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17.04.2024 à 19:51

La menace iranienne ? Au-delà du bruit médiatique

Soraya Nouri

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Les tirs de l’Iran contre Israël, en riposte au bombardement de son consulat à Damas, ont fait l’objet d’un commentaire médiatique particulièrement intense. Tandis que les chancelleries occidentales, tout en réaffirmant leur attachement à Tel-Aviv, ont appelé à la désescalade, l’arène télévisuelle est devenue le théâtre de toutes les outrances et de toutes les simplifications. […]
Texte intégral (2360 mots)

Les tirs de l’Iran contre Israël, en riposte au bombardement de son consulat à Damas, ont fait l’objet d’un commentaire médiatique particulièrement intense. Tandis que les chancelleries occidentales, tout en réaffirmant leur attachement à Tel-Aviv, ont appelé à la désescalade, l’arène télévisuelle est devenue le théâtre de toutes les outrances et de toutes les simplifications. Ainsi, les choses auraient peu changé depuis la Révolution iranienne de 1979. La République islamique, fanatiquement hostile à « l’Occident » et sur la voie du réarmement nucléaire, représenterait une menace vitale pour la stabilité du Moyen-Orient et la sécurité des Européens. Une vision des choses qui jure avec l’opportunisme de la politique étrangère du pays, bien plus fluctuante que les dirigeants iraniens – et leurs adversaires les plus acharnés – ne veulent le reconnaître.

À vrai dire, la séquence a un goût de déjà vu. La réaction médiatique également.

Juin 2019, Iran : des « gardiens de la Révolution » abattaient un drone américain, non loin de la frontière. Après une surenchère verbale de part et d’autre, Donald Trump annulait l’envoi de bombardiers, dix minutes avant leur départ programmé selon ses dires. Bluff ? Revirement de dernière minute ? Les historiens auront peut-être un jour le fin mot de l’histoire.

Quelques mois plus tard, un drone américain abattait Qassem Soleimani en Irak, commandant en chef des « gardiens de la Révolution ». Après quelques semaines d’une rhétorique incendiaire, l’Iran se contentait d’une réplique mesurée contre des installations militaires américaines, toujours en Irak.

Pour les deux parties, ces escarmouches avaient leur utilité. Côté iranien, elles justifiaient le tour de vis supplémentaire imposé par le pouvoir, dans un contexte de mobilisations sociales intenses. Côté américain, elles justifiaient la doctrine de « pression maximale » de l’administration Trump contre les mollahs.

Si l’Iran n’est pas un acteur rationnel, à quelle impulsion répond-il en ciblant Israël ? À un « désir maléfique » (sic) de « revanche contre l’Occident », selon les mots d’un chroniqueur du Point.

Mais les deux parties n’avaient pas intérêt à aller plus loin. Un conflit ouvert aurait causé d’incommensurables dommages à l’Iran, et Donald Trump ne pouvait risquer de s’engager dans un nouveau bourbier au Moyen-Orient après avoir fait campagne sur « la fin des guerres sans fin ». Les deux acteurs avaient porté des coups millimétrés, aptes à satisfaire les « faucons » de leur camp tout en évitant l’engrenage qui conduirait à l’escalade.

La République islamique, acteur plus opportuniste que doctrinaire, plus tacticien que fanatique ? Les récentes tirs sur Israël semblent avaliser cette grille de lecture. Spectaculaires par leur ampleur et le précédent qu’ils marquent – il s’agit de la première attaque directe contre l’État hébreu -, ils n’étaient pas de nature à infliger des dommages conséquents.

Ainsi que le rappelle Michel Duclos, conseiller pour l’Institut Montaigne : « c’est une frappe limitée, essentiellement symbolique, destinée à faire beaucoup de bruit mais pas trop de mal ». Le chercheur Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAN) va jusqu’à déclarer au Monde – dans un article au titre qui suggère pourtant l’inverse – : « les Iraniens ont observé une grande transparence dans leur réponse. Ils ont veillé à ce que les Américains et les Israéliens soient assez préparés pour contrer ces frappes ».

Sur les chaînes d’information en continu et les plateaux télévisuels, ces analyses sont méthodiquement balayées. La République islamique y est décrite comme obnubilée par Israël et « l’Occident », incapable de la moindre once de pragmatisme et du moindre sens tactique.

Surenchère éditorialiste, escalade diplomatique

Considérer l’Iran comme un acteur qui met en regard moyens et fins, évalue les rapports de force et s’adapte à la conjoncture, comme n’importe quelle entité géopolitique ? C’est très explicitement ce que refuse Caroline Fourest sur le plateau de LCI. « On a beaucoup parlé de la rationalité de Monsieur Poutine, si on parle de celle des mollahs c’est encore plus inquiétant », y déclare-t-elle, généralisant au passage ce postulat d’irrationalité à l’ensemble des systèmes autoritaires.

Si donc l’Iran n’est pas un acteur rationnel, à quelle impulsion répond-il en ciblant Israël ? À un « désir maléfique » (sic) de « revanche contre l’Occident », selon les mots d’un chroniqueur du Point. On lui reconnaîtra au moins le mérite de la clarté. Tout comme à la présentatrice Laurence Ferrari qui, dans un édito halluciné sur CNews, s’en prend à « la litanie “il faut éviter l’escalade” » : face à un « État tyrannique dirigé par des religieux sanguinaires », les atermoiements pacifistes font le jeu, pêle-mêle, « du communautarisme, de l’islamisme, du soutien déguisé au jihadisme », au Moyen-Orient, en France et même « en Australie ».

Le reste de la discussion est à l’avenant, au point que le spectateur a l’étrange sensation de remonter le temps et d’être téléporté en 2003, dans une émission portant sur la guerre d’Irak. Ainsi, il n’est pas question de droit international : il s’agit de « défendre un modèle » dans une guerre « entre le camp du bien et le camp du mal », « entre deux visions de la société ». À mesure que les invités se répondent les uns aux autres en s’approuvant mutuellement, une question revient : « faut-il intervenir avant que l’Iran accède à l’arme nucléaire » ? Entre deux rictus ironiques à l’adresse de « la désescalade », la « retenue » et la « communauté internationale », on rappelle qu’Israël « est à la pointe de l’Occident » et « qu’en se défendant, Israël défend l’Occident ».

Loin de ces pitreries médiatiques, les diplomaties occidentales sont plus mesurées. Si les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France ont apporté un soutien militaire au « dôme de fer » israélien pour intercepter les missiles iraniens, ils ont tous, à leur manière, appelé à la désescalade. Benjamin Netanyahou aurait même temporairement renoncé à riposter contre l’Iran suite à un appel de Joe Biden.

Mais dans le même temps, des mesures coercitives sont annoncées contre l’Iran, par les mêmes chancelleries qui n’avaient pas eu un mot pour le bombardement de son consulat par l’armée israélienne en Syrie. Ainsi, les États-Unis et l’Union européenne ont annoncé que les sanctions financières contre l’Iran, déjà dévastatrices, seront intensifiées.

Du reste, un relâchement des tensions entre Benjamin Netanyahou et Joe Biden n’est pas à exclure. Sous pression du Parti républicain, qui lui reproche d’avoir permis à l’Iran de récupérer des fonds séquestrés sous l’administration Trump, le président démocrate pourrait durcir sa politique iranienne, ce qui l’alignerait mécaniquement sur les positions israéliennes les plus radicales.

Pour Téhéran, la volonté de préserver sa puissance régionale, qui passe par la pérennisation du pouvoir syrien et le statu quo au Liban, impose de ne pas entrer en conflit ouvert avec Israël.

Car à l’encontre du ton apocalyptique des chaînes de grande écoute, Israël sort gagnant de la séquence. Il a même remporté une « victoire » éclatante, ose un élu français – du reste peu suspect d’une hostilité prononcée à l’égard du gouvernement israélien – : « Israël a fait oublier l’inhumanité des représailles lancées contre Gaza, mobilisé à ses côtés les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne et obtenu le discret mais efficace soutien militaire de plusieurs des pays arabes. Parce que tous craignent les entreprises de déstabilisation des mollahs, Israël vient de reconstituer un front de proches et d’alliés qui pourtant désapprouvaient toujours plus les politiques de Benjamin Netanyahou ». Est-ce l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement israélien s’est lancée depuis plusieurs mois dans une stratégie tous azimuts d’internationalisation du conflit, multipliant les frappes au Liban, en Syrie, et dernièrement sur le consulat iranien de Damas ?

Au-delà de la rhétorique

Loin du monolithe théocratique que présentent les chaînes d’informations, la République islamique d’Iran se caractérise par un pragmatisme certain. Officiellement, sa ligne diplomatique reste inchangée depuis la révolution de 1979 : négation de la légitimité d’Israël et appel à constituer un front uni en faveur de la Palestine. Dans les faits, elle a très largement été infléchie.

Les relations entre le Hamas et l’Iran se sont subitement détériorée depuis le soulèvement syrien de 2011 contre Bachar al-Assad : tandis que l’organisation palestinienne avait rallié les insurgés, Téhéran avait soutenu Damas par le truchement du Hezbollah. La volonté de maintenir en place le gouvernement syrien, proche allié de la République islamique, surdétermine la lecture iranienne des enjeux géopolitiques régionaux.

Aussi comprend-on pourquoi le Hezbollah, fortement lié à l’Iran, qui le pousse à la modération, est demeuré en retrait depuis le 7 octobre. Ainsi que l’écrit le chercheur Joseph Daher dans nos colonnes : « Depuis le commencement du soulèvement syrien de 2011, le Hezbollah a progressivement abandonné une stratégie prioritairement axée sur la confrontation armée avec Israël. Une partie de cette évolution découle du fait que l’Iran, son principal soutien, ne souhaite pas affaiblir le Hezbollah dans un nouveau conflit avec Israël ». Pour Téhéran, la volonté de préserver sa puissance régionale, qui passe par la pérennisation du pouvoir syrien et le statu quo au Liban, impose de ne pas entrer en conflit ouvert avec Israël.

Une analyse de plus long terme aurait rappelé que les relations entre la République islamique d’une part, Israël et les Occidentaux de l’autre, n’ont pas toujours été antagoniques, loin s’en faut. Qu’au milieu des années 1980, Israël, obnubilé par Saddam Hussein, a fait pression sur les États-Unis pour que des armes soient fournies à Téhéran contre l’Irak, et a lui-même procédé à des livraisons à hauteur de centaines de millions de dollars. Qu’à plusieurs reprises la diplomatie iranienne a proposé « d’ouvrir des négociations avec les États-Unis sur tous les sujets – programme nucléaire, soutien au Hamas et au Hezbollah, reconnaissance d’Israël ». Que l’invasion américaine de l’Irak, en 2003, a bénéficié d’une enthousiaste coopération militaire iranienne – ouvrant ainsi la voie à l’influence iranienne dans la région.

Mais sans doute est-il plus confortable de colporter l’image d’un régime ataviquement motivé par une « revanche contre l’Occident »…

14.04.2024 à 19:10

Le modèle américain des esclavagistes français : retour sur la contre-révolution atlantique

Simon Férelloc

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« Le 14 juillet 1789, le peuple a montré quels idéaux il voulait suivre. Et toujours durant notre histoire nous avons trouvé (…) des alliés sûrs et des amis. Les États-Unis d’Amérique sont de ceux-ci ». C’est avec ces mots qu’Emmanuel Macron accueillait le président Donald Trump le 14 Juillet 2017, suggérant une amitié pluriséculaire entre les […]
Texte intégral (5338 mots)

« Le 14 juillet 1789, le peuple a montré quels idéaux il voulait suivre. Et toujours durant notre histoire nous avons trouvé (…) des alliés sûrs et des amis. Les États-Unis d’Amérique sont de ceux-ci ». C’est avec ces mots qu’Emmanuel Macron accueillait le président Donald Trump le 14 Juillet 2017, suggérant une amitié pluriséculaire entre les deux pays. Et une filiation entre la Guerre d’indépendance américaine et la Révolution française, la Constitution des États-Unis et la Déclaration de 1789. Une continuité transatlantique qu’incarne le marquis de La Fayette, « héros des deux mondes », dans l’imaginaire collectif. Cette vision des choses néglige les fractures survenues entre les deux républiques sur la question de l’esclavage et des colonies. Dès le départ, les colons esclavagistes français considèrent avec scepticisme l’agitation révolutionnaire en Métropole – et avec intérêt l’expérience sécessionniste américaine. Lorsqu’une insurrection de travailleurs asservis éclate dans les colonies françaises et que la République jacobine finit par abolir l’esclavage, les États-Unis opèrent un rapprochement stratégique avec les colons français. Au point d’en arriver au stade d’une « quasi-guerre » avec la France…

« J’ai toujours été pour une république libre, pas pour une démocratie, qui est un gouvernement arbitraire, sanglant, tyrannique, cruel et intolérable ». À l’origine de ces propos, l’un des « pères fondateurs » des États-Unis d’Amérique, le président John Adams, frère d’armes de Georges Washington – second chef d’État américain et premier locataire de la Maison Blanche. Dans ce le même texte, Adams évoque avec horreur Maximilien Robespierre, incarnation de la révolution jacobine française, comme « l’exemple parfait du premier personnage d’une démocratie ».

Cette opposition entre les révolutions américaine et française peut étonner. Depuis les années 1950, ces deux phénomènes sont tendanciellement regroupés dans une même séquence – la « révolution atlantique » – ainsi que dans une matrice idéologique commune : constitutionnelle, républicaine et libérale. Cette vision de l’histoire, initiée par Jacques Godechot et Robert Palmer, a été immédiatement critiquée par les historiens de l’école « jacobine » de la Révolution. Ces derniers considèrent qu’il s’agit là d’une lecture « atlantiste », motivée par la volonté de souder le bloc occidental face au communisme « totalitaire » dans le contexte de la Guerre froide.

Aujourd’hui, bien que la majorité des historiens reprenne une grille de lecture atlantique pour analyser « l’âge des révolutions », il s’agit plutôt de comparer celles-ci en insistant sur les éléments délaissés par les travaux de Godechot et Palmer. Désormais ce sont notamment « les enjeux coloniaux, la question de l’esclavage et de ses acteurs […], la Révolution haïtienne, les indépendances ibéro-américaines et la réfraction de ces évènements sur le continent africain1» qui font l’objet d’une attention particulière.

Des questions qui mettent en exergue l’ampleur des différences entre le « fédéralisme » américain et la radicalité révolutionnaire française et haïtienne. Et qui permettent de comprendre les convergences entre les « pères fondateurs » américains et les colons français de Saint-Domingue2, des Petites Antilles et de la Guyane. Si ces groupes coloniaux se réclament de la « révolution » – comprise comme une rupture avec les monarchies métropolitaines – ils n’en forment pas moins des aristocraties du « nouveau monde ». C’est ce dont témoigne la défense acharnée de leurs privilèges économiques, sociaux et raciaux ainsi que leurs revendications autonomistes vis-à-vis de la loi métropolitaine.

La possible diffusion de la révolution des esclaves de Saint-Domingue dans le reste des Antilles, voire sur le continent américain, est une source d’angoisse pour les États-Unis

Ainsi, c’est aux colons français de la Caraïbe que les insurgés américains peuvent être comparés, bien plus qu’aux révolutionnaires de l’Hexagone. À rebours du mouvement d’émancipation qui a conduit à l’abolition de l’esclavage par la République française en 1794, ainsi qu’à l’indépendance d’Haïti dix ans plus tard, c’est bien un phénomène de contre-révolution coloniale qui a vu le jour. Dans les colonies françaises comme aux jeunes États-Unis.

Le modèle américain, phare des colons français

Le 16 décembre 1773, une cinquantaine de colons américains s’introduit sur trois navires anglais amarrés dans le port de Boston afin d’y détruire une cargaison de 40 tonnes de thé importées depuis l’Angleterre. Désormais célébré aux États-Unis comme la Boston Tea Party, cet évènement incarne l’intensification des tensions entre les colons de la Nouvelle-Angleterre et la métropole britannique. Il marque le refus, par les « Treize colonies », d’accepter l’importation de marchandises à bas coût issues de Londres. En 1775, ces tensions dégénèrent en conflit armé, qui s’achève six ans plus tard par la bataille décisive de Yorktown.

Cette guerre marque une rupture significative puisqu’elle constitue la première sécession aboutie d’une colonie contre sa métropole. La lutte pour l’indépendance américaine, justifiée au nom des principes de liberté et de tolérance religieuse, fut avant tout motivée par des considérations économiques : l’émancipation d’un système commercial dominé par les Britanniques. Les Treize Colonies étaient alors devenues assez prospères pour se débarrasser de la tutelle de Londres, davantage perçue comme un fardeau fiscal que comme un protecteur. Devenus indépendants, les États-Unis ont atteint un double objectif : la conquête de la liberté commerciale mais aussi la consolidation du système colonial esclavagiste.

La naissance de cette nouvelle république suscite un fort intérêt dans les autres colonies esclavagistes où prospèrent des plantations administrées depuis l’espace américain ou les métropoles européennes. Les colons des Antilles françaises et en particulier de Saint-Domingue – premier producteur de sucre au monde – sont ainsi attentifs au processus américain. Malgré l’existence de l’Exclusif – un régime commercial interdisant aux colons français de faire affaire avec l’étranger –, les Treize colonies sont de longue date un partenaire économique prépondérant des Antilles françaises. Dès le milieu du XVIIIe siècle, l’Amérique du Nord commerçait douze fois plus avec les colonies françaises qu’avec les Indes occidentales britanniques. La guerre de Sept Ans (1756-1763) n’a fait qu’interrompre ce phénomène qui se poursuit au cours des décennies suivantes3. En outre, une très grande partie de la contrebande dans les Antilles est organisée par les négociants américains.

Dans un premier temps, la rébellion américaine est venue contrecarrer l’anglomanie des colons français qui idéalisaient jusqu’alors le self-government britannique et aspiraient secrètement à se placer sous tutelle londonienne4. Toutefois, les travaux de Giulio Talini ont montré que les colons français s’identifient rapidement aux revendications des insurgés américains. La lutte de ces derniers contre le système britannique fait écho aux revendications coloniales françaises contre le « despotisme ministériel ». Ainsi, la Chambre d’agriculture de la Martinique – institution représentative des grands planteurs blancs – écrit le 22 janvier 1780 que « la révolution en Amérique ne peut manquer d’en opérer une dans le commerce de toutes les nations5». La guerre d’indépendance, qui accrédite l’obsolescence d’un monde dominé par les monarchies européennes, constitue un catalyseur des revendications de liberté commerciale.

