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05.11.2025 à 10:59
Elsa Arnaiz Chico est présidente de l'association Talento para el Futuro, une plateforme qui fédère une centaine d'organisations de la société civile et qui met l'accent sur l'autonomisation de la jeunesse et, plus spécifiquement, sur la promotion de la participation des jeunes dans les processus de prise de décision.
Souvent de passage à Bruxelles pour nouer des liens avec d'autres organisations de la société civile et rencontrer des représentants des institutions communautaires (UE), (…)
Elsa Arnaiz Chico est présidente de l'association Talento para el Futuro, une plateforme qui fédère une centaine d'organisations de la société civile et qui met l'accent sur l'autonomisation de la jeunesse et, plus spécifiquement, sur la promotion de la participation des jeunes dans les processus de prise de décision.
Souvent de passage à Bruxelles pour nouer des liens avec d'autres organisations de la société civile et rencontrer des représentants des institutions communautaires (UE), elle a accepté de répondre aux questions d'Equal Times sur le rôle des jeunes (comme collectif civique et effectif) pour le présent et l'avenir de nos démocraties et du monde du travail, ainsi que sur leur rôle pour réduire le fossé entre les générations. L'analyste, professeure d'université et activiste, a aussi saisi cette occasion pour évoquer certaines revendications spécifiques adressées aux gouvernants, aux administrations et aux générations précédentes.
Vu depuis votre poste au sein de la plateforme citoyenne Talento para el Futuro, quelle est votre analyse de l'autonomisation de la société civile, et des jeunes en particulier, compte tenu du fait que l'indépendance économique constitue un facteur clé ?
En effet, il est très important que la société civile dispose des ressources nécessaires. On ne peut pas exiger des citoyens qu'ils s'expriment davantage, qu'ils participent davantage, s'ils sont appauvris. En Espagne, une partie non négligeable de la population est menacée d'exclusion sociale, alors même qu'elle a un emploi.
Si l'on veut comprendre, par exemple, comment fonctionnent le Congrès des députés espagnol ou les institutions européennes (pour ensuite pouvoir peser sur les politiques qui nous affectent), il faut y consacrer du temps, et sans les ressources nécessaires [alors] l'autonomisation se limitera à quelques « tweets » et aux réseaux sociaux.
L'autonomisation politique et la véritable participation citoyenne restent marginales en raison du manque de ressources, en particulier chez les plus jeunes. Autrement dit, les personnes qui débattent de l'avenir du logement ne sont pas celles qui sont confrontées au problème du logement. Les personnes vivant dans un sous-sol à peine éclairé n'ont même pas la possibilité d'en débattre, car elles pensent uniquement à arriver à la fin du mois.
Pour l'immense majorité des personnes, indépendance économique et emploi sont étroitement liés. Comment les jeunes perçoivent-ils le monde du travail ?
Actuellement, je crois qu'il existe une conception très paternaliste (qui consiste à nous traiter comme des garnements capricieux) chaque fois que nous abordons les conditions de travail en évoquant un emploi qui fait sens : nous ne voulons pas vivre uniquement pour travailler ; nous voulons travailler et vivre. Il faut s'opposer à ce discours. En Espagne, les jeunes citoyens sont très instruits, mais ils se heurtent à la réalité d'un monde du travail où ils ne trouvent pas d'emploi ou, s'ils en trouvent un, c'est à travers le piège des faux stagiaires ou des faux indépendants.
Atteindre un avenir désirable dans une démocratie, dans une société, n'est possible que si ses citoyens ont un emploi de qualité. Et je ne parle pas seulement de travailler dans l'entreprise de technologies la plus prestigieuse (même si, pourquoi pas), mais aussi de toucher un salaire digne, de travailler moins d'heures, d'avoir un travail qui a du sens, de ne pas prendre le balayeur, la caissière de supermarché, les agriculteurs de haut… Il faut repenser l'avenir du travail, qui ne se limite pas à l'automatisation, et aspirer à un meilleur avenir du travail.
Pour changer la trajectoire d'une réalité qui semble partir dans une autre direction, quelle serait la stratégie à adopter ?
D'une part, il serait important que l'administration ne se contente pas de les certifier, mais facilite et encourage la création de plus de B Corp (« Benefit Corporation »), à savoir des entreprises qui ne cherchent pas uniquement le profit économique, mais qui ont également un objet, un impact social (et environnemental) positif. Il faudrait également que les gens prennent conscience qu'il existe d'autres façons de construire cet avenir du travail. Il est essentiel de multiplier les exemples de ce type, tout comme les opportunités, et de faire en sorte que les jeunes sachent qu'ils peuvent évoluer pour aller vers des emplois dans ce type d'entreprises.
Il convient également d'aborder le discours sur la trop grande charge fiscale qui empêcherait les entrepreneurs de verser des salaires dignes, ou sur le fait que l'augmentation du salaire minimum serait une mauvaise nouvelle… Je pense que nous pouvons parvenir à instaurer la semaine de quatre jours et nous pouvons tenter de la mettre en place progressivement. Il faut continuer à mettre certaines questions sur la table, ce qui n'a rien d'un caprice, mais exigent un effort de pédagogie.
En dernier lieu, du moins dans le cas de l'Espagne, la formation professionnelle doit être davantage valorisée. La stigmatisation qui veut que ces formations soient « réservées aux jeunes qui n'ont pas pu aller à l'université » est en train de disparaître, car l'obsession de l'accès à l'université nous fait du tort. Parallèlement, nous devons repenser le rôle de l'université : elle ne doit pas seulement former des travailleurs, mais aussi des individus. Ne devrait-on pas intégrer davantage d'éthique et de philosophie, même dans les filières techniques ? Et, bien sûr, combler le fossé entre l'université publique et privée.
Comment restaurer la confiance des citoyens dans la politique, la démocratie et les institutions ?
Il convient de commencer là où l'on peut réellement avoir le plus grand impact (dans le cas de Talento para el Futuro, en Espagne) et de montrer que la participation citoyenne est un élément fondamental pour construire cet avenir démocratique désirable qui semble aujourd'hui de plus en plus inaccessible. Il est indispensable que cette participation citoyenne soit réelle. Et pour qu'elle soit réelle, il faut se rapprocher du citoyen, s'adapter à sa réalité et faire preuve de pédagogie.
À propos de la communication intergénérationnelle, comment peut-on l'améliorer ?
En prenant le temps, pour permettre une véritable conversation, et en y consacrant l'espace nécessaire, pas derrière des portes closes. Souvent, le fossé se résorbe en optant pour la simplicité. En effet, il ne s'agit pas seulement de s'adresser à un ministre (même si cela vaut la peine également), mais aussi à son voisin, à son beau-frère que l'on n'apprécie pas nécessairement, etc. Ces beaux-frères ou ces personnes plus âgées d'autres générations doivent également se montrer ouverts et disposés à écouter.
À l'instar des relations que l'on tisse avec les politiciens pour échanger sur la législation et les politiques publiques, entretenez-vous des contacts similaires avec les syndicats pour discuter du monde du travail ?
Nous avons collaboré sur quelques projets, notamment sur un projet qui fait le lien entre l'avenir du travail et l'économie circulaire, mais les contacts ont tendance à être plus fréquents avec la branche jeunesse des syndicats. Je pense que les syndicats sont une structure qui peine à se renouveler, surtout en Espagne. Ils sont perçus comme une structure du siècle dernier…
Pourtant, lorsque l'on évoque, par exemple, le travail sur les plateformes, la précarité professionnelle qui y est déjà associée et la nécessité pour les travailleurs de s'organiser (pour modifier cette réalité hostile), on finit par avoir besoin d'un syndicat ou en créer un, n'est-ce pas ?
Il ne fait aucun doute que les syndicats, pour les questions liées au travail, et les organisations de la société civile sont essentiels, entre autres, pour contrebalancer le poids des lobbies.
Il est toutefois important de comprendre qu'il ne faut pas attendre d'arriver à une situation catastrophique (peu importe qu'il s'agisse des livreurs ou du logement), pour mener une action collective (essentielle pour obtenir des changements). Le fait de s'affilier à un syndicat ne devrait pas être considéré comme une action « de gauche ». Il faut comprendre cette dimension collective comme faisant partie intégrante de notre vie citoyenne, de notre quotidien, chose qui tend à se perdre (dans nos sociétés de plus en plus individualisées). Dans le même temps, il convient de fournir les espaces et les opportunités (c'est-à-dire le temps) nécessaires.
Quels sont vos conseils pour une action civique efficace ?
Il faudrait réintroduire ce cours que l'on appelait « Éducation à la citoyenneté, » dont le but n'était pas d'endoctriner, mais d'enseigner, et qui m'a permis, par exemple, de comprendre le rôle des syndicats. Il est très important de donner une visibilité : souvent, il ne s'agit pas seulement d'un cours, mais aussi d'avoir l'occasion de rencontrer ces personnes, qu'il s'agisse d'un syndicaliste, d'un député, etc. Savoir, par exemple, où se trouve son siège et comment y adhérer. Comment peut-on faire partie d'un collectif si l'on en ignore l'existence ?
Il faut aussi que les jeunes comprennent que nous, citoyens, disposons d'un grand pouvoir lorsque nous nous organisons, et que cela ne se résume pas à une vision conflictuelle (organisation citoyenne contre l'institution), mais simplement à échanger davantage entre nous. [Les partis et les syndicats devraient] adopter une approche plus authentique et sincère en disant « écoute, je souhaite vraiment que tu fasses partie de ce projet, car je veux que tu comprennes que la démocratie se construit au travers de cette dimension collective qui consiste à comprendre que nous avons tous une responsabilité ».
Il faut comprendre et aller à la rencontre des jeunes là où ils se trouvent, trouver de nouvelles façons de communiquer avec eux. Malheureusement, les entités les plus autoritaires sont celles qui y parviennent le mieux.
Dans ce contexte, les « chambres d'écho » semblent indissociables de l'addiction au téléphone portable. Où le bât blesse-t-il ?
À un moment donné, les réseaux sociaux ont permis la création d'une agora numérique et ont favorisé certains mouvements mondiaux. Malheureusement, le pouvoir corrompt : on voit aujourd'hui que ce qui rapporte de l'argent (pour les dirigeants de ces réseaux) est un algorithme polarisateur dont le but est de créer ces chambres d'écho dans lesquelles les gens se mettent de plus en plus en colère. Le problème est encore plus grave lorsque ces forums ne sont pas ouverts.
Les réseaux comme TikTok posent de sérieux problèmes, car ils sont très addictifs. Les créateurs de contenu savent parfaitement ce qu'ils doivent faire et ces chambres d'écho prennent de plus en plus d'ampleur. Les jeunes commencent à avoir des référents qui ne savent pas du tout de quoi ils parlent, mais qui s'expriment avec l'autorité que leur confère le fait d'avoir autant d'abonnés.
Pour les libérer de leur téléphone portable, il faut leur offrir une alternative, créer des espaces culturels, des espaces collectifs qui soient intéressants pour les jeunes citoyens. Le problème est que les loisirs sont de plus en plus privatisés.
Par contre, si le discours ambiant ressasse sans cesse que c'est la fin du monde, il est normal que l'on veuille s'évader, que l'on n'ait pas envie de lire un livre ou de participer à un club de discussion.
Comment vous rebellez-vous contre cela ? Quelles sont vos propositions pour changer de cap ?
Nous soutenons, par exemple, l'interdiction du défilement infini (scrolling) et que cette restriction soit appliquée par défaut, dès la phase de conception. Il importe également d'étudier l'effet des smartphones sur le cerveau des plus petits. Des recherches supplémentaires sont nécessaires, car il est très difficile de savoir quelles propositions avancer si nous ne connaissons pas les impacts exacts.
La télévision publique doit se réinventer et proposer des programmes destinés aux publics plus jeunes. J'en reviens également à ce que je disais précédemment : il est important de proposer des loisirs alternatifs. Il faudrait davantage de rues piétonnes, davantage de rues où les jeunes peuvent jouer au basket, où les jeunes de 25 ans peuvent prendre un café qui ne soit pas un café de spécialité… Retrouver les choses simples, comme être à l'extérieur et se regarder dans les yeux.
Et puis, pour finir, il faut se dire que le problème de l'addiction au téléphone portable, de ces chambres d'écho, de cette polarisation, ne concerne pas seulement les jeunes, mais bien chacun d'entre nous.
Pour terminer, les technologies permettent déjà de vivre dans des bulles personnalisées (triées par goûts, par lieu de résidence). Comment une société civile active peut-elle neutraliser cela ?
Malheureusement, il faut passer par des solutions réglementaires, même si elles ne nous plaisent pas, même si les entreprises technologiques nous sortent l'argument de la liberté d'expression. Il ne faut pas oublier que ce sont justement ces PDG qui la contrôlent.
Même si cela peut sembler utopique, il est essentiel de disposer d'une réglementation sur les droits numériques, car la vie sur les plateformes numériques est aussi la vie réelle, au même titre que nous avons une déclaration des droits humains. Les règles du jeu doivent être les mêmes pour tous, sinon, une fois encore, peu importe ce que font l'Espagne ou l'Union européenne, si les choses fonctionnent autrement ailleurs.
Un volet d'éducation numérique doit également être intégré à la formation des jeunes et des citoyens, car nous sommes plongés (bien que personne ne veuille l'admettre) dans une guerre numérique. Cette guerre ne se livre pas avec des chars, mais elle est marquée par la polarisation et la reconstruction interne de la démocratie. Il est réconfortant de penser que la politique reste assez humaine. Nous devons donc nous efforcer de rapprocher nos positions.
03.11.2025 à 11:59
En Pologne, des réfugiés venus du Moyen-Orient et d'Afrique tentent de reconstruire leur vie au milieu de la précarité : avec des aides publiques minimales, des possibilités limitées d'apprentissage de la langue et des perspectives d'intégration restreintes, beaucoup acceptent des emplois mal rémunérés, avec des journées de travail à rallonge et la crainte constante de perdre leur emploi du jour au lendemain. Rares sont celles et ceux qui parviennent à accéder à des conditions de vie (…)
- Reportages photos / Pologne, Asie et Pacifique-Global, Moyen-Orient-Global, Travail décent, Droits humains, Droits du travail, Migration, Réfugiés, Développement durable, UE, Salman YunusEn Pologne, des réfugiés venus du Moyen-Orient et d'Afrique tentent de reconstruire leur vie au milieu de la précarité : avec des aides publiques minimales, des possibilités limitées d'apprentissage de la langue et des perspectives d'intégration restreintes, beaucoup acceptent des emplois mal rémunérés, avec des journées de travail à rallonge et la crainte constante de perdre leur emploi du jour au lendemain. Rares sont celles et ceux qui parviennent à accéder à des conditions de vie décentes. Ils constituent l'exception plutôt que la règle. La majorité d'entre eux aspirent à reconstruire leur vie conformément à leurs aspirations et leurs capacités.
« J'ai beaucoup de chance », affirme avec le sourire Abdelsalem, un Yéménite de 24 ans. « J'ai toujours trouvé des emplois où j'étais respecté et apprécié, mais je sais aussi que mon cas est une exception. La plupart de mes amis ont vécu des situations très difficiles. J'ai pu loger deux mois dans un appartement d'accueil de la Fondation Kuchnia Konfliktu, ce qui m'a permis d'économiser de l'argent, de chercher un logement et de travailler à mon compte. Aujourd'hui, je travaille en tant que mécanicien, mais j'ai l'intention d'apprendre le polonais et de reprendre mes études de dentisterie. »
Abdelsalem vivait depuis des années en Russie, où il travaillait et faisait des études de dentisterie. Il a quitté la Russie pour éviter d'être envoyé sur le front ukrainien. « Si j'ai quitté mon pays pour fuir la guerre, ce n'était pas pour me retrouver à me battre dans une autre guerre, en plus du côté de l'agresseur », explique-t-il.
Il n'avait d'autre choix que de traverser la frontière de la Biélorussie vers la Pologne, en passant par la forêt de Białowieza. Lors de sa deuxième tentative, il a réussi à entrer et à demander l'asile. Il a passé plusieurs mois dans un centre de détention, puis dans un centre ouvert, avant d'être enregistré dans un système qui semble conçu pour décourager les réfugiés et les pousser à quitter le pays, déplorent les personnes concernées. Ceux qui restent acceptent souvent des emplois mal rémunérés dans des conditions difficiles : un cercle vicieux qui les empêche d'accéder à des emplois correspondant à leur formation et à leurs aspirations.
Le premier obstacle majeur est le logement attribué par le bureau des étrangers : la plupart des centres pour migrants sont situés dans des zones boisées, éloignées des centres urbains, où les opportunités d'emploi sont rares et les transports publics limités.
De nombreux réfugiés cherchent à déménager dans des villes plus importantes, en particulier Varsovie, où les loyers sont bien au-dessus de leurs moyens. Trouver un employeur qui propose un emploi et un logement semble donc être la seule issue.
« Tout d'abord, j'avais besoin d'un endroit où je me sentirais en sécurité », explique Mohammad (nom d'emprunt), un réfugié somalien. « Quand j'y suis parvenu, j'ai commencé à réfléchir à la manière de reconstruire ma vie. Le travail ne procure pas seulement des revenus, il permet également de rencontrer des personnes et d'apprendre la langue et la culture. Comment y parvenir si l'on est confiné dans un centre isolé ? Il était impératif de quitter cet endroit coûte que coûte. »
Mohammad a fini par décrocher un emploi dans un entrepôt à proximité de l'aéroport de Varsovie-Modlin, à une quarantaine de kilomètres du centre. Il n'y avait pas un seul Polonais parmi ses collègues. Il travaillait dix heures par jour, pour un salaire inférieur au salaire minimum. « Je travaillais, dormais et me préparais à manger, c'est tout. Il n'y avait ni supermarché ni transports publics à proximité », se souvient-il. Une fois par semaine, le patron les emmenait faire les courses. Un jour, on lui a annoncé qu'on n'avait plus besoin de lui et qu'il devait partir le lendemain, perdant du même coup son logement et son emploi.
« Nous avons observé de nombreux cas de personnes qui se sont littéralement retrouvées à la rue du jour au lendemain », expliquent Adam et Marta, de l'organisation Kuchnia Konfliktu. « Quand ils arrivent dans nos foyers d'accueil, ils commencent tout d'abord par dormir et reprendre des forces. Ensuite, nous les aidons à rédiger leur curriculum vitae, pour leur permettre de reconstruire leur histoire et de reconnaître leurs capacités, mais ils parviennent rarement à trouver un emploi correspondant à leur expérience. La plupart finissent comme livreurs de repas, un travail physique, mal rémunéré et dépourvu de protection sociale, et en plus la crainte constante de le perdre. »
Danya a perdu son premier emploi de coursier parce qu'il n'atteignait pas la vitesse exigée par l'entreprise. Il utilisait un vélo conventionnel prêté par Kuchnia Konflictu. Dans ce secteur, les travailleurs doivent venir avec leur propre véhicule et ne signent pas de contrat de travail avec la plateforme, mais plutôt un accord de « location » avec un intermédiaire.
Dans d'autres secteurs, tels que les entrepôts ou les abattoirs, des contrats existent, mais ils sont généralement informels : une partie écrite et une partie verbale, avec des paiements en espèces, sans relevé des heures travaillées, expliquent Adam et Marta.
Ezra, réfugié ougandais de 39 ans, a trouvé un emploi dans une usine de viande, dans la ville d'Elk, à quelque 220 kilomètres de Varsovie. Il travaillait entre dix et quatorze heures par jour, avec un salaire inférieur au salaire minimum pour une journée de huit heures. Les choses se passaient bien jusqu'au jour où la police lui a annoncé qu'il allait être expulsé car son visa ne serait pas renouvelé. « Cela faisait sept mois que je travaillais, je n'ai pas compris. Aujourd'hui, je soupçonne mon employeur de ne pas avoir payé mes cotisations sociales », dit-il.
Dans son cas, la seule façon d'éviter la déportation a été d'introduire une demande d'asile. Pendant trois mois, la fondation Kuchnia Konfliktu lui a fourni un logement et des bons alimentaires. « J'avais un toit au-dessus de ma tête mais je vivais dans la crainte. Je n'ai pas mis le nez dehors durant tout ce temps », se souvient-il. Le bureau des étrangers a émis un ordre pour son transfert dans un centre situé à 300 kilomètres de Varsovie. Une fois que le permis de travail lui a été délivré, il est retourné dans la capitale et a trouvé une place dans la construction, logement compris. « Un mois plus tard, un garde est venu me trouver et m'a dit : “On n'a plus besoin de toi, va chercher tes affaires.” Je suis parvenu à négocier une nuit de plus, le temps de faire appel à l'aide de Kuchnia Konfliktu », raconte-il.
Il est difficile de quantifier cette main-d'œuvre. Beaucoup ne sont pas enregistrés et ne sont souvent pas pris en compte dans les statistiques, car contrairement aux Ukrainiens, ils constituent une minorité. Cependant, la présence des migrants sur le marché du travail ne cesse de croître : ils représentaient 7 % de la main-d'œuvre en 2024 (plus d'un million) contre 1,2 % en 2015 et 4,6 % en 2021, selon l'institut polonais de la sécurité sociale (ZUS). Selon les estimations de l'OIT, les migrants constituent 9 % de la main-d'œuvre en Europe centrale.
Aujourd'hui, Ezra vit seul, travaille comme coursier et bien que son emploi soit précaire et ses revenus variables, il a le sentiment d'avoir enfin le contrôle sur sa vie. Il envisage de passer son permis de conduire afin de pouvoir travailler dans un véhicule motorisé, dans l'espoir de pouvoir un jour se réunir avec sa femme et ses quatre enfants.
La production de cet article a été rendue possible grâce à une subvention du fonds IJ4EU.
L'International Press Institute (IPI), le European Journalism Centre (EJC) et les autres partenaires du fonds IJ4EU ne sont pas responsables du contenu publié ni de l'usage qui en est fait.
31.10.2025 à 07:00
Comparée à d'autres pays du Sud, la Tunisie jouit d'une forte tradition syndicale. De fait, l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) est considérée comme le syndicat le plus influent du monde arabe et son rôle a été déterminant dans la révolution de 2011, qui a débouché sur ce que l'on a appelé les « Printemps arabes ». Pourtant, un secteur était resté dans l'angle mort du syndicalisme tunisien en quelque sorte, alors même qu'il était l'un des plus durement touchés par l'exploitation : (…)
- Actualité / Tunisie, Négociation collective, Santé et sécurité, Femmes, Travail, Développement durable, Syndicats, Législation du travailComparée à d'autres pays du Sud, la Tunisie jouit d'une forte tradition syndicale. De fait, l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) est considérée comme le syndicat le plus influent du monde arabe et son rôle a été déterminant dans la révolution de 2011, qui a débouché sur ce que l'on a appelé les « Printemps arabes ». Pourtant, un secteur était resté dans l'angle mort du syndicalisme tunisien en quelque sorte, alors même qu'il était l'un des plus durement touchés par l'exploitation : celui des travailleuses agricoles. Cette situation a changé depuis 2021, grâce à la création d'un syndicat des femmes ouvrières dans le secteur agricole (FOSA), dont les sections sont présentes dans sept provinces agricoles différentes du pays.
« La création du syndicat a été très importante pour nous, car elle nous a fourni un outil pour défendre nos droits, ce qui était vraiment nécessaire au vu des abus dont nous sommes victimes », explique Munira Laheg, secrétaire adjointe et porte-parole de la section de Sidi Bouzid, la province où le syndicat a vu le jour, chapeauté par l'UGTT. Selon une étude du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) publiée en 2023, 92 % des ouvrières agricoles travaillent dans l'économie informelle et ne bénéficient d'aucune couverture sociale. En outre, 98 % d'entre elles perçoivent un salaire inférieur au salaire minimum dans le secteur agricole, qui est de 20 dinars par jour (environ 6 euros ou 6,8 dollars américains), et 78 % déclarent avoir subi une forme de violence au travail, y compris sexuelle.
« Les conditions de travail sont particulièrement pénibles, surtout en été. Nous ne nous arrêtons jamais, même s'il y a une vague de chaleur et que les températures dépassent les 40 ou 45 degrés », explique Munira Laheg.
