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28.03.2025 à 19:39

Vent de liberté en Serbie, silence à Bruxelles

Thomas Ganascia
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Ce 15 mars a eu lieu en Serbie la manifestation la plus massive de l’histoire du pays, réunissant de 300 000 à 800 000 personnes selon les estimations. Si les images, impressionnantes, ont été mondialement relayées, le mouvement social qui l’a fait advenir a bénéficié d’une couverture médiatique relativement faible. La situation internationale du pays, au carrefour […]
Texte intégral (4505 mots)

Ce 15 mars a eu lieu en Serbie la manifestation la plus massive de l’histoire du pays, réunissant de 300 000 à 800 000 personnes selon les estimations. Si les images, impressionnantes, ont été mondialement relayées, le mouvement social qui l’a fait advenir a bénéficié d’une couverture médiatique relativement faible. La situation internationale du pays, au carrefour d’impérialismes multiples, explique partiellement ce silence. Celui de l’Union européenne voisine se faisait particulièrement assourdissant. Il a fallu cinq mois pour arracher une réaction minimaliste à la présidente de la Commission. Décryptage d’un mouvement à nul autre pareil, qui aura résisté à toutes les instrumentalisations.

L’étincelle à l’origine de la révolte

Le 1er novembre 2024, à 11h52, le paravent de la gare de Novi Sad s’effondre. Le bâtiment, construit par le pouvoir socialiste en 1964, était un lieu de passage et de rendez-vous quotidien pour la plupart des habitants de la ville et de la région, et en particulier pour les jeunes. Quatorze personnes meurent sur le coup ; une quinzième décède de ses blessures 2 semaines plus tard ; deux autres sont sévèrement blessées.

À la tristesse que cette tragédie a déclenché dans le pays a assez rapidement succédé une colère tenace. La gare venait tout juste d’être reconstruite sous la direction et l’impulsion du parti progressiste serbe (SNS), au pouvoir depuis 2012. Quatre mois plus tôt, lors de la cérémonie officielle de réouverture de la gare au public, les membres du parti au pouvoir s’étaient en effet félicités de la rapidité avec laquelle les travaux, d’un coût total de 65 millions d’euros, avaient été achevés, prouvant la rapidité du développement des infrastructures dans le pays. Les travaux avaient été menés, dans le cadre de la Belt and Road Initiative (désignée comme « nouvelles routes de la soie » en Europe), par un consortium d’entreprises chinoises, hongroises et françaises, et constituait un point d’étape essentiel entre le port du Pirée et la Hongrie comme point d’entrée des marchandises chinoises vers les marchés européens.

Qualifié de « projet d’intérêt national », les contrats et conditions précises de sa réalisation étaient maintenues dans l’opacité, hors de toute possibilité de contrôle parlementaire. Comme un grand nombre de projets semblables en Serbie, la reconstruction de la gare de Novi Sad concentrait les problèmes structurels inhérents au système mis en place sous le président Vucic, sorte de synergie entre la démagogie la plus caricaturale et un capitalisme de connivence, accueillant à bras ouvert des investisseurs étrangers variés. Le président, issu de l’extrême droite ethno-nationaliste (SRS), est arrivé au pouvoir en se faisant accepter par l’Union Européenne et les Etats-Unis comme interlocuteur « raisonnable » essentiel à la stabilité régionale.

Dès son arrivée au pouvoir, il parvient à neutraliser l’opposition et à mettre sous contrôle la majorité des médias du pays, avec la complicité de quelques oligarques possédant les principaux tabloïds et chaînes télévisées du pays. Une part importante de la population ne s’informe que par ces biais, qui relaient quotidiennement les mensonges les plus grossiers du régime. La « modernisation » de la Serbie – qualifiée de « tigre économique » par les chaînes pro-régime –, son grand mouvement en avant après les guerres des années 90, l’isolement international, et la misère qui régnaient dans les années 2000 constituent le principal argument électoral du parti, produisant sans cesse de nouvelles preuves des « progrès » du pays. Au discours nationaliste et parfois revanchard s’articule une collaboration étroite du pouvoir avec tout investisseur étranger qui souhaite acheter des terrains, exploiter des ressources naturelles, construire des infrastructures, ou racheter les restes de l’industrie yougoslave.