Bien que les colons dissimulent encore leurs aspirations sécessionnistes, le risque d’une séparation est bien compris dans l’Hexagone – et notamment par Turgot, l’ancien secrétaire d’État à la Marine et contrôleur général des Finances (1774-1776). La décision française de concéder des dérogations commerciales à l’Exclusif en 1784 peut être interprétée comme une tentative de répondre aux doléances des colons. Toutefois, ce régime d’Exclusif « mitigé » démontre à nouveau la prépondérance commerciale des États-Unis puisqu’entre 1786 et 1789 plus de la moitié des importations étrangères dans les ports coloniaux français sont américaines6. Ces raisons économiques déterminent les colons français à s’engouffrer dans la brèche ouverte par la Révolution pour concrétiser leurs velléités autonomistes. Avec pour phare le modèle américain.

Le lobbying colonial : une contre-révolution à son propre compte

Conscients des opportunités de réforme fiscale offertes par la convocation des États-généraux, les colons français parviennent à faire admettre leurs délégués parmi les représentants de la Nation en 1789. Dans le même temps, ils poursuivent un agenda sécessionniste larvé. À Paris, ils constituent un lobby dont l’objectif est d’obtenir l’autonomie politique des colonies, afin d’éviter que les principes de la Déclaration des Droits de l’Homme puissent s’y appliquer. À ce titre, le dualisme juridique proclamé par la Constitution américaine de 1787, qui laisse chacun des États fédérés libres d’autoriser ou non l’esclavage et la traite, sert de modèle aux esclavagistes français7. Les planteurs des Antilles mettent ainsi en évidence la dichotomie qui existe entre les États américains du Nord, abolitionnistes, et ceux du Sud, esclavagistes8.

Afin d’atteindre leur but, les colons mettent en place une alliance de circonstance avec les députés des ports négociants métropolitains9. Cette stratégie permet de reléguer au second plan le conflit entre colons et négociants autour du commerce exclusif au nom de la préservation de leur intérêt commun : la pratique de l’esclavage et de la traite des Noirs. Ce sont ainsi les colons qui diffusent les « éléments de langage » repris par les négociants français, et qui justifient l’esclavage au nom de la différence de climat entre l’Europe, l’Amérique ou l’Afrique ; ou encore de l’infériorité supposée des Africains.

En parallèle de leur activisme esclavagiste dans l’Hexagone, les colons sont aussi des ségrégationnistes convaincus qui refusent d’admettre les « libres de couleur » au sein des assembles coloniales. Face à cette situation, les Noirs et Métis libres de Saint-Domingue déclenchent plusieurs révoltes, dont celle de Vincent Ogé, à la fin de l’année 1790, est demeurée la plus emblématique. La situation déjà très tendue de la colonie échappe à tout contrôle dans la nuit du 22 au 23 août 1791 lorsque les esclaves se soulèvent à leur tour dans la plaine du nord de Saint-Domingue. Afin d’éviter que l’Assemblée nationale ne mette fin au « préjugé de couleur » (la ségrégation au sein des « libres ») pour tenter d’apaiser les troubles, les colons entretiennent la désinformation sur la nature de la guerre civile.

Les États-Unis occupent une place centrale dans ce processus car, comme le rappelle l’historien Manuel Covo, ils constituent le principal canal de diffusion des informations coloniales vers l’Europe10. Dans le même temps, les colons français appellent à l’aide leurs homologues du monde hispanique et britannique. En février 1793, un groupe de colons, emmené par Pierre-Victor Malouet, négocie le traité secret de Whitehall qui propose de livrer Saint-Domingue à la Grande-Bretagne en échange d’une intervention de Londres pour mater la révolte des esclaves.

Les planteurs n’oublient pas de solliciter l’aide américaine. Bien que les États-Unis ne possèdent pas encore de marine de guerre, leur capacité à approvisionner rapidement les Antilles revêt un caractère vital dans le contexte de la révolution des esclaves. C’est pourquoi les planteurs de Saint-Domingue missionnent le « député extraordinaire » Joseph-Charles Roustan pour Philadelphie (alors capitale des États-Unis) afin d’obtenir des approvisionnements en nourriture et en munitions ainsi qu’un soutien militaire terrestre.

Cette délégation coloniale a été envoyée sans en avertir Paris. Cette volonté de court-circuiter l’Assemblée nationale indigne l’ambassadeur français aux États-Unis, Jean-Baptiste de Ternant, qui aurait rappelé à Roustan que Saint-Domingue est « une province de France et non un État indépendant11». Finalement, les États-Unis ne se portent pas au secours des colons. Cette inaction est sans doute due à la volonté de ne pas déclencher une guerre avec la France en intervenant directement dans l’une de ses colonies.

Progressivement, la situation géopolitique de l’espace américano-antillais se reconfigure autour de l’affrontement entre deux camps. D’un côté, une alliance informelle des puissances esclavagistes qui regroupe les colons français, les États-Unis et la Grande-Bretagne (avec l’appui moins déterminant de l’Espagne). De l’autre, une convergence idéologique croissante entre révolutionnaires français – qui se rallient aux thèses abolitionnistes – et mouvements insurrectionnels regroupant les « libres de couleur » et les esclaves de Saint-Domingue. Elle atteint son acmé le 4 février 1794, lorsque la République française proclame l’abolition de l’esclavage et un soutien militaire aux insurgés des colonies. Un retournement spectaculaire par rapport à la période précédente, durant laquelle les États-Unis avaient reçu l’appui de la France dans leur guerre fondatrice contre la Grande-Bretagne.

Ce basculement peut être considéré comme l’aboutissement de la rivalité coloniale franco-américaine. Cette dernière a modelé l’espace antillais au cours du XVIIIe siècle ; ainsi que le rappelait le président John Adams : « le commerce des Antilles fait partie du système américain12». On peut aussi y voir des raisons idéologiques. Aux yeux des Américains, l’ancienne métropole britannique serait devenue un allié bien plus recommandable que la France révolutionnaire, qui a proclamé l’abolition universelle de l’esclavage tout en suivant une politique économique perçue comme dirigiste et hostile au libre commerce. Surtout, la possible diffusion de la révolution des esclaves de Saint-Domingue dans le reste des Antilles, voire sur le continent américain est une source d’angoisse et un repoussoir absolu aux États-Unis.

Les États-Unis : refuge et base arrière des colons français

Pour l’heure, ni la Révolution haïtienne, ni l’abolition française de l’esclavage le 4 février 1794 n’impactent durablement le système esclavagiste américain. Certes, la crainte de la contagion révolutionnaire conduit le Congrès américain à promulguer une loi interdisant la traite (c’est-à-dire le commerce d’esclaves mais non l’esclavage) au niveau fédéral en 1794. Cette action législative reste pourtant lettre morte. En effet, la diminution des campagnes de traite, due à la révolution de Saint-Domingue a été compensée dès 1796.

Cette « quasi-guerre » ayant opposé les deux Républiques laisse des traces. Elle pousse ainsi les États-Unis à se doter d’une marine de guerre pour la première fois.

Pire : entre 1794 et 1800, les exportations américaines d’esclaves doublent en direction de la colonie espagnole de Cuba (1997 expéditions en 1794 contre 3906 en 1800) tandis que les importations vers la Géorgie et les Carolines explosent (400 expéditions en 1794 contre 5655 en 1796, avant un coup d’arrêt entre 1798 et 1800, du en partie au conflit avec la France)13. Afin d’expliquer l’absence d’effet de la loi anti-traite de 1794, le chercheur Andy Cabot pointe l’inexistence d’une flotte de guerre capable de contrôler l’application de la loi. Il rappelle également la force du lobby esclavagiste au Congrès, notamment parmi les représentants des Carolines, de la Géorgie et de Rhode Island.

Dans le même temps, les États-Unis deviennent un point d’appui essentiel des colons français. Des milliers d’entre eux y trouvent refuge après avoir fui Saint-Domingue au cours de la décennie 1790-1800. Dans les villes de la côte atlantique (Boston, New York, Philadelphie, Baltimore principalement), les planteurs français trouvent non seulement un refuge mais aussi des soutiens politiques. Ainsi Pierce Butler, planteur de coton et sénateur pour la Caroline du Sud, apporte son aide matérielle et logistique au retour en France de l’ancien gouverneur de Saint-Domingue, Thomas Galbaud du Fort et de plusieurs commissaires représentant les colons exilés14. Réfugié aux États-Unis en 1793, Galbaud est alors chargé d’entretenir la désinformation coloniale en plaidant la cause des planteurs et en discréditant l’action des abolitionnistes.

Les ports du nord-est des États-Unis servent aussi de base arrière pour les navires du commerce français qui peuvent s’y mettre à l’abri. L’historienne Silvia Marzagalli explique que certains négociants métropolitains s’y rendent afin de se redéployer « sur l’échiquier international en délocalisant leurs activités à l’étranger15». De son côté, Guy Saupin montre que la neutralité américaine est bien utile pour faire transiter les denrées coloniales récupérées par les négociants avant leur réexportation vers le Vieux continent par l’intermédiaire de la Grande-Bretagne et des ports d’Europe du Nord16. Aux États-Unis, ces négociants français retrouvent les colons de Saint-Domingue en exil et commencent à ébaucher les moyens de restaurer l’ordre prérévolutionnaire aux Antilles.

Plus les convergences s’approfondissent entre esclavagistes français et dirigeants américains, plus les divergences se creusent entre Philadelphie et Paris. Cette évolution est notamment illustrée par la signature du traité anglo-américain de Jay qui, en novembre 1794, autorise les Britanniques à saisir les marchandises françaises transportées sur des navires américains. Ce traité déclenche la fureur de Paris et la situation s’envenime jusqu’au déclenchement d’un affrontement naval non-déclaré entre Français et Américains. Connu sous le nom de « quasi-guerre », ce conflit éclate en 1798. Au cours de celui-ci, plus de 800 bâtiments américains sont arraisonnés par les corsaires français, ce qui détermine le Congrès américain à voter un embargo sur le commerce issu de l’Hexagone17. La situation se résout avec la signature du traité de Mortefontaine en 1800 mais cette « quasi-guerre » ayant opposé les deux Républiques laisse des traces. Elle pousse ainsi les États-Unis à se doter d’une marine de guerre pour la première fois.

Dans le même temps, en France, l’abolition de 1794 n’a pas suffi à réduire au silence les esclavagistes. Bien que le Directoire (1795-1799) demeure fermement abolitionniste, la relative tolérance du nouveau régime à l’égard des colons royalistes, son hostilité aux Jacobins qui ont achevé le processus abolitionniste ainsi que ses hésitations en matière coloniale permettent la réémergence du discours esclavagiste dans le débat français à partir de 179718. En France mais aussi aux États-Unis, le lobby colonial retrouve l’oreille des députés du « côté droit » – ainsi que des négociants français, qui n’acceptent pas l’assèchement du commerce colonial.

Ainsi, en février 1797, l’ancien ordonnateur de Saint-Domingue Henry Perroud écrit aux députés et aux négociants français depuis Philadelphie où il s’est exilé. Dans sa lettre, Perroud défend la nécessité de rétablir l’exploitation coloniale des Antilles par le rappel et le rétablissement « de tous les propriétaires, reconnus bons républicains » dans leurs titres19. Afin de justifier son point de vue, Perroud s’appuie sur la politique du Directoire qui, soucieux de sacraliser la propriété, a officiellement maintenu les titres de possession coloniaux.

La restauration coloniale est finalement entérinée par Napoléon Bonaparte qui s’appuie sur les anciens planteurs pour redéployer sa politique ultramarine. En Amérique, les anciens colons de Saint-Domingue se regroupent par milliers à La Nouvelle-Orléans, dont ils font plus que doubler la population au début du XIXe siècle20. Vendue aux États-Unis par Napoléon en 1803, la Louisiane devient le nouveau centre de la contre-révolution coloniale franco-américaine. Cette empreinte esclavagiste se manifeste particulièrement au cours des années suivantes.

Malgré le vote d’une nouvelle loi anti-traite par le Congrès en 1807, la Louisiane bénéficie en effet d’une dérogation et devient le seul État américain où l’importation d’esclaves par la traite atlantique reste légale pour les petits bâtiments21. De ce fait, elle constitue la porte d’entrée pour les planteurs des autres États qui peuvent ainsi se procurer de nouveaux esclaves grâce à une traite intérieure plus ou moins tolérée. Cette exemption louisianaise est le produit du lobbying des esclavagistes parmi lesquels on retrouve les adversaires les plus acharnés de la révolution abolitionniste : les colons français, vaincus par les esclaves insurgés de 1791.

Ainsi, si l’alliance entre la France et les États-Unis des années 1770-1780 est restée dans les mémoires, elle ne fut pas durable. Du reste, Français et Américains avaient conscience du caractère opportuniste cet accord contre l’Angleterre dès la Guerre d’indépendance. Les ministres français de la Marine n’ont cessé de marquer leur défiance vis-à-vis du « peuple américain », « tout à la fois utile et dangereux », tandis que l’intendant royal de Saint-Domingue François Barbé-Marbois proposait de circonscrire au strict minimum les échanges avec les négociants américains22.

De leur côté, les États-Unis se sont détournés de la Révolution française à partir de sa radicalisation en 1793-1794. Même les Américains réputés francophiles, dont le plus éminent est Thomas Jefferson – troisième président des États-Unis entre 1801 et 1809 – ont dénoncé les restrictions commerciales des nations européennes comme autant d’obstacles au libre-échange. Ce faisant, les États-Unis se sont constamment opposés à la France dans l’espace atlantique tout en tissant des liens étroits avec les colons français sécessionnistes. Une hostilité destinée à culminer avec le déclenchement de la « quasi-guerre », conflit certes mineur mais qui révèle l’ampleur du retournement qui a fini par opposer d’anciens alliés. Pour être largement méconnue, cette évolution n’éclaire-t-elle pas une partie des clivages entre les cultures politiques française et américaine qui perdurent jusqu’à nos jours ?

Notes :

1 Clément Thibaud, « Pour une histoire polycentrique des républicanismes atlantiques (années 1770 – années 1880) », Revue d’histoire du XIXe siècle [En ligne], 56 | 2018, mis en ligne le 15 octobre 2020, consulté le 5 janvier 2021, p. 152. URL : http://journals.openedition.org/rh19/5593.

2 La colonie française de Saint-Domingue recoupe le territoire actuel d’Haïti.

3 Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin, tout à la fois utile et dangereux : les Antilles françaises et les États-Unis à la fin du XVIIIe siècle », colloque du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique, « Les colonies européennes et la naissance des États-Unis, 1776-début XIXe siècle », Nantes, 28-29 mars 2024.

4 Voir Charles Frostin, « L’intervention britannique à Saint-Domingue en 1793 » dans Outre-Mers. Revue d’histoire, n°176-177, 1962, pp. 293-365.

5 Giulio Talini, « Une révolution dans le commerce. Les Chambres d’agriculture des Antilles françaises face à la naissance des Etats-Unis », colloque du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique, « Les colonies européennes et la naissance des États-Unis, 1776-début XIXe siècle », Nantes, 28-29 mars 2024.

6 Jean Tarrade, Le commerce colonial de la France à la fin de l’Ancien Régime, PUF, 1962, p. 660 cité par Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin… », op. cit.

7 À ce titre, le député extraordinaire du commerce nantais Jean-Baptiste Mosneron fait remarquer en janvier 1790 que quatre des treize états américains (Caroline du Nord, Caroline du Sud, Géorgie et Virginie) refusent catégoriquement l’abolition de la traite et font, déjà, planer la menace d’un « schisme » s’ils y étaient contraints par l’État fédéral.

8 Manuel Covo, « Révolution française 4/4 », La Fabrique de l’histoire, France Culture, émission diffusée le 17 décembre 2015.

9 En 1789, les grands ports de commerce français réclament et obtiennent l’admission de « députés extraordinaires du commerce » aux côtés des députés. Représentants exclusifs des intérêts du négoce maritime, ils constituent l’unique lobby pareillement institué au sein de la représentation nationale.

10 Manuel Covo, « Révolution française… », op. cit.

11 « Discours prononcé à l’Assemblée nationale par M. Roustan, député extraordinaire de l’Assemblée générale du nord », non-daté, Archives départementales de Loire-Atlantique.

12 Cité par Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin… », op. cit.

13 Andy Cabot, « La traite américaine et les colonies européennes », colloque du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique, « Les colonies européennes et la naissance des États-Unis, 1776-début XIXe siècle », Nantes, 28-29 mars 2024.

14 « Les colons de Saint-Domingue réfugiés à Philadelphie aux citoyens composant la municipalité de Nantes », daté de Philadelphie le 13 février 1794, Archives municipales de Nantes.

15 Silvia Marzagalli, « Le négoce maritime et la rupture révolutionnaire : un ancien débat revisité », Annales historiques de la Révolution française [en ligne], 352, avril-juin 2008

16 Guy Saupin, « Les négociants nantais et la Révolution française » dans Yann Lignereux et Hélène Rousteau-Chambon (dir.), Nantes révolutionnaire : ruptures et continuités (1770-1830), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Art et Société », 2021

17 Jérôme Louis, « La Quasi-guerre. 1798-1800 », Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, 2012, pp. 35-50.

18 Jeremy Popkin, « L’offensive coloniale sous le premier Directoire », dans Loris CHAVANETTE (dir.), Le Directoire, forger la République (1795-1799), Paris, CNRS Éditions, 2020, pp. 315-331.

19 Lettre d’Henry Perroud « à la place de commerce de Nantes », datée de Philadelphie le 1er ventôse an V (19 février 1797), Archives départementales de la Loire-Atlantique.

20 Nathalie Dessens, « Les réfugiés de Saint-Domingue à La Nouvelle-Orléans », consulté en ligne sur le site de la BNF, coll. « Amériques », publié en mai 2021, consulté le 13 avril 2024. URL : https://heritage.bnf.fr/france-ameriques/fr/refugies-st-domingue-article

21 Andy Cabot, « La traite américaine… », op. cit.

21 Éric Schnakenbourg, « Ce peuple voisin… », op. cit.

