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27.03.2023 à 21:18

ChatGPT : derrière le mythe de l’intelligence artificielle, les dangers des automates computationnels

Anne Alombert

Le 14 mars 2023, OpenAI, entreprise américaine fondée entre autres par Elon Musk, Sam Altman et Peter Thiel, annonçait le lancement de son nouveau modèle de langage artificiel, GPT-4, faisant passer une étape supplémentaire aux technologies de génération automatique de textes. Cette nouvelle innovation poursuit la stratégie industrielle de l’entreprise américaine, qui ne cesse de […]
Texte intégral (2704 mots)

Le 14 mars 2023, OpenAI, entreprise américaine fondée entre autres par Elon Musk, Sam Altman et Peter Thiel, annonçait le lancement de son nouveau modèle de langage artificiel, GPT-4, faisant passer une étape supplémentaire aux technologies de génération automatique de textes. Cette nouvelle innovation poursuit la stratégie industrielle de l’entreprise américaine, qui ne cesse de faire parler d’elle depuis quatre mois. Derrière la fascination, il convient de mettre au jour les fantasmes et les dangers : ces technologies ne risquent-elles pas de réduire l’avenir du web à l’extractivisme de la donnée, et les capacités expressives humaines à des calculs automatisés ? Par Anne Alombert, maître de conférences en philosophie française contemporaine à l’université Paris 8, Vincennes – Saint-Denis, autrice de Schizophrénie numérique à paraître en avril 2023 aux éditions Allia.

Le 30 novembre 2022, OpenAI réalisait l’un des plus grands « coup médiatique » de l’histoire de l’intelligence artificielle, en rendant accessible au grand public un nouvel outil, dénommé ChatGPT. Ce dispositif, souvent décrit sous les noms d’ « intelligence artificielle » ou d’ « agent conversationnel », repose en fait sur l’association entre deux types de technologies : un modèle de langage (il s’agissait alors de GPT-3, et désormais, possiblement, de GPT-4), qui permet de générer toutes sortes de textes grâce à des calculs probabilistes appliqués à des quantités massives de données, et une messagerie instantanée, qui permet aux utilisateurs de poser des « questions » ou de donner des « consignes » à la machine, afin d’obtenir des productions textuelles variées (de la recette de cuisine aux poèmes, en passant par les articles scientifiques ou le code informatique).

ChatGPT, entre fantasmes et réalités

Comme souvent, le fait de rendre accessible ce type de dispositifs, au fonctionnement opaque mais à l’usage très intuitif, engendre un effet de fascination généralisée : la machine, semblant répondre par magie aux questionnements les plus insolites, devient l’objet de toutes sortes de projections anthropomorphiques nourries par les discours transhumanistes. La machine serait-elle capable d’écrire ou de parler ? Serait-elle capable de penser ? Serait-elle consciente d’elle-même ? Pourrait-elle se substituer aux activités humaines qu’elle semble si bien simuler ?

Le lancement de ChatGPT (d’abord gratuit mais dont une version payante a déjà émergé) a ainsi constitué une énorme opération de communication pour OpenAI, qui en a aussi profité pour exploiter le travail gratuit de ses millions d’utilisateurs (cent millions de comptes enregistrés en janvier 2023), convaincus d’expérimenter un nouveau gadget, alors que c’est le système qui se nourrissait de leurs requêtes pour améliorer les performances de ses algorithmes. Si bien qu’au moment où tout un chacun commençait à se demander comment faire un bon usage de ChatGPT, le dispositif technologique avait déjà largement utilisé ses soi-disant usagers pour se perfectionner, conformément au célèbre adage selon lequel « si c’est gratuit, c’est vous le produit ! ».

« Au moment où tout un chacun commençait à se demander comment faire un bon usage de ChatGPT, le dispositif technologique avait déjà largement utilisé ses soi-disant usagers pour se perfectionner, conformément au célèbre adage selon lequel “si c’est gratuit, c’est vous le produit !” ».

Grâce à ChatGPT, OpenAI, qui avait bénéficié d’un investissement initial d’un milliard de dollars de la part de Microsoft, a ainsi vu sa valeur boursière augmenter de manière exponentielle : désormais valorisée à 29 milliards de dollars, elle devrait faire l’objet d’un investissement pluriannuel de plusieurs milliards de dollars de la part de Microsoft, qui entend intégrer ChatGPT à ses services (notamment à son moteur de recherche Bing, dans le but de concurrencer Google en ce domaine, et à la suite bureautique Microsoft Office). Le 23 janvier 2023, Microsoft annonçait ainsi le renforcement de son partenariat avec OpenAI « pour accélérer les percées de l’IA afin de garantir que ces avantages soient largement partagés avec le monde ».

Trois jours plus tôt, le 19 janvier, Microsoft avait annoncé le licenciement de dix mille salariés (près de 5 % de ses effectifs). La veille, le 18 janvier, le journal Time avait révélé le partenariat entre OpenAI et la société Sama, qui a permis à l’entreprise d’employer des travailleurs kenyans rémunérés à moins de deux dollars de l’heure pour indexer d’immenses quantités de contenus toxiques circulant sur Internet, afin de « nettoyer » les données d’entraînement de ChatGPT. Les calculs des algorithmes, indifférents à toute signification, sont en effet incapables de reconnaître un texte à caractère haineux, violent, raciste ou pornographique : pour éviter que la machine ne génère automatiquement et massivement des contenus de ce type, ce sont donc des humains qui doivent les visionner et les indexer, au prix de nombreux traumatismes. Contrairement aux IA qui effectuent des calculs sur de l’information numérique, les humains se laissent affecter par le sens des textes qu’ils lisent : l’exposition constante à des contenus nuisibles engendre donc des troubles psychiques.

Plutôt que les machines conscientes ou les avantages de l’IA « largement partagés avec le monde », ce sont donc les craintes associées à l’industrie numérique et à l’économie des données qui semblent s’affirmer derrière les prouesses de ChatGPT : disparition des emplois et exploitation des « travailleurs du clic », sans compter la concentration des capitaux et la consommation énergétique nécessaires à l’entraînement de ce type de modèles, qui rend le coût de ces technologies prohibitif.

« Il faut en effet distinguer un dispositif comme Wikipédia et un dispositif comme ChatGPT : les deux outils symbolisent en fait deux visions antithétiques du Web, la première fondée sur l’ouverture et l’intelligence collective, et la seconde sur l’extractivisme et le calcul automatisé ».

Des agents conversationnels aux automates computationnels

Comme souvent, les enjeux écologiques, politiques et sociaux des innovations technologiques sont subrepticement refoulés par des discours au sujet des « intelligences artificielles » ou des « agents conversationnels ». Or, comme cela a été souligné par divers spécialistes, un dispositif comme ChatGPT n’a rien d’intelligent : il s’agit d’un ensemble complexe d’algorithmes (très performants) effectuant des calculs statistiques sur des quantités massives de données afin de déterminer des suites de mots probables par rapport aux données d’entrée (sur le modèle des logiciels d’autocomplétion, qui permettent de générer automatiquement la suite la plus probable d’un sms ou d’un e-mail).

Ce n’est évidemment pas ainsi que procèdent les « agents » lors de « conversations » : converser avec autrui ne suppose pas de faire des calculs probabilistes sur des quantités massives de données afin de générer une suite probable de mots (sans quoi aucun humain ne serait capable de converser). En conversant, un « agent » s’expose à l’autre en révélant sa singularité : tant qu’il ne se contente pas de répéter des idées reçues ou des clichés, il s’exprime à partir de sa mémoire, de son expérience et de ses désirs toujours singuliers, en interprétant une situation ou un contexte donné. Les conversations les plus intéressantes sont souvent les plus inattendues et les plus improbables, celles durant lesquelles l’agent se surprend lui-même à travers les questions qu’il pose ou à travers les réponses qu’il propose – la conversation se fait ainsi conversion. Le dialogue ne se réduit pas à un système entrée-sorties ou à un traitement d’informations, mais suppose une transformation mutuelle des participants.

« Plutôt que de se demander si nous devons accompagner ou interdire ChatGPT, il s’agirait alors de s’interroger sur les dispositifs numériques au service de l’intelligence collective et porteurs d’avenir pour les sociétés ».

C’est seulement à cette condition que de « l’intelligence » peut émerger : l’intelligence, comme capacité à se confronter à l’autre, à se mettre en question et à produire de la nouveauté, n’est pas plus attribuable à un agent isolé qu’à une machine déterminée, à moins de la confondre avec le quotient intellectuel ou avec le calcul automatisé. Loin de désigner une capacité individuelle (propriété cognitive attribuée à l’humain ou propriété algorithmique attribuée à la machine), l’intelligence désigne avant tout une forme de socialité — « être en bonne intelligence » signifie partager une sorte d’entente, de complicité ou de connivence (sur la base de laquelle des désaccords et des discussions peuvent bien sûr émerger). Plutôt que d’intelligences artificielles ou d’agents conversationnels, il faudrait donc parler d’automates computationnels pour désigner les modèles de langage du type de GPT.

D’apparence anodine, ce changement de vocabulaire permettrait peut-être d’éviter les fantasmes transhumanistes de Singularité Technologique, selon lesquels la croissance technologique conduirait à une superintelligence artificielle qui viendrait se substituer aux intelligences humaines. Jamais les calculs statistiques des algorithmes ne pourront remplacer les activités interprétatives de l’esprit, incarnées dans des corps vivants et désirants. En revanche, ce sont bien les singularités expressives qui sont menacées par ces industries linguistiques, dont le fonctionnement renforce les moyennes et les banalités, exploite les productions textuelles existantes sans les renouveler, tout en risquant de court-circuiter les capacités de mémorisation, de synthèse et de pensée.

De Wikipédia à ChatGPT : de l’intelligence collective au calcul automatisé

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les textes générés par ChatGPT ne soient pas dignes de confiance ou de fiabilité : contrairement aux articles collectivement produits sur une plateforme comme Wikipédia, ils n’ont été ni évalués ni certifiés par les pairs, et ils n’ont pas fait l’objet de débats argumentés. Il faut en effet distinguer un dispositif comme Wikipédia et un dispositif comme ChatGPT : les deux outils symbolisent deux visions antithétiques du Web, la première fondée sur l’ouverture et l’intelligence collective, et la seconde sur l’extractivisme et le calcul automatisé.

Wikipédia fonctionne sur la base de contributions humaines, à travers lesquelles les individus partagent leurs savoirs, exercent leur jugement et délibèrent collectivement, sur la base de règles transparentes et accessibles à la communauté, qui constituent ainsi des groupes de pairs ouverts, produisant un commun numérique au service de l’humanité. ChatGPT, au contraire, appartient à une entreprise privée et ne donne pas accès à ses normes de fonctionnement interne à ses usagers : ceux-ci sont d’ailleurs réduits au statut de consommateurs passifs, pouvant saisir des entrées et recevoir des sorties, mais sans possibilité de compréhension ni pouvoir d’action sur les mécanismes régissant le dispositif.

Dès lors, contrairement aux articles contributivement élaborés sur Wikipédia, les textes automatiquement générés par ChatGPT ne constituent pas des savoirs collectifs, mais des informations statistiquement glanées sur Internet dans une logique extractiviste. Sans compter la répétition virale des fausses informations dominantes ou la génération automatique de références scientifiques inexistantes, ces technologies présentent aussi le risque de dissimuler des erreurs aberrantes au milieu d’un texte vraisemblable et correct, erreurs que seuls les spécialistes du domaine pourront repérer, mais que les autres utilisateurs ne pourront pas distinguer.

Que se passera-t-il quand ces textes automatiques (qui peuvent être générés en quantité massive et à une vitesse inouïe) seront devenus dominants sur les réseaux numériques ? Sera-t-il encore possible de faire crédit à nos lectures en ligne ? Que se passera-t-il si les moteurs de recherches nous fournissent des réponses générées de manière automatique ? Sera-t-il encore possible d’accéder à la diversité des sources disponibles ? Le Web pourra-t-il devenir l’espace de partage des savoirs qu’il avait vocation à constituer si la diversité des points de vue n’est plus représentée et si les publications font l’objet d’un discrédit généralisé ?

Dès lors, ne serait-il pas nécessaire de s’interroger sur des dispositifs numériques alternatifs, mettant les algorithmes au service des activités d’interprétations, de jugements et de réflexion ? Qu’il s’agisse d’encyclopédies contributives, de logiciels d’annotations ou de plateformes collaboratives pour l’évaluation et la recommandation de contenu, de tels dispositifs existent, mais font rarement l’objet d’une promotion médiatique ou d’un soutien économique. Ils mériteraient pourtant d’être mis au cœur du débat public, si l’on ne souhaite pas constater dans quelques années les dégâts engendrés par la généralisation des technologies du type de ChatGPT, comme on constate aujourd’hui la nocivité des réseaux (anti-)sociaux, dont certains des créateurs se sont d’ailleurs repentis. Plutôt que de se demander si nous devons accompagner ou interdire ChatGPT, il s’agirait alors de s’interroger sur les dispositifs numériques au service de l’intelligence collective et porteurs d’avenir pour les sociétés.

Derrière leur aspect ludique et magique, les innovations disruptives promues par les entreprises de la Silicon Valley apportent aussi leur lot de dangers : déployée à une échelle massive et à une vitesse extrême, sans concertation avec les citoyens, les chercheurs ou les représentants politiques, ces dispositifs ne peuvent faire l’objet d’une appropriation collective, cultivée et critique. Pour qu’une telle appropriation devienne possible, ces nouveaux objets industriels, actuellement fermés et privatisés, devraient devenir des communs numériques ouverts et partagés. Ils devraient aussi constituer des objets de recherche transdisciplinaire et de débats publics, et non des sources de fantasmes idéologiques au service du marketing stratégique des géants du numérique.

25.03.2023 à 16:37

Le tournant étatiste de la Chine : un retour au socialisme des origines ?

Ho-fung Hung

Entre la mise au pas d’Alibaba et les attaques du Parti communiste chinois (PCC) contre les grandes entreprises privées, la Chine connaît un indéniable tournant étatiste. En Occident, certains n’ont pas manqué d’y voir le signe d’un retour aux fondements idéologiques du Parti — que ce soit pour le saluer ou pour le déplorer. On […]
Texte intégral (2530 mots)

Entre la mise au pas d’Alibaba et les attaques du Parti communiste chinois (PCC) contre les grandes entreprises privées, la Chine connaît un indéniable tournant étatiste. En Occident, certains n’ont pas manqué d’y voir le signe d’un retour aux fondements idéologiques du Parti — que ce soit pour le saluer ou pour le déplorer. On aurait tôt fait d’y voir une résurgence du socialisme des origines : cette inflexion anti-libérale est en réalité le fruit de difficultés structurelles qui grèvent la croissance chinoise et mettent à mal le modèle exportateur qui avait fait la prospérité du pays pendant trois décennies. Alors qu’il multiplie les mesures punitives contre les grandes entreprises, le parti-État met également au pas les travailleurs. Article de Ho-fung Hun, professeur d’économie à l’université John Hopkins, publié sur Jacobin et traduit par Marc Lerenard.

En 2008, bien avant sa première candidature réelle à la présidence, Donald Trump exprimait une admiration sans réserves pour le modèle économique chinois. La Chine était alors perçue comme un havre où les capitalistes pouvaient librement courir après le profit sans aucune contrainte régulatrice : « En Chine, ils salissent des centaines d’acres de terre et répandent des ordures dans l’océan. Je demandais à un bâtisseur : as-tu réalisé une étude d’impact environnemental ? Il m’a répondu : Quoi ? Je demandais de nouveau : as-tu eu besoin d’une validation ? Non, m’a dit le Chinois. Et pourtant, si j’avais le malheur de jeter un petit caillou dans l’océan, ici, dans cette ville, on m’aurait jeté sur la chaise électrique ».

Dans le même esprit, le milliardaire britannique Alan Sugar, horrifié par la perspective de prise de pouvoir du parti travailliste de Jeremy Corbyn, suggérant en 2015 que « s’il était proche d’être élu, plutôt que de l’avoir Premier ministre, je pense que nous devrions tous émigrer en Chine ».

Pour ces magnats du business, la Chine représentait un paradis pour l’accumulation illimitée du capital, une superpuissance au sein de laquelle ils pouvaient se réfugier face aux excès étatistes qui grévaient l’Occident…

Nul « socialisme » en vue

Ces jours sont révolus. Les médias d’État chinois promeuvent désormais une nouvelle doctrine économique, dénommée prospérité commune. Ainsi, le président Xi Jinping a explicitement appelé au renforcement de l’intervention étatique et des mesures de régulation contre « l’expansion désordonnée du capital ». D’aucuns à gauche ont célébré la décision de Xi Jinping, perçue comme le symptôme du retour à un socialisme authentique ; mais la classe politique occidentale et les financiers l’ont déplorée comme une régression anti-libérale alarmante — voire même marxiste-léniniste… Pour autant, ces réactions ne nous apprennent pas grand-chose quant à la signification de la doctrine de prospérité commune.

Dans un discours, Xi Jinping a répété que le capital devait rester subordonné au parti-État et souligné les responsabilités sociales des entrepreneurs. Avant de citer en exemples… une série de philanthropes occidentaux du XIXème et XXème siècle !

La politique draconienne du « zéro Covid », bien qu’abandonnée sous la pression du mécontentent populaire, témoignait du désintérêt du Parti communiste chinois (PCC) pour ses conséquences économiques, et de la place nouvelle prise par l’État. Les analyses selon lesquelles la Chine s’écarte du capitalisme néolibéral ne sortent pas de nulle part. De la même manière, Xi Jinping a fait de la lutte contre la spéculation son cheval de bataille — et certains y ont vu la marque d’un retour vers l’orthodoxie maoïste.

Dans le même temps, Xi Jinping attaquait en décembre 2021 l’État-providence à l’occidentale et s’engageait à ce que la Chine n’adopte pas un modèle « qui élève des feignants qui empochent de l’argent sans rien faire » — avec des références désobligeantes aux « populismes » d’Amérique Latine — lors d’un discours à la Conférence centrale de l’économie et du travail. Une hostilité vis-à-vis de l’aide sociale que l’on pourrait retrouver dans n’importe quel discours prononcé par les fondamentalistes du marché — références obligées à Karl Marx et Mao Zedong mises de côté. Quelles que soient les proclamations de l’idéologie officielle, à l’aube du 125ème anniversaire de Mao en 2018, le parti avait dissout les groupes de travail marxistes et les organisations militantes sur les campus.

