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15.08.2025 à 22:25

Les records macabres de Tsahal à Gaza

Branko Marcetic
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Une mortalité infantile supérieure à celle de tous les conflits récents. L’équivalent « d’une classe d’enfants massacrée chaque jour depuis près de deux ans ». 70 kilotonnes de bombes larguées – six fois la bombe de Hiroshima, sur un territoire six fois plus peuplé. Un nombre record de mineurs amputés. Des tueries à un rythme inégalé […]
Texte intégral (5186 mots)

Une mortalité infantile supérieure à celle de tous les conflits récents. L’équivalent « d’u depuis près de deux ans ». 70 kilotonnes de bombes larguées – six fois la bombe de Hiroshima, sur un territoire six fois plus peuplé. Un nombre record de mineurs amputés. Des tueries à un rythme inégalé depuis le génocide des Tutsis de 1994. Le carnage de Gaza aura porté le piétinement de la vie civile à de nouveaux sommets au XXIè siècle. Des crimes dont l’État israélien et son armée (« la plus morale du monde ») cherchent de moins en moins à dissimuler l’ampleur.

Deux mois après le début de la guerre, Jacobin avertissait : ce qui se déroulait à Gaza n’était « pas une guerre terrible de plus, mais une opération d’une autre nature ». La masse de faits, chiffres et témoignages horrifiques qui en émanaient autorisait à la croire. [Jacobin est un média américain partenaire de LVSL NDLR]

Dix-neuf mois ont passé, et il est désormais plus clair que jamais que ce qu’Israël a inflige à Gaza constitue l’une des pires choses qu’un groupe d’êtres humains ait fait à un autre dans l’histoire moderne.

D’atrocités en atrocités

Les expressions « sans précédent » et « du jamais vu » reviennent sans cesse à propos de Gaza, dans la bouche de médecins, travailleurs humanitaires, experts en droit et autres habitués des pires théâtres de guerre. Les chiffres leur donnent raison.

Trois mois seulement après le début de l’offensive, le taux moyen de mortalité infligé par l’armée israélienne – 250 morts par jour – dépassait celui des grands conflits du siècle ; Ukraine, Irak et Yémen compris. Le suivant sur la liste, la guerre civile syrienne, pourtant particulièrement sanglante, affichait un taux inférieur de moitié (96,5 morts par jour). Pour retrouver un conflit dont les cent premiers jours furent aussi meurtriers que ceux de Gaza, il faut remonter jusqu’au génocide des Tutsis de 1994 au Rwanda – les autres guerres ne s’en approchent même pas.

Depuis, le rythme des morts a « ralenti », mais uniquement parce que la destruction méthodique des hôpitaux par Israël rend plus difficile le comptage des victimes. En se fondant sur le chiffre officiel du 30 juillet – plus de 60 000 morts, sans doute très en-dessous de la réalité – on obtient encore un taux de 91 Palestiniens tués par jour, supérieur à celui de tous les autres conflits récents, Syrie exceptée. Comme le relevait le journaliste Peter Beinart, c’est aussi davantage de Palestiniens tués chaque jour que lors de certains des massacres les plus célèbres de l’histoire, qui avaient pourtant bouleversé l’opinion mondiale et provoqué des virages politiques : celui de Sharpeville en Afrique du Sud (69 morts) ou le Bloody Sunday en Irlande (26 morts).

Plus encore que le nombre total de morts, c’est l’identité des victimes qui frappe. Après un an, 902 lignées familiales avaient totalement disparu du registre civil de Gaza : aucun survivant, et autant de noms effacés à jamais. Près de 3 500 familles ne comptaient plus que deux membres, 1 364 un seul. Dans certains cas de figure, trois ou quatre générations d’une même famille ont été anéanties d’un seul bombardement. Un tel phénomène est familier des conflits précédents, mais n’a jamais atteint une telle échelle au XXIè siècle.

Gaza détient le record mondial du nombre d’amputés parmi les mineurs, rapporté à la population. En raison du blocus israélien, nombre de ces opérations ont été effectuées sans anesthésie.

Israël a tué une proportion exceptionnellement élevée de civils. En septembre 2024, alors que le bilan était bien plus bas qu’aujourd’hui, plus de femmes et d’enfants avaient déjà été tués que dans la période équivalente pour tout autre conflit des vingt dernières années. Même en adoptant l’estimation la plus basse – en excluant les corps non identifiés et en acceptant l’affirmation délirante d’Israël selon laquelle 20 000 combattants du Hamas auraient péri – les femmes, enfants, personnes âgées et hommes non affiliés au Hamas représentent encore 64 % du total. Cette proportion, largement sous-évaluée, place déjà Gaza au-dessus de la plupart des conflits les plus meurtriers des soixante-dix dernières années, Vietnam, guerres yougoslaves, Syrie et Yémen compris – et bien au-dessus de la moyenne de 50 % observée en moyenne au XXe siècle.

[Que 20 000 combattants du Hamas aient péri sous les bombes israéliennes, comme l’affirme Tel-Aviv, impliquerait que la quasi-totalité des hommes tués par Tsahal appartiennent à l’organisation. De multiples preuves et indices permettent de contrecarrer cette assertion invraisemblable, mais la plus probante réside peut-être dans les programmes israéliens d’intelligence artificielle utilisés durant les premiers mois après le 7 octobre 2023 : ils permettaient aux drones de tuer 100 civils pour un combattant du Hamas, et 300 civils pour un cadre du Hamas, ainsi que le rapportait LVSL à partir d’une enquête du média indépendant israélien +972Mag NDLR].

