Lien du flux RSS
Tout reconstruire, tout réinventer - Info politique et générale. Tendance de gauche souverainiste

Accès libre

▸ les 4 dernières parutions

24.04.2025 à 11:41

Après le pape François, un virage réactionnaire de l’Église catholique ?

Pablo Castaño
img
En 12 ans, le pape François a apporté un progressisme certes limité mais profondément nécessaire pour renouveler une institution archaïque. Ses réformes internes autant que ses prises de parole fortes pour l’environnement, la justice sociale et l’humanité envers les migrants resteront dans les mémoires. Mais à l’heure où l’extrême-droite se renforce dans le monde entier, cet esprit risque fort de s’éteindre lors du conclave à venir.
Texte intégral (2118 mots)

A la tête de l’Église catholique durant douze ans, le pape François a défendu une vision au progressisme certes limité mais en rupture avec le statu quo qui prévalait. Ses réformes internes autant que ses prises de parole fortes pour l’environnement, la justice sociale et la paix resteront dans les mémoires. De même, son discours orienté vers le « Sud global » marque une rupture avec l’occidentalisme. Mais à l’heure où l’extrême-droite se renforce dans le monde entier, cet esprit risque fort de s’éteindre lors du conclave à venir [1].

Il se pourrait bien que nous considérions un jour la dernière décennie comme une anomalie dans l’histoire moderne de l’Église catholique. Le pape François — figure de proue de cette période, et considéré comme radical selon les normes de la hiérarchie catholique — n’est plus, et nous pourrions maintenant assister à un virage politique majeur du Saint-Siège. En fin de compte, et de manière inquiétante, la mort de François pourrait bien signifier un alignement de la papauté avec l’extrême droite mondiale.

Progressisme limité

Cela n’avait pourtant rien d’inéluctable. Élu en 2013, Jorge Mario Bergoglio, premier pape latino-américain de l’histoire, a introduit au Vatican une attention particulière à la justice sociale, profondément ancrée dans la théologie radicale de la libération de sa région d’origine — ainsi qu’un intérêt sans précédent pour les questions environnementales et les droits des migrants. Ce fut un changement radical de priorités, après les pontificats conservateurs de Jean-Paul II et Benoît XVI, tous deux plus soucieux de maintenir la morale traditionnelle que de raviver les valeurs chrétiennes fondamentales d’égalité et de fraternité.

Jorge Mario Bergoglio a introduit au Vatican une attention particulière à la justice sociale, profondément ancrée dans la théologie radicale de la libération, ainsi qu’un intérêt sans précédent pour les questions environnementales et les droits des migrants.

Contrairement à ses prédécesseurs, François a consacré deux de ses encycliques — les déclarations papales les plus importantes — à des questions explicitement politiques : Laudato si (2015), centrée sur la crise environnementale, et Fratelli tutti (2020), sur la justice sociale. Cette dernière affirmait notamment « le droit de chaque individu à trouver un lieu répondant à ses besoins fondamentaux » — un signe du soutien indéfectible de François aux migrants, alors que les sentiments anti-immigration montaient en Europe et aux États-Unis. François ne cachait pas son mépris pour les leaders populistes d’extrême droite comme Donald Trump ou son compatriote argentin Javier Milei (ce dernier l’ayant qualifié de « gauchiste crasseux »).

Le pontificat de Bergoglio a aussi été marqué par une évolution dans l’attitude de l’Église sur les questions de genre et de sexualité, certes moins radicale que ce que certains espéraient. Sa position sur la sexualité était beaucoup plus libérale que celle de ses prédécesseurs : on se souvient notamment de sa fameuse réponse « Qui suis-je pour juger ? », lorsqu’on l’interrogea sur l’homosexualité dans l’Église. Il a également irrité les ultraconservateurs en permettant aux prêtres de bénir des couples « en situation irrégulière » — y compris des couples de même sexe — et en surprenant beaucoup en nommant des femmes à des postes de pouvoir au sein de l’administration du Vatican.

François a conservé l’orthodoxie catholique sur d’autres questions. Il s’est farouchement opposé au droit à l’avortement, même en cas de viol.

Cependant, François a conservé l’orthodoxie catholique sur d’autres questions. Il s’est farouchement opposé au droit à l’avortement, même en cas de viol. De manière choquante, il a même comparé les médecins qui pratiquent des avortements à des « tueurs à gages ». Pour de nombreux catholiques progressistes, ce fut un rappel brutal des limites du changement sous son pontificat.

