cambodge où le dialogue social se passe relativement bien. Mais la tendance est plutôt à la réduction des libertés des syndicats pour maximiser les profits des entreprises. Le pays a évidemment besoin des investissements des entreprises privées, mais il nous faut aussi des conditions de travail dignes, pas de l'exploitation. Seuls les syndicats indépendants peuvent initier ces changements pour que les travailleurs vivent mieux et travaillent dans de meilleures conditions.
Les manifestations des employés de Nagaworld font partie des plus grands mouvements sociaux de la dernière décennie au Cambodge. Mais elles ont été violemment réprimées par les autorités.
Comment la pression s'est-elle exercée sur vous et les manifestants ?
On ne s'attendait pas à ce que les autorités interviennent dans un conflit social impliquant une entreprise privée. Des chefs de communes allaient voir les familles des manifestants pour qu'elles les forcent à ne pas se joindre aux manifestations, leur disant que c'était un mouvement à l'encontre du gouvernement. Des agents des instituts de microfinance ont menacé plusieurs de nos membres de ne pas leur accorder de prêt s'ils se joignaient aux manifestations. Le gouvernement disait de nous que nous fomentions une ‘révolution de couleur' [un verbatim souvent utilisé par le pouvoir pour qualifier les actions de ses opposants, NDLR], ce qui est évidemment ridicule : il s'agissait d'un conflit social avec une entreprise privée, pas d'une tentative de révolution !
À mon égard, la répression a été systémique et sans merci. Sauf erreur de ma part, je suis la seule dirigeante syndicale du pays à avoir écopé de deux ans de prison, soit la peine maximale pour le chef d'accusation « d'incitation » pour lequel j'ai été condamnée. Le gouvernement s'est servi de moi pour faire un exemple. A travers ma condamnation, le message envoyé était clair : « Nous ne voulons pas que d'autres s'inspirent de ton combat. Puisque tu ne veux pas t'arrêter, nous t'arrêtons ».
En juin, l'ONG de défense des droits humains CENTRAL a publié un rapport sur les barrières à la liberté d'association au Cambodge. L'organisation est depuis sous le coup d'une procédure administrative qui pourrait mener à sa fermeture.
Qu'est-ce que ce rapport et la réaction des autorités disent de l'état de la liberté d'association aujourd'hui au Cambodge ?
La situation des syndicats est très périlleuse. Après mon cas et celui de la LRSU, la récente attaque envers CENTRAL est particulièrement préoccupante. Si l'on écoute le gouvernement, le Cambodge serait le paradis des syndicats, avec plusieurs milliers d'organisations syndicales dans le pays. Mais les organisations de défenses du droit des travailleurs comme CENTRAL dépeignent une réalité très différente : le dernier rapport de l'organisation faisait mention des nombreuses violations du droit des travailleurs, allant à l'encontre du discours gouvernemental. Ce n'est donc pas étonnant que le gouvernement essaye d'empêcher ce genre d'organisations de fonctionner correctement.
Depuis plusieurs années, la multiplication des syndicats non-indépendants, proches du gouvernement, empêche les syndicats indépendants de prendre part au dialogue social. La loi sur les syndicats de 2016 a rendu la représentation beaucoup plus difficile : depuis, les syndicats indépendants sont de plus en plus faibles et les espaces de liberté se réduisent. La loi prévoit par exemple qu'un syndicat de travailleurs doit représenter la majorité absolue des travailleurs [50% + 1 employé, NDLR] pour appeler légalement à la grève. Avec la multiplication de petits syndicats alignés sur le gouvernement, il est devenu quasiment impossible d'atteindre ce seuil.
Avant les licenciements de fin 2021 et les grèves qui s'ensuivirent, la LRSU était proche de représenter la moitié des employés de Nagaworld n'est-ce pas ?
Oui, tout à fait. Et c'est certainement pour ça que de nombreux membres du syndicat ont été licenciés. Après une première grève en 2019 pour demander une hausse des salaires, nous avons été vus comme dangereux. Avec ces licenciements de masse, la direction a donc essayé de nous saper. Mais ce que nous voulions, c'était simplement de meilleures conditions de travail.
Malgré ce tableau sombre, êtes-vous optimiste pour l'avenir ?