Si tout le monde sait sur place que « les choses fonctionnent ainsi » en Serbie, que « tous les politiciens volent » et que « la Serbie est à vendre », l’effondrement a donné à cet état de fait une autre dimension. L’effet de choc tient à une prise de conscience éminemment simple, pré-politique : des bâtiments peuvent à tout moment s’effondrer sur les habitants, l’espace public — ou ce qui en reste, qui n’a pas encore été privatisé — n’est plus sûr. Il est apparu, brutalement et sans ambages, que « la corruption tue ».

Pour nombre de manifestants, la Serbie permet à l’UE d’externaliser les conséquences environnementales de l’exploitation minière.

L’expression est devenue un des principaux slogans du mouvement, associée à l’image des mains ensanglantées renvoyant à la responsabilité criminelle, et non seulement politique, du gouvernement. Pour les manifestants, insister sur cette dimension judiciaire permet de pointer le coeur du problème : les tribunaux, inoffensifs pour les membres du parti au pouvoir, ne suscitent aucune confiance au sein de la population. L’irresponsabilité des politiciens tient, en Serbie, à leur impunité structurelle.

Ordre et révolution

Les manifestations ont commencé à Novi Sad, par une sorte de rite collectif régulier, rendant chaque jour hommage aux quinze victimes de l’effondrement par quinze minutes de silence qui commencent à 11h52, heure de l’accident. Les manifestations se faisant de plus en plus massives, le pouvoir a réagi par l’emploi des techniques héritées de l’époque Milosevic, et s’appuyant sur la complicité des médias pro-régime : incorporation d’éléments violents aux manifestations, permettant de justifier la répression, arrestation arbitraire de manifestants pacifiques, mise en scène de dégradations des symboles nationaux ou encore invention de « visées séparatistes » parmi les manifestants.

Cette fois pourtant, le mouvement s’amplifia à chaque nouvelle tentative du pouvoir pour l’étouffer et le discréditer. Un seuil fut franchi lorsque des étudiants de la Faculté d’Arts dramatiques de Belgrade, bloquant pendant quinze minutes la circulation à proximité de leur université en rendant hommage aux victimes de l’accident, furent agressés par des hooligans mandatés et rémunérés par le SNS. Les vidéos de ces tentatives d’intimidation officieuses circulant sur les réseaux sociaux, une immense masse d’étudiants se mobilisa, et vota l’occupation de la quasi-totalité des universités de Belgrade. La protestation devenue nationale, se propageant de faculté en faculté, transforma soudain « les étudiants », parfois désengagés de la vie politique et décrits dans le pays comme politiquement amorphes, en sujet politique central.

Ceux-ci tirent leur force du fait qu’ils se situent en dehors du jeu politique traditionnel. Ayant perdu confiance, comme une majeure partie de la population, dans les partis d’opposition, ils s’en distancient constamment. La plupart des partis d’opposition participent en effet au système parlementaire et ont fait partie des gouvernements démocrates précédents – qui n’étaient pas exempts de corruption – ; ils apparaissent aux étudiants au moins comme inefficaces, au plus comme une partie intégrante du système combattu.

La « salle des plénums » du Centre Culturel Etudiant occupé à Belgrade. © Thomas Ganascia

Plus fondamentalement, le mouvement entreprend de contourner la représentation politique, tant elle est en Serbie le moyen même du maintien au pouvoir du parti présidentiel. L’alternative ne leur paraît pas pour autant résider dans la prise de pouvoir violente, jugée insuffisante au vu de l’ampleur du changement de système escompté, mais dans une véritable pratique de la démocratie directe. Dans les universités occupées, on cherche à éviter l’émergence de leaders ou de représentants des étudiants, qui deviendraient automatiquement la cible de pressions, de tentatives de corruption ou de harcèlement médiatique ; tout le pouvoir va aux plenums, sortes d’Assemblées Générales réunissant l’ensemble des étudiants qui souhaitent s’y rendre, et votant à main levée chaque décision prise au nom des étudiants.

L’ensemble des plénums des universités émit ainsi ces 4 revendications. D’abord, ils exigèrent la publication complète de la documentation relative à la reconstruction de la gare de Novi Sad. Il a en effet été observé que le lendemain même de l’effondrement, une partie importante des documents avaient été supprimés des sites officiels. La deuxième revendication vise à ce que soient identifiés et pénalement poursuivis les individus soupçonnés d’avoir physiquement agressé les étudiants. Ils exigent aussi que les charges retenues contre les étudiants qui ont été arrêtés dans le cadre des manifestations soient abandonnées. La dernière revendication consiste en une augmentation du budget des universités, devant permettre une baisse de 50 % des frais de scolarité.