Réformes internes importantes mais insuffisantes

Sur le plan institutionnel, le bilan de François est également contrasté. Dès son arrivée, il a voulu assainir une bureaucratie vaticane entachée par des scandales de corruption révélés par les « Vatileaks ». Il a lancé une réforme financière ambitieuse : 5 000 comptes bancaires suspects ont été fermés, des mécanismes de contrôle ont été mis en place, et des réglementations contre le blanchiment d’argent ont été adoptées. Pourtant, en 2015, une nouvelle fuite de documents, « Vatileaks 2 », a révélé que les problèmes persistaient. Et en 2016, les Panama Papers ont montré que l’Église possédait d’importants investissements offshore. Des décennies de pratiques opaques et vénales ne pouvaient être effacées en quelques années.

À lire aussi... L’Église et le socialisme, deux visions du monde incompatibl…

Plus que ces scandales de corruption, ce sont les affaires de pédocriminalité au sein de l’Eglise qui avaient particulièrement terni l’image du culte catholique. Des milliers de cas d’abus sexuels de prêtres sur des enfants ont été délibérément couverts par les papes Jean-Paul II et Benoît XVI. François a cherché à mettre fin à l’impunité des coupables de ces actes en prenant des mesures fortes, comme l’exclusion du cardinal américain Theodore McCarrick, reconnu coupable en 2019 d’avoir commis et couvert des abus sexuels.

Toujours en 2019, le Vatican a organisé un sommet sur la pédophilie, qui a permis de mettre en place de nouveaux protocoles pour recenser les témoignages des victimes. Pourtant, cinq ans après, le premier rapport de la commission pour la protection des mineurs a révélé de sérieux manquements dans le traitement de ces plaintes. Avec le décès du pape François, l’avenir de ces réformes reste incertain.

Orientation géopolitique en faveur du « Sud global »

Au-delà des intrigues et secrets bien gardés du Vatican, l’accession de François à la papauté a également marqué un tournant en matière d’orientation géopolitique, le Saint-Siège s’alignant bien plus sur les positions du Sud global. Contrairement à Jean-Paul II, qui était un fervent allié de Washington dans la lutte contre le communisme, François s’est distancé des leaders occidentaux sur la question des relations avec l’Ukraine, la Chine et la Palestine (le sort des Palestiniens était encore au cœur de son dernier message public pour la fête de Pâques 2025, ndlr).

Contrairement à Jean-Paul II, qui était un fervent allié de Washington dans la lutte contre le communisme, François s’est distancé des leaders occidentaux sur la question des relations avec l’Ukraine, la Chine et la Palestine.

En 2018, le Saint-Siège a ainsi signé un accord controversé avec la République populaire de Chine, que la première administration Trump a vivement dénoncé. Par la suite, lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, il a appelé le Président ukrainien, mais aussi rendu visite à l’ambassadeur russe pour lui exprimer ses craintes sur le conflit. Un geste interprété par les Occidentaux comme un signe d’une sympathie à l’égard de Vladimir Poutine. Enfin, le souverain pontife a qualifié le massacre des civils de Gaza par Israël de « terrorisme », une déclaration qui a détonné avec le silence, voire la complicité, de la plupart des gouvernements occidentaux sur la question.

Un conclave aux enjeux majeurs

Le pape François étant maintenant décédé, la suite demeure une question ouverte. Le conclave qui élit le nouveau pape mêle la pompe religieuse à l’intrigue politique — une caractéristique emblématique de l’histoire du Vatican. Lorsqu’un pape meurt, un régime de sede vacante est déclaré, ce qui déclenche le processus du conclave : une réunion de tous les cardinaux électeurs du monde entier, âgés de moins de 80 ans, qui se tient entre quinze et vingt jours après le décès du pape.

Il s’agit d’une réunion secrète où les cardinaux sont coupés du monde extérieur : ils n’ont pas accès à Internet et ne quittent la chapelle Sixtine que pour manger et dormir à la Casa Santa Marta. Le conclave se poursuit jusqu’à ce qu’un cardinal obtienne les deux tiers des voix — ce qui nécessite généralement plusieurs tours de scrutin — et c’est alors que la célèbre fumata bianca (fumée blanche) signale l’élection d’un nouveau pontife. Ces dernières décennies, les successions papales ont été réglées en deux ou trois jours (deux votes ont lieu chaque jour).

Entre la mort du pape et le début du conclave se tiennent les Congrégations générales, durant lesquelles tous les cardinaux discutent de l’état de l’Église. C’est là que se déroule l’essentiel des manœuvres politiques visant à orienter le résultat du vote. Cette phase a été cruciale dans l’élection de Bergoglio. Comme le raconte Gerard O’Connell, correspondant au Vatican du magazine America, dans son livre The Election of Pope Francis, l’archevêque de Buenos Aires avait alors gagné en popularité auprès des prélats grâce à sa position ferme en faveur de la transparence financière — un sujet sensible après les révélations des Vatileaks.