La violence subie par les enfants dépasse l’entendement. Quatre mois après le début des hostilités, Gaza affichait le pire taux de mortalité infantile de tous les conflits récents : dix fois celui de la Syrie, quarante-cinq fois celui du Yémen. Au 30 juillet, on comptait un enfant tué chaque heure. Comme le résumait la directrice exécutive de l’UNICEF, cela équivaut à « une classe entière d’enfants tuée chaque jour depuis près de deux ans » – une classe dans laquelle on trouverait des nourrissons et des enfants de moins de deux ans. Lorsque le ministère gazaoui de la Santé a publié en juin la liste complète des victimes, classées de la plus jeune à la plus âgée, il a fallu onze pages et 486 noms avant de trouver un enfant âgé de plus de six mois.

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Trois mois après le début de la guerre, plus de dix enfants par jour perdaient une ou deux jambes. Gaza détient désormais le triste record mondial du nombre d’amputés parmi les mineurs, rapporté à la population. En raison du blocus israélien, nombre de ces opérations ont été effectuées sans anesthésie. Certains de ces enfants figurent parmi les plus de 17 000 orphelins produits par la guerre. Une nouvelle expression a dû être inventée pour décrire cette réalité devenue courante : « « enfant blessé, sans famille » (Wounded Child, No Surviving Family – WCNSF). Des médecins étrangers rapportent que certains de ces enfants, mutilés à vie et sans personne pour s’occuper d’eux, demandent à mourir.

Des preuves attestent que des enfants ont été délibérément pris pour cibles. Depuis plus d’un an, de nombreux soignants témoignent avoir traité des enfants touchés volontairement à la tête, au cou, à la poitrine ou aux organes génitaux – comme si des soldats israéliens les utilisaient pour « s’entraîner au tir ». D’autres fois, de jeunes garçons ont servi de boucliers humains à Tsahal. Des centaines d’enfants de Gaza ont été arrêtés et emprisonnés en Israël, où beaucoup ont subi des actes de torture. Les adultes ne sont pas épargnés : des dizaines de détenus sont morts sous la torture, qui inclut électrocutions, attaques de chiens et violences sexuelles si extrêmes qu’elles ont nécessité des hospitalisations.

Aujourd’hui, alors que la totalité de la population gazaouie vit dans une insécurité alimentaire aiguë, le nombre de morts, notamment d’enfants, va encore s’envoler. Un expert de la famine estime que celle qui sévit désormais à Gaza est « la plus minutieusement conçue et exécutée depuis la Seconde Guerre mondiale ». Officiellement, elle a déjà causé des dizaines de victimes – mais ces chiffres représentent sans doute à peine 10 % du total.

La destruction de biens culturels par les talibans ou l’État islamique fut un argument central pour en faire des menaces mondiales. Pareille action revendiquée par Israël n’a provoqué aucune réaction en Occident.

Des milliers d’enfants ont déjà dépassé le point de non-retour : ils mourront ou resteront handicapés à vie dans les semaines et mois à venir. Le directeur des opérations d’urgence du Programme alimentaire mondial (PAM) parle d’une situation « sans équivalent au XXIe siècle », comparable seulement à des famines du siècle dernier. C’est un nouveau sommet dans l’accumulation d’actes de cruauté qui caractérise cette guerre, tandis que l’armée israélienne continue chaque jour de massacrer des Palestiniens par dizaines, à coups de bombes et de balles.

Dévastation physique sans équivalent

Ce qui distingue Gaza, ce n’est pas seulement le massacre massif de sa population, mais l’ampleur de la destruction matérielle : une campagne systématique, d’une envergure inédite, visant chaque structure et institution rendant possible la vie organisée dans l’enclave.

En février 2025, 92 % des habitations avaient été endommagées ou détruites, les deux tiers du parc immobilier anéantis. Selon l’ONU, un tel niveau de destruction, « sans précédent » depuis la Seconde Guerre mondiale, ne pourrait être réparé avant 2040 si la guerre s’arrêtait immédiatement – et cet avertissement date déjà de quatorze mois.

Dès le premier mois, le blocus israélien privant Gaza d’électricité et de carburant a conduit à l’arrêt complet des cinq stations d’épuration et de la plupart des postes de pompage des eaux usées. Les déversements non traités ont contaminé les eaux côtières, les sols et les nappes phréatiques. Après un an, 70 % des installations de traitement de l’eau et de l’assainissement étaient hors d’usage. En juin dernier, à peine 49 % des unités de production d’eau potable fonctionnaient encore.

La dévastation écologique inclut, en avril 2025, la destruction de 83 % des terres cultivées, l’abattage de 95 % du cheptel bovin et d’environ deux cinquièmes des moutons et des chèvres. Le nord de Gaza, autrefois couvert aux deux tiers de terres agricoles, est devenu un désert. À cela s’ajoutent le bombardement de l’unique moulin à blé, la fermeture de toutes les boulangeries, la destruction de 72 % de la flotte de pêche et l’arrêt total du secteur halieutique. Gaza a perdu toute capacité à se nourrir seule – aujourd’hui et pour longtemps.

Ce désastre a eu pour effet pervers de rendre la population presque entièrement dépendante de l’aide humanitaire – aide qu’Israël a transformée, selon un ancien béret vert américain, en « piège mortel », où une moyenne de vingt-quatre Palestiniens meurent chaque jour, pris pour cibles alors qu’ils attendent de recevoir de la nourriture.

Plus de la moitié des sites du patrimoine culturel et un tiers des mosquées ont été endommagés ou détruits, certaines estimations avançant des chiffres bien plus élevés. Parmi eux, les deux plus anciens bâtiments de la bande de Gaza : la Grande mosquée al-Omari, lieu sacré pluriséculaire presque entièrement rasé par un bombardement aérien, et le hammam samaritain, bâti par une communauté antique se réclamant des tribus bibliques d’Israël, démoli à coups de bombes et de bulldozers. La destruction de biens culturels par les talibans ou l’État islamique fut un argument central pour en faire des menaces mondiales, tandis que l’anéantissement de la culture juive par les nazis est reconnu comme une composante clé de leur entreprise d’extermination.