Il est crucial de continuer à se battre. Si l'on veut que les libertés fondamentales soient respectées, alors il faut les utiliser : c'est notre devoir de continuer à parler et à nous rassembler pour nos droits. On ne peut pas se taire juste par peur de la prison ou parce que l'on peut être licencié : si l'on ne fait rien, évidemment que rien ne va changer. Mais si l'on essaye de se battre, peut-être que nous pouvons initier un changement. Le gouvernement accuse souvent les représentants syndicaux de ne pas se mobiliser pour l'intérêt du Cambodge. Mais la vérité, c'est que nous poursuivons des buts compatibles. Par exemple : notre combat pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail permet de réduire la pauvreté dans le pays, ce qui est l'un des objectifs du gouvernement.
09.10.2024 à 17:15
08.10.2024 à 10:13
Un groupe d'adolescents scrutent attentivement le paysage urbain, puis ils jettent un coup d'œil à leur téléphone, discutent et reprennent rapidement leur route avec détermination. À première vue, on pourrait penser qu'ils sont en train de collecter un équivalent de Pokémon — un jeu en ligne qui utilise la réalité comme toile de fond —, mais dans les faits, ils font la chasse à la désinformation. Cette chasse se déroule en Lituanie, un pays d'environ 2,8 millions d'habitants, qui, avec les (…)
- Actualité / Lettonie, Lituanie, Estonie , Droits humains, Jeunesse, Économie numérique, Médias, Vieillissement de la population , Société civileUn groupe d'adolescents scrutent attentivement le paysage urbain, puis ils jettent un coup d'œil à leur téléphone, discutent et reprennent rapidement leur route avec détermination. À première vue, on pourrait penser qu'ils sont en train de collecter un équivalent de Pokémon — un jeu en ligne qui utilise la réalité comme toile de fond —, mais dans les faits, ils font la chasse à la désinformation. Cette chasse se déroule en Lituanie, un pays d'environ 2,8 millions d'habitants, qui, avec les deux autres États baltes, l'Estonie (1,3 million d'habitants), et la Lettonie (1,8 million d'habitants), a décidé de faire de la résistance à la désinformation une priorité pour l'ensemble de la société.
« Nous nous efforçons de trouver des moyens intéressants et interactifs, en ciblant principalement, et naturellement, les jeunes, les étudiants et les élèves, afin de leur proposer des activités innovantes et intéressantes pour capter leur attention », explique Tomas Kazulėnas, cofondateur de l'Initiative pour la résilience civique en Lituanie, organisatrice de ces jeux.
Son organisation rassemble les forces armées locales et celles de l'OTAN, des créateurs de jeux ainsi que des éducateurs dans le but de familiariser les jeunes avec toutes les facettes de la sécurité, y compris la sécurité numérique.
Actuellement, quelques écoles testent leur tout nouveau jeu vidéo qui met en scène un faux expert dont les joueurs doivent tester la crédibilité et démystifier les fausses affirmations lorsqu'ils les découvrent. « Nous avons trouvé l'idée d'un jeu et il est construit sur une plateforme similaire à celle de Minecraft », explique M. Kazulėnas, en référence au best-seller des jeux vidéo de survie.
Amener les gens à prendre la désinformation au sérieux est une tâche urgente dans les États baltes. Ces petits pays de l'UE partagent des frontières avec la Russie et savent de première main que le régime de cette dernière a recours au commerce, à l'énergie, à la cyberguerre et à toutes les tactiques possibles pour faire pression sur ses voisins afin qu'ils se conforment à la ligne du Kremlin.
En septembre, l'Estonie a réussi — pour la première fois — à associer une cyberattaque à une unité de renseignement russe spécifique, mais les groupes de pirates informatiques sont également connus pour répondre aux tensions politiques. Par exemple, étant donné que pour de nombreux pays européens, agir pour le climat implique de réduire les importations de combustibles fossiles russes, « des comptes soutenus par l'État russe ont instrumentalisé les débats sur le climat, en menant des campagnes d'influence ciblant respectivement les pays occidentaux et les économies émergentes et en développement », a déterminé l'OTAN dans son analyse.
Selon une étude réalisée par l'agence mondiale d'études de marché Ipsos, plus des trois quarts des habitants des États baltes ont tendance à faire confiance aux informations qu'ils entendent lors de conversations avec d'autres personnes, et un quart des Lettons et des Lituaniens — beaucoup moins d'Estoniens — font confiance à ce qu'ils voient sur TikTok, une plateforme en ligne très prisée par les adolescents du monde entier. Trois Estoniens sur cinq pensent que renforcer les compétences en matière de médias est une réponse efficace face aux informations mensongères.