Mais quelles sont les mesures concrètes associées au programme de prospérité commune ? Une série d’amendes a été infligée à des entreprises de haute technologie et à leurs filiales, tandis que d’autres ont été saisies par l’État. Des subventions financières pour certains des plus gros promoteurs immobiliers ont touché à leur fin. Dans une série de discours sur la place de l’entreprenariat privé dans la nouvelle Chine, Xi Jinping a répété que le capital devait rester subordonné au parti-État. Il a souligné que « les entrepreneurs doivent avoir une conscience accrue de leur mission et un sens des responsabilités élevé pour le pays et la nation ; intégrer étroitement le développement de l’entreprise avec la prospérité du pays, la prospérité de la nation, et le bonheur du peuple ; et prendre l’initiative de soutenir et partager les aspirations du pays ». Et de citer en modèle… une série de philanthropes occidentaux du XIXème et XXème siècle !

Le nouveau modèle économique chinois, fondé sur un contrôle paternaliste des entreprises privées par l’État et une « éthique » du travail libéré de l’assistance publique, ne ressemble-t-il pas à s’y méprendre au capitalisme d’État des régimes corporatistes et fascistes de l’entre-deux guerres ? Les similarités, bien sûr, ne s’arrêtent pas là. Beaucoup ont déjà souligné la rhétorique nationaliste militante accrue du parti-État, l’essor du culte du grand leader, et une obsession pour la surveillance et le contrôle total de la population…

Accroissement du nationalisme après le « boom »

Ce virage en apparence étatiste de l’économie n’est pas le fruit d’un choix personnel de Xi Jinping, mais davantage le produit d’une crise économique durable. Les exportations, dominées par les sociétés privée et étrangères, ont été les premières sources de la prospérité chinoise, permettant au pays d’absorber d’importantes réserves de devises depuis trois décennies. Celles-ci ont permis une expansion du crédit étatique, qui alimentait principalement les sociétés d’État ou celles qui lui étaient liées, nourrissant les investissements en immobilisation de toute nature : infrastructures, immobilier, nouvelles aciéries et usines de charbon. Tant que les réserves de devises augmentaient, le système financier contrôlé par le PCC pouvait accroître la liquidité locale par le truchement de prêts bancaires abondants sans s’exposer au risque de la dévaluation ou de la fuite des capitaux.

Les leaders chinois ont bel et bien tiré la sonnette d’alerte vis-à-vis du surendettement et de la surcapacité, et proposé des mesures pour pallier ce vice structurel telle la conditionalité des prêts bancaires aux entreprises sur des critères de solvabilité. Mais comme les secteurs en croissance se transformaient en véritables vaches à lait à mesure qu’ils devenaient des fiefs contrôlés par les diverses factions du parti-État, ces réformes n’ont eu qu’un impact limité.

Lors de la crise financière de 2008, alors que la longue période de croissance chinoise portée par l’exportation fléchissait, le gouvernement mettait en place un programme de stimulus monétaire agressif qui a conduit à un fort rebond, tiré par des investissements en immobilisations financés par la dette. L’affaissement des exportations et la poursuite d’un investissement expansif financé par les banques d’État en 2009 et 2010 a créé une bulle d’endettement qui n’était plus contrebalancée par l’accroissement des réserves de devises étrangères. Entre 2008 et la fin de l’année 2017, la dette chinoise privée est passé de 148 % du PIB à plus de 250 %. En 2020, la hausse des prêts pendant la pandémie l’a faite progresser, selon une estimation, à plus de 330 %…

Les appartements, usines de charbon, aciéries et infrastructures financées par la dette ont débouché sur rien de moins qu’une surproduction. Après le rebond de 2009-2010, la rentabilité des entreprises — publiques comme privées — n’a cessé de dégringoler.

Les profits diminuant, le remboursement des prêts est devenu un problème, et la dette une bombe à retardement. Dès lors, la Chine est devenue de plus en plus incapable de soutenir sa croissance via les investissements en immobilisation financés par la dette, tandis que les exportations n’ont pas retrouvé leur niveau d’avant 2008.

La surproduction, les profits en chute libre et la hausse de l’endettement ont conduit à un effondrement du marché boursier et à une fuite des capitaux, causant une dévaluation rapide de la monnaie chinoise en 2015 et 2016. L’économie s’est alors stabilisée, mais seulement après un raffermissement du contrôle des capitaux. Le système bancaire a également injecté de nouveaux prêts dans l’économie pour conjurer un ralentissement – même si la plupart d’entre eux ont été utilisés pour proroger des précédents. Cet afflux récurrent renchérit le surendettement de l’économie sans accroître son dynamisme. C’est ainsi que de nombreuses entreprises sont devenues des zombies vivants, accros aux prêts.

Le gouvernement chinois avait, semble-t-il, envisagé le démantèlement et la restructuration d’Evergrande en entreprise publique… ce qui aurait équivalu à la nationalisation du plus grand promoteur de l’économie chinoise.

Avec la fin de la croissance soutenue, l’État a accru sa pression sur le secteur privé et les entreprises étrangères. On peut comprendre « l’avancée du secteur étatique et la retraite du secteur privé » (guojin minuti) comme étant dirigée contre les sociétés étrangères, dans le cadre de la compétition inter-impérialiste entre les États-Unis et la Chine — réminiscence à bien des égards de la rivalité anglo-allemande un siècle plus tôt.

Lorsque Xi Jinping est arrivé au pouvoir, il était attendu qu’il poursuive un agenda de libéralisation économique — et notamment financière, destinée à priver de crédit les entreprises indûment privilégiées par l’État. Les médias parlaient alors d’une « réforme structurelle fondée sur l’offre » — ce qui, on l’admettra, se rapproche davantage d’un mot d’ordre reaganien ou thatcherien que marxiste ou maoïste… Néanmoins, ceux qui espéraient une nouvelle ère Deng Xiaoping ont été déçus. Les intérêts liés à l’État étaient si importants que Xi Jinping n’a pas eu d’autre choix que de persister dans une politique d’expansion continue des entreprises étatiques. Et aujourd’hui, tous les analyses s’accordent pour dire que Xi Jinping fut le catalyseur du virage étatiste de la politique chinoise, même si elle l’a précédé.

Crise économique, spirale de l’étatisme

Au nom du programme de prospérité commune, Pékin a durement sanctionné les grandes entreprises privées comme Alibaba et Tenent, enregistrées dans les îles Caïman. Parmi les mesures répressives, on trouve le blocage de l’entrée — imminente — dans les bourses étrangères du capital d’Ant Group, la filiale fintech d’Alibaba ; l’imposition d’une lourde amende anti-monopole à Alibaba lui-même ; de sévères restrictions sur les firmes technologiques en collecte de données et approvisionnement de services ; l’interdiction des sociétés de soutien scolaire à but lucratif.

Avec ce processus de restriction de la croissance du capital privé, Pékin a freiné le développement immobilier en 2020. Privés de nouvelles sources de financement pour proroger leurs dettes, de nombreux promoteurs immobiliers ont sombré dans une crise de solvabilité — celle d’Evergrande, la principale entreprise du secteur, étant celle la plus médiatisée à l’étranger. Le gouvernement chinois avait, semble-t-il, envisagé le démantèlement et la restructuration d’Evergrande en entreprise publique… ce qui aurait équivalu à la nationalisation du plus grand promoteur de l’économie chinoise. Une mesure qui aurait été concordante avec les attaques répétées du PCC contre les grandes sociétés et leur appel à un contrôle étatique accru.

À gauche, certains ont pu applaudir ces interventions ; il serait pourtant naïf de penser que la nationalisation aurait spontanément accru le bien-être des travailleurs de ces sociétés, ou qu’elles auraient été soumises à des impératifs de plein-emploi — comme c’était le cas à l’époque maoïste.

Une performance économique robuste, un emploi en expansion et des revenus croissant ont été les piliers sur lesquels le PCC a bâti sa légitimité depuis les années 1990. Sans eux, il doit trouver une voie alternative. C’est dans ce contexte que le parti-État redouble d’efforts pour prendre le contrôle direct de l’économie tout en ayant recours à un nationalisme agressif — fût-ce au risque d’aggraver la crise économique. On peut sans trop prendre de risques prédire que cette dynamique de ralentissement économique, d’accroissement du contrôle étatique et de nationalisme belligérant a de beaux jours devant elle.

22.03.2023 à 17:53

« Nous aurons prochainement l’occasion de fêter une victoire historique » – Entretien avec Olivier Mateu

Léo Rosell

Avec son franc-parler et son attitude déterminée, Olivier Mateu est devenu l’une des figures emblématiques de la mobilisation contre la réforme des retraites. Assumant une ligne radicale et un syndicalisme de lutte des classes, ce natif de Port-de-Bouc, issu d’une famille communiste qui a lutté contre le franquisme en Espagne, est depuis 2016 secrétaire de […]
Texte intégral (2308 mots)

Avec son franc-parler et son attitude déterminée, Olivier Mateu est devenu l’une des figures emblématiques de la mobilisation contre la réforme des retraites. Assumant une ligne radicale et un syndicalisme de lutte des classes, ce natif de Port-de-Bouc, issu d’une famille communiste qui a lutté contre le franquisme en Espagne, est depuis 2016 secrétaire de l’Union départementale de la CGT des Bouches-du-Rhône. Se démarquant d’une direction cégétiste plus modérée, Olivier Mateu prône l’auto-organisation à la base pour s’opposer au gouvernement et au patronat, mais aussi une certaine conception de la lutte syndicale, renouant avec l’ambition de construire une société nouvelle. Dans cet entretien, il revient sur l’actualité de la mobilisation contre la réforme des retraites, à la veille d’une nouvelle journée de mobilisation, sur la stratégie de la grève reconductible, sur la lutte menée à Fos-sur-Mer contre les réquisitions de grévistes, sur son parcours militant ou encore sur le congrès de la CGT qui aura lieu du 27 au 31 mars. Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL – Alors que le texte vient d’être adopté par défaut, à la suite de l’échec des motions de censure, quel bilan faites–vous de cette première phase de mobilisations contre la réforme des retraites ?

Olivier Mateu – C’est une déroute complète pour le président de la République et son gouvernement. Après des semaines à essayer d’acheter une majorité face à un mouvement social d’une ampleur inédite depuis 1995 voire 1968, leur incapacité à créer une majorité autour de cette réforme est un échec retentissant, alors même qu’ils ont mis des millions sur la table pour convaincre les députés de la défendre dans leurs circonscriptions…

Durant cette séquence, l’attitude des ministres et des responsables politiques du camp présidentiel a relevé de l’ignoble. Il s’agit d’un personnel politique qui n’est non seulement pas à la hauteur de ses fonctions, mais qui ne parvient pas non plus à cacher qu’il est au service d’intérêts différents des travailleurs et du peuple français.

Du point de vue de la stratégie syndicale, je pense que l’on n’en est pas encore au moment du bilan. En règle générale, rien ne marche mieux que quand ce sont les travailleurs et les travailleuses qui décident et s’organisent à la base. D’ailleurs, le fait que depuis deux mois et demi l’intersyndicale survive dans sa forme résulte de cette unité des travailleurs et des populations mobilisées à la base, puisqu’il y a également des jeunes et des personnes éloignées du monde du travail qui viennent prêter main forte.

LVSL – À la veille d’une nouvelle journée de grève et de manifestations, quelle suite attendez–vous pour ce mouvement ? Que lui manque–t–il pour faire définitivement battre Macron en retraite ?

O. M. – Très concrètement, je pense que nous n’avons jamais été aussi prêts de remporter une victoire interprofessionnelle et intergénérationnelle qu’aujourd’hui. Il faut organiser et réussir ces journées d’action, même si elles peuvent sembler trop espacées, et en même temps travailler partout à installer la grève reconductible, qui selon nous ne doit pas être « 24h ou rien ».

« Quiconque peut mettre une heure, deux, quatre, huit heures par jour, une, deux ou trois fois par semaine participe à gagner cette bataille. »

Notre stratégie de grève reconductible est liée y compris à la structuration de l’économie, voulue par le patronat et les gouvernements qui le servent depuis des décennies. L’accumulation de toutes les modalités de grève reconductible fera qu’à un moment donné, l’économie fonctionnera tellement mal et sera tant affectée que ce sera le MEDEF lui–même qui demandera au président de retirer sa réforme.

En ce sens, tout le monde a une part à prendre au combat. Quiconque peut mettre une heure, deux, quatre, huit heures par jour, une, deux ou trois fois par semaine participe à gagner cette bataille. Et ce, dans tous les secteurs, que l’on soit dans le public ou le privé. À titre d’exemple, si les personnels des crèches qui accueillent les enfants le matin, démarrent avec une heure de retard la journée, cela se répercute sur les parents qui doivent garder une heure de plus leur enfant, de telle sorte que les effets de cette heure de grève sont multipliés au moins par deux. Qu’on le veuille ou non, on pèse aussi sur l’économie de cette façon.

LVSL – On vous a vu en première ligne contre les réquisitions de grévistes, notamment dans les raffineries. En quoi ces pratiques constituent–elles selon vous des atteintes au droit de grève, et quels moyens existent pour lutter contre ?

O. M. – Très souvent, ces réquisitions, que le gouvernement et les médias à sa solde estiment légales, se trouvent battues dans les tribunaux. Le problème étant que ces jugements se font a posteriori, alors que sur le moment, cela met un coup au moral des grévistes. C’est d’ailleurs comme cela qu’ils ont évité le mouvement en octobre, en imposant une forte pression médiatique et des réquisitions.

Dans mon département des Bouches-du-Rhône, les réquisitions n’ont pas concerné les raffineries mais le dépôt pétrolier de Fos–sur–Mer, qui est le plus gros dépôt de carburant du pays. Quelle a été la réaction des salariés à l’intérieur, pour ceux qui n’étaient pas réquisitionnés ? Ils ont décidé de maintenir la grève, ce qui a empêché de réaliser la moitié du programme qui était prévu. Ces réquisitions ont donc davantage créé du « buzz » qu’elles n’ont eu d’efficacité réelle. Une autre conséquence est que certains secteurs, comme les remorqueurs qui jusqu’ici n’étaient pas en grève, le sont depuis hier.

Cela rajoute donc du monde dans la lutte, comme les « opérations escargot », notamment une il y a quelques jours vers l’aéroport de Marignane qui a finalement convergé vers le dépôt pétrolier de Fos. Certes, on s’est fait gazer, mais cela a bien perturbé le fonctionnement du site. Encore aujourd’hui, et à la veille de la journée du 23 mars, nous sommes mobilisés sur plusieurs points dans tout le département, ce qui fait que le chargement des camions et l’ensemble des activités économiques du département sont très perturbés.

« Contraindre en les réquisitionnant des travailleurs qui ont accepté de perdre des jours de salaire pour défendre leurs droits, et ce sous le contrôle des policiers, est absolument inacceptable. »

J’insiste à nouveau sur le fait que ces réquisitions sont bien souvent jugées par la suite illégales, mais ne serait–ce que du point de vue moral, contraindre en les réquisitionnant des travailleurs qui ont accepté de perdre des jours de salaire pour défendre leurs droits, et ce sous le contrôle des policiers, est absolument inacceptable. S’ils veulent se servir de policiers, qu’ils les mettent à la frontière suisse et qu’ils arrêtent les évadés fiscaux.

LVSL – Vos positions et votre ton combatifs ont été mis en lumière lors de cette mobilisation. Quel a été jusqu’ici votre parcours militant et syndical ? Quelle est votre conception de l’engagement syndical ?

O. M. – J’ai adhéré à la CGT quand je n’avais pas encore 22 ans, en 1996. Depuis, je ne l’ai jamais quittée. Je suis devenu secrétaire de l’Union départementale des Bouches–du–Rhône en 2016. Ma conception de l’engagement militant se situe donc à la fois sur un plan personnel – chacun s’engage comme il l’entend –, et sur le plan collectif, pour décider d’avancer ensemble vers autre chose que ce système dans lequel nous sommes aujourd’hui enfermés. Partant de là, je ne considère pas qu’il y ait de petites ou de grandes luttes. Tout ce qui vient mettre un coup au capitalisme est bon à prendre et doit aller à son terme.

Dans le même temps, pour ne pas reproduire les mêmes erreurs, nous devons penser très concrètement la société nouvelle dans laquelle on souhaiterait vivre, en dehors du capitalisme. Ce qui me pousse personnellement à m’engager, pour le dire très franchement, c’est le refus de laisser un monde à nos enfants dans lequel ils ne connaîtront que la souffrance et la frustration, pendant que d’autres continuent de se gaver de caviar et de champagne.

Voilà ce que je trouve insupportable et ce qui me pousse au combat. Quand on voit les richesses produites, il y a quand même de quoi faire en sorte que chacun puisse vivre bien, en harmonie, sans que quelques privilégiés sur la planète maintiennent des milliards de personnes dans la misère.

LVSL – En parlant de vie en harmonie sur la planète, et de meilleur avenir pour vos enfants, comment articulez–vous l’action syndicale avec les préoccupations en matière environnementale ?

O. M. – C’est fondamental. Il faut que l’on sorte ensemble du piège dans lequel certains veulent nous faire tomber, à savoir le choix entre mourir les poumons tout noirs ou le ventre vide. Il y a largement matière dans le pays – pour rester à notre échelle – de produire afin de répondre à nos besoins, sans abîmer la planète, à un point qui est devenu inacceptable.

« La logique à imposer est donc celle de reprendre la main sur la définition des besoins et sur les outils de production pour faire en sorte qu’ils répondent à l’intérêt général. »

De façon très concrète, il faut donc penser de nouveaux processus de production et sortir des logiques capitalistes. En revenir à une définition des besoins par les populations elles–mêmes, et plus généralement pour défendre le pays tout entier, non pas pour s’opposer au reste du monde mais parce que, si l’on conquiert une indépendance réelle en matière de production, cela nous permet de sortir du chantage et de la concurrence que les capitalistes nous imposent, et de parler davantage de coopération entre les peuples.

La logique à imposer est donc celle de reprendre la main sur la définition des besoins et sur les outils de production pour faire en sorte qu’ils répondent à l’intérêt général et pas aux intérêts particuliers de quelques capitalistes.