À 46 ans, elle a déjà passé plus de vingt ans à travailler dans les champs comme journalière. En général, la journée de travail commence à 6 heures du matin et se termine à 13 heures. Souvent, les propriétaires des cultures ne respectent pas les temps de repos prévus par la loi et les poussent à atteindre un quota déterminé de fruits ou de légumes à récolter. Le fait que ce soit le wasit (ou intermédiaire) qui les contacte et leur verse leur salaire donne souvent lieu à des abus. Le wasit est chargé de les acheminer vers les champs en camion et, en échange, il empoche un pourcentage de leur salaire, généralement près de 30 %, soit environ cinq dinars (1,5 euro ou 1,74 dollar US).
En Tunisie, le secteur agricole, et en particulier celui des journaliers, est très féminisé. « Les salaires sont si bas et les conditions tellement pénibles que, par question d'honneur, les hommes refusent de faire ces travaux. C'est pourquoi la plupart des journaliers sont des femmes », explique Hind Omri, syndicaliste vétérane et activiste de l'Association tunisienne d'aide à la création et au travail (ATTAC), qui a contribué à la création du syndicat FOSA. Selon les données fournies par le gouvernement tunisien, sur le million de travailleurs agricoles que compte la Tunisie, 62 % sont des femmes, mais, dans certaines régions et certains secteurs, ce chiffre avoisine les 90 %. Ces données divergent de celles déjà disponibles sur l'ensemble de l'économie tunisienne. D'après les données de l'Organisation internationale du Travail (OIT), les hommes représentent plus de 60 % de la population active du pays, tandis que les femmes n'en représentent que 40 %.
Mme Laheg se dit satisfaite de l'évolution du nombre d'adhérentes au syndicat. Au moment de sa création, il comptait environ 86 adhérentes et aujourd'hui, quatre ans plus tard, « nous sommes près de 500 », affirme-t-elle. Si les ouvrières des plantations sont généralement des femmes, les propriétaires des terres, eux, sont majoritairement des hommes, car, traditionnellement, le patriarcat (et la charia ou loi islamique) a privé les femmes de la possibilité d'hériter de la terre après le décès de leurs parents. « C'était comme ça avant, mais aujourd'hui, les choses commencent à changer et des femmes commencent à hériter et posséder des terres », constate Mme Laheg. Parvenir à l'égalité des sexes en matière d'héritage est toutefois l'un des grands combats contemporains du féminisme tunisien.
Pendant des décennies, la Tunisie a été considérée comme le pays du monde arabe où les femmes jouissaient du plus grand nombre de droits. Cette situation découle de l'adoption en 1956 d'un Code de la famille très progressiste pour l'époque qui, par exemple, interdisait la polygamie et le mariage forcé.
Cette législation a placé la Tunisie à l'avant-garde des droits des femmes et a permis des progrès rapides dans de nombreux domaines, notamment leur intégration dans le monde du travail. Plus récemment, en 2017, le Parlement tunisien a adopté une loi contre la violence sexiste qui compte parmi les plus avancées au monde. Cependant, l'évolution des mentalités n'a pas toujours suivi le rythme des changements législatifs, et l'État n'a pas toujours déployé les mêmes efforts pour veiller à l'application de ses propres lois.
En témoigne, par exemple, le nombre élevé d'accidents meurtriers dont sont victimes les travailleuses agricoles lors de leur acheminement vers les champs. La situation est si grave que Mme Omri n'hésite pas à placer la réduction des accidents au rang de priorité majeure des organisations qui défendent les droits des journalières.
Ces travailleuses « sont souvent transportées vers les champs à l'arrière de camions, debout, comme du bétail, sans aucune mesure de sécurité. C'est la raison pour laquelle des accidents très graves se produisent fréquemment », déplore cette activiste.
Selon les données recueillies par le FTDES depuis 2015, 69 accidents de la route ont été recensés dans le cadre du transport en camion des travailleuses, causant la mort de 55 personnes et en blessant 835 autres.
Pendant plusieurs années, la société civile a fait pression sur le gouvernement tunisien pour qu'il veille à la sécurité des journalières et empêche la circulation des « camions de la mort ». Ses efforts ont été récompensés par l'adoption de la loi 51 en 2019, qui réglemente le transport des ouvrières agricoles. Un an plus tard, le gouvernement signait également un décret établissant une série de mesures concrètes pour mettre en œuvre la nouvelle législation. Pourtant, cinq ans plus tard, la réalité des journalières n'a guère changé.
« La loi est bonne, le problème est que l'État n'a pas mis en place les mécanismes de contrôle nécessaires pour qu'elle soit effective. Par conséquent, ni les propriétaires des terres cultivées ni les wasits n'ont été contraints de changer le système », déplore Mme Omri, l'activiste et syndicaliste de Sidi Bouzid.
L'année dernière, un autre décret a également été adopté afin de mettre en place une protection sociale pour les travailleuses, comprenant une couverture santé, mais il n'a toujours pas été appliqué.
Une action concertée de l'UGTT pourrait inciter le gouvernement à mettre en place les moyens nécessaires pour mener à bien les inspections et faire respecter la réglementation. Or, les relations entre la centrale syndicale et Kaïs Saïed, président de la Tunisie, se sont fortement détériorées. Début août, une manifestation de partisans du président qui accusaient l'UGTT de corruption s'est terminée devant le siège du syndicat et des altercations ont éclaté avec les syndicalistes. La centrale syndicale a interprété la volonté des manifestants comme une tentative de prendre d'assaut le bâtiment et a convoqué une manifestation deux semaines plus tard, au cours de laquelle son secrétaire général, Noureddine Taboubi, a lancé un message de défiance aux autorités.
« À présent, le ton entre le gouvernement et l'UGTT s'est apaisé et il semble que les deux parties aient décidé de mettre fin à l'escalade des tensions. Cependant, à tout moment, le conflit pourrait éclater à nouveau », déclare Tarek Kahlaoui, professeur de sciences politiques à la Mediterranean School of Business de Tunis.
Les journalières se plaignent également de ne disposer d'aucune protection contre les produits chimiques utilisés comme pesticides dans les cultures. On dénombre plus de 200 pesticides autorisés en Tunisie, dont une cinquantaine qui est interdite dans l'Union européenne, à l'instar du malathion, que l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) reconnaît comme cancérigène. Outre des tumeurs, ces produits chimiques peuvent provoquer des éruptions cutanées, des problèmes d'infertilité ou des malformations chez les fœtus.
« Il est fréquent que des ouvrières agricoles se présentent à la pharmacie avec des difficultés à respirer ou des démangeaisons cutanées ou oculaires en raison de leur exposition aux pesticides », explique Monia Mannai, pharmacienne à Ghardimaou, une localité du nord-ouest du pays où l'agriculture constitue un pilier de l'économie.
« Dans cette région, les taux de certaines maladies potentiellement liées à l'utilisation de pesticides sont exceptionnellement élevés. Par exemple, le cancer de la thyroïde et des poumons, la bronchite chronique, l'infertilité ou l'eczéma cutané », précise-t-elle.
Malgré ces difficultés, Mme Laheg envisage l'avenir avec optimisme. « Les changements ne sont pas acquis du jour au lendemain. Grâce à la création du syndicat, par exemple, nous avons déjà réussi à augmenter le salaire, qui est passé de 15 à 17 dinars », explique-t-elle au cours d'une conversation téléphonique. « Le plus important est que de plus en plus de journalières prennent conscience de leurs droits et souhaitent les défendre collectivement. C'est ainsi que surviendront les changements », conclut-elle.
29.10.2025 à 09:40
Lorsque Javier Parra Villegas, originaire d'Espagne, est devenu père en Allemagne, la décision de prendre une période de congé ne lui a pas causé d'angoisse particulière. C'était normal. « En Allemagne, c'est très facile... l'aide sociale, en particulier pour les parents, est meilleure que dans beaucoup d'autres pays, même dans la zone euro », explique-t-il dans un entretien avec Equal Times. « Il suffit de remplir quelques formulaires et de soumettre les documents nécessaires. »
Pendant (…)
Lorsque Javier Parra Villegas, originaire d'Espagne, est devenu père en Allemagne, la décision de prendre une période de congé ne lui a pas causé d'angoisse particulière. C'était normal. « En Allemagne, c'est très facile... l'aide sociale, en particulier pour les parents, est meilleure que dans beaucoup d'autres pays, même dans la zone euro », explique-t-il dans un entretien avec Equal Times. « Il suffit de remplir quelques formulaires et de soumettre les documents nécessaires. »
Pendant ses deux mois de congé, début 2021, il a touché environ 60 % de son salaire, et surtout, il a fait confiance aux règles et à la culture. M. Parra, qui travaille en tant qu'éducateur de la petite enfance salarié, explique que pour les employés, le système est à la fois simple et sûr : « Ici, les hommes ont le droit de demander un congé de paternité. En Espagne, il y avait, et je pense qu'il reste encore aujourd'hui, la peur de perdre son emploi. Ici, votre place est respectée », insiste-t-il. Par la suite, il a négocié deux mois supplémentaires (non rémunérés) pour rester avec sa fille avant que celle-ci n'aille à l'école. Ce qu'il conseille à l'Espagne : un revenu de remplacement qui permette de vivre, une protection de l'emploi crédible et un temps de planification pour les employeurs.
L'expérience de Javier Parra permet de tirer une leçon plus générale : si la rémunération est faible et la protection insuffisante, la plupart des pères ne prendront pas congé. Et lorsque les hommes ne prennent pas de congé parental, la charge des soins incombe par défaut aux femmes, avec des conséquences durables sur leur salaire et la continuité de leur carrière. Le fait que les droits soient perçus comme utilisables est tout aussi important que la loi elle-même.
Cette tendance se confirme à l'aune de l'écart mondial. Les chiffres les plus récents de l'Organisation internationale du travail (OIT) révèlent une arithmétique persistante : à l'échelle mondiale, les mères comptent en moyenne 24,7 semaines de congé parental rémunéré, contre 2,2 semaines pour les pères. La note d'information de l'OIT de 2025 intitulée Congés parentaux rémunérés – Combler l'écart entre hommes et femmes attribue ces écarts à la faible reconnaissance des droits individuels des pères.
Des signes de progrès sont toutefois observables. En 2024, 121 des 186 pays reconnaissaient le congé de paternité, 37 l'avaient ajouté au cours de la décennie précédente et 31 avaient créé ou prolongé le congé parental, preuve que le rôle des hommes dans les soins aux enfants est en train d'être inscrit dans les textes de loi, ce qui pourrait contribuer à faire évoluer les normes sociales.
À ce titre, il convient de souligner l'exemple de l'Espagne, avec une incidence sur le long terme. En effet, d'après une étude réalisée en 2021 par la Barcelona School of Economics, les enfants nés après l'introduction du congé de paternité en 2007 affichent des attitudes plus égalitaires et sont moins susceptibles de se conformer au modèle traditionnel de « l'homme soutien de famille ».
Le paysage juridique évolue lui aussi. Ainsi, en juin 2024, la Conférence internationale du travail a adopté une résolution concernant le travail décent et l'économie du soin. Celle-ci reconnaît les soins comme un aspect fondamental du bien-être humain, social, économique et environnemental, ainsi que du développement durable. La résolution appelle les gouvernements, les employeurs et les travailleurs à concevoir et à mettre en œuvre des politiques et des systèmes de soins intégrés et cohérents en faveur du travail décent et de l'égalité de genre, à investir dans des services de soins de qualité, à créer des emplois décents pour les travailleurs des soins et à promouvoir le partage équitable des responsabilités en matière de soins entre les femmes et les hommes.
En août 2025, la Cour interaméricaine des droits de l'homme a reconnu les soins comme un droit humain à part entière, précisant l'obligation des États de « respecter et garantir le droit aux soins », d'adopter des mesures législatives pour en assurer l'efficacité et de poursuivre leur mise en œuvre progressive en mettant l'accent sur l'égalité et les groupes vulnérables. Cet avis de la CIDH confère aux défenseurs un moyen de pression, faisant du congé parental rémunéré une partie intégrante du socle de protection sociale plutôt qu'un avantage facultatif accordé selon le bon vouloir de l'employeur.
En comparant les pratiques dans des dizaines de pays, on constate désormais une convergence vers une formule éprouvée : des semaines (de congé parental) individuelles, non transférables (selon le principe « use-it-or-lose-it ») pour les pères, d'une durée significative et assorties d'une rémunération décente, reposant sur un financement commun ou public, une protection de l'emploi robuste et la simplicité administrative. Les pays qui suivent cette approche constatent une augmentation du recours aux congés pour soins chez les hommes ; en revanche, les systèmes qui rendent les congés transférables, faiblement rémunérés, non rémunérés ou financés par l'employeur voient ce recours reculer.
Spécialiste de la protection de la maternité et de la conciliation travail-famille à l'OIT et membre de l'équipe de chercheurs à l'origine de la note d'information 2025 de l'OIT, Laura Addati identifie une tension récurrente dans les débats politiques : le débat s'articule autour d'une préoccupation largement répandue, à savoir que l'extension des droits au congé pour soins aux pères et aux hommes, en particulier au moment de l'accouchement, pourrait nuire aux besoins biologiques des mères. Selon ce point de vue, les mères devraient bénéficier de plus de congés parce qu'elles vivent la grossesse, l'accouchement et souvent l'allaitement – des réalités physiques que les pères ne partagent pas.
Or, les données disponibles montrent que les deux parents tirent profit du partage des responsabilités de soins et de la prise de congés, à condition qu'une protection adéquate de la maternité soit garantie à toutes les mères. « Il est essentiel de mettre en évidence ce scénario gagnant-gagnant », poursuit Mme Addati.
Maria Tsirantonaki, conseillère politique auprès de la Confédération syndicale internationale (CSI), estime que les États doivent commencer par rendre l'accès aux soins universel : « Au minimum, les États doivent mettre en place des systèmes complets de soins et de prise en charge, assortis d'un cadre politique et réglementaire qui garantisse que le système est complet et réglementé. »
« Nous voulons nous assurer que toutes les personnes ayant des besoins et des responsabilités en matière de soins, indépendamment de leur milieu socio-économique, y ont effectivement accès. Il s'agit d'un service public essentiel que les gouvernements doivent fournir pour que les personnes puissent participer de manière équitable au monde du travail et, plus largement, à la société. »
S'agissant du recours aux congés, Mme Tsirantonaki ne mâche pas ses mots : ce qui compte le plus, c'est la rémunération. « L'essentiel est qu'il soit rémunéré... dans les sociétés très patriarcales, s'il n'est pas rémunéré, les hommes ne prendront pas cette décision. » La non-transférabilité est tout aussi importante : « Lorsqu'il est partagé équitablement et non transférable – si vous ne le prenez pas, vous le perdez (« use-it-or-lose-it ») – l'incitation est forte. » Et l'effet peut être transformateur : « Lorsque les politiques sont conçues pour inciter les hommes à assumer un rôle plus actif, cela peut, à long terme, modifier les normes et les stéréotypes sexistes tenaces concernant les rôles liés aux soins. »
En guise de mise en garde, elle cite en exemple les pays où le congé maternité légal n'est pas rémunéré, tels que les États-Unis : « Les femmes occupant des emplois très faiblement rémunérés reprennent le travail deux semaines après l'accouchement, car elles ne peuvent pas se permettre de perdre leur revenu, ce qui est inhumain. »
La culture d'entreprise est également importante. Le recours au congé augmente lorsqu'une partie est légalement réservée au congé de paternité, lorsque des jours supplémentaires sont prévus si les deux parents prennent leur congé, lorsque la flexibilité est réelle (temps partiel, par jour/heure) et lorsque les petites et moyennes entreprises bénéficient d'une aide financière par le biais d'un fonds commun ou d'une assurance.
Les pays nordiques fournissent les preuves les plus détaillées de la manière dont les choix conceptuels influent sur les résultats. Ils partagent un modèle commun : du temps dédié à chaque parent, un revenu de remplacement adéquat et un financement collectif par le truchement de l'assurance sociale. Cependant, chaque pays calibre le système différemment.
Ainsi, en 2000, l'Islande a innové avec sa formule « 3+3+3 » : trois mois de congé parental égal pour les deux parents, avec trois mois supplémentaires pouvant être partagés entre les parents, le tout subventionné par un fonds d'assurance national financé par les employeurs. Lorsque l'Islande a introduit ce modèle, la participation des pères a connu une forte augmentation ; à son pic, environ 90 % des pères éligibles ont pris les trois mois de congé auxquels ils avaient droit. Cependant, par la suite, lorsque le gouvernement a plafonné les prestations, de nombreux pères, en particulier ceux de la tranche supérieure des revenus, ont choisi de ne pas y avoir recours, montrant à quel point le maintien du salaire intégral est déterminant pour la prise de congés par les hommes.
La Suède, pour sa part, offre 480 jours par enfant. Les 90 premiers jours sont réservés à chaque parent et ne peuvent être transférés. Le paiement se fait en deux tranches : 390 jours à des taux liés au revenu et 90 jours à un taux forfaitaire de base. Dans le cadre d'une nouvelle mesure introduite en 2024, la Suède autorise désormais les parents à céder jusqu'à 45 jours à un autre aidant, tel qu'un grand-parent, sans toucher aux quotas non transférables qui incitent les pères à prendre un congé. Malgré cela, les pères suédois ne prennent actuellement qu'environ 30 % du nombre total de jours auxquels ils ont droit. Un résultat que les autorités voient non pas comme un échec politique, mais plutôt comme la preuve que le cadre juridique est déjà égalitaire en termes de genre et que les obstacles restants sont d'ordre culturel et sectoriel, tout particulièrement dans les industries à prédominance masculine.
La Finlande, en 2022, a pris la décision la plus audacieuse en adoptant une approche entièrement neutre en matière de genre. Chaque parent bénéficie de 160 jours (environ six mois et demi), dont 63 jours peuvent être transférés à son partenaire. Le système est délibérément simple : des quotas égaux pour chaque parent, et ce afin de normaliser le partage des responsabilités en matière de soins tout en préservant le droit individuel de chaque parent à prendre congé.
La leçon à tirer des pays nordiques n'est pas de copier-coller des institutions, mais de mettre en place des mesures incitatives : du temps réservé aux pères, un remplacement salarial élevé, un financement commun et une simplification administrative rendent l'absence des hommes normale et gérable pour les entreprises.
L'Espagne a récemment accompli un progrès significatif. En juillet 2025, le pays a adopté le décret-loi royal 9/2025, qui prolonge le congé de naissance et le congé parental de 16 à 19 semaines par parent, entièrement rémunérés et financés à 100 % par la sécurité sociale, et qui rend ce droit individuel, égalitaire et non transférable – se rapprochant ainsi des normes européennes et des normes de l'OIT et dépassant le seuil de référence de 18 semaines de rémunération intégrale prévu par la recommandation n° 191 de l'OIT sur la protection de la maternité.
La réforme s'attaque de front à ce que Laura Addati nomme le débat « biologie vs soins » : une protection adéquate de la maternité reste en place, mais les pères disposent désormais d'un droit égal et non transférable qui les positionne comme des co-parents à part entière et qui est, par ailleurs, non négociable au sein du foyer. Des études montrent que cela a bien un effet sur les perceptions des enfants en termes d'égalité et donc contribue à remodeler les normes d'une génération à l'autre.
Les travailleurs, hommes compris, ont également besoin de temps rémunéré pour s'occuper de leurs proches âgés (selon les Nations Unies, au cours de la prochaine décennie, le nombre de personnes âgées de 80 ans et plus dans le monde dépassera celui des enfants en bas âge) et de leurs proches handicapés (une population également en augmentation), et pourtant, cette dimension des soins reste largement ignorée dans les normes internationales et les législations nationales. L'architecture normative est la plus solide en matière de maternité ; il n'existe aucune norme mondiale actualisée qui reconnaisse et subventionne les congés payés pour les personnes aidantes, avec une couverture universelle et transférable.
L'OIT n'a pas encore produit d'études comparables sur les congés pour soins aux personnes âgées ou aux personnes en situation de handicap. Or, selon Mme Addati, les principes conceptuels qui ont fait leurs preuves dans le cas du congé parental pourraient s'appliquer à toutes les formes de congé pour soins, en fonction des différents contextes nationaux : droits individuels et non transférables, remplacement adéquat du revenu, financement par la sécurité sociale afin que les employeurs n'aient pas à supporter les coûts directs, couverture inclusive, modalités flexibles et protection solide de l'emploi. La résolution de l'OIT de 2024 propose également des principes fondamentaux pour l'élaboration des politiques : la fourniture, l'accès et la réception des soins doivent être fondés sur les principes de non-discrimination, de solidarité, de durabilité, d'équité, d'universalité et de coresponsabilité sociale.
Par ailleurs, Mme Addati insiste sur la nécessité de services de garde d'enfants et de soins de longue durée de haute qualité et inclusifs pour les personnes en situation de handicap, fournis par des prestataires de soins qualifiés :
« Les familles ne sont pas en mesure de répondre seules aux besoins croissants en matière de soins, même avec les meilleurs congés ou les modalités de travail les plus flexibles. Un financement durable de ces services et de ces emplois est indispensable. »
Mme Tsirantonaki partage cet avis, tout en soulignant la nécessité de mettre en place des mesures combinées sur le lieu de travail : « Une combinaison est toujours préférable, par exemple l'octroi de congés rémunérés pour soins et des modalités de travail flexibles, car il n'existe pas de solution unique qui convienne à tout le monde. »
La lacune structurelle la plus flagrante concerne la couverture. De nombreux systèmes manquent de couvrir adéquatement les travailleurs indépendants, les travailleurs informels et les travailleurs de l'économie des plateformes. Ce point a son importance, dans la mesure où les pères appartenant à ces catégories sont beaucoup moins susceptibles de prendre un congé parental lorsque le financement est assuré directement par des employeurs individuels plutôt que par des fonds communs d'assurance sociale. La note d'information de l'OIT identifie cette lacune comme structurelle et critique, soulignant que seul un petit nombre de pays ont étendu le congé paternité et parental rémunéré à ces groupes.
Mme Tsirantonaki est catégorique : « La clé réside dans un socle de protection sociale. Il faut à tout prix un socle, c'est-à-dire des prestations minimales pour tous les travailleurs, indépendamment de leur statut professionnel. Les politiques de protection sociale doivent garantir la sécurité des revenus pendant les congés de maternité, de paternité et parentaux. Il n'est pas acceptable que les travailleurs du secteur formel ayant un employeur bénéficient de tous ces droits, tandis que les travailleurs de l'économie informelle, qui représentent la majorité de la main-d'œuvre mondiale, n'ont rien. »
Si le congé parental des hommes reste marginal (jours symboliques, faible rémunération, financement par l'employeur, blocs transférables), les femmes continuent d'en supporter le coût en termes de revenus et d'emploi. Cependant, lorsque le congé parental des hommes est réservé, correctement rémunéré, financé par des fonds publics et protégé, son utilisation augmente, les lieux de travail s'adaptent, les perspectives d'emploi des femmes s'élargissent et les enfants découvrent un autre modèle de paternité.
Trois lacunes apparaissent régulièrement dans les débats politiques et cadrent parfaitement avec l'ordre du jour des prochains forums internationaux. En mai 2026, l'OIT organisera une réunion tripartite d'experts sur la protection de la paternité et de la parentalité et les autres congés pour soins. Cet événement réunira des représentants des gouvernements, des employeurs et des organisations de travailleurs afin d'examiner comment les normes internationales du travail peuvent mieux soutenir les responsabilités liées aux soins tout au long de la vie. Cette réunion sera aussi l'occasion d'aborder les lacunes persistantes en matière de couverture, de conception et de financement qui privent des millions de travailleurs d'une protection adéquate.
Les thèmes récurrents sont clairs : Codifier les droits individuels et non transférables de chaque parent (congé de paternité et congé parental). Ensuite, garantir une rémunération adéquate via l'assurance sociale ou les budgets publics (et non uniquement par l'employeur), ainsi qu'une protection solide de l'emploi et une mise en œuvre efficace (dispositions anti-représailles, renversement de la charge de preuve). Enfin, garantir une couverture universelle indépendamment du statut professionnel (travailleurs indépendants, travailleurs informels, travailleurs des plateformes et travailleurs atypiques) ou du statut migratoire, avec des droits dès le premier jour et la transférabilité et légiférer sur les congés rémunérés pour les aidants qui s'occupent de personnes âgées ou de personnes handicapées en utilisant les mêmes principes conceptuels.
L'argument budgétaire est pragmatique : combler l'écart entre les congés rémunérés des deux parents est une mesure modeste sur le plan financier par rapport aux avantages qui en découlent : gains en termes d'emploi, réduction de la pauvreté, réduction de l'écart entre les femmes et les hommes, en particulier dans le cadre d'un financement commun. Selon un rapport de l'OCDE publié en 2024, la réduction des écarts en matière de participation au marché du travail pourrait ajouter 0,10 point de pourcentage à la croissance économique annuelle, ce qui se traduirait par une augmentation de jusqu'à 3,9 % du PIB par habitant d'ici 2060.