Même si les murs de la chapelle Sixtine sont épais, le Vatican reste influencé par les tendances politiques mondiales.

Il est difficile de prédire l’issue du prochain conclave. Toutefois, il existe de bonnes raisons de penser que le successeur de François sera un pape plus conservateur. D’abord parce que son pontificat a été profondément transformateur, tant sur le plan institutionnel que dans sa communication publique, ce qui rend peu probable que les cardinaux choisissent un candidat aussi réformateur. L’Église a tendance à résister au changement radical et prolongé (un autre facteur en faveur du conservatisme est l’influence toujours importante d’organisations catholiques intégristes comme l’Opus Dei et les Chevaliers de l’Ordre de Malte, dont les relais financiers et politiques dans les milieux conservateurs restent puissants, ndlr).

Mais surtout, même si les murs de la chapelle Sixtine sont épais, le Vatican reste influencé par les tendances politiques mondiales. Avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, et l’extrême droite en progression à l’échelle mondiale, élire un nouveau pape aussi progressiste que François reviendrait à nager à contre-courant — et l’histoire montre que le Vatican s’est toujours davantage adapté aux nouvelles réalités qu’il ne les a affrontées. C’est pourquoi il est probable que la prochaine fumata bianca annonce une figure plus conservatrice que Jorge Bergoglio. Le climat actuel suggère même qu’il pourrait s’agir de l’antithèse même du pape « progressiste ».

[1] Article traduit depuis notre partenaire Jacobin.

23.04.2025 à 09:51

Guerre commerciale : la nostalgie du libre-échange n’est pas la solution

Rune Møller Stahl
img
Le chaos engendré par la guerre commerciale de Trump a conduit les libéraux à vanter à nouveau les bienfaits du libre-échange. Mais la théorie des avantages comparatifs de Ricardo est invalidée par la réalité des 40 dernières années, qui ont surtout bénéficié aux multinationales.
Texte intégral (1989 mots)

La guerre commerciale de Trump a semé le chaos à travers le monde. Face à elle, la tentation d’en revenir au libre-échange est forte. Même à gauche, l’ouverture des frontières économiques est perçue avec une certaine nostalgie. Cette vision des choses occulte la brutalité occasionnée par des décennies de libre-échange, qui fut l’arme des classe dominantes contre les travailleurs [1].

La guerre commerciale déclenchée par Donald Trump a provoqué une panique sur les marchés mondiaux, envoyant des ondes de choc dans les chaînes d’approvisionnement internationales. Les marchés boursiers sont en chute libre, les prévisions de croissance ont été fortement revues à la baisse, et une récession économique avec une montée du chômage se profile. Cela a poussé beaucoup à regretter les temps plus ordonnés d’avant Trump — une nostalgie pour la mondialisation libérale des années 2000, avec un libre-échange mondial sans entrave et une économie mondiale régie par des règles prévisibles. Le géopolitiste Ian Bremmer affirme ainsi avec confiance que « la mondialisation a contribué à faire des États-Unis le pays le plus prospère de l’histoire », et dans le New York Times, l’éditorialiste Thomas Friedman écrit que notre époque a été « l’une des plus relativement paisibles et prospères de l’histoire… grâce à un réseau toujours plus serré de mondialisation et de commerce ».

À première vue, cette réaction est compréhensible. Il y a en effet de nombreuses raisons pour lesquelles la guerre tarifaire de Trump est contre-productive. Les droits de douane sont une forme de taxe principalement payée par les consommateurs. Ce sont des taxes non progressives, qui frappent les plus pauvres de manière disproportionnée, car ils consacrent une plus grande part de leur revenu à des biens de consommation courante désormais soumis à ces nouveaux droits. Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, cela pourrait devenir l’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.

Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, il s’agirait d’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.

Mais la nostalgie de l’ère du libre-échange n’offre pas d’avenir, peu importe ce que l’on pense de Trump et de son programme. La vague de mécontentement qui a conduit à la victoire de Trump est intimement liée aux tensions provoquées par la mondialisation. L’ordre mondial néolibéral, dominant depuis la chute de l’Union soviétique, a combiné libre-échange et déréglementation financière, entraînant une augmentation des inégalités, une désindustrialisation et des pertes d’emplois. Il n’est donc pas surprenant que ce soient les électeurs de la classe ouvrière des régions les plus touchées du Midwest américain qui aient fait basculer l’élection de 2016 en faveur de Trump, car il promettait de s’attaquer à la mondialisation et aux accords de libre-échange qui leur avaient coûté leurs emplois et ravagé leurs communautés.