Selon les estimations les plus basses, Israël a largué depuis le début de la guerre plus de 70 000 tonnes de bombes sur Gaza – l’équivalent d’environ six bombes d’Hiroshima

L’attaque contre le secteur de la santé a été particulièrement intense : au moins 94 % des hôpitaux ont été touchés, le dernier établissement pleinement fonctionnel ayant été partiellement détruit en avril dernier. Près de la moitié ne fonctionnent plus. Ce niveau de destruction est comparable aux neuf années de guerre au Yémen (50 % d’hôpitaux hors service) et dépasse largement les chiffres de la Syrie (37 %), de l’Ukraine (37,5 %) ou de l’Irak en 2003 (7 % partiellement détruits).

Comme les écoles ou les sites religieux, les hôpitaux sont protégés en temps de guerre. Les attaques qui les visent sont considérées comme si inacceptables que, lorsqu’en 2015 l’administration Obama avait bombardé par erreur un hôpital afghan, le Pentagone a désespérément cherché une justification, trois enquêtes ont été ouvertes, le président a présenté des excuses publiques et seize personnes ont été sanctionnées. Le scandale a été mondial.

L’État d’Israël, lui, a assumé et justifié ses centaines d’attaques délibérées contre des hôpitaux, écoles et lieux de culte.

Les personnels de santé sont également protégés. Pourtant, en deux mois, Israël avait déjà tué plus de soignants à Gaza que dans l’ensemble des conflits mondiaux survenus en une année depuis 2016. Ce chiffre n’a cessé de croître. Même dans les estimations les plus basses, les 557 soignants tués entre le 7 octobre 2023 et le 30 juillet 2025 représentent un peu plus du tiers du total mondial des victimes dans ce corps de métier pendant les huit années précédant la guerre. À cela s’ajoutent des centaines de soignants enlevés par l’armée israélienne, certains torturés à mort.

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À la veille du premier anniversaire de la guerre, Israël bombardait en moyenne un centre ou un entrepôt de distribution d’aide tous les quinze jours, une école ou un hôpital tous les quatre jours, un abri temporaire toutes les dix-sept heures, et une habitation toutes les quatre heures. Résultat : une série de records funestes – le plus grand nombre de soignants tués en au moins une décennie, le plus grand nombre de personnels de l’ONU tués, la guerre la plus meurtrière jamais enregistrée pour les travailleurs humanitaires, et la plus meurtrière pour les journalistes, avec plus de reporters tués que dans les sept dernières grandes guerres impliquant les États-Unis réunies, y compris les deux guerres mondiales et la guerre de Sécession.

Bombardements industriels

Une grande part de cette dévastation tient à une campagne de bombardements d’une intensité et d’une indiscrimination rares.

Selon les estimations les plus basses, Israël a largué depuis le début de la guerre plus de 70 000 tonnes de bombes sur Gaza – l’équivalent d’environ six bombes d’Hiroshima, sur un territoire deux fois plus petit que la ville japonaise mais six fois plus peuplé. Les trois premiers mois furent les plus destructeurs : 25 000 tonnes d’explosifs, soit l’équivalent de deux Hiroshimas, avaient déjà été larguées en février 2024.

En six semaines à peine, le nord de Gaza a subi un niveau de destruction comparable à celui des villes allemandes de Dresde, Hambourg ou Cologne pendant la Seconde Guerre mondiale. Au troisième mois, Israël avait rasé 33 % des bâtiments de Gaza – un taux trois fois supérieur à celui infligé par les Alliés aux zones urbaines allemandes en trois ans. Robert Pape, historien militaire américain spécialiste de la puissance aérienne, a qualifié Gaza à ce stade de « l’une des campagnes de punition contre les civils les plus intenses de l’histoire », figurant « dans le quart supérieur des bombardements les plus dévastateurs jamais menés ».

Des chercheurs ont relevé que, dès cette période initiale, la destruction dépassait celle d’Alep, de Marioupol, de Mossoul ou de Grozny – cette dernière ayant été qualifiée par l’ONU de « ville la plus détruite au monde ». En décembre 2023, un spécialiste de la cartographie des destructions en temps de guerre soulignait que « rien n’égale ce rythme en si peu de temps ». Après dix-huit mois, Paul Rogers, professeur émérite et auteur de nombreux ouvrages sur la guerre moderne, estimait que le nivellement de Gaza était « sans précédent dans l’ère post-Seconde Guerre mondiale », comparable seulement à l’incendie de Tokyo en 1945.

Des bombes israéliennes de 900 kilogrammes, capables de tuer dans un rayon de 300 mètres, ont été larguées sur des zones dites « sûres », un marché bondé, un camp de réfugiés

Les chiffres illustrent cette intensité : en trois mois, Israël a largué bien plus de bombes que les Alliés lors de l’incendie de Hambourg (9 000 tonnes) ou du bombardement de Dresde (3 900 tonnes), que le musée américain de la Seconde Guerre mondiale qualifie d’« apocalyptique ». C’est aussi davantage que les 18 300 tonnes larguées par les nazis sur Londres pendant huit mois de Blitz.

En moins de deux mois, Israël a mené 22 000 frappes aériennes – un chiffre 60 % supérieur au n nombre de bombes de la coalition dirigée par les États-Unis contre Daech en Irak en plus de quatre ans, sur un territoire mille fois plus vaste. Ce chiffre dépassait aussi celui des frappes en Syrie durant la même période, alors que le pays est cinq cents fois plus grand que Gaza. L’opération américaine Inherent Resolve avait pourtant été décrite comme une « guerre d’anéantissement ».

En cinq jours seulement, Israël annonçait avoir largué 6 000 bombes sur Gaza. À titre de comparaison, le maximum annuel de bombes larguées par les États-Unis sur l’Afghanistan était d’un peu plus de 7 000 – un total également proche de celui de l’OTAN sur la Libye en huit mois, en 2011. Entre 2013 et 2018, jamais les États-Unis n’ont dépassé 4 400 bombes par an sur l’Afghanistan, pourtant 1 800 fois plus grand que Gaza.