Le bénéfice, en fin de compte, est d'ordre culturel. Lorsque les pères prennent un congé réel – de plusieurs mois, et non de quelques jours ; rémunéré, et non symbolique –, les normes qui attribuent les tâches domestiques aux femmes commencent à s'effriter. Les politiques à elles seules ne garantissent pas un tel changement, mais sans politiques adéquates, celui-ci ne peut pas se produire.
28.10.2025 à 04:00
Chaque jour, à trois heures du matin, Mariam, 11 ans, est réveillée par la voix de sa mère qui la presse de se lever et de s'habiller. La jeune fille ouvre les yeux, lasse et insatisfaite de n'avoir fait qu'un court sommeil. Elle sait qu'elle doit se dépêcher si elle ne veut pas perdre sa journée de travail. Rapidement, elle se prépare avec sa mère, avant qu'elles ne soient séparées dans deux camions distincts qui les emmènent vers les fermes désertiques en bordure du village Taha al-Ameda, (…)
- Actualité / Égypte, Travail des enfants, Travail décent, Droits humains, Agriculture et pêche, Morts au travail, Travail précaireChaque jour, à trois heures du matin, Mariam, 11 ans, est réveillée par la voix de sa mère qui la presse de se lever et de s'habiller. La jeune fille ouvre les yeux, lasse et insatisfaite de n'avoir fait qu'un court sommeil. Elle sait qu'elle doit se dépêcher si elle ne veut pas perdre sa journée de travail. Rapidement, elle se prépare avec sa mère, avant qu'elles ne soient séparées dans deux camions distincts qui les emmènent vers les fermes désertiques en bordure du village Taha al-Ameda, dans le gouvernorat de Minya, situé à 260 kilomètres au sud du Caire.
Dans le camion, la petite Mariam est assise avec une vingtaine d'autres jeunes filles et enfants, âgés de 9 à 16 ans. Elle est en route vers un champ, pour y passer la journée à récolter des oignons, tandis que sa mère part de son côté avec d'autres femmes pour moissonner le blé. Avant de monter dans le camion, la mère n'oublie pas de donner quelques instructions à sa fille : « Ne t'assois pas sur la porte extérieure, tiens-toi à tes amies, reste au milieu du camion ».
Mariam est l'une de ces millions d'enfants travaillant en Égypte, notamment dans le secteur agricole, pour servir une stratégie de l'État basée sur l'exportation croissante de produits agricoles, notamment vers l'Europe.
Si les chiffres de l'Agence centrale de la mobilisation publique et des statistiques (CAPMAS) – une agence gouvernementale – publiés en 2019, révèlent que plus de 1,8 million d'enfants (âgés de 6 à 16 ans) travaillent en Égypte, dont 64 % dans le secteur agricole, des chercheurs, comme Abdel Mawla Ismail, président de l'Association égyptienne pour les droits collectifs, ainsi que d'autres estimations, suggèrent que le nombre d'enfants travaillant uniquement dans l'agriculture dépasserait les 3 millions.
Selon le chercheur, « la société civile estime que les chiffres officiels sont inexacts, car ils excluent d'importants secteurs non visibles du travail des enfants et ne reflètent pas fidèlement le nombre d'enfants qui travaillent dans les zones rurales, allant jusqu'à nier l'existence même de ce phénomène ».
Le trajet dure près de deux heures sur des routes non pavées, jusqu'à ce qu'elle atteigne la ferme où elle travaillera. Chaque jour, elle prie pour sa survie, bien consciente des accidents fréquents auxquels elle est exposée. En juin dernier, le camion dans lequel elle se trouvait avec sa mère a été impliqué dans un accident, et sa mère a été blessée, l'empêchant de travailler pendant deux semaines. Quant à Mariam, elle n'a subi que quelques contusions, pas assez graves pour la laisser à la maison sans travailler.
Vers six heures du matin, la fillette commence à récolter des oignons. Elle n'ose pas s'arrêter, tandis que le superviseur leur crie dessus pour qu'elles continuent. « Nous travaillons sous un soleil brûlant et sans protection. Parfois, nous coupons les tuyaux d'irrigation pour boire de l'eau. Elle est aussi chaude que celle que nous utilisons pour nous laver », raconte la mère de Mariam, sa fille à ses côtés.
« J'envoie ma fille travailler dans l'agriculture, parce que nous n'avons pas de revenus, et nous devons travailler toutes les deux pour subvenir aux besoins de la famille. Elle va récolter l'ail, les pommes de terre, les tomates... Moi, je vais récolter le blé, les melons et les raisins. Certains propriétaires de champs préfèrent les jeunes filles, car leur salaire journalier n'est pas élevé ».
La mère de Mariam vit avec ses quatre enfants – Mariam, l'aînée, un garçon et deux filles – dans un appartement de deux-pièces dans le village Taha al Ameda. Elle a perdu son mari d'une insuffisance rénale il y a quatre ans, ce qui l'a laissée dans une situation tragique. « Ici, dans le village, nous sommes toutes des travailleuses temporaires sans emploi fixe. Nous sortons avec d'autres femmes pour travailler dans les champs cultivés. La bonification du désert voisin nous a offert une opportunité, mais le travail est difficile », déclare la femme de 36 ans.
Une longue cicatrice noire est visible sur son visage : « C'est à cause du soufre, pendant la récolte des betteraves. Devant moi, une autre femme récoltait et jetait les tubercules derrière elle. Mais sans voir, elle les a jetées sur moi. Les betteraves sont aspergées du soufre pour qu'il mûrisse rapidement. C'est ce qui m'a brûlé le visage ».
Mariam travaille de six heures du matin à trois heures de l'après-midi, avant de charger les récoltes sur de grands camions pendant une heure, et de rentrer chez elle à 18h. Tout cela pour un salaire journalier de 100 livres égyptiennes (environ 1,80 euro). Sa mère, quant à elle, reçoit entre 130 et 150 livres (2,50 à 2,80 euros) par jour.
Elles travaillent toutes les deux six jours par semaine, et n'ont que le vendredi comme jour de repos pour récupérer. « Si nous n'avions pas ce jour de congé, nous ne pourrions pas continuer à travailler, nous nous effondrerions », confie la mère de famille.
Si Mariam et sa mère prient chaque jour pour rentrer sans un grave accident, ce n'est pas le cas pour d'autres. Le 28 juin dernier, 18 jeunes filles, majoritairement mineures, ont trouvé la mort dans un accident de la route dans le gouvernorat de Menoufiya dans le Delta, alors qu'elles se rendaient au travail dans une ferme pour la récolte du raisin dans une zone désertique voisine. Les médias indépendants les ont surnommées les « martyres à 130 livres », en référence à leur salaire journalier.
L'accident a suscité un débat houleux dans le pays concernant la situation misérable dans laquelle se trouve la campagne égyptienne, en raison des politiques économiques adoptées par le gouvernement égyptien sous la direction du Fonds Monétaire International (FMI) depuis 2016, qui ont augmenté le travail des enfants dans le pays.
La mère de Mariam est restée horrifiée en lisant cette nouvelle et commente : « Nous pourrions faire face au même sort. Chaque jour, nous sortons travailler et nous avons l'impression que c'est la fin. Et on craint aussi les accidents au travail ».
Ce que les jeunes filles et la mère de Mariam ne savent pas, c'est qu'une partie des camions qu'elles chargent à la fin de leur dure journée de travail, sans droits, est certainement destinée à l'Europe. L'Égypte consolide sa position de fournisseur agricole majeur pour le marché européen.
Selon le ministère de l'Agriculture, l'UE est la destination numéro un pour les produits agricoles égyptiens. Le 13 octobre, le ministère a annoncé un volume d'exportations agricoles de 7.5 millions de tonnes depuis le début de l'année, avec l'UE en tête des destinataires. Parmi les marchandises phares, on retrouve les agrumes, les pommes de terre, la tomate, le raisin, la fraise et autres.
Pour soutenir cette croissance fulgurante, l'Égypte et l'Italie ont lancé la ligne de livraison maritime par transport roulier (appelé RoRo ou Roll-on/Roll-off). Ce nouveau corridor maritime rapide est spécifiquement conçu pour le transport accéléré des fruits et des légumes frais vers les marchés européens. Ces exportations, encouragées par l'État, sont devenues une source essentielle de devises pour le pays. L'État égyptien adopte une stratégie pour hausser les exportations à 100 milliards de dollars par an. Cette stratégie est basée sur les produits agricoles.
« En raison de l'exportation massive, notamment vers l'Europe, le gouvernement a élargi sa politique de bonification du désert pour créer de grandes fermes agricoles, notamment pour la culture du raisin, des oranges, des oignons, etc., ce qui a aggravé le problème du travail informel et de l'exploitation, en particulier des enfants, dans les zones rurales », explique à Equal Times, Abdel Mawla Ismail.
« Le travail des enfants et des femmes est l'un des aspects sombres du secteur agricole en Égypte. Il est largement répandu dans de nombreuses cultures qui nécessitent une main-d'œuvre intensive et n'offrant pas de salaire journalier élevé », note ce chercheur.
L'exploitation d'enfants dans le travail ne se limite pas sur l'Égypte, puisqu'il y aurait près de 138 millions d'enfants dans le monde qui travaillent, selon les dernières estimations de l'Organisation internationale du Travail (OIT), publié en 2024.
Outre les enfants, il y a 5 millions de femmes travaillant dans l'agriculture, (selon un recensement mené en 2010 -dernier recensement en date, des travailleurs dans le secteur agricole), et « aucune d'entre elles n'a d'assurance sociale, ni d'assurance-maladie, rien. Elles travaillent toute la journée et dans certains cas, 10 heures par jour », dit Abdel Mawla, affirmant que l'espérance de vie de ces travailleuses ne dépasse pas les 50 ans.
De son côté, le chef du syndicat des agriculteurs, Abdel Fattah Abdel Aziz, a précisé : « Aujourd'hui, il existe une interdiction du travail des enfants en dessous de 15 ans. Il y a le Conseil national de l'enfance et de la maternité. Mais en même temps, il n'y a pas de suivi réel. Combien d'enfants travaillent vraiment ? Il n'y a pas de système d'observation précis. Et c'est ça le problème ».
Le recours au travail des enfants est particulièrement important dans la récolte du jasmin dont la majorité de la production est destinée à l'Europe. Depuis des années, l'Égypte se place comme leader mondial de la production du jasmin avec environ 60% du marché mondial, et comme le premier exportateur de cette fleur vers l'Europe, surtout pour le groupe français LVMH. Une enquête publiée en mai 2024 par le média britannique, BBC, sur le travail des enfants comme cueilleur de jasmin, a mis en lumière ce phénomène.
« Dès le début du mois de juin jusqu'à fin novembre, des milliers d'enfants récoltent chaque nuit cette fleur qui entre dans la composition de beaucoup de parfums. Ils travaillent dans des conditions difficiles, sans protection et pour un prix misérable », précise Abdel Mawla Ismail.
« Les producteurs du jasmin, comme pour certaines autres cultures, ont recours aux enfants pour leur petite taille, et parce qu'ils sont plus agiles pour ramasser sans trop se baisser », ajoute-t-il. Si le prix d'un kilo de jasmin en France dépasse les 80 euros, en Égypte, il atteint à peine 100 livres égyptiennes (moins de 2 euros). Le cueilleur touche seulement les deux tiers (soit 1,2 euro par kilo). Un prix imposé par les grossistes qui exportent leur produit en Europe.
Ce travail a des conséquences néfastes sur les enfants. « Les enfants qui travaillent comme ça, souffrent d'une mauvaise santé, et quelquefois de maladies chroniques à cause de l'utilisation des pesticides et de l'exposition prolongée au soleil. Aussi, beaucoup ne peuvent pas aller à l'école », dit le syndicaliste.
Selon des estimations officielles, il y a 18,4 millions d'Égyptiens à partir de 10 ans, sont analphabètes, dont la plupart se trouvent dans des gouvernorats considérés ruraux.
Après une journée épuisante sous un soleil de plomb, Mariam et sa mère rentrent chez elles avec 230 livres égyptiennes (3,50 euros) en poche. Une somme à peine suffisante pour nourrir une famille de six personnes. Demain, elles se lèveront à nouveau, prêtes à récolter des produits qui, très probablement, prendront le chemin de l'Europe.
24.10.2025 à 08:19
Après l'accident vasculaire cérébral de son père, la responsabilité de prendre soin de lui est retombée sur Muhar Yati. Pendant plusieurs mois, Mme Yati, âgée d'une trentaine d'années, et qui souffre elle-même d'un handicap, a dû prodiguer des soins physiques et psychologiques à domicile pour aider son père à se rétablir, ne recevant qu'un soutien minimal de la part du système de santé national ou de sa famille.
C'est un défi récurrent auquel sont confrontées les femmes en Indonésie qui, (…)
Après l'accident vasculaire cérébral de son père, la responsabilité de prendre soin de lui est retombée sur Muhar Yati. Pendant plusieurs mois, Mme Yati, âgée d'une trentaine d'années, et qui souffre elle-même d'un handicap, a dû prodiguer des soins physiques et psychologiques à domicile pour aider son père à se rétablir, ne recevant qu'un soutien minimal de la part du système de santé national ou de sa famille.
C'est un défi récurrent auquel sont confrontées les femmes en Indonésie qui, comme Mme Yati, doivent supporter le fardeau de s'occuper des enfants, des personnes âgées, handicapées ou en mauvaise santé.
« La charge mentale des soins est généralement supportée par les femmes. Outre leur contribution financière, les hommes peuvent apporter leur soutien de nombreuses façons, mais ils ne le font pas, car ils sont paralysés par le préjugé qui veut que les soins sont l'apanage des femmes », explique Putri, une autre aidante indonésienne qui s'occupe d'un enfant malade, dans un article publié par l'ONG de santé publique, Noora Health.
En Indonésie, il est estimé que 36 millions de femmes travaillent de façon informelle en fournissant des soins aux personnes qui en ont besoin. Jusqu'à présent, l'État n'a pas vraiment fait grand-chose pour les soutenir.
« Des millions de femmes et filles indonésiennes travaillent dans des foyers privés [comme employées de maison et aides-soignantes à domicile], mais, malgré leur rôle essentiel dans l'économie, elles ne sont toujours pas protégées par la législation indonésienne du travail », explique Negar Mohtashami Khojasteh, experte en droits humains pour Human Rights Watch (HRW).
En 2004, une loi historique, qui aurait été la première à étendre la protection des travailleurs à l'économie des soins, a été proposée au Parlement indonésien. Le projet de loi sur la protection des travailleurs domestiques (PPRT ou Perlindungan Pekerja Rumah Tangga) aurait, pour la première fois, protégé les travailleurs domestiques contre l'exploitation économique, notamment les contrats de travail verbaux omniprésents, les salaires souvent très inférieurs au minimum légal et les longues journées de travail. Il aurait également eu pour effet de protéger les travailleurs contre les violences physiques et sexuelles dans le monde du travail et de reconnaître enfin légalement le travail domestique comme un travail formel, avec des contrats de travail transparents et écrits, l'accès à la Sécurité sociale, ainsi que les protections sociales mentionnées ci-dessus.
Cependant, 21 ans plus tard, le PPRT, qui prévoit des protections pour les travailleurs des soins à temps partiel ou résidant chez l'employeur, n'a jamais été soumis au vote, alors même qu'il avait été désigné à plusieurs reprises comme une législation prioritaire, essuyant des revers et des reports depuis des années. Selon les défenseurs de cette loi, les craintes liées au coût de la mise en œuvre du salaire minimum, à la responsabilisation des employeurs et au manque d'urgence électorale sont des facteurs déterminants pour expliquer pourquoi le projet de loi n'a pas encore été adopté. D'aucuns estiment que le fait que de nombreux députés emploient des travailleurs domestiques qui travaillent probablement aussi de manière informelle constitue un autre facteur. Pour les travailleurs domestiques, cela signifie deux décennies supplémentaires de travail dans des conditions difficiles, et ce, malgré la croissance économique spectaculaire de l'Indonésie.
« Pour les travailleurs domestiques, rien n'a changé », déclare Lita Anggraini, coordinatrice nationale de JALA PRT, une organisation de défense des droits des travailleurs domestiques. Ils continuent à travailler sans limites d'heures, sans jours de congé hebdomadaires et sans pauses ni sécurité sociale. Les défenseurs des travailleurs qualifient leurs conditions de travail d'esclavage moderne.
Le fait que cette loi n'ait pas été adoptée contraste avec les efforts croissants déployés par le gouvernement pour donner une reconnaissance l'économie des soins au sens large. Selon Tirta Sutejo, directrice de la lutte contre la pauvreté et de l'autonomisation des collectivités à l'Agence nationale de planification du développement (Bappenas), le développement de l'économie des soins est l'une des priorités du Plan national de développement à long terme 2025-2045. L'objectif est de s'attaquer aux obstacles structurels au sein de l'écosystème du travail, en particulier ceux auxquels font face les femmes.
Au moment où l'Indonésie s'apprête à mettre en œuvre la feuille de route destinée à protéger les travailleurs du secteur des soins et à mieux reconnaître ce type de travail, l'incapacité à protéger les aides-soignantes et les travailleurs domestiques pourrait limiter l'efficacité de l'ensemble du processus.
« En Indonésie, par le passé, lorsque nous parlions des travailleurs domestiques, cette activité n'était pas considérée comme un travail et nous les appelions simplement des “aides”, leur travail étant considéré comme d'un statut inférieur », explique Sulistri Afrileston, vice-présidente chargée de la protection sociale au sein de la Confédération indonésienne des syndicats (KSBSI). « Mais la société et la culture sont en train de changer et les travailleurs domestiques devraient percevoir un salaire décent, être couverts par la Sécurité sociale, bénéficier d'une protection en matière de sécurité et santé au travail, mais surtout, ces personnes doivent être respectées en tant que travailleurs. »
L'Organisation internationale du Travail (OIT) estime que la grande majorité des aides-soignants indonésienne, qu'il s'agisse de travailleurs domestiques chargés de la cuisine et du ménage ou d'aides-soignants à domicile s'occupant d'enfants, de personnes handicapées ou âgées, sont des femmes. En réalité, ce schéma se répète presque partout dans le monde : la responsabilité de s'occuper des personnes et des ménages est sous-payée, sous-valorisée et, trop souvent, entièrement non rémunérée. Cette responsabilité pèse de manière disproportionnée sur les épaules des femmes, qui, dans de nombreux cas, n'ont accès à aucun soutien syndical et travaillent souvent dans des conditions précaires et dangereuses.
En 2022, dans la foulée de la présidence indonésienne du G20, l'OIT a lancé un projet visant à remédier à la situation des droits du travail des femmes en Indonésie, à travers l'élaboration d'une feuille de route et d'une stratégie nationales permettant au gouvernement d'investir dans des politiques en faveur de l'économie des soins et d'entamer un processus visant à garantir la protection des mères, le congé parental, l'éducation de la petite enfance et les soins de longue durée. En 2024, cette feuille de route a été publiée, avec le soutien du ministère indonésien de l'Autonomisation des femmes et de la Protection de l'enfance.
« La feuille de route associe la question de l'économie et de la productivité à celle de l'égalité des sexes et au cadre de l'économie des soins », explique Early Dewi Nuriana, responsable national des projets de l'OIT pour l'économie des soins en Indonésie.
L'Indonésie est actuellement un pays relativement jeune, avec une population dont l'âge moyen se situe autour de 30 ans. Mais cela est en train de changer. Selon la Fédération des syndicats des cols bleus (Federasi Serikat Pekerja Kerah Biru), en Indonésie, 2,7 % des personnes les plus âgées ont besoin de soins de longue durée, sans toutefois avoir accès à des services de qualité, publics et de longue durée. En outre, la demande de services d'aide et de soutien pour les personnes handicapées devrait augmenter considérablement.
Aussi, à mesure que davantage de femmes entrent sur le marché du travail, la demande de services de garde d'enfants augmentera également. Les familles moins nombreuses pourraient également ne pas être en mesure de fournir des soins à domicile aux membres âgés ou dépendants de leur famille. La difficulté réside dans le fait qu'il n'existe pratiquement aucune infrastructure sur laquelle s'appuyer.
« Lorsque nous parlons d'économie des soins, la question se pose de savoir qui paiera pour ces services », explique Mme Nuriana « En Indonésie, nous disposons d'un système de protection sociale limité : une assurance maladie nationale et une assurance chômage réduite qui ne couvre que les accidents et les décès. Même nos retraites ne sont pas encore universelles et le congé de maternité n'est accessible qu'aux personnes qui ont un contrat de travail à durée indéterminée, ce qui est très rare. »
Le défi tient en grande partie à la communication, déclare Gita Lingga, assistante principale en communication et gestion de l'information à l'OIT Indonésie. Dans le cadre de ce projet, son équipe a lancé des campagnes sur les médias sociaux et hors ligne visant à sensibiliser le public au fardeau que supportent déjà les femmes aidantes et à l'importance que revêt la valorisation de ce travail.
« L'égalité des sexes n'est pas seulement une question sociale ou culturelle, c'est aussi une question économique », explique Mme Lingga. « C'est le message principal que nous souhaitons transmettre aux citoyens : soutenir les travailleurs du secteur des soins profite à la fois aux hommes et aux femmes. »
Ce travail consiste également à sensibiliser les journalistes et les responsables des collectivités locales, et à trouver des moyens créatifs de combattre les préjugés culturels et sociaux profondément enracinés, par exemple en discutant avec les imams des mosquées locales de l'importance de partager avec leur jama'ah (congrégation) les responsabilités domestiques entre les hommes et les femmes.
La feuille de route en est encore au stade de la planification et de la phase pilote, en partie parce qu'un nouveau gouvernement a été élu en Indonésie en février 2025. Cependant, Mmes Nuriana et Lingga estiment que la garde d'enfants est un domaine dans lequel des progrès rapides sont possibles. Elles ont contribué à soutenir certaines initiatives pilotes destinées à fournir des services de garde d'enfants sur certains lieux de travail. Un projet, lancé cette année, se focalise sur trois régions : Karawang (la plus grande zone industrielle d'Indonésie) et deux régions où les services de garde d'enfants font défaut, Batang et Probolinggo. Piloté par l'Association des employeurs indonésiens (APINDO), le projet vise à guider les entreprises qui connaissent un taux d'absentéisme élevé chez les femmes en vue de développer et de mettre en œuvre des solutions innovantes pour la garde d'enfants.
De son côté, la KSBSI a collaboré avec une entreprise productrice d'huile de palme afin que celle-ci fournisse des services de garde d'enfants à son personnel, composé principalement de femmes, dans le cadre d'un projet dans la province de Kalimantan occidental, sur l'île de Bornéo. La KSBSI espère reproduire ce modèle avec d'autres entreprises.
L'OIT Indonésie considère que les initiatives visant à mettre en place une certification nationale en matière de garde d'enfants constituent une étape essentielle pour professionnaliser ce type de travail et faire en sorte que la garde d'enfants soit également considérée comme un travail décent.
« La garde d'enfants est devenue le sujet le plus fréquemment sollicité par le gouvernement, en raison de son lien direct avec la participation des femmes au marché du travail », explique Mme Nuriana. « La prochaine étape consiste à soutenir le gouvernement dans l'élaboration d'une carte des professions relatives aux soins et d'une norme nationale pour les travailleurs des services de garde d'enfants. »
Pour les travailleurs domestiques, attendre encore 20 ans, après avoir déjà lutté pendant plus de deux décennies, semble un fardeau injuste. Si l'Indonésie avait adopté le projet de loi PPRT en 2004, au moment où il a été proposé pour la première fois, le pays serait peut-être aujourd'hui plus à même de relever les défis croissants liés à la garde d'enfants, aux soins aux personnes âgées et à d'autres aspects de l'économie des soins.
« Aucun changement significatif n'est intervenu dans la vie des travailleurs domestiques au cours des 20 dernières années », déclare Mme Anggraini, de JALA PRT.
L'inaction a plutôt entraîné d'innombrables abus, tant en termes de vols de salaire que de violations des droits humains, explique Mme Khojasteh de l'organisation HRW.