La Lettonie et l'Estonie, pays voisins, cherchent également des moyens stimulants pour inciter leurs sociétés à se former à la détection de la désinformation. L'Observatoire européen des médias numériques, un réseau international de vérificateurs de faits, d'experts en éducation aux médias et de chercheurs universitaires, a publié une analyse en 2024 sur la manière dont les États baltes appliquent l'approche de l'inoculation à la désinformation : apprendre aux gens à reconnaître ses signaux révélateurs et ses méthodes de production, de manière à ce qu'ils puissent la reconnaître lorsqu'ils la rencontrent. « L'inoculation contre la désinformation fonctionne de la même manière que l'inoculation contre les virus à l'aide de vaccins », expliquent les auteurs du rapport. « [Vous] aurez besoin d'un rappel assez rapidement, car la résistance s'estompe et de nouvelles souches (ou récits, dans cette métaphore) apparaissent ».
Le trio balte occupe une place de choix dans l'indice d'éducation aux médias, largement cité, mis au point par l'Open Society Institute de Bulgarie. L'Estonie partage la quatrième et la cinquième place avec la Suède. L'indice couvre 41 États et déclare mesurer « la vulnérabilité potentielle à la désinformation à travers l'Europe », mais il s'appuie sur un certain nombre d'indicateurs indirects, tels que les mesures de l'éducation, la liberté de la presse et la confiance en général.
Lorsque l'on parle de lutte contre la désinformation, « je considère très largement qu'il s'agit de lutter contre les troubles de l'information, pas seulement la désinformation, mais aussi la certitude absolue des gens qu'ils n'ont pas besoin d'éducation par exemple », déclare Maia Klaassen.
Celle-ci qui se qualifie elle-même de « pracademic », c'est-à-dire une praticienne devenue universitaire. Après une décennie passée à travailler sur la formation à la lutte contre la propagande, principalement dans le secteur de l'éducation non formelle, elle prépare actuellement un doctorat sur l'éducation aux médias à l'université de Tartu, en Estonie.
Le lancement de l'approche systématique de son pays en matière de résistance à la désinformation est généralement rattaché à l'année 2007, lorsqu'une décision de déplacer une statue de soldats de l'Armée rouge a provoqué des émeutes dans les rues et une cyberattaque contre les sites Web du secteur public, des banques et des médias estoniens. Cette campagne coordonnée était apparemment liée à la Russie, mais elle a montré que les récits peuvent faire descendre les gens dans la rue, et que les récits des différentes communautés sont suffisamment éloignés pour empêcher toute discussion.
Tout cela était antérieur aux discussions internationales sur les bulles de filtrage. Des enquêtes ont montré que la majeure partie de la minorité russophone d'Estonie s'opposait au retrait de la statue, proportion qui dépassait à peine plus d'un quart des personnes parlant l'estonien. Cette situation est liée au débat sur l'identité des russophones d'Estonie, dont la plupart se sont installés dans le pays pendant la période soviétique : des « libérateurs » légitimement présents (qui ont suivi l'Armée rouge qui a repoussé l'occupation nazie en 1944) ou des occupants colonialistes. Afin de combler ces fossés, les États baltes ont commencé à investir dans des médias nationaux dans les langues minoritaires, de manière à ce que les russophones puissent disposer d'autres options que la télévision câblée russe lorsqu'ils souhaitent trouver des informations et des divertissements dans leur langue maternelle.
Les actions de la Russie en Crimée et dans l'est de l'Ukraine en 2014 ont créé une urgence supplémentaire, en particulier vis-à-vis de la population russophone. Mais Mme Klaassen avertit que la vulnérabilité à la désinformation n'est pas forcément liée aux différences linguistiques. « L'idée dominante est que si vous êtes né dans une famille qui parle russe, vous êtes un public vulnérable dès la naissance et jusqu'à la mort », explique-t-elle. « Mais dans les faits, les groupes les plus vulnérables ne sont pas [définis] par leur milieu social ou économique. Ce qui les définit, c'est le manque d'humilité intellectuelle, ce sentiment que “je suis sûr de tout savoir. Je n'ai certainement pas besoin de vérifier les faits. Je n'ai même pas besoin d'y réfléchir à deux fois" ». Les algorithmes des médias sociaux, alerte-t-elle, encouragent ce phénomène.