Ces quatre demandes précises constituent pour les étudiants une base non négociable. Elles ne sont solubles dans aucun « dialogue », auquel appelle Alexandre Vucic après l’échec des tentatives d’intimidation. Les étudiants ne manquent en effet pas de rappeler que le président, qui s’adresse quotidiennement à la population sur les chaînes télévisées du régime, n’est pas un interlocuteur pertinent au regard de la Constitution, en ce qu’il ne dispose pas de la compétence légale de satisfaire à leurs demandes ; c’est aux institutions — aux tribunaux et aux ministères concernés — que les revendications sont adressées, et non au pouvoir politique. Les étudiants appellent sans aucune ambigüité, non pas à la modification de la Constitution, mais à son respect effectif ; non pas à mettre au pouvoir l’opposition à Vucic, qui n’a que peu de crédit à leurs yeux, mais à ce que le pouvoir, quel qu’il soit, respecte l’Etat de droit.

La particularité du mouvement consiste précisément en ce que les étudiants ne demandent rien d’autre que la satisfaction pleine et entière de ces 4 revendications, ne demandant pas même la démission du gouvernement ou du président. Ils ne font que prendre au mot le cadre de la démocratie libérale – law and order. Slavoj Zizek en comprend la portée1, lorsqu’il écrit qu’en demandant radicalement l’ordre, la formule conservatrice prend une portée révolutionnaire.

Capture de l’État et collaboration internationale

Derrière le terme de lutte contre la corruption, pouvant mobiliser des sensibilités politiques variées, il faut dans le contexte serbe entendre quelque chose allant bien au-delà de mécanismes d’enrichissement personnels. On observe en Serbie une captation de l’ensemble de l’appareil d’Etat, dont pour la première fois les dégâts sur la population ne peuvent plus être dissimulés. Si à un niveau principalement local, des activistes de tendances variées essaient depuis plusieurs années de s’opposer à des

La mobilisation contre le projet d’exploitation du lithium « Jadar » a en cela constitué un tournant en ce qu’elle a réuni des franges très larges de la population, allant des nationalistes aux écologistes, en passant par la gauche socialiste. Ce projet consiste à ouvrir un ensemble de mines le long de la rivière Jadar, où il a été découvert des réserves de lithium et de bore. Les conséquences environnementales irréversibles d’un tel projet sur une large partie, agricole et habitée, du territoire serbe, malgré les promesses faites « d’exploitation propre », ne font que peu de doutes aux yeux des scientifiques indépendants3, dont le pouvoir et l’entreprise tentent de dissimuler les travaux4.

L’entreprise Rio Tinto, en charge du projet, est par ailleurs connue pour la longue traînée de désastres environnementaux qu’elle a entraînés dans les divers pays où elle a opéré. La lutte pour le territoire et l’attachement à la terre ayant constitué la trame douloureuse de l’histoire récente du pays, l’opposition au projet prit progressivement une dimension existentielle et polarisante dans l’espace politique serbe.

La prise de conscience du fait qu’un tel projet n’avait pu être autorisé que du fait de la capture de l’Etat a joué un rôle essentiel dans l’unité politique actuelle. Aux yeux des nationalistes, dont une partie le soutenaient, Vucic est apparu comme un traître, bradant les intérêts nationaux vitaux à des puissances étrangères prédatrices. Elle a aussi déterminé la dimension internationale de la protestation, en particulier dans son rapport à l’Union Européenne.

Alors que le projet avait été suspendu en 2022 du fait d’une opposition massive de la population, le chancelier allemand Olaf Scholz et la présidente de la Commission Européenne Ursula Von der Leyen se sont rendus à Belgrade en juillet 20245 pour conclure la signature d’un « mémorandum sur les ressources critiques » poussant à relancer le projet minier. La décision de convertir l’industrie automobile européenne — notamment allemande — à la production de voitures électriques d’ici 2030 suppose en effet de sécuriser un approvisionnement stable notamment en lithium, dont le territoire serbe est relativement riche. L’Allemagne dispose pourtant elle aussi de réserves de lithium6, trois fois plus importantes que celles de la Serbie7.