Deux mois après le début de la guerre, Israël avait déjà utilisé 29 000 munitions, un chiffre « nettement supérieur à tout autre conflit des vingt dernières années », selon le directeur d’Airwars. La seule comparaison possible est la campagne de « choc et effroi » de 2003 en Irak, sur un territoire bien plus vaste. Ce total dépassait aussi celui des bombes larguées par les États-Unis dans le monde entier en 2016, et même le chiffre « inédit » atteint par Donald Trump au cours de ses six premiers mois à la Maison-Blanche.

Avec près de 500 bombes par jour, ce rythme surclasse de loin la moyenne américaine de 46 bombes quotidiennes sur tous les théâtres de guerre depuis vingt ans, et dépasse l’intensité des bombardements russes sur l’Ukraine en 2024, dont la plupart ont été interceptés par des systèmes de défense – absents à Gaza.

À cette létalité s’ajoute le recours massif aux munitions les plus destructrices et les moins précises. Entre 40 et 45 % des frappes des deux premiers mois ont utilisé des bombes non guidées, un taux « choquant » pour un expert du Pentagone.

Alors que les États-Unis privilégient généralement des bombes de 200 kilogrammes depuis le Vietnam, 90 % des munitions israéliennes durant les deux premières semaines de la guerre pesaient entre 450 et 900 kilogrammes. Ces dernières, capables de tuer ou blesser dans un rayon de 300 mètres et de creuser d’énormes cratères, ont été larguées sur des zones dites « sûres », un marché bondé, un camp de réfugiés, des immeubles résidentiels et à proximité d’hôpitaux.

Quand les mots manquent

À un certain stade, il importe peu de savoir si les responsables israéliens agissent ainsi intentionnellement (même si cela ne fait aucun doute) ou si cette guerre relève du génocide (ce qui est tout aussi incontestable). Même un survol de ces faits et chiffres suffit à le comprendre : quoi que l’on décide de l’appeler, ce qu’Israël inflige à Gaza est intolérable et d’une cruauté historique.

Dans l’histoire contemporaine, d’autres guerres ont fait davantage de morts ou proportionnellement plus de victimes civiles. D’autres pays ont subi un volume d’explosifs plus important. D’autres gouvernements ont tué davantage d’enfants et les ont torturés avec sadisme. D’autres nations ont été tout autant anéanties physiquement et ravagées sur le plan environnemental. Dans d’autres conflits, des travailleurs humanitaires et du personnel médical ont été tués, des hôpitaux détruits. Et il y a eu ailleurs des famines délibérément provoquées.

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Ce qui distingue Gaza, ce n’est pas seulement de cumuler toutes ces caractéristiques ; c’est d’atteindre, dans chacun de ces domaines, des degrés parmi les pires observés depuis des décennies. C’est pourquoi tant de personnes qui ont passé leur vie à vivre, combattre, observer, mener des actions humanitaires ou étudier des conflits affirment avec constance n’avoir jamais rien vu d’aussi atroce que ce qui se déroule à Gaza.

Ce que nous avons vu, ce que nous continuons de voir, c’est l’effacement pur et simple d’une société de deux millions d’êtres humains. Chaque aspect de la civilisation moderne, jusqu’aux aspects les plus élémentaires nécessaires à la survie d’une communauté humaine, a été méthodiquement et presque totalement détruit par l’armée israélienne à Gaza. Et nous assistons désormais à la lente, mais de plus en plus rapide, disparition massive de ses habitants – par la faim, la maladie et le meurtre.

Cet article a été originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Israel’s Gaza War Is One of History’s Worst Crimes Ever ».

13.08.2025 à 21:01

L’Union européenne, tabou de la gauche à l’heure de la servitude

Noam Drif
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Fin juillet, Donald Trump exultait : un « accord très puissant, un accord très important, le plus grand de tous les accords » (sic) venait d’être extorqué à l’Union européenne (UE). Le Vieux continent capitulait, acceptant des tarifs douaniers asymétriques et une importation massive d’armes et d’énergie américaines. Quelques semaines plus tôt, le premier ministre François […]
Texte intégral (3148 mots)

Fin juillet, Donald Trump exultait : un « accord très puissant, un accord très important, le plus grand de tous les accords » (sic) venait d’être extorqué à l’Union européenne (UE). Le Vieux continent capitulait, acceptant des tarifs douaniers asymétriques et une importation massive d’armes et d’énergie américaines. Quelques semaines plus tôt, le premier ministre François Bayrou annonçait un plan d’austérité d’une ampleur historique, incluant des coupes budgétaires à hauteur de quarante milliards de dollars. Avec la bénédiction de la Commission européenne, qui exigeait de la France qu’elle réduise un prétendu « déficit excessif ». Si l’intégralité de la gauche a condamné ces renoncements, bien peu ont mis en cause l’Union européenne. Agent incontournable de « l’accord » imposé par Donald Trump et du « plan » Bayrou, l’UE est-elle redevenue l’angle mort de la gauche ?

Donald Trump d’un côté, François Bayrou de l’autre : pour la gauche, les responsables ont été faciles à trouver. Sur des cibles aussi faciles, la tentation est grande d’ouvrir le feu : l’arrogance impériale du chef d’État américain n’a d’égale que la détestation générée par le Premier ministre français.

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Au point d’en oublier que Donald Trump a signé « l’accord » avec Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne ; et que celle-ci a salué le « plan » Bayrou visant à réduire les dépenses publiques. Cette amnésie interroge quant à la volonté des forces de gauche de porter une rupture avec le statu quo actuel. Et rappelle qu’elle a su, historiquement, porter une vigoureuse opposition à la construction européenne.