Actuellement, les enfants estoniens développent leurs compétences numériques dès l'école maternelle. L'éducation commence par des jouets tactiles qui expliquent le fonctionnement des algorithmes avant de passer à la façon dont les contenus numériques sont créés.
Mais même cela est trop tard, estime Mme Klaassen. « Le problème, c'est que les parents sont très impressionnés par le fait que leurs jeunes enfants soient capables de manipuler ces appareils avec autant d'aisance. Ils pensent donc que le fait que ces enfants savent glisser leurs doigts sur un téléphone et ouvrir des jeux signifie également qu'ils sont capables d'analyser ce qui se passe, alors que ce n'est pas du tout le cas ».
Dans les écoles primaires et les collèges, l'apprentissage du décryptage de l'information est intégré dans des disciplines allant des études sociales à l'art. Au lycée, un cours « médias et influence » est obligatoire. Il porte sur les « bots », les « trolls » et les escroqueries.
M. Kazulėnas explique qu'en Lituanie, son équipe harmonise ses jeux éducatifs avec le programme scolaire officiel. « Les enseignants peuvent facilement insérer le jeu dans les cours d'histoire et d'éducation civique. Ils peuvent également le combiner avec des leçons d'informatique et enseigner des sujets contemporains pertinents d'une manière non traditionnelle », explique-t-il.
Anželika Litvinoviča, étudiante en journalisme, a formé des centaines de jeunes à reconnaître la désinformation et à diffuser ces connaissances auprès de leurs communautés dans sa région natale de Lettonie, la Latgale. Mais en ce début d'automne, elle se prépare à relever un nouveau défi : former des personnes âgées.
Pour ce faire, elle compte sur le soutien d'une ONG locale, New East. « Nous pensons que le moyen le plus efficace est de réunir les responsables communautaires plus âgés », explique-t-elle. Lors de ses sessions de formation, « les gens devront venir en groupe et travailler ensemble sur des sujets tels que savoir si une image a été retouchée ou s'il s'agit d'une image créée par une IA ».
En Estonie, Mme Klaassen admet que les personnes âgées qui ne suivent pas un enseignement formel sont plus difficiles à atteindre que les jeunes curieux. À cet égard, les enfants peuvent servir de point d'entrée. « Les enfants doivent posséder une culture numérique. Aux parents, nous disons :“Vous pouvez venir aussi, nous en parlerons aussi, même si vous savez tout”. En général, les enfants adoptent une approche ludique et les parents participent à un atelier ou à une conférence, ce qui leur permet d'apprendre quelque chose par ricochet. Cet apprentissage fortuit ou acquis indirectement est en fait très courant lorsqu'il s'agit d'inciter les gens à adopter de nouveaux comportements dans le domaine de l'éducation ».
Beaucoup s'inquiètent également du fait que les minorités ethniques et linguistiques sont plus difficiles à atteindre par la politique de l'État que la majorité. Historiquement, les minorités ethniques des pays baltes affichent des taux de chômage plus élevés et des revenus plus faibles, tandis que les russophones plus âgés ressentent un certain malaise par rapport à leur statut de minorité depuis l'éclatement de l'Union soviétique. Lorsque des quartiers entiers sont dominés par une minorité, les contacts entre les communautés linguistiques s'en trouvent d'autant plus réduits.
Mme Litvinoviča, qui vit dans l'est de la Lettonie, a beaucoup d'expérience en matière de communication avec les russophones (qui représentent environ 35 % de la population lettonne) : « Étant donné que je parle très bien russe et letton, ce qui est très courant pour une personne originaire de [la ville de] Daugavpils, cela n'a jamais vraiment été un problème de se réunir et d'expliquer les choses dans la langue la plus confortable pour chacun ».
Alors que les écoles l'obligent à dispenser ses formations dans la langue nationale, l'éducation non formelle lui offre une certaine flexibilité. « Nous organisons également des formations mixtes où je parle principalement letton, mais si je vois que quelqu'un ne comprend pas tout ce que je dis, j'essaie d'aider cette personne en lui parlant russe. »
Bien que les éducateurs soient à l'affût de moyens de surmonter les fossés générationnels et linguistiques, il est à craindre que la sensibilisation à la propagande russe en rapport avec la guerre en Ukraine, par exemple, ne se traduise pas par la même sensibilité à la désinformation sur d'autres sujets. Pendant les Jeux olympiques de Paris, une vague de faussetés et d'affirmations non vérifiées concernant la boxeuse algérienne Imane Khelif s'est propagée dans l'écosystème des réseaux sociaux baltes. Une bonne sensibilisation sociétale aux mécanismes de la désinformation n'a pas été d'un grand secours dans ce cas-ci.