La sortie de cette guerre commerciale ne devrait donc pas consister simplement à revenir au statu quo ante, puisque c’est précisément ce qui nous a menés ici.

Les problèmes du libre-échange

Lorsque l’on parle de libre-échange mondial, il est important de comprendre que celui-ci n’est pas le résultat naturel des forces du marché. Au contraire, le régime commercial mondial est le fruit de politiques étatiques actives, façonnées par les acteurs les plus puissants de la planète. Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne a ouvert des marchés dans le monde entier à coups de canons. En Chine, les empires européens ont mené deux guerres sanglantes — connues sous le nom de guerres de l’opium — pour empêcher les Chinois d’interdire le commerce de l’opium sur leur territoire.

Le régime commercial actuel a été façonné lors des « Uruguay rounds » dans les années 1980, culminant avec la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995. Il s’agit d’un produit de la domination unipolaire américaine après la chute du mur de Berlin. Ce régime s’est concentré sur la réduction des droits de douane, mais aussi sur l’interdiction faite aux pays de mettre en place d’autres formes de réglementation — appelées « barrières techniques au commerce », comme les normes environnementales ou les conditions de travail. Les syndicats occidentaux mettent en garde depuis les années 1990 contre les menaces que ce système fait peser sur les emplois locaux, tandis que les pays en développement ont dénoncé le fait qu’ils se voyaient refuser les mesures de protection que les pays riches avaient utilisées pour se développer.

À lire aussi... Guerre commerciale : vers la dédollarisation et la mort de l…

Ce régime a largement profité, depuis quarante ans, aux grandes entreprises des États-Unis et de l’Occident, qui pouvaient réduire leurs coûts salariaux et éviter les réglementations en délocalisant leur production vers les pays du Sud. Certains pays asiatiques ont utilisé cette mondialisation des chaînes de production pour renforcer leur secteur industriel et réaliser leur développement économique. Dans les années 2000, la Chine en particulier a combiné une forte planification étatique avec les règles du libre-échange pour gravir les échelons de la chaîne de valeur mondiale, vers une production technologique plus avancée.

Le mythe des avantages comparatifs

La théorie qui sous-tend les avantages du libre-échange remonte à l’économiste du XIXe siècle David Ricardo, dont la théorie des avantages comparatifs fait toujours référence aujourd’hui dans la pensée économique dominante. L’idée est que les pays — peu importe leur niveau de développement — peuvent bénéficier du commerce en se spécialisant dans les secteurs où ils sont relativement les plus efficaces. Cela signifie qu’un pays A, plus pauvre, qui n’excelle que dans quelques domaines, peut tout de même tirer profit d’échanges avec un pays B, beaucoup plus compétitif dans tous les secteurs.

L’idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles.

Mais cette idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles. L’économiste Ha-Joon Chang a démontré que les pays qui ont réussi à utiliser le commerce comme moteur de développement économique — comme la Corée du Sud, son pays natal — ont activement utilisé l’intervention de l’État pour modifier leurs avantages comparatifs. Si la Corée du Sud avait suivi aveuglément la théorie de Ricardo, elle ne compterait pas aujourd’hui de géants industriels comme Samsung et Hyundai. Son économie serait encore dominée par le riz et le poisson.

Mais avec la mondialisation financière, toute politique allant à l’encontre des intérêts du capital était immédiatement sanctionnée par les marchés. Cela a conduit à une compétition salariale entre travailleurs, les entreprises pouvant facilement délocaliser vers des régions à faibles coûts. Cela a aussi engendré une concurrence fiscale, les pays abaissant leurs impôts pour attirer les investissements. Les résultats sont clairs : des inégalités croissantes à l’échelle mondiale, les salaires étant perdants face au capital. Dans les pays riches, la délocalisation a touché de plein fouet la classe ouvrière, tandis que dans des pays comme la Chine ou l’Inde, les fruits de la croissance ont principalement profité aux chefs d’entreprise. Cette course vers le bas fiscale a également mis à mal les systèmes de protection sociale.