LVSL – La semaine prochaine aura lieu le congrès de la CGT. Comment l’appréhendez–vous, et comment faire en sorte que les lignes qui s’y opposent ne divisent pas l’action syndicale, dans un contexte social aussi tendu ?

O. M. – Je l’aborde de la façon la plus sereine qui soit. C’est le congrès de mon organisation et je n’ai pas d’ennemi en son sein. Si l’on veut s’éviter la division, il faut simplement redéfinir ensemble notre objectif final et créer les conditions nécessaires à la réalisation de cet objectif, en termes de stratégie, de démarche et de structuration de l’organisation.

Au sortir du congrès, l’équipe qui sera désignée doit être la plus à même de porter ces objectifs, pour mettre toutes nos organisations sur le terrain dans la meilleure disposition et redonner confiance aux travailleurs et aux travailleuses de ce pays, dans la pratique de leur travail, dans leur action collective et dans la nécessité de s’organiser face au gouvernement et au patronat. Voilà selon moi l’objectif auquel devraient s’assigner tous les responsables de la CGT et tous ceux qui seront délégués à ce congrès.

« Par-delà la couleur des gilets ou des drapeaux, nous sommes arrivés à faire des choses tous ensemble qu’il faut mener à leur terme, c’est-à-dire à la victoire, au retrait de la réforme. »

Pour finir, je dois avouer que je suis très enthousiaste face aux mobilisations que l’on est en train de vivre. On a déjà vu des choses extraordinaires dans ce mouvement, et cela va continuer. Par-delà la couleur des gilets ou des drapeaux, nous sommes arrivés à faire des choses tous ensemble qu’il faut mener à leur terme, c’est-à-dire à la victoire, au retrait de la réforme. Nous allons reconquérir tout ce qui nous revient. Je pense sincèrement, et je n’applique pas la méthode Coué, que nous aurons prochainement l’occasion de fêter une victoire historique.

19.03.2023 à 18:19

Qui sont les députés qui pourraient faire tomber le gouvernement ?

Contributions externes

Le vote de la motion de censure a lieu ce lundi 20 mars. Certains députés Les Républicains demeurent pourtant indécis et pourraient faire basculer le vote. De nombreux Français ont décidé d’interpeller leurs élus par courriel, par téléphone ou en allant à leur rencontre en circonscription, afin d’engager le débat et de dissiper les derniers […]
Texte intégral (818 mots)

Le vote de la motion de censure a lieu ce lundi 20 mars. Certains députés Les Républicains demeurent pourtant indécis et pourraient faire basculer le vote. De nombreux Français ont décidé d’interpeller leurs élus par courriel, par téléphone ou en allant à leur rencontre en circonscription, afin d’engager le débat et de dissiper les derniers malentendus. À quelques heures d’un vote décisif, le dialogue et l’échange peuvent aider à dénouer certaines situations. Les contacts des parlementaires sont recensés sur le site de l’Assemblée nationale, nous en relayons l’annuaire.

Si une majorité de 287 voix est réunie, le gouvernement Borne sera contraint de démissionner. C’est la motion déposée par le groupe Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires (LIOT), qui est susceptible de rassembler le plus largement. Si toute l’opposition se rallie à la motion, 27 voix manquent encore, soit l’exact nombre des députés LR encore indécis. 34 ont d’ores et déjà déclaré ne pas vouloir voter pour la démission du gouvernement. Voici ceux qui hésitent encore.

• Aurélien Pradié – Lot (1re circonscription)

93 Rue Caviole 46000 Cahors

05 65 30 22 87

aurelien.pradie@assemblee-nationale.fr

• Jean-Yves Bony – Cantal (2e circonscription)

4 Rue Fernand Talandier 15200 Mauriac

04 71 68 37 87

jean-yves.bony@assemblee-nationale.fr

• Vincent Descoeur – Cantal (1re circonscription)

24 Rue Paul Doumer 15000 Aurillac

04 71 47 41 87

vincent.descoeur@assemblee-nationale.fr

• Hubert Brigand – Côte-d’Or (4e circonscription)

1 Place de la résistance 21400 Chatillon-sur-Seine

hubert.brigand@assemblee-nationale.fr

• Nicolas Ray – Allier (3e circonscription)

2 Place de la source de l’hôpital 03200 Vichy

06 65 82 66 42

nicolas.ray@assemblee-nationale.fr

• Emmanuelle Anthoine – Drôme (4e circonscription)

56 Avenue Gambetta-Marly B 26100 Romans sur Isère

04 75 48 35 51

emmanuelle.anthoine@assemblee-nationale.fr

• Vincent Seitlinger – Moselle (5e circonscription)

15 Avenue de la gare 57200 Sarreguemines

03 57 87 00 20

vincent.seitlinger@assemblee-nationale.fr

• Pierre Vatin – Oise (5e circonscription)

Impasse d’Angoulême 60350 Courtieux

03 44 42 19 78

pierre.vatin@assemblee-nationale.fr

• Jean-Pierre Vigier – Haute-Loire (2e circonscription)

12 Avenue Clément Charbonnier 43000 Le-Puy-en-Velay

jean-pierre.vigier@assemblee-nationale.fr

• Stéphane Viry – Vosges (1re circonscription)

29 Avenue Gambetta 88000 Epinal

03 29 29 29 60

stephane.viry@assemblee-nationale.fr

• Emmanuel Maquet – Jura (3e circonscription)

2 Rue de la rose des vents 80130 Friville-Escarbotin

03 22 30 15 35

emmanuel.maquet@assemblee-nationale.fr

• Justine Gruet – Jura (3e circonscription)

justine.gruet@assemblee-nationale.fr

• Jérôme Nury – Orne (3e circonscription)

5 Boulevard du Midi 61800 Tinchebray Bocage

02 33 37 29 77

jerome.nury@assemblee-nationale.fr

• Frédérique Meunier – Corrèze (2e circonscription)

2 Bis Avenue du Président Roosevelt 19100 Brive La Gaillarde

05 55 22 59 47

frederique.meunier@assemblee-nationale.fr

• Isabelle Périgault – Seine-et-Marne (4e circonscription)

4 Rue Hugues Le Grand 77160 Provins

01 60 67 78 72

isabelle.perigault@assemblee-nationale.fr

• Isabelle Valentin – Haute-Loire (1re circonscription)

Rue Maréchal Fayolle 43000 Le Puy en Velay

04 71 59 02 64

0471590264

isabelle.valentin@assemblee-nationale.fr

• Raphaël Schellenberger – Haut-Rhin (4e circonscription)

8 Rue James Barbier 68700 Cernay

03 89 28 20 59

raphael.schellenberger@assemblee-nationale.fr

• Alexandre Portier – Rhône (9e circonscription)

413 Rue Philippe Héron 69400 Villefranche-sur-Saône

04 74 65 74 53

alexandre.portier@assemblee-nationale.fr

• Thibault Bazin – Meurthe-et-Moselle (4e circonscription)

17 Rue Carnot 54300 Lunéville

03 83 73 79 58

thibault.bazin@assemblee-nationale.fr

permanence.bazin@gmail.com

• Alexandra Martin – Alpes-Maritimes (8e circonscription)

alexandra.martin@assemblee-nationale.fr

• Josiane Corneloup – Saône-et-Loire (2e circonscription)

josiane.corneloup@assemblee-nationale.fr

• Michel Herbillon – Val-de-Marne (8e circonscription)

118 Avenue du Général de Gaulle, 94700 Maisons-Alfort

01 43 96 77 50

michel.herbillon@assemblee-nationale.fr

• Mansour Kamardine – Mayotte (2e circonscription)

117 Route nationale Passamainty 97600 Mamoudzou

mansour.kamardine@assemblee-nationale.fr

• Pierre Morel-À-L’huissier – Lozère (1re circonscription)

3 Allée Piencourt 48000 Mende

04 66 32 08 09

pierre.morel-a-lhuissier@assemblee-nationale.fr

• Béatrice Descamps – Nord (21e circonscription)

beatrice.descamps@assemblee-nationale.fr

• Jean-Luc Warsmann – Ardennes (3e circonscription)

11 Rue Carnot 08200 Sedan

03 24 27 13 37

jean-luc.warsmann@assemblee-nationale.fr

18.03.2023 à 17:20

« Socialisme à la chinoise » ou « totalitarisme » ? Comprendre le régime à l’issue du 20ème Congrès du PCC

la Rédaction

Composé de plus de 90 millions de membres, le Parti communiste chinois (PCC) domine la vie politique chinoise depuis sa prise de pouvoir et la création de la République populaire de Chine en 1949. Qualifier sa nature est un exercice périlleux, qui peut mener à des simplifications, de la caricature, ou au contraire de la […]
Texte intégral (3463 mots)

Composé de plus de 90 millions de membres, le Parti communiste chinois (PCC) domine la vie politique chinoise depuis sa prise de pouvoir et la création de la République populaire de Chine en 1949. Qualifier sa nature est un exercice périlleux, qui peut mener à des simplifications, de la caricature, ou au contraire de la complaisance. Autoritarisme, totalitarisme, « socialisme de marché aux caractéristiques chinoises » : ces qualificatifs caricaturent ou simplifient la nature du régime chinois. Une chose apparaît de plus en plus évidente néanmoins : si la Chine s’était éloignée des dérives autocratiques et du culte de la personnalité depuis la mort de Mao Zedong en 1976, elle s’en est à nouveau rapprochée depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, ce qu’est venu confirmer le 20ème Congrès du Parti, qui s’est déroulé du 16 au 22 octobre 2022.

De Mao Zedong à Xi Jinping, une ère réformiste

À la mort de Mao Zedong en 1976, secrétaire général du PCC et dirigeant de la République populaire de Chine, s’ouvre une ère de développement et de croissance pour la Chine, incarnée dans un premier temps par le réformiste Deng Xiaoping (au pouvoir entre 1978 et 1992). Cette ère de réformes économiques n’a jamais mené à une démocratisation, comme le rappelle tristement le massacre de Tiananmen de juin 1989, mais plutôt à une évolution du système politique chinois. Presque quatre décennies de croissance ininterrompue ont vu naître un adage répété à l’envi : le XXIème siècle sera chinois. Adage qu’il convient aujourd’hui de relativiser.

Le PCC a démontré sur cette période, pour le meilleur et pour le pire, sa capacité extraordinaire de résilience et d’adaptation au contexte économique et géopolitique. L’ouverture relative de Pékin à l’économie de marché a eu pour conséquence de voir la Chine devenir « l’usine du monde ». Les zones économiques spéciales (ZES) du littoral chinois ont servi de point d’entrée aux investissements étrangers et de point de sortie aux exportations. Cette stratégie commerciale mène à une intégration de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, ce qui est perçu dans un premier temps comme une formidable opportunité pour le monde occidental, où une vision « sans usine » de l’économie a le vent en poupe.

Si les mandatures de Jiang Zemin (1989-2002) et de Hu Jintao (2002-2012) à la tête du PCC s’inscrivent dans la continuité du cycle réformiste ouvert par Deng Xiaoping, l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012 marque un tournant qu’il convient d’analyser à l’aune de son troisième mandat.

Inflexion économique et politique de Xi Jinping

La crise financière de 2008 marque un tournant politique pour la Chine, qui se montrera dès lors plus assertive et sûre d’elle-même et de la supériorité de son système politique sur la démocratie libérale. La dépendance chinoise à la bonne santé économique et financière de l’Occident est désormais perçue par Pékin comme une vulnérabilité à sa propre ascension. À son arrivée au pouvoir, Xi Jinping esquisse sa vision pour l’économie chinoise, secondée par son premier ministre Li Keqiang, dont l’influence sur les questions économiques n’est pas à négliger. Le projet des Nouvelles Routes de la Soie vise à réinvestir les excédents commerciaux considérables de l’économie chinoise dans des projets d’infrastructure à l’échelle mondiale. L’objectif affiché est de sécuriser et pérenniser l’approvisionnement en matières premières dont l’industrie chinoise a besoin, ainsi que l’ouverture de marchés de débouchés par les exportations.

Moins médiatisé mais tout aussi stratégique, le projet Made in China 2025, porté par Li Keqiang, identifie les secteurs technologiques clés dans lesquels la Chine ambitionne le leadership mondial. L’objectif est de réaliser une remontée progressive des chaînes de valeurs mondiales, afin d’accompagner la nouvelle classe moyenne vers des métiers à plus forte valeur ajoutée.

Adossée à ces deux projets, la décennie de pouvoir de Xi Jinping n’a toutefois pas été linéaire sur le plan économique. N’étant pas partisan d’une ligne idéologique marquée avant son accession au pouvoir, le secrétaire d’État du PCC a alterné entre un renforcement du secteur privé comme moteur de croissance, et une reprise de contrôle de l’État dans l’économie, selon les circonstances intérieures et extérieures. Malgré une présence importante de l’aile réformiste du Parti dans son administration, le cap économique s’est considérablement durci ces dernières années. La volonté affichée par Washington de contenir l’ascension chinoise (volonté désormais trans-partisane), la crise du COVID et les fragilités structurelles de l’économie chinoise (notamment dans le secteur immobilier), ont vu le Parti accroître son contrôle sur les grands groupes privés.

L’épisode Jack Ma symbolise cette reprise de contrôle du politique sur l’économie. À la suite de critiques du Parti exprimées publiquement fin 2020, l’ancien patron d’Alibaba disparaît plusieurs mois, avant de réapparaître dans une allocution télévisée pro-Parti, manifestement sous contrainte. Divers scandales financiers et une campagne de régulation des plateformes Web imposées par l’État verront Jack Ma céder ses parts de la filière financière Ant Group en janvier 2023.

Dans le discours officiel des autorités, la notion de « double circulation » de l’économie fait progressivement son apparition. Il s’agit pour Beijing de s’appuyer autant sur son commerce international que sur son marché intérieur pour accroître sa capacité de résilience face aux crises. Les autorités redoutent l’éventualité d’un front antichinois emmené par les États-Unis et leurs alliés, et se préparent ainsi à l’éventualité d’un découplement économique, technologique et normatif du monde.

Ce revirement s’est accompagné d’un durcissement du ton diplomatique (diplomatie dite des « loups guerriers » pour désigner une génération de diplomates très offensifs, parmi lesquels l’ambassadeur chinois en France Lu Shaye) et d’une plus grande assertivité chinoise sur les questions internationales, à commencer par les revendications territoriales en mer de Chine méridionale et la réunification avec Taïwan.

Ces évolutions laissent planer l’incertitude sur les Nouvelles Routes de la Soie, dont le premier bilan décennal apparaît mitigé : projets inachevés ou en surcoût, surendettement des pays bénéficiaires, dégradation de l’image de la Chine… À l’aune d’un troisième mandat inédit, la ligne économique que choisira Xi Jinping demeure à ce jour incertaine.

Le 20ème Congrès du PCC : victoire totale de Xi Jinping ?

Le Congrès quinquennal est l’un des événements les plus importants de la politique chinoise. Il réunit environ 2 200 délégués, qui doivent « élire » 200 membres du comité central, élisant eux-mêmes 25 membres du bureau politique – ou Politburo. Parmi ceux-là, un comité permanent est nommé, pouvant aller de cinq à neuf membres selon les Congrès, formant le cercle décisionnel le plus proche autour du secrétaire général du Parti. Les décisions sont prises à l’avance, faisant du vote une formalité, mais il serait réducteur de considérer le secrétaire général du PCC comme tout puissant, aucun dirigeant n’ayant la capacité d’exercer un contrôle absolu sur une telle pyramide de pouvoir. Aussi, différents clans (ou cliques) se forment et la gouvernance résulte généralement de compromis.

Les règles actuelles du fonctionnement interne du Parti ont été en grande partie instaurées sous l’impulsion de Deng Xiaoping. Ce dernier a notamment instauré une limite d’âge à 67 ans pour la prise en charge d’une nouvelle fonction. La limite traditionnelle de mandats, qui a caractérisé les présidences de Jiang Zemin (1989-2002) et Hu Jintao (2002-2012) a été dépassée par Xi Jinping – bien qu’aucune règle ne le lui interdise formellement. Sans surprise, le Congrès de 2022 a donc entériné un troisième mandat inédit pour Xi Jinping, qui prendra effet en mars 2023. La limite d’âge, jusqu’à maintenant plutôt bien respectée malgré quelques entorses, l’est de moins en moins, laissant une génération complète de dirigeants (la sixième) stagner dans leur carrière politique.

Tout cela était largement attendu et prévisible, mais l’intérêt principal du Congrès reposait plutôt dans la structure du comité permanent du Politburo : avec qui Xi Jinping allait-il devoir gouverner ? Il n’était en effet pas acquis pour Xi d’avoir un Politburo « à sa main ». Au contraire, affaibli par la situation internationale complexe, une politique zéro covid désastreuse et une économie ralentie en conséquence, Xi Jinping aurait pu se voir contraint à des concessions face ses adversaires politiques, notamment l’aile réformiste du Parti représentée par son Premier ministre Li Keqiang. Une telle perspective est désormais entièrement balayée par ce qui apparaît comme une victoire politique quasi-totale de Xi Jinping.

Rivalités internes et politique économique

L’image a surpris jusqu’aux observateurs assidus de la politique chinoise : l’ancien chef d’État et secrétaire général du Parti de 2002 à 2012, Hu Jintao, est escorté de force hors du Congrès le 22 octobre, sous le regard ébahi de ses alliés politiques notamment. Les spéculations n’ont pas tardé à fleurir quant à son sort, certains minimisant l’événement en rappelant son état de santé fragile, d’autres y voyant un avertissement envoyé à ses protégés de la Ligue des jeunesse communistes et à l’aile réformiste du Parti. Quelques heures plus tard, lorsque seront révélés les sept membres du comité permanent, de nombreuses figures réformistes marquent par leur absence, notamment le premier ministre Li Keqiang et l’ancien n°4 du régime Wang Yang.