« Il s'agit très souvent des préjugés que les gens ont, et parfois vous ne pouvez pas lutter contre le racisme ou l'homophobie simplement en apprenant aux gens à vérifier les informations », explique Mme Litvinoviča. « En particulier pour les États baltes, il est très important de reconnaître nos préjugés davantage, et de parfois nous dire peut-être “Hé, peut-être que la Russie essaie aussi d'utiliser tout cela dans son propre intérêt”. »
Mme Klaassen continue : « Nous sommes constamment débordés. Et nous le serons de plus en plus. Donc, ce que nous devons aborder dans ces cas-là, ce sont les petites choses pratiques que les gens peuvent appliquer dans leur vie quotidienne », déclare-t-elle quand on lui demande quelles sont les réponses à ces limitations.
Mme Litvinoviča ajoute : « Il est tellement important d'écouter ses émotions en matière de désinformation. Si quelque chose éveille trop d'émotions en vous, vous devriez faire preuve d'une grande prudence et ne pas vous fier à cette information ».
03.10.2024 à 09:13
L'intelligence artificielle (IA) a transformé un certain nombre de secteurs et le sport de haut niveau n'y échappe pas. Ces dernières années, l'IA s'est imposée comme un outil indispensable pour suivre et évaluer les performances des athlètes, optimiser les stratégies tactiques et améliorer leur sécurité et leur santé.
Cette évolution a cependant suscité un débat grandissant sur le traitement et l'utilisation des données collectées par les systèmes d'IA, ce qui a conduit les associations (…)
L'intelligence artificielle (IA) a transformé un certain nombre de secteurs et le sport de haut niveau n'y échappe pas. Ces dernières années, l'IA s'est imposée comme un outil indispensable pour suivre et évaluer les performances des athlètes, optimiser les stratégies tactiques et améliorer leur sécurité et leur santé.
Cette évolution a cependant suscité un débat grandissant sur le traitement et l'utilisation des données collectées par les systèmes d'IA, ce qui a conduit les associations et les syndicats d'athlètes à se mobiliser pour protéger leurs droits contre les risques d'abus que présentent ces technologies.
Certaines catégories d'athlètes de haut niveau ont adopté une position pionnière dans la définition de stratégies visant à garantir l'application de principes tels que la protection de la vie privée, la transparence, l'explicabilité et la non-discrimination, et ce, afin que les systèmes de gestion algorithmique pour le suivi et l'évaluation des performances des athlètes soient utilisés de manière éthique et que leurs droits soient respectés à l'ère du numérique.
De tout temps, le sport de haut niveau a été le laboratoire de technologies de pointe qui ont ensuite été appliquées dans d'autres espaces et milieux, y compris pour d'autres finalités. Pour leur part, les athlètes, en leur qualité de travailleurs, ont adopté des positions pertinentes et emblématiques sur des questions d'actualité. Leur capacité à influencer les enfants et les adolescents fait d'eux des exemples à suivre dans les débats sur des questions qui transcendent les victoires et les défaites dans le domaine sportif.
L'intégration de l'IA dans le sport a permis des avancées significatives en matière de performance et pour assurer la santé et la sécurité des athlètes. Des systèmes d'analyse prédictive génèrent des alertes en cas de risques de blessures musculaires et d'usure.
Les technologies sont utilisées dans les sports d'équipe et individuels pour analyser de grands volumes de données collectées pendant les entraînements et les compétitions. Il s'agit notamment de données biométriques, d'enregistrements des mouvements, de tactiques de jeu et d'indicateurs de performance, traités en vue de fournir un feed-back en temps réel et de permettre des ajustements tactiques.
L'utilisation de capteurs et de caméras à grande vitesse dans le football pour suivre la position et les mouvements des joueurs sur le terrain en constitue un exemple. Ces données sont analysées par des algorithmes qui peuvent prédire les tactiques de jeu, identifier les faiblesses de l'adversaire et suggérer des stratégies pour maximiser les chances de victoire. De même, dans des sports tels que l'athlétisme et le cyclisme, l'IA sert à analyser la biomécanique des athlètes, à optimiser leurs techniques et à minimiser le risque de blessures.