La gauche est peu diserte sur le sacrifice de l’outil productif français par la construction européenne, au plus grand bénéfice des multinationales de l’Allemagne

Le tabou de l’euro

Si la violence du « plan Bayrou » a soudé l’opinion contre le gouvernement, il s’inscrit dans une tendance de long terme – qui remonte à un demi-siècle.

Lorsque la gauche critique la politique budgétaire du gouvernement, elle met en avant la diminution des impôts sur les grandes fortunes et les cadeaux aux plus fortunés. « L’injustice fiscale » – une thématique dont l’omniprésence de Gabriel Zucman illustre la prégnance -, explique-t-elle, constitue un manque à gagner pour l’État, obligé de recourir à une cure d’austérité. Indéniable, cette tendance ne constitue pourtant pas le phénomène le plus marquant ce ces dernières décennies. Le coefficient de Gini – qui mesure la disparité de revenus entre les 10 % les plus riches et les plus pauvres, 0 indiquant un degré parfait d’égalité et 1 l’inégalité maximale – s’est globalement accru, progressant de 0,272 en 2000 à 0,297 en 2023.

Mais cette tendance, irrégulière, demeure contenue et inférieure à bien des pays européens. Surtout, elle fait pâle figure à côté de la dégradation abyssale du solde commercial. Celle-ci est centrale pour comprendre la tendance à la rigueur budgétaire. Si la France affichait un excédent de plusieurs dizaines de milliards d’euros dans les années 1990, elle est désormais grevée par un déficit de 80 milliards de dollars ces dernières années (avec un pic de 160 milliards en 2022, dû à la hausse des prix de l’énergie sur le marché européen). La détérioration de la balance commerciale française est corrélée à la désindustrialisation du pays. Alors que l’industrie constituait encore 25 % du PIB au début des années 1990, elle s’est effondrée à 12 % durant les mandats d’Emmanuel Macron.

La gauche pointe la multiplication des privilèges à l’endroit des plus fortunés. Mais elle est généralement peu diserte sur le sacrifice de l’outil productif français, ouvert aux quatre vents avec la construction européenne, au plus grand bénéfice des multinationales de l’Allemagne – qui accumule des excédents records grâce au déficit de nombreux pays européens, dont la France. Ce déficit, qui encourage la compression budgétaire, a été institutionnalisé par l’Union européenne.

À partir de 1973, la France a vu les marges de son système industriel menacées par une hausse ininterrompue des prix de l’énergie causée par les chocs pétroliers. La marge brute des sociétés françaises est tombée de 27% à 22% entre 1973 et 1981. Pour les dirigeants d’entreprises, la construction européenne tombe à pic ; l’Acte unique de 1986, en particulier, enlève tous les freins à la liberté de circulation du capital et accélère sa délocalisation dans des régions à moindre coût. Depuis celles-ci, des produits à bas prix sont exportés vers la France, soumettant le tissu productif restant à une pression intense. La désindustrialisation était en marche.

Lorsqu’en 1989 l’Allemagne se réunifie et que le Chancelier Kohl acte la conversion d’un Ost Mark pour un Deutsch Mark, l’inflation s’envole. Face à celle-ci, la Bundesbank opte pour une élévation drastique de ses taux. La plupart des pays européens présents dans le SME se retrouvent obligés de suivre les taux allemands. Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque de France de 1993 à 2003, affirme qu’une monnaie forte est la condition d’une bonne politique économique – plutôt que l’inverse. Et il décide, selon ses propres mots, que la France « paiera pour la réunification allemande », dans un esprit conforme aux dernières années du septennat Mitterrand, qui ne cessait de mettre en garde son électorat contre les dangers du « nationalisme ».

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Industrie en déliquescence – hors luxe, cosmétique et dans une moindre mesure armement – dépense publique élevée, libre-échange et monnaie forte : l’équation était intenable. L’absence de contrôle des capitaux, des biens et des marchandises, exposait les entreprises françaises aux concurrents du monde entier. L’arme de la dévaluation, enclenchée sous l’ère gaullienne – et durant les deux premières années de la présidence Mitterrand – pour protéger le tissu productif, était neutralisée par la monnaie unique.

Entre démocrates et « trumpistes », la méthode diffère : softpower et mobilisation des outils du multilatéralisme pour les premiers, coercition frontale et bilatérale de l’autre. La finalité reste la même

Et le déficit commercial, qui ne cessait de se creuser, menaçait la pérennité des dépenses publiques. Les entreprises françaises, qui faisaient pression pour une diminution des prélèvements obligatoires, n’avaient plus qu’à réclamer des compressions budgétaires pour les rendre possibles. Le plan Bayrou de 2025 est la manifestation la plus récente, et la plus brutale, de cette tendance.

Les dernières réformes dites « de rigueur », comme celle sur les retraites de 2023 ou l’actuel plan Bayrou, n’ont pourtant été que rarement mises en perspective avec la question européenne par la gauche.

« Trump », l’aubaine pour blanchir l’UE

À écouter les représentants de gauche, c’est « Donald Trump » qu’il faut blâmer pour le deal asymétrique avec l’Union européenne. L’actuel mandataire est bien déterminé à compenser le « déficit » des États-Unis à l’égard du Vieux continent (dont une bonne partie découle de l’hébergement des GAFAM en Irlande), en œuvrant à ce que les Européens achètent du gaz et de l’armement américain. Mais il convient de ne pas oublier que la dépendance gazière et militaire des Européens s’est déjà accrue de manière considérable sous l’administration antérieure.

Dans le contexte du conflit ukrainien, ils ont en effet procédé à des achats massifs d’armes américaines, tandis que le gouvernement de Joe Biden œuvrait à l’échec des projets proprement « européens » – dont Système de combat aérien du futur (SCAF) est devenu l’emblème. Si le « rapport Draghi » [du nom de l’ancien président de la Banque centrale européenne NDLR] a défrayé la chronique en septembre 2024, il ne faisait que rappeler un phénomène déjà bien établi : la dépendance européenne en matière d’armement s’était accrue à l’égard des États-Unis, le Vieux continent important 56 % d’armes américaines en 2024.