L’épisode Hu Jintao est d’autant plus surprenant que Xi Jinping avait gouverné une décennie avec cette aile du Parti et avait davantage ménagé les ex-Jeunesses communistes – avec des nuances. La campagne anti-corruption, lancée dès 2013 et qui promettait de s’attaquer « aux mouches et aux tigres » du Parti, a plutôt visé les proches de Jiang Zemin et sa « clique de Shanghai ». Parmi les principales cibles de cette purge politique, on retrouve notamment celui que l’on surnomme le « tsar de la sécurité », Zhou Yongkang, et le secrétaire du Parti à Chongqing entre 2007 et 2012, Bo Xilai. Ce dernier est condamné à une peine de prison à vie, à la suite d’un scandale particulièrement humiliant pour la Chine, durant lequel le chef de la police de Chongqing, craignant pour sa vie après avoir dénoncé les pratiques sécuritaires de Bo Xilai, a demandé l’asile politique à l’ambassade américaine de Chengdu.

Avant sa tombée en disgrâce, Bo Xilai était vu comme un rival de Xi Jinping aux plus hautes fonctions. Il serait pour autant réducteur de voir en lui un opposant au sens politique et idéologique. Bo Xilai était surtout connu pour être à l’origine du « modèle de Chongqing », modèle de développement plutôt dirigiste dont les pratiques ne sont pas sans rappeler celles du chef d’État chinois lui-même. Lorsqu’il était Vice-Président, Xi Jinping s’était rendu à Chongqing et avait loué les pratiques et les résultats spectaculaires de ce modèle : volontarisme fort dans la lutte contre la pauvreté, gouvernance autoritaire, usage de la force face au crime organisé, utilisation de la presse locale pour entretenir un culte de la personnalité. En opposition complète, le « modèle de Guangdong », province côtière caricaturée en Occident comme une « Silicon Valley chinoise », s’est caractérisé par une politique économique plus libérale, sous l’impulsion de son secrétaire du Parti entre 2007 et 2012, Wang Yang. C’est pourtant bien ce dernier qui a gouverné aux côtés de Xi Jinping pendant une décennie avant d’être évincé lors du dernier Congrès.

Dès lors, il apparaît hasardeux d’interpréter ces épisodes à l’aune de la politique économique qu’adoptera Xi Jinping. Le Parti a longtemps été favorable à ces expérimentations économiques à l’échelle provinciale et les deux premiers mandats de Xi Jinping ont été marqués par une politique économique mouvante selon le contexte domestique et international. Les rivalités de pouvoir entre factions pourraient expliquer pourquoi Xi Jinping a souhaité affaiblir la clique de Shanghai hier et les « Jeunesses communistes » aujourd’hui.

Composition du Politburo : récompense à l’allégeance

Il est difficile à ce stade de réaliser une prospective sur la politique économique du pays en observant la composition du nouveau Politburo pour deux raisons. D’une part, le régime chinois a déjà prouvé une capacité de résilience et de pragmatisme surprenante. D’autre part, aucun grand courant idéologique n’émerge de la composition actuelle, comme cela pouvait être le cas au sein des précédentes administrations. Il ressort plutôt de ce Congrès que l’obéissance au chef est le principal critère de choix pour voir évoluer sa carrière politique.

La plus grande surprise est la nomination de Li Qiang, secrétaire du Parti à Shanghai depuis 2017, au rang de n°2 du régime et futur Premier ministre à partir de mars. Particulièrement impopulaire à la suite du fiasco du confinement de Shanghai au printemps dernier, Li Qiang se voit récompensé pour son obéissance au pouvoir central en sautant une étape, puisqu’il n’a jamais été membre permanent du comité permanent du Politburo. Il est considéré comme l’un des membres de « la nouvelle armée du Zhejiang », composée de cadres ayant travaillé aux côtés de Xi Jinping lorsqu’il y était secrétaire du Parti, de 2002 à 2007. Un autre membre de ce clan fait son apparition au sein du comité permanent : l’ancien maire et secrétaire du Parti à Beijing, Cai Qi, désormais chef du Secrétariat du comité central et n°5 du régime. Ancien bras droit de Xi Jinping à Shanghai en 2007, Ding Xuexiang est également promu au rang de n°6 du régime. À « seulement » 60 ans, il est le plus jeune membre du comité permanent.

Deux autres protégés de Xi Jinping se voient promus : Zhao Leji, natif et ancien secrétaire du Parti du Shaanxi, et Li Xi, ancien chef du Parti du Guangdong de 2017 à 2022. Ces deux hommes ont un lien particulier avec la province du Shaanxi, qui a une valeur symbolique particulière pour Xi Jinping. Son père, Xi Zhongxun, y a été posté à l’établissement de la République populaire de Chine et y a effectué ses plus grands faits d’armes. Puis Xi Jinping y a été envoyé comme jeune instruit, dans la préfecture de Yan’an, expérience marquante au point de se définir toute sa vie comme un « natif de Yan’an » (alors qu’il est né à Beijing). Il y a par la suite rencontré Li Xi et Zhao Leji, dont la carrière politique est intrinsèquement liée à sa propre consolidation du pouvoir.

Seule figure du comité permanent qu’on ne peut qualifier ni de partisan ni d’opposant de Xi Jinping, l’idéologue Wang Huning demeure au comité central du Politburo, en tant que n°4 du régime. Pilier majeur du Parti sous les présidences Jiang Zemin, Hu Jintao et Xi Jinping, il est considéré comme l’architecte des différentes doctrines et idéologies mises en avant par ces chefs d’État, notamment la « Pensée de Xi », indiquant une certaine continuité idéologique avec la décennie écoulée. Wang s’est vu confier début 2023 la supervision de la politique de réunification avec Taïwan, laissant supposer une offensive idéologique considérable sur l’île.

Quelle politique domestique et internationale ?

Tout semblait indiquer, à l’issue de ce Congrès, qu’une ligne assertive à l’international était amenée à se maintenir et se renforcer, tant sur la diplomatie des loups guerriers, que la question taïwanaise ou le soutien tacite à la Russie. Il convient cependant de rester prudent car la Chine a l’habitude de souffler le chaud et le froid sur le plan diplomatique. L’attitude étonnamment conciliante de Xi Jinping à l’égard de Joe Biden au dernier G20 à Bali semblait ouvrir une parenthèse de détente que l’incident du « ballon espion » est venu refermer.

De même, Beijing entretien depuis un an une ambigüité dans son soutien à la Russie, faisant mine d’œuvrer pour la paix auprès de ses partenaires occidentaux, mais déclarant son amitié sans limites avec Moscou. Le soutien tacite de la Chine à la Russie, qui tient en grande partie à la bonne relation interpersonnelle entre Xi Jinping et Vladimir Poutine, est un sujet de crispation au sein du Parti. Là encore, malgré un renforcement du pouvoir de Xi, rien n’indique que Beijing ira plus loin dans sa politique de neutralité bienveillante vis-à-vis de la Russie.

La politique intérieure peut également réserver des surprises majeures, comme le montre la levée soudaine des restrictions sanitaires sous la pression des manifestations en décembre dernier. Alors que la croissance économique ne semblait plus être une priorité de Xi Jinping, obstiné à maintenir sa politique zéro COVID et proclamant une victoire totale sur la grande pauvreté, ce revirement marque un coup d’arrêt aux expérimentations de contrôle sociale du régime, pour revenir à un plus grand pragmatisme économique.

Sur le plan militaire, Xi Jinping avait déjà avancé ses pions dès son premier mandat, en limogeant et emprisonnant deux cadres majeurs de l’Armée Populaire de Libération (APL), Xu Caihou et Guo Boxiong, accusés de corruption, ce qui a été mal vécu au sein de l’Armée. Le chef d’État semble avoir un contrôle total sur la Commission Militaire Centrale (CMC), qu’il préside, et brandit la menace d’une réunification de Taïwan « par la force si nécessaire ». Pour autant, la déroute russe en Ukraine fera certainement réfléchir l’APL et le Parti, pour ne pas surjouer sa main avant que la Chine ne soit réellement prête à un affrontement de grande ampleur. La nomination de Wang Huning pour la réunification avec Taïwan pourrait ainsi indiquer une volonté de la Chine de temporiser et d’atteindre ses objectifs par des moyens plus subtils.

S’il est assez complexe de réaliser le moindre pronostic sur l’évolution de la politique économique et internationale de la Chine, au-delà de l’opacité du régime, c’est précisément car le nouveau comité permanent du Politburo ne donne pas d’indications suffisantes sur le plan idéologique, si ce n’est que l’allégeance à la ligne politique de Xi Jinping est un passage obligatoire. Mais quelle sera cette ligne ? Si l’on peut supposer que la tendance politique et diplomatique actuelle sera renforcée, rien n’est moins sûr quant à la ligne économique.

Ce renforcement du pouvoir, et de la centralité de la personne de Xi Jinping comme représentant du Parti, laisse craindre que de nouvelles cliques ne se forment parmi les partisans de Xi Jinping. Âgé de 69 ans et n’ayant aucun successeur désigné, le chef d’État chinois prend à la fois le risque de se mettre à dos différents clans d’opposition, dont certains n’ont pas dit leur dernier mot, mais également de voir apparaître des dissensions parmi ses rangs, dues à des frustrations de ne pas voir sa carrière évoluer, des rivalités interpersonnelles et de nouveaux clivages idéologiques.

15.03.2023 à 20:11

Israël : la gauche atone en plein tournant illibéral

Louis

Israël connaît une mobilisation massive de sa population, visant à empêcher l’adoption d’une réforme illibérale de la justice portée par la coalition de Benyamin Netanyahu. Au-delà de la thématique de l’État de droit, c’est sur la question palestinienne que la pente conservatrice du gouvernement se durcit. La nouvelle coalition entend franchir des pas décisifs dans […]
Texte intégral (3322 mots)

Israël connaît une mobilisation massive de sa population, visant à empêcher l’adoption d’une réforme illibérale de la justice portée par la coalition de Benyamin Netanyahu. Au-delà de la thématique de l’État de droit, c’est sur la question palestinienne que la pente conservatrice du gouvernement se durcit. La nouvelle coalition entend franchir des pas décisifs dans l’annexion des territoires occupés, quand certains de ses représentants réclament le durcissement du régime de ségrégation. La gauche israélienne, quant à elle, peine à sortir de sa marginalité.

Justice et territoires occupés : quand les digues sautent

Le 21 janvier 2023, 130.000 personnes défilaient à Tel Aviv, la capitale de l’État d’Israël, pour le troisième acte d’un mouvement d’ampleur, rarement vu dans le pays. Chaque semaine depuis début janvier, des dizaines de milliers d’Israéliens descendent dans la rue pour s’opposer à un projet de réforme de la justice1 menaçant l’indépendance de la Cour Suprême, porté par la coalition de droite et d’extrême droite de Benyamin Netanyahou. La contestation s’est étendue jusqu’au sommet de l’appareil d’État, des fonctionnaires d’ordinaire obéissants se sont officiellement prononcés contre la réforme, à l’image d’une centaine de diplomates.

Cette coalition s’est formée à l’issue de l’élection du 1er novembre 2022 – la cinquième en trois ans. Elle a vu le retour du Likoud de Benyamin Netanyahou, le parti traditionnel de la droite laïque qui a opéré un tournant illibéral depuis quelques années. Il avait perdu la majorité en 2021, défait par une coalition hétéroclite allant de la gauche à l’extrême droite, menée par Naftali Bennet et Yaïr Lapid. Outre le Likoud, qui ne dispose que d’une majorité relative de 32 sièges sur 120, cette nouvelle coalition compte 3 partis juifs orthodoxes (le Parti sioniste-religieux, Le judaïsme unifié de la Torah et le Shas) qui, malgré leurs différences ont en commun des relents racistes, fustigent le caractère séculaire de l’État et donc la Cour Suprême, en ce qu’elle réduit l’influence du religieux.

C’est en effet sur les principes de l’État de droit que l’État d’Israël a été fondé : séparation des pouvoirs et circoncision du pouvoir religieux. Seuls trois rituels ont été laissés au rabbin et n’ont pas été rendus « civils » : la naissance et la circoncision, le mariage et la mort2, ce qui avait été vécu comme une trahison par les formations orthodoxes.

Cependant, il est un sujet brûlant et quasi-absent de ces mobilisations : la question palestinienne. Pourtant, sur ce point également, la nouvelle coalition fait naître des craintes de taille. Plusieurs de ses partis-membres, dont le Parti sioniste-religieux, se distinguent par une idéologie vigoureusement anti-palestinienne, appelant à l’annexion de l’intégralité de la Cisjordanie – territoire attribué à l’hypothétique État palestinien par les Accords d’Oslo de 1993 – et la mise en place d’un apartheid entre Juifs et Arabes. Ce n’est pas la première fois que Netanyahou forme une coalition avec de tels partenaires, et il parvenait jusqu’à présent à maintenir une situation de statu quo, en laissant se développer les colonies mais sans annexion.

Cette fois cependant, le Parti sioniste religieux a expressément conditionné sa participation par l’engagement de mesures de toutes natures visant à l’annexion, à moyen terme, des territoires occupés3. Ainsi, plusieurs digues commencent à sauter. Le nouveau gouvernement va par exemple ponctionner de l’argent sur les taxes et revenus douaniers qu’Israël prélève pour le compte de l’Autorité palestinienne, qui n’a pas le contrôle de ses frontières. Cette ponction intervient à un moment critique, avec une Autorité palestinienne désavouée par sa population qui est au bord de la révolte. D’ordinaire, les gouvernements israéliens renflouent l’Autorité palestinienne lorsqu’ils constatent lorsqu’un effondrement social se profile, mais ce n’est pas le cas. D’autant que pour la première fois, le concours de ces trois partis de l’ultra-droite religieuse suffit au Likoud à constituer une coalition.

Le processus de paix avec la Palestine et l’État de droit, victimes en devenir de la nouvelle coalition, sont deux héritages de la gauche, qui, à leur image, est mal en point. Le Parti travailliste et le Meretz, les deux partis majeurs de la gauche – le dernier n’ayant cependant jamais eu l’importance du premier – enchaînent une nouvelle défaite conséquence. Le Parti travailliste, au pouvoir sans discontinuer de de la fondation de l’État en 1948 à 1977 puis à nouveau régulièrement par la suite, n’obtient que 4 sièges contre encore 19 en 2015. Le Meretz, fondé en 1992, et qui a gagné jusqu’à 12 sièges cette même année, n’en a pour la première fois obtenu aucun.

Le lent enlisement de la gauche israélienne

L’achèvement d’une paix dans le cadre d’une solution à deux États était leur promesse majeure à partir des années 1990. Leur incapacité à faire aboutir semble être la raison principale de leur quasi disparition.

Lors de la signature des accords d’Oslo, la société israélienne soutenait largement un processus de paix4. Elle avait donné en 1992 une nette majorité au Parti travailliste (44 sièges) et au Meretz (qui gagnait 12 sièges dès sa première élection), légitimant le Premier Ministre Ytzak Rabbin dans sa démarche. Certes, de la méfiance envers les Palestiniens prévalait chez les Israéliens, dont les leaders travaillistes, qui percevaient avec scepticisme la transition rapide de l’OLP du terrorisme au pacifisme5. Cela n’empêchait cependant pas une majorité d’Israéliens de considérer la négociation et les concessions territoriales (la restitution des territoires occupés après le conflit de 1967) comme la meilleure voie possible, et donc à encourager.

Mais les espoirs suscités par l’accord, ont progressivement été douchés à mesure que sa mise en œuvre trainaît en longueur. Rabbin commet d’abord l’erreur de ne pas interdire la construction de nouvelles colonies, justifiant l’appréhension de sa population tout en renforçant la méfiance des Palestiniens. D’autant que le Hamas, craignant d’être marginalisé au sein de l’OLP, commet plusieurs attentats suicides à partir de 1994, qui renforcent la mentalité d’assiégés des Israéliens. En 1996, ces attentats coûtent la victoire à la coalition de gauche, qui devra attendre 1999 pour revenir au pouvoir avec Ehud Barak. La période est courte, puisque les travaillistes perdent définitivement leur majorité en 2001, et ne voit pas d’amélioration du processus de paix. Au contraire, en 2000 éclate la seconde Intifada, une longue révolte des palestiniens, parsemée d’attentats terroristes, qui dure jusqu’en 2005.

Un nouveau paradigme s’installe alors dans l’opinion, largement porté par la droite6 : la paix n’apporte pas la sécurité, la gauche a donc échoué à protéger le peuple israélien. Une méfiance envers les Palestiniens et les représentants du camp de la paix, ONG, journalistes, politiciens pro-paix s’ancre et se confirme aux législatives de 2006, lorsque le parti travailliste et le Meretz qui font tous deux campagne sur un programme très « colombe » se font sèchement battre7. Deux ans plus tard, ni le Parti travailliste, ni le Meretz, ne dénoncent l’opération Plomb durci qui se traduit par des centaines de morts à Gaza8. Dès lors, la certitude d’une droitisation irrémédiable de l’électorat israélien se répand chez les travaillistes qui n’assument plus leur position pro-paix. Dans les années 2010, leur programme alterne entre flous et propositions radicales. Il va ainsi jusqu’à promouvoir, en 2016, la construction de murs entre les quartiers juifs et arabes à Jérusalem9.

La perte progressive de l’électorat israélien juif s’accompagne de celle des Arabes israéliens qui ne leur pardonnent pas d’avoir participé aux gouvernements à l’origine des répressions anti-palestiniennes des années 2000 et au début des années 201010. Ainsi, en 2022, 80% des Arabes israéliens ont voté pour des partis eux aussi arabes11, dont les résultats sont aussi en baisse (10 sièges au total contre 15 en 202012). Ayant paradoxalement la possibilité d’assumer un rôle d’arbitre, de l’apathie semble s’être emparée de l’électorat arabe, dont la participation en 2022 a à peine dépassé les 50 %13.

Le néolibéralisme contre le travaillisme des débuts

La question palestinienne n’explique cependant pas tout le discrédit de la gauche israélienne, sa politique socio-économique n’y est pas étrangère. Partis de gauche, le Meretz et travaillistes insistent sur la justice sociale, la redistribution des richesses et la lutte contre la pauvreté. Or, l’abandon de la question sociale par la gauche israélienne (du moins par le Parti travailliste) est devenu un poncif (justifié ou non), régulièrement convoqué pour expliquer ses défaites successives. La ligne relativement étatiste sur le plan économique qui prévalait au sein du Parti travailliste jusque dans les années 1970 a été renversée dans les années 1980, quand Shimon Peres, Premier Ministre issu du parti, a pris le train du néo-libéralisme.