Par ailleurs, des outils tels que les systèmes de localisation GPS et les dispositifs de surveillance de la fréquence cardiaque ont été mis en œuvre dans les sports d'endurance. Ces dispositifs collectent des données en temps réel qui sont ensuite traitées par des systèmes d'IA afin d'ajuster l'intensité de l'entraînement et s'assurer ainsi que les athlètes restent dans des paramètres d'effort sans danger, ce qui permet d'éviter le surentraînement et de réduire le risque de blessures graves.
Dans le football, le recours à l'intelligence artificielle est devenu un instrument fondamental pour le staff technique. Le club anglais Manchester City, par exemple, utilise l'outil Slants pour analyser en temps réel la position, la vitesse, la distance parcourue et l'effort physique de chaque joueur.
Ces informations sont utilisées non seulement pour élaborer des stratégies tactiques, mais aussi pour prévenir les blessures en surveillant la charge de travail et la fatigue musculaire des joueurs.
En guise de rappel, lors de la Coupe du monde 2014, l'équipe nationale allemande avait utilisé un système d'analyse de données pour étudier les tactiques de jeu de ses adversaires et optimiser ses propres tactiques. Cette approche fondée sur les données avait contribué au succès de l'équipe, qui avait remporté le tournoi, soulignant ainsi l'impact direct de la technologie sur les performances de l'équipe.
Aujourd'hui, le système Catapult est largement utilisé par les équipes européennes et sud-américaines. Il collecte des données sur l'accélération, la vitesse et la fréquence cardiaque afin d'aider les entraîneurs à adapter l'entraînement aux besoins de chaque joueur.
Sur le plan de la protection de la vie privée, certains joueurs et syndicats ont exprimé leur inquiétude concernant le traitement de ces données, arguant qu'elles pourraient être invoquées contre eux dans le cadre de futures négociations contractuelles.
Le tennis figure parmi les sports qui ont adopté l'IA pour améliorer les performances des athlètes. L'outil Watson d'IBM, utilisé lors de tournois tels que Wimbledon, analyse un vaste éventail de données pour fournir un traitement des informations sur les performances des athlètes.
Dans des sports tels que le rugby et la boxe, où le risque de commotion cérébrale est important, l'IA a permis de mettre au point des systèmes de contrôle qui détectent les impacts et en évaluent automatiquement la gravité.
Ces systèmes permettent de décider rapidement si un joueur doit être retiré du jeu pour éviter des lésions plus graves. De même, au baseball, l'IA sert à surveiller la fatigue des lanceurs, ce qui permet d'éviter des blessures au bras qui pourraient avoir des conséquences durables sur la carrière du joueur.
En outre, l'IA a été utilisée pour créer des programmes d'entraînement personnalisés qui tiennent compte de la condition physique individuelle, des antécédents médicaux et des objectifs spécifiques de chaque athlète. Non seulement les performances s'en trouvent améliorées, mais le risque de surentraînement et de blessures liées au stress est également réduit.
Au cricket, l'IA a déjà été mise en œuvre pour prendre des décisions en cours de match et suivre la santé des joueurs. Des outils tels que Hawk-Eye permettent de vérifier les décisions des arbitres, tandis que les systèmes de suivi de la santé, tels que les dispositifs d'analyse du sommeil et de la récupération, donnent aux entraîneurs la possibilité d'ajuster les programmes d'entraînement et de repos afin d'optimiser les performances et de minimiser le risque de blessure.
L'utilisation de ces données a également soulevé des questions sur la protection de la vie privée, notamment dans des championnats tels que l'Indian Premier League (IPL), où les joueurs ont exprimé leurs inquiétudes quant au traitement de leurs données biométriques. Les associations de joueurs cherchent à obtenir des garanties supplémentaires pour éviter que ces données ne soient utilisées de manière préjudiciable, notamment pour les négociations salariales et la sécurité de l'emploi.
L'accès à une quantité importante d'informations personnelles a suscité des débats sur la protection de la vie privée et la propriété des données. Les syndicats et les associations d'athlètes ont joué un rôle clé dans la défense des droits des sportifs, en exigeant des limites claires sur la manière de collecter, de stocker et d'utiliser les données.