« Les travailleurs domestiques sont nombreux à avoir subi d'horribles abus psychologiques, physiques et sexuels de la part de leurs employeurs », ajoute Mme Khojasteh. « Le gouvernement indonésien ne devrait pas retarder davantage l'adoption du projet de loi. »
Pour Mme Anggraini et les membres de son organisation, la crainte est que, malgré l'attention croissante portée à l'économie des soins et à l'élaboration d'une nouvelle feuille de route, les travailleurs domestiques et les aides à domicile soient une fois de plus ignorés ou que le vote sur la législation soit reporté, comme cela s'est déjà produit par le passé. En réalité, JALA PRT et d'autres organisations estiment que la collaboration entre les ministères et les travailleurs sur la feuille de route pour l'économie des soins laisse à désirer.
« Des conflits d'intérêts surgissent parmi de nombreux fonctionnaires, membres de la Chambre des représentants, le gouvernement et les employeurs », explique Mme Anggraini. « Ils ne souhaitent aucun changement au statu quo, qui leur confère des privilèges en tant qu'employeurs. »
La seule alternative ? Continuer la lutte, car, selon JALA PRT, la seule façon pour les travailleurs domestiques d'obtenir des droits est de passer à l'action.
« Nous menons des actions de sensibilisation, de lobbying, des auditions, des campagnes et sommes présents sur les médias sociaux », explique Mme Anggraini. Dans ce contexte, elle estime qu'une sensibilisation accrue est la clé. « Avec un peu de chance, nous bénéficierons d'un soutien renforcé de la part des médias de masse et du public. »
22.10.2025 à 08:52
Sur un chemin de terre cahoteux, près du camp palestinien de Sabra, ceinture de misère au sud de Beyrouth, Hamid, 22 ans, pousse péniblement un chariot où s'entassent d'énormes sacs de jute pleins à craquer qui font deux fois sa taille. Le t-shirt noirci par la crasse et les mains calleuses, il s'adosse contre un muret et s'offre une pause cigarette en plein cagnard. Mais il ne s'attarde pas trop : le dos plié en deux, il descend les sacs et les dépose sur une balance en fer dans une boura (…)
- Actualité / Liban , Travail des enfants, Environnement, Pauvreté, Pollution, Développement durable, Travail précaireSur un chemin de terre cahoteux, près du camp palestinien de Sabra, ceinture de misère au sud de Beyrouth, Hamid, 22 ans, pousse péniblement un chariot où s'entassent d'énormes sacs de jute pleins à craquer qui font deux fois sa taille. Le t-shirt noirci par la crasse et les mains calleuses, il s'adosse contre un muret et s'offre une pause cigarette en plein cagnard. Mais il ne s'attarde pas trop : le dos plié en deux, il descend les sacs et les dépose sur une balance en fer dans une boura (en arabe, « terrain vague »), un centre de collecte informel qui achète les matériaux récupérés par les chiffonniers dans les bennes à ordure.
Il existe des dizaines de bourat dans la capitale libanaise. En face de la balance, assis sur un siège de bureau, un jeune homme, jean troué, qui tire sur une chicha, tient la comptabilité sur un grand carnet noir. Pour son premier passage de la journée, Hamid a récolté 24 kilos de bouteilles en plastique, 9 kilos d'autres matières plastiques, 32 kilos de carton et 2kilos d'aluminium. L'équivalent de 6 dollars américains (environ 5,10 euros). Il fait deux à trois passages quotidiens, et porte entre 100 et 150 kilos par jour. Il gagne environ 350 dollars par mois (environ 300 euros), un peu plus que le salaire minium libanais (de 312 dollars dans le secteur privé).
« Je marche de 9h du matin à 23h pour collecter des déchets. C'est un travail très fatigant, je n'ai pas de sécurité sociale en cas d'accident. Deux enfants sont morts en 2022 alors qu'ils triaient des déchets, ils ont été écrasés par des camions-poubelles », raconte le jeune syrien, qui vit au Liban depuis 2012. « Je me fais aussi régulièrement insulter, parfois battre par des gens dans la rue, mais il faut bien manger, payer le loyer ».
Hamid fait partie des chiffonniers du bas de l'échelle : ceux qui ont réussi à faire des économies au fil des ans ont pu s'acheter des motocyclettes, des Tuk Tuk, voire des pick-up, et collectent principalement des déchets dans les industries, supermarchés, ou garages des matériaux à plus forte valeur ajoutée.
Dans la boura de Sabra, le propriétaire est un Libanais qui travaille dans le secteur depuis 1975. « J'ai commencé à l'âge de 14 ans avec mon père qui a acheté le terrain de la boura, il n'y avait que des champs de citronniers ici. Les métaux sont récupérés depuis très longtemps, et constituent l'une des principales exportations libanaises, mais c'est depuis les années 2000 que les chiffonniers se sont mis à récupérer plastique et carton, qui ont pourtant moins de valeur que les métaux », affirme le propriétaire, qui souhaite rester anonyme.
« Ce sont d'abord des tribus bédouines d'Alep qui ont commencé à travailler dans le secteur, puis de Raqqa et de Deir ez-Zor, notamment quand de nombreux villages ont été occupés par l'État islamique [entre 2014 et 2016, ndlr] ». Les prix des matières recyclables vendues par Hamid varient selon le cours international des matières premières.
Chaque jour, les propriétaires de bourat reçoivent sur un groupe WhatsApp les tarifs d'une vingtaine de matériaux recyclables : cuivre rouge, cuivre jaune, acier inoxydable, journaux, cartons, canettes de Pepsi, bouteilles en plastique, nylon, aluminium, plomb, piles, climatiseurs et radiateurs, batteries de voiture… Une fois qu'Hamid a récupéré son dû, des adolescents qui travaillent dans la boura répartissent les recyclables dans différents tas, puis les chargent dans des camions.
Beaucoup de mineurs déscolarisés travaillent dans le secteur, ils ont souvent arrêté l'école à la fin de l'enseignement primaire.
Les métaux sont expédiés dans un plus grand centre de collecte à Sabra, puis exportés, principalement vers la Turquie. Le plastique et le carton sont principalement vendus à des entreprises de recyclage locales. Le plastique peut également être revendu à des grossistes qui détiennent des licences exclusives pour l'export. Ces derniers réalisent généralement les plus grands bénéfices dans la chaîne du tri.
C'est par exemple le cas de la famille Chaaban, l'un des principaux traders de plastique, rencontrée dans une zone industrielle à Choueifat, au sud de Beyrouth. « Nous achetons la tonne de plastique à 200 dollars US, nous le broyons avec des machines et revendons les granulés à 325 dollars la tonne à l'étranger, en Grèce, en Égypte ou en Turquie », explique Mohammad Chaaban, l'un des gérants de l'entreprise.
Les chiffonniers constituent un maillon essentiel dans l'économie circulaire, car les Libanais ne trient pas leurs déchets. « Moins de 5 % d'entre eux pratiquent le tri à la source, par négligence et par manque de sensibilisation », explique Georges Bitar, fondateur de l'ONG Live Love recycle, qui a lancé en 2018 une application pour récupérer les matières recyclables dans les foyers et entreprises.
Moyennant trois dollars par semaine, des employés de l'ONG emportent jusqu'à trois sacs de matières recyclées d'environ 4.000 foyers. Ces dernières sont ensuite séparées dans un centre de traitement, puis revendues. Quelques initiatives comme celles de Live Love Recycle se sont lancées après une catastrophique crise des déchets en 2015-2016, et des usines de tri ont été construites avec le soutien de donateurs internationaux, mais nombre d'entre elles se sont arrêtées, notamment faute de rentabilité.
« Depuis deux ans, le prix des matières recyclables a baissé : la tonne de plastique est passée de 450 à 200 dollars, la tonne de papier de 110 à 80 dollars et la tonne d'acier de 350 à 200 dollars. Les coûts de l'essence sont aussi très élevés, ce qui impacte nos coûts du transports. »
« Enfin, avec la crise économique depuis 2020, les ménages ont réduit leur consommation, en particulier de matières recyclables », note Georges Bitar.
Selon la Banque mondiale, le taux de matières recyclables dans les déchets solides libanais est passé d'environ 45 % à 25 % entre 2017 et 2021, tandis que les déchets organiques ont augmenté de 50 à 70 %. Live Love Recycle a employé 436 réfugiés syriens à temps partiel en 2018 avec le soutien du Programme alimentaire mondial (PAM). Aujourd'hui, ils ne sont plus là, mais l'ONG planifie de créer 100 nouveaux emplois à temps plein et d'ouvrir 30 nouveaux points de collecte, avec le soutien du Regional Development and Protection Program (RDPP).
« On ne baisse pas les bras malgré la situation morose du marché », assure Georges Bitar. Le Liban demeure cependant loin de modèles de coopératives de chiffonniers comme il en existe au Maroc ou au Brésil.
L'État libanais, lui, ne fait rien pour favoriser le recyclage, bien au contraire. Sa gestion des déchets repose principalement sur l'enfouissement des déchets non séparés dans des décharges centralisées gérées par des entreprises privées. À Beyrouth, deux ont été inaugurées en 2016, celles de Costa Brava, au sud de la capitale, et de Jdeidé, au nord de Beyrouth. Elles sont régulièrement saturées, puis agrandies, dans une fuite en avant périlleuse.
Les entreprises qui ont gagné les appels d'offre pour gérer ces décharges n'ont aucune obligation de tri préalable. Les camions-poubelles compactent les déchets des bennes à ordure et les recrachent tels quels dans les décharges. Avant 2020, il existait deux centres de traitement à proximité de ces décharges : l'un a été détruit par l'explosion du port de Beyrouth en 2020, et n'est toujours pas opérationnel, tandis que le second, vétuste, ne fonctionne plus depuis que le contrat avec l'entrepreneur gestionnaire a expiré.
En théorie, 25 % des déchets pourraient être recyclables, mais moins de 8 % le sont en pratique, selon des chiffres de 2024 fournis par Conseil du développement et de la reconstruction (CDR), un établissement public libanais chargé de la mise en place d'une stratégie nationale pour la gestion des déchets.
L'État libanais tend à se décharger sur les municipalités, qui selon différents textes de loi, sont responsables de la gestion des déchets solides. Mais leurs moyens financiers sont limités : leurs ressources, faibles, dépendent essentiellement de fonds gouvernementaux. Et elles sont déjà endettées pour sous-traiter à des sociétés privées la collecte des déchets, ne disposant pas de moyens humains et logistiques pour traiter les déchets à la source. Quelques exceptions existent toutefois dans certaines unions de municipalités, notamment au nord du Liban.
Le rôle clé des chiffonniers n'a cessé de diminuer récemment. Plus de 90 % d'entre eux sont Syriens, le reste des collecteurs étant Palestiniens et Kurdes. Parmi les milliers de chiffonniers travaillant dans le secteur, une partie importante est retournée en Syrie après la chute de Bachar al-Assad, il y a près d'un an.
Dans le quartier de Hay-Lejja, à l'ouest de Beyrouth, des chiffonniers entrent et sortent d'un étroit passage entre deux bâtiments qui conduit à une impasse. À l'abri des regards, se niche une boura dans un local plongé dans la pénombre, au pied d'un immeuble de dix étages. Des dizaines de chiffonniers habitent et travaillent là depuis plus de 15 ans, tous membres du même clan, les Bou Hamad, originaires de villages autour de Raqqa.
« Nous sommes une tribu d'environ 40.000 personnes, qui travaillons dans les déchets, la plomberie ou la construction. Beaucoup d'entre nous étaient recherchés par le régime, et sont maintenant retournés en Syrie. Même s'il n'y a pas autant de travail qu'au Liban, nous n'avons pas à payer de loyer, nous sommes propriétaires de nos tentes », indique Abou Hassan, un gaillard aux yeux hallucinés qui semble être le responsable de la boura.
Les conditions de travail n'ont aussi cessé de se dégrader, expliquent les chiffonniers. Abou Hamza, un autre trieur de déchets, casquette à l'envers vissée sur le crâne, raconte :
« La municipalité a fait fermer des bourat dans le quartier, et nous harcèle de plus en plus. Ces derniers mois, elle a confisqué 13 motocyclettes et un camion. Nous avons dû les racheter à prix fort, à plusieurs centaines de dollars ».
Des conflits latents existent aussi entre les propriétaires libanais de bourat, associés à des gangs, qui font parfois régner la terreur pour que des chiffonniers n'empiètent pas sur le territoire.
« Plusieurs membres de notre boura se sont fait kidnapper par un gang d'un autre quartier. Ils ont été menacés par des chiens, frappés à coups de couteau, pendus à l'envers pendant plusieurs jours à des crocs de boucher, et privés de nourriture », témoigne l'un d'entre eux. Certains sont même obligés de payer une somme mensuelle pour être « protégés » dans leur zone par des caïds de quartier.
Alors que l'obscurité tombe sur Beyrouth, l'équipe de nuit de la boura de Hay-Lejja, composée essentiellement de jeunes adolescents, s'active pour commencer sa besogne. Munis de lampes frontales, ils grimpent dans les bennes à ordures, plongent la tête la première dedans et éventrent les sacs-poubelles avec agilité pour trier chaque matière recyclable dans différents bacs en carton. Ils ont jusqu'à l'aube pour récupérer le plus de déchets valorisables avant le passage des camions-poubelles. Comme chaque nuit, leur course contre la montre a commencé, et durera jusqu'au petit matin.
21.10.2025 à 11:49
Bien que le travail indépendant ait toujours existé dans de nombreux métiers, ces dernières années, dans le secteur des services surtout, un nombre croissant de professionnels semble se lancer dans le travail en free-lance, alors même que de nombreuses entreprises ont augmenté la charge de travail qu'elles délèguent à des prestataires externes d'une façon qui aurait été inimaginable il y a encore quelques années.
Un changement de mentalité semble bouleverser le monde du travail. La gestion (…)
Bien que le travail indépendant ait toujours existé dans de nombreux métiers, ces dernières années, dans le secteur des services surtout, un nombre croissant de professionnels semble se lancer dans le travail en free-lance, alors même que de nombreuses entreprises ont augmenté la charge de travail qu'elles délèguent à des prestataires externes d'une façon qui aurait été inimaginable il y a encore quelques années.
Un changement de mentalité semble bouleverser le monde du travail. La gestion à court terme et par projets, qui privilégie les relations de travail ponctuelles, remplace le modèle traditionnel qui consistait à investir dans la formation et la pérennisation de son propre personnel au sein de la structure et de la culture interne de chaque entreprise plus particulièrement. Il semble de plus en plus courant que les économies de coûts dictent les décisions des entreprises, disposées à ne payer que pour un travail spécifique lorsqu'elles en ont besoin, au point qu'il est devenu normal de combiner du personnel permanent et la sous-traitance vers des free-lances.
Cela n'augure rien de bon pour la qualité et la stabilité des emplois, dans ce qui semble être une tendance qui pourrait préfigurer l'avenir du monde du travail. Pour nous aider à comprendre ce phénomène, Equal Times a demandé l'avis de l'un des spécialistes qui connaît le mieux l'impact social et économique de ces transformations, le sociologue britannique Alex J. Wood, chercheur et maître de conférences en sociologie économique à l'université de Cambridge (Royaume-Uni). Il est également ancien membre de l'équipe qui a créé l'Indice du travail en ligne de l'université d'Oxford, un outil qui a permis de mesurer pour la première fois, entre 2016 et 2024, les fluctuations de l'activité professionnelle de tous les free-lances des cinq plus grandes plateformes spécialisées dans ce domaine dans le monde anglophone (ainsi que de plusieurs portails en espagnol et en russe entre 2020 et 2024), soit plus de 70 % du marché mondial des indépendants en activité.
On a l'impression que les travailleurs sont de plus en plus nombreux à choisir ou à être contraints de devenir indépendants. Que disent les données à ce sujet ?
Je pense qu'il y a bel et bien une tendance à la hausse du travail indépendant dans les pays capitalistes occidentaux, mais il est également vrai que la véritable augmentation forte des chiffres s'est produite entre l'année 2000 et la pandémie de Covid-19.
Aujourd'hui, dans la plupart des pays, le nombre de travailleurs indépendants recommence à augmenter, mais pas nécessairement aussi fortement qu'avant la pandémie ni de manière uniforme. En outre, tout dépend des réglementations, des habitudes sur la façon de faire des affaires et de la manière dont chaque économie est réglementée en général à chaque endroit. En Scandinavie, par exemple, les pratiques en matière d'emploi sont généralement moins fragmentées, avec des marchés du travail très réglementés, avec pour conséquence que les entreprises ont beaucoup moins tendance à recourir à des travailleurs indépendants.
Est-ce que cela signifie donc que plus la réglementation du travail est stricte, moins il y a de free-lances ?
Oui, naturellement, même si le type de secteurs dominants dans chaque économie nationale est également déterminant. Par exemple, le Royaume-Uni est fortement axé sur les services, ce qui présente un grand potentiel pour que ces services soient proposés à travers l'auto-emploi, alors que dans une économie plus axée sur la production industrielle, comme l'Allemagne, ce potentiel est beaucoup plus faible.
Selon certains chercheurs, la technologie constitue un facteur historique de rupture dans les conditions de travail. Comment son utilisation influence-t-elle la précarisation et la tendance à l'augmentation du nombre de travailleurs indépendants ?
La numérisation accroît la capacité à fragmenter le travail dans l'espace, mais aussi à permettre à des personnes qui ne sont pas des employés (même éparpillées un peu partout dans le pays ou dans le monde) de contribuer au processus de travail. Cela explique la forte augmentation du travail indépendant entre l'année 2000 et la pandémie, du fait de l'utilisation croissante des ordinateurs et de la numérisation du travail.
Après quoi, ces dernières années, nous avons assisté au développement de plateformes numériques de travail, telles qu'Uber, Just Eat, Deliveroo, etc., ainsi que de plateformes pour travailleurs indépendants, telles qu'Upwork et Fiverr. Elles permettent de réduire les coûts de recherche des travailleurs free-lance, grâce à leurs algorithmes qui garantissent un accès à une main-d'œuvre disponible. Ce phénomène coïncide avec un affaiblissement des réglementations du travail et de la capacité des syndicats de faire pression sur les entreprises pour qu'elles ne sous-traitent pas la charge de travail à des travailleurs non syndiqués.
Ce lien entre technologie et précarisation rappelle le vieil adage « diviser pour mieux régner », puisque, face à cette fragmentation du travail, il est très difficile de bénéficier d'une représentation syndicale ou de négociations collectives, et la technologie permet à de nombreuses entreprises de dire : « voilà notre façon de travailler : c'est à prendre ou à laisser ». Pensez-vous que, dans ce sens, les entreprises se servent consciemment des technologies comme d'un élément de rupture à leur avantage ?
Je pense que oui. Nous avons réalisé une étude sur les free-lances au Royaume-Uni auprès de travailleurs indépendants qui utilisaient des plateformes telles qu'Uber et des plateformes pour free-lances. Dans le cas d'Upwork, nous avons observé des niveaux de soutien aux syndicats vraiment élevés ; bien plus élevés, en fait, que ceux généralement observés chez les employés conventionnels. Certains travailleurs déclaraient même vouloir créer leur propre syndicat, ce qui montre clairement qu'il existe une volonté de représentation syndicale. Je pense que nous devons demander à ces travailleurs s'ils estiment que des conseils du travail similaires à ceux qui existent dans l'industrie allemande devraient être mis en place pour les travailleurs des plateformes : un conseil dans lequel certains travailleurs seraient élus comme représentants, avec pour objectif d'être consultés et d'avoir un droit de veto sur les décisions importantes. Cette idée recueille en fait un soutien plus large que les syndicats, car je pense que les gens reconnaissent qu'il est très difficile de mettre en place un syndicat de travailleurs free-lance, alors qu'avec les plateformes, il est aisé d'imaginer comment ce type de conseil pourrait fonctionner. Nous avons besoin de formules de représentation alternatives, qui donnent aux travailleurs une voix fonctionnelle, sans que celle-ci dépende de leur capacité à mettre en place un syndicat.
Les entreprises qui passent d'une force de travail salariée à un système reposant de plus en plus sur des free-lances externes s'orientent-elles vers une conception beaucoup plus court-termiste de leur activité ? Pourquoi, selon vous, préfèrent-elles accepter cette volatilité plutôt que d'investir dans la constitution d'équipes stables ?
Ce changement de mentalité est bel et bien en cours, et je pense qu'il s'explique en grande partie par le déclin de ce que le sociologue Wolfgang Streeck qualifie de « contraintes bénéfiques » pour les employeurs. En effet, si on laisse le choix aux entreprises, elles opteront pour la voie de la facilité, car elles se concentrent sur le cours de leurs actions et la rentabilité à court terme, même si cela se fait au détriment de leurs intérêts sur le long terme.
Wolfgang Streeck est un Allemand évoquant l'expérience allemande où, traditionnellement, les conseils du travail et les syndicats ont réussi à limiter la capacité des employeurs à choisir ce chemin de la facilité, les obligeant donc à investir dans leurs travailleurs et à leur dispenser des formations. Une fois que vous avez formé vos travailleurs, vous avez tout intérêt à leur offrir une plus grande sécurité d'emploi et des conditions de travail de qualité, car vous ne voulez pas qu'ils s'en aillent.
Effectivement, nous avons constaté un véritable déclin de ces contraintes bénéfiques, ce qui signifie que certaines entreprises considèrent les agences et les plateformes qui leur fournissent des free-lances comme un moyen de réduire immédiatement leurs coûts du travail, même si cela nuit à leur productivité. Cela s'explique en partie par le fait que, dans les années 80 et 90, le cours des actions s'est progressivement imposé comme l'étalon de la rentabilité à long terme des entreprises. Or, l'un des moyens d'augmenter le cours d'une action consiste à réduire les coûts du travail, même si cela se révèle ne pas être bénéfique pour l'entreprise dans la pratique. Je pense donc que le déclin de la réglementation des marchés financiers et le recours croissant aux fonds de capital-risque et aux fonds d'investissement jouent un rôle dans cette évolution. Ces prédateurs financiers issus de Wall Street ont influencé de nombreuses décisions de gestion, au lieu de laisser les dirigeants sur le terrain prendre ce type de décisions stratégiques.
Cela signifie donc que ce changement de paradigme dans les entreprises n'est pas un phénomène récent, mais qu'il remonte à une époque antérieure à Internet, à cette obsession néolibérale qui consiste à évaluer les entreprises en fonction du cours de leurs actions, qui fluctue quotidiennement.
Oui, il n'y a aucun doute que ce changement était déjà en cours dans le passé, tant en termes de déclin des syndicats que de ces contraintes bénéfiques, auxquelles s'ajoute le rôle croissant de la déréglementation des marchés financiers. L'économiste David Weil, qui faisait partie de l'administration Obama, explique les différentes manières dont les entreprises ont réagi à cette focalisation sur le cours des actions, en exploitant justement cette dislocation du travail, c'est-à-dire en ayant recours à des agences d'intérim et à des travailleurs indépendants. Puis sont arrivées les années 2000, avec une numérisation croissante, et aujourd'hui, dans les années 2020, avec l'émergence des plateformes de travail, de nouvelles formes de fragmentation de l'emploi apparaissent, grâce à l'utilisation de travailleurs des plateformes et de travailleurs free-lances à une échelle beaucoup plus grande, car les coûts liés à la recherche d'employés, à leur embauche et au contrôle de leur travail ont été considérablement réduits grâce à la technologie.
Du côté des travailleurs, observe-t-on également un changement de paradigme dans leur relation avec les entreprises ?
Je pense que, envers et contre tout, les gens tentent constamment de s'organiser et de créer des communautés, ce qui entraîne un certain degré de régulation informelle. Par exemple, nous voyons comment certains travailleurs dressent directement leur propre liste noire énonçant leurs pires clients et déconseillent à leurs confrères de travailler pour eux ou indiquent que personne ne devrait accepter tel travail pour moins de tel montant. Les syndicats jouissent également d'un large soutien, même s'il est difficile de les organiser dans ce type de travail. Je pense que la frustration que ressentent les gens face à la précarité de leur emploi les pousse à rechercher des alternatives qui ne sont pas proposées par les partis progressistes, ce qui amène certains vers les idées de l'extrême droite la plus populiste et conduit les gens à attribuer à tort la détérioration de leurs conditions de vie à l'immigration.
De fait, la détérioration des démocraties a commencé à partir de la crise financière de 2008 et le meilleur moyen de défendre la démocratie est probablement de maintenir des conditions de travail dignes. Vos données sociologiques le montrent-elles d'une manière ou d'une autre ?