13.04.2024 à 20:00

Jules Boykoff : « Les JO, c’est l’économie du ruissellement inversé »

Maud Barret Bertelloni

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Pourquoi les Jeux Olympiques sont-ils devenus une force économique avant d’être un événement sportif ? Ancien athlète, le politiste Jules Boykoff montre que des processus d’accumulation du capital considérables se mettent en place dès lors qu’une ville organise des Jeux Olympiques de grande ampleur. Leur coût est systématiquement sous-évalué, l’espace public est militarisé, les équilibres sociaux […]
Texte intégral (6269 mots)

Pourquoi les Jeux Olympiques sont-ils devenus une force économique avant d’être un événement sportif ? Ancien athlète, le politiste Jules Boykoff montre que des processus d’accumulation du capital considérables se mettent en place dès lors qu’une ville organise des Jeux Olympiques de grande ampleur. Leur coût est systématiquement sous-évalué, l’espace public est militarisé, les équilibres sociaux déstabilisés, et les écosystèmes menacés. Pourquoi les villes continuent-elles alors de les organiser ? Entretien par Maud Barret Bertelloni, co-autrice avec Pauline Gourlet de Défaites vos Jeux ! paru aux éditions 369 (2024).

À l’approche des Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) de 2024, Paris se prépare à se vider de ses habitants pour accueillir le flux de touristes, journalistes et athlètes venus assister au premier méga-événement sportif de la planète. Le 29 novembre 2023, le Préfet de Police de Paris annonçait la mise en place de QR codes pour circuler dans les rues de la capitale et le Ministre des Transports incitait les Parisiens à prendre des congés pour soulager les réseaux de transport franciliens au moment des Jeux. En Seine-Saint-Denis, département qui accueille la plupart des équipements construits pour l’occasion, les habitants vivent depuis plusieurs années dans les chantiers et dénoncent les réaménagements de leurs quartiers, au sujet desquels ils n’ont pas été consultés.

Lorsque les JOP arrivent dans une ville, ils se manifestent par une pluralité de symptômes délétères : délogements et gentrification, construction de gigantesques infrastructures et bétonisation, renforcement de la surveillance dans l’espace public, exploitation et corruption. Paris ne fait pas exception. Documentés de manière éparse par la presse, ces éléments sont difficiles à relier sans comprendre le fonctionnement de la machine olympique.

Depuis plus de quinze ans, le politiste américain Jules Boykoff élabore les clefs d’analyse de ce phénomène qui, par-delà l’aura de la compétition sportive, représente une aubaine pour l’accumulation du capital. Cet ancien athlète, devenu l’une des figures centrales du mouvement transnational d’opposition aux JO, décrit l’organisation du grand événement sportif et documente les mobilisations qui, de Rio à Tokyo à Los Angeles, tentent de s’opposer à sa tenue.

L’histoire des Jeux, loin de l’image de concorde et de paix avancée par ses organisateurs, est une histoire conflictuelle. Dans Power Games (Verso, 2016), Boykoff élabore une première histoire politique des Jeux Olympiques, de leur fondation par Pierre de Coubertin à la Guerre Froide, à leur commercialisation pendant les années Reagan, moment où se mettent en place les Jeux tels que nous les connaissons aujourd’hui. Dans un ouvrage plus théorique, Celebration Capitalism (Routledge, 2013), il approfondit la lecture politique du phénomène, en développant le pendant du célèbre concept de « capitalisme de la catastrophe » de Naomi Klein.

Dans le cas des JO, la liesse de la fête et l’urgence de ses préparatifs deviennent le moyen de justifier l’appropriation du bien public par des intérêts privés, faisant fi des procédures démocratiques et des règles du droit ordinaire. Face à cette dynamique, les résistances s’organisent dans chaque ville et des liens se tissent entre activistes internationaux. NOlympians: Inside the Fight Against Capitalist Mega-Sports in Los Angeles, Tokyo and Beyond (Fernwood Publishing, 2020) étudie ces mobilisations, leurs liens avec les mouvements sociaux, leurs stratégies et leurs tactiques dans la lutte inégale qu’elles mènent contre la machine olympique et ses défenseurs.

Son dernier livre, What are the Olympics for ? (Bristol University Press, à paraitre en 2024) revient de manière synthétique sur l’histoire politique des Jeux, leurs conséquences anti-démocratiques et les manières de s’y opposer. Une lecture précieuse pour outiller la compréhension et la critique du phénomène olympique, alors que la pré-sélection de la candidature des Alpes du Sud pour les JO d’hiver de 2030 menace de reproduire à la montagne ce que l’on a déjà subi à Paris.

Lorsque les Jeux Olympiques et Paralympiques investissent une ville, ils se manifestent par une pluralité de symptômes épars. De l’annonce de l’attribution de la candidature en 2017 à aujourd’hui, les franciliens ont assisté à de nombreux délogements (Squat Unibéton, foyer de travailleurs migrants ADEF), à la construction de gigantesques équipements sportifs (Centre Aquatique Olympique, Village des Athlètes) et se préparent à l’expérimentation de la vidéosurveillance automatisée (VSA) dans l’espace public, supposée sécuriser les Jeux. Dans votre travail, pour lequel vous avez suivi les JOP d’édition en édition, de Londres à Rio à Tokyo, vous esquissez les contours d’un modèle olympique, qui se reproduirait de ville en ville. Quelles en sont les caractéristiques ?

Les Jeux Olympiques se déplacent de ville en ville mais ils provoquent presque toujours les mêmes problèmes. J’ai commencé à étudier le militantisme anti-olympique en 2009, à Vancouver, au Canada. Un groupe de poètes d’avant-garde militants m’avait alerté sur les violations des libertés civiles et sur les lois d’exception qui étaient en train d’être passées. J’ai ensuite vécu à Londres pendant les jeux pour suivre les mobilisations. J’ai aussi vécu à Rio de Janeiro, puis à Tokyo en 2019. Chaque ville présente des problématiques légèrement différentes, en fonction de ses dynamiques propres, mais il y a des régularités qui sont propres au phénomène olympique – ce que les économistes appelleraient les « externalités négatives » des Jeux.

Ce n’est qu’autour de 1980 qu’ont été introduits les sponsors des JO, qui sont des entreprises multinationales (AirBnb, Coca Cola, Alibaba, Allianz, Omega, Samsung, P&G, Toyota, etc.)

La première concerne le coût des JO. Les organisateurs sous-estiment systématiquement les dépenses au moment de la candidature, et elles sont invariablement dépassées. Une étude de l’Université de Oxford a très bien analysé le phénomène : depuis 1960, le coût des jeux a augmenté vertigineusement et a systématiquement été dépassé. Ces dépenses se paient en argent public. Le contribuable français, peu importe qu’il puisse ou non se permettre d’assister aux épreuves, contribue au financement des Jeux Olympiques.

Le deuxième aspect récurrent concerne la militarisation de l’espace public et le déploiement de nouvelles technologies censées protéger le spectacle olympique. Les Jeux fournissent une occasion d’expérimenter de nouvelles technologies qui seront par la suite adoptées et intégrées dans les dispositifs de maintien de l’ordre. En 2020 à Tokyo, les organisateurs voulaient déployer la reconnaissance faciale dans tous les lieux olympiques, même si cela a été reporté en raison du COVID. Or, c’est un fait établi que la reconnaissance faciale est susceptible de perpétuer des biais racistes, en raison de son taux d’erreur très élevé sur les visages racisés, et qu’elle pose un vrai problème du point de vue des libertés publiques.

Les jeux de 2024 à Paris seront l’occasion d’expérimenter la VSA, qui devrait pouvoir être employée jusqu’en 2025. Il est probable, vu ce qui s’est passé lors des précédentes éditions, qu’elle soit ensuite banalisée et intégrée au dispositif ordinaire de maintien de l’ordre. [Confirmant cette hypothèse, la Ministre des Sports Amélie Oudéa-Castéra a annoncé en septembre 2023 vouloir prolonger l’expérimentation de la vidéosurveillance automatisée par-delà les JO 2024. n.d.r.]

Le troisième élément que décrivent les chercheurs qui travaillent sur le mouvement olympique concerne les délogements et la gentrification. De manière un peu grossière, on pourrait dire que les délogements et les expulsions adviennent plutôt dans les pays du Sud, alors que l’on observe plutôt dans les pays du Nord un mouvement de gentrification accélérée. En réalité, les deux phénomènes se croisent. À Londres, en 2012, autour de 1000 personnes ont été délogées pour accueillir les Jeux Olympiques.

Lorsque j’ai habité à Rio de Janeiro, j’ai travaillé avec beaucoup de personnes déplacées – on recense autour de 77,000 personnes qui ont dû quitter leur maison. Le plus souvent, ces délogements sont l’occasion de remplacer des logements sociaux par des logements au prix du marché. À Tokyo, j’avais interviewé pour The Nation deux femmes qui avaient été délogées au moment des Jeux Olympiques de 1964, puis à nouveau en 2019. Elles m’avaient demandé à être anonymisées, parce qu’elles craignaient les répercussions négatives qu’elles pourraient encourir en raison de la popularité des JO.

Une quatrième tendance est celle du greenwashing. Les organisateurs promettent toujours une grande amélioration environnementale, mais les résultats sont systématiquement décevants. A Rio, tout le monde était enthousiaste à l’idée de nettoyer les eaux de la baie de Guanabara, très polluée. Les organisateurs avaient promis que 80% de l’eau qui s’y déverse serait filtrée, ce qui n’est pas advenu : au moment des Jeux, c’était moins de 30%.

On pourrait aussi parler de la moindre rémunération et du peu de considération dont souffrent les athlètes, de la corruption et du déni de démocratie, qui sont malheureusement les conséquences systémiques de l’organisation des Jeux. De nombreuses personnes considèrent simplement que les JO sont un événement divertissant et que ces conséquences sont indissociables de l’événement. C’est seulement quand les Jeux arrivent dans leur ville qu’ils commencent à prendre conscience de ses effets.

Derrière ces mêmes conséquences, vous identifiez une même cause : la « machine olympique », chapeautée par le Comité International Olympique (CIO). Face à ces effets et face aux critiques qui émergent invariablement, comment cette machine se maintient-elle ?

Pour comprendre la machine olympique, il faut d’abord comprendre la manière dont le Comité International Olympique en régit le fonctionnement, aux côtés des sponsors qui participent au financement et des entreprises de l’audiovisuel qui diffusent le spectacle. Le CIO est au cœur du mouvement olympique : il prend les décisions financières, rédige les contrats avec la ville-hôte [la ville qui accueille les JO, n.d.r.]. Tout est organisé à son avantage : depuis le tout début du mouvement olympique, le CIO décharge les coûts économiques et les « coûts sociaux » de l’événement sur la ville qui héberge les jeux. Le modèle a évidemment subi des transformations depuis la première édition des JO en 1896.

Ce n’est qu’autour de 1980 qu’ont été introduits les sponsors des JO, qui sont des entreprises multinationales [AirBnb, Coca Cola, Alibaba, Allianz, Omega, Samsung, P&G, Toyota, etc.] regroupées dans ce qui s’appelle le « Programme Olympique ». Outre le CIO et les sponsors, le troisième élément nécessaire pour comprendre le fonctionnement de la machine olympique est le rôle du secteur de l’audiovisuel. Les sponsors et l’audiovisuel composent à eux seuls pour 90% des revenus du CIO, auxquels s’ajoutent les revenus de billetterie.

Cela permet de comprendre beaucoup de choses. Pourquoi les JO d’été ont-ils lieu en juillet et en août, qui sont des mois terriblement chauds et peu recommandés pour la compétition sportive en extérieur ? Très simplement parce que le Comité Olympique International perçoit des redevances audiovisuelles de NBC et que NBC veut diffuser les Jeux Olympiques l’été, avant la reprise de la saison de football américain. Évidemment, chaque édition des Jeux olympiques est légèrement différente : le comité d’organisation des Jeux a une implantation nationale, qui reflète alors les intérêts et les conflits propres à une élite locale. Par exemple, en France, la question de la sécurité ou les crispations autour du port du voile des athlètes peuvent émerger avec une intensité particulière. Mais la machine est la même et les problèmes fondamentaux se reproduisent invariablement de ville en ville.

Au vu de l’importance des sponsors et des contrats audiovisuels, on aurait presque l’impression que l’athlétisme est une dimension mineure des Jeux Olympiques. Quelle est la place du sport au sein de la machine olympique ?

De nombreux chercheurs soutiennent que les Jeux Olympiques sont devenus une force économique avant même d’être un événement sportif. L’athlétisme, la compétition sont devenus accessoires comme l’effort l’organisation tourne autour de l’accumulation de profit – le sport est devenu presque secondaire.

Le terme de « celebration capitalism » désigne la dimension intrinsèquement anti-démocratique et autoritaire des projets politiques soutenus par les grands événements sportifs.

Dans ce cadre, pourquoi les villes continuent-elles de candidater pour accueillir les Jeux ?

Il y a dans chaque métropole suffisamment d’intérêts politiques et économiques qui savent qu’ils vont bénéficier des Jeux et qui se mobilisent en soutien de la candidature. Depuis que je m’intéresse à l’histoire des JO, je n’ai jamais vu de candidature populaire ni de mouvements locaux qui réclameraient d’accueillir les Jeux Olympiques. Ce sont toujours des acteurs puissants, avec des liens avec les secteurs du BTP, de l’immobilier et de la sécurité privée.

Les Jeux génèrent un afflux de capital important, mais tout cet argent s’envole invariablement vers le haut, vers ceux qui en possèdent déjà beaucoup. J’appelle ça l’économie du ruissellement inversé : l’argent se concentre dans les poches de ceux qui en possèdent déjà beaucoup. C’est pour cette raison que les villes continuent de candidater. Les organisateurs présentent les Jeux comme une opportunité économique pour les entreprises locales, mais la réalité est moins reluisante. Les conditions de la tenue des Jeux, telles que les prévoit le contrat olympique, ne sont pas en faveur des PME de chaque ville. Elles sont conçus en faveur des grandes entreprises multinationales et la conséquence est qu’une large partie des financements mobilisés s’évapore dans les circuits internationaux et n’est jamais investi localement, contrairement à la promesse de ses organisateurs. On pourrait dire que les JO sont conçus à l’avantage des 10% des personnes les plus riches à l’échelle globale.

Si les JO sont un phénomène international, ils ont aussi une localité. À chaque édition, les JO s’incarnent dans une ville, avec le tissu urbain qui lui est propre. À Paris, l’aménagement urbain pour 2024, concentré dans le département populaire de Seine-Saint-Denis, s’intègre dans la dynamique de métropolisation du Grand Paris. Comment les Jeux transforment-ils la ville dans laquelle ils se déroulent ? Et comment les villes transforment-elles à leur tour les Jeux ?

La transformation advient effectivement dans les deux sens, même si je me concentre davantage dans mon travail sur le phénomène olympique international que sur les dynamiques urbaines singulières. On considère généralement les Jeux de 1992 à Barcelone comme l’une des éditions les moins destructrices pour la ville. Certes, le quartier de Poblenou a été gentrifié, mais c’était au moment de la fin du franquisme, de l’intégration de l’Espagne à l’Union Européenne et du développement du tourisme. Il s’agit d’ailleurs de l’une des rares éditions où les financements privés ont couvert plus d’un tiers des dépenses, pour deux tiers de dépense publique, ce qui est très rare. On considère généralement Barcelone comme un « modèle », mais il faut une ville très particulière pour que les Jeux Olympiques fonctionnent d’une manière aussi vertueuse. Les villes soutiennent aujourd’hui souvent qu’elles candidatent pour « apparaitre sur la carte ».

L’argument est curieux : tout le monde connait Los Angeles, Paris ou Rio, pas besoin d’efforts pour figurer parmi les métropoles globales. Mais dans le cas de l’Arabie Saoudite ou de l’Inde, qui s’intéressent de plus en plus aux Jeux Olympiques, c’est une manière d’apparaitre sur la scène de la compétition sportive. L’Arabie Saoudite – entre tous lieux – accueillera les Jeux d’hiver asiatiques de 2029 et l’Inde est en pourparlers avec le CIO, qui a promis à Modi une édition des Jeux Olympiques. Cela est tout aussi intéressant pour le CIO que pour les politiques locaux. Ce qui importe, du point de vue de l’évolution des Jeux, c’est qu’entre 2013 et 2018, une douzaine de villes ont retiré leur candidature, à la suite de référendums (Hambourg et Munich, Davos, etc.) ou d’une intense pression politique (Rome, Budapest, Cracovie, Stockholm, Boston, etc.). La menace d’un référendum est parfois suffisante pour occasionner un retrait. Dans d’autres cas, des politiciens sont élus avec le mandat explicite de s’opposer au JO, comme c’est le cas de Virginia Raggi à Rome.

C’est d’ailleurs pour ça que Beijing a remporté la mise pour 2022 : la seule autre candidature provenait de Almaty, Kazakhstan, mais le CIO ne faisait pas confiance au comité organisateur. C’est impressionnant de voir à quel point, entre 2009 et aujourd’hui, le grand public est beaucoup mieux informé des conséquences des JO. En réaction, le CIO a simplement changé la procédure de sélection des villes-hôte. Il n’a pas essayé de prendre en compte les nombreuses critiques adressées aux JO que j’ai pu évoquer ici : il a tout simplement commencé à attribuer les Jeux avec onze ans d’avance, comme pour Los Angeles 2028, avant qu’il puisse y avoir un vote démocratique au sujet de leur accueil et avant que les mobilisations puissent émerger.

Un sondage paru le 13 novembre 2023 relevait que 44% des Franciliens – le double par rapport à 2022 – considèrent qu’accueillir les Jeux Olympiques est une « mauvaise chose ». Mais si l’on s’intéresse à la France, 65% des sondés demeurent favorables. Qu’est-ce qui maintient, par-delà les intérêts économiques qui soutiennent la candidature, la très grande popularité des Jeux Olympiques ?

L’athlétisme et les athlètes jouent un rôle très important dans l’imaginaire des JO. Tout simplement, ce sont les meilleurs athlètes du monde et ils sont incroyablement inspirants. Tout le paradoxe tient au fait que si la machine se maintient grâce à l’aura des athlètes, ces derniers sont généralement assez peu rémunérés. Une étude universitaire Canadienne, réalisée avec la Global Athletes Coalition, un syndicat d’athlètes transnational, a documenté les écarts de revenus entre les athlètes olympiques et ceux issus d’autres Ligues comme la National Basketball Association, la National Hockey League aux États-Unis ou la Premier League de football au Royaume Uni. Dans ces ligues, entre 45% et 60% des revenus sont perçus par les sportifs, contre 4,1% pour les Jeux Olympiques.