À lire aussi... Accord UE-MERCOSUR : face à l’obsession libre-échangiste de …

Les véritables enjeux du commerce mondial

Pour la gauche, la véritable question dans la politique commerciale n’est pas tant la circulation des biens que la mobilité sans restriction du capital. Depuis les années 1980, la libéralisation des flux financiers et des réseaux de production a permis aux entreprises de se relocaliser avec une grande facilité, utilisant la menace des délocalisations pour discipliner le travail et restreindre la prise de décision démocratique. Cette mobilité est devenue une caractéristique structurelle de l’économie mondiale, déséquilibrant profondément le rapport de force en faveur du capital.

Le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États.

Dans ce contexte, le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États. La peur de la fuite des capitaux a sapé la négociation collective, érodé les bases fiscales, et forcé les États à participer à une course vers le bas en matière de salaires, de réglementations et de prestations sociales. La rhétorique de la compétitivité a remplacé les questions de justice, et la politique économique a été réduite à ce que les marchés considèrent comme acceptable.

Ce que l’on oublie souvent lorsqu’on appelle à « relocaliser » l’industrie, c’est que les acquis sociaux des économies industrielles de l’après-guerre étaient le fruit d’institutions syndicales fortes, et non de la seule activité manufacturière. Sans un haut niveau de syndicalisation et d’organisation politique, le retour de la production industrielle n’améliorera probablement pas les conditions de la classe ouvrière.

Le véritable défi n’est ni de restaurer une ère révolue de la mondialisation, ni de se replier derrière des frontières nationales. Un débat sérieux sur le commerce mondial à gauche doit commencer par l’ambition de transformer les règles du jeu globales, afin que le commerce ne soit plus un outil de coercition au service du capital.

[1] Article issu de notre partenaire Jacobin.

22.04.2025 à 16:48

L’effondrement des traités de limitation des armements met l’humanité en danger

Julien Polmarède
img
Armes nucléaires, missiles longue portée, mines antipersonnelles... Les traités internationaux qui avaient permis de limiter la prolifération d'armes destructrices ont été rompus les uns après les autres. Un retour de la course aux armements qui n'a guère de pertinence militaire, mais crée un nouveau péril mondial à corriger urgemment.
Texte intégral (3330 mots)

Ces dernières années, on observe un rapide délitement des conventions internationales interdisant ou encadrant les armements, nucléaires ou non. Exacerbé par les conflits récents, en particulier par la guerre d’Ukraine, ce processus, que les États justifient par leurs impératifs de sécurité immédiate, met en danger l’avenir de la sécurité internationale et, au-delà, rien de moins que l’habitabilité de notre planète. Par Julien Pomarède, docteur en sciences politiques et auteur de La Fabrique de l’OTAN: Contre-terrorisme et organisation transnationale de la violence (Editions de l’Université de Bruxelles, 2020) [1].

Depuis la Seconde Guerre mondiale, les conventions internationales sur la limitation des armements ont joué un rôle clé dans la régulation des arsenaux militaires mondiaux. Certes, elles n’ont pas permis une abolition complète des armements particulièrement létaux et peu discriminants pour les civils. De même, les adhésions des États à ces conventions sont variables et leur transgression a été, et reste, régulière. Mais ces textes fournissent un cadre institutionnel, normatif, efficace et raisonnable dans les contraintes qu’ils font peser sur la marge de manœuvre des États à s’armer et à se défendre – un cadre qui subit aujourd’hui un délitement rapide.

Du TNP à New START, des décennies d’efforts de limitation des armements

Certaines des plus importantes de ces conventions ont été adoptées lors de la guerre froide, période historique inégalée en termes de prolifération des moyens physiques de destruction. Sur le nucléaire, rappelons deux textes piliers : le Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP, 1968), et le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (INF, 1987), accord majeur passé entre les États-Unis et l’Union soviétique (puis la Russie). En limitant la prolifération des armes nucléaires et en visant l’élimination des missiles à portée intermédiaire en Europe, ces accords ont permis de créer un environnement de contrôle et de réassurance entre les grandes puissances.

En limitant la prolifération des armes nucléaires et en visant l’élimination des missiles à portée intermédiaire en Europe, ces accords ont permis de créer un environnement de contrôle et de réassurance entre les grandes puissances.

Les textes relatifs au contrôle des armes nucléaires ont également connu des évolutions significatives après la guerre froide, avec l’adoption du Traité sur l’interdiction des essais nucléaires (1996) et le New START (Start signifiant Strategic Arms Reduction Treaty, littéralement « traité de réduction des armes stratégiques »), signé en 2010 entre les États-Unis et la Russie, qui a pour objectif de limiter les arsenaux nucléaires stratégiques de chaque pays, en plafonnant surtout le nombre de têtes nucléaires déployées.