Oui, et je pense que c'est ce que nous devons faire pour offrir une alternative aux gens, car je ne pense pas que mettre un terme à l'immigration améliorera de quelque manière que ce soit la qualité de vie des gens. Et si l'idée est d'offrir une alternative, il faut sans aucun doute que le système garantisse la démocratie sur le lieu de travail par l'intermédiaire de conseils du travail et de syndicats, ce qui, en réalité, améliorera les conditions de travail des gens et leur offrira une plus grande sécurité professionnelle et matérielle.
Le plus curieux est que cela profiterait également aux entreprises elles-mêmes. Cependant, il n'existe pas de réglementation du travail spécifique aux travailleurs indépendants. En 2024, l'UE a adopté sa Directive sur le travail des plateformes , mais celle-ci ne s'appliquera qu'aux travailleurs des plateformes. En tant que société, comment devrions-nous faire face à ces lacunes réglementaires ?
Tout à fait. De fait, j'ai participé à certaines discussions avec les législateurs européens portant sur cette directive et je leur ai fait remarquer qu'elle était plutôt bonne, mais qu'elle ne s'appliquait qu'aux travailleurs qui ont été contraints de recevoir la définition de travailleurs indépendants à ce moment-là, et non à ceux qui sont véritablement free-lance. Je pense donc que ce qu'il convient de dire est similaire à ce que nous dirions face à un cas d'évasion fiscale, à savoir qu'une entreprise ne peut pas affirmer « oh, eh bien, il s'agit de travailleurs indépendants » ou qu'elle a simplement sous-traité le travail à des tiers et qu'il ne lui incombe pas de s'assurer qu'ils perçoivent le salaire minimum. Non. Si une entreprise crée un quelconque travail, elle est tenue de payer, au moins, le salaire minimum, qui a justement été fixé à cet effet, afin de garantir que personne ne gagne moins que ce montant, y compris les travailleurs indépendants.
Et si vous êtes un travailleur indépendant sur une plateforme et que vous ne gagnez pas le salaire minimum avec les missions que vous recevez en moyenne, je pense que vous devriez pouvoir faire valoir que vos tarifs sont trop bas et réclamer que la plateforme les augmente. Et l'un des moyens d'y parvenir est de passer par les conseils du travail que nous avons évoqués tout à l'heure. Il s'agit de démocratiser les plateformes, mais aussi de faire en sorte que les droits du travail s'appliquent réellement à tous les travailleurs, y compris les free-lances. Toute personne effectuant un travail rémunéré doit pouvoir bénéficier de ses droits fondamentaux en matière de travail, y compris le salaire minimum.
Comment tout cela peut-il être garanti ?
Je pense que les plateformes de travail doivent disposer d'un conseil élu par les travailleurs, consulté sur les changements qui interviennent sur les plateformes, mais également habilité à examiner les prix et les tarifs fixés pour les différentes tâches, et ce, de façon à garantir qu'ils sont suffisamment élevés pour couvrir les besoins des travailleurs et, bien sûr, qu'ils couvrent le salaire minimum.
L'État devrait-il garantir cela d'une manière ou d'une autre ?
Oui, exactement : il faut que cette couverture légale soit étendue aux personnes qui sont véritablement des travailleurs indépendants, mais qui travaillent à travers des plateformes.
Pour finir, quelles sont les actions que les travailleurs peuvent entreprendre pour que cette protection devienne réalité ? Que recommanderiez-vous aux travailleurs indépendants pour faire avancer les choses dans cette direction ?
Avant tout, qu'ils adhèrent à un syndicat, ou qu'ils créent des communautés de travailleurs, ou de nouveaux syndicats, qu'ils adhèrent à un parti politique ou qu'ils en créent un nouveau, et qu'ils fassent ensuite évoluer la situation vers plus de protection des droits et donnent une plus grande voix à tous ces travailleurs indépendants.
17.10.2025 à 06:00
Avec sa capitale riche de culture et d'histoire, Dakar, ses côtes de sable fin bordées de stations balnéaires, ses villages de pêche pittoresques, l'architecture historique de Saint-Louis classée au patrimoine mondial de l'UNESCO, ou encore ses mangroves, les rizières et forêts de Casamance et autres sites naturels remarquables, le Sénégal possède de très nombreux atouts touristiques et souhaite depuis longtemps faire de ceux-ci un levier de relance économique.
En 2024, le pays aurait (…)
Avec sa capitale riche de culture et d'histoire, Dakar, ses côtes de sable fin bordées de stations balnéaires, ses villages de pêche pittoresques, l'architecture historique de Saint-Louis classée au patrimoine mondial de l'UNESCO, ou encore ses mangroves, les rizières et forêts de Casamance et autres sites naturels remarquables, le Sénégal possède de très nombreux atouts touristiques et souhaite depuis longtemps faire de ceux-ci un levier de relance économique.
En 2024, le pays aurait enregistré la venue de près de 2,26 millions de visiteurs, d'après le ministère du Tourisme et de l'Artisanat. Nombreux venus d'Europe (23%) et d'Afrique (74%), pour du tourisme culturel, mais aussi d'affaires, religieux ou pour des événements sportifs. Entre 2019 et 2024, les recettes générées par le secteur ont connu une hausse de 86,2 %, d'après la Cellule des études, de la planification et du suivi du ministère (CEPS/MTA). Le secteur représente environ 7% du PIB et de nombreux observateurs s'accordent à dire qu'il y a encore un potentiel à développer.
Toutefois, plusieurs acteurs du secteur rencontrés lors d'une enquête d'Equal Times, alertent sur des obstacles majeurs liés aux conditions de travail dans ce secteur, qui compte aussi un grand nombre de travailleurs informels, sans contrats en bonne et due forme.
Le secrétaire général de l'hôtellerie de la centrale syndicale CNTS, Mamadou Diouf, dénonce le recours massif des employeurs aux contrats saisonniers « qui ne répondent pas aux normes fixées par la loi. » Selon lui, « les licenciements, très fréquents, sont souvent décidés sur la base de soi-disant motifs économiques et sans tenir compte des procédures légales. Et ces licenciés sont parfois remplacés par des prestataires de services ou des journaliers ».
Sur 120.000 travailleurs recensés au niveau du ministère du tourisme, « je suppose que seul le tiers – soit 40.000 - bénéficie de contrats à durée indéterminée », avance-t-il.
Lors des conflits sociaux, le responsable du secteur tourisme à la CNTS-FC (Confédération nationale des travailleurs du Sénégal/Forces du changement), un autre syndicat, El Hadji Ndiaye, fustige lui la partialité d'inspecteurs du travail trop souvent favorables aux employeurs.
« Quand il y a un conflit entre un employé et son patron, ils ne convoquent souvent que le travailleur. Le patron, lui, il peut parfois envoyer son chauffeur le représenter. Ces pratiques ne sont pas acceptables », s'indigne-t-il.
L'Etat est donc largement attendu pour amener le secteur à des standards internationaux en termes de qualité de l'offre et d'exemplarité du secteur. Un chantier potentiel pour Vision 2050 le nouveau document de référence pour les politiques publiques, depuis l'arrivée d'un nouveau gouvernement en avril 2024. Ce dernier souhaiterait atteindre l'objectif de 500.000 emplois liés à ce secteur et lui faire atteindre la part de 10% dans le PIB national.
Ce ne sera pas simple, avertit Faouzou Dème. Ce consultant et ex-candidat à la direction de l'Organisation mondiale du tourisme (OMT), membre de plusieurs cabinets ministériels à partir des années 2000, milite pour une vision globale du secteur. « Le tourisme est à la fois un produit d'exportation et de consommation interne [64% des activités touristiques sont ‘consommées' par des nationaux, contre 36% par des touristes internationaux, ndlr]. Cela veut dire qu'il s'accommode de la culture, de l'artisanat, de tout ce que nous avons comme valeurs et qui nous identifie », explique-t-il. Le 6 septembre 2025, le gouvernement suivant cette logique a en effet renommé le ministère en « ministère de la Culture, de l'Artisanat et du Tourisme ». Une appellation nouvelle pour connecter davantage le secteur touristique à des secteurs qui pourraient créer une synergie positive.
Les réformes ont commencé et un nouveau Code du tourisme serait en gestation pour renforcer une réglementation capable de favoriser un développement durable dans tout l'écosystème. « Le tourisme est un secteur porteur qui crée des emplois et de la richesse, mais cela n'est pas possible sans des investisseurs privés », rappelle toutefois Faouzou Dème, qui plaide pour l'inclusion de tous les acteurs.
Concernant les conditions de travail, le gouvernement actuel a aussi fait le ménage dans de vieilles pratiques en abrogeant par exemple l'arrêté colonial 41-87 du 26 juin 1953, qui faisait travailler les agents du secteur touristique 50 heures par semaine pour 40 heures effectivement payées. « Il y a des résistances chez certains patrons, mais la mesure est globalement appliquée », se réjouit El Hadji Ndiaye.
Mamadou Diouf estime cette abrogation salutaire, au regard de son injustice, mais beaucoup reste à faire d'après lui. Notamment l'entrée en vigueur du « Pacte de stabilité sociale du tourisme, de l'hôtellerie et de la restauration », pourtant signé depuis avril 2021 entre le gouvernement, le patronat et les représentants des travailleurs (dont la CNTS et la CNTS/FC). Ce Pacte, – intervenu après les difficultés dues à la crise du Covid-19–, est un compromis entre plusieurs objectifs : protéger les emplois existants, assurer le paiement régulier des salaires des travailleurs, actualiser la convention collective nationale de l'hôtellerie, suspendre les préavis de grève, soutenir les entreprises touristiques par l'ouverture d'une ligne de crédit bancaire, etc. Mais ses mesures n'ont jamais été mises en œuvre, au grand dam des signataires.
Du côté des partenaires sociaux, on œuvrent aussi pour répondre aux doléances des travailleurs : « Un accord signé avec le patronat institue désormais une prime mensuelle de nourriture entre 17 mille et 24 mille francs CFA [entre 26 et 37 euros environ], selon les catégories, et pour tous les travailleurs des secteurs de l'hôtellerie. Cet accord de branche est un acquis majeur dans notre combat pour la dignité des camarades travailleurs », ajoute El Hadji Ndiaye.
Aux côtés du tourisme classique international, Faouzou Dème préconise une intensification du tourisme rural intégré pour ses nombreux atouts, dont le développement des zones éloignées. « Les populations en profiteraient en gagnant de l'argent à partir des activités dans leur propre terroir. En même temps, la nature et la faune seraient préservées dans les zones défavorisées », souligne-t-il.
En Casamance, zone d'évasion touristique par excellence, Ousmane Sané est un promoteur de l'écotourisme depuis que « le tourisme classique a montré ses limites. » Il travaille avec deux employés – un jardinier et une cuisinière – et des membres de sa famille en exploitant un campement d'environ deux hectares à Niafrang, un village de la Basse-Casamance, situé non loin de la frontière gambienne.
« Ma clientèle est principalement occidentale. Mais il y a aussi des Africains qui passent, dont des Gambiens et des Sénégalais. Il y a du confort, mais nous ne visons pas une certaine modernité. D'ailleurs, la plupart de nos clients acceptent de s'impliquer dans des activités ou projets de préservation de l'environnement. »
Dans cette partie du Sénégal, l'écotourisme souffre toutefois de plusieurs maux dont l'enclavement, l'état des routes, la vétusté des moyens de transport et les prix élevés pratiqués par les transporteurs, indique Ousmane Sané. Dans d'autres parties du pays, il doit aussi affronter « l'industrialisation », notamment la bétonisation effrénée de paysages touristiques, ou encore l'exploitation du zircon, un minerai qu'on trouve dans le sable, qui affecte les terres.
Auteur du livre-enquête Le tourisme au Sénégal, radioscopie d'un secteur (éd. Nuit & Jour, 2025), Mamadou Pouye Tita, souligne : « L'écotourisme doit être la marque de fabrique du tourisme local. Il crée une attraction touristique autour de nos valeurs, de nos spécificités en tant que peuple, de nos richesses culturelles et de nos potentialités agricoles et environnementales. »
Sans écarter l'option des gros investissements, Mamadou Pouye Tita préconise une plus grande attention à l'endroit du tourisme intérieur « car aucun pays ne doit compter sur l'extérieur pour développer le tourisme », citant en référence à la fermeture des frontières imposée par le Covid-19 entre 2019 et 2020, qui a beaucoup fait souffrir le secteur.
À cet égard, le retour des campements impliquant étroitement les villageois dans leur gestion, modèle d'écotourisme « qui avait bien marché » en Casamance et dans les îles du Saloum, reste une option pertinente pour le tourisme intérieur, souligne-t-il. « Malheureusement, l'Etat n'ayant pas été vigilant, ce concept a été récupéré et dévoyé par des hommes d'affaires qui en ont fait des campements privés. »
Le tourisme au Sénégal fait face à une série d'obstacles structurels qui freinent encore sa pleine expansion. Parmi ces défis, trois se détachent nettement : la nécessité d'une meilleure formation professionnelle des acteurs du secteur, la lutte contre le sous-emploi et la cherté de la destination, ainsi que la sécurisation des sites touristiques.
À la tête des syndicats d'initiative de Thiès et Diourbel, des structures locales qui s'occupent de la mise en valeur et de l'animation touristique, Boubacar Sabaly, plaide pour un renforcement de la qualité de la formation professionnelle. Il souligne que « se jouent ici le présent et l'avenir du tourisme sénégalais ». Sans un personnel qualifié, il devient difficile pour le pays d'offrir une expérience touristique répondant aux standards internationaux et susceptible de rivaliser avec d'autres destinations africaines ou mondiales. Faouzou Dème, insiste lui aussi sur la nécessité d'investir dans la formation et la planification rigoureuse, rappelant que « si on veut 500.000 emplois, il faut […] une école de formation qui forme des employés, selon les besoins de l'évolution de la capacité litière ».
Les chiffres rapportés par l'expert Mamadou Pouye Tita sont éloquents : malgré l'augmentation des capacités d'accueil en nombre de lits (de 27.658 en 2014 à 41.500 en 2022), le niveau de l'emploi direct généré par le secteur hôtelier est resté stagnant sur la même période, autour de 28.035. Ce constat révèle « une grave situation de sous-emploi » avec moins d'un « emploi créé par chambre d'hôtel ».
Autrement dit, la croissance quantitative du parc hôtelier ne s'est pas traduite par une amélioration qualitative en termes d'opportunités professionnelles.
Les prix élevés pratiqués dans certains d'endroits constituent un autre frein de taille, surtout pour les touristes africains. Sémou Dione, guide touristique professionnel depuis de nombreuses années, l'explique clairement : « Avec la rareté de la clientèle due en grande partie à la cherté de la destination, et la faiblesse de la promotion du Sénégal, on comprend pourquoi le secteur du tourisme est en difficulté. » Mamadou Pouye Tita dénonce notamment le cumul des taxes sur le billet d'avion qui dépasse souvent le prix hors taxe du billet lui-même. Une telle fiscalité décourage les visiteurs potentiels et place le Sénégal en situation de désavantage. À cela s'ajoutent des problèmes récurrents d' « insalubrité et l'envahissement humain et animal, » sur certains sites, comme le relève Boubacar Sabaly, également directeur-général de l'hôtel Les Bougainvillées de Saly.
En outre, la question de la sécurité constitue une préoccupation croissante pour les acteurs du secteur. Faouzou Dème rappelle que « le touriste ne voyage pas dans les pays instables, dans les zones où il n'y a pas de sécurité ». Cette remarque s'est trouvée confirmée par une série d'incidents survenus en 2025 : en janvier, l'hôtel Riu Baobab de Pointe Sarène, un des derniers fleurons du tourisme haut de gamme, a été l'objet d'un braquage par des bandits armés, et en août, un vol et une agression armée ont été signalés à la résidence Les Diamantines de Saly. Ces épisodes ternissent l'image d'une destination sûre, mais qui se veut toujours plus accueillante.
16.10.2025 à 13:54
Près de trois décennies se sont écoulées depuis la fin de la guerre civile au Guatemala (1960-1996), mais la précarité généralisée de l'emploi, qui touche surtout les plus jeunes, continue d'assombrir les perspectives de vie d'une grande partie de la population, comme pour les générations précédentes. Depuis le début du siècle, sept gouvernements se sont succédé, sans apporter d'améliorations notables au quotidien des Guatémaltèques.
De fait, selon une enquête de 2021 sur la perception au (…)
Près de trois décennies se sont écoulées depuis la fin de la guerre civile au Guatemala (1960-1996), mais la précarité généralisée de l'emploi, qui touche surtout les plus jeunes, continue d'assombrir les perspectives de vie d'une grande partie de la population, comme pour les générations précédentes. Depuis le début du siècle, sept gouvernements se sont succédé, sans apporter d'améliorations notables au quotidien des Guatémaltèques.
De fait, selon une enquête de 2021 sur la perception au sein de la population du modèle démocratique du pays, 52 % seulement des Guatémaltèques considèrent qu'il s'agit de la meilleure forme de gouvernement possible. Les opinions favorables à un hypothétique coup d'État, justifié par la corruption excessive du gouvernement, atteignaient 51 % il y a cinq ans. Aux élections de 2023, le soutien crucial des jeunes et de la population autochtone a porté au pouvoir le sociologue Bernardo Arévalo et son Movimiento Semilla, qui promettait de combattre la corruption endémique au sein de la société guatémaltèque, de défendre les droits humains et de renforcer l'État de droit dans le pays le plus peuplé d'Amérique centrale.
L'espoir suscité par sa victoire s'est toutefois évaporé depuis son accession au pouvoir, il y a 21 mois, et pour cause. Le gouvernement fait l'objet d'un harcèlement systématique de la part d'une justice sous la coupe du « Pacte des corrompus », une alliance entre parlementaires accusés de délits, politiciens d'extrême droite et des membres de l'élite économique guatémaltèque et d'organisations de narcotrafiquants qui exercent leur emprise sur l'exécutif et ont pour figure de proue la procureure générale, Consuelo Porras, principale instigatrice des manœuvres de harcèlement et de démolition.
Cependant, le président Arévalo pêche, lui aussi, par manque de créativité, d'esprit de corps et de capacité à mettre en œuvre ses projets et à rallier le soutien de la population. Et c'est d'autant plus regrettable que l'échec de son gouvernement ouvre la porte aux dérives démagogiques et à une plus grande ingérence des milieux d'affaires dans les décisions publiques.
Un instantané de la situation macroéconomique du pays pourrait conduire à des conclusions hâtives. Au cours des 15 dernières années, le taux de croissance moyen du produit intérieur brut (PIB) a été de 3,5 %, or pour réduire la pauvreté et garantir un travail décent, il faudrait un taux soutenu de 7 %, sans compter que la croissance du PIB est essentiellement portée par la consommation. Qui plus est, la santé macroéconomique est étayée par le dynamisme du principal « produit » d'exportation du Guatemala, à savoir ses migrants. En 2024, les transferts de fonds des migrants ont augmenté de 8,6 %, en glissement annuel, pour atteindre 21,51 milliards USD. Leur absence ou leur forte diminution se traduirait par une crise de la balance des paiements, des réserves internationales et du taux de change du quetzal par rapport aux monnaies étrangères.
Il y a quelques années, lorsque l'ambassadeur du Japon a visité l'ASIES – le centre de recherche où je travaille – il m'a demandé pourquoi, alors que le Guatemala est un pays riche en ressources naturelles et possède des avantages comparatifs et concurrentiels avérés, il y avait tant de pauvreté. Je lui ai répondu qu'à mon avis, plusieurs facteurs étaient en cause, dont l'inégalité, la faiblesse des institutions fiscales et publiques, la fragilité de l'État de droit et la corruption, notamment.
Juan Alberto Fuentes Knight, éminent économiste, ancien ministre des Finances publiques et ancien président d'OXFAM, qui a également participé à la fondation du Movimiento Semilla et a été la cible d'une persécution judiciaire de la part d'un parquet spécial contre l'impunité, lui-même contrôlé par le « Pacte des corrompus », explique dans son livre La economía atrapada (« L'économie piégée ») que les grands consortiums familiaux qui dominent l'économie guatémaltèque conditionnent sa croissance.
J'ajouterais même qu'à travers leurs pratiques oligopolistiques, ces grands consortiums conditionnent également la croissance des petites et moyennes entreprises. Les entreprises sont la force dominante au Guatemala, bien plus que dans n'importe quel autre pays d'Amérique latine ou des Caraïbes, et leurs « relations » avec l'État, loin de favoriser une croissance inclusive, « donnent lieu à une économie piégée dans une trajectoire de croissance lente et inégale, avec une création d'emplois limitée ».
M. Fuentes Knight note que la stratégie de développement adoptée depuis 1986 a abouti à un État extrêmement lié au pouvoir économique, avec peu ou pas de marge de manœuvre pour promouvoir les intérêts de la société dans son ensemble, ce qui se traduit par « des taux élevés de chômage, d'inégalité et de pauvreté, des migrations massives et des activités illicites qui, faute d'alternatives, gagnent en attrait ».
Cet État entravé offre des opportunités minimales aux jeunes dans un pays où 32 % de la population a moins de 15 ans et où 28 % a entre 15 et 29 ans. Avec 60 % de ses habitants âgés de moins de 30 ans, le Guatemala présente le meilleur bonus démographique du continent. En d'autres termes, le pays se trouve dans une phase où la population en âge de travailler est supérieure à la population économiquement dépendante, ce qui représente une grande opportunité démographique pour le développement du pays. Or, force est de constater que la durée prévisible de ce phénomène, qui a commencé en 1977 et devrait se terminer en 2069, est déjà dépassée de moitié et peu de choses sont faites pour en tirer parti.
C'est ce que confirme l'enquête de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) de 2022 sur les migrations internationales et les envois de fonds des Guatémaltèques. Celle-ci montre que 88 % des personnes qui envoient des fonds depuis l'étranger ont émigré pendant leurs années productives et que 49 % d'entre elles avaient entre 15 et 24 ans lorsqu'elles ont entrepris le pénible et dangereux voyage vers le nord.
La population migrante aux États-Unis a été scolarisée pendant neuf ans en moyenne, alors que la moyenne nationale est de 6,6 ans, ce qui représente une perte importante d'une population jeune relativement éduquée.
Les perspectives d'emploi dans le pays sont peu réjouissantes, en particulier pour les jeunes. Le taux de chômage est faible, cependant le taux de travail informel est très élevé (78 % des actifs n'étaient pas inscrits à la sécurité sociale en 2023) et la productivité très faible (l'économie informelle n'a généré que 20 % du PIB au cours de l'année en question). Le revenu moyen de la population active était de 309 USD par mois, bien en deçà du minimum de 466 USD nécessaire à l'obtention du panier alimentaire de base en 2023.
En 2022, année qui a précédé les élections, l'ASIES a présenté une série de propositions dans le cadre du programme Guatemala camina (« Le Guatemala en marche »), lesquelles devaient contribuer à l'élaboration des plans de gouvernement des partis participants. L'une de ces propositions, signée Carmen Ortiz, était intitulée Jóvenes y participación política : dos tendencias y un reto (« Jeunes et participation politique : deux tendances, un défi »), qui reflète déjà l'apparente apathie, le désintérêt et même un supposé rejet de la politique et des politiciens de la part de la jeunesse guatémaltèque. Selon Mme Ortiz, les priorités des jeunes guatémaltèques tournent autour d'un emploi décent, d'un sentiment de sécurité et d'appartenance, du progrès et de la recherche d'un but dans la vie, alors que la conviction que le pays n'offre pas de débouchés fait apparaître la migration comme la seule alternative de vie possible.
En 2023, le ministère du Travail et de la Prévoyance sociale a annoncé qu'il réviserait la politique nationale pour l'emploi décent (PNED) adoptée en 2017. Le gouvernement actuel a poursuivi ce processus, même si, après un an et demi, il reste inachevé, de sorte que seules des mesures isolées et de portée limitée ont été mises en œuvre.
Les propositions que nous avons élaborées dans le cadre de Guatemala Camina 2022, reprises dans le document Trabajo decente para los jóvenes (« Un travail décent pour les jeunes »), sont regroupées sous deux grands axes : améliorer l'accès à une éducation de qualité et faciliter l'intégration des jeunes sur le marché du travail.