Pour nombre de manifestants, la Serbie est un territoire qui permet aux membres de l’UE d’externaliser les conséquences environnementales de l’exploitation minière. Présenté par le régime et ses partenaires de la Commission comme un « deal » permettant d’accélérer le processus d’intégration européenne de la Serbie, le projet fut compris sur place comme le signe clair d’une politique néo-coloniale8, se déployant par la différenciation économique du centre et de ses marges.

Face aux accusations d’infiltration américaine, les manifestants plaisantent et déclarent attendre leur salaire de George Soros. Ils sont en réalité particulièrement vigilants face aux tentatives d’instrumentalisation

Le mouvement actuel s’inscrit dans cette vague de fond, structurée par une profonde désillusion vis-à-vis des promesses de l’intégration européenne dans le cercle des démocraties libérales. Ainsi faut-il comprendre la décision de ne pas afficher de drapeaux européens — et d’écarter ceux qui apparaissaient — lors des manifestations actuelles. Le mouvement n’est pas pro-européen. Le paradoxe consiste pourtant en ce que celui-ci s’adosse aux principes mêmes qui structurent les discours et méta-récits constituant l’Union — l’état de droit, le respect de l’ordre constitutionnel, la transparence des institutions ; il prend au mot ses exigences. C’est pourquoi le silence des représentants de l’Union Européenne, de ses médias, et de l’opinion publique européenne semble assourdissant aux étudiants. Ils y entendent l’écart entre une Europe comme « empire du droit » ou comme idée, et l’Europe comme entité géopolitique suivant ses intérêts propres.

Zone de contact et stabilocratie

Dans l’espace médiatique européen et occidental, la Serbie est constamment ramenée à ses liens avec la Russie, contrastant avec les pays européens qui l’entourent ; sa non-appartenance à l’Union et à l’OTAN sont vues comme un alignement géopolitique douteux. Une grande partie de l’actualité politique de ce pays est lue à partir de ce prisme, ce qui permet aux médias européistes de réduire à ce seul facteur la rejet croissant de l’Union européenne qu’on peut constater dans la population serbe.

Si les manifestations contre l’exploitation du lithium sont renvoyées par le régime à des ingérences occidentales, elles ont été désignées par certains médias européistes et américains comme l’effet de la « désinformation russe »9. Le pouvoir autocratique, depuis plusieurs années, exploite avec habileté cette position géopolitique, qui est une constante de l’histoire serbe et yougoslave. Il se disait à ce propos en Serbie, avant même l’élection de Donald Trump, qu’Alexandre Vucic avait réussi l’impossible : réconcilier la Russie et les Etats-Unis autour du soutien qu’ils lui apportent. La « stabilité régionale » — et des partenariats économiques —, du côté américain, l’ « amitié historique » — et la sphère d’influence — de l’autre expliquaient cette situation paradoxale.

L’Union européenne, quant à elle, est le premier investisseur et partenaire économique de la Serbie, qui a le statut de candidat depuis 2011. L’intégration des « Balkans Occidentaux » — nouveau nom pour l’ensemble de pays issus de l’ex-Yougoslavie, auxquels a été ajoutée l’Albanie — au sein de l’Union est périodiquement qualifiée de « priorité stratégique ». Si des institutions et des pays européens comme les Pays-Bas mettent en avant les fréquentes violations de l’Etat de droit et l’absence de véritable indépendance de la justice dans le pays, la Commission Européenne a tendance à passer ces problématiques sous silence, en affichant sa collaboration avec le président Vucic et réitérant la promesse d’une intégration rapide.

La contradiction manifeste entre la collaboration active de la Commission avec un régime violant systématiquement les obligations relatives aux chapitres 23 et 24 du processus d’intégration concernant l’Etat de droit est exprimée par le terme, qu’emploient certains analystes comme Florian Bieber, de « stabilocratie ». La crainte d’un « basculement russe » et la présence d’intérêts économiques européens en Serbie expliquent la complaisance de l’Union Européenne, et la contradiction entre les valeurs démocratiques qu’elle prétend incarner et les pratiques autoritaires qu’elle tolère ou soutient à ses marges.