Pendant ce temps, les membres du CIO sont rémunérés entre $450 et $900 par jour pour assister aux compétitions, ce qui signifie qu’ils gagnent plus d’argent qu’un athlète qui gagnerait la médaille d’or. L’autre élément important concerne le rôle des médias, qui couvrent les JO sans jamais prendre à contrepied la narration officielle. Mais lorsque les JO se rapprochent, il devient de plus en plus difficile de ne pas voir leur impact sur la ville-hôte et sur la région qui l’entoure. Les JO sont terriblement populaires, tant qu’ils n’adviennent que très loin. Les habitantes des villes olympiques réalisent soudainement toutes leurs conséquences, comme on les voit aujourd’hui à Paris.

Le mouvement olympique s’appuie depuis longtemps sur un imaginaire Grec de l’olympisme, celui de la trêve Olympique qui permettait aux athlètes de circuler librement pour participer aux Jeux anciens. Il y a une trentaine d’années, le CIO a relancé cette tradition, avec l’instauration aux Nations Unies d’une trêve olympique. En novembre 2023, les pays membres ont voté la trêve Olympique pour les JO de Paris. Il s’agit là évidemment d’un geste purement symbolique. Dans le contexte géopolitique actuel, cela vire vite à la farce. En 2014, la Russie a envahi la Crimée pendant la trêve olympique des Jeux qu’elle organisait à Sotchi et le CIO n’a pas pipé mot. Elle a envahi l’Ukraine au moment des JO de Pékin en 2022. Les documents officiels du CIO, tels que la Charte Olympique, ont toujours des choses merveilleuses à dire sur les sports et la paix, sur les droits de l’homme, mais ils les font respecter de manière terriblement sélective.

Vous élaborez dans Celebration Capitalism (Routledge, 2014) le pendant au célèbre concept de Naomi Klein, le « disaster capitalism », que vous déclinez dans le contexte festif d’un grand événement sportif. En France, la préparation pour le JO de 2024 a été l’occasion de plusieurs exceptions au droit ordinaire : la mise en place de l’expérimentation de la VSA, mais aussi toute une série de dérogations au droit ordinaire en matière d’urbanisme, de publicité et d’environnement prévues par la Loi Olympique de 2018. En quoi ce concept consiste-t-il et comment se met-il en place à l’occasion des JO ?

L’un des éléments principaux de ce que j’appelle « celebration capitalism » [le capitalisme des Fêtes, n.d.r.] est l’état d’exception et de suspension du fonctionnement ordinaire du politique. Cela permet au gouvernement et aux entreprises de mettre en place des projets et des partenariats publics-privés qu’il serait difficile de justifier en temps normal. Le terme de « celebration capitalism » désigne la dimension intrinsèquement anti-démocratique et autoritaire des projets politiques soutenus par les grands événements sportifs.

On observe depuis le début du XXIe siècle une montée en intensité des protestations contre les Jeux Olympiques, qui demeuraient jusqu’alors plutôt sporadiques et très localisées.

À Los Angeles, ville qui accueillera les jeux de 2028, on discute déjà du besoin accru d’effectifs de police pour sécuriser les Jeux, ce qui n’est in fine qu’une manière d’accroitre le pouvoir policier. Il y a une nomenclature aux USA pour désigner les évènements sportifs à haut risque : les « National Special Security Events » (NESS) [les Événements Nationaux à Sécurité Spéciale n.d.r.]. Les NESS rassemblent 16 agences de renseignement à l’occasion d’un événement comme les JO ou le Super Bowl [le championnat de football américain, n.d.r.] et cela permet à des agences de police comme la Immigration and Customs Enforcement Agency [l’agence de contrôle aux frontières états-unienne, connue pour sa traque des migrant.es sans papier, n.d.r.] de débarquer dans la ville de LA.

Derrière les scènes, les acteurs puissants qui soutiennent la machine olympique profitent de l’occasion pour élargir leurs marchés ou renforcer leur emprise sur le territoire. Cela complique ultérieurement les résistances locales aux Jeux Olympiques, parce que l’exception est précisément une manière de contourner les règles ordinaires de la participation démocratique.

La machine orchestrée par le CIO est fondamentalement anti-démocratique. À chaque édition, le CIO signe un contrat avec la ville-hôte, qui confère à ce premier « l’autorité suprême » sur les Jeux. À Tokyo, en 2021, la très grande majorité de la population japonaise – 83% selon un sondage de Kyodo News – était favorable à l’annulation des Jeux en plein milieu de l’épidémie de COVID. Le Premier Ministre, Yoshihide Suga, a dû admettre publiquement que seul le CIO avait le pouvoir d’annuler les Jeux, et non le représentant démocratiquement élu d’un pays. S’il les avait annulés contre la volonté du CIO, il se serait trouvé avec une énorme bataille judiciaire sur les bras. Le CIO ne voulait pour aucune raison créer un précédent d’annulation des JO, peu importe les circonstances. Le CIO n’est cependant responsable devant personne.

On pourrait imaginer que les Nations Unies sanctionneraient leur fonctionnement, mais elles restent passives et continuent de passer ces résolutions de trêve olympique en toc tous les deux ans. On aurait pu espérer que l’Organisation Mondiale de la Santé serait intervenue au moment de la tenue des Jeux pendant une épidémie de COVID avec une population sous-vaccinée, mais elle non plus n’a pas réagi. On aurait pu imaginer que les sponsors seraient préoccupés, mais ils continuent de participer à la fête sans broncher. Il n’y a simplement aucun mécanisme pour limiter l’action du CIO, malgré tous leurs documents et les déclarations de leur président sur l’importance et le pouvoir de la démocratie.

Le phénomène olympique suscite aussi d’importantes résistances, que vous documentez depuis de nombreuses années. Dans NOlympians, Inside the Fight against Capitalist-Mega Sports (Fernwood, 2020), vous décrivez les collectifs mobilisés à Londres, Rio, Tokyo et à Los Angeles, leurs imbrications avec les mouvements sociaux et leurs répertoires d’action. Qui se mobilise contre les Jeux et pour quelles raisons ?

Je dirais qu’il y a quatre types d’activistes réunis autour des Jeux Olympiques. Le premier groupe est celui des activistes anti-olympiques, qui s’opposent aux jeux eux-mêmes. C’est par exemple le cas du collectif Saccage 2024 à Paris. À Los Angeles, c’est NOlympics LA ; au Japon c’était le groupe Hangorin no Kai ; à l’échelle transnationale, c’est le mouvement « No Olympics Anywhere ». Un deuxième groupe est constitué de militantes et militants présent.es dans une ville olympique, qui se consacrent à une cause précise comme la surveillance, le droit au logement et le sans-abrisme, la militarisation de la police, etc. La plupart de ces personnes ne s’intéresse pas spécifiquement aux Jeux Olympiques, mais se trouve soudainement confrontée à tous les problèmes du modèle olympique à l’approche des Jeux. Elles rejoignent parfois les membres du premier groupe, en se greffant aux mobilisations anti-JO.

Le troisième groupe, ce sont les syndicalistes et militant.es qui réalisent que les JO fournissent une opportunité stratégique dans leurs champs de bataille respectifs. C’est par exemple le cas des syndicats et des collectifs de sans-papier en France qui s’appuient sur les JO pour renforcer leurs mobilisations. [Les collectifs sans-papier et la CNT-SO ont organisé au mois de novembre une grève couplée de l’occupation du chantier de l’Adidas Arena et obtenu la signature d’accords-cadre qui actent la régularisation des travailleurs sur les chantiers olympiques. n.d.r.] Tout au long de l’histoire des Jeux, on trouve de nombreuses histoires d’athlètes et de personnes ordinaires qui ont pris appui sur la popularité des Jeux Olympiques pour mettre en avant leurs causes. Les suffragettes avaient menacé de perturber les Jeux pour obtenir le droit de vote et avaient saccagé les terrains de golf. À Los Angeles, en 1932, au pic de la Grande Dépression, il y a eu d’importantes manifestations de personnes indignées par les dépenses extravagantes des Jeux, alors même que la population peinait à se nourrir. Leur slogan était « Groceries not Games » [De la nourriture plutôt que des Jeux].

La difficulté avec ce type de mobilisations opportunistes, c’est qu’il s’agit de personnes qui s’impliquent au moment des JO mais qui retournent à leurs luttes habituelles à peine les jeux finis. Un quatrième et dernier groupe est celui composé par les athlètes. On peut penser en France du footballeur Vikash Dhorasoo, qui s’était prononcé à la télé avec l’élue insoumise Danielle Simonnet en faveur de l’annulation des Jeux Olympiques de 2024. Au moment des JO de Tokyo, alors que le CIO répétait que tout serait sûr à 100%, qu’ils mettraient en place une « bulle olympique », il a envoyé à tous les athlètes un document de renonciation qu’ils devaient obligatoirement signer pour participer aux Jeux. Le document disait que s’ils mouraient de COVID-19, ils ne pourraient pas poursuivre en justice le CIO ou le comité olympique japonais. Un athlète, lorsqu’il a reçu ce document qui disait d’une part qu’il serait en sécurité et de l’autre qu’il ne pourrait rien faire s’il mourait, a pris la décision de faire fuiter le document, que j’ai transmis à une télé japonaise.

Ces groupes ont-ils évolué dans leur composition ou dans leur manière de se mobiliser ?

On observe depuis le début du XXIe siècle une montée en intensité des protestations contre les Jeux Olympiques, qui demeuraient jusqu’alors plutôt sporadiques et très localisées. Internet et les réseaux sociaux ont beaucoup aidé les militantes anti-olympiques à créer une forme de solidarité de classe, classe transnationale si l’on veut, si l’on oppose schématiquement ceux qui profitent et ceux qui subissent les Jeux. Cela a permis à un vrai mouvement d’activisme transnational d’émerger.

En 2012 à Londres, Julian Cheyne, un militant britannique qui avait été délogé par les Jeux, avait commencé à rassembler une coalition importante autour du Counter-Olympics Network et du Games Monitor : il y avait des personnes de Corée du Sud, de Rio et j’y avais participé. Mais on peut véritablement parler d’une mobilisation transnationale depuis le premier sommet anti-olympique international à Tokyo en 2019. Cette coalition permet de suivre à la trace la bête transnationale que sont les Jeux Olympiques, lorsqu’ils se déplacent de ville en ville. La difficulté est que ce genre de militantisme est très couteux et que la plupart des collectifs mobilisés ont très peu de ressources.

La plupart des personnes qui se mobilisent le font sur leur temps libre et avec très peu de moyens, alors qu’elles font face à une armée de travailleurs grassement rémunérés. L’objectif général des mobilisations transnationales est résumé par le slogan « No Olympics Anywhere ». L’autre objectif consiste à soutenir les mobilisations en vue de stopper les Jeux Olympiques dans les différents endroits qui pourraient les accueillir. Les mobilisations les plus efficaces sont toujours celles qui adviennent avant l’attribution des Jeux. Le plus tôt les activistes se mobilisent pour éviter l’attribution, le mieux. Il y a eu un seul cas dans l’histoire d’annulation des JOP, à Denver en 1976. Il y a une telle inégalité de ressources entre les organisateurs olympiques et les militantes, qu’une fois la candidature actée, le CIO a inévitablement l’ascendant. Et il commence à avoir l’habitude de ces oppositions et a mis en place des stratégies pour les neutraliser.

En ce qui concerne les mobilisations anti-JO franciliennes, il me semble que l’une des difficultés en ce moment, par-delà les petits effectifs militants, relève du contexte de répression des mouvements sociaux. La répression des manifestations, couplée à la surveillance accrue des activistes et au regain de la menace terroriste, fait que les différents collectifs mobilisés ont restreint leur répertoire d’action à la sensibilisation, à la contre-expertise et à quelques petites manifestations. Ils savent qu’il ne sera pas possible de mener d’actions pendant la tenue des Jeux.

La suppression des oppositions s’intègre très bien au discours de protection des Jeux Olympiques, qui tend à assimiler la menace activiste à une menace terroriste. Dans le document de candidature de la ville de Rio se trouvait une section intitulée « Menaces activistes/terroristes ». L’opposition aux JO et la menace terroriste s’y trouvaient superposées, comme si elles constituaient un seul et même objet. Sans atteindre ces proportions, on dirait bien que la France applique de fait un traitement similaire, ce qui est très préoccupant. A Paris, sauf catastrophe naturelle, les Jeux auront certainement lieu comme prévu, mais il est intéressant de placer les mobilisations actuelles dans un horizon temporel élargi, après l’annonce de la pré-sélection de la candidature des Alpes pour les JO d’hiver de 2030.

Toutes les personnes qui tiennent à la montagne et souhaitent la préserver de l’impact des Jeux ont intérêt à rejoindre les mobilisations autour de Paris : le CIO est extrêmement sensible à la contestation pendant la période de préparation des candidatures. L’autre élément à garder à l’esprit est que pendant les JO, le monde entier sera en train de regarder ce qu’il se passe à Paris. Les actions des collectifs de sans-papiers et des syndicats sur les chantiers de JO ont déjà attiré beaucoup d’attention à l’international, dans la presse anglophone. Dans les prochains mois, tout ce qu’il se passe autour des JO recevra inévitablement beaucoup d’attention médiatique et c’est un levier stratégique important.

Jules Boykoff, What are the Olympics for ?, Bristol University Press, à paraître en mars 2024. Republication de AOC media.

11.04.2024 à 18:55

Équateur : derrière l’invasion de l’ambassade mexicaine, l’effondrement des institutions

Vincent Arpoulet

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Le 5 avril, des forces policières et militaires équatoriennes envahissaient l’ambassade du Mexique pour y arrêter l’ancien vice-président Jorge Glas. Condamné par la justice équatorienne à une peine de prison, il y avait requis l’asile politique. Cette violation brutale de l’espace diplomatique, sacralisé par la Convention de Vienne, a suscité une réprobation mondiale. Mais derrière […]
Texte intégral (2213 mots)

Le 5 avril, des forces policières et militaires équatoriennes envahissaient l’ambassade du Mexique pour y arrêter l’ancien vice-président Jorge Glas. Condamné par la justice équatorienne à une peine de prison, il y avait requis l’asile politique. Cette violation brutale de l’espace diplomatique, sacralisé par la Convention de Vienne, a suscité une réprobation mondiale. Mais derrière cette apparente unanimité, des fractures voient déjà le jour. La Colombie et le Mexique tentent de donner une suite juridique à cette affaire, devant Cour interaméricaine des Droits de l’homme (CIDH) pour l’une, la Cour internationale de justice (CIJ) pour l’autre. Ils ne seront vraisemblablement pas soutenus par les États-Unis, qui entretiennent de bonnes relations avec le chef d’État équatorien Daniel Noboa. Celui-ci compte en effet sur l’appui de Washington dans sa lutte contre le narcotrafic, qui connaît une progression vertigineuse en Équateur. Cette dégradation de la situation du pays se produit sur fond d’explosion de la pauvreté et des inégalités, générée par des années de réformes libérales à marche forcée…

LVSL a consacré plusieurs articles récents au contexte équatorien, dont un entretien avec la candidate à la présidentielle Luisa Gonzalez et un autre avec la préfète de la région de Pichincha Paola Pabón. Vincent Arpoulet, auteur d’un article sur la dernière élection présidentielle, revient ici sur cette nouvelle affaire.

« Dans une situation complexe et sans précédent à laquelle est confronté le pays, j’ai pris des décisions exceptionnelles pour protéger la sécurité nationale ». C’est ainsi que Daniel Noboa, homme d’affaires élu à la tête de l’Équateur au mois d’octobre dernier, justifie l’invasion de l’Ambassade du Mexique par la police nationale dans un communiqué officiel.

« Une situation complexe et sans précédent » : c’est ainsi qu’un observateur pourrait désigner le délitement de l’État équatorien face au narcotrafic, qui a conquis une emprise considérable en à peine huit ans, et qui n’a fait que s’accélérer depuis l’élection de Daniel Noboa. Peu d’institutions échappent encore à l’influence des gangs, dont les ramifications s’étendent jusqu’à la tête des prisons équatoriennes. En octobre dernier, un sinistre événement devait le rappeler : suite à l’assassinat d’un candidat à la présidentielle, sept suspects et possibles témoins ont été tués dans une cellule équatorienne. Au point d’en oublier qu’il y a quelques années, suite aux mandats du président socialiste Rafael Correa (2006-2016), l’Équateur était l’un des pays les plus sûrs du sous-continent.

À l’origine de cette dégradation, des coupes brutales dans les dépenses publiques, qui se sont notamment traduites par la suppression, en 2018, du ministère de Coordination et de la Sécurité. Le nouveau président Daniel Noboa, tout en poursuivant cette démarche, s’inscrit dans une logique de « guerre interne » contre le narcotrafic. Un tour de vis aux accents autoritaires, dénoncé par ses adversaires comme un moyen de contrôler l’opposition.

Une consultation populaire est ainsi convoquée le 21 avril prochain, visant à amender la Constitution afin de permettre à l’armée d’appuyer la police nationale dans l’espace public. Ou d’autoriser l’extradition de narcotrafiquants aux États-Unis : ce référendum s’inscrit dans le rapprochement opéré par l’Équateur avec les États-Unis autour de la lutte contre le narcotrafic. Ainsi, en octobre dernier, le gouvernement équatorien annonçait le retour de troupes américaines dans le pays, dans le cadre d’une coopération militaire entre Quito et Washington.

Cette militarisation de la lutte contre le narcotrafic, sous l’égide américaine, n’est pas sans rappeler le « plan Colombie » longtemps à l’oeuvre dans ce pays voisin, à l’échec retentissant. Conclu en 2000 avec l’objectif affiché d’endiguer le trafic de stupéfiants, cet accord a en réalité servi d’arme de guerre contre les seules Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Il a contribué à l’intensification du conflit interne que connaissait la Colombie, tout en épargnant un certain nombre de groupes paramilitaires directement liés au trafic de drogue… La faillite de la « guerre contre la drogue » n’empêche pas Daniel Noboa de la reproduire à la lettre plus de 20 ans plus tard.

Derrière une unanimité de façade, des divergences subsistent. À rebours de l’activisme de Gustavo Petro, qui entend donner des suites juridiques à cette affaire, les États-Unis se contentent de rappeler leur attachement au principe d’inviolabilité des ambassades

Désastreuse pour lutter contre le narcotrafic, cette stratégie ne fait pas que des perdants. Elle offre à Daniel Noboa une occasion de consolider son fragile leadership, en assimilant l’opposition politique aux gangs, à longueur de communiqués et discours officiels. C’est ainsi qu’au lendemain de la prise d’assaut de l’Ambassade mexicaine, le président équatorien assimilait la décision de son homologue mexicain d’accorder l’asile politique à Jorge Glas à une ingérence susceptible de fragiliser l’État équatorien dans sa lutte contre le narcotrafic. Une logique conduite à son paroxysme dans le communiqué présidentiel du 9 avril, qui qualifie Jorge Glas de « délinquant (…) impliqué dans des crimes très graves ».