Le premier axe comprend l'augmentation de la couverture du cycle secondaire diversifié, auquel seul un jeune sur quatre en âge de fréquenter l'école secondaire a actuellement accès ; la réduction de l'échec scolaire, qui touche un élève sur quatre du secondaire diversifié, et qui est aggravé par le fait que les écoles publiques n'admettent pas les redoublants ; la révision des programmes du cycle diversifié afin de les adapter aux catégories professionnelles prioritaires de la PNED (Politique nationale pour l'emploi digne) ; l'augmentation des possibilités de stages ou de formations en entreprise pour les élèves du secondaire diversifié, en sensibilisant les entreprises à la nécessité de réaliser de véritables stages et de ne pas leur confier des tâches non pertinentes ; la fourniture, dans le cadre du système éducatif, d'une orientation professionnelle et d'une orientation sur les droits du travail ; l'augmentation des ressources publiques – actuellement négligeables – destinées aux bourses d'études dans l'enseignement secondaire, l'extension de la couverture de la formation professionnelle dans les programmes courts et complémentaires et l'augmentation des fonds alloués à la bourse « Mi Primer Empleo » (« Mon premier emploi »), afin qu'elle soit assortie d'un contrat d'apprentissage, c'est-à-dire de mécanismes de tutorat et de contrôle qui garantissent l'utilité éducative de cette initiative, qui subventionne pendant quatre mois 51 % du coût salarial des jeunes nouvellement embauchés, afin de favoriser leur intégration sur le marché du travail en tant qu'apprentis.
Pour ce qui est du deuxième axe, nous proposons de mener des campagnes de sensibilisation afin que les employeurs et les agences de recrutement éradiquent les pratiques discriminatoires qui affectent les jeunes sur la base du lieu de résidence, du fait d'avoir étudié dans une école publique, de la tenue vestimentaire ou de l'orientation sexuelle, entre autres facteurs de discrimination qui stigmatisent et excluent de nombreux jeunes de l'accès à l'emploi formel.
Nous proposons en outre de renforcer le service national de l'emploi, en y intégrant une formation aux compétences non techniques (soft skills) et aux droits du travail, ainsi que de renforcer l'inspection du travail, pour une meilleure protection des droits des travailleurs, en particulier les droits les plus fondamentaux que sont la liberté syndicale et la négociation collective.
Le Guatemala peut-il se permettre de tourner le dos à ses jeunes alors qu'ils sont parmi les plus attachés à la démocratie et qu'ils ont été déterminants dans l'élection de Bernardo Arévalo ? Pour combien de temps encore va-t-on laisser passer l'aubaine que représente le bonus démographique pour la croissance immédiate et future du pays ?
15.10.2025 à 17:21
15.10.2025 à 11:38
Les plans de paix qui ont échoué ne manquent pas dans la Palestine occupée, tous comprenant des phases et des calendriers détaillés, depuis la présidence de Jimmy Carter. Ils se terminent tous de la même manière. Israël obtient ce qu'il veut au départ — dans le dernier cas, la libération des captifs israéliens restants — tout en ignorant et en violant toutes les autres phases jusqu'à ce qu'il reprenne ses attaques contre le peuple palestinien.
C'est un jeu sadique. Un manège mortel. Ce (…)
Les plans de paix qui ont échoué ne manquent pas dans la Palestine occupée, tous comprenant des phases et des calendriers détaillés, depuis la présidence de Jimmy Carter. Ils se terminent tous de la même manière. Israël obtient ce qu'il veut au départ — dans le dernier cas, la libération des captifs israéliens restants — tout en ignorant et en violant toutes les autres phases jusqu'à ce qu'il reprenne ses attaques contre le peuple palestinien.
C'est un jeu sadique. Un manège mortel. Ce cessez-le-feu, comme ceux du passé, n'est qu'une pause publicitaire. Un moment où le condamné est autorisé à fumer une cigarette avant d'être abattu sous une pluie de balles. Une fois les captifs israéliens libérés, le génocide continuera. Je ne sais pas dans combien de temps. Espérons que le massacre de masse sera retardé d'au moins quelques semaines. Mais une pause dans le génocide est le mieux que nous puissions espérer. Israël est sur le point de vider Gaza, qui a été pratiquement rayée de la carte après deux ans de bombardements incessants. Il n'est pas question de l'arrêter. C'est l'aboutissement du rêve sioniste.
Les États-Unis, qui ont accordé à Israël une aide militaire colossale de 22 milliards de dollars depuis le 7 octobre 2023, ne fermeront pas leur pipeline, le seul outil susceptible de mettre fin au génocide.
Comme toujours, Israël accusera le Hamas et les Palestiniens de ne pas respecter l'accord, très probablement en refusant – à tort ou à raison – de désarmer, comme l'exige la proposition.
Washington, condamnant la violation présumée du Hamas, donnera le feu vert à Israël pour poursuivre son génocide afin de créer le fantasme de Trump d'une Riviera de Gaza et d'une « zone économique spéciale » avec la réinstallation « volontaire » des Palestiniens en échange de jetons numériques.
Parmi les innombrables plans de paix proposés au fil des décennies, celui qui est actuellement sur la table est le moins sérieux. Hormis l'exigence que le Hamas libère les captifs dans les 72 heures suivant le début du cessez-le-feu [ce qui a été fait le 13 octobre, ndlr], il manque de précisions et de calendriers contraignants. Il est truffé de clauses permettant à Israël de dénoncer l'accord. Et c'est là tout le problème. Il n'est pas conçu pour être une voie viable vers la paix, ce que la plupart des dirigeants israéliens comprennent.
Le journal israélien le plus diffusé, Israel Hayom, fondé par le défunt magnat des casinos Sheldon Adelson pour servir de porte-parole au Premier ministre Benjamin Netanyahu et défendre le sionisme messianique, a conseillé à ses lecteurs de ne pas s'inquiéter du plan Trump, car il ne s'agit que de « rhétorique ». […]
Comment est-il possible qu'une proposition de paix ignore l'avis consultatif rendu en juillet 2024 par la Cour internationale de justice, qui réitérait que l'occupation israélienne est illégale et doit cesser ?
Comment peut-elle omettre de mentionner le droit des Palestiniens à l'autodétermination ? Pourquoi les Palestiniens, qui ont le droit, en vertu du droit international, de mener une lutte armée contre une puissance occupante, devraient-ils déposer les armes alors qu'Israël, la force d'occupation illégale, n'est pas tenu de le faire ?
De quel droit les États-Unis peuvent-ils mettre en place un « gouvernement de transition temporaire » – le soi-disant « Conseil de paix » de Trump et Tony Blair – qui met de côté le droit des Palestiniens à l'autodétermination ? […]
Comment les Palestiniens sont-ils censés se résigner à accepter une « barrière de sécurité » israélienne aux frontières de Gaza, confirmation que l'occupation va se poursuivre ?
Comment une proposition peut-elle ignorer le génocide au ralenti et l'annexion de la Cisjordanie ?
Pourquoi Israël, qui a détruit Gaza, n'est-il pas tenu de payer des réparations ?
Que doivent penser les Palestiniens de la demande formulée dans la proposition visant à « déradicaliser » la population de Gaza ? Comment cela pourrait-il être réalisé ? Par des camps de rééducation ? Une censure généralisée ? La réécriture des programmes scolaires ? L'arrestation des imams fautifs dans les mosquées ?
Et qu'en est-il de la rhétorique incendiaire régulièrement employée par les dirigeants israéliens qui décrivent les Palestiniens comme des « animaux humains » et leurs enfants comme des « petits serpents » ?
« Tout Gaza et tous les enfants de Gaza devraient mourir de faim », a déclaré le rabbin israélien Ronen Shaulov. « Je n'ai aucune pitié pour ceux qui, dans quelques années, grandiront et n'auront aucune pitié pour nous. Seule une cinquième colonne stupide, qui déteste Israël, a de la pitié pour les futurs terroristes, même s'ils sont encore jeunes et affamés aujourd'hui. J'espère qu'ils mourront de faim, et si quelqu'un a un problème avec ce que j'ai dit, c'est son problème. »
Les accords de Camp David, signés en 1978 par le président égyptien Anwar Sadat et le Premier ministre israélien Menachem Begin — sans la participation de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) — ont conduit au traité de paix égypto-israélien de 1979, qui a normalisé les relations diplomatiques entre Israël et l'Égypte.
Les phases suivantes des accords de Camp David, qui comprenaient la promesse d'Israël de résoudre la question palestinienne avec la Jordanie et l'Égypte, d'autoriser l'autonomie palestinienne en Cisjordanie et à Gaza dans un délai de cinq ans et de mettre fin à la construction de colonies israéliennes en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est, n'ont jamais été mises en œuvre.
Les premiers accords d'Oslo, signés en 1993, ont vu l'OLP reconnaître le droit d'Israël à exister et Israël reconnaître l'OLP comme le représentant légitime du peuple palestinien. Cependant, il s'ensuivit une perte de pouvoir de l'OLP et sa transformation en une force de police coloniale.
Oslo II, signé en 1995, détaillait le processus menant à la paix et à la création d'un État palestinien. Mais lui aussi fut mort-né. Il stipulait que toute discussion sur les « colonies » juives illégales devait être reportée jusqu'aux négociations sur le statut « final ».
À cette date, le retrait militaire israélien de la Cisjordanie occupée devait être achevé. Le pouvoir devait être transféré d'Israël à l'Autorité palestinienne, censée être temporaire. Au lieu de cela, la Cisjordanie a été divisée en zones A, B et C. L'Autorité palestinienne avait un pouvoir limité dans les zones A et B, tandis qu'Israël contrôlait l'ensemble de la zone C, soit plus de 60 % de la Cisjordanie.
Le droit des réfugiés palestiniens à retourner sur les terres historiques que les colons juifs leur avaient prises en 1948 lors de la création d'Israël – un droit inscrit dans le droit international – a été abandonné par le premier responsable de l'OLP, Yasser Arafat. Cela a immédiatement aliéné de nombreux Palestiniens, en particulier ceux de Gaza, où 75 % de la population est composée de réfugiés ou de descendants de réfugiés.
En conséquence, de nombreux Palestiniens ont abandonné l'OLP au profit du Hamas. Le philosophe palestinien Edward Said a qualifié les accords d'Oslo d'« instrument de capitulation palestinienne, de Versailles palestinien » et a fustigé Arafat en le qualifiant de « Pétain des Palestiniens ».
Les retraits militaires israéliens prévus dans le cadre des accords d'Oslo n'ont jamais eu lieu. Il y avait environ 250.000 colons juifs en Cisjordanie lorsque les accords d'Oslo ont été signés. Leur nombre est aujourd'hui passé à au moins 700.000.
Le journaliste britannique Robert Fisk a qualifié Oslo de « simulacre, de mensonge, de stratagème visant à piéger Arafat et l'OLP afin qu'ils renoncent à tout ce qu'ils avaient recherché et pour quoi ils s'étaient battus pendant plus d'un quart de siècle, une méthode visant à créer de faux espoirs afin d'émasculer l'aspiration à la création d'un État ».
Israël a rompu unilatéralement le dernier cessez-le-feu de deux mois le 18 mars dernier en lançant des frappes aériennes surprises sur Gaza.
Le bureau de Netanyahu a affirmé que la reprise de la campagne militaire était une réponse au refus du Hamas de libérer les otages, à son rejet des propositions de prolongation du cessez-le-feu et à ses efforts de réarmement. Israël a tué plus de 400 personnes lors de l'assaut initial mené pendant la nuit et en a blessé plus de 500, massacrant et blessant des gens dans leur sommeil.
L'attaque a fait échouer la deuxième phase de l'accord, qui aurait vu le Hamas libérer les captifs masculins encore en vie, civils et soldats, en échange de prisonniers palestiniens et de l'établissement d'un cessez-le-feu permanent, ainsi que de la levée éventuelle du blocus israélien de Gaza.
Israël mène des attaques meurtrières contre Gaza depuis des décennies, qualifiant cyniquement les bombardements de « tonte de la pelouse ». Aucun accord de paix ou de cessez-le-feu n'a jamais fait obstacle à cela. Celui-ci ne fera pas exception.
Cette saga sanglante n'est pas terminée. Les objectifs d'Israël restent inchangés : la dépossession et l'effacement des Palestiniens de leur terre.
La seule paix qu'Israël entend offrir aux Palestiniens est celle de la tombe.
Ceci est une version abrégée d'un article qui a été publié pour la première fois par Chris Hedges sur Substack le 11 octobre 2025.
14.10.2025 à 10:37
À 4h45 du matin, Sandra Moreno est déjà debout. Elle se déplace sans bruit pour ne pas réveiller ses parents, se prépare en vitesse avant d'affronter la circulation de Bogota pour se rendre au centre de soins pour personnes âgées où elle travaille depuis trois ans. Après des études en pédagogie de la petite enfance, son parcours l'a menée vers les soins aux personnes âgées, une tâche qu'elle assume aujourd'hui avec dévouement et patience.
La journée commence par un « tinto » (café) ou une (…)
À 4h45 du matin, Sandra Moreno est déjà debout. Elle se déplace sans bruit pour ne pas réveiller ses parents, se prépare en vitesse avant d'affronter la circulation de Bogota pour se rendre au centre de soins pour personnes âgées où elle travaille depuis trois ans. Après des études en pédagogie de la petite enfance, son parcours l'a menée vers les soins aux personnes âgées, une tâche qu'elle assume aujourd'hui avec dévouement et patience.
La journée commence par un « tinto » (café) ou une « agua aromática » (tisane) servis aux résidents. « Il leur arrive de se disputer rien que pour ça », dit Mme Moreno. Les heures s'écoulent entre routines, exercices physiques et activités récréatives. Une vigilance constante est de mise pour prévenir les chutes ou gérer les crises. Beaucoup sont atteints de la maladie d'Alzheimer, de démence ou de dépression. D'autres cherchent simplement quelqu'un qui les écoute.
Puis, arrive la fin de service, mais toujours pas de repos pour Mme Moreno. De retour à la maison, elle est attendue par ses parents, tous deux âgés et à la santé fragile. Elle s'occupe des rendez-vous médicaux, récupère les médicaments, organise les examens. « Tout repose sur moi », dit-elle. Comme elle n'a pas de voiture, pour emmener son père chez le médecin, il faut souvent payer des taxis. « C'est compliqué », confie-t-elle.
« On se sent des fois comme des machines à soigner. On oublie que nous sommes aussi des personnes, avec nos besoins et nos émotions propres. Parfois, j'ai l'impression d'aligner une double, voire une triple journée de travail. »
Bien qu'elle ait un emploi stable et bénéficie de la sécurité sociale, elle estime que ni le salaire ni la reconnaissance ne sont à la hauteur des efforts qu'elle fournit dans le cadre de son travail. Jour après jour, lorsqu'elle entame sa journée à l'aube, Mme Moreno confirme une vérité inconfortable : en Colombie, les soins aux personnes âgées incombent principalement aux femmes comme elle, qui elles aussi vieillissent, elles aussi se fatiguent et elles aussi ont besoin qu'on s'occupe d'elles.
En Amérique latine et dans les Caraïbes, au moins 8 millions de personnes âgées nécessitent une aide pour des activités aussi élémentaires que manger, s'habiller et se laver, selon une étude de l'Organisation panaméricaine de la santé et de la Banque interaméricaine de développement (BID). Ce chiffre pourrait tripler d'ici à 2050 du fait du vieillissement de la population.
Derrière cette demande croissante, on observe une constante : la majorité des soignants sont des femmes. Ainsi, en Colombie, 6,2 millions de personnes (de tous âges) ont besoin de soins directs, et les femmes assument 76,2 % ces tâches non rémunérées au sein des foyers.
Pour Diana Cecilia Gómez, responsable chargée des questions de genre auprès de la Confederación de Trabajadores de Colombia (CTC), le pays a pris des mesures importantes pour rendre ce travail plus visible. « L'une des étapes importantes a été l'évaluation de la part de cette activité dans l'économie nationale, et donc de sa contribution réelle à l'économie », explique-t-elle.
Le travail non rémunéré représente, à lui seul, environ 20 % du PIB de la Colombie. S'il était rémunéré, il serait le secteur économique le plus important du pays, avant le commerce ou l'administration publique.
Cependant, le problème de l'inégalité reste entier. Alors que les hommes consacrent en moyenne deux à trois heures par jour aux tâches de soins, les femmes y consacrent jusqu'à sept heures par jour. Pour Mme Gómez, cet écart se traduit par un épuisement physique et émotionnel, mais aussi par des parcours de vie marqués par un investissement personnel constant, souvent non reconnu.
Susana Barria, secrétaire sous-régionale de l'Internationale des services publics (ISP) pour la région andine, parle d'une crise structurelle. Pour elle, le problème réside dans le fait que les soins sont considérés comme relevant de la responsabilité des familles et, au sein de celles-ci, des femmes. « Nous ne pouvons pas continuer à en faire une question exclusivement familiale [privée] ; il s'agit d'une question sociétale, et l'État a un rôle essentiel à jouer en ce sens », a-t-elle déclaré.
Cette réalité, Mme Moreno la vit personnellement. « Parfois, on a l'impression de n'exister que pour s'occuper des gens. Mais nous avons nous aussi des familles, et nous les laissons de côté pour faire ce travail. Cela, la société ne le voit pas. »
Un fardeau qui n'est pas individuel, mais culturel. Selon María Yolanda Castaño, secrétaire chargée des questions de genre à la Confederación General del Trabajo (CGT) : « Historiquement, le machisme a assigné la responsabilité des soins aux femmes, avec une très faible participation des hommes. Il s'agit d'un modèle culturel qui a perpétué les inégalités et limité le développement personnel et professionnel des femmes. »
En approuvant, en février 2025, la première politique nationale de soins (CONPES 4143), la Colombie a franchi une étape importante. Le pays a, pour la première fois, reconnu les soins comme un droit, et ce non seulement pour les personnes qui en bénéficient – enfants, personnes âgées ou personnes en situation de handicap – mais aussi pour les personnes qui les dispensent, dont la plupart sont des femmes.
Cette politique prévoit une approche intégrée : redistribution des soins entre l'État, les familles et la société ; renforcement des services publics et communautaires ; et transformation des modèles culturels qui ont historiquement placé cette responsabilité sur les épaules des femmes. Il s'agit d'un engagement ambitieux, avec un investissement projeté jusqu'en 2034.
Mais au-delà de l'annonce, des questions demeurent : comment la politique sera-t-elle mise en œuvre dans les territoires ? Quelles ressources réelles y aura-t-il pour mettre en pratique les changements promis ? Comment garantir que les travailleuses comme Mme Moreno voient des améliorations concrètes dans leurs conditions de travail ?
Mme Gómez se félicite des progrès accomplis :
« Il est essentiel que le rôle des soins communautaires soit reconnu. Mais la visibilité ne suffit pas : le travail doit être rémunéré, avec des garanties pour les personnes qui l'exercent. C'est un travail qui exige du temps, des formations et des ressources. »
À l'échelle internationale, Mme Barria rappelle que la Cour interaméricaine des droits de l'homme a déjà reconnu les soins comme un droit à part entière. Cela oblige les États à garantir des conditions dignes aux personnes qui les prodiguent.
Pour des travailleuses comme Sandra Moreno, un tel soutien est indispensable : « Il y a énormément de choses à améliorer : les horaires, les salaires et la formation, pour pouvoir continuer à progresser. Parfois, j'ai l'impression que nous sommes considérées uniquement comme des aides-soignantes, et non comme des professionnelles. »
Et Mme Castaño, de la CGT, d'ajouter : « La politique nationale de soins (CONPES 4143) a été approuvée, mais nous ne savons toujours pas comment elle sera mise en œuvre. [Aussi] il est urgent que le mouvement syndical assume un rôle critique vis-à-vis du gouvernement et exige des mécanismes clairs d'articulation avec les organisations syndicales pour en garantir l'application. »
Bien que cette politique représente une avancée importante, sa mise en œuvre ne fait que commencer. Pour qu'elle ne reste pas lettre morte, il faudra une volonté politique, une participation sociale et l'engagement actif de l'État.
Alors que la politique est toujours en cours de mise en œuvre, la réalité des personnes soignantes reste marquée par le surmenage, l'informalité et l'absence de garanties en matière d'emploi. Au niveau régional, une enquête de la BID montre que de nombreuses personnes soignantes travaillent sans formation adéquate, ce qui accentue la précarité et nuit également à la qualité des soins.
Selon Mme Barria, même dans les institutions publiques, jusqu'à 80 % des contrats sont des contrats de prestation de services (OPS), sans stabilité ni sécurité sociale. « Les conditions sont très précaires, et cela a été rendu invisible dans le débat public », avertit-elle.
Cette précarisation est aussi le reflet d'inégalités internes. La responsable syndicale de la CTC l'explique clairement : « Dans une maison de repos semi-privée, il se peut que l'administratrice et l'une ou l'autre infirmière bénéficient de certaines prestations. Par contre, la femme de ménage – qui prodigue elle aussi des soins – ne bénéficiera probablement pas des mêmes conditions. »
En tant que travailleuse du secteur, il s'agit d'une réalité que Mme Moreno connaît bien : nombre de ses collègues travaillent sans contrat stable ni prestations, et elle sait ce que représente la charge des soins. « On est débordé par tout ce que l'on vit [au travail]. Il m'arrive de rentrer chez moi frustrée par des problèmes que je n'ai pas pu résoudre, et il n'y a personne pour nous écouter. Nous devrions bénéficier d'un soutien [psychologique] professionnel, de quelqu'un qui nous soutienne. Parce que ce travail est également épuisant sur le plan émotionnel. »
Leur expérience révèle un aspect passé sous silence : la charge émotionnelle des soins. Au manque de reconnaissance professionnelle s'ajoute le manque d'attention et d'accompagnement pour les aides-soignantes.
Aux yeux de Mme Castaño, il est essentiel de professionnaliser le secteur des soins. « Il ne suffit pas de formaliser. Nous devons avancer dans la certification et la reconnaissance des prestataires de soins. Nous devons identifier les obstacles, concevoir des stratégies durables et comprendre réellement les besoins des personnes qui travaillent dans ce secteur », insiste-elle.
Au-delà de l'absence de politiques ou de ressources, une idée profondément ancrée persiste : celle que les soins relèvent de la responsabilité naturelle des femmes. Mme Gómez, de la CTC, le résume ainsi : « Être infirmière, enseignante ou aide-soignante est considéré comme une extension du rôle de mère. Et, de même que le féminin est sous-évalué, les soins sont sous-évalués. »
La remise en cause de cette vision passe par la transformation des pratiques quotidiennes. Mme Gómez souligne que les syndicats peuvent impulser le changement en soutenant, par exemple, le congé de paternité. « Montrer que les hommes ont eux aussi des responsabilités en matière de soins est un moyen concret de construire l'égalité », dit-elle. Et d'ajouter : « Le travail à la maison ne se fait pas tout seul. Le reconnaître, c'est assumer qu'il s'agit d'une responsabilité partagée. »
Mme Moreno parle en connaissance de cause. « J'aimerais pouvoir dire “Je ne veux pas m'occuper de vous aujourd'hui”. J'aimerais sentir que j'ai le droit de me reposer, le droit qu'on s'occupe de moi. Mais ça, personne n'y pense. Alors, quelle est ma place en tant qu'être humain ? »
Avec sa longue expérience de syndicaliste, Mme Castaño reconnaît qu'il n'existe toujours pas de proposition claire pour formaliser le travail de soins non rémunéré au sein des ménages.
Cette omission interpelle même les syndicats, qui ont longtemps laissé les soins en marge de leurs priorités. Rompre avec cette inertie implique, selon la CGT, d'ouvrir le débat, de renforcer l'articulation sociale et d'avancer vers une réelle coresponsabilité. Il s'agit d'éviter de tomber dans des visions qui perpétuent les stéréotypes de genre, tout en exigeant des services publics et des politiques qui reconnaissent les soins comme un axe central de la vie sociale.
Pendant des années, les soignantes – à l'intérieur et à l'extérieur du foyer – ont travaillé en silence, assumant dans la solitude une responsabilité rarement remise en question. Aujourd'hui, les syndicats commencent à ouvrir des espaces pour que leurs voix soient entendues, reconnaissant que les soins sont aussi un terrain de lutte politique.
« En Colombie, un long travail de réflexion doit encore être mené pour dépasser l'assistanat et parvenir à de véritables politiques de qualité de vie pour les personnes âgées et les personnes qui prennent soin d'elles », affirme Mme Gómez.
Pour sa part, Mme Barria, de l'Internationale des services publics, souligne l'importance de l'organisation collective.
« Beaucoup de travailleuses du soin se sentent seules. La solidarité internationale permet de s'assurer que leurs revendications ne se cantonnent pas au niveau local ; lorsqu'un conflit devient visible à l'extérieur, il génère une pression politique », explique-t-elle.