Alors que jusqu’à présent les travaillistes s’étaient efforcés de construire les bases d’un État social14 (fournir une protection sociale élémentaire et satisfaire les besoins fondamentaux en matière de logement, de santé, d’éducation et de sécurité alimentaire), son action économique s’est dès lors traduite par des licenciements de fonctionnaires, le gel des salaires, un assainissement drastique des comptes publics et l’indépendance de la Banque centrale15. A plusieurs reprises lors de cette période, le Parti travailliste échouera aux yeux des électeurs à tenir sa promesse d’amélioration du niveau de vie, qui le sanctionneront. Depuis le parti semble être devenu inaudible sur le sujet, entraînant également le Meretz dans cette perte de crédibilité.

En réalité, un sérieux clivage existe à l’intérieur du Parti travailliste, entre les tenants d’une ligne social-démocrate et ceux d’une ligne plus centriste. L’évolution du rapport de force se répercutera dans la participation ou non du parti aux coalitions avec le centre et la droite dans les années 2000 et 2010. Ainsi, en 2006 le parti se démarque par un programme plus ambitieux par la volonté d’aider les populations fragilisées par les politiques néo-libérales.

Irrémédiablement pourtant, le programme socio-économique, à l’image du programme sur la paix, perdra en clarté, suscitant même des plaintes parmi des parlementaires, anciens ou en fonction, à l’image de Colette Avital en 201916. L’élection en 2017 de leur leader apparaît révélateur de ce manque de cap. Le candidat victorieux était Avi Gabbay, un nouveau venu en politique, issu des classes moyennes qui a fait fortune dans les télécoms. Sa campagne avait été menée non pas sur un programme particulièrement élaboré, mais sur les thèmes de la modernité et du renouveau, avec l’emploi de méthodes issues du privé (voilà qui rappelle un autre candidat victorieux en Europe occidentale la même année)17. Cette ligne n’a non seulement pas résolu les divisions entre la frange libérale et la faction davantage social-démocrate mais n’a pas non plus permis la victoire en 2019.

Un créneaux existe pourtant toujours car la situation sociale est particulièrement inégale dans ce pays, parfois qualifié de start up nation. Le miracle économique qu’il connaît depuis les années 2000 ne bénéficie pas à une partie conséquente de la population. Selon l’ONG, Latet, 2 627 000 personnes, dont 1 176 000 enfants, vivaient dans la pauvreté en Israël en 202218. Ce chiffre est en hausse par rapport à 2021 et le phénomène n’est pas nouveau. Or les partis du centre et de la droite n’investissent pas les thématique de justice sociale.

Les idées de la gauche sont pourtant bien plus partagées que ses scores ne le laissent entendre. Environ 30% des citoyens israéliens seraient favorables à la solution à deux États (sans compter ceux qui soutiennent un État commun sans apartheid)19. La société n’est pas si conservatrice qu’elle n’y paraît, en témoignent les manifestations contre la réforme de la justice. Une demande existe ainsi sur la question palestinienne comme sur le programme social mais trop souvent, il apparaît que la gauche soit victime d’un vote utile en faveur des partis centristes pour faire barrage à la droite20.

Cette multiplication de scores décevants semble avoir ouvert une séquence de remise en question et favorise l’émergence de propositions concrètes21 : fusionner le Parti travailliste et le Meretz, assumer clairement un programme pro-paix, mettant fin à l’occupation en imposant l’idée que la fin de l’occupation amènera la sécurité. Plusieurs figures mettent en avant la nécessité d’attirer les électeurs arabes, mais la défiance entre les deux communautés (et surtout des Arabes vis-à-vis des Juifs) est particulièrement forte, notamment par crainte des leaders arabes d’être instrumentalisés. D’autant il n’existe pas de consensus sur la solution concrète à donner au conflit : solution à deux États, ou État unique qui accorderait la nationalité à chaque habitant de la Cisjordanie, quelque soit sa religion22.

Ainsi, la faute principale de la gauche est d’avoir échoué à mener ses deux grands objectifs dans les années 1990 et ne pas avoir su par la suite, proposer dans la durée de projets cohérents à la population israélienne, ce qui a poussé les électeurs libéraux à se tourner vers le centre pour faire barrage à la droite. Un chantier de reconstruction semble se mettre en œuvre mais les divisions et désaccords restent encore nombreux.

Notes :

1 Libération. (01/2023). Israël : « C’est une crise institutionnelle, constitutionnelle, inédite dans l’histoire du pays » https://www.liberation.fr/international/moyen-orient/israel-cest-une-crise-institutionnelle-constitutionnelle-inedite-dans-lhistoire-du-pays-20230217_6NYVN4QHXNDWRNLBBN23I7DAIY/

2 Simon, D. (2009). « L’effondrement du Parti travailliste » Les Cahiers de l’Orient, 95, 83-94.

3 K. (01/2023). « Israël : vers la rupture ? » https://k-larevue.com/israel-vers-la-rupture/

4 Cohen, S. (2013). « La “dégauchisation” d’Israël ? Les paradoxes d’une société en conflit » Politique étrangère, , 51-64.

5Ibid.

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 Le Monde. (02/2016). En Israël, l’opposition travailliste présente son plan de séparation avec les Palestiniens. https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2016/02/10/en-israel-l-opposition-travailliste-presente-son-plan-de-separation-avec-les-palestiniens_4862923_3218.html

10 Simon, D. (2009). Op cit.

11 Lavie, E., Wattad, M., Gweder, A., et al. (2022). « Arab Society in Israel and the Elections to the 25th Knesset ». INSS – The institute for national security studies.

12 Ibid.

13 Ibid.

14 Charbit, D. (2023). « La gauche israélienne est-elle morte ? » https://laviedesidees.fr/La-gauche-israelienne-est-elle-morte.html

15 Jourdin, S. (2017). « La gauche israélienne et l’espoir social-libéral ». Esprit, , 16-19.

16 I 24 News. (01/2019). « The Future of Israel’s Struggling Labor Party » https://youtu.be/XLAfy6f6bKw

17 Jourdin, S. (2017). Op cit.

18 I 24 news. (11/2022). Plus de 2,6 millions Israéliens vivent dans la pauvreté, selon un rapport.

19 972 mag. (01/2023). « The Israeli right is the minority — the left need only realize it » https://www.972mag.com/israeli-right-minority-left-palestinians/

20 The New York Time. (11/2023). After Near Wipeout in Election, Israeli Left Wonders: What Now ? https://www.nytimes.com/2022/11/09/world/middleeast/israel-left-netanyahu.html

21 Ibid.

22 Ibid.

12.03.2023 à 20:04

Une « rénovation » en Bolivie ?

Jeffery Webber

Les élections nationales boliviennes de 2020 ont marqué le retour du Mouvement vers le socialisme (MAS) au pouvoir après sa destitution par un coup d’État en 2019. Depuis cette victoire, le chef d’État Luis Arce fait face à une nouvelle campagne de déstabilisation. Il tente d’afficher l’unité de sa coalition politique malgré la montée de […]
Texte intégral (4354 mots)

Les élections nationales boliviennes de 2020 ont marqué le retour du Mouvement vers le socialisme (MAS) au pouvoir après sa destitution par un coup d’État en 2019. Depuis cette victoire, le chef d’État Luis Arce fait face à une nouvelle campagne de déstabilisation. Il tente d’afficher l’unité de sa coalition politique malgré la montée de discordances internes. Face à lui, les forces d’extrême-droite sont plus divisées que jamais. Les fractures historiques que connaît le pays – entre les villes et la campagne, les masses indigènes et les élites, les médias, universités et classes moyennes d’un côté et les confédérations paysannes et syndicats ouvriers de l’autre, les capitalistes agro-industriels, pétroliers et financiers et le prolétariat informel en plein essor – ne trouvent plus d’articulation politique évidente dans ces deux camps situés aux antipodes de l’échiquier politique. Par Jeffery Webber, traduction Albane le Cabec.

Aux origines de la désunion

La désunion, du côté du MAS et de leurs adversaires, remonte au coup d’État de 2019. Morales, qui a été propulsé à la présidence de la République par les bouleversements insurrectionnels des années 2000, avait alors battu un record de longévité au pouvoir. En 2016, il avait tenté d’outrepasser la limite de mandats successifs fixée par la Constitution, avant d’organiser un référendum sur la question. Bien que 51% de la population ait voté « non », il s’est présenté à la présidence en s’appuyant sur un verdict juridique contestable du plus haut tribunal électoral du pays. Cette situation a constitué un motif de mobilisation pour la frange contestataire de la classe moyenne et les comités civiques régionaux déterminés à évincer le MAS.

Pour éviter un second tour, le système électoral bolivien exige que le candidat de tête obtienne plus de 50 % des voix, ou plus de 40 % des voix combinées à un écart de 10 % avec le candidat arrivé en deuxième position. Le soir des élections de 2019, un premier décompte montrait que Morales avait obtenu 45% des voix contre 38% pour le finaliste de centre-droit Carlos Mesa. Mais après un retard inexpliqué de 22 heures, le nouveau décompte indiquait une avance de 10 points sur Mesa, évitant ainsi la nécessité d’un deuxième tour. Ce changement tardif à l’avantage de Morales, pourtant plausible compte tenu de la démographie des régions qui ont été dépouillées en dernier, a donné l’impression d’une manipulation électorale. Toute l’opposition avait crié à la fraude, bien qu’elle n’ait pu fournir aucune preuve, et avait été appuyée par l’Organisation des États américains (OEA).

C’est ainsi que de violentes manifestations contre Morales ont éclaté dans tout le pays et que l’extrême-droite des basses terres de l’Est, soutenue par l’armée et la police, a lancé un coup d’État larvé contre le gouvernement, l’obligeant à démissionner. Cette insurrection fut essentiellement l’oeuvre des populations petite-bourgeoises et métissées, bien que quelques éléments populaires aient été entraînés dans cette frénésie. Ayant pour seul point de ralliement un refus – fuera Evo -, ce soulèvement ne proposait aucun programme alternatif. Il n’y avait pourtant aucun doute sur les grands intérêts qui en sortaient gagnants : ceux du capital agro-industriel, financier et des hydrocarbures.

Les putschistes sont parvenus à installer Jeanine Áñez, une sénatrice catholique ultra-conservatrice dont le parti n’avait obtenu que 4 % aux élections précédentes. Morales et son entourage exilés au Mexique et en Argentine, Áñez s’est donnée pour tâche de démanteler les avancées étatiques du MAS – comme la quasi-nationalisation des hydrocarbures – et de révoquer les droits collectifs indigènes. Les classes populaires, hébétées par la situation, et les forces de gauche affaiblies par des années de clientélisme ont laissé à Áñez l’opportunité d’une restauration oligarchique.

Mais son régime s’est heurté dès le début à ses propres dérives idéologiques : la répression étatique, qui a entraîné trente-six décès, quatre-vingt blessés et des centaines de détenus et d’exilés, ainsi que l’incompétence bureaucratique face à la pandémie. Aucun programme n’a été présenté pour affronter l’instabilité économique du pays et gagner le soutien de la population. Au contraire, le gouvernement s’est démarqué par sa corruption éhontée, son incompétence gestionnaire et la diminution colossale du niveau de vie que ses politiques ont entraîné à cause de la chute du taux de croissance en 2020 – laissant plus de 3 millions de Boliviens incapables de satisfaire à leurs besoins alimentaires fondamentaux. La prise de pouvoir de ce gouvernement a également déclenché une vague virulente de racisme anti-indigène dans la société civile, galvanisée par les discours de haine de ses hauts-fonctionnaires.

Áñez a ainsi rapidement conduit les ouvriers et les paysans à se coaliser contre elle en une puissante force d’opposition – et perdu le soutien des couches petites-bourgeoises qui avaient initialement soutenu le coup d’État. Au milieu des crises économiques et sanitaires qui ont caractérisé son mandat, des secteurs importants de la nouvelle classe moyenne, qui s’était développée pendant la période de croissance du gouvernement de Morales, ont retrouvé avec horreur le déclassement et la précarité dont ils s’étaient émancipés. Dans le même temps, les mouvements sociaux et les syndicats, qui avaient pourtant peu réagi au coup d’État, ont rassemblé leurs forces pour protester, érigé des barricades dans les rues et perturbé les chaînes d’approvisionnement.

Si bien que lorsque les élections générales sont arrivées en décembre 2020, le candidat Luis Arce, soutenu par Evo Morales, a ramené le MAS au pouvoir avec 55% des voix. Carlos Mesa, le plus modéré des soutiens du coup d’État, a quant à lui obtenu un faible score – 29% des voix.

Le MAS l’a emporté dans cinq des neuf départements, avec une majorité dans les deux chambres de l’Assemblée législative plurinationale. Et pour cause : des pans entiers de la classe moyenne habituellement « indécises », qui avaient basculé à droite en faveur du coup d’État, se sont rangées derrière Arce et son programme de lutte contre la crise économique. Après avoir reconnu publiquement les erreurs des administrations passées du MAS, Arce a appelé à une « rénovation » nationale et promis de rétablir la stabilité, réveillant ainsi la nostalgie des années prospères de la première période Morales (2006-14).

Arce pouvait mobiliser son passé pour gagner la confiance : il avait été ministre des Finances du MAS à une période de prix élevés des matières premières, d’accumulation soutenue, de profits historiques dans les secteurs extractifs et d’améliorations des conditions de vie de la classe ouvrière et de la paysannerie urbaines. En fin de compte, il a obtenu de meilleurs résultats que Morales en 2019 dans tout l’ouest du pays. Cette victoire retentissante n’était pas prévue : les sondages n’avaient indiqué qu’une maigre avance pour le MAS au premier tour.

Luis « Lucho » Arce était un choix personnel d’Evo Morales – face au candidat de prédilection de la coalition de mouvements sociaux, David Choquehuanca. Morales n’avait accepté qu’à contrecœur d’inclure celui-là comme candidat à la vice-présidence. Le slogan de la campagne du MAS – Lucho y David, un solo corazón – trahissait une inquiétude naissance à l’égard des divisions qui se développaient au sein du parti. Contrairement à Choquehuanca, Arce n’était pas d’origine indigène, n’avait jamais montré d’ambition de leadership et n’avait pas de base sociale propre, raison pour laquelle certains doutaient de sa capacité à remplacer Morales. Les résultats aux élections ont démenti ces inquiétudes. Sa victoire a montré qu’il était possible de gagner sans le caudillo historique du parti, et a démontré la popularité du modèle plurinational néo-développementaliste du MAS.

« Une force technocratique et modérée »

Arce, contrairement aux autres figures du MAS, n’avait quasiment jamais eu d’engagement politique dans les mouvements de lutte indigènes ou sociaux. Il est devenu le premier ministre des Finances de Morales en 2006, et l’est resté pendant toute sa présidence. Pendant son mandat, il a isolé son bureau de la pression des mouvements sociaux et adhéré de façon rigide aux objectifs de maîtrise de l’inflation. Christopher Sabatini, chercheur à Chatham House, l’a décrit comme « une force technocratique et modérée au sein du gouvernement Morales », qui a « maintenu de bonnes relations avec les institutions financières et les investisseurs internationaux. » Cette prudence du ministre des Finances est l’une des causes de l’absence de transformation structurelle de l’organisation productive entre 2006 et 2014 – même si cette période est caractérisée par la redistribution des richesses aux plus pauvres que permettaient les prix élevés des matières premières.

Deux ans après le début du mandat d’Arce, le bilan demeure mitigé. Le président a certes tenu ses premiers engagements politiques dès son entrée en fonction, notamment en mettant en place des transferts en espèces de 140 dollars par mois à environ un tiers de la population, en instaurant une taxe symbolique sur les grandes fortunes nationales et en lançant des enquêtes sur la répression du régime Áñez. Dans l’ensemble cependant, son administration technocratique est étrangère aux aspirations transformatrices de la première présidence Morales.

Comme le note le sociologue Vladimir Mendoza Manjón, l’opinion dominante au sein du cabinet d’Arce est que l’ère de la transformation est terminée. Il s’agirait de consolider les acquis antérieurs dans des circonstances internationales de plus en plus hostiles. C’est donc tout naturellement que son gouvernement donne la priorité à la stabilité politique et à la réactivation lente du projet de modernisation capitaliste néo-développementaliste. Ce sera probablement le seul horizon de la présidence d’Arce en l’absence de pressions sérieuses des mouvements sociaux, dont les représentants ont été isolés au sein du gouvernement – ne contrôlant que les ministères de l’Éducation, de la Culture rurale et du Développement.

De la même manière, si les grandes figures de l’ère Morales ont obtenu des promotions symboliques, très peu sont demeurées en poste – témoin, l’absence quasi-totale d’evistas (partisan d’Evo Morales) dans le cercle restreint d’Arce. Dans ce sens au moins, la « rénovation » promise a bel et bien commencé…

Par bien des aspects, le mode de gouvernement de Luis Arce se rapproche de celui de Correa – dans un contexte social et culturel distinct. Ils ont en commun une approche pyramidale et technocratique, reposant sur une planification isolée des mouvement sociaux et des concessions pragmatiques appréhendées à l’aune d’études sondagières. Mais Arce gouverne sans l’hégémonie qui était celle de Correa au plus fort du boom des matières premières… Le ralentissement de leur prix a commencé en 2014, entraîné par un effondrement des prix du gaz naturel. L’économie bolivienne n’a cessé de décliner jusqu’en 2019 avant de se contracter de façon spectaculaire de 8,7 % en 2020.

Cette crise n’est pas un simple effet conjoncturel de la pandémie ; c’était aussi le résultat de problèmes structurels sous-jacents, dont la fin du cycle du gaz avec des rentes gazières revenant à l’État qui s’élevaient à seulement 1,5 milliards de dollars en 2017 alors qu’elles étaient encore de 3,5 milliards de dollars en 2013. Les problèmes structurels d’investissement dans le secteur du gaz ont persisté depuis l’ère Morales et fait augmenter les déficits budgétaires et commerciaux. En conséquence, les réserves de change qui avaient atteint un sommet de 15 milliards de dollars en 2014 ont été mobilisées pour financer les dépenses publiques dans un contexte général de baisse des recettes de l’Etat.