La couverture médiatique occidentale du mouvement reflète ces ambigüités et hésitations géopolitiques. Celui-ci fut traité tardivement et partiellement : jusqu’à février, peu avaient entendu parler du mouvement, déjà massif, qui traversait la Serbie. Le contraste avec l’attitude de l’Union Européenne lors des manifestations en Géorgie, plus violentes et spectaculaires, et, surtout, parsemées de drapeaux européens, est frappant. Les éloges de la liberté et de la démocratie devant vaincre l’autoritarisme sont apparus plus rapides, plus clairs et plus résolus, lorsque les manifestants affichaient les signes clairs d’une volonté d’appartenance, célébrant l’Union contre la Russie.

Sur certaines pages Instagram europhiles, un parallèle était certes tracé entre ces cycles de manifestations, supposant que l’Union Européenne en constituerait, dans les deux cas, le moteur et le centre symbolique. Il fut vite démenti par les manifestants. Le mouvement serbe ne s’adresse pas à l’Union Européenne, pas plus qu’à la Russie ou à la Chine. Il s’agit d’abord d’un mouvement national, arborant le drapeau et chantant l’hymne serbes. Ses thèmes ne sont pourtant pas ceux du nationalisme. Les manifestations de solidarité sont venues rapidement et massivement de toutes les anciennes républiques yougoslaves, de la Slovénie à la Macédoine. Une part importante de la jeunesse de celles-ci se reconnaît en effet dans la volonté de mettre fin à la corruption et au clientélisme enracinés dans les structures de pouvoir héritées de la Yougoslavie et des guerres des années 90. Au parlement européen, les premiers à porter la voix des étudiants serbes, dès les débuts du mouvement, furent des députés croates ou slovènes.

Il n’en fallait pas plus au régime serbe pour accuser, sur des canaux acquis à la propagande russe, les étudiants d’être « payés par l’étranger » — est désigné tantôt « l’Occident », tantôt la Croatie — pour provoquer une « révolution de couleur » en Serbie. Le terme est répété à l’excès par le président, annonçant même la parution prochaine d’un « manuel de lutte contre les tentatives de révolution de couleur »10, qui constituera un « best-seller mondial » consacrant sa « victoire ». Le terme fait référence aux mouvements de démocratisation des anciennes républiques soviétiques, de la Géorgie (révolution des roses) à l’Ukraine (révolution orange), qui avaient bénéficié de financements et de soutien logistique américains.

L’ironie consiste en ce que ces révolutions avaient bénéficié de formations par OTPOR11 (« résistance » en serbe), le mouvement qui avait amené la chute du régime de Milosevic le 5 octobre 2000 ; loin d’être une importation de l’étranger, les « révolutions de couleur » ont en quelque sorte débuté en Serbie pour s’exporter dans le monde entier. Dans le narratif russe, largement relayé par le régime du SNS, ces mouvements constituent l’exemple paradigmatique de fausses révoltes, manipulées de bout en bout par des intérêts étrangers qui affaiblissent un « pays souverain ». L’élection de Donald Trump et la suppression de l’USAID ont permis au régime, s’inscrivant dans ce narratif, d’intimider les ONG de défense des droits humains en prétendant trouver des preuves du financement américain des manifestations étudiantes.

Face au ridicule de ces accusations, les étudiants répondent de moins en moins directement ; ils plaisantent, détournent le stigmate, ou affirment avec ironie encore attendre leur salaire de la part de Georges Soros, de la Croatie, ou du gouvernement américain. Ils sont en réalité particulièrement vigilants aux pièges, tentatives d’instrumentalisation ou d’infiltration que leur mouvement rencontre, refusant des propositions de donations financières qui paraîtraient douteuses. Ils n’attendent plus rien ni des partis d’opposition existants, ni de l’Union européenne ou des Occidentaux – si ce n’est peut-être que le soutien au régime s’interrompe en cas de répression sanglante. Ils n’attendent rien non plus du « grand frère russe », que personne n’évoque sur place. Dans leur perspective l’international est pour ainsi dire du côté du pouvoir. Comme le peuple serbe qui s’est soulevé et les soutient, ils savent qu’ils sont seuls.