Réactualisation à peine voilée de la doctrine de guerre contre-insurrectionnelle qui était brandie par les dictatures militaires des années 1970 pour justifier leur hégémonie, sous le prétexte d’une menace communiste susceptible de s’infiltrer dans toutes les strates de la société… Avec un nouvel instrument de répression par rapport aux années 1970 : l’instrumentalisation d’affaires judiciaires à des fins politiques, dénoncée par ses opposants sous le terme de lawfare (« guerre légale », contraction de law et warfare). Le transfert de Jorge Glas dans une prison de haute sécurité, par des militaires, le lendemain de son arrestation, suffit à mesurer le caractère hautement politique de cette affaire, par-delà les justifications juridiques fournies.

Un certain nombre de dirigeants latino-américains ont aussitôt accusé le gouvernement équatorien d’avoir violé le droit d’asile, pourtant garanti par la Convention de Caracas depuis 1954. C’est en ce sens que le président colombien Gustavo Petro a annoncé déposer un recours devant la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH) en vue de faire valoir les droits de Jorge Glas qui ont été, à ses yeux, sérieusement bafoués. Plus compromettant pour l’Équateur, la secrétaire d’État aux Affaires étrangères du Mexique Alicia Barcena a demandé la suspension de l’Équateur de l’Organisation des Nations-Unies et annonçait qu’elle porterait l’affaire auprès de la Cour internationale de justice (CIJ). Le choix de cette institution, sous les projecteurs mondiaux depuis que l’Afrique du Sud l’a mobilisée pour accuser Israël de crime de génocide à Gaza, n’a rien d’anodin.

Si le degré de radicalité varie, la condamnation a été unanime de la part des gouvernements du continent américain. Au-delà du droit d’asile, elle porte atteinte à la Convention de Vienne qui garantit l’inviolabilité des représentations diplomatiques. C’est ainsi que 29 États sur 31 ont adopté, ce mercredi 10 avril, la résolution de l’Organisation des États américains (OEA), y compris des gouvernements aussi conservateurs et peu soucieux des droits de l’Homme que celui de Dina Boluarte au Pérou, ou de Javier Milei en Argentine. Les États-Unis, en termes excellents avec le gouvernement de Daniel Noboa, ont eux aussi condamné la violation de l’espace diplomatique.

Cette quasi-unanimité peut s’expliquer par le fait qu’il s’agit d’une violation sans précédent de cette convention, pierre angulaire de la souveraineté des États. Jamais, dans l’histoire contemporaine du continent latino-américain, un gouvernement n’avait attaqué aussi frontalement une représentation diplomatique. Augusto Pinochet lui-même n’avait pas osé franchir cette ligne rouge lorsque le Mexique avait – déjà – octroyé l’asile à un certain nombre d’opposants politiques. De même, Jeanine Anez, la cheffe d’État bolivienne qui a pris le pouvoir suite au coup d’État contre Evo Morales en 2019, ne s’est pas opposée à l’évacuation de ce dernier – ici encore par l’Ambassade du Mexique.

D’aucuns pourraient convoquer le souvenir du siège de l’Ambassade de Colombie au Pérou lorsque Victor Haya de la Torre, opposant de premier plan du chef d’État Manuel Odria, s’y était réfugié. Mais même dans ce cas, qui a fait date dans l’histoire des ambassades, l’intégrité de la représentation diplomatique n’avait pas été compromise. Ainsi, la condamnation quasi unanime de cet acte s’explique par la crainte de tolérer un dangereux précédent, susceptible d’ouvrir une brèche dans cette institution centrale du droit international…

Derrière une unanimité de façade, des divergences subsistent cependant, révélatrices des fractures du sous-continent. À rebours de l’activisme de Gustavo Petro, qui entend donner des suites juridiques à cette affaire, les États-Unis – ainsi que la plupart de leurs alliés sud-américains -, se contentent de rappeler leur attachement au principe d’inviolabilité des ambassades. Une « ambivalence » que n’a pas manqué de relever le président mexicain Andrés Manuel Lopez Obrador (« AMLO »).

Cette fuite en avant de l’Équateur ne surgit pas de nulle part. Elle fait suite à une autre violation majeure du droit international, datant du mois d’avril 2019. Le gouvernement équatorien de Lenín Moreno avait alors autorisé la police britannique à capturer Julian Assange, réfugié au sein de l’Ambassade équatorienne à Londres. Si cet acte ne représente pas une violation comparable à celle de la convention de Vienne, il porte cependant atteinte à l’un des piliers du droit d’asile – tel qu’il est reconnu par la Convention de Caracas – : le principe du non-refoulement. Celui-ci vise à interdire à tout État ayant accepté d’accorder l’asile politique à un individu de le lui retirer tant que les raisons l’ayant conduit à accorder ce droit restent en vigueur. Or, en 2019, les menaces pesant sur Julian Assange restent les mêmes que lorsque Rafael Correa lui avait accordé l’asile, à savoir l’éventualité d’une extradition vers le territoire étasunien. Les événements récents ne l’établissent que trop clairement.

08.04.2024 à 15:44

Fabio de Masi : « L’Allemagne goûte à présent aux politiques qu’elle a infligées au Sud de l’Europe »

Jerome Chakaryan Bachelier

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Tête de liste pour le mouvement de Sahra Wagenknecht en Allemagne, Fabio de Masi revient sur les guerres en cours, le retour de l'austérité en Allemagne et les nouveaux équilibres politiques outre-Rhin.
Texte intégral (3114 mots)

Fracturée, la gauche allemande part désunie aux élections européennes. D’un côté Die Linke (« la gauche »), le parti qui a incarné l’opposition aux politiques de rigueur d’Angela Merkel. De l’autre, la Bündnis Sahra Wagenknecht (Alliance Sahra Wagenknecht, BSW), structurée autour de la charismatique dissidente de Die Linke. Elle reproche au parti de gauche d’avoir abandonné un discours de classe pour une rhétorique centrée autour des « valeurs » et d’avoir délaissé les travailleurs au profit des classes moyennes. Ses propos critiques de l’immigration ont déclenché de nombreuses polémiques, au sein même de la gauche européenne. Nous rencontrons Fabio de Masi, tête de liste de la BSW pour les élections européennes. Spécialiste des questions financières, critique précoce de la monnaie unique, il est l’une des figures de l’opposition au tournant austéritaire de l’Union européenne durant la décennie 2010.

LVSL – Après d’importants désaccords au sein de Die Linke, Sahra Wagenknecht, la figure la plus médiatique du parti, a quitté celui-ci. Elle a lancé la Bundnis Sahra Wagenknecht (BSW, Alliance Sahra Wagenknecht), à laquelle vous appartenez. Pourriez-vous expliquer les raisons de cette scission, et les principales divergences idéologiques entre Die Linke et le BSW ?

Il y a deux raisons essentielles. La première consiste dans le virage de Die Linke vers ce que Thomas Piketty nomme la « gauche brahmane », axée sur les questions d’identité. Cela ne signifie pas que Die Linke a abandonné sa rhétorique de redistribution sociale, mais il a perdu son assise dans le monde du travail. Ses élus ont par exemple voté en faveur d’un revenu de base inconditionnel. Ignorent-ils que le versement d’un revenu de subsistance à chaque personne – même aux riches – diminue les ressources destinées à ceux qui ont vraiment besoin du soutien de l’État ? Que cette perspective néglige complètement la participation sociale permise par le travail ? Le contrôle de l’économie – y compris sur les décisions d’investissement – ne peut être démocratisé que par des luttes sur le lieu de travail.

Cette attitude, couplée à la rhétorique irréaliste de Die Linke sur l’ouverture des frontières durant la crise des réfugiés, a conduit à un désenchantement au sein de notre base électorale, dans les circonscriptions ouvrières et dans les campagnes. Elle a contribué à la montée de l’AfD [Alternative für Deutschland, le principal parti d’extrême droite allemand, qui entretient un rapport pour le moins ambigu au passé nazi du pays, ndlr]. Lorsque j’étais encore membre de Die Linke au Parlement allemand, j’ai dû empêcher ce parti de prendre position en faveur de la taxe carbone, la mesure qui avait conduit, en France, à l’explosion des Gilets jaunes ! Il n’est pourtant pas difficile de comprendre que la taxe à la consommation de carburants est un outil libéral, à l’effectivité environnementale douteuse, alors que dans le même temps, le système ferroviaire allemand souffre d’un sous-investissement chronique depuis de nombreuses années.

« Face au choc économique majeur que nous vivons, la coalition allemande a annoncé des dépenses d’armement de 100 milliards d’euros, combinées à des coupes dans les dépenses publiques et des taxes carbone. »

La seconde ligne de fracture réside dans l’attitude à tenir par rapport au mouvement pacifiste. Sahra Wagenknecht a organisé une grande manifestation pour la paix et en faveur d’une solution diplomatique à la guerre en Ukraine. Die Linke a tenté de la discréditer et prétendu que la manifestation avait été initiée par la droite. Nous ne faisons preuve d’aucune naïveté vis-à-vis de Vladimir Poutine. J’ai moi-même été la cible d’un probable espion russe, « Egisto O. », qui travaillait avec Jan Marsalek, ancien manager de l’entreprise de transactions Wirecard, désormais fugitif. À de nombreuses reprises, j’ai dénoncé les réseaux oligarchiques russes en Allemagne.

Pour autant, nous estimons que la guerre en Ukraine est le produit d’une histoire complexe, liée à l’élargissement à l’Est de l’OTAN. Qu’il faut des garanties de sécurité pour l’Ukraine comme il faut un tampon de sécurité pour la Russie, et qu’à long terme de trop nombreuses vies ukrainiennes seront sacrifiées – étant entendu que la Russie peut mobiliser davantage de soldats. Nous ne sommes pas non plus en accord avec les sanctions, car elles ont porté atteinte à l’économie allemande, hautement intensive en énergie, et ont rendu l’Allemagne plus dépendante du gaz naturel liquéfié (GNL) américain, hautement polluant. Le tout sans empêcher la Russie d’intensifier ses opérations. Notre point de vue est étayé par une étude récente de l’économiste keynésien James Galbraith.

LVSL – La situation sociale en Allemagne s’est significativement détériorée ces dernières années en raison de l’inflation et des politiques d’austérité. En novembre dernier, la Cour constitutionnelle allemande a jugé illégale la mobilisation de 60 milliards d’euros restants du fonds COVID pour des politiques écologiques. Comment analysez-vous cette obsession pour la discipline budgétaire et comment le public allemand la perçoit-il ?

J’ai été l’un des principaux critiques de la règle du frein à l’endettement en Allemagne ces dernières années. J’en ai proposé des modifications majeures. La décision de la Cour est cependant plus complexe. Si vous inscrivez un frein à la dette dans la Constitution, vous ne devriez pas être surpris d’un tel jugement. Même des politiciens de premier plan du parti Vert en 2017 voulaient encore renforcer le frein à l’endettement – ce qui restreint le crédit pour l’investissement. Pour contourner ce frein (par exemple pour les dépenses militaires), le gouvernement a ainsi lancé des budgets parallèles, les soi-disant budgets à « usage spécial », qui ne sont pas contrôlés par le Parlement.

Pendant la crise du coronavirus, une exemption au frein à l’endettement a été activée, qui s’applique dans des conditions spéciales – comme un choc économique majeur. Le gouvernement aurait simplement pu la prolonger avec la crise énergétique et la guerre en Ukraine, mais a plutôt tenté d’utiliser des fonds d’un budget parallèle précédent. Pourquoi la Cour constitutionnelle devrait-elle aider à la stupidité économique du gouvernement ?

LVSL – Les sondages pour les élections européennes indiquent un désenchantement des électeurs à l’égard du gouvernement de coalition, composé du SPD (sociaux-démocrates), des Grünen (écologistes) et du FDP (libéraux). Selon vous, quelles sont les raisons de cette impopularité ?

FdM – Que ce gouvernement soit probablement le plus impopulaire de l’histoire de l’après-guerre n’est pas surprenant. Il faut garder à l’esprit que face à un choc économique majeur, il a annoncé des dépenses de 100 milliards d’euros en armement, combinées à des coupes dans les dépenses publiques en infrastructures, une politique énergétique chaotique et des taxes carbone. Une étude avec la participation de banquiers centraux suédois, parue sous le titre de « The Political Costs of Austerity », montre avec une grande clarté que de telles politiques favorisent l’extrême droite. Il faut ajouter qu’en plus de la guerre en Ukraine, il existe une grande préoccupation quant à la capacité de nos municipalités à gérer la migration de manière ordonnée, alors que nous manquons de logements et de capacités éducatives…

LVSL – Le parti d’extrême droite AfD est en tête dans pratiquement tous les sondages dans l’ancienne Allemagne de l’Est. Comment expliquez-vous ce succès et comment peut-il être stoppé ?

L’Est est particulièrement exposé aux conséquences de la guerre. De nombreuses personnes considèrent l’attaque criminelle de la Russie – qui constitue sans aucun doute une violation claire du droit international – de manière plus nuancée qu’à l’Ouest. Il faut aussi mentionner une division villes-campagnes dans la montée de l’AfD : de nombreuses personnes perçoivent les changements dans la société allemande – transformation numérique, gestion de la crise du coronavirus ou de l’immigration – comme une menace pour leurs sociabilité et leur mode de vie traditionnel.

LVSL – Sahra Wagenknecht a été décrite comme représentante d’une gauche « anti-immigrés » par certains médias et critiquée par une partie de la gauche européenne pour son opposition à la libre circulation des immigrés. Quelle est votre analyse de cette couverture médiatique, et comment décririez-vous la position de votre parti sur la question de l’immigration ?

Traditionnellement, la « libre circulation des immigrés » n’a jamais été une position de gauche. Bernie Sanders a toujours été opposé à l’ouverture des frontières, par exemple. En effet, aucune de ces personnes n’est « libre ».

« Dès le départ, j’ai été l’un des principaux opposants à l’architecture de l’euro, et parmi ceux qui ont initié le “Plan B”, aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et d’autres en Europe. »

Une grande partie des « progressistes » allemands consentent à ce qui se passe actuellement à Gaza. La situation a produit deux millions de réfugiés. Sont-ils libres ? Bien sûr que non. Ils préféreraient vivre dans leur pays. Si tous les habitants de Gaza se rendaient en Allemagne, cela ne résoudrait pas leur situation de pauvreté et conduirait à davantage de tension dans la société allemande. Nous sommes, et sans aucune ambiguïté, en faveur de l’octroi du droit d’asile aux victimes de persécutions politiques, ainsi qu’aux réfugiés de guerre (pas seulement en Allemagne mais dans toute l’Europe, car l’Allemagne n’a pas la capacité de mobiliser suffisamment de logements et d’écoles pour tout le monde).

Pour autant, il faut garder à l’esprit que les plus pauvres des pauvres n’arrivent pas même en Europe, car ils n’ont pas même les moyens de traverser la Méditerranée, et que près de la moitié des personnes qui demandent l’asile sont en réalité des immigrés économiques, bien qu’issus de pays autrefois en guerre. C’est totalement compréhensible. Cependant, dans le système allemand, si vous n’avez pas de passeport ou s’il n’y a pas d’accord de rapatriement avec votre pays d’origine, vous êtes toléré sans perspective claire à long terme. Cela conduit de nombreuses personnes à essayer d’entrer en Allemagne, mais sans réelle perspective de vie.

Nous voulons un changement du système, afin de permettre aux gens de demander l’asile dans des pays tiers (même ceux sans les moyens financiers) et de limiter l’immigration économique légale sur le marché du travail. Nous ne pouvons pas résoudre l’inégalité mondiale par l’immigration. Nous voulons plutôt que l’Allemagne investisse dans le relèvement des économies et lève les sanctions contre des pays comme la Syrie, plutôt que de diriger ces fonds vers des personnes condamnées à vivre une vie sans avenir dans les quartiers les plus pauvres de nos villes.

LVSL – L’Union européenne fait l’objet de critiques répétées au sein de la gauche française du fait de sa structure institutionnelle, qui favoriserait l’Allemagne au détriment des pays du Sud. Certains mettent l’accent sur le fait qu’une zone de libre-échange avec une monnaie unique empêche les pays du Sud de protéger leur économie des excédents commerciaux allemands. Quelle est votre analyse sur cet enjeu ? Croyez-vous en l’existence d’un clivage Nord/Sud en Europe – et le cas échéant, comment un parti de gauche allemand peut-il le surmonter ?

Certainement. Dès le départ, j’ai été l’un des principaux opposants à l’architecture de l’euro, et parmi ceux qui ont initié le « Plan B », aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et d’autres en Europe. J’ai personnellement attaqué la Banque centrale européenne (BCE) en justice avec Yanis Varoufakis pour sa décision de priver la Grèce de liquidités lorsqu’elle a refusé de signer le plan d’austérité de la « Troïka » [BCE, FMI et Commission européenne. Ces trois institutions ont imposé aux gouvernements grecs une série de plans d’austérité durant la décennie 2010. En 2015, la Grèce devait brièvement s’y opposer, avant de céder face à la BCE, ndlr]. J’ai fait de nombreuses propositions alternatives : financement de l’investissement public par les banques centrales, réforme du pacte de stabilité et de croissance, etc. L’Allemagne doit renforcer la demande intérieure via une hausse des investissements publics et des salaires réels.

Actuellement, l’Allemagne connaît une triple crise. En raison de la guerre économique avec la Russie, nous perdons des marchés d’exportation – dans une sorte de variante de la « stratégie du choc ». Dans le même temps le gouvernement supprime la demande intérieure. Enfin, notre carence d’investissements publics conduit à l’Allemagne à brader sa capacité industrielle future. Nous goûtons à présent aux politiques que nos gouvernements ont infligé aux pays du Sud de l’Europe au début de la décennie 2010.

LVSL – Alors que la guerre est revenue sur le continent européen, les gouvernements européens ont adopté une approche de confrontation envers la Russie et refusent de considérer la voie des négociations. Quelle diplomatie alternative proposeriez-vous ?