De la même manière, les Européens ont acheté du Gaz naturel liquéfié (GNL) en masse aux États-Unis, à un prix surfacturé, pour compenser le tarissement des afflux russes. La dépendance européenne a été accrue par la destruction du gazoduc Nord-Stream 2, sur laquelle plane le soupçon d’un sabotage américain [une commission d’enquête ministérielle allemande a refusé de divulguer ses résultats au grand public : on image bien qu’eût-elle découvert la preuve d’une implication russe, elle n’aurait eu aucun mal à le faire NDLR]

Entre démocrates et « trumpistes », la méthode diffère : softpower et mobilisation des outils du multilatéralisme pour les premiers, coercition frontale et bilatérale de l’autre. La finalité reste la même : imposer une logique tributaire à l’Union européenne. Contre les 100 000 troupes américaines déployées en Europe, les États-Unis souhaitent faire « payer » le Vieux continent. L’accord en question, qui acte l’élévation des droits de douane américains à 15 % – sans contrepartie – et des promesses d’investissement européen faramineux dans un armement et une énergie made in USA, constitue un moyen d’extorquer au continent le tribut de sa protection.

« L’indépendantisme français » de Jean-Luc Mélenchon est parvenu à entraîner la gauche sur une pente critique de l’UE. Une ligne plus conciliante à l’égard de l’Union a cependant retrouvé droit de cité autour de Manon Aubry.

Les 15 % de droits de douane constituent bien une escalade majeure dans les relations commerciales avec l’Europe, puisqu’ils oscillaient encore entre 3 et 4 % sous la précédente administration. Face au triomphe de la Realpolitik, les défenseurs du projet européen n’opposent que des arguties juridiques. L’issue de ce sempiternel affrontement entre « herbivores » et « carnivores » que rappelait récemment Emmanuel Macron, semblait jouée à l’avance.

D’un côté, l’auteur de The Art of the Deal [titre d’un livre de Donald Trump NDLR] joutait avec La fin de l’Histoire et le dernier homme de Francis Fukuyama – par ailleurs trop peu lu en Europe, et dont les enseignements ont trop peu été médités. Si l’agressivité de Donald Trump et le renoncement écologique que constitue cet accord, très favorable aux lobbies du Gaz naturel liquéfié (GNL) américain, ont été soulignés par les forces de gauche, rares sont ceux à s’être véritablement intéressés au rôle de la Commission européenne dans le résultat de ces négociations. Une attitude bien compréhensible de la part du Parti socialiste (PS) et des Écologistes, historiquement pro-européens, mais qui laisse davantage perplexe lorsqu’il s’agit de la France insoumise (LFI) et du Parti communiste français (PCF).

Gauches irréconciliables

Le chercheur Nicolas Azam a consacré une thèse aux rapports du Parti communiste français à la construction européenne. Il met en évidence une déprolétarisation de l’électorat du PCF, corrélé à une prolétarisation de l’électorat du RN, dans un jeu de vase communiquant. Il note un embourgeoisement des cadres, qui semble avoir eu un effet sur la ligne du Parti vis-à-vis de l’UE. Plus modéré, le PCF a cessé de s’opposer en bloc à la construction européenne dans les années 1990.

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Il s’agissait alors d’un virage à 180° par rapport à sa doctrine antérieure. Le Parti communiste français s’est en effet prononcé contre la Communauté européenne de défense (CED) en 1954, contre la Communauté économique européenne (CEE) de 1957, embryon de l’Union actuelle. L’objet européen, considéré comme une tutelle de l’OTAN, n’intéresse alors que très peu le PCF. En 1957, son Secrétaire général Maurice Thorez ne prend même pas part aux discussions sur la CEE. Pour lui, la technicité des débats masque mal la nature germano-américaine et militarisée de la construction européenne.

Une position qui rapproche davantage les communistes des forces gaullistes – hostiles à la CED pour des raisons d’indépendance nationale – que de leurs alliés socialistes. Ceux-ci voient dans les institutions européennes l’accomplissement d’une promesse de paix universelle. Ils seront au centre de l’Acte unique européen de 1986, puis du Traité de Maastricht de 1992, et enfin du projet de Constitution européenne de 2005 – rejeté par référendum.

Dans le clivage permanent entre la gauche communiste et socialiste, la question européenne est fondamentale. C’est elle qui acte, en partie, la rupture de 1984 : les socialistes, ayant fait le choix du « tournant de la rigueur » par refus de sortir du Serpent monétaire européen – comme le proposait alors le ministre Jean-Pierre Chevènement –, furent désavoués par les communistes.

Côté PCF, la modération du discours sur l’Europe s’est accompagnée d’une déprolétarisation et d’un vieillissement des adhérents – ainsi que le soulignent Nicolas Azan mais également François Platone ou Jean Ranger dans leur étude « Les adhérents du PCF en 1997 » (Cevipof). Le champ politique français se voit ainsi amputé d’un acteur eurosceptique majeur. À l’extrême droite, longtemps europhile, une voie royale est ouverte pour incarner le rejet de l’UE. Le « souverainisme de gauche » a été réactivé – non sans inconstances – par Jean-Pierre Chevènement, candidat à la présidentielle de 2002 puis intellectuel organique des cercles critiques de la monnaie unique.