L’effet combiné de ces traités, dont ceux évoqués ne sont que des exemples d’un ensemble normatif plus vaste, a permis une réduction importante des stocks d’armes nucléaires, lesquels sont passés – pour le cumulé seul États-Unis/URSS puis Russie – d’un pic d’environ 63 000 au milieu des années 1980 à environ 11 130 en 2023.

Des efforts de désarmement dans d’autres secteurs ont été poursuivis après la fin de la guerre froide, comme la Convention d’Ottawa sur les mines anti-personnel (1997) et celle d’Oslo sur les bombes à sous-munitions (2008). Ces régimes se sont développés en raison surtout des pertes civiles causées par ces armements et de leur « violence lente ». Susceptibles de ne pas exploser au moment de leur utilisation, ces mines et munitions restent enterrées et actives après la période de guerre, ce qui tue et mutile des civils, pollue les souterrains, constitue un fardeau financier pour le déminage et freine voire empêche les activités socio-économiques (par exemple l’agriculture).

Une dégradation inquiétante

Le problème est que, dernièrement, tout cet édifice normatif construit ces soixante dernières années s’effrite et se trouve menacé de disparition. En 2019-2020, les États-Unis se retirent des traités INF et Open Skies. Le traité Open Skies, signé en 1992, permet aux États membres d’effectuer des vols de surveillance non armés sur le territoire des autres signataires pour promouvoir la transparence militaire et renforcer la confiance mutuelle. En 2020-2021, la Russie rétorque en faisant de même.

Le New START a également connu une trajectoire accidentée. Lors de sa première présidence, Trump avait refusé à la Russie d’étendre la durée de validité de l’accord, le jugeant trop désavantageux pour les États-Unis. S’il fut ensuite étendu sous l’administration de Joe Biden, la participation de la Russie fait l’objet d’une suspension depuis février 2023, ce qui implique par exemple l’impossibilité d’effectuer des contrôles dans les installations russes (une des mesures de confiance prévues par le Traité). Au vu de la situation actuelle, le renouvellement de New START, prévu pour 2026, ne semble pas acquis.

À lire aussi... Yanis Varoufakis : « Sans sortie de l’OTAN, l’Europe restera…

Les effets de cette érosion normative ne sont pas moins inquiétants parmi les autres États dotés. Prenant acte de ces désengagements et en réaction aux livraisons d’armes des États-Unis à Taïwan, la Chine a fait savoir en juillet 2024 qu’elle suspendait ses pourparlers sur la non-prolifération nucléaire et a entamé une politique d’augmentation de ses arsenaux. Plus récemment encore, Emmanuel Macron a annoncé qu’une augmentation du volume des Forces aériennes stratégiques françaises serait à prévoir.

Le troisième âge nucléaire

Ces décisions ouvrent la voie à ce que certains qualifient de « troisième âge nucléaire ». Cette nouvelle ère, caractérisée par un effritement marqué de la confiance mutuelle, est d’ores et déjà marquée par une nouvelle course aux armements, qui allie politique de modernisation et augmentations quantitatives des arsenaux.

La reprise de la course aux armements ne fait qu’ajouter une couche d’incertitude supplémentaire et de tensions potentielles.

La reprise de la course aux armements ne fait qu’ajouter une couche d’incertitude supplémentaire et de tensions potentielles. Certaines de ces tensions, d’une ampleur plus vue depuis la fin de la guerre froide, se manifestent déjà ces dernières années : en 2017, les États-Unis et la Corée du Nord se sont mutuellement menacés de destruction nucléaire. Et depuis février 2022, la Russie a à multiples reprises brandi la menace d’un usage de la bombe nucléaire afin de dissuader les pays occidentaux de soutenir militairement l’Ukraine. Dernier danger, non des moindres et qui se trouve décuplé par la reprise de la course aux armements : l’humanité n’est jamais à l’abri d’une défaillance technique des appareils de gestion et de contrôle de l’arme nucléaire.

On l’aura compris : agglomérés, ces facteurs nous font vivre dans une période particulièrement dangereuse. Et cela, d’autant plus que les évolutions concernant les autres types d’armements ne sont pas moins inquiétantes, en particulier dans le contexte des tensions entre la Russie et ses voisins directs liés à l’invasion de l’Ukraine. Certains pays ont quitté (Lituanie) et annoncé vouloir quitter (Pologne et les trois pays baltes) les conventions interdisant l’usage des mines anti-personnel et des bombes à sous-munitions. Même si, comme la Russie, les États-Unis n’ont pas adhéré à la convention d’Oslo, la livraison des bombes à sous-munitions à l’Ukraine consolide cette érosion normative globale en participant au déploiement de ces munitions sur les champs de bataille contemporains.