Notes :

1 Slavoj Zizek, « The New Face of Protest », Project Syndicate, rubrique « Politics & World Affairs », 13 février 2025
2 Guy Delauney, « Controversy surrounds Belgrade Waterfront development », BBC News, rubrique « Business », 21 juin 2016
3Nova.rs, « Srpski naucnik sa Berklija o kopanju litijuma: Izgubicemo izvorišta vode za tri Beograda, vlastima bih sudio za veleizdaju – Društvo – Dnevni list Danas », Danas, 24 octobre 2024
4 N1, « Naucni rad Dragane Dordevic i saradnika o projektu Jadar nece biti povucen na zahtev Rio Tinta », 021.rs, 22 octobre 2024 )
5J.-B. Chastand, « L’Allemagne mise sur la Serbie pour approvisionner son industrie automobile en lithium », Le Monde, 19 juillet 2024
6R. Alkousaa, « Germany’s lithium reserves could sustain domestic needs for decades, study finds », Reuters, 6 mars 2025
7 Les réserves allemandes permettraient aussi, selon certains spécialistes, une exploitation moins néfaste du point de vue environnemental (voir https://www.enbw.com/press/enbw-levertonhelm-lithium-production.html)
8 Jean-Arnaut Dérens et Aleksandar Matkovic « Lithium : « La Serbie est une colonie minière de l’Europe » – L’Humanité », sur https://www.humanite.fr, 25 août 2024 
9G. Kantchev et J. Steinberg, « This $2.4 Billion Lithium Mine Is Caught Between Russia and the West », Wall Street Journal, 30 septembre 2024
10Tanjug, « Vucic: I will write book on how to fight colour revolutions », tanjug.rs, 11 février 2025 (en ligne : https://www.tanjug.rs/english/politics/140376/vucic-i-will-write-book-on-how-to-fight-colour-revolutions/vest ; consulté le 26 mars 2025)
11A. Otaševic, « Changements de régime clés en main », Le Monde diplomatique, 1er décembre 2019

24.03.2025 à 19:09

Édition française : qui possède quoi ?

Laëtitia Riss
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À l'issue d’un long travail d’enquête, réalisé en partenariat les éditions Agone, et avec le soutien du Monde Diplomatique, la rédaction du Vent Se Lève est heureuse de vous présenter une carte inédite de l'édition française.
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À l’issue d’un long travail d’enquête, réalisé en partenariat les éditions Agone, et avec le soutien du Monde Diplomatique, la rédaction du Vent Se Lève est heureuse de vous présenter une carte inédite de l’édition française.

Bien qu’au cœur de la bataille des idées, l’édition est le plus souvent absente des analyses de la reproduction de l’ordre social. Elle est pourtant, comme les autres médias, la propriété de grands groupes, parfois les mêmes.

90 % de la production éditoriale est ainsi aux mains d’une poignée de grandes fortunes plus ou moins liées à des intérêts industriels ou financiers.

Cette carte expose l’ampleur de la concentration éditoriale tout en rendant visible la myriade de maisons indépendantes qui y échappe. Si elle tend à l’exhaustivité, n’y figurent que les éditeurs indépendants de littérature et d’essais, à l’exclusion des manuels spécialisés et livres pratiques, des beaux-livres, de la BD, de la jeunesse et du scolaire.

Y sont donc présents, par ordre de création (1826-2024) : dix groupes de littérature générale, leurs patrons, maisons dépendantes et collections ; les éditions académiques ; 220 éditeurs indépendants de littérature générale (également listés par date de création), leurs diffuseurs (en code couleur) ; et un graphe des plus importants chiffres d’affaires (jusqu’à 0,6 M€).

En vue de préparer cette première édition, nous proposons une prévente à 15€. Cette carte (format 63 x 89 cm) sera commercialisée, à partir du 10 avril, disponible dans toute bonne librairie au prix de 18€. Pour une vente par lot, à partir de 3 exemplaires, nous contacter sur [email protected].

Documentation et conception : Agone & Le Vent se Lève, avec Le Monde diplomatique.

Réalisation : Yohan Huvelle, avec Cécile Marin

23.03.2025 à 17:40

Du travail domestique au bénévolat : l’exploitation hors de l’entreprise

Maud Simonet
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« Rémunéré en expérience » est désormais un trait d’esprit répandu parmi les étudiants lorsque leur stage n’ouvre pas droit à la gratification minimale. Alors qu’ils remplissent parfois les missions d’un salarié, les stagiaires devraient se contenter du gain de compétences et de la perspective d’obtenir, plus tard, un emploi correctement rémunéré grâce à l’expérience acquise. Bénévoles, […]
Texte intégral (1606 mots)