Comme je l’ai expliqué, nous avons besoin d’un cessez-le-feu – qui est cependant devenu plus irréaliste avec l’avancée de la Russie – et de garanties de sécurité impliquant la Chine, l’Allemagne et la France pour l’Ukraine, ainsi qu’un tampon de sécurité envers l’OTAN pour la Russie.

LVSL – Le gouvernement allemand soutient Israël de manière inconditionnelle – une posture partiellement justifiée par des considérations historiques, relatives à la responsabilité centrale de l’Allemagne dans la Shoah. Quelle est votre position sur la question palestinienne ?

Je me suis opposé à la réplique de Netanyahou – la plus extrême qui puisse être – aux attentats du 7 octobre. J’ai été l’un des rares à le faire. Nous devons garder à l’esprit que Netanyahou a délibérément soutenu les fondamentalistes du Hamas pendant de nombreuses années, afin d’empêcher une solution à deux États.

Il instrumentalise l’horreur du 7 octobre et la situation des victimes pour étendre les frontières d’Israël. 30.000 Palestiniens sont morts, principalement des enfants et des femmes. Il faut un embargo sur les armes contre ce gouvernement.

LVSL – Malgré la popularité de Sahra Wagenknecht, le BSW reste un nouvel arrivant sur la scène politique allemande. Quelles sont les prochaines étapes pour le parti après les élections européennes ?

Nous devons nous consolider. Les élections les plus importantes pour nous ne sont pas les européennes mais les élections dans les États de l’Est, qui viennent cette année. Je m’attends à des résultats positifs mais modestes aux européennes car elles ne sont pas propices à la mobilisation – sans compter que nous manquons du personnel et des ressources dont disposent les autres partis. Mais je suis convaincu que nous obtiendrons un résultat positif qui signera notre ancrage dans le champ de bataille politique allemand.

05.04.2024 à 20:51

Pourquoi les « dictatures » ne veulent pas exporter leur modèle

Eugénie Mérieau

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L’idée selon laquelle « régimes autoritaires » et « dictatures » conspirent contre les nations démocratiques, en vertu d’une hostilité idéologique à leur modèle, est fortement répandue. Pour Eugénie Mérieau, autrice de La dictature, une antithèse de la démocratie ? (Le cavalier bleu, 2024), une telle lecture empêche de comprendre les relations internationales. En prêtant de grands desseins aux « régimes […]
Texte intégral (1958 mots)

L’idée selon laquelle « régimes autoritaires » et « dictatures » conspirent contre les nations démocratiques, en vertu d’une hostilité idéologique à leur modèle, est fortement répandue. Pour Eugénie Mérieau, autrice de La dictature, une antithèse de la démocratie ? (Le cavalier bleu, 2024), une telle lecture empêche de comprendre les relations internationales. En prêtant de grands desseins aux « régimes autoritaires », elle empêche de comprendre leurs véritables stratégies, souvent plus prosaïques. Loin d’une croisade contre le « modèle démocratique », ils aspirent surtout à maintenir leur emprise sur leur population et leurs pays satellites. Avec une dose non négligeable de pragmatisme.

Ces lignes sont extraites de l’ouvrage d’Eugénie Mérieau.

Zbigniew Brzezinski, l’un des architectes majeurs de la dichotomie entre totalitarisme et démocratie, et conseiller en sécurité nationale de Jimmy Carter, déclarait un an avant sa mort, en 2017 : « Le scénario le plus dangereux serait celui d’une grande coalition entre la Chine et la Russie, unie non par l’idéologie mais par des revendications complémentaires. Cette coalition rappellerait, en échelle et en magnitude, le défi que nous posait le bloc sino-soviétique, bien que cette fois, la Chine soit le leader et la Russie le suiveur. »

De nombreux indices laissent à croire que l’alliance Chine-Russie est bien réelle. Le premier voyage de Xi Jinping président fut Moscou en 2013 ; en 2018, au cours d’une visite de Poutine à Pékin, Xi Jinping offrit à son homologue russe la « médaille de l’amitié » nationale, l’appelant son « meilleur et plus intime ami », avant de le conduire à un cours de cuisine où il lui enseigna l’art de la préparation des raviolis chinois. De façon moins anecdotique, au Conseil de sécurité des Nations unies, la Russie soutient immanquablement la Chine depuis 2007 – l’inverse n’est pas toujours vrai. Les deux pays ont créé ensemble des organisations internationales permettant de circonvenir les organisations dominées par les États-Unis, notamment l’Organisation de la coopération de Shanghai.

Selon Freedom House, cette alliance est une menace : l’autoritarisme moderne aurait une volonté hégémonique et impérialiste. Néanmoins, contrairement aux analyses de Brzezinski, pour le think tank libéral, c’est la Russie, non la Chine, qui serait le point de départ de la diffusion autoritaire dans le monde. Poutine œuvrerait à propager ses techniques de contrôle médiatique, de propagande, d’affaiblissement de la société civile, de mise à mal du pluralisme politique etc. afin de mettre fin à la démocratie dans le monde occidental – et c’est dans le cadre de cette stratégie qu’il aurait construit une alliance avec la Chine de Xi Jinping.

Dans son rapport de 2017, il est écrit : « Sous Poutine, la Russie a construit des relations diplomatiques étroites avec le Venezuela, gouverné par un mouvement socialiste ; l’Iran, un système autoritaire dirigé par des religieux musulmans chiites ; la Syrie, une dictature avec des visées arabes nationalistes ; et la Chine, un régime formellement communiste dévoué au capitalisme étatique. Les intérêts qui rassemblent ces gouvernements ensemble sont une hostilité commune aux normes démocratiques, un besoin d’alliés pour bloquer les critiques et les sanctions dans les organes internationaux, une peur des “révolutions de couleur” et les conséquences potentielles des projets de promotion de la démocratie soutenus par les bailleurs de fonds étrangers, ainsi qu’une relation de rivalité avec les États-Unis. »

Cette coopération internationale, davantage qu’une volonté impérialiste de diffuser l’autoritarisme dans le monde, peut être comprise comme une tentative de se protéger contre les efforts de promotion internationale de la démocratie déployés par une poignée de démocraties occidentales.

Évoquer une « relation de rivalité avec les ÉtatsUnis » comme langage commun à ces cinq pays relève d’un euphémisme. En Iran, les États-Unis sont surnommés le « Grand Satan », eu égard au renversement par les États-Unis du leader charismatique Mohammed Mossadegh élu en 1951 et son remplacement par le Shah répressif en 1953 afin de reprendre le contrôle des réserves pétrolières ; pour Vladimir Poutine, la plus grande catastrophe du XXè siècle fut l’éclatement de l’Union soviétique, directement provoquée par les États-Unis ; pour Xi Jinping, il s’agit du « siècle de l’humiliation » marqué par le combat entre le parti communiste et le parti nationaliste soutenu par les États-Unis ; pour Kim Jong-un, l’extermination au napalm d’un cinquième de la population nord-coréenne pendant la guerre de Corée par les États-Unis ; pour Nicolas Maduro, l’ingérence américaine intempestive au Venezuela depuis l’élection d’Hugo Chavez.

Dans tous les cas, l’ennemi historique commun est en effet les États-Unis. Sans nier la réalité de cette union « anti-américaine », il faut néanmoins souligner que les solidarités développées entre ces pays répondent davantage à une nécessité pratique qu’à un choix fondé sur des valeurs communes : il s’agit de contourner les sanctions américaines, sanctions qui ne sont pas moins étrangères au caractère conflictuel de la relation avec les États-Unis que les méfiances historiques évoquées. En 1996, la loi d’Amato-Kennedy adoptée par le Congrès américain impose un régime de sanctions drastiques à l’Iran et à la Libye : tout investissement, américain ou non, dans le secteur énergétique de l’un de ces pays, est interdit. Inévitablement, cette stigmatisation commune rapproche les deux pays. De même, lorsqu’en 2014 les sanctions américaines et occidentales ont exclu la Russie des marchés en dollars, cette dernière s’est tournée vers la Chine, tout en achetant du pétrole à l’Iran, également soumis à sanctions américaines, pour le vendre sur les marchés internationaux, notamment à la Chine, etc.

En Syrie, la Russie, la Chine, l’Iran ont offert leur soutien diplomatique, des crédits, de l’essence et de l’assistance militaire au régime de Bachar el-Assad ; et ont refusé de reconnaître Juan Guaido président par intérim du Venezuela. À ce « club » des pays sous sanctions, il faudrait par ailleurs ajouter la Corée du Nord. Hors sommets de négociations avec les États-Unis et la Corée du Sud, les deux seuls pays dans lesquels Kim Jong-un s’est rendu en visite officielle sont la Chine et la Russie. En mars 2018, dans ce qui était probablement son premier voyage à l’étranger, et toujours dans son train blindé, comme son père, Kim Jong-un se rendit à Pékin où il fut accueilli par le président chinois et son épouse avec tous les honneurs. Un an plus tard, en avril 2019, il choisit, pour sa deuxième visite, la Russie de Vladimir Poutine – il s’y rendra à nouveau en septembre 2023.

Si ces bonnes relations – et la volonté de les mettre en scène – ne font pas de doutes, néanmoins, l’existence d’une stratégie commune de déstabilisation des démocraties sous l’impulsion de la Russie semble moins avérée ; cette idée révèle davantage une projection inversée, sur la Russie, de la mission américaine d’« exportation de la démocratie » et semble fleurir sur un relent de Guerre froide. Or, ces régimes autoritaires demeurent dans une attitude essentiellement défensive, visant à consolider leur autoritarisme. Le phénomène de diffusion autoritaire passe par une régionalisation autoritaire – en direction non pas des régimes démocratiques mais des régimes autoritaires.

L’objectif est de faire face à la menace perçue du soutien occidental aux mouvements démocratiques et notamment à la propagation des « révolutions de couleur ». La diffusion concerne ce que l’on pourrait appeler des bonnes pratiques autoritaires (authoritarian best practices) notamment dans le domaine de la régulation de la société civile comme les ONG ou la presse indépendante, dans la censure d’Internet et la cybersurveillance. Par exemple, la Chine a diffusé son modèle de censure d’Internet via les lois de « cybercrime » à l’Asie du Sud-Est, l’Asie du Sud et l’Asie centrale. La Russie quant à elle soutient les leaders pro-russes en Europe de l’Est et du Sud en diffusant des techniques de manipulation électorale, notamment par le biais de la Communauté des États indépendants (CEI), organisation des anciennes républiques soviétiques.

Cette dernière a pour ce faire développé des mécanismes d’observation électorale – en 2004, la CEI a créé un Acte sur la mission des observateurs de la CEI, et en 2006 un « Institut international de suivi du développement de la démocratie, du parlementarisme et de la protection du suffrage des citoyens ». Si les observateurs électoraux de la CEI appellent à la transparence des scrutins, en réalité, il leur incombe davantage d’offrir légitimité aux leaders pro-russes en attestant de la bonne conduite du scrutin : les observateurs électoraux de la CEI avaient ainsi pu valider en 2004, la victoire truquée du candidat pro-russe Viktor Ianoukovytch contre le candidat pro-occidental Viktor Yuschenko.

D’autres organisations régionales agissent à des fins de consolidation des régimes autoritaires. Ainsi, l’Organisation de coopération de Shanghai, fondée par la Chine en 2001, offre une assistance économique sous la forme de prêts à ses membres, l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) un soutien à l’autoritarisme. Ces organisations régionales œuvrent à sortir leurs membres de l’isolement qui est le leur vis-à-vis des nations démocratiques. C’est ainsi que l’ASEAN promut l’engagement constructif avec la Birmanie dans les années 1990, à une époque à laquelle la Birmanie était soumise à un régime de sanctions internationales très strict. Les leaders des pays autoritaires voient dans ces organisations des instruments puissants de soutien économique, militaire et politique. Ces clubs de pays autoritaires légitiment les pratiques autoritaires des pays qui en sont membres et favorisent l’échange de savoirs, pratiques et discours.

Au-delà de ces organisations quasi exclusivement autoritaires, d’autres organisations régionales composées en majorité de régimes autoritaires, comme le mouvement des pays non alignés ou l’Union africaine, ont des rôles plus ambivalents de promotion de la démocratie, toutefois dans le cadre d’une relative tolérance à l’autoritarisme. Cette coopération internationale, davantage qu’une volonté impérialiste de diffuser l’autoritarisme dans le monde, peut être comprise comme une tentative de se protéger contre les efforts de promotion internationale de la démocratie déployés par une poignée de démocraties occidentales.

03.04.2024 à 22:34

Colombie : mettre fin à la « guerre contre la drogue »

Pablo Castaño

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Des centaines de milliers de victimes, une prolifération de groupes armés et une consommation toujours croissante de stupéfiants : la « guerre contre la drogue » en Colombie détient un sinistre bilan. Durant des décennies, les gouvernements successifs ont adopté une approche répressive, avec des résultats similaires. Gustavo Petro, président du pays depuis août 2022, entend rompre avec […]
Texte intégral (1931 mots)

Des centaines de milliers de victimes, une prolifération de groupes armés et une consommation toujours croissante de stupéfiants : la « guerre contre la drogue » en Colombie détient un sinistre bilan. Durant des décennies, les gouvernements successifs ont adopté une approche répressive, avec des résultats similaires. Gustavo Petro, président du pays depuis août 2022, entend rompre avec cette logique.

« La guerre contre la drogue a échoué » : par cette formule lapidaire, le président colombien Gustavo Petro marquait l’une des priorités de son futur mandat, lors du discours d’inauguration de sa présidence, le 7 août 2022. Durant sa campagne, il avait promis de rompre avec le paradigme anti-drogue qui prévalait alors – dans un pays qui est le premier producteur mondial de cocaïne, et était l’allié le plus proche des États-Unis dans sa lutte contre le trafic. Pour l’ancien guérillero devenu président, l’approche « militaire » de la lutte contre la drogue a accouché de rien de moins qu’un « génocide », qui a coûté la vie à « un million de Latino-américains ».

Sous le titre un titre poétique – « semer la vie, bannir le trafic de drogue » -, le gouvernement a présenté une feuille de route visant à définir les grands axes de sa politique anti-drogue jusqu’en 2033. Le nouveau plan partage bien certains objectifs avec les précédents : éradication de quatre-vingt-dix mille hectares de culture illégale de feuilles de coca, réduction de la production de cocaïne de 43 %, etc. Pour autant, son approche marque une rupture nette, l’objectif étant que la grande majorité des hectares soit éradiqué volontairement, par la promotion d’alternatives pour les agriculteurs qui cultivent la feuille.

Des décennies durant, la lutte contre le trafic de drogue a impliqué des attaques permanentes contre les producteurs de coca, une feuille qui est également utilisée à des fins licites telles que les infusions, ou même les engrais. En Bolivie, la coca bénéficie d’une protection constitutionnelle en tant que patrimoine culturel pour son utilisation par les peuples autochtones ; en Colombie, elle a longtemps été l’objet de tous les stigmates, dont le point culminant fut une campagne organisée autour du slogan la mata que mata [NDLR : la « plante (mata) qui tue (mata, du verbe matar) »]. À l’inverse, la nouvelle politique fait la distinction entre la feuille et la cocaïne qui en est issue.

« Petro a déclaré qu’il ne combattrait pas les petites cultures ; il s’attaquera aux cultures industrielles. Quant aux petites cultures : soit elles sont volontairement remplacées, soit elles demeurent telles quelles », explique Sandra Borda, politologue à l’Université des Andes. « Avant, nous combattions toutes les cultures illicites, y compris celles des petits agriculteurs, et cela créait de graves problèmes et des conflits à répétition entre les communautés et l’armée. Sans jamais faire reculer le trafic. »

Aujourd’hui, environ 115 000 familles vivent de la culture de feuilles de coca. L’objectif affiché du gouvernement est d’en faire transiter la moitié vers des activités licites – culture de la feuille à des fins de consommation légale, reconversion vers un rôle de garde forestier pour prévenir la déforestation, etc.

Défi supplémentaire : « les communautés paysannes continueront à être à la merci de l’ordre social imposé par les groupes armés » qui contrôlent les zones de culture de coca

Cette stratégie n’est pas neuve ; elle faisait partie intégrante des accords de paix entre l’État et les guérillas des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) signés en 2016. Malgré ceux-ci, les zones de culture de coca n’ont cessé de croître selon les estimations de l’ONU : abandon volontaire et éradication forcée semblent tous deux avoir échoué. Sept ans plus tard, l’un des dirigeants d’une municipalité où la substitution des cultures a été d’abord tentée a déclaré que « les engagements convenus avec le gouvernement n’ont pas été respectés – les grands projets productifs ne se sont jamais matérialisés. » Autrement dit : en l’absence d’alternatives économiques, certaines familles sont revenues à la culture de la coca, et les groupes armés sont réapparus.

Pour Carolina Cepeda, politologue à l’Université de Javeriana, l’échec de ce programme tient dans la carnce d’une approche « de terrain, qui tienne compte des dynamiques des territoires où la coca est cultivée ». À l’inverse, le plan de Petro « tente d’instituer des mécanismes de participation qui tiennent compte des connaissances propres aux cultivateurs de coca ».

Défi supplémentaire : « les communautés paysannes continueront à être à la merci de l’ordre social imposé par les groupes armés » qui contrôlent les zones de culture de coca, selon Ana María Rueda, membre de la Fondation des idées pour la paix. De fait, certains volontaires du programme de substitution des cultures ont été assassinés par des paramilitaires ou des groupes dissidents des FARC…

Une politique globale

La nouvelle politique anti-drogue cherche à sortir d’une logique de pure répression. Le gouvernement a affiché une volonté de négocier avec les trafiquants – stratégie que Cepeda estime judicieuse : « La politique de la main de fer s’est avérée inefficace ; négocier est sûrement un moyen plus efficace de traiter le problème ».

La recherche d’accords de désarmement avec les organisations armées s’inscrit dans la logique de « paix totale » portée par Petro. « Il s’agit de défendre le pacte suivant : les trafiquants voient leurs peines réduites et ne sont pas privés de l’ensemble des ressources, en échange de quoi ils procèdent au démantèlement des institutions criminelles qu’ils dirigent. Notamment : restitution des biens, versement des réparations aux victimes, acceptation de leur responsabilité pénale », selon les mots du ministre de la Justice Néstor Osuna.