Un effondrement normatif injustifié à tous points de vue

Pour justifier le retrait ou la transgression des conventions internationales sur la limitation des armements (et des pratiques guerrières illégales plus généralement), l’argument principalement avancé est le suivant : cela permet de mieux dissuader et de mener la guerre plus efficacement.

Autrement dit, pourquoi prendre le risque de se mettre en position d’infériorité stratégique en s’astreignant à des limites que des pays qui nous sont hostiles ne se donnent pas la peine de respecter ? Pourquoi ne pas augmenter son seuil de brutalité, partant de l’idée que, dès lors, on aura plus de chances 1) de dissuader l’ennemi de nous déclarer la guerre et 2) si la dissuasion échoue, de sortir vainqueur du conflit ?

Cette réflexion, qui peut sembler cohérente au premier abord, repose en réalité sur une lecture simpliste des rapports politiques et des dynamiques guerrières. C’est une idée infondée et lourde de conséquences, à la fois pour la stabilité internationale, pour l’avenir de l’humanité et pour l’état environnemental de notre planète. Trois raisons permettent de donner corps à ce constat.

Tout d’abord, le fondement rationnel du démantèlement de cet appareil normatif est questionnable. Le nucléaire est un exemple frappant, à commencer par le Traité INF. Rappelons que, selon les estimations, l’usage de « quelques » centaines de bombes nucléaires suffirait à mettre en péril la quasi-entièreté de la vie sur Terre, par la combinaison de l’effet explosif et du cataclysme climatique qui s’en suivrait. En d’autres termes, les stocks post-guerre froide, même réduits à environ 13 000 aujourd’hui à l’échelle planétaire, sont déjà absurdes dans leur potentiel de destruction. Les augmenter l’est encore plus.

À lire aussi... Au Congrès américain, les va-t-en-guerre baignent dans les c…

C’est pourquoi nombre d’experts estiment que la décision de Trump de retirer les États-Unis du Traité INF présente bien plus d’inconvénients que d’avantages, au premier rang desquels la reprise (devenue réalité) d’une course aux armements qui n’a pour conséquence que de dépenser inutilement des sommes astronomiques dans des arsenaux nucléaires (qui, rappelons-le, présentent la tragique ironie d’être produits pour ne jamais être utilisés) et de replonger l’humanité dans l’incertitude quant à sa propre survie.

Ajoutons à cela que l’on peut sérieusement douter de la capacité des États à gérer les effets d’une guerre nucléaire sur leurs populations. À cet égard, la comparaison avec l’épidémie de Covid-19 est instructive. Quand on voit que les gouvernements ont été incapables de contenir une pandémie infectieuse, en raison notamment des politiques de restriction budgétaire en matière de santé et de services publics plus généralement, on peine à croire qu’ils pourraient gérer la catastrophe sanitaire et médicale consécutive à des frappes nucléaires.

S’affranchir de tels régimes n’a guère de sens, pour la simple raison que conduire la guerre plus « salement » n’a pas de lien avec une efficacité plus grande dans l’action militaire.

Passons maintenant au champ de bataille lui-même et à la remise en cause récente des accords sur les mines et les bombes à sous-munitions. S’affranchir de tels régimes n’a guère plus de sens, pour la simple raison que conduire la guerre plus « salement » n’a pas de lien avec une efficacité plus grande dans l’action militaire.

Les exemples historiques abondent, à commencer par les guerres récentes des grandes puissances. En Ukraine, l’armée russe est responsable d’un nombre incommensurable de crimes de guerre et utilise massivement des mines et des bombes à sous-munitions. Pourtant, cette litanie d’atrocités n’a pas amené plus de succès. La Russie s’est embourbée, sacrifie des soldats par dizaines de milliers, et du matériel en masse, pour des gains territoriaux qui restent limités au vu de la consommation en vies humaines et en ressources.

Le bilan de la guerre contre le terrorisme des États-Unis et de leurs alliés dans les années 2000-2010 n’est pas plus reluisant. Sans même compter le volume considérable de ressources allouées aux campagnes du contre-terrorisme militaire, la pratique étendue de la torture, les assassinats ciblés (par drones ou forces spéciales), le développement d’un archipel de centres de détention extra-légaux (type Guantanamo ou Black Sites (prisons secrètes) de la CIA), l’usage de munitions incendiaires en zone urbaine (bombes au phosphore blanc en Irak), tout ce déluge de violence n’a pas suffi à faire de la guerre contre la terreur autre chose qu’un échec cuisant aux conséquences encore aujourd’hui désastreuses.