« Rémunéré en expérience » est désormais un trait d’esprit répandu parmi les étudiants lorsque leur stage n’ouvre pas droit à la gratification minimale. Alors qu’ils remplissent parfois les missions d’un salarié, les stagiaires devraient se contenter du gain de compétences et de la perspective d’obtenir, plus tard, un emploi correctement rémunéré grâce à l’expérience acquise. Bénévoles, stagiaires, et maintenant allocataires du RSA depuis la mise en place des « contrats d’engagement » en janvier dernier, le travail de milliers de Françaises et de Français est nié comme production de valeur parce qu’effectué « en dehors » du marché du travail et « au nom » de valeurs morales supérieures (le partage, la citoyenneté, la générosité). Dans L’imposture du travail, Maud Simonet s’appuie sur les analyses des féministes matérialistes pour mieux comprendre les ressorts de cette nouvelle forme d’exploitation.

« En dehors » et « au nom de » : tels sont les deux termes clés de ce mécanisme d’extraction de la valeur sur lesquels les analyses féministes du travail domestique ont attiré l’attention et qu’il nous semble crucial de prendre en compte, de mettre davantage au centre de nos analyses sur le travail aujourd’hui.

Pourquoi « en dehors » ? Qu’elles l’inscrivent dans le mode de production capitaliste ou dans un mode de production patriarcal qui lui serait spécifique, les analyses féministes matérialistes invitent toutes à se décentrer du marché du travail salarié et de ses institutions (l’usine, l’entreprise, le contrat de travail…) pour penser l’exploitation du travail domestique. Celle-ci s’opérationnalise en effet dans nos espaces intimes privés, dans « nos cuisines et nos chambres à coucher »[1], dans ces espaces socialement construits comme « hors travail », et même incarnant par excellence son extérieur : la maison, le foyer. Pour Christine Delphy, l’« en-dehors » du travail fonde la spécificité du mode d’exploitation domestique, tout entier construit sur la famille et ses institutions patriarcales à commencer par celle du mariage. L’« en-dehors » du travail est aussi ce qui légitime la dualité productif/non-productif et dissimule le caractère productif du travail reproductif pour les théoriciennes de la reproduction sociale. « C’est justement le fait de faire apparaître la reproduction comme non-valeur qui permet en réalité de faire fonctionner non seulement la production, mais aussi la reproduction elle-même, comme production de valeur » écrit alors la théoricienne italienne Leopoldina Fortunati[2]. C’est ainsi, par cette mise en extériorité et à partir de l’institution de cette frontière entre le travail et la famille, que s’opèrent tout à la fois la mise au travail et la captation de sa valeur.

Ces différents travaux ont donc largement posé les bases pour une analyse de l’exploitation du travail gratuit bien au-delà du foyer et de la sphère domestique, et même du travail reproductif – sauf à prendre ce terme dans une acception large, et pourquoi pas ? Encore une fois, l’enjeu ici n’est pas de dire les bonnes frontières mais à quoi elles servent, et les loisirs, l’engagement et l’éducation sont, à l’image du travail domestique et familial, également construits aujourd’hui par l’ordre capitaliste comme relevant du « hors-travail ». Ils constituent, à ce titre, les territoires possibles d’une extraction de valeur s’appuyant sur le déni de travail (ce n’est pas du travail, c’est… de la passion, de l’engagement, des études) et de la travailleuse (tu n’es pas travailleuse, tu es amatrice passionnée, tu es bénévole engagée, tu es en formation…).

Ainsi, l’enquête que nous avons menée, avec John Krinsky[3], sur l’entretien des parcs de la ville de New York s’intègre assez facilement dans le cadre d’analyse de la théorie de la reproduction, à la fois dans son sens restreint de reproduction de la force de travail mais aussi dans le sens actuel plus large de reproduction de la vie. Elle met en lumière le recours croissant de la municipalité, depuis la crise budgétaire des années 1970, à des bénévoles d’une part et à des allocataires de l’aide sociale de l’autre pour mener à bien sa mission publique : l’entretien des parcs.

Au nom de la citoyenneté, dans le cadre des politiques concomitantes mais disjointes de soutien au bénévolat et de développement du workfare (la mise au travail des allocataires en contrepartie de leurs prestations sociales), certaines femmes, plutôt issues des classes moyennes ou supérieures, ont donc été invitées et d’autres, majoritairement des femmes noires des classes populaires, bien davantage contraintes, à participer, dans des proportions aujourd’hui importantes, à la force de travail qui nettoie les parcs de la ville, et ce sans jamais être reconnues comme des travailleuses.