La répression contre les cultivateurs de coca n’a pas seulement entraîné de nombreuses pertes humaines : de graves dommages ont été infligés à l’environnement, qui découlent notamment de l’épandage des cultures de coca avec du glyphosate, substance classée comme « probablement cancérigène » par l’Organisation mondiale de la santé. Le président conservateur Iván Duque (2018–2022) a acheté 263 000 litres de cet herbicide moins de deux semaines avant que Petro – qui a refusé de l’utiliser – ne prenne ses fonctions. « Les politiques précédentes considéraient ces problèmes [environnementaux] comme des dommages collatéraux », note la politologue Sandra Borda, qui qualifie par contraste la nouvelle politique de « globale ».

Le plan du gouvernement vise également à change l’approche à l’égard des usagers. « La consommation problématique doit être traitée par des centres d’approvisionnement contrôlés, avec un soutien thérapeutique et sanitaire », déclare le ministre Osuna. La sociologue Estefanía Ciro, qui a dirigé le domaine de la drogue de la Commission de vérité sur le conflit armé colombien, a déclaré que la nouvelle politique « favoriserait la déstigmatisation, la protection des utilisateurs et la réduction des risques » – précisant en contrepoint que « c’est la même stratégie qui a été suivie depuis [l’ancien président] Juan Manuel Santos », mais que « jusqu’à présent, il n’y [avait] pas eu d’investissement économique réel ».

Diplomatie des drogues et débat sur la légalisation

Depuis des décennies, la Colombie est un fidèle allié des États-Unis dans sa guerre contre la drogue. « Avec le Plan Colombie, les anciens présidents Andrés Pastrana et Álvaro Uribe ont réussi à recevoir de l’argent pour la lutte contre la drogue et à l’utiliser dans la lutte anti-insurrectionnelle » contre les guérillas, explique Cepeda.

L’administration Biden n’a fait aucune déclaration publique sur la nouvelle approche de la Colombie en matière de drogues, mais Ciro estime que « la nouvelle politique bénéficie du plein soutien des États-Unis. Elle est fondée sur le document de la Commission du Congrès sur la politique des drogues dans l’hémisphère occidental, qui a inventé le terme “politique globale” que Gustavo Petro a utilisé dès le début. »

Le gouvernement colombien a également cherché un soutien dans toute l’Amérique latine et les Caraïbes. En septembre dernier, il a réuni pas moins de trente pays de la région lors d’une conférence à Cali. L’invité d’honneur était Andrés Manuel López Obrador (AMLO), président du Mexique, qui partage avec la Colombie le triste bilan de dizaines de milliers de morts dans la guerre contre la drogue. Derrière les compliments échangés, une réalité contrastée : contrairement à Petro, López Obrador est passé, durant sa présidence, de la promesse de négociations avec les cartels – popularisant le slogan abrazos, no balazos (« des câlins, pas des balles ») à une optique bien plus répressive, dans la lignée des présidences antérieures.

Les alliances internationales constitueront l’une des clés du succès de la nouvelle politique anti-drogue de la Colombie. Reste sa mise en œuvre. Selon les mots de Cepeda, « la politique anti-drogue doit “avoir des dents”, et doit se traduire par des mesures concrètes. »

Absence notable dans la nouvelle politique antidrogue : la légalisation. En décembre dernier, une proposition de réglementation du commerce de la marijuana, promue par la sénatrice María José Pizarro (proche de Petro), a été rejetée pour la cinquième fois au Parlement, où le gouvernement n’a pas la majorité. Plus controversée : la question de la cocaïne. Petro a affirmé que si elle était légalisée, « cela mettrait automatiquement fin à la violence en Colombie », bien qu’il ait souligné que cela « ne [dépendait] pas de [sa] volonté ».

Estefanía Ciro estime que la légalisation « est la voie à suivre pour diminuer les impacts du marché de la cocaïne et du cannabis en termes de violations des droits de l’homme. Il n’y aura pas un soupçon de paix tant qu’il n’y aura pas de régulation légale selon des principes de justice sociale. »

01.04.2024 à 17:42

Réhabiliter l’État pour penser l’alternative

Myriam Slimani

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« Réhabiliter l’État » : tel pourrait être le titre de Penser l’alternative – réponses à quinze questions qui fâchent (Fayard, 2024), co-écrit par les économistes David Cayla, Philippe Légé, Christophe Ramaux, Jacques Rigaudiat et Henri Sterdyniak. Membres du collectif des Économistes atterrés, ils entendent fournir des pistes à propos des grandes lignes de clivage qui fracturent […]
Texte intégral (1111 mots)

« Réhabiliter l’État » : tel pourrait être le titre de Penser l’alternative – réponses à quinze questions qui fâchent (Fayard, 2024), co-écrit par les économistes David Cayla, Philippe Légé, Christophe Ramaux, Jacques Rigaudiat et Henri Sterdyniak. Membres du collectif des Économistes atterrés, ils entendent fournir des pistes à propos des grandes lignes de clivage qui fracturent la gauche. Union européenne, « communs », économie sociale et solidaire, énergie : dans chacun de ces domaines, c’est une optique résolument étatiste qui est défendue. Une démarche bienvenue, servie par une argumentation fournie… à l’exception du domaine monétaire, où l’on regrette que le rôle de l’État soit aussi aisément déconsidéré.

Avec quels leviers, à quelle échelle parviendra-t-on à rompre avec le capitalisme néolibéral ? Les auteurs s’inscrivent en faux avec une sensibilité qui a longtemps dominé à gauche. Finies les illusions post-nationales : le socialisme sera étatiste (« républicain », écrivent-ils) ou ne sera pas.

Les « communs » ? Une utopie « souvent en contradiction avec une gestion socialement rationnelle de la production et des ressources ». C’est qu’à l’inverse des biens publics, les communs sont des biens « privés » aux yeux des auteurs, qui vont à l’encontre du principe de redistribution nationale. À leur actif, ils démontrent de manière convaincante que la généralisation de ce principe, appliqué aux ressources naturelles, aurait des implications à tout le moins individualistes.

L’économie sociale et solidaire ? Une piste intéressante, mais dont il serait naïf de penser qu’elle puisse remplacer les formes traditionnelles d’organisation.

Les frontières ? Une question qui est « souvent source de malentendus et suscite la controverse » à gauche. Alors que celle-ci reste attachée à un idéal d’ouverture, la guerre commerciale s’intensifie, la production se relocalise, et l’horizon apparaît plus protectionniste que jamais.

On appréciera une analyse particulièrement corrosive des institutions européennes, incluant leur tournant post-confinement (« euro-obligations », plans de relance). Contre les discours enthousiastes à propos d’un saut « fédéral » qui aurait été initié, les auteurs établissent à quel point les plans de relance ont servi des objectifs nationaux, parfois concurrents les uns des autres. Sans entraver la dynamique de dumping entre États : tandis que la France d’Emmanuel Macron mettait en place le sien, elle annonçait des exemptions fiscales de plus de dix milliards d’euros pour les entreprises…

Ils rappellent du reste que le montant des fonds de cohésion, censés réduire les écarts entre États-membres, a diminué pour la période 2021-2027 par rapport à la précédente. Rien, donc, qui indique que les fractures traditionnelles de l’Union européenne puissent être résorbées par son inflexion récente. Ou qu’une quelconque « souveraineté européenne » soit à l’ordre du jour : l’ouvrage mentionne avec la lucidité la dépendance croissante du Vieux continent vis-à-vis des États-Unis depuis le commencement du conflit ukrainien, en termes énergétiques comme militaires.

Sceptiques quant à la voie fédérale, hostiles au statu quo, les auteurs ne suggèrent pourtant aucun axe concret de rupture avec le cadre européen. Une remarque bienvenue, cependant : « il serait illusoire de croire qu’un choix politique aussi fondamental que l’appartenance à une zone monétaire commune puisse être irréversible ».

Cet ouvrage trace les contours d’une gauche qui puise dans Jaurès en matière de philosophie politique, et dans Keynes en matière économique (avec quelques références disparates au courant marxiste). S’il n’échappe pas à certaines simplifications – format court des chapitres oblige -, son argumentation demeure assez convaincante pour porter au-delà des défenseurs traditionnels de cette fibre « socialiste et républicaine ».

Seul véritable bémol : le rôle de l’État en matière monétaire est déconsidéré sans nuances. Remplacer le crédit privé par un système public, régi par la Banque centrale ? « Ce n’est pas son rôle », tranchent les auteurs. Des injections monétaires pilotées par l’État dans certains domaines stratégiques ? Impensable : « il ne faut [d’ailleurs] pas parler de création monétaire mais de financement ». Annuler une partie de la dette française ? Non, la faire rouler (emprunter à un taux inférieur au taux de croissance). Qui plus est, « les dettes publiques sont nécessaires ». Affirmation que d’aucuns jugeront péremptoire.

Les auteurs ajoutent que l’on peut songer à contester une dette uniquement si elle a été contractée par un « régime dictatorial », qu’elle n’a pas été utilisée pour « le bien de la population » et que son remboursement plonge « le peuple dans la misère ». La France d’Emmanuel Macron n’étant pas le Zaïre de Mobutu, on comprendra que cette voie est exclue.

On peut certes les suivre lorsqu’ils dénoncent le discours catastrophiste sur la dette (et son pendant, consistant à faire de sa répudiation un préalable à toute politique sociale). On est néanmoins en droit de leur trouver une certaine légèreté lorsqu’ils écartent la possibilité que la dette puisse être transformée en arme de chantage contre le gouvernement français par les créanciers.

On l’aura compris : cet ouvrage est hostile à la Modern Monetary Theory [courant économique né aux États-Unis, qui prône le remplacement du crédit privé par une création monétaire publique pilotée par Banque centrale NDLR]. Et, ici, l’argumentation est trop peu élaborée pour emporter la conviction. Surtout pour un ouvrage qui défend une voie étatiste dans les autres domaines.

30.03.2024 à 20:28

L’échec des protestations de masse à l’ère de l’atomisation

Anton Jäger

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L’époque est marquée par une résurgence des protestations, et une radicalisation de leur mode opératoire. Paradoxalement, elles ont une prise de moins en moins forte sur la réalité politique. Que l’on pense à l’invasion du Capitole aux États-Unis à l’issue de la défaite de Donald Trump, ou aux manifestations de masse qui secouent aujourd’hui l’Europe […]
Texte intégral (2854 mots)

L’époque est marquée par une résurgence des protestations, et une radicalisation de leur mode opératoire. Paradoxalement, elles ont une prise de moins en moins forte sur la réalité politique. Que l’on pense à l’invasion du Capitole aux États-Unis à l’issue de la défaite de Donald Trump, ou aux manifestations de masse qui secouent aujourd’hui l’Europe sur la question palestinienne, un gouffre se creuse entre les moyens déployés et l’impact sur le cours des choses. Pour le comprendre, il faut appréhender les décennies d’atomisation qui ont conduit à la situation actuelle, où la politique de masse semble condamnée à l’impuissance. Par Anton Jäger, traduction Alexandra Knez.

Cet article a été originellement publié sur Sidecar, le blog de la New Left Review, sous le titre « Political Instincts ? ».

Deux hommes en tenue paramilitaire de piètre qualité se tiennent l’un à côté de l’autre, leurs casquettes MAGA dépassant la marée tourbillonnante de drapeaux et de mégaphones. « On peut prendre ce truc », s’exclame le premier. « Et après, on fera quoi ? », demande son compagnon. « On mettra des têtes sur des piques ». Trois ans plus tard, ces scènes rocambolesques de l’émeute du Capitole du 6 janvier, désormais bien ancrées dans l’inconscient politique, apparaissent comme un miroir grossissant de l’époque. Elles illustrent surtout une culture dans laquelle l’action politique a été découplée de ses résultats concrets.

Ce soulèvement a incité des milliers d’Américains à envahir le siège de l’hégémonie mondiale. Pourtant, cette action n’a pas eu de conséquences institutionnelles tangibles. Le palais d’hiver américain a été pris d’assaut, mais cela n’a pas débouché sur un coup d’État révolutionnaire ni sur un affrontement entre deux pouvoirs. Au lieu de cela, la plupart des insurgés – des fantassins de la lumpenbourgeoisie américaine, des vendeurs de cosmétiques new-yorkais aux agents immobiliers floridiens – ont rapidement été arrêtés sur le chemin du retour, incriminés par leurs livestreams et leurs publications sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de cette fronde trumpienne, alors que l’ex-président se prépare à sa prochaine croisade. Un putsch similaire au Brésil n’a pas non plus abouti.

Une désarticulation similaire affecte toutes les formes de campagnes politiques, des manifestations Black Lives Matter de l’été 2020, qui ont vu près de vingt millions d’Américains s’insurger contre les violences policières et les inégalités liées à la couleur de peau, aux Gilets jaunes français et à l’actuel mouvement de soutien à Gaza. Si l’on compare avec la longue période de démobilisation et d’apathie relatives des années 1990 et 2000, au cours de laquelle les citoyens protestaient, pétitionnaient et votaient moins, les événements qui ont suivi le krach financier de 2008 ont marqué un tournant décisif dans la culture politique occidentale.

Au début de l’été 2020, The Economist informait même ses lecteurs que « les contestations politiques sont devenues plus répandues et plus fréquentes » et que « la tendance à la hausse de l’agitation mondiale est susceptible de se poursuivre ». Pourtant, ces éruptions n’ont eu que peu d’effet sur le cours des choses ; le mouvement Black Lives Matter n’a pas réussi à démanteler l’institution policière ou à réduire sa brutalité ; et les marches régulières qui s’opposent au parrainage occidental de la campagne de punition collective d’Israël n’ont pas freiné les effusions de sang à Gaza. Comme l’a récemment demandé James Butler dans la London Review of Books : « la contestation, à quoi ça sert ? ».

Il s’agit en partie d’un effet de la répression étatique. Cependant, nous pouvons mieux lire la situation actuelle en examinant une courbe différente, à la baisse plutôt qu’à la hausse. Tout au long de la récente « décennie de contestation », le déclin séculaire des organisations de masse, qui a commencé dans les années 1970 et a été analysé pour la première fois par Peter Mair dans les pages de ce journal, n’a fait que s’accélérer. Les syndicats, les partis politiques et les églises ont continué à perdre leurs adhérents, ce qui a été exacerbé par l’essor d’un nouveau système de médias numériques et le durcissement du droit du travail, et aggravé par l’ « épidémie de solitude » qui s’est propagée à partir de la « décennie de 2020 » actuelle. Il en résulte une reprise curieuse en forme de K : tandis que l’érosion de la vie civique organisée se poursuit rapidement, la sphère publique occidentale est de plus en plus sujette à des cas spasmodiques d’agitation et de controverse. Le monde post-politique a pris fin, mais ce qui l’a remplacé est difficilement reconnaissable par rapport aux modèles politiques de masse du vingtième siècle.

La philosophie politique contemporaine semble mal armée pour expliquer cette situation. Comme le souligne Chantal Mouffe, nous vivons encore à l’ère de la philosophie « apolitique », où les universitaires en sont réduits à se demander pourquoi certaines personnes décident de devenir activistes ou de rejoindre des organisations politiques, compte tenu des coûts prohibitifs de l’engagement idéologique. Soit un postulat de départ symétriquement opposé à l’intuition aristotélicienne, selon laquelle les humains ont un instinct inné de socialisation – caractéristique partagée avec d’autres animaux vivant en communauté, telles les abeilles ou les fourmis, qui présentent également des traits coopératifs marqués. En tant que créatures exceptionnellement grégaires, soutenait-il, les hommes ont également un besoin spontané de s’unir au sein d’une polis, un terme qui n’est que médiocrement traduit par le composé germanique « cité-État » – la forme la plus élevée de communauté. Quiconque survivait en dehors d’une telle communauté étant « soit une bête, soit un dieu ».

L’hypothèse aristotélicienne classique selon laquelle l’homme est un zoön politikon (être politique) a été remise en question par la philosophie politique moderne, à commencer par Hobbes, Rousseau et Hume (ces deux derniers étant des hobbesiens un rien hétérodoxes). Elle fut violemment contestée dans le Léviathan, où l’homme apparaît comme un animal instinctivement antisocial qu’il faut contraindre à s’associer et à s’engager. Pourtant, même l’anthropologie pessimiste de Hobbes espérait rétablir l’association politique à un niveau plus élevé. Pour lui, les instincts antisociaux de l’homme ouvraient la voie à des structures collectives encore plus solides. Il s’agissait d’un appel implicite à la noblesse républicaine européenne : elle ne devait plus s’impliquer dans des guerres civiles meurtrières et, par intérêt, se soumettre à un souverain pacifique. De même, pour Rousseau, l’amour propre antisocial offrait la perspective d’une association politique supérieure – cette fois dans la république démocratique, où la liberté perdue de l’état de nature pouvait être retrouvée. Pour Kant également, « l’insociable sociabilité » de l’homme fonctionnait comme un moteur dialectique, annonciateur d’une paix perpétuelle. Dans chaque cas, le postulat apolitique impliquait une conclusion potentiellement politique : un manque de sociabilité fort servait à tempérer les passions politiques, garantissant la stabilité de l’État et de la société.

Le XIXè siècle a été marqué par un besoin plus pressant de garantir une passivité politique généralisée. Comme l’a fait remarquer Moses Finley, être citoyen dans l’Athènes d’Aristote c’était de facto être actif, avec peu de distinction entre les droits civiques et politiques, et des frontières rigides entre les esclaves et les non-esclaves. Dans les années 1830 et 1840, le mouvement pour le suffrage universel a rendu ces démarcations impossibles. Les prolétaires ambitionnaient de se transformer en citoyens actifs, menaçant ainsi l’ordre établi du règne de la propriété privée construit après 1789. Pour enrayer cette perspective, il fallait construire une nouvelle cité censitaire, dans laquelle les masses seraient exclues de la prise de décision, tandis que les élites pourraient continuer à mettre en œuvre la soi-disant volonté démocratique. Le régime plébiscitaire de Louis Bonaparte III, qualifié de « politique du sac de pommes de terre » dans Le 18 Brumaire de Marx, en est une manifestation. Cette « antirévolution créative », comme l’a appelée Hans Rosenberg, était une tentative de cadrer le suffrage universel en le plaçant dans des contraintes autoritaires qui permettraient la modernisation capitaliste.

Walter Bagehot – sommité du magazine The Economist, théoricien de la Banque centrale et chantre de la Constitution anglaise – a défendu le coup d’État de Bonaparte en 1851 comme le seul moyen de concilier démocratisation et accumulation du capital. « Nous n’avons pas d’esclaves à contenir par des terreurs spéciales et une législation indépendante », écrivait-il. « Mais nous avons des classes entières incapables de comprendre l’idée d’une constitution, incapables de ressentir le moindre attachement à des lois impersonnelles. Le bonapartisme était une solution naturelle. La question a été posée au peuple français : « Voulez-vous être gouvernés par Louis Napoléon ? Serez-vous gouvernés par Louis Napoléon ou par une assemblée ? » Le peuple français répondit : « Nous serons gouvernés par le seul homme que nous pouvons imaginer, et non par le grand nombre de personnes que nous ne pouvons pas imaginer ».