Le défi, insiste María Yolanda Castaño de la CGT, est avant tout politique. Pour que la politique de soins ne reste pas lettre morte, les syndicats doivent jouer un rôle actif vis-à-vis de l'État. Sans cette participation, souligne-t-elle, il sera difficile d'obtenir des changements concrets.
L'avenir de la politique de soins en Colombie est en jeu : elle peut soit se transformer en un outil permettant de rendre des vies dignes, soit être reléguée au rang des promesses non tenues. Enfin, les soins ont fait leur entrée dans l'agenda politique, avec des responsabilités qui ne peuvent plus être reportées.
Pour Susana Barria, de l'ISP, la région andine a une dette historique à la fois envers les personnes âgées et envers celles qui s'occupent d'elles. Selon la syndicaliste, ni le secteur public ni le secteur privé n'offrent actuellement des services suffisants ou des conditions décentes à ces travailleuses essentielles. La pandémie a, par ailleurs, mis en évidence le fait que les soins ne peuvent plus être considérés comme une marchandise.
« Il s'agit de vies humaines, de personnes vulnérables. Cela ne peut être laissé aux mains du marché, mais doit être reconnu comme un bien public et un droit », insiste-elle.
Bien que dans certains pays la prestation des services de soins ait été confiée à des entreprises privées, dans une grande partie du continent américain, les services de soins restent inégaux et limités. C'est pourquoi la Colombie se voit confrontée au défi de reconnaître que garantir les soins relève de la responsabilité de l'État.
Sans un leadership public clair et engagé, avertit la représentante de l'ISP, l'inégalité continuera à déterminer qui reçoit des soins et qui est laissé de côté.
Pendant ce temps, des femmes comme Sandra Moreno continuent de se lever avant l'aube. « Je suis une oreille attentive aux histoires, une gardienne de la mémoire et une facilitatrice de moments de paix dans l'étape la plus sage : la vieillesse », dit-elle.
Ses paroles nous ramènent à la question fondamentale : qui est là pour s'occuper des aides-soignantes ?
Valoriser les soins, rémunérés ou non, c'est reconnaître une vérité souvent ignorée mais qui sous-tend tout le reste : sans les personnes soignantes – dans les foyers, les maisons de repos, les hôpitaux et dans tant d'autres espaces où la vie est protégée – c'est simple, rien ne fonctionnerait. Le travail de soin n'a rien d'ordinaire, il permet à la vie de suivre son cours et est « essentiel à tout autre travail ».
13.10.2025 à 09:59
Entre 1948 et 2012, le droit de grève et le droit à la négociation collective étaient considérés comme implicitement protégés par l'ONU (à travers les conventions de l'Organisation internationale du travail, l'OIT).
Pourtant, ces dernières années, la pression qui pèse sur ces deux droits s'est intensifiée partout dans le monde et s'accompagne d'un nombre croissant de violations et d'actes d'intimidation. La montée en puissance des politiques néolibérales incite de nombreux gouvernements à (…)
Entre 1948 et 2012, le droit de grève et le droit à la négociation collective étaient considérés comme implicitement protégés par l'ONU (à travers les conventions de l'Organisation internationale du travail, l'OIT).
Pourtant, ces dernières années, la pression qui pèse sur ces deux droits s'est intensifiée partout dans le monde et s'accompagne d'un nombre croissant de violations et d'actes d'intimidation. La montée en puissance des politiques néolibérales incite de nombreux gouvernements à tenter de les entraver par de nouvelles lois, limitant ainsi les effets perturbateurs des grèves, ce qui les rend pratiquement inopérantes comme outil de pression et de défense des classes populaires.
La reconnaissance unanime de ces droits a commencé à évoluer en 2012, lorsque le syndicaliste britannique Guy Ryder a été nommé directeur général de l'OIT. Ce dernier s'est engagé à réformer cet organisme des Nations unies afin de lui conférer une plus grande autorité pratique dans la protection internationale des droits des travailleurs dans le monde entier.
Le fonctionnement de l'OIT repose sur un système tripartite, articulé autour d'un dialogue social constant entre les représentants des 187 États membres et, au travers d'associations internationales, le patronat (les entreprises) et les syndicats (les travailleurs) du monde entier. En juin de chaque année, l'organisation organise la Conférence internationale du travail et, depuis la session de 2012, le patronat conteste l'idée que la Convention 87 de l'OIT garantit implicitement le droit de grève, ce qui était pourtant le cas depuis 64 ans.
L'organisation fait donc l'objet d'un boycott de la part des employeurs, car le principal mécanisme permettant de veiller au respect des principes normatifs de l'OIT, à savoir la Commission de l'application des normes (CAN), est paralysé : chaque fois que des travailleurs signalent des violations concrètes du droit de grève dans un pays (c.-à-d. une violation implicite de la Convention 87), le patronat nie le principe même (que ce droit est reconnu par l'OIT), et toutes les procédures de plainte sont suspendues. La situation en est arrivée à un point tel que cela fait 13 ans que l'OIT n'est même plus en mesure d'élaborer ses rapports annuels sur la situation mondiale des droits des travailleurs. La Confédération syndicale internationale (CSI) propose le sien depuis 2014, mais sans la reconnaissance tripartite implicite dont bénéficiaient ceux de l'OIT.
Quinze ans d'attaques préméditées ont fini par détériorer le droit de grève partout dans le monde. Selon les données de l'Indice CSI des droits dans le monde de 2025, le droit de grève a été mis à mal dans 131 pays (soit 87 % des 151 pays étudiés dans le rapport), soit 44 pays de plus qu'en 2014, année où l'indice avait étudié 119 nations. Par ailleurs, le droit des travailleurs à négocier collectivement leurs conditions de travail a été gravement restreint ou est inexistant dans 121 pays (soit 80 %, c'est-à-dire 34 pays de plus qu'en 2014).
La tendance qui se dessine est claire : examiné par région, en 2025, le droit de grève a été violé dans 95 % des pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, 93 % des pays d'Afrique, 91 % des pays d'Asie-Pacifique, 88 % des pays d'Amérique et 73 % des pays d'Europe, région où (même si elle est celle où ce droit est le plus ancré en principe) on observe une tendance croissante à l'obstruction juridique et à la criminalisation des grèves de la part des gouvernements de droite, ainsi qu'à la stigmatisation sociale des grévistes eux-mêmes.
L'Europe, qui, au cours de la dernière décennie, a connu la plus forte détérioration des droits du travail de toutes les régions du monde, tente de plus en plus de limiter juridiquement la portée et les conditions dans lesquelles il est permis de déclencher une grève.
Ces revirements politiques, d'influence néolibérale, visent à établir une définition excessivement large de ce qui est considéré dans chaque pays comme des « services essentiels », de manière à neutraliser, dans la pratique, le recours à la grève dans un nombre croissant de secteurs du travail. L'OIT stipule que les « services essentiels » sont uniquement « les services dont l'interruption mettrait en danger, dans l'ensemble ou dans une partie de la population, la vie, la sécurité ou la santé de la personne ». Pourtant, un nombre croissant de parlements légifèrent pour étendre cette définition à des secteurs tels que les transports, l'éducation et la santé, tout en élargissant la proportion de services minimums à assurer à un point tel que la capacité de perturbation sociale qui sous-tend la force de la grève en tant que moyen de pression est pratiquement éliminée.
« Ce qui fait le succès éventuel d'une grève, c'est sa capacité à perturber le système économique », explique à Equal Times l'historien français Stéphane Sirot, spécialiste de la sociologie des grèves, du syndicalisme et des relations sociales. « Donc, si vous adoptez une législation dont l'objectif est de faire en sorte qu'une grève perturbe le moins possible, c'est un peu comme si vous lui déniez son droit d'existence, au fond, parce que la lettre juridique permet la grève, mais elle a tendance à la tuer dans son esprit », continue-t-il.
Cette situation s'aggrave encore davantage en raison des règles qui donnent le ton de cette offensive conservatrice contre les droits des travailleurs, à l'instar de la Loi sur les grèves (niveaux de service minimum) adoptée au Royaume-Uni en 2023 et sur le point d'être abrogée aujourd'hui. Elle permet d'obliger les travailleurs de certains secteurs stratégiques à ignorer une grève, même s'ils en sont les initiateurs, sous peine de licenciement. Elle permet également de réprimer les protestations et les manifestations syndicales et de remplacer les grévistes par d'autres employés temporaires.
Politiquement, la réponse tient à la capacité des classes travailleuses à prendre conscience de la situation et à voter pour des partis qui défendent leurs droits en tant que travailleurs. Socialement, en n'oubliant pas que l'union fait la force : si les travailleurs n'unissent pas leurs forces et ne se soutiennent pas mutuellement dans un esprit de solidarité, il leur sera impossible de se défendre contre les abus.
D'un point de vue juridique, malgré l'opposition du patronat international, au sein de l'OIT, les représentants des travailleurs et d'une grande partie des 187 États membres (y compris ceux de l'UE et des États-Unis, avant Trump) ont voté pour porter l'affaire devant la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye, sous la forme d'une demande d'avis consultatif, afin qu'elle se prononce (et fasse ainsi jurisprudence) sur la question de savoir si les droits de grève et de négociation collective sont protégés ou non par les conventions de l'OIT. La procédure est en cours.
Un avis négatif aurait pour conséquence de renforcer la volonté du patronat de négocier un protocole spécifique sur la grève (inexistant jusqu'à présent) qui limiterait la protection internationale de ce droit, telle qu'elle était implicitement reconnue par toutes les parties jusqu'en 2012. En cas de réponse positive de la CIJ, le patronat serait à court d'arguments pour continuer à boycotter l'OIT de l'intérieur, même si, sur le plan politique, l'opposition néolibérale continuera son bras de fer avec les droits des travailleurs acquis dans tous les pays.
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- À lire : Après des années d'attaques de la part des néolibéraux pour le restreindre, le droit de grève est en danger partout dans le monde (Equal Times)
- Analyse de l'Indice CSI des droits dans le monde (Equal Times)
– Plongée dans l'histoire de la construction d'un droit international à la grève (Le Monde Diplomatique) et l'histoire des grèves depuis l'Antiquité (RFI)
- Voir la campagne de la CSI Pour la démocratie.
07.10.2025 à 15:33
Le rapport Ces entreprises qui menacent la démocratie 2025 examine la menace grandissante que sept entreprises mortifères (Amazon, Meta, Palantir, Anduril, Northrop Grumman, SpaceX, Vanguard) font peser sur les droits et libertés des citoyens, en s'impliquant dans la militarisation rapide de l'économie mondiale et en soutenant des partis d'extrême droite.
Le journaliste Arthur Neslen s'est entretenu avec l'auteur du rapport, Todd Brogan, directeur des campagnes et de la mobilisation au (…)
Le rapport Ces entreprises qui menacent la démocratie 2025 examine la menace grandissante que sept entreprises mortifères (Amazon, Meta, Palantir, Anduril, Northrop Grumman, SpaceX, Vanguard) font peser sur les droits et libertés des citoyens, en s'impliquant dans la militarisation rapide de l'économie mondiale et en soutenant des partis d'extrême droite.
Le journaliste Arthur Neslen s'est entretenu avec l'auteur du rapport, Todd Brogan, directeur des campagnes et de la mobilisation au sein de la Confédération syndicale internationale (CSI), au sujet de ce qu'il décrit comme le « tournant dystopique » que prend la démocratie mondiale.
Votre précédent rapport, publié en septembre 2024, sur les entreprises qui menacent la démocratie, ne se focalisait pas sur un secteur particulier. Pourquoi vous être concentré sur le secteur militaire cette fois-ci ?
Cette année marque le 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale et, dans le même temps, le 80e anniversaire de la dernière fois qu'une arme nucléaire a été utilisée. Cette commémoration intervient à un moment où nous assistons à une forte poussée vers le réarmement en Europe, aux États-Unis et dans le monde, ce qui se traduit par un transfert important de ressources depuis des programmes sociaux et de protection vers l'industrie de l'armement. Nous avons donc estimé que le moment était opportun.
Les pays européens déclarent devoir détourner leurs dépenses sociales vers la défense, car la Russie représente une menace existentielle. Que répondez-vous à cela ?
Qu'il est impossible de protéger un mode de vie en le privant de financement. Cette idée qui veut que la Russie, huitième économie mondiale, est tellement puissante et représente une telle menace que l'Union européenne et le Royaume-Uni sont contraints de supprimer les éléments mêmes qui font de ces pays des endroits où il fait bon vivre pour beaucoup (pas tous) et que cela permettrait d'une manière ou d'une autre de réduire la menace existentielle… est de la folie.
J'ai vécu aux États-Unis pendant presque toute ma vie, un pays qui a investi des sommes absurdes dans la production d'armes en invoquant le même prétexte que cela nous protégerait de l'Union soviétique, ou pendant la guerre contre le terrorisme, ou maintenant de la Chine. La réduction des investissements dans les domaines de la santé, de l'éducation et de la Sécurité sociale, au profit de l'armement, a entraîné une détérioration de l'économie, un déclin de la démocratie et une population asphyxiée par la désinformation, avec des syndicats brisés et détruits.
Je ne comprends pas pourquoi quelqu'un voudrait suivre ce modèle.
La course aux armements n'a généralement pas permis d'améliorer le logement, les soins de santé ou l'éducation des classes populaires ni d'augmenter le niveau de vie de la grande majorité des travailleurs. Les menaces belliqueuses et l'attitude va-t-en-guerre sont les derniers recours politiques d'une classe dirigeante qui a renoncé à améliorer la société par d'autres moyens.
Certes, la militarisation croissante de l'économie mondiale détourne des fonds destinés aux dépenses sociales, mais en quoi cela menace-t-il la démocratie ?
Le détricotage des filets de sécurité sociale constitue une attaque directe contre la démocratie, car il déstabilise des sociétés déjà instables. Nous assistons à une augmentation rapide et spectaculaire des inégalités entre les très riches et le reste de la population. Or, historiquement, lorsque de telles circonstances se produisent, les populations ont tendance à se tourner vers des formes de gouvernement autoritaires pour tenter de faire bouger les choses.
Malheureusement, au cours des deux dernières décennies, la démocratie n'a pas réussi à apporter les progrès matériels dont les travailleurs ont besoin. Le transfert de richesses des classes populaires, déjà insuffisamment soutenues, vers quelques entreprises détenues par les personnes les plus riches de la planète (et le fait de permettre à ces entreprises et à leurs PDG de réinvestir directement cet argent dans des factions et des partis politiques d'extrême droite qui rêvent d'un monde sans démocratie) menace considérablement la démocratie au travail, dans la société et dans les institutions mondiales.
Quel impact le génocide mené par Israël à Gaza a-t-il eu sur cette question ?
On observe une relation symbiotique troublante entre les gouvernements d'extrême droite et l'industrie mondiale de l'armement. Des gouvernements comme celui d'Israël privilégient le contrôle coercitif plutôt que la démocratie ou les droits humains. Cette relation est particulièrement préoccupante, car Amazon Web Services a conclu un accord de 1,2 milliard de dollars US (environ 1 milliard d'euros) avec Google et le gouvernement israélien pour surveiller les territoires palestiniens illégalement occupés.
La rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens, Francesca Albanese, a cité Amazon pour son soutien à l'infrastructure cloud dans cette région. Les responsables militaires israéliens ont décrit cette infrastructure comme « une arme dans tous les sens du terme », utilisée pour la surveillance ciblée. Il faut également mentionner Palantir, dont les contrats avec le gouvernement israélien font l'objet d'un examen attentif. Un investisseur norvégien a renoncé à investir dans cette entreprise en raison de son implication dans des violations du droit international humanitaire. Les choses prennent une tournure dystopique.
Trois des entreprises citées — Amazon, Meta et Vanguard — figuraient déjà dans votre rapport de l'année dernière. Comment avez-vous choisi ces sept-là ?
Les grands ensembles de données collectés auprès de nos partenaires et nos propres rapports internes ont été notre point de départ. Nous avons recensé dans la colonne A des centaines et des centaines d'entreprises qui se sont vu infliger des amendes importantes pour violation des lois sur l'environnement, la protection des consommateurs et le droit du travail. Nous avons ensuite examiné les études existantes réalisées par des organismes de surveillance des entreprises et, dans la colonne B, nous avons examiné une base de données des acteurs d'extrême droite (leaders de réseaux, orateurs, politiciens, hommes d'affaires). Nous avons ensuite développé un outil permettant de parcourir le Web afin de cartographier les connexions entre la colonne A et la colonne B.
Des milliers de connexions, de notes et de liens vers des rapports et des articles ont ainsi été générés. Grâce à toutes ces données, nous avons dressé une liste succincte d'entreprises présentant des connexions plus fortes et ne faisant aucun effort pour améliorer leur comportement.
Pourquoi sept, me direz-vous ? À vrai dire, nous aurions pu dresser une liste de 70 ou 700 entreprises. Le choix est emblématique. Ce sont les pires parmi leurs pairs, mais les mauvais acteurs sont nombreux, c'est pourquoi nous établissons cette liste chaque année. Il se trouve que, cette année, ce sont les mêmes entreprises que l'année dernière qui apparaissent dans cette liste.
C'est un cercle vicieux. Les mêmes entreprises avec lesquelles nous négocions et contre lesquelles nous faisons grève nous répètent sans cesse qu'elles n'ont pas les moyens d'offrir de meilleurs salaires ou avantages sociaux à leurs employés, alors qu'elles engrangent des bénéfices démesurés et versent des primes scandaleuses à leurs PDG milliardaires. Ces entreprises investissent également une partie de cet argent dans un lobbying agressif visant à s'offrir une tribune ou soutenir une réglementation laxiste des mêmes forces politiques d'extrême droite qui, une fois au pouvoir, s'opposent farouchement aux syndicats et accordent d'importants cadeaux fiscaux à ces mêmes milliardaires.
Parmi les trois sociétés que nous avons à nouveau choisies cette année, Vanguard est un pilier de l'investissement institutionnel mondial. Dès qu'une importante pression de l'extrême droite s'est exercée sur elle pour qu'elle abandonne les règles ESG [environnementales, sociales et de gouvernance], autrement qualifiées de « wokes », elle s'en est complètement détournée. Elle est connue pour ne pas dialoguer avec les investisseurs activistes. C'est également le plus grand investisseur mondial dans la production d'armes nucléaires.
La société Meta est l'une des rares entreprises à avoir répondu l'année dernière lorsque nous l'avons nommée. Elle a évoqué de nombreuses politiques qui, au moment où nous avons commencé nos recherches cette année, avaient déjà été écartées afin de s'attirer les faveurs de l'extrême droite. À nos yeux, cela signifiait que nous devions nous pencher à nouveau sur leur cas et, dès que nous l'avons fait, nous avons constaté qu'ils s'étaient encore davantage déplacés vers l'extrême droite et s'étaient ouverts à plus de contrats militaires.
La façon dont les services Web d'Amazon sont mis en action pour faciliter la guerre est particulièrement choquante. Tout en aidant les militaires à mettre en œuvre l'intelligence artificielle (IA), l'entreprise a simultanément fait pression pendant au moins une décennie pour qu'aucune réglementation ne soit appliquée à l'IA. Elle est donc favorable à un déploiement irresponsable et non réglementé de l'IA à des fins militaires. Contrairement à d'autres entreprises, Amazon a été pénalisé au Brésil, au Canada, en Espagne, en France, en Italie, au Japon et en Pologne, et les lobbyistes de l'entreprise sont désormais interdits d'accès au Parlement européen.
Laquelle de ces sept entreprises autorise les syndicats ?
La seule entreprise notablement antisyndicale est Northrop Grumman, troisième fabricant d'armes au monde, mais premier fabricant d'armes nucléaires. Alors que certains de ses concurrents affichent un taux de syndicalisation de 20 %, le sien n'est que de 4 %. Il s'agit d'un secteur industriel traditionnel, mais, même parmi ses pairs, son taux de syndicalisation est très faible. Par ailleurs, l'entreprise délocalise ses activités des régions fortement syndiquées vers les États-Unis, dans les États avec les pires lois du travail, ce qui réduit encore davantage son taux de syndicalisation au fil du temps.
Comment ces sept entreprises sont-elles parvenues à contourner le système décisionnel normal pour influencer, voire déterminer, les résultats politiques ?
Ces entreprises possèdent des actifs qui dépassent de loin ceux de nombreux pays. Leur décision d'installer (ou non) leurs activités à un endroit peut affecter considérablement l'économie de nations entières. Dans des zones plus étendues, comme l'UE ou les États-Unis, nous constatons comment elles transforment leurs activités commerciales en une forme de lobbying. Elles inaugurent des installations dans certaines circonscriptions électorales pour s'attirer des faveurs ou offrent des récompenses. Elles financent des think tanks, des « alliances » ou des associations afin de produire des rapports favorables à leurs positions. Ces derniers sont ensuite présentés lors de tables rondes avec des élus, et ces rapports et leurs statistiques sont cités comme étant les conclusions d'un tiers par les élus pour expliquer leurs décisions législatives.
Les fonds considérables disponibles à cette fin et l'affaiblissement des lois relatives aux dépenses des entreprises, aux études bidon, au lobbying et à l'accès aux représentants élus… tout cela forme une déferlante dont la hauteur dépasse largement celle des digues en présence. Et ces éléments commencent à apparaître comme des fatalités, car les autres données sont sous-financées et ne peuvent exercer la même influence.
Voyez-vous une menace explicite peser sur la démocratie représentative, comme dans les années 1930 lorsque Ford et d'autres ploutocrates avaient financé des fascistes, ou plutôt une continuation du processus d'érosion de la démocratie auquel nous assistons depuis des décennies ?
Je pense que les deux tendances convergent. Nous avons vu des menaces explicites. Le président des États-Unis [Donald Trump] en profère tout le temps. « Peut-être que les gens aimeraient avoir un dictateur. » Mais je constate également une accélération de l'érosion. Nous n'observons pas encore une volonté d'abandonner la démocratie, mais vous voyez des penseurs de premier plan au sein de ces mouvements, notamment Peter Thiel de Palantir, déclarer ouvertement qu'il ne pense pas que la démocratie et la liberté soient compatibles tout en se présentant comme un combattant pour la liberté. L'idée de devenir ouvertement autoritaire fait son chemin, mais je trouve l'érosion tout aussi insidieuse.
D'une certaine manière, c'est encore pire, car cela permet de maintenir une façade démocratique, comme l'a fait Saddam Hussein avec ses scrutins de 90 % des voix ou comme la Biélorussie et la junte birmane aujourd'hui. Même les champions de la démocratie libérale traditionnelle ne défendent pas la démocratie économique sur le lieu de travail, ni la représentation au sein des conseils d'administration, ni un contrôle accru par les travailleurs par l'intermédiaire de coopératives. La démocratie que réclament les membres de nos syndicats est le désir de contrôler collectivement tous les aspects de leur vie, avec les autres travailleurs de leur communauté, de leur lieu de travail et de leur pays.
Certaines entreprises dont vous parlez disposent de plus d'argent que certains gouvernements. Comment peut-on à nouveau contrôler leur pouvoir ?
L'une des opportunités qu'offre le système multilatéral réside dans les négociations qui auront lieu l'année prochaine en vue de conclure une convention fiscale des Nations unies visant à créer un système auquel les entreprises ne peuvent pas simplement recourir à la coercition ou à la menace de grèves du capital, comme elles le font lorsque les pays tentent d'augmenter leurs recettes pour scolariser leurs enfants ou offrir une certaine protection sociale.
Il en va de même pour la convention de l'Organisation internationale du Travail dans l'économie des plateformes. Nous n'essayons pas de remplacer la réglementation nationale. Les gouvernements nous disent que des normes internationales de base leur seraient extrêmement utiles pour leur donner la marge de manœuvre nécessaire pour adopter des lois nationales, sans que ces entreprises ne fassent pression. Le système international, aussi imparfait soit-il, reste le meilleur atout dont disposent les pays pour empêcher ces entreprises d'exercer une influence indue.