Ce sont nos valeurs, nos croyances, nos passions, nos affects qui deviennent des ressorts de l’exploitation.

La fourniture locale ou départementale de masques produits par des bénévoles, pendant le confinement, pour équiper la population avant le déconfinement et lui permettre ainsi de reprendre le travail, relève là encore, de façon exemplaire, presque caricaturale, de ce travail de production et de reproduction de la force de travail qui constitue « la base et l’envers du capitalisme ». Que l’appel à 45 000 bénévoles pour le déroulement des Jeux olympiques et paralympiques de Paris en 2024 soit considéré comme relevant ou non d’un travail reproductif, le processus de mise au travail et d’extraction de la valeur, depuis ce « hors-travail » qu’est le sport et « au nom » des valeurs sportives, est semblable à celui décrit dans les deux exemples précédents. Définies par de véritables fiches de poste, les missions diverses de ces bénévoles (accueil, orientation, transport des sportifs et du public par exemple) sont largement encadrées par le comité Paris 2024, dont le budget atteint les 8 milliards d’euros. Certaines de ces missions, en outre, sont placées de façon explicite « sous la supervision des équipes d’Omega », chronométreur officiel des Jeux, qui se voit ainsi bénéficier, dans le cadre de ce partenariat, d’une main-d’œuvre « volontaire », passionnée et non rémunérée… un peu comme ces entreprises qui ont fait produire des masques « solidaires » par des bénévoles pendant le Covid dans un mélange des genres productifs soudain rendu possible par la situation d’« exception »[4].

À côté de l’approche marxiste de l’exploitation salariale, et en complément de celle-ci, cette approche féministe de l’exploitation nous ouvre donc les yeux sur d’autres territoires de l’exploitation (le « hors-travail »), d’autres intermédiaires organisationnels de l’exploitation (les entreprises certes, mais aussi les associations et les collectivités publiques) ainsi que sur une autre définition de ses ressorts. Ce sont nos valeurs, nos croyances, nos passions, nos affects, ce qui fait que nous ne sommes pas juste de la force de travail, des travailleuses-marchandises, mais des personnes engagées, civiques, qui aiment, qui créent, et même parfois qui luttent pour revendiquer leur dignité, qui deviennent des ressorts de l’exploitation. Or ce mécanisme spécifique d’exploitation « au nom de » (la solidarité, la citoyenneté, la passion) est aujourd’hui d’autant plus répandu dans le fonctionnement du marché du travail salarié qu’il s’y articule avec une autre caractéristique de celui-ci, que de nombreux travaux ont mise en lumière ces dernières années : celle d’être de plus en plus régulé par une « économie politique de la promesse ». Qu’il prenne la forme d’un stage, d’un service civique, d’un bénévolat associatif « classique » ou inscrit dans des programmes ciblant les allocataires de l’aide sociale ou les demandeurs d’asile, ce « hope labor » qui fait que l’on travaille aujourd’hui gratuitement ou semi-gratuitement dans l’espoir de décrocher demain le boulot de ses rêves semble s’être généralisé, bien au-delà des industries créatives où il a d’abord été débusqué.

L’économie politique de la promesse et les politiques publiques qui la soutiennent invitent ainsi, toujours et partout, aux conversions, à la valorisation des pratiques et des expériences « hors travail » sur le marché du travail, sans jamais les reconnaître pleinement comme travail. Elle met en permanence nos valeurs au travail en leur déniant dans le même mouvement cette qualité. Et l’État joue dans ce tour de passe-passe un rôle central.

Les lignes qui précèdent sont issues de l’ouvrage de Maud Simonet.

Notes :

[1] Nicole Cox et Silvia Federici, Counter-Planning from the Kitchen, Falling Wall Press, 1975.

[2] Leopoldina Fortunati, L’Arcane de la reproduction. Femmes au foyer, prostituées, ouvriers et capital, Entremonde, 2022, p. 55 [3] John Krinsky et Maud Simonet, Who Cleans the Park? Public work and urban governance in New-York City, The University Press of Chicago, 2017 [4] Fanny Gallot, Giulia Mensitieri, Eve Meuret-Campfort et Maud Simonet, « Aux masques, citoyennes ! Mélange des genres productifs en régime d’« exception » », Salariat, vol. 1, 2022, pp. 209-218.

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