Malgré le contrecoup de la chute du prix des matières premières sur l’Amérique latine, la Bolivie est demeurée une exception. Elle n’a pas été affectée par les fortes pressions inflationnistes, la faible croissance de l’emploi et la baisse des investissements prédominant dans la région. La guerre russe contre l’Ukraine a limité l’approvisionnement alimentaire international et fait grimper les prix de l’énergie, aggravant les problèmes déclenchés par la pandémie et le krach financier de 2008. Mais en tant qu’exportateur de gaz, la Bolivie a bénéficié de ces prix plus élevés, transformant temporairement son déficit commercial en excédent. Et en continuant à produire la plupart de ses denrées alimentaires sur le marché intérieur avec des contrôles ciblés sur certaines exportations agricoles, le pays a limité les pressions sur les prix des denrées alimentaires.

À ces facteurs s’ajoute la subvention de longue date de l’État dans la consommation intérieure de gaz, qui explique en grande partie pourquoi le taux d’inflation en Bolivie en 2022 était le plus bas de la région, contribuant à la popularité très élevée d’Arce. Ce compromis social pourrait être perturbé par les luttes autour de la propriété du lithium. Mais ce processus n’est encore qu’à sa genèse, et il est peu probable qu’il joue un rôle majeur dans son administration.

Arce s’était initialement engagé à ne servir que pour un seul mandat, mais tout indique qu’il cherchera à se représenter en 2025. Malgré des cotes de popularité inférieures à celles d’Arce et de Choquehuanca, Morales, qui a déjà fait part de son projet de se présenter en 2025, continue de contrôler le MAS et conserve une puissante capacité de mobilisation sociale. La foule de partisans descendue dans les rues pour le saluer à son retour d’exil en novembre 2020 en témoigne, ainsi que celle de la « marche pour la patrie », une mobilisation pour défendre l’administration d’Arce face aux menaces de l’opposition, qu’il avait organisée l’année suivante.

Ces marques d’attachement échappent pourtant aux sondages. Álvaro García Linera, qui a été vice-président de 2006 à 2019, affirme que Morales reste le « leader social et politique » indispensable du parti et qualifie Arce de « leader politique et gouvernemental. » Pour lui, le projet du MAS exige que les deux hommes d’État triangulent entre eux et avec la fédération et qu’« il doit y avoir un ensemble d’articulations, qui ne sont pas toujours faciles » entre ces trois éléments. Loin du pouvoir, Morales a pu réactualiser la rhétorique populiste de gauche de ses débuts ; mais il est peu probable qu’un nouveau gouvernement Morales s’écarte de manière significative de celui d’Arce.

Depuis son retour en Bolivie, il a travaillé à retrouver son autorité perdue. Surmontant la résistance locale, il a usé de sa position de leader du MAS pour dicter les listes de candidats aux élections municipales et régionales. Tout en essayant d’éviter l’impression d’une divergence majeure avec Arce, Morales a ouvertement critiqué certains de ses ministres et s’est exprimé de manière cryptique sur une frange « de droite » du gouvernement, l’accusant de vouloir le marginaliser avec l’aide des forces armées. Jusqu’à présent, Arce a ignoré ces provocations.

Choquehuanca, qui était auparavant l’un des confidents et soutiens les plus fidèles de Morales, s’en est éloigné après avoir souligné la nécessité d’un nouveau chef du parti – un poste que lui seul pouvait occuper après la défaite du référendum de 2017. Son ambition de remplacer Morales est rapidement devenue claire, ce qui lui a valu d’être rétrogradé aux échelons les plus bas du parti en passant de ministre des Affaires étrangères à un poste diplomatique marginal. C’est pourquoi il avait cherché à empêcher son retour, que ce soit en ralliant les forces de la « rénovation » pour bloquer la candidature de Morales, ou, plus probablement, en aidant à diviser le parti si Morales obtenait sa nomination.

Choquehuanca possède une base sociale très forte dans l’Altiplano aymara, et possède une popularité certaine au sein de la jeune génération de militants du MAS. Très tôt, il a affiché un rôle d’anti-intellectuel – se vantant de n’avoir pas lu un livre depuis seize ans ! Idéologiquement, cependant, il s’est acclimaté au pragmatisme de l’ère Morales. Si sa rhétorique s’écarte de celle de son ancien mentor, c’est en grande partie du fait de ses inclinations nationalistes aymaras, dictées par sa solide base sociale dans l’Altiplano occidental. Il est peu probable que sa candidature potentielle à la présidence soit couronnée de succès et plus vraisemblable qu’il assume le rôle de sous-commandant dans la scission éventuelle d’un MAS dirigé par Arce.

Comme l’a écrit le journaliste Fernando Molina, l’histoire politique bolivienne est prompte à la fragmentation sociale et aux conflits violents – en particulier après la sortie de jeu d’un grand caudillo, lorsque les batailles pour lui succéder éclatent. La singularité de la situation actuelle réside dans le fait que Morales, exclu par un coup d’État du pouvoir, demeure un vecteur crucial qui guide les grandes aspirations sociopolitiques du pays.

Fractures au sein des élites

Qu’en est-il des forces de droite boliviennes face à un MAS si divisé ? Le pays reste profondément marqué par le coup d’État de 2019 : des dizaines d’anciens responsables militaires, de chefs des forces armées et de la police ont été emprisonnés pour leur rôle dans l’éviction de Morales. Áñez a été condamnée à dix ans de prison – bien qu’elle n’ait été tenue responsable que des événements de novembre 2019 et non des massacres d’État qui ont suivi. Carlos Mesa, le plus modéré des soutiens du coup d’État, sort indemne de la séquence d’un point de vue judiciaire, mais son image de centriste a été ternie.

Jusqu’à très récemment, Luis Fernando Camacho, le leader d’opposition le plus radical, avait réussi à éviter les poursuites judiciaires tout en renforçant ses assises. Il avait même été élu gouverneur de Santa Cruz en mars 2021 et était devenu le visage d’un mouvement d’extrême-droite en plein essor à Santa Cruz, Beni, Potosí et Tarija. Il a finalement été arrêté pour son rôle dans le coup d’État de 2019 quelques jours après Noël et passe désormais ses mois en prison à La Paz en attendant son procès. Arce avait orchestré l’arrestation pour étouffer les procès en laxisme dans le traitement de l’opposition.

En 2022, l’extrême droite avait lancé une « grève civique » de trente-six jours, mettant, de fait, la ville de Santa Cruz – moteur économique de la Bolivie, à l’arrêt. En cause : les retards pris par le gouvernement pour effectuer un recensement de population de la région. Le dernier remontait à 2012, et la population du département de Santa Cruz avait rapidement augmenté. C’est pourquoi un nouveau recensement conduirait probablement à un déplacement substantiel vers l’Est des ressources de l’État et des sièges législatifs. Les protestations des habitants se sont fondées sur ce retard du gouvernement, l’accusant d’être une prise de pouvoir voilée orchestrée dans le but d’empêcher ces transferts – alors que les élections de 2025 approchaient.

Cette grève civique, organisée par le Comité de Santa Cruz, avait pour figures de proue Camacho et les élites locales. Depuis les années 2000, le département de Santa Cruz est au cœur des luttes pour l’autonomie régionale contre le pouvoir centralisé de l’État et lance des défis constants à Morales, multipliant grèves, rassemblements de masse et explosions de violence. En 2008, une tentative de « coup d’État civique » en a marqué l’apogée.

En 2022, pour imposer la tenue de cette grève aux secteurs indigènes et populaires du département, des gangs de motards itinérants ont sévi à coups de machettes et de gourdins, appuyés par des organisations proto-fascistes. De féroces affrontements nocturnes s’en sont suivis. C’est dans ce contexte qu’Arce avait accepté d’avancer la tenue recensement à mars 2024, afin que ses résultats puissent être pris en compte pour 2025.

Les troubles à Santa Cruz ont révélé la persistance du pouvoir autonomiste et territorialisé de l’extrême-droite dans cette région, et de sa capacité à provoquer la violence de rue. Mais ils ont également établi son incapacité à renverser le pouvoir national, et son isolement au sein des forces conservatrices plus larges du pays et de l’appareil de sécurité de l’État. Ainsi, les mobilisations civiques d’octobre et de novembre 2022 n’ont jamais menacé de prendre la proportion d’un second coup d’État. L’unité éphémère qui a permis le renversement de Morales en 2019 est désormais un lointain souvenir. Sans la figure de Morales qui cristallisait le rejet de l’opposition, les myriades de groupements qui composaient la coalition putschiste se sont fracturées en de multiples querelles paroissiales. L’arrestation de Camacho a désormais privé l’élite de Santa-Cruz d’une figure de proue.

Cependant, malgré l’absence de projet cohérent de la droite bolivienne, les partisans du MAS ne doivent pas sous-estimer leurs adversaires car les événements ont montré que leurs bases territoriales leur permettent de lancer des actions de déstabilisation de grande ampleur. D’autant qu’ils bénéficient de soutiens nationaux et internationaux, contrôlent les médias et les universités. Dans les conditions actuelles de stagnation et de crise, auxquelles le MAS peut difficilement échapper, il serait imprudent de supposer que la petite bourgeoisie, la police et l’armée continueront à soutenir l’ordre constitutionnel. Leur loyauté est inconstante – et le sort de la Bolivie en dépend.

10.03.2023 à 18:24

CROUS à 1€ : l’austérité macroniste contre l’universalisme

Clément Coulet

Le refus par les députés macronistes de mettre le repas du CROUS à 1€ pour tous les étudiants illustre une nouvelle fois leur conception austéritaire des politiques sociales, aux implications anti-universalistes. Hostiles à l’idée de créer de nouveaux droits qui bénéficieraient à tous, ils préfèrent – dans une conception néolibérale des politiques publiques – cibler […]
Texte intégral (2629 mots)

Le refus par les députés macronistes de mettre le repas du CROUS à 1€ pour tous les étudiants illustre une nouvelle fois leur conception austéritaire des politiques sociales, aux implications anti-universalistes. Hostiles à l’idée de créer de nouveaux droits qui bénéficieraient à tous, ils préfèrent – dans une conception néolibérale des politiques publiques – cibler les politiques sociales ouvrant la voie à un flicage et une stigmatisation des plus pauvres et minant la cohésion nationale.

À une voix près. Il y a quelques semaines, la proposition de loi portée par la députée socialiste Fatiha Kelouah-Hachi et visant à mettre le repas au CROUS à 1€ pour tous les étudiants a été refusée de justesse, les groupes LR et LREM accourant pour voter en bloc contre. Face au tollé grandissant et alors que la précarité étudiante ne faiblit pas, les députés macronistes ont justifié leur vote en invoquant la “justice”. La député LREM Anne Brugnera a ainsi déclaré dans l’Hémicycle que « donner le repas pour tous à 1€, c’est vraiment très injuste pour les étudiants précaires ». Une logique assez difficile à saisir pour le commun des mortels. Heureusement, d’autres députés de son groupe nous donnent davantage d’explications. L’injustice résiderait dans le fait que les étudiants les plus riches en bénéficieraient aussi alors qu’ils n’en auraient – selon les députés – pas besoin.

Cibler les aides sociales, une logique néolibérale

Plutôt que de proposer le repas Crous à 1€ pour tous les étudiants, les députés de la majorité préfèrent le réserver aux étudiants boursiers. Cibler les aides et dispositifs – ici sur les boursiers – est une logique qui se répand dans les politiques sociales. Elle témoigne d’une volonté de réduire les dépenses publiques. En effet, plus le nombre de bénéficiaires des repas à 1€ est réduit, moins l’État aura besoin de compenser les coûts du repas.

Cette ambition de réduire les dépenses publiques s’explique par la volonté du gouvernement d’une baisse des impôts, en particulier ceux sur le capital. Une logique austéritaire assez classique des politiques économiques de droite mais qui entre donc en contradiction avec le principe d’universalité. De son côté, une partie de la gauche s’est également retrouvée à soutenir des propositions non-universelles parfois par misérabilisme bien-attentionné mais maladroit, le plus souvent par soumission à la doxa néolibérale. En proposant des mesures sociales ciblées donc à priori moins “coûteuses”, la gauche serait en recherche de crédibilité économique. Pourtant, des mesures “coûteuses”, lorsqu’elles servent à financer des services publics et des politiques sociales et lorsque l’effort fiscal est justement réparti, contribuent à la redistribution des richesses.

Une logique universaliste n’aurait pas eu le souci de savoir qui exclure, ici les non-boursiers. À l’inverse, elle aurait eu la vigilance de savoir qui inclure et qui pourrait manquer à l’appel, par exemple, les étudiants trop éloignés des restaurants universitaires.

Dans le domaine de l’action sociale, la logique à la mode de chèques ciblés sur certains publics témoigne bien de cette conception néolibérale des politiques publiques. Comme l’explique le chercheur Arnaud Lacheret, “les chèques sont finalement le vecteur d’un changement de conception des aides sociales et de leurs publics et accompagnent le processus de passage d’une logique universaliste à une logique de ciblage des aides individuelles”. Historiquement, la logique de ciblage est un principe de base des politiques sociales libérales telles que celles en vigueur aux Etats-Unis où les Républicains parlent “d’erreur universaliste” pour désigner les programmes d’assurance maladie universelle. 

A contrario, une logique universaliste aurait voulu que tous les étudiants – sans distinction aucune – bénéficient des repas à un 1€ et pas seulement les boursiers. Une logique universaliste n’aurait pas eu le souci de savoir qui exclure, ici en l’occurrence les non-boursiers. A l’inverse, elle aurait eu la vigilance de savoir qui inclure et qui pourrait manquer à l’appel, par exemple, les étudiants trop éloignés des restaurants universitaires.

Un rapport de l’Assemblée nationale rappelle en la matière que “Le réseau des CROUS dispose d’une bonne implantation sur les campus et dans certains centres-villes mais nombre d’étudiants en sont isolés. Le maillage territorial de l’offre ne couvre en effet pas les antennes universitaires délocalisées, les petites écoles, les formations en instituts universitaires de technologie (IUT) (…) Les zones rurales et les villes de taille moyenne offrent moins de possibilités de restauration, surtout lorsque les lieux d’étude se situent en dehors du centre-ville.” Ainsi, pour être pleinement effective, une politique à l’ambition universelle comme celle des repas à 1€ pour tous les étudiants aurait dû être accompagnée d’un renforcement du service public de restauration universitaire, service public dont la qualité est très inégale selon le territoire et parfois en voie de privatisation comme le documente Streetpress.

Cibler les aides sociales, une logique inefficace de flicage

Cibler les aides sociales suppose de définir un public cible et de le contrôler afin de s’assurer que personne ne triche, que ceux qui en “bénéficient” sont bien “ceux” à qui on a décidé qu’ils en avaient le “droit”. Pour nombre de prestations sociales ciblées, il faut prouver – avec une multitude de documents à l’appuie et en dévoilant des pans de sa vie à autrui – être “assez pauvre” pour en bénéficier. Pour les macronistes, les repas Crous à 1€ doivent être cantonnés aux seuls boursiers et aux “étudiants les plus précaires”, précarité que ces derniers doivent justifier. Ce système de ciblage porte donc en lui une certaine violence et contribue à créer des effets de stigmatisation générant notamment des phénomènes plus ou moins massifs de non-recours. La DREES estime ainsi que pour de nombreuses prestations sociales, le taux de non-recours dépasse les 30% avec par exemple 34% de non recours au RSA en 2018 et même 50% pour le minimum veillesse pour les personnes vivant seules.

Surtout, attention à celles et ceux qui dépasseraient tel ou tel seuil ou qui ne rempliraient pas ou plus tel ou tel critère ! Une petite augmentation temporaire de revenus ? C’est la prestation sociale qui saute. Cibler des aides suppose de définir des critères objectifs mais forcément incomplets car ne pouvant refléter les milles et une réalité du quotidien. Autrement dit, cibler les aides, c’est risquer de rater sa cible.

Ce système de ciblage qui suppose une forme de flicage contribue par ailleurs, en complexifiant l’accès aux droits, à entretenir une bureaucratisation de l’administration avec l’embauche de personnels chargés d’instruire les dossiers de chacun, de vérifier que les personnes demandant les aides répondent bien aux règles fixées de pauvreté. 

Ce système de ciblage qui suppose une forme de flicage contribue par ailleurs, en complexifiant l’accès aux droits, à entretenir une bureaucratisation de l’administration.

En matière des repas Crous à 1€, vouloir les cibler sur les seuls étudiants boursiers relève de nombreux défauts. D’une part, le système de bourse génère des effets de seuils qui excluent pour quelques euros de nombreuses familles. D’autre part, bien qu’actuellement en discussion, le barème des bourses n’a pas été revu depuis 2013 alors même que de nombreux postes de dépenses ont augmenté, en particulier l’alimentation et le coût du logement dans les villes étudiantes. Surtout, alors que le statut d’étudiant boursier est défini en fonction du statut des parents, les situations familiales ou personnelles de chacun peuvent faire que l’étudiant ne soit plus en lien avec ses parents. Dès lors, la référence fiscale de ces derniers importe peu dans le quotidien matériel de l’étudiant. 

Dernière preuve de l’insuffisance à réserver les repas à 1€ pour les seuls boursiers : selon l’association Cop’1-Solidarité, la majorité des étudiants qui fréquentent leurs distributions d’aide alimentaire sont non-boursiers. Une limite du ciblage dont la Macronie avait bien conscience puisque en janvier 2021, lors de la crise sanitaire, Emmanuel Macron avait pris la décision d’ouvrir les repas à 1€ à tous les étudiants et pas seulement aux boursiers… Une mesure arrêtée à la rentrée suivante.

Des droits universels contre la sécession et la stigmatisation

Voilà qu’aujourd’hui les députés “Robin des bois” de la NUPES appellent à voter pour que les enfants de millionnaires puissent bénéficier des repas à 1€” s’offusque sur Twitter la député LREM Prisca Thévenot. Bien qu’on ait du mal à imaginer que beaucoup d’enfants de millionnaires fréquentent les resto’U, si tel est le cas, ce serait une bonne chose. Même si les enfants d’ouvriers sont largement sous-représentés dans l’enseignement supérieur, cela offrirait aux fils et filles de millionnaires l’occasion de partager des moments avec des enfants d’infirmières et d’instituteurs. Se mélanger, partager des expériences communes, bénéficier de même droits : autour d’un repas au CROUS, loin de la sécession, la jeunesse ferait nation. C’est précisément là que réside toute la puissance des mesures universelles.