Un exemple marquant de cette mobilisation est celui de l'Association nationale des joueurs de basket-ball (NBPA) de la NBA. En 2017, les joueurs ont négocié avec succès la limitation de l'utilisation des données collectées par les dispositifs de surveillance durant les négociations salariales et contractuelles. La quasi-totalité des clubs de la NBA utilise un système de surveillance mis en place par l'entreprise Kinexon pour assurer le suivi des performances des athlètes.
Les joueurs ont invoqué le fait que les informations relatives à leur santé et à leurs performances pourraient être utilisées contre eux lors de négociations, ce qui pourrait avoir une incidence sur leurs revenus et opportunités futurs. Par conséquent, il a été convenu que certaines données sensibles ne seraient pas utilisées lors des négociations contractuelles, protégeant ce faisant les droits et la vie privée des athlètes.
Qui plus est, la convention collective de la NBA stipule expressément que les données collectées ne peuvent être utilisées qu'à des fins tactiques et de santé des athlètes, sous la supervision d'une commission bipartite de spécialistes des données et de la santé des sportifs qui délibèrent conjointement sur la mise en œuvre des technologies et le traitement des données obtenues grâce aux capteurs fixés sur les vêtements des athlètes.
La ligue féminine de basket-ball des États-Unis a récemment rejoint l'AFL-CIO qui, à son tour, a conclu un accord historique avec Microsoft pour garantir la participation des travailleurs à la conception, à la programmation, aux essais et au suivi des outils d'intelligence artificielle appliqués sur le lieu de travail.
À l'instar de la NBA, les joueurs de la Ligue de football américain des États-Unis (NFL) ont également exprimé leur inquiétude au sujet de l'utilisation de données biométriques (p. ex., les niveaux d'effort et les blessures potentielles) dans les décisions de sélection du personnel et les négociations salariales. Les joueurs ont exigé que des politiques strictes soient adoptées pour garantir que ces données ne soient utilisées qu'avec le consentement des sportifs et que des mesures soient mises en place pour empêcher leur utilisation abusive.
Des clauses similaires à celles figurant dans l'accord des joueurs de la NBA ont été identifiées dans les négociations collectives d'autres catégories professionnelles, ce qui démontre le pouvoir d'influence du sport de haut niveau sur la défense des intérêts de la classe ouvrière.
Les capacités croissantes de l'IA pour surveiller tous les aspects des performances sportives ont conduit les athlètes à se mobiliser pour garantir le respect de leurs droits dans cette nouvelle ère numérique. Les exigences de transparence en matière d'utilisation des données ont constitué l'un des principaux points focaux de ces mobilisations. Les athlètes revendiquent l'accès aux données collectées à leur sujet et demandent à être clairement informés de la façon dont celles-ci seront utilisées. Certaines ligues ont dès lors mis en place des politiques permettant aux athlètes de consulter leurs données et de s'opposer à leur utilisation dans certaines circonstances.
La lutte contre la discrimination algorithmique constitue un autre aspect essentiel. Les sportifs ont exprimé leurs craintes que les systèmes d'IA ne perpétuent les préjugés existants, tels que la discrimination raciste ou sexiste, s'ils ne sont pas conçus correctement.
Les athlètes et leurs associations ont donc plaidé pour la mise en œuvre d'algorithmes transparents et équitables qui ne discriminent pas sur la base de caractéristiques personnelles non pertinentes à la performance sportive.
La mobilisation des athlètes concernant l'utilisation éthique de l'intelligence artificielle et de la protection de leurs droits du travail peut servir d'exemple inspirant pour d'autres catégories professionnelles.
La capacité des athlètes à s'organiser et à négocier collectivement pour défendre la vie privée, la transparence et la non-discrimination face aux systèmes de gestion algorithmique démontre l'importance de l'action collective à l'ère numérique. Ce type de mobilisation renforce non seulement leurs droits en tant que travailleurs, mais suscite également une prise de conscience de la nécessité de concevoir et d'appliquer les technologies de manière éthique dans tous les domaines du travail.
En veillant à ce que les décisions relatives à l'utilisation de l'IA et des données biométriques soient transparentes et équitables, les sportifs de haut niveau ouvrent la voie à d'autres professions pour qu'elles s'intéressent également à l'impact de ces technologies sur leurs conditions de travail.
Cela souligne l'importance pour les syndicats et les associations de travailleurs de différents secteurs d'adopter des positions proactives sur la protection des droits face à l'automatisation et au traitement des données personnelles sur le lieu de travail.
01.10.2024 à 11:58