Surtout, par Jean-Luc Mélenchon, qui est parvenu à entraîner une grande partie de la gauche sur une voie plus critique vis-à-vis de l’Union européenne. Proposant la « sortie des traités européens » en 2017, il proclamait la nécessité d’un « indépendantisme français ». Par la suite, cette thématique a été reléguée au second plan. En témoigne la rareté des mentions de la Commission européenne par les élus LFI dans la dénonciation du plan Bayrou. Depuis les élections européennes de 2019, une parole plus conciliante à l’égard de l’Union a même retrouvé droit de cité autour de l’eurodéputée Manon Aubry. Celle-ci refuse le qualificatif de « souverainiste » et rappelle que son opposition aux traités européens n’a « rien de dogmatique » [elle a été critiquée pour avoir affiché sa proximité à l’égard de l’ex-chef d’État grec Alexis Tsipras, devenu le symbole de la capitulation à l’égard de l’UE ; plus récemment, pour avoir donné une chaleureuse accolade à Ursula von der Leyen lors de sa réélection – sur laquelle elle avait dû s’expliquer NDLR].

Le PCF, quant à lui, tient aujourd’hui une ligne plus critique vis-à-vis de l’UE… tout en refusant de renouer avec l’indépendantisme radical d’antan.

Georges Marchais, lors du débat télévisé du 17 mai 1979 – à l’occasion de la première élection au suffrage universel pour le Parlement européen -, déclarait : « Toute notre politique sera fondée sur l’indépendance et la liberté d’action de la France ». Il appelait à ne jamais oublier le danger que représentait le cadre européen, et ceux qui voulaient lui déléguer les attributs de la souveraineté française : « Autour de cette table, il est une liste, le représentant d’une liste et d’un parti qui ne transigera jamais sur cette question capitale de la liberté d’action de notre pays, de sa souveraineté et de son indépendance. Et c’est cela que vous voulez mettre en cause, mais vous ne voulez pas et ne pouvez pas l’avouer. »

11.08.2025 à 23:01

Europe centrale et orientale : une intégration aux pieds d’argile

Alban Férelloc
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Vingt ans après l’élargissement l’Union européenne (UE) à l’Europe centrale et orientale, cette intégration dévoile toute sa fragilité. Dépendance aux investissements étrangers, inégalités territoriales, émigration massive, recul démocratique : les « néo-adhérents » sont loin de la prospérité promise deux décennies plus tôt. À une ère de prédation, où les capitaux allemands ont fait main basse sur leur […]
Texte intégral (1985 mots)

Vingt ans après l’élargissement l’Union européenne (UE) à l’Europe centrale et orientale, cette intégration dévoile toute sa fragilité. Dépendance aux investissements étrangers, inégalités territoriales, émigration massive, recul démocratique : les « néo-adhérents » sont loin de la prospérité promise deux décennies plus tôt. À une ère de prédation, où les capitaux allemands ont fait main basse sur leur industrie, succède une période d’instabilité, consécutive à la guerre d’Ukraine et la fin de l’énergie à bas coût importée de Russie. L’Union européenne devait permettre un rattrapage-éclair des pays d’Europe centrale et orientale (PECO) ; désormais, elle les entraîne dans son déclin.

Dans son roman le Château (Das Schloss), Kafka décrit la quête d’un protagoniste cherchant désespérément à atteindre un château, se trouvant être le chef-lieu de la bourgade qu’il traverse, et qui, en essayant de trouver un moyen de le rejoindre, s’éloignant toujours un peu plus de son objectif.

En-dehors de l’endroit où le roman prend place – l’Europe centrale – le parallèle avec le processus d’adhésion de 2004, qui a vu 10 pays rejoindre l’UE, dont huit issu des pays d’Europe centrale ou orientale (PECO), vient immédiatement à l’esprit du lecteur. Ce processus, pensé comme un moyen de rattacher une partie de l’Europe, autrefois éloigné, et de lui permettre un rattrapage économique à grande vitesse. L’objectif était clair, les prévisions optimistes.

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Vingt ans plus tard, le processus semble s’être égaré et la perspective d’une intégration approfondie avec le reste de l’Union s’érode. L’attention se porte désormais moins sur de nouvelles intégrations que sur l’évolution du regard de l’UE envers les PECO. Entre-temps, les habitants des PECO avaient eu de quoi déchanter…

L’aigle bicéphale, « modèle » d’intégration

L’intégration repose sur deux pôles jugés complémentaires : la libéralisation des marchés et la démocratisation du système politique, permettant d’en finir avec l’héritage des anciennes Républiques soviétiques. Ces deux visions ont accouché d’un ensemble ensemble de règles, établis en 1993 à Copenhague. Ces « critères de Copenhague » ont défini les conditions d’entrée dans l’UE – et suggéré l’horizon vers lequel l’Union devait les faire tendre.

Entre 2000 et 2016, les dividendes rapatriés par les firmes étrangères en République Tchèque ont représenté en moyenne 3,7 % du PIB. Deux fois plus que les aides européennes.

D’un point de vue institutionnel, cela passe par une plus grande importance faite à l’État de droit, qui s’enrichit d’ailleurs du droit de l’UE avec une nouvelle juridiction (la Cour de justice de l’UE) ainsi que de nouveaux textes de droit – et notamment la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Les critères de Copenhague exigent en outre « la présence d’institutions stables garantissant la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme et la protection des minorités » ainsi que « l’existence d’une économie de marché viable et la capacité à faire face aux forces concurrentielles à l’intérieur de l’Union européenne ».

Pour aider au rattrapage, différents versements d’aides ont été réalisés. Tout d’abord, une première de l’ordre de 13.2 milliards d’euros pour les néo-adhérant, de 2000 à 2003. À la suite de cela, pas moins de 41 milliards leur ont été versés de 2004 à 2006, destinés principalement aux subventions agricoles et aux infrastructures. Aujourd’hui encore, les pays d’Europe de l’Est demeurent les principaux bénéficiaires nets de l’UE – la Pologne jouit d’un bénéfice net d’environ 12 milliards d’euros, la Hongrie et la Roumanie de respectivement 5 et 3 milliards d’euros en 2023.