02.10.2025 à 11:40
02.10.2025 à 11:22
Le sentiment d'invisibilité au travail, Jorge Llorca le connaît bien. Il y a dix ans, ce serveur catalan était au chômage lorsqu'il a appris que Kim Díaz, un entrepreneur local, recrutait des personnes de plus de 50 ans pour son nouveau projet : Entrepanes Díaz, un bar-restaurant dont le décor et l'atmosphère évoquent l'Espagne des années 1950 et 1960. « Je me suis rendu compte que, s'il est assez difficile pour les jeunes de trouver un emploi, lorsque vous atteignez 55 ou 58 ans et que vous (…)
- Actualité / Europe-Global, Discrimination, Emploi, Femmes, Politique et économie, Vieillissement de la population , Salman Yunus, Louise DurkinLe sentiment d'invisibilité au travail, Jorge Llorca le connaît bien. Il y a dix ans, ce serveur catalan était au chômage lorsqu'il a appris que Kim Díaz, un entrepreneur local, recrutait des personnes de plus de 50 ans pour son nouveau projet : Entrepanes Díaz, un bar-restaurant dont le décor et l'atmosphère évoquent l'Espagne des années 1950 et 1960. « Je me suis rendu compte que, s'il est assez difficile pour les jeunes de trouver un emploi, lorsque vous atteignez 55 ou 58 ans et que vous êtes au chômage, vous devenez transparent aux yeux de tous », se souvient Jorge, aujourd'hui âgé de 59 ans.
Son témoignage cristallise une réalité qui touche des millions de personnes dans le monde : l'âgisme dans le monde du travail, une discrimination systématique qui rend les travailleurs avec des décennies d'expérience invisibles sur le marché. Pendant ce temps, dans une réalité parallèle, des pays comme le Danemark relèvent l'âge légal de la retraite à 70 ans – face à l'allongement de l'espérance de vie. « La cinquantaine d'aujourd'hui n'est pas celle d'il y a 20 ans. Nous pouvons voyager, aller au ski, pourquoi ne pas travailler ? », s'interroge Jorge, avec une énergie et un sens de l'humour enviables.
Cette exclusion est encore plus marquée si vous êtes une femme et une migrante. Cecilia Huané est arrivée à Barcelone de Lima en février 2023, à l'âge de 48 ans, pour échapper à l'insécurité des rues du Pérou et pour offrir des possibilités d'éducation à son fils adolescent. Avec une formation en comptabilité et une expérience bancaire, elle s'est attelée « huit heures par jour » pendant des mois à envoyer des CV, mais en vain. « Au Pérou, ils annoncent directement qu'ils cherchent une assistante comptable âgée de 25 à 35 ans. Ici, ils ne le disent pas aussi ouvertement, mais vous avez une chance sur dix d'être prise », explique Cecilia, aujourd'hui âgée de 51 ans.
Les statistiques révèlent un paradoxe démographique : l'Europe est face à une urgence, elle a besoin de ses travailleurs âgés, pour leur talent, leurs contributions et la croissance du PIB, or elle les tient systématiquement à l'écart du marché du travail.
L'âgisme se nourrit d'une série d'idées préconçues, expliquent à Equal Times le syndicat espagnol CCOO et la Fédération européenne des retraités et des personnes âgées (FERPA). Parmi elles, les préjugés des employeurs quant à la « rentabilité » et à la capacité d'adaptation supposées moindres des personnes âgées. S'ajoutent à cela des niveaux d'éducation inférieurs et une faible participation à la formation continue, qui compromettent le maintien de l'emploi, des conditions de travail moins bonnes et une plus forte limitation de la santé dans les emplois physiques lorsque les postes ne sont pas adaptés, ainsi que des charges de soins et une composition du ménage qui réduisent la disponibilité (en particulier chez les femmes). Sans compter l'inadéquation engendrée par les nouvelles modalités de travail et les transitions numériques et écologiques lorsqu'elles ne sont pas assorties d'une formation spécifique.
Selon Eurofound, le nombre de personnes de 55 ans et plus occupant un emploi dans l'UE est passé de 23,8 millions en 2010 à près de 40 millions en 2023. Cependant, des inégalités criantes se font jour. Alors que l'Islande atteint un taux d'emploi de 83,7 % dans la tranche d'âge des 55-64 ans, des pays comme la Grèce stagnent à 48 % et la Turquie atteint à peine 39,6 % pour la tranche d'âge des 55-59 ans.
Selon Henri Lourdelle, conseiller spécial de la FERPA, au niveau de l'UE, les Pays-Bas (82,5 %), la Suède et l'Estonie (75 % chacun) occupent la tête du classement, tandis que « le Luxembourg et la Roumanie affichent des taux inférieurs à 50 % ».
Entrepanes Díaz présente une exception notable : Kim Díaz défend sa politique consistant à n'engager que des serveurs de plus de 50 ans : « Les meilleurs professionnels que j'ai eus, ce sont eux. C'est une question de vocation, d'éducation, de constance, parce qu'ils aiment le métier de serveur. »
Il y a dix ans, M. Díaz approchait lui-même de cet âge et était conscient du manque d'opportunités. Il reconnaît toutefois la réalité du marché : « Malheureusement, il m'est de plus en plus difficile de trouver des personnes répondant à ce profil ». Le chef d'entreprise fait allusion à la génération de serveurs professionnels de l' Espagne de la fin du 20e siècle.
Les femmes de plus de 50 ans sont, quant à elles, doublement sanctionnées, souligne M. Lourdelle : « elles présentent des taux d'emploi inférieurs à ceux des hommes (au moins 10 points de pourcentage d'écart dans la plupart des pays) et sont plus susceptibles de travailler à temps partiel ».
Répondant souvent à une quête de sécurité, physique ou économique, il arrive aussi que les migrations soient motivées par l'amour. C'est le cas de Lola Moreno, une avocate argentine de 54 ans arrivée en Espagne en 2016, dont l'expérience illustre bien la précarité que connaissent les travailleuses et travailleurs âgés. « J'avais six CV différents : un pour les supermarchés, un autre pour les travaux domestiques, un troisième qui correspondait à ma profession d'avocate, et ainsi de suite. En fin de compte, je me suis retrouvée à travailler dans un supermarché où je me sentais comme une jeune apprentie. »
Elle essaie d'en prendre son parti en valorisant le fait de sortir de sa zone de confort. « Vieillir en Argentine en poursuivant ma carrière d'avocate aurait été triste, attendu. Je serais restée dans ma zone de confort, dans ma maison. Ici, j'ai dû cohabiter avec d'autres personnes. Au début, c'était dur, mais je m'y suis habituée », dit-elle.
En dehors de l'Europe, le Japon se distingue par sa combinaison de vieillissement extrême et de politiques actives pour les travailleurs seniors (65 ans et plus) : il s'agit d'un pays fortement vieillissant qui affiche un taux d'emploi post-retraite de 25,2 %, l'un des plus élevés au monde. En vertu de la loi révisée sur la stabilisation de l'emploi des personnes âgées, les entreprises sont tenues de garantir des possibilités d'emploi jusqu'à l'âge de 70 ans (maintien de l'âge de la retraite, réembauche ou externalisation).
Par ailleurs, de nombreuses grandes entreprises (Daikin, Toyota et Hitachi, notamment) réengagent chaque année une partie de leur personnel retraité par le biais de contrats de « réemploi » (shōkutaku). Ces modalités s'inscrivent dans une culture d'entreprise axée sur le transfert de connaissances (senpai-kohai, monozukuri) et la valorisation de l'expérience. Parallèlement, le gouvernement a lancé un plan de requalification de 1.000 milliards de yens (environ 5,8 milliards d'euros) pour mettre à niveau les compétences de l'ensemble des travailleurs (et pas seulement des travailleurs âgés).
Dans cette même tranche d'âge et à l'autre extrémité du spectre, la Turquie présente à nouveau les chiffres les plus alarmants : âge effectif de départ à la retraite de 49,5 ans seulement (le plus bas de l'OCDE, selon le Panorama des pensions 2019) et seulement 30,1 % d'emploi pour la tranche d'âge 60-64 ans.
L'Espagne, quant à elle, présente un tableau contradictoire : bien qu'elle « se distingue en 2024 par l'un des taux de création d'emplois les plus élevés de l'Union européenne », il subsiste « des défis majeurs, notamment en ce qui concerne l'inclusion des travailleurs âgés sur le marché du travail », ont expliqué dans un entretien avec Equal Times des sources de la confédération syndicale espagnole CCOO. Avec seulement 61,1 % d'emplois dans la tranche d'âge des 55-64 ans, l'Espagne fait partie des pays européens qui affichent les résultats les plus faibles, loin derrière le peloton de tête des pays scandinaves.
Le syndicat demande que « les politiques actives de création d'emplois maintiennent clairement un focus sur les travailleurs âgés » et qu'elles « renforcent la lutte contre la discrimination fondée sur l'âge par le biais d'une législation spécifique ».
Dans ce pays, diverses initiatives nationales et locales tentent de réintégrer cette main-d'œuvre expérimentée. La municipalité d'El Prat de Llobregat, par exemple, concentre un nœud logistique stratégique combinant l'aéroport, le port de Barcelone et un important secteur agroalimentaire, le tout articulé autour d'un conseil municipal doté de politiques sociales fortes. Le taux de chômage est inférieur à la moyenne nationale, cependant près de la moitié des chômeurs appartiennent à la tranche d'âge des 50 ans et plus. Qu'est-ce qui fonctionne ? Des conseils personnalisés et des plans de réinsertion tels que Jo Puc en Xarxa, des subventions à l'embauche de 6.000 euros ou, au niveau national, la compatibilité entre retraite et emploi. En d'autres termes, une combinaison d'orientation, de formation, d'incitations et de contrats stables.
Des initiatives voient également le jour en dehors de la sphère institutionnelle et commerciale, comme Mescladís, une fondation sociale disposant de six espaces à Barcelone. Elle a permis de former plus d'un millier de personnes migrantes en 20 ans, avec un taux d'employabilité de plus de 90 %.
« Notre groupe idéal est diversifié en termes d'âge, d'origine et de genre », explique son fondateur Martín Habiague. « Quand vous avez 18 ans et que vous êtes en formation, le fait d'être accompagné par une personne expérimentée vous procure sagesse et équilibre. »
Cecilia et Lola, toutes deux bénéficiaires du programme, ont été choisies pour gérer un nouvel espace Mescladís en tant qu'indépendantes. « Au début, j'étais intimidée à l'idée de travailler à mon compte », confie Cecilia. « Mais à un moment donné, j'ai compris le risque que plus personne ne m'embauche à cause de mon âge, et qu'il valait donc mieux créer mes propres possibilités ». De nationalité brésilienne, Ester Leme, 42 ans, cheffe de cuisine et formatrice chez Mescladis, ne mâche pas ses mots : « Si je pouvais choisir qui embaucher, je demanderais une femme de plus de 40 ans ou d'une cinquantaine d'années qui est prête à travailler, parce qu'elle a bien plus à apporter qu'une personne jeune qui n'a pas encore trouvé ses marques ».
La Corée du Sud est le pays d'Asie où le vieillissement de la population est le plus accéléré, avec des prévisions de 33 % de la population âgée de plus de 65 ans d'ici 2040, selon des études sur le vieillissement de la population active. Bien que ce pays partage avec le Japon une culture du respect pour les personnes âgées, son marché du travail a eu tendance à cantonner les travailleurs âgés à des postes de moindre qualité ; des réformes récentes tentent néanmoins de remédier à cette situation.
D'autre part, bien que disposant d'un système de pension encore balbutiant, ce pays présente des défis uniques en raison de sa politique de dégressivité des salaires en fonction de l'âge, qui réduit la rémunération des travailleurs au cours des trois à cinq années précédant la retraite obligatoire à 60 ans, une pratique dénoncée par des organisations telles que HRW car engendrant une plus grande précarité. Cette situation a pour effet de décourager la poursuite de l'activité chez les plus de 50 ans et de pousser les gens à prendre une retraite anticipée.
En Chine, où il est question de la « malédiction des 35 ans » (l'âge auquel commence la discrimination en matière d'emploi), l'obligation de prendre une retraite anticipée avec des pensions modiques crée un foyer de pauvreté parmi la génération des migrants internes qui a fait le « miracle économique chinois ».
En Amérique latine, selon l'OCDE, la précarité se creuse avec l'âge : les travailleurs âgés dépourvus de toute protection sociale officielle se trouvent confrontés à une pauvreté extrême, ne pouvant accéder à des pensions décentes, ce qui les contraint à demeurer dans des emplois informels de subsistance. Il en résulte des taux élevés d'informalité et d'emplois de subsistance, qui atteignent 75,9 % dans la tranche d'âge des 65 ans et plus.
Les pays qui valorisent l'ancienneté ont développé des stratégies multidimensionnelles. Le modèle nordique combine trois piliers fondamentaux : des systèmes de retraite flexibles qui incitent à travailler plus longtemps, des programmes de reconversion numérique à grande échelle et des politiques antidiscriminatoires efficaces.
Le Japon fait figure de pionnier dans ce domaine avec des politiques concrètes documentées dans l'étude de l'OCDE intitulée, en anglais, Working Better with Age : Japan (Mieux travailler avec l'âge : Japon). Celle-ci met en lumière la refonte de la législation nippone, l'investissement massif dans la requalification et les entreprises privées dotées de politiques spécifiques.
Les recommandations d'Henri Lourdelle de la FERPA, pour leur part, vont du « dépassement des préjugés sur la faible rentabilité supposée des travailleurs âgés » à « l'amélioration des conditions de travail pour éviter l'usure prématurée dans des emplois physiquement exigeants, la promotion de la formation continue et le développement de pratiques de mentorat intergénérationnel ».
Les cas de Jorge, Cecilia et Lola démontrent que l'expérience, lorsque les conditions nécessaires sont réunies, non seulement reste productive, mais enrichit également l'environnement de travail. Comme l'observe Martín Habiague : « L'objectif doit être de rompre avec la conception réductrice des “plus de 50 ans”, car il existe une multiplicité d'histoires, et c'est précisément là que réside la richesse qui compte. »
La question n'est pas tant de savoir si l'Europe peut se permettre d'exploiter les talents de ses travailleurs âgés, mais bien si elle peut encore se permettre de les gâcher.
01.10.2025 à 12:07
30.09.2025 à 10:37
Avant l'aube, le long des routes de la province de Latina, au sud de Rome, la circulation n'est pas composée de voitures, mais de vélos. Les ouvriers agricoles migrants pédalent parfois jusqu'à 30 kilomètres pour rejoindre les champs de l'Agro Pontino, l'une des zones à la plus forte densité agricole d'Italie. Ils viennent principalement de la région indienne du Pendjab, et dans une moindre mesure du Bangladesh. Les transports publics sont inexistants et, pour la majorité d'entre eux, sans (…)
- Actualité / Italie, Santé et sécurité, Migration, Agriculture et pêche, Travail, UE, SyndicatsAvant l'aube, le long des routes de la province de Latina, au sud de Rome, la circulation n'est pas composée de voitures, mais de vélos. Les ouvriers agricoles migrants pédalent parfois jusqu'à 30 kilomètres pour rejoindre les champs de l'Agro Pontino, l'une des zones à la plus forte densité agricole d'Italie. Ils viennent principalement de la région indienne du Pendjab, et dans une moindre mesure du Bangladesh. Les transports publics sont inexistants et, pour la majorité d'entre eux, sans papiers, le vélo est la seule option possible, la moins coûteuse, mais aussi la plus dangereuse.
C'est au plus près du passage de ces vélos que la Flai CGIL, principal syndicat de travailleurs agricoles en Italie, organise ses actions de rue afin de croiser les ouvriers pendant les jours de forte activité dans les champs. Syndicalistes et bénévoles, épaulés par des interprètes, distribuent des gilets réfléchissants, des chapeaux de paille et des brochures informant les travailleurs de leurs droits, et les risques au travail, avec les numéros à contacter pour obtenir une aide syndicale.
Fin juillet, Equal Times a suivi une de ces importantes actions de rue. « Rien que le mois dernier, il y a eu trois accidents mortels », nous a raconté Antonio Del Brocco, syndicaliste de la Flai CGIL, « et comme il s'agit de travailleurs invisibles, ces accidents ne sont pas reconnus comme des accidents de trajet, liés au travail ».
En deux heures de présence sur la route, les syndicalistes réussissent à rencontrer une centaine d'ouvriers. La plupart prennent le matériel, remercient et repartent rapidement vers leur journée de labeur. Seuls quelques-uns s'arrêtent pour raconter leurs conditions : des heures éreintantes payées entre 3 et 5 euros, sans contrat ni protection. « Le syndicalisme de rue est essentiel, car dans les exploitations, il est beaucoup plus difficile de leur parler », explique M. Del Brocco, « souvent, ils n'osent même pas s'approcher, par peur des représailles de leurs employeurs ».
Malheureusement, les accidents de la route ne sont pas le seul danger pour ces travailleurs vulnérables. C'est précisément dans cette campagne de l'Agro Pontino qu'à l'été dernier a eu lieu un fait divers tragique, qui a une fois de plus braqué les projecteurs sur le racisme et la marginalisation subis par les ouvriers agricoles migrants en Italie.
Le 17 juin 2024, Satnam Singh, un jeune sikh indien de 31 ans, travaillant sans contrat pour une exploitation, a subi un grave accident de travail. La machine à enrouler le plastique qu'il utilisait lui a tranché net un bras et écrasé les jambes. Le patron de l'exploitation, Antonello Lovato, au lieu d'appeler les secours, l'a chargé dans sa camionnette et l'a abandonné sur la route devant la maison où il louait une chambre. Il a même laissé à côté de lui son bras amputé, posé sur une caisse en plastique.
Grâce à un appel des voisins, ce n'est qu'une heure et demie après l'accident que Satnam Singh a finalement été secouru et transporté en hélicoptère dans un hôpital de Rome, mais il était trop tard : il est mort deux jours après. Antonello Lovato a été placé en détention provisoire et est poursuivi pour homicide volontaire. Le lendemain de la mort de Satnam Singh, la Présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, a parlé « d'actes inhumains qui n'appartiennent pas au peuple italien », en évitant toute analyse du contexte dans lequel les faits se sont produits.
Les syndicalistes et les chercheurs qui recueillent chaque jour les témoignages des ouvriers agricoles ne partagent pas ce point de vue. Marco Omizzolo, sociologue spécialiste des « agromafias » et des migrations, contacté par Equal Times explique que « le gouvernement et les médias grand public ont abordé la mort de Satnam selon le paradigme du scandale, alors qu'il s'agit en réalité de l'expression la plus atroce d'un quotidien vécu par des centaines de milliers de travailleurs agricoles, principalement étrangers, qui ne sont pas seulement exploités, mais aussi en danger de mort ».
« Dans le secteur agricole, on compte environ 150 décès par an, selon les données officielles, des chiffres très probablement sous-estimés étant donné l'ampleur du travail au noir ».
« Que ce soit un système d'exploitation [bien ancré localement], les chiffres le démontrent », dénonce Alessandra Valentini de la Flai CGIL. « Entre le 1er juin et le 15 juillet 2024, 7.368 embauches ont été enregistrées dans l'Agro Pontino, contre 4.790 sur la même période en 2023. Cela signifie que toutes ces personnes travaillaient auparavant au noir et que les employeurs ne leur ont fait des contrats que par peur d'une intensification des contrôles. Puis, les inspections ont de nouveau diminué, et tout est redevenu comme avant ».
Selon le VIIe rapportAgromafie et Caporalato de l'Observatoire Placido Rizzotto, lié à la CGIL, environ 200.000 travailleurs irréguliers seraient employés dans le secteur agricole sur l'ensemble du territoire italien, soit un taux de travail illégal de 30 %. Mais on peut y lire aussi que « les études empiriques menées sur le terrain montrent que ces chiffres sont certainement sous-estimés et ils incluent en grande partie du travail exploité ».
Les travailleurs étrangers représentent 25 % du total des travailleurs agricoles au niveau national, mais dans certaines zones comme celle de Latina, ils constituent une nette majorité. Le sociologue M. Omizzolo dénonce :
« Malheureusement, la tragédie de Satnam n'est ni un cas isolé, ni une exception. Elle est la conséquence de choix politiques, juridiques, économiques et entrepreneuriaux qui favorisent la subordination, voire l'esclavage des migrants ».
L'un des principaux problèmes est lié au système de recrutement des travailleurs étrangers, le fameux « décret flux ». Chaque année, le gouvernement fixe des quotas d'étrangers autorisés à entrer en Italie pour des raisons de travail, toujours en deçà des besoins réels (seulement 136.000 tout secteurs confondus en 2024).
« L'inadéquation du système et de son contrôle génère un marché noir pour obtenir des autorisations », dénonce Mme Valentini de la Flai-CGIL, « que les migrants paient jusqu'à 10.000 euros à des intermédiaires illégaux dans leur pays d'origine. Ensuite, ils arrivent en Italie et trop souvent l'employeur qui avait demandé de la main-d'œuvre ne se présente pas, car la loi n'impose pas l'obligation d'embauche ».
Sans contrat, les migrants perdent la possibilité d'obtenir un permis de séjour, deviennent irréguliers et tombent dans les circuits du travail au noir. Selon le dernier rapport de la campagne “Ero straniero” (« J'étais étranger »), en 2024 seuls 7,8 % des quotas fixés par le gouvernement se sont transformés en permis de séjour. Ainsi, l'unique mécanisme légal d'entrée en Italie crée, paradoxalement, une armée de sans-papiers contraints d'accepter n'importe quelle condition, les conduisant à l'exploitation.
« Nous demandons que les personnes qui arrivent en Italie puissent avoir un permis de séjour en attente d'un emploi », poursuit Mme Valentini, « qui leur permette de chercher un travail en personnes libres, et non sous la menace permanente du chantage ». N'étant pas en règle, les ouvriers agricoles ont peur de dénoncer aux autorités ceux qui les exploitent.
Les contrôles, eux, sont toujours trop peu nombreux. En 2024, l'Inspection nationale du travail n'a contrôlé que 6.023 exploitations agricoles, soit seulement 2 % du total des exploitations existantes. Ces contrôles, bien que très peu nombreux, ont révélé toutefois des irrégularités dans 68,4 % des cas.
« Dans ce contexte d'illégalité généralisée, les agromafias s'enrichissent, avec un gain estimé à 25,2 milliards d'euros par an », explique le sociologue Omizzolo. « Il y a aussi les criminels qui profitent de la vulnérabilité des travailleurs irréguliers : les fameux caporali. Ce sont des intermédiaires illégaux qui recrutent les ouvriers pour les exploitations, prélèvent une part de leurs maigres salaires et les soumettent à des menaces et à des violences ».
L'enquête de police a révélé que Agrilovato, l'exploitation où travaillait Satnam Singh, avait recours à des caporali pour trouver les travailleurs les plus vulnérables et en tirer le plus grand profit.
En dépit de toutes les infractions commises, il a été mis en évidence que l'entreprise Agrilovato a bénéficié ces dernières années de plus de 130.000 euros de subventions européennes destinées à l'agriculture. C'est précisément pour éviter de telles aberrations que, grâce à la pression de la Fédération européenne des syndicats de l'alimentation, de l'agriculture et du tourisme (EFFAT, selon l'acronyme anglais), le principe de conditionnalité sociale a été introduit dans la dernière Politique Agricole Commune (PAC 2023-2027) : les subventions européennes à l'agriculture sont censées n'être accordées qu'aux employeurs qui respectent les droits des travailleurs.
« La conditionnalité sociale a été une grande victoire du mouvement syndical », explique Enrico Somaglia, Secrétaire général de l'EFFAT. « Nous continuons à nous battre pour qu'elle soit étendue et mieux appliquée : elle devrait être transformée d'un simple mécanisme de sanction, comme c'est le cas aujourd'hui, en un véritable outil de contrôle préventif, avec obligation de signer un engagement et croisements des bases de données ».
Depuis plusieurs mois, l'EFFAT mène une série d'initiatives pour pousser à réformer la PAC post-2027 dans un sens plus social, mais les orientations présentées par la Commission européenne semblent aller dans une direction complètement opposée. « Grâce à notre lutte, la conditionnalité sociale a été maintenue, mais elle présente des lacunes préoccupantes, comme l'exonération des contrôles pour les exploitations agricoles de moins de 10 hectares », explique M. Somaglia.
« Aucune amélioration n'a été apportée, et la taille des exploitations reste le principal critère pour le calcul des aides, sans tenir compte ni de la qualité ni de la quantité des emplois créés ».
Ni le gouvernement italien ni les institutions européennes n'agissent donc vraiment pour améliorer les conditions de vie des ouvriers agricoles vulnérables. Et pourtant, c'est grâce à leur travail que nous avons chaque jour en quantité des fruits et des légumes sur nos tables. « Combien d'autres Satnam devront encore mourir avant qu'on intervienne pour briser ce système d'exploitation ? », se demande le sociologue Omizzolo.
23.09.2025 à 12:22