Avec des mesures ciblées, on crée des aides qui ne bénéficient qu’à une portion limitée de la population. Cette dernière doit prouver sa misère tandis que les autres, ceux qui sont juste au-dessus des seuils ne touchent rien, voire paient – dans une logique de solidarité nationale – pour les autres. Se faisant, émerge une certaine méfiance entre des citoyens qui “bénéficieraient de tout” et les autres, guère plus riches et ayant le sentiment de se faire léser. Le directeur de recherche au CNRS, Philippe Warin, explique que la transformation des modèles sociaux par le ciblage peut contribuer à défaire la société en produisant des frontières sociales, mentales et politiques.

Contre cela, le député picard François Ruffin appelle dans son livre Je vous écris du front de la Somme à des droits universels : “La gauche doit renouer avec des droits universels. Des droits pour tous. Des droits sans condition, sans obligation de misère, sans formulaire à délivrer. Des droits qui vaillent aussi bien, à égalité, pour Katia, mère célibataire au chômage de Vignacourt, que pour Hélène, fille d’agriculteur. Et même pour Bernard Arnault !”

Dès lors, dès que les politiques ne sont plus ciblées mais universelles, elles deviennent non plus des aides mais des droits. Aussitôt, on sort d’une logique d’assistance pour être dans une logique de conquête de droits-créances. Par exemple, l’objectif de l’école gratuite n’est pas simplement de permettre aux enfants les plus pauvres d’aller à l’école mais bien de créer un droit à l’éducation. Et, personne ne s’offusque que les enfants de millionnaires bénéficient également de l’école gratuite (bien que beaucoup l’esquivent pour rejoindre le privé). La logique est la même avec la Sécurité sociale qui a permis de créer un droit à se faire soigner. Ici aussi, personne n’est dérangé à l’idée que même les milliardaires aient une carte vitale qu’ils peuvent présenter devant leur médecin. 

François Ruffin résume très bien dans l’ouvrage mentionné précédemment cette logique : “ Quelles sont nos grandes conquêtes, nos magnifiques constructions ? C’est l’école gratuite pour toutes et tous, des plus modestes aux plus aisés. C’est la Sécurité sociale, toutes et tous donnant selon leurs moyens, toutes et tous se soignant selon leurs besoins. C’est la retraite qui a couvert toutes et tous les salariés, qui a divisé par quatre, en une génération, le taux de pauvreté chez les personnes âgées. Pour toutes et tous. Alors que, aujourd’hui, les ‘’progrès”, des rustines en réalité ne valent que pour des fragments de la société, pour les plus en difficultés : le Chèque énergie, le Zéro reste à charge, le Pass’sport, l’Allocation de rentrée scolaire … avec une jungle de critères sociaux à remplir et de justificatifs à fournir, de cases à cocher, de seuils à ne pas dépasser. Pour “inclure”, bizarrement, on exclut. On tire. On trace une ligne.”

Créer et renforcer des droits qui bénéficient à tous permet de créer du commun, contribuant à faire nation. Tout le monde se sent investi, se sent bénéficiaire et dès lors consent à contribuer. Et sur ce point, la logique originelle de la Sécurité sociale, du tous contributeurs selon ses moyens, tous bénéficiaires selon ses besoins semble la plus juste.

Pour revenir à notre exemple initial, en matière d’accès à l’alimentation, deux propositions incarnent cette différence de conception entre aide ciblée et droit universel. Le chèque alimentaire – pour le moment promesse sans lendemain d’Emmanuel Macron – serait ciblé sur les tranches les plus pauvres de la population, avec tous les travers mentionnés précédemment. En somme, une pauvre politique pour les pauvres. A l’inverse, la proposition de Sécurité sociale de l’alimentation est pensée comme universelle. S’adressant à toutes et tous, la sécurité sociale de l’alimentation vise la reconnaissance d’un droit à l’alimentation.

Notes :

1. Lacheret, Arnaud. « Le chèque (voucher), instrument néolibéral et/ou innovation institutionnelle ? », Entreprendre & Innover, vol. 32, no. 1, 2017, pp. 36-50. 

2. Philippe Warin, “Ciblage de la protection sociale et production d’une société de frontières”, SociologieS [Online], Files, Online since 27 December 2010  

3. Warin, Philippe. « Chapitre 3. Ciblage des publics et stigmatisation », , Le non-recours aux politiques sociales. sous la direction de Warin Philippe. Presses universitaires de Grenoble, 2017, pp. 61-82. 

4. Philippe Warin, 2010

09.03.2023 à 21:44

Misère de l’Anthropocène

Jean-Baptiste Grenier

L'humanité était-elle vouée à détruire la nature et à saccager l’environnement ? Contre le récit officiel de l’Anthropocène relatant une prise de conscience commune de l’humanité quant à sa responsabilité dans le changement climatique survenue dans les années 70, les historiens Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz arguent, tout au contraire, que cette approche est naturalisante, dépolitisante et inopérante pour répondre à l’urgence écologique.
Texte intégral (4951 mots)

L’humanité était-elle vouée à détruire la nature et saccager l’environnement, avant qu’un groupe providentiel de scientifiques ne l’avertisse de l’impact de ses actions la planète ? C’est ce que suggère le concept « d’Anthropocène », en vogue depuis une décennie. Contre ce récit, les historiens Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz estiment que cette approche est naturalisante, dépolitisante et inopérante pour répondre à l’urgence écologique. Ils proposent plusieurs concepts alternatifs (Thermocène, Thanatocène, Phagocène, Phronocène, Capitalocène, Polémocène) qui permettent de rendre compte des causes du désastre environnemental – et de penser les moyens de lutter contre elles.

De quoi l’Anthropocène est-il le nom ? Cette dénomination définit la nouvelle ère géologique dans laquelle l’humanité aurait fait entrer depuis 150 ans notre planète, en devenant la principale force du changement climatique global qui l’affecte. Ce concept, fortement popularisé depuis quelques décennies, est abondamment repris dans l’ensemble des travaux réalisés sur la crise écologique que nous traversons. Le récit mainstream qu’on en fait est-il satisfaisant ? Est-il opérant pour comprendre les enjeux de cette crise climatique et aboutir à des solutions adaptées ? Il semblerait que ce ne soit pas totalement le cas, comme l’affirmaient dès 2013 les historiens Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz dans un essai [1] dont l’actualité est toujours forte. Leur réflexion critique aboutit à 7 récits alternatifs, complémentaires les uns aux autres, qui nous invitent à réécrire l’histoire de cette nouvelle ère géologique.

L’Anthropocène met fin à la séparation entre nature et culture

L’Anthropocène est le nom donné en 1995 par le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen à cette nouvelle ère géologique, qui est aussi non seulement climatique, mais également hydrologique, biologique, et même plus, dans laquelle l’homme serait entré. Ce terme devait nous aider à prendre conscience du fait que l’homme serait le seul responsable de cette révolution, et ce à plusieurs titres : modification profonde de la composition de l’atmosphère, dépassement de nombreux seuils de stabilité des écosystèmes, « dégradation généralisée du tissu de la vie ».

L’activité humaine a radicalement transformé les équilibres biologiques et écosystémiques de la Terre : l’homme et le bétail représenteraient 97% de la biomasse des vertébrés, les trois quarts des zones de pêche sont surexploitées ou à capacité maximale, 15% du flux des rivières est retenu par des barrages, engendrant une modification profonde des cycles de l’eau. Entre 1800 et 2000, la consommation d’énergie a été multipliée par un facteur 40. L’homme dépasse la plupart des seuils critiques de stabilité du vivant, faisant peser le risque d’un effondrement global : pollution, érosion de la biodiversité, perturbation du cycle de l’eau, de l’azote, du phosphore. Une à une, celles que l’on qualifie de « limites planétaires » sont outrepassées (Voir Libération, «On joue avec le feu»: avec la pollution chimique, la Terre s’apprête à franchir une «limite planétaire», Interview, 23 janvier 2022)

La date est sujette à discussion mais, selon les deux auteurs, cette nouvelle ère géologique aurait débuté au 19ème siècle, époque où se mettent en place les structures et les logiques, que celles-ci soient politiques, économiques ou technologiques, conduisant au dépassement de ces seuils. C’est là que l’ensemble des courbes d’impact humain prennent une pente exponentielle.

Figure 1 – Projections des émissions liées aux énergies fossiles suivant quatre profils d’évolution de GES

Les auteurs notent que l’idée d’Anthropocène, la conscience de la capacité de l’humanité à entraîner une transformation globale de la sphère terrestre « annule la coupure entre nature et culture, entre histoire humaine et histoire de la vie et de la Terre ». Contrairement à l’analyse historique, notamment celle défendue par Braudel, qui distingue le temps infiniment long des cycles naturels et les temps courts de variation des structures humaines et des événements historiques, l’Anthropocène est défini par la coïncidence entre histoire géologique et histoire politique. Cette conscience met fin à la possibilité que l’humanité puisse échapper aux contraintes naturelles, projet civilisationnel annoncé par exemple par Michelet qui parlait « d’arrachement aux déterminismes naturels ». L’Anthropocène caractérise le retour du social dans la nature, la conscience que les « natures sont traversées de social » et que les « sociétés sont traversées de nature ».

Anthropocène, un récit officiel à démythifier

Les auteurs avancent que la pensée de l’Anthropocène et son appropriation dans le discours public seraient parcourues par plusieurs erreurs d’analyse qu’il conviendrait de pointer. Tout d’abord, l’Anthropocène renvoie souvent à une vision déterministe de l’histoire de l’humanité. Il renvoie à l’idée qu’aucune autre alternative n’était possible et que c’est uniquement grâce à la science moderne et aux alertes et travaux réalisés à partir des années 70 (rapport du Club de Rome sur les limites à la croissance, GIEC, COP) que les sociétés ont compris que leur activité pouvait changer la Terre dans sa totalité. L’Anthropocène véhicule ainsi l’idée d’une destruction environnementale faite par inadvertance car, pour reprendre l’allusion biblique, « ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient ». À partir de cette « nouvelle connaissance », l’humanité pourrait enfin agir, dans ce qui constitue un discours prophétique après la « révélation ».

Le deuxième constat infondé de l’Anthropocène, selon les auteurs, serait ce qu’ils nomment la « thèse de la dissonance cognitive ». Si nous détruisons la planète, c’est parce que nous n’aurions pas conscience de l’impact de nos actes sur la Terre et donc qu’il suffirait, en conséquence pour tout résoudre, que chacun devienne conscient et « pénétré par le message de la science ». En conclusion, c’est l’humanité dans sa globalité qui doit maintenant gérer le « système Terre », en s’appuyant sur les scientifiques. Ce grand récit place les scientifiques au centre du jeu comme seuls détenteurs des clés de la réussite. 

« L’agir géologique de l’espèce humaine est le produit de processus culturels, sociaux et historiques » et des « mécanismes de domination par lesquels certains collectifs en détruisent, exploitent ou soumettent d’autres dans des rapports sociaux asymétriques »

Troisièmement, l’Anthropocène repose sur une vision du dérèglement planétaire comme étant le fait de l’humanité tout entière. Selon cette idée, c’est « l’activité humaine » qui génère une « empreinte humaine ». Cet acte manqué de l’humanité serait aussi de la responsabilité de la « modernité » et du « progrès technique » qui aurait établi une séparation binaire trop nette entre nature et culture.

A contrario, les auteurs rappellent que cette vision semble balayer d’un coup les acquis des sciences humaines. Pour eux, « l’agir géologique de l’espèce humaine est le produit de processus culturels, sociaux et historiques » et des « mécanismes de domination par lesquels certains collectifs en détruisent, exploitent ou soumettent d’autres dans des rapports sociaux asymétriques ». La question écologique est en réalité parcourue par des fractures inégalitaires nombreuses et par la main de la domination. Parler d’une seule humanité, qui aurait une responsabilité globale partagée et devrait gérer d’un seul tenant le système Terre, est erroné.

En somme, ce concept communément partagé autour de l’Anthropocène est problématique à plusieurs titres. D’autres récits explicatifs du « changement de régime d’existence » de la Terre sont possibles. Quels sont donc les sept fils historiques alternatifs et complémentaires que Bonneuil et Fressoz nous invitent à tirer pour mieux appréhender et dénaturaliser « l’événement Anthropocène » ?  À chacun d’entre eux, un titre explicite est attribué.

Thermocène

Le premier récit proposé est celui de l’existence d’un « Thermocène ». Ce concept permet d’analyser la manière dont les choix énergétiques s’opèrent et avec laquelle les transitions énergétiques se déroulent. Les auteurs avancent que les transitions énergétiques ne sont pas écrites à l’avance. Elles n’obéissent pas à des logiques internes, déterministes et de progrès techniques, ni à une logique de pénurie ou de substitution. « L’histoire de l’énergie est celle de choix politiques, militaires et idéologiques (…) qu’il faut analyser en les rapportant aux intérêts et aux objectifs stratégiques de certains groupes sociaux ». De manière exemplaire, cette hypothèse est illustrée par la dynamique d’exploitation des pétroles non-conventionnels(pétrole et gaz de schiste) aux États-Unis. Loin d’obéir à des règles techniques ou scientifiques, leur niveau d’exploitation est fonction des choix politiques stratégiques du pays, de la volonté d’indépendance ainsi que de la stabilité et du niveau des prix du pétrole conventionnel à travers le monde. Un gouvernement peut tout à fait décider d’exploiter à perte une source énergétique pour des raisons diverses : volonté de souveraineté pour les États-Unis, maintien d’emploi dans le cadre de la relance de l’exploitation du charbon en France sous François Mitterrand, etc.

Les auteurs notent aussi que c’est la demande qui souvent créera la filière énergétique correspondante, et non l’inverse. À partir de nombreux exemples, ils montrent comment l’industrie automobile a créé l’industrie pétrolière, comment le besoin d’éclairage pour les lampes à filament a entraîné la construction des premières centrales électriques, etc.  Par ailleurs, les auteurs invitent à relativiser le rôle des énergies fossiles dans l’industrialisation : pour eux, les grandes innovations dans le textile précèdent la machine à vapeur au même titre que la mondialisation s’est majoritairement faite pendant tout le 19ème à la voile. Ainsi, les trajectoires technologiques sont guidées par les « conditions initiales » mais aussi par des décisions politiques encourageant une source d’énergie plutôt qu’une autre, une industrie plutôt qu’une autre.

Un exemple particulièrement célèbre est celui du choix du tout-voiture aux États-Unis et de l’étalement urbain. Au début du 20ème siècle, les villes américaines sont majoritairement desservies par de nombreuses lignes de tramway électriques. En 1902, les tramways transportent chaque année 5 milliards de passagers grâce aux 35 000 kms de lignes disponibles. Pourtant, en quelques décennies, l’ultra-majorité des lignes sont démantelées, le transport collectif laissant place nette à la voiture individuelle. De nombreux historiens ont mis en avant que cet effondrement ne répondait à aucune logique technique ou économique. À cette époque, les routes en mauvais état et la forte densité de transports collectifs financièrement accessibles rendent la voiture individuelle peu attractive.

En réalité, l’affrontement idéologique entre les compagnies de tramway d’une part et les autorités publiques et capitalistes d’autre part en était le facteur essentiel. Les compagnies sont fortement critiquées et, étant dans une situation de monopole de fait, sont considérées comme une entrave à la liberté d’entreprendre. Une première loi oblige les grands électriciens, possesseurs des compagnies, à vendre leurs réseaux, créant une myriade de petites compagnies qui sont ensuite intégralement rachetées par un conglomérat d’industriels du pétrole et de l’automobile (General Motors, Standard Oil et Firestone). Les lignes, une fois rachetées, sont démantelées pour être remplacées par des bus à essence et des voitures individuelles pour créer ex nihilo des débouchés aux industries du pétrole et de l’automobile.

Figure 2 – « Trams rouges » de Los Angeles de la Pacific Electric Railway, empilés en attente de leur démolition en 1956.

« Ainsi, la direction des transitions énergétiques et du progrès technique n’est pas neutre, ni déterminée à l’avance. Elle est le fruit de rapports sociaux, de compromis et de choix de société qui ne sont pas neutres. »

Thanatocène

L’histoire de l’Anthropocène est étroitement liée aussi au développement des techniques militaires et aux capacités de destruction mises entre les mains des hommes. S’agissant des mécanismes de la mort provoquée de l’ère dite du  « Thanatocène », les auteurs analysent avec finesse et à l’aide d’illustrations parlantes le rôle joué par les guerres et l’appareil militaire dans le changement climatique. La guerre moderne a régulièrement perçu la destruction environnementale comme un enjeu militaire. Lors du conflit coréen, les barrages et réserves hydrauliques sont visées. La guerre du Vietnam, quant à elle, donne lieu à l’invention du mot « écocide » et aux premières tentatives d’ingénierie climatique. Le soldat de la Seconde Guerre mondiale consommait 228 fois plus d’énergie que le « poilu » de 14-18. Volant sur Berlin, un bombardier américain pouvait consommer jusqu’à 27 000 litres de carburant par heure.

S’appuyant sur un fourmillement d’exemples, les auteurs proposent une « histoire naturelle de la destruction » décrivant notamment comment les impérialismes anglais et américain permettent aussi « l’élargissement géographique de la base matérielle de notre économie ».

Le rôle de la Seconde Guerre mondiale est quant à lui particulièrement éloquent. La mise en place d’une économie de guerre et d’une multiplication par 3 ou 4, en quelques années, des capacités productives des États-Unis a préparé « le cadre technique et juridique de la société de consommation de masse ». Les capacités productives militaires ont ainsi été réorientées vers la satisfaction de nouveaux besoins post-guerre, basés sur l’organisation industrielle permise par la guerre.

Phagocène

Le récit de l’Anthropocène est souvent aussi celui d’une naturalisation des désirs de consommation, qui rejette sur la nature humaine les besoins du ‘toujours plus’ et de la recherche permanente de la nouveauté. Pourtant, les auteurs arguent que ce sont bel et bien des dispositifs matériels et institutionnels qui ont contribué à l’émergence de la société de consommation de masse. Souhaitant mettre à bas une certaine « culture du suffisant » prédominante antérieurement à la société de consommation, le monde des publicitaires s’est employé à créer auprès de la population des insatisfactions, et à mettre en avant des concepts de « mauvaise haleine ou de « pores du nez », visant à convaincre leurs cibles d’une supposée laideur à soigner.  Ainsi, nous nous transformons en cellules mangeuses, en phagocytes, autodétruisant les défenses immunitaires de la planète. Tel est le drame en cours lors du « Phagocène ».