L’autre apport est venu du secteur privé, avec une hausse des Investissements directs étrangers (IDE) au sein des néo-arrivants, boostés par l’inclusion dans le marché commun. Selon les chiffres officiels de la Commission européenne, un certain rattrapage peut s’observer : le revenu moyen des néo-arrivants est passé de 40 % du revenu moyen de l’UE à 52 % entre 1990 et 2008. En trompe-l’oeil ?

Antichambre de la mondialisation

Cette trajectoire s’est construite en vertu d’une intégration à bas coût dans les chaînes de valeur industrielle de l’Ouest, couplée à une spécialisation sectorielle poussée, impliquant une dépendance accrue à l’étranger. Grâce à leurs faibles salaires, leur proximité logistique avec le cœur industriel européen et un accès facilité à l’énergie russe, plusieurs pays ont su tirer parti de leur adhésion. L’Union européenne a alors joué un rôle de catalyseur, assurant un décollage rapide.

Cette croissance n’a pas été homogène. À l’image de la mondialisation, elle a surtout bénéficié aux territoires déjà dotés, creusant les inégalités internes et en provoquant une spécialisation marquée des PECO dans les secteurs sous-traitants… au détriment des autres. Le cas de la Slovaquie est particulièrement révélateur. Elle accueille désormais les usines de PSA, Jaguar, Volkswagen, Kia… L’automobile représente environ 40 % de ses exportations et 250 000 emplois directs, selon les estimations officielles.

Depuis 1990, les PECO ont vu environ 20 millions de personnes émigrer vers l’Europe de l’Ouest – près de 15 % de la population de la zone

La réussite apparente de l’intégration s’est effectuée au prix de l’extraversion de l’économie des PECO impliquant une forte dépendance aux IDE, majoritairement allemands. En Hongrie, ceux-ci représentent près de 18 % du stock total. Dans l’ensemble des pays du groupe de Visegrád – Pologne, Hongrie, République Tchèque et Slovaquie –, plus de 30 % des IDE concernent l’industrie manufacturière – automobile, électronique –, selon la Banque européenne d’investissement.

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Ce modèle de croissance extraverti a généré d’importants transferts de richesses. Entre 2000 et 2016, les dividendes rapatriés par les firmes étrangères en République Tchèque ont représenté en moyenne 3,7 % du PIB, atteignant parfois 5 %. À titre de comparaison, sur la période 2014–2020, les aides européennes – Fonds structurels et d’investissement – n’ont représenté qu’environ 1,7 % du PIB par an.

Avant même la crise consécutive à la guerre d’Ukraine, ce modèle d’intégration était loin de correspondre à l’image idyllique qui en était propagée. Mais la crise a dévoilé toute sa fragilité. Sur la période 2022-2023, l’Allemagne a réduit ses projets de 44 % et ses capitaux directs de 67 %. Auparavant, les PECO avaient eu à souffrir de retraits soudains de capitaux – selon le principe de fly to quality : en période d’instabilité, les investisseurs se réfugient vers le centre, jugé plus sûr, au détriment des économies périphériques. Cette fois, le phénomène s’inscrit dans la durée – d’autant qu’un autre pilier de ce modèle, à savoir l’énergie russe bon marché, vacille également.

Le retrait de l’Allemagne ouvre la voie à d’autres puissances, en premier lieu la Chine. En Hongrie, le géant CATL a lancé la construction d’une méga-usine de batteries à Debrecen –entre un et deux millions de batteries produite par an –, tandis que BYD prévoit, à Szeged, une usine capable de produire 200 000 véhicules à l’année. Cet afflux de capitaux semble limiter l’impact social du reflux allemand – mais permet à la Chine de profiter de la fragilité des PECO pour leur imposer des conditions plus asymétriques encore.

Crise de l’intégration

À l’hémorragie occasionnelle des capitaux s’est superposée celle, autrement plus régulière, des travailleurs. Depuis 1990, les PECO ont vu environ 20 millions de personnes émigrer vers l’Europe de l’Ouest – près de 15 % de la population de la zone. L’Estonie s’est vue privée de 7 % de sa population entre 1998 et 2013. Ce phénomène concerne en majorité de jeunes actifs qualifiés, accélérant le déclin démographique.

Cette fuite des cerveaux a aussi modifié les équilibres électoraux : en affaiblissant le poids des classes moyennes urbaines et pro-européennes, elle a pu favoriser l’émergence de partis conservateurs ou nationalistes. Loin d’être marginal, ce processus pèse désormais sur la cohésion sociale des PECO comme sur l’avenir politique du projet européen.

L’avenir n’est pas à l’optimisme. Si la libéralisation des économies a été imposée de manière radicale, conformément aux critères de Copenhague, la démocratisation des institutions patine – à tout le moins. En Slovaquie ou en Hongrie, c’est à un net recul des libertés que l’on assiste. Le bilan social est quant à lui assez terne pour que les populations rejettent une intégration plus approfondie. Bien que la Croatie ait récemment rejoint la zone euro – au prix d’un muselage du débat public sur la question, ainsi que le documentait Le Vent Se Lève en 2022 –, la plupart des PECO refusent d’abandonner leur souveraineté monétaire.

Les PECO étaient déjà sujets à de fortes difficultés économiques dans un contexte relativement stable, marqué par une mondialisation triomphante, une prédominance du libre-échange et une alliance transatlantique au beau fixe. Dans un monde désormais marqué par une dynamique de protectionnisme commercial et de fragmentation géopolitique le fragile modèle des PECO pourrait s’effondrer comme un château de cartes. Et l’UE, qui a pu dynamiser l’économie de ces pays quelques années durant, semble désormais les entraîner dans sa subordination aux États-Unis.

Comme le proclame un personnage du Château de Kafka : « Ce ne sont pas les moyens qui manquent, ce sont les fins qui font défaut. » À l’image de l’administration du roman, les institutions européennes produisent parfois des effets contraires à leurs intentions. Y a-t-il une quelconque réforme à espérer de pareil cadre ?

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