Bagehot affirmait que les socialistes et les libéraux qui se plaignaient de l’autoritarisme de Bonaparte étaient eux-mêmes coupables de trahir la démocratie. Commentant le résultat d’un plébiscite de 1870 qui a ratifié certaines des réformes de Bonaparte, il a affirmé que ces critiques « devraient apprendre […] que s’ils sont de vrais démocrates, ils ne devraient plus tenter de perturber l’ordre existant, au moins pendant la vie de l’empereur ». Pour eux, écrivait-il, « la démocratie semble consister le plus souvent à utiliser librement le nom du peuple contre la grande majorité du peuple ». Telle était la réponse capitaliste appropriée à la politique de masse : l’atomisation forcée du peuple – réprimant le syndicalisme pour garantir les intérêts du capital, avec le soutien passif d’une société démobilisée.

Richard Tuck a décrit les nouvelles variantes de cette tradition au XXè siècle, dont témoignent les travaux de Vilfredo Pareto, Kenneth Arrow et Mancur Olson, entre autres. Pour ces personnalités, l’action collective et la mise en commun des intérêts étaient exigeantes et peu attrayantes ; le vote aux élections était généralement exercé avec réticence plutôt qu’avec conviction ; les syndicats profitaient autant aux membres qu’aux non-membres ; et les termes du contrat social devaient souvent être imposés par la force.

Dans les années 1950, Arrow a recyclé une idée proposée à l’origine par le marquis de Condorcet, affirmant qu’il était théoriquement impossible pour trois électeurs d’assurer une harmonie parfaite entre leurs préférences (si l’électeur un préférait A à B et C, l’électeur deux B à C et A, et l’électeur trois C à A et B, la formation d’une préférence majoritaire était impossible sans une intervention dictatoriale). Le « théorème d’impossibilité » d’Arrow a été considéré comme une preuve que l’action collective elle-même était pleine de contradictions ; Olson l’a radicalisé pour promouvoir sa thèse selon laquelle le parasitisme était la règle plutôt que l’exception dans les grandes organisations. Ainsi la conclusion selon laquelle l’homme n’est pas naturellement enclin à la politique a fini par dominer ce domaine de la littérature sceptique de l’après-guerre.

Vers la fin du vingtième siècle, avec la baisse drastique de la participation électorale, la forte baisse du nombre de jours de grève et le processus plus large de retrait de la vie politique organisée, l’apolitisme humain a semblé passer d’un discours académique à une réalité empirique. Alors que Kant parlait d’une « insociable sociabilité », on pourrait désormais parler d’une « insociabilité sociable » : une insociabilité qui renforce l’atomisation au lieu de la sublimer.

Toutefois, comme l’a montré la décennie de contestations, la formule de Bagehot ne tient plus. Le soutien passif à l’ordre en place ne peut être assuré ; les citoyens sont prêts à se révolter en grand nombre. Pourtant, les mouvements sociaux naissants restent paralysés par l’offensive néolibérale contre la société civile. Comment conceptualiser au mieux cette nouvelle conjoncture ? Le concept d’ « hyperpolitique » – une forme de politisation sans conséquences politiques claires – peut s’avérer utile. La post-politique s’est achevée dans les années 2010. La sphère publique a été repolitisée et réenchantée, mais dans des termes plus individualistes et court-termistes, évoquant la fluidité et l’éphémérité du monde en ligne. Il s’agit d’une forme d’action politique toujours « modique » – peu coûteuse, accessible, de faible durée et, trop souvent, de faible valeur. Elle se distingue à la fois de la post-politique des années 1990, dans laquelle le public et le privé ont été radicalement séparés, et des politiques de masse traditionnelles du vingtième siècle. Ce qui nous reste, c’est un sourire sans chat (ndlr. Le chat de Cheshire d’Alice aux pays des merveilles): une action politique sans influence sur les politiques gouvernementales ni liens institutionnels.

Si le présent hyperpolitique semble refléter le monde en ligne – avec son curieux mélange d’activisme et d’atomisation – il peut également être comparé à une autre entité amorphe : le marché. Comme l’a noté Hayek, la psychologie de la planification et la politique de masse sont étroitement liées : les politiciens guettent leurs opportunités sur des décennies ; Les planificateurs soviétiques évaluaient les besoins humains au travers de plans quinquennaux ; Mao, très conscient de la longue durée, a hiberné en exil rural pendant plus de vingt ans ; les nazis mesuraient leur temps en millénaires. L’horizon du marché, lui, est beaucoup plus proche : les oscillations du cycle économique offrent des récompenses instantanées. Aujourd’hui, les hommes politiques se demandent s’ils peuvent lancer leur campagne en quelques semaines, les citoyens manifestent pour une journée, les influenceurs pétitionnent ou protestent avec un tweet monosyllabique.

Il en résulte une prépondérance des « guerres de mouvement » sur les « guerres de position », les principales formes d’engagement politique étant aussi éphémères que les transactions commerciales. Il s’agit plus d’une question de nécessité que de choix : l’environnement législatif pour la mise en place d’institutions durables reste hostile, et les militants doivent faire face à un paysage social vicié et à une Kulturindustrie d’une ampleur sans précédent. Sous ces contraintes structurelles se cachent des questions de stratégie. Si l’internet a radicalement réduit les coûts de l’expression politique, il a également pulvérisé le terrain de la politique radicale, brouillant les frontières entre le parti et la société et engendrant un chaos d’acteurs en ligne. Comme le remarquait Eric Hobsbawm, la négociation collective « par l’émeute » reste préférable à l’apathie post-politique.

La jacquerie des agriculteurs européens au cours des derniers mois indique clairement le potentiel (conservateur) de ces guerres de mouvement. Cependant, en l’absence de modèles d’adhésion formalisés, il est peu probable que la politique de protestation contemporaine nous ramène aux années « superpolitiques » de la décennie 1930. Au contraire, elle pourrait donner lieu à des reproductions postmodernes de soulèvements paysans de l’ancien régime : une oscillation entre la passivité et l’activité, mais qui réduit rarement le différentiel de pouvoir global au sein de la société. D’où la reprise en forme de K des années 2020 : une trajectoire qui n’aurait agréé ni à Bagehot, ni à Marx.

28.03.2024 à 16:12

« Si Assange est extradé, il sera coupable avant même d’avoir été jugé » – Stella Assange

Stella Assange

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Un bref répit pour Julian Assange ? Le journaliste australien est autorisé à faire appel de son extradition vers les États-Unis par la Haute cour de Londres. Mais le jugement final n’est pas de nature à rassurer son équipe juridique. Sur les neuf motifs présentés contre son extradition, seuls trois ont été retenus. La cour demande […]
Texte intégral (2526 mots)

Un bref répit pour Julian Assange ? Le journaliste australien est autorisé à faire appel de son extradition vers les États-Unis par la Haute cour de Londres. Mais le jugement final n’est pas de nature à rassurer son équipe juridique. Sur les neuf motifs présentés contre son extradition, seuls trois ont été retenus. La cour demande des « assurances » aux États-Unis, notamment la garantie qu’il échappera à la peine capitale – si elles sont fournies, Assange pourrait être extradé dans trois semaines. En outre, elle écarte les projets d’assassinat et de kidnapping élaborés par la CIA à son encontre comme des pièces non pertinentes au dossier (sous le prétexte que s’il était extradé, ces risques disparaîtraient). Si l’extradition de Julian Assange devait aboutir, il serait privé de tout moyen de défense. Sous la coupe de l’espionage act, il encourt 175 ans de prison ; comme il n’est pas citoyen américain, il ne bénéficie pas même de la mince protection qu’offre le premier amendement de la Constitution.

Nous retranscrivons ici l’intervention de Stella Assange, avocate et compagne de Julian Assange, lors d’une conférence en juin 2021 à l’Université Paris 2, à l’invitation de plusieurs associations. Elle appelle le gouvernement français à soutenir la libération d’Assange, au nom des services que lui a rendu Wikileaks – qui a notamment révélé les pratiques d’espionnage des agences américaines en France. Cette conférence s’est déroulée en compagnie d’Antoine Vey, avocat de Wikileaks, et a été modérée par Vincent Ortiz, rédacteur en chef adjoint du Vent Se Lève.

La cour en charge du cas Assange aux États-Unis est localisée dans la ville d’Alexandria en Virginie. Pourquoi à Alexandria ? Parce que toutes les agences de renseignement y ont leur quartier général. Cette cour se trouve à moins de 30 kilomètres du quartier général de la CIA. C’est essentiellement une cour de sécurité nationale. Aucune personne accusée d’avoir violé la sécurité nationale du pays n’y a jamais gagné un seul procès.

Un procès dont l’issue est connue d’avance

Accusé au nom de l’espionage act, qui a une portée très large, Julian Assange n’aurait aucun moyen de se défendre [ndlr : voté en 1917, l’espionage act avait pour but de combattre les opposants à la politique étrangère des États-Unis, dans un contexte de guerre. Sa compatibilité avec le premier amendement a fait l’objet de nombreux débats]. Il ne pourrait parler ni des motifs de publication des documents, ni de leur contenu. Tous ces arguments seraient hors de propos : on a affaire à une infraction de responsabilité absolue. « Avez-vous reçu ces documents ? Oui. Possédez-vous ces documents ? Oui. Avez-vous publié ces documents ? Oui » : avec l’espionage act, il est coupable avant même d’avoir été jugé. Et il risque une peine de 175 ans de prison.

Pour couronner le tout, du fait qu’il ne soit pas Américain, Julian Assange ne serait pas protégé par le premier amendement – que l’espionage act rend de toutes manières caduc. Il ne pourrait pas l’invoquer en sa faveur. Aucune personne non-Américaine extradée aux États-Unis ne possède de droits relatifs à la liberté de la presse s’il tombe sous le coup de l’espionage act. Comment organiserions-nous sa défense s’il était extradé ? Je n’en sais rien. Il n’y aurait aucune défense à monter.

L’affaire Assange crée un précédent

La persécution d’Assange menace la pérennité d’un ordre mondial basé sur le droit international. Le rapporteur spécial des Nations-Unies sur la torture, Nills Melzer, a été très clair. Il a mené une enquête et a conclu au fait qu’Assange a été confronté à de la torture psychologique. Le groupe de travail de l’ONU sur les détentions arbitraires a rendu un rapport en 2016 concluant au fait que Julian Assange était illégalement détenu dans l’ambassade d’Équateur. De nombreuses autres personnalités de l’ONU ont rendu des conclusions similaires et appelé à la fin de sa persécution.

© Anastasia Léauté

Que les États-Unis et le Royaume-Uni montrent un tel mépris pour les Nations-Unies menace l’intégrité d’un système international basé sur les Droits de l’homme.

Observez ce qui s’est produit en Biélorussie [ndlr : en mai 2021, un avion était détourné sur ordre du gouvernement d’Alexandre Loukachenko, visant à l’arrestation d’un opposant biélorusse]. C’est la conséquence lointaine d’une fracturation de l’ordre internationale à laquelle ont contribué les États-Unis. En 2013, ils avaient ordonné l’interception de l’avion d’Evo Morales, président bolivien [ndlr : voyageant de Russie vers la Bolivie, l’ex-président Evo Morales s’était vu refuser une escale en France, en Italie ou en Espagne. Une rumeur voulait qu’Edward Snowden ait été à bord de son avion, et accepter qu’il fasse escale dans ces pays aurait été un signe de défiance à l’égard des États-Unis]. Ce faisant, ils ont institué une norme qui est à présent prise pour référence par d’autres.

De même, l’affaire Assange crée un précédent. Observez la manière dont le premier ministre chinois et le président d’Azerbaïdjan utilisent ce cas pour justifier leur violation des droits de l’homme – puisque le monde entier les viole, pourquoi se priver ? [ndlr : dans une interview avec une journaliste britannique devenue virale, le président azéri avait répondu à une question concernant la liberté d’expression dans son pays en évoquant l’affaire Assange]. Les gouvernements non-occidentaux voient dans le cas Assange un blanc-seing pour justifier leurs pratiques répressives à l’égard des journalistes.

Le système américain offre des garanties particulièrement fortes concernant la liberté de la presse en comparaison du reste du monde. Le premier amendement est l’équivalent d’un étalon-or pour la liberté de la presse et d’expression. Avec cette mise en accusation, le premier amendement serait mis en danger. Cela aurait un impact profond sur la culture politique des États-Unis et du monde occidental – si une telle chose se produit aux États-Unis, d’autres suivront.

Un journaliste face au durcissement de l’administration américaine

Julian Assange est persécuté parce qu’il a dénoncé des crimes. Il ne faut pas avoir peur de parler de persécution politique. Si vous enleviez les drapeaux des pays concernés, que vous transposiez le cas Assange dans d’autres pays, tout le monde emploierait ces mots : prisonnier d’opinion, prisonnier politique, prisonnier pour avoir dénoncé des crimes d‘État, etc.

Revenons sur le contexte de sa mise en accusation.

Les États-Unis ont lancé une enquête sur Julian Assange en 2010, suite aux publications de Wikileaks relatifs aux États-Unis. Il faut rappeler leur nature : ces documents concernent la guerre en Irak, la guerre en Afghanistan, ou le fonctionnement de Guantanamo. D’autres révèlent le contenu des câbles du Département d’État. D’autres encore concernent les règles d’engagement, c’est-à-dire relatives à l’emploi de la force armée dans des théâtres de guerre. Ces documents sont la preuve vivante de crimes commis par l’armée américaine.

L’administration Obama a enquêté : un grand jury a été formé, une équipe d’investigation a été mise en place, ainsi qu’une task force dédiée à Wikileaks constituée de centaines de personnes. Après la mise en accusation de Chelsea Manning, condamnée à 39 ans de prison pour avoir été la source de Wikileaks, l’administration Obama, ayant examiné le résultat de ses enquêtes, en a conclu qu’Assange agissait de manière totalement conforme à n’importe quel acteur journalistique. C’est la raison pour laquelle ils ont laissé tomber l’accusation : aucune charge concluante ne pouvait être soulevée contre lui.

© Anastasia Léauté

Que s’est-il passé sous l’administration Trump ? Des relations hostiles se sont développées entre la presse et l’administration Trump. Celle-ci voyait dans l’arme judiciaire le moyen de limiter le pouvoir de la presse. Dans le même temps, Wikileaks publiait Bolt 7,des documents secrets à propos de la CIA, qui constituent la plus grande fuite de l’histoire de l’institution. Alors que Trump entrait dans le bureau ovale, Mike Pompeo était nommé directeur de la CIA. Il a prononcé un discours annonçant qu’il allait réduire Wikileaks au silence. Mike Pompeo est par la suite devenu secrétaire d’État, tandis que le Département de la justice subissait l’influence de la CIA et de la Maison blanche. Il a été l’objet de pressions visant à aboutir à la mise en accusation de Wikileaks. Voilà la signification de cette mise en accusation.

L’État américain, prisonnier de ses agences de renseignement ?

Joe Biden fait face à un choix politique. Aucun État n’est monolithique. Il y a des contradictions au sein même de l’État américain, de ses ministères, de ses agences. Lorsqu’Assange a été mis en accusation, plusieurs procureurs du Department of Justice ont demandé à être relevés de leurs fonctions parce qu’ils ne l’approuvaient pas. Des acteurs clefs au sein de l’État américain se sont opposés et s’opposent à la mise en accusation d’Assange. Certains le font au nom de motifs politiques. D’autres – ce fut le cas de Barack Obama – sont effrayés par les conséquences à long terme que pourrait avoir la mise en accusation d’Assange. D’autres enfin, au sein du secteur de l’espionnage et de la sécurité nationale, sont au contraire farouchement en faveur de son incarcération – en partie parce que Julian Assange a dénoncé les méthodes de la CIA et des agences de renseignement.

Rappelez-vous des révélations récentes, selon lesquelles les services secrets du Danemark coopéraient avec la CIA pour espionner les chefs d’État européens… et même leur propre gouvernement ! Elles disent assez du pouvoir de ces agences. Souvenez-vous des révélations de Wikileaks, qui nous ont appris que la NSA espionnait directement espionné Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac et François Hollande. À l’époque, les États-Unis se sont excusés auprès de François Hollande et ont promis de ne pas recommencer… Mais en 2017, Wikileaks a publié de nouveaux documents, établissant que la CIA avait infiltré les principaux partis politiques français – pas seulement à l’aide de piratages, mais avec des agents humains. Des espions américains ont littéralement infiltré les partis politiques français. Avec de telles révélations, ces agences ne peuvent qu’être hostiles à Wikileaks. Bien sûr, l’État américain n’est pas seulement constitué de ces agences. Les valeurs démocratiques et l’idéal de séparation des pouvoirs sont également des valeurs profondément ancrées. Aujourd’hui, cependant, les agences de renseignement ont la main haute. Elles sont parvenues à instrumentaliser et à politiser la loi afin de persécuter un journaliste qui a mis à nu leurs pratiques.

« C’est à Paris que Julian Assange a fondé Wikileaks ; la France doit agir pour sa libération »

La solution la plus optimiste que l’on pourrait envisager serait un abandon pur et simple des poursuites sur ordre de Joe Biden. Ce n’est pas impensable, car il y a un immense mouvement de pression aux États-Unis au sein des organisations journalistiques et de défense des Droits de l’homme. Ce serait un retour à la politique d’Obama, visant à ne pas criminaliser les journalistes et le journalisme.

La France pourrait agir. Elle pourrait faire quelque chose de très simple – et aucun cas suffisante, mais immédiatement réalisable – : envoyer des observateurs internationaux aux audiences du procès d’extradition. L’Allemagne le fait, ainsi que le Parlement européen. Envoyer des observateurs internationaux enverrait un signal aux États-Unis et au Royaume-Uni.

L’affaire Assange concerne la liberté de la presse et le droit de savoir du public. En France, elle concerne les droits de l’homme, la démocratie et la souveraineté. Julian Assange a vécu en France pendant trois ans. C’est dans ce pays qu’il a fondé Wikileaks. La France, pays leader en Europe, devrait agir en activant tous les leviers possibles pour la libération de Julian Assange.

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