En somme, effriter le régime d’interdiction des armes non discriminantes ne rend pas la guerre plus efficace mais la rend, pour sûr, plus meurtrière, plus atroce et étend ses effets létaux davantage au-delà de la guerre elle-même en blessant et en tuant encore plus de civils. Enfin, la destruction de ces régimes de régulation engendrera des conséquences démesurées pour deux autres batailles bien plus essentielles à mener : le maintien de nos démocraties et de l’habitabilité de notre planète.

Éroder ces traités revient à s’aligner sur les pratiques sanglantes des régimes autoritaires, à commencer par la Russie ou même encore la Syrie qui, du temps de Bachar al-Assad et de la guerre civile, avait aussi fait un usage généralisé de mines et d’autres armes visées par ces conventions d’interdiction.

Éroder ces traités revient à s’aligner sur les pratiques sanglantes des régimes autoritaires, à commencer par la Russie ou même encore la Syrie qui, du temps de Bachar al-Assad et de la guerre civile, avait aussi fait un usage généralisé de mines et d’autres armes visées par ces conventions d’interdiction. Alors que la crédibilité internationale de nos normes démocratiques est déjà significativement écornée du fait de livraisons et soutiens militaires à des pays responsables de massacres, détruire ces régimes de régulation ne ferait qu’encourager plus largement le recours à ces types d’armes par tous les régimes, démocratiques ou non.

Se ressaisir avant qu’il ne soit trop tard

Enfin, et c’est au fond l’enjeu majeur, ces dynamiques augmentent l’inhospitalité de notre planète pour la vie humaine. Si les grandes puissances prenaient un tant soit peu au sérieux l’urgence climatique à laquelle nous sommes tous confrontés, un encadrement bien plus strict des activités militaires existerait dans le domaine.

À lire aussi... Quand l’UE fait obstacle à la paix

Les institutions militaires sont responsables d’une pollution considérable et de destructions d’écosystèmes entiers, en raison des destructions environnementales provoquées par les armes/munitions elles-mêmes, de la consommation démesurée d’hydrocarbures et des activités entourant les armes nucléaires (extractions minières, tests, gestion des déchets). La remilitarisation qui s’annonce et l’effritement des traités de limitation des armements ne font qu’accélérer la catastrophe écologique vers laquelle on se dirige. À quoi bon continuer à militariser à outrance une planète qui tolère de moins en moins notre présence ?

Pour résumer, les conventions adoptées au cours des décennies passées ont permis de poser quelques limites raisonnables à une destruction humaine et environnementale de masse qui n’a fait que grossir, s’étendre et se normaliser depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Détruire ces régimes de régulation – sous le futile prétexte qu’on ne devrait pas s’imposer des limites que les autres ne se posent pas – ne présente que des désavantages. Ce détricotage normatif va au-delà de la question seule des armements ; il reflète le mépris grandissant pour nos standards démocratiques et, au-delà, pour le vivant dans son ensemble.

3 / 4

 

  GÉNÉRALISTES
Basta
Blast
L'Autre Quotidien
Alternatives Eco.
La Croix
Le Figaro
France 24
France-Culture
FTVI
HuffPost
L'Humanité
LCP / Public Senat
Le Media
Le Monde
Libération
Mediapart
La Tribune
 
  EUROPE / RUSSIE
Courrier Europe Centrale
Desk-Russie
Euractiv
Euronews
Toute l'Europe
 
  Afrique du Nord / Proche & Moyen-Orient
Haaretz
Info Asie
Inkyfada
Jeune Afrique
Kurdistan au féminin
L'Orient - Le Jour
Orient XXI
Rojava I.C
 
  INTERNATIONAL
CADTM
Courrier International
Equaltimes
Global Voices
I.R.I.S
The New-York Times
 
  OSINT / INVESTIGATION
OFF Investigation
OpenFacto°
Bellingcat
Disclose
Global.Inv.Journalism
 
  MÉDIAS D'OPINION
AOC
Au Poste
Cause Commune
CrimethInc.
L'Insoumission
Les Jours
LVSL
Médias Libres
Quartier Général
Rapports de force
Reflets
Reseau Bastille
Rézo
StreetPress
 
  OBSERVATOIRES
Armements
Acrimed
Catastrophes naturelles
Conspis
Culture
Extrême-droite
Human Rights
Inégalités
Information
Internet actu ✝
Justice fiscale
Liberté de création
Multinationales
Situationnisme
Sondages
Street-Médics
Routes de la Soie
Vrai ou Fake ?
🌞