Selon les auteurs, la consommation de masse est une « adaptation stratégique du capitalisme américain » aux rapports de force émergeant de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, le capitalisme américain met en place de nouveaux crédits à la consommation, procède au versement de salaires ouvriers corrects, chez Ford par exemple, ou encore facilite la garantie des prix immobiliers.

Ce récit de la construction de la société de consommation de masse marque aussi le passage des logiques de recyclage et d’économie circulaire du 19ème siècle à celles de l’obsolescence programmée. Là encore, les publicitaires et psychologues jouent un rôle clé, notamment via la mise en place d’une « obsolescence psychologique » se fondant sur les changements annuels de modèles (par exemple, le nouveau modèle annuel des Ford T). Le « American way of life », fondé sur la maison individuelle, la voiture et les équipements électriques, est une construction avant tout publicitaire, soutenue par l’Etat, puis diffusée à travers le monde par le soft-power américain. Dans ce contexte, le choix de la périurbanisation est aussi un choix politique, visant selon les auteurs à défaire les logiques de solidarité ethnique et sociale dans les centres urbains.  Chez les économistes, la distinction traditionnelle entre besoins naturels et artificiels est remplacée par la théorie subjective de l’utilité, qui finit par comparer des choux et des carottes.

Phronocène

L’essai de Bonneuil et Fressoz s’attaque ensuite au mythe d’une destruction environnementale faite « par inadvertance ». Bien au contraire, leur analyse s’évertue à montrer qu’elle s’est faite « en dépit de la prudence environnementale » (phronêsis) des « modernes », et malgré leurs très nombreuses alertes lancées tout au long de l’Anthropocène sur le rôle de l’impact de nos sociétés sur l’environnement. Le 19ème siècle est ainsi parcouru par l’expression de nombreuses inquiétudes sur la possible « rupture métabolique » entre société humaine et nature, inquiétudes émises par des intellectuels dont le projet fondamental est de boucler les cycles de matière et d’équilibrer l’impact des sociétés. Marx, s’appuyant sur les travaux de Liebig sur le métabolisme agricole et la rupture du cycle de l’azote et des nutriments, note qu’il n’y a pas « d’arrachement possible vis-à-vis de la nature », concluant à l’insoutenabilité du métabolisme capitaliste. [1]

Contre le projet capitaliste, le 20ème siècle verra naître de nombreux projets de coopératives autosuffisantes fondées sur le recyclage des cycles de matière, puisque « le recyclage est le levier essentiel pour sortir des grands réseaux techniques du capitalisme et pour établir l’autogestion ».  Mais déjà, il existe chez les modernes du 19ème siècle une perception du pillage de la nature, des limites à la production et de l’impact environnemental du système capitaliste.

Figure 3 – La Bellevilloise, coopérative ouvrière de consommation

L’analyse de l’Anthropocène est enrichie de même par les apports de l’agnotologie, un champ de recherche qui étudie la fabrique des zones d’ignorance. Ainsi, l’âge de l’Anthropocène est parcouru de tentatives d’invisibilisation des dégâts « du progrès » à travers des « dispositifs culturels et matériels qui agissent toujours ». L’histoire récente nous en donne des exemples frappants, en dévoilant notamment la connaissance d’entreprises comme Total depuis plus de 50 ans des effets de son activité sur le changement climatique et le financement de contre-expertises scientifiques climatosceptiques.

Capitalocène

L’histoire de l’Anthropocène est intimement liée à celle du développement du capital, conduisant de nombreux intellectuels et militants à parler de l’ère du « Capitalocène ». La période moderne est marquée par une multiplication extraordinaire du capital d’un facteur 134 entre 1700 et 2008. Bonneuil et Fressoz analysent ainsi comment le déploiement d’une technostructure orientée vers le profit marque le basculement et le passage vers l’Anthropocène. Une formule frappante résume leur thèse : « l’Anthropocène n’est pas sorti tout armé du cerveau de James Watt, de la machine à vapeur et du charbon, mais d’un long processus historique de mise en relation du monde, d’exploitation des hommes et du globe, remontant au 16ème siècle et qui a produit l’industrialisation. »

L’Anthropocène devient alors une « rupture métabolique propre à la logique intrinsèque du capital », caractéristique de l’incapacité du capital à reproduire ses propres conditions d’existence. La logique du capital détruit et épuise le socle matériel pourtant indispensable à sa production, générant par là-même ce qui est communément appelé la seconde contradiction, mise en évidence par James O’Connor [2], et reprise par Foster et Clark (voir notre recension). Empruntant à la méthode d’analyse historique d’économie-monde, chère à Braudel et Wallerstein, les auteurs avancent que l’accumulation dans les pays riches ne s’est faite que grâce à l’exploitation du reste du monde dans une forme d’échange écologique inégal (voir notre article sur le sujet). Pour décrire ce système-monde, citant le grand géographe marxiste David Harvey, les auteurs notent que « le capitalisme, pour soutenir un régime d’exploitation salariale dans les pays du centre a besoin de s’approprier de façon récurrente du travail humain et des productions naturelles initialement vierges de rapports marchands ». 

Ainsi, la « révolution industrielle prend place dans un monde déjà capitaliste et globalisé ». L’utilisation de la notion de capitalocène met en évidence les facteurs explicatifs comme l’échange écologique inégal et la construction d’une dette écologique, qui permettent d’expliquer simultanément la dynamique globale du capitalisme producteur d’inégalités et l’entrée dans l’Anthropocène.

Polémocène 

Le concept résumé sous le terme « Polémocène » est le dernier fil historique tiré par les auteurs, reposant sur l’argument que l’Anthropocène, loin d’être le fait d’une humanité globalisée imprudente, est marqué par une centralité du conflit dans son histoire. Pour défendre cette thèse, les auteurs s’appuient sur de nombreux exemple de ce qui est qualifié « d’environnementalisme des pauvres », marqué par des conflits et des combats pour la préservation de la nature et des ressources naturelles, s’appuyant sur une « économie morale articulant justice sociale et décence environnementale ».

« Pour les auteurs, à l’intérieur d’un cadre industriel, différentes voies techniques et organisationnelles ont toujours été possibles et le choix de l’une n’est jamais neutre, mais est le produit de conflits et de rapports sociaux de classe. »

À de nombreuses reprises, des mouvements sociaux ont visé à freiner la dynamique enclenchée. L’analyse des conflits autour des usages de la forêt et du bois en offre une série d’exemples. Le plus connu est celui né pour protester contre le nouveau code forestier de 1827 limitant l’accès aux ressources forestières et le droit de ramassage, pacage et marronage. Dans plusieurs de ses écrits, Marx analyse les pratiques relatives au droit coutumier de vol du bois. De même, la destruction des machines à filer par les tisserands britanniques en 1811 ou la révolte des Canuts à Lyon en 1831 sont illustratives de ces conflits autour de la direction du progrès technique.  Pour les auteurs, à l’intérieur d’un cadre industriel, différentes voies techniques et organisationnelles ont toujours été possibles et le choix de l’une n’est jamais neutre, mais est le produit de conflits et de rapports sociaux de classe. Loin de relever d’une opposition de principe de pauvres réticents au progrès, ces résistances se font non contre la technique en général mais contre une technique en particulier.

Les auteurs terminent leur analyse par une hypothèse forte, selon laquelle l’entrée dans l’Anthropocène serait la conséquence d’une défaite politique face aux forces du libéralisme et du capitalisme.

Quels enseignements pour aujourd’hui ?

La compréhension des causes de la crise écologique ne peut faire l’économie d’une analyse des dispositifs techniques et institutionnels ainsi que des rapports sociaux structurant l’histoire de nos sociétés depuis le 16ème siècle. La crise climatique, loin d’être liée à la « nature humaine », à « l’inadvertance d’une société dans son ensemble » et à un progrès technique déterminé, est en réalité le fruit d’une certaine organisation sociale, géographiquement et historiquement située, conséquence de rapports sociaux asymétriques de domination, le capitalisme. Si nous en sommes arrivés là, c’est parce que certains groupes sociaux y ont eu intérêt et ont gagné des rapports de force. C’est en connaissance de cause que (certains de) nos ancêtres ont entrainé l’humanité dans la grande accélération du dérèglement planétaire. Les structures étatiques ont joué elles aussi un rôle clé dans l’entrée dans l’Anthropocène, en devenant à plusieurs reprises le bras armé des intérêts capitalistes. Faire face au changement climatique, c’est aussi repenser en profondeur le fonctionnement de l’état : planification démocratique, séparation de l’état avec l’argent, hiérarchisation des besoins et débats sur les choix des technologies à privilégier.

Ces sept récits alternatifs de l’Anthropocène semblent porter un coup quasi-fatal au récit salvateur qu’on nous propose et aux supposées solutions actuelles. Les grands sommets internationaux comme les Cop deviennent profondément vains et inutiles, jusqu’à dire qu’ils contribuent même à construire une illusion d’une prise de conscience tandis que tout continue comme avant, business as usual. La transmission de la compréhension du changement climatique et la sensibilisation ne suffisent pas, car ce n’est pas l’absence de savoirs qui mène à l’Anthropocène mais bien des intérêts (de classe) divergents. Ainsi, la bifurcation écologique ne pourra faire l’économie d’une politisation majeure des enjeux écologiques et d’une inclusion dans un discours remettant profondément en cause l’organisation des structures de production, de consommation et d’échange. Pour sortir de la crise écologique, il faut mettre fin aux mécanismes qui en sont responsables : pulsion d’accumulation capitaliste, alignement entre intérêt général et profits privés, prédominance donnée à la production, quelle que soit sa forme.

Bibliographie

[1] Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène, Editions du Seuil, 2013

[2] K. Marx, Capital, Vol. 3.

[3] O’Connor, James. « La seconde contradiction du capitalisme : causes et conséquences », Actuel Marx, vol. 12, no. 2, 1992, pp. 30-40.

07.03.2023 à 01:37

L’heure du soulèvement a-t-elle sonné pour les cols blancs ?

Aaron Bastani

De Goldman Sachs au Crédit Suisse, de Meta à Amazon, de BuzzFeed à MSNBC, des vagues massives de licenciements ont lieu. Dans le secteur de la finance, de la tech et de l’infotainment, les mêmes causes – la fin des taux bas, l’éclatement des bulles spéculatives et certains bonds technologiques – entraînent des effets similaires. […]
Texte intégral (1450 mots)

De Goldman Sachs au Crédit Suisse, de Meta à Amazon, de BuzzFeed à MSNBC, des vagues massives de licenciements ont lieu. Dans le secteur de la finance, de la tech et de l’infotainment, les mêmes causes – la fin des taux bas, l’éclatement des bulles spéculatives et certains bonds technologiques – entraînent des effets similaires. Une fraction non négligeable de ces nouveaux chômeurs sont des ex-« cols blancs. » Abreuvés des promesses d’enrichissement facile associées à ces secteurs, ils partagent désormais le lot commun des salariés licenciés. Au point de constituer une nouvelle force sociale de contestation ? Par Aaron Bastani, traduction Jean-Yves Cotté.

Les banques procèdent à la plus grande vague de suppressions d’emplois depuis la crise financière. Le mois dernier, Goldman Sachs a licencié 3 000 employés avec un préavis d’une demi-heure. Morgan Stanley a congédié 1 800 personnes, soit un peu plus de 2 % de ses effectifs, le Crédit Suisse quant à lui a annoncé son intention de se séparer de 9 000 de ses 52 000 collaborateurs au cours des trois prochaines années.

La situation est encore plus dure dans le secteur de la tech, où quelques 200 000 salariés ont perdu leur emploi l’an dernier. En novembre, Meta a annoncé 11 000 licenciements, tandis qu’Alphabet a déclaré vouloir supprimer 12 000 emplois. Pour ne pas être en reste, Amazon a versé des indemnités de départ d’un montant de 640 millions de dollars au cours du dernier trimestre 2022.

Johnson & Johnson et Walt Disney Company font partie des grands noms de l’industrie américaine qui ont annoncé des suppressions d’emplois ou le gel des embauches. Au Royaume-Uni, les collaborateurs britanniques d’Alphabet et Meta s’attendent à des licenciements en mars, et de son côté Vodafone envisage également des centaines de suppressions d’emplois, pour la plupart à son siège londonien.

La même épée de Damoclès est suspendue au-dessus de la presse, même si les chiffres sont moindres du fait des effectifs plus réduits du secteur. En décembre, BuzzFeed a annoncé vouloir se séparer de 12 % de ses employés – et ce, quatre ans à peine après avoir réduit de 15 % l’ensemble de son personnel. Vox Media, NBC et MSNBC ont également annoncé des suppressions d’emplois, tout comme l’éditeur Reach au Royaume-Uni – avec 200 personnes en passe d’être licenciées.

Pourquoi tant de licenciements en même temps ? Ce phénomène s’explique en partie par la chute des recettes publicitaires numériques. Si celles-ci ont augmenté de 25 % en 2021 en raison de l’utilisation accrue d’internet lors de la pandémie, cette ruée vers l’or est terminée – Meta elle-même enregistre une baisse de 3 %. Conjuguée à une hausse de l’inflation, cette diminution des recettes explique les réductions d’effectifs dans les domaines des médias et des technologies, alors que les suppressions d’emplois dans le secteur financier sont avant tout dues à un ralentissement de l’économie.

Au début du siècle, ces secteurs étaient censés créer les emplois du futur. Dans l’ensemble, cela n’a pas été le cas – et lorsque cela l’a été, les offres étaient concentrées géographiquement, offrant peu d’opportunités aux populations victimes de la désindustrialisation. Les emplois qui ont vu le jour semblent aujourd’hui eux-mêmes menacés.

C’est là un bouleversement majeur par rapport aux dernières années. En fin de compte, les secteurs qui licencient actuellement sont ceux qui ont relativement bien tiré leur épingle du jeu lors de la pandémie – les employés de la finance, des technologies et des médias appartenant à des segments privilégiés du marché du travail (tant qu’ils n’étaient pas en freelance). Non seulement les recettes publicitaires ont augmenté, garantissant ainsi les emplois, mais les employés de ces secteurs ont pu « télétravailler » – contrairement aux personnels enseignants, infirmiers, ou ceux de la logistique.

De fait, cette période a marqué l’apogée d’un âge d’or pour la tech : les faibles taux d’intérêt et l’assouplissement quantitatif ont permis à la « nouvelle économie » de croître bien plus qu’elle ne l’aurait dû après 2010. Si les publications TikTok des employés appartenant aux générations Y et Z à New York et Londres paraissaient décalées – leurs rendez-vous déjeuner, buffets de sushis à volonté et réunionite aiguë semblant générer peu de valeur tangible – c’est parce qu’elles l’étaient. Les faibles taux d’intérêt étaient synonymes de bulles spéculatives à gogo, et les valorisations boursières surgonflées des géants du numérique – qui ont culminé l’an dernier – en étaient une conséquence manifeste. Résultat, les entreprises technologiques ont massivement augmenté leurs effectifs. À présent, c’est l’heure de passer à la caisse.

Les tribulations de 2023 pourraient n’être que le début pour les salariés de ces secteurs – même s’ils survivent aux licenciements de Meta, Microsoft et consorts. La hausse des coûts, la stagnation des recettes et le resserrement de la politique monétaire sont en passe de percuter l’évolution des technologies qui, tout en n’étant pas source de transformation dans l’immédiat, érodera la nature des tâches, puis les emplois, dans ces trois secteurs.

Considérons ChatGPT, un générateur de texte par intelligence artificielle développé par OpenAI. Bien qu’il soit loin d’être parfait, cet agent conversationnel a récemment réussi l’entretien de codage Google pour un ingénieur de niveau 3 – un poste rémunéré 183 000 dollars. ChatGPT est à prendre au sérieux : Microsoft a investi dix milliards de dollars dans cette technologie, qui sera bientôt intégrée au moteur de recherche Bing de l’entreprise, et dont le lancement a précipité la sortie de Bard, le produit d’intelligence artificielle concurrent développé par Google.

Cela ne signifie pas qu’un robot (ou une IA) prendra la place des salariés. Il est bien plus probable qu’une seule personne disposant de cette nouvelle technologie remplacera toute une équipe. À court terme, l’apprentissage automatique pourrait bouleverser des domaines tels que la rédaction de contenu, la correction d’épreuves, l’assistance client et la programmation. Avec une version plus élaborée de ChatGPT à leur disposition, les codeurs pourraient automatiser certaines de leurs tâches les plus fastidieuses, comme le débogage ou le transcodage d’un langage de programmation à un autre, réduisant ainsi le nombre de postes de débutants dans ce domaine. Il y aurait toujours des codeurs, bien entendu, mais il y en aurait moins. Il est plus que prévisible qu’une tendance similaire affectera d’autres secteurs, de la comptabilité aux services juridiques.

En 2017, l’homme d’affaires Mark Cuban prédit que le premier trillionaire de la planète devrait sa fortune à l’intelligence artificielle et à l’apprentissage automatique précisément parce que ces deux secteurs bouleverseraient grandement les industries de services à forte valeur ajoutée. « Je ne voudrais pas être comptable en ce moment », a-t-il dit. « Je préfèrerais être un étudiant en philosophie ».

Cuban ne fut pas le seul. En 2015, un article de la Bank of England prédisait que l’automatisation représentait un risque pour 40 % des emplois au Royaume-Uni dans les décennies à venir. Un an plus tard, Mark Carney affirmait que l’évolution technologique serait « sans pitié » pour l’emploi, et que cela ne ferait qu’aggraver les inégalités. Avec ChatGPT, il est désormais possible de voir comment cette transformation opère – notamment dans les secteurs qui réduisent aujourd’hui drastiquement leurs effectifs.

Alors que la stagnation économique et la hausse des inégalités rencontrent l’évolution technologique, les cols blancs mécontents pourraient être bientôt le fer de lance d’un processus plus large de radicalisation. Le cas échéant, ces salariés pourraient rapidement se convertir à certaines idées exposées dans Fully Automated Luxury Communism [1], la faible croissance et l’automatisation refaçonnant leurs présupposés, leurs attentes et leurs opinions politiques.

L’heure du soulèvement a-t-elle sonné, camarades ?

Notes :

[1] Livre dont l’auteur est Aaron Bastani lui-même.

10 / 10