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26.09.2023 à 15:49

Pour être réélu, il faudrait déjà que Biden ait un programme

Branko Marcetic

Joe Biden, qui entame sa campagne de réélection, est confronté à des chiffres historiquement bas dans les sondages. La bonne nouvelle, c’est qu’il peut compter sur un programme tout trouvé, à savoir le défunt projet de loi « Build Back Better » (Reconstruire en mieux). La mauvaise nouvelle ? Il faudra le forcer à faire campagne sur la […]
Texte intégral (2724 mots)

Joe Biden, qui entame sa campagne de réélection, est confronté à des chiffres historiquement bas dans les sondages. La bonne nouvelle, c’est qu’il peut compter sur un programme tout trouvé, à savoir le défunt projet de loi « Build Back Better » (Reconstruire en mieux). La mauvaise nouvelle ? Il faudra le forcer à faire campagne sur la base de ce programme, qu’il a vraisemblablement abandonné. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Joe Biden et les Démocrates sont candidats à leur réélection l’année prochaine, dans le cadre d’une campagne qui, selon le président américain, déterminera l’avenir de la démocratie américaine. Alors, que proposent-ils ? Pour le moment, visiblement pas grand chose.

Dans son spot publicitaire de lancement de campagne, le président s’est engagé à « finir le travail » sans expliquer en quoi consistait ce travail ni ce qu’il comptait faire pour le terminer. Se fondant sur des entretiens avec ses conseillers, l’Associated Press, l’équivalent américain de l’Agence France Presse, a rapporté en avril que le message de Biden 2024 « ne se distinguera guère » de sa rhétorique des six mois précédents, et qu’il « mettra en avant les réalisations de ses deux premières années, établira un contraste marqué avec les politiques publiques proposées par les Républicaines qu’il juge extrêmes, et balaiera les inquiétudes liées à son âge ». Nous en avons eu un avant-goût lors de son discours de juin à Chicago, où Biden a pointé du doigt les indicateurs macroéconomiques positifs pour démontrer que les « Bidenomics » (c’est-à-dire la gestion de l’économie selon Biden, ndlr) fonctionnent, mis en avant les lois qu’il avait déjà signées, se targuant de son soutien aux syndicats et reprochant aux Républicains de vouloir revenir à la théorie du ruissellement, qui est un échec.

Le problème, c’est que les Américains ne sont pas très enthousiasmés par la présidence de Biden, ni par son bilan économique. La cote de popularité du président est au plus bas depuis plus d’un an. Même les électeurs démocrates ne veulent pas qu’il se représente et confient aux sondeurs qu’ils ne sont pas convaincus par sa gestion de l’économie, en particulier les plus jeunes, les moins riches, les Afro-américains et les Latinos. Quant au bilan sur lequel Biden entend s’appuyer pour être réélu, un sondage récent a révélé que seuls 40 % des électeurs inscrits pensent réellement qu’il a un tel bilan, soit onze points de moins que pour Donald Trump, son adversaire probable.

Malheureusement, comme cela a été souligné à maintes reprises, la « macroéconomie forte » que Biden et ses partisans ne cessent de mettre en avant – faible taux de chômage, fortes augmentations de salaires au bas de l’échelle et ralentissement du taux d’inflation – masque la souffrance et la précarité bien réelles dans lesquelles les travailleurs continuent de vivre. Ils sont confrontés à de plus en plus d’expulsions de leurs logements, à un système de santé dysfonctionnel et meurtrier et à des prix exorbitants pour toute une série de dépenses essentielles allant du logement à la garde d’enfants, en passant par les médicaments sur ordonnance et les produits alimentaires.

Tout cela est d’autant plus grave qu’une grande partie du bilan de Biden consiste en des reculs historiques de l’État-providence, puisqu’il a présidé à la disparition progressive des protections économiques particulièrement généreuses pour des standards américains mises en place pendant la pandémie. Plus de cinq millions de personnes ont été exclues du programme Medicaid et les expulsions ont atteint un niveau plus élevé qu’avant la pandémie. La fin du mois de septembre sera également marquée par la fin du financement des services de garde d’enfants, qui devrait entraîner des pertes d’emplois et peser sur d’innombrables familles, et la reprise du remboursement des prêts étudiants qui coûtera aux millions d’Américains concernés des centaines de dollars chaque mois.

Certes, Biden n’a pas tort de dire que ses « Bidenomics » constituent une rupture importante par rapport à des décennies de pensée conventionnelle sur le rôle que devrait jouer le gouvernement américain dans l’économie du pays. Mais le recours à des incitations fiscales et à des investissements publics pour stimuler le secteur privé n’est pas digne du New Deal 2.0 et est bien éloigné de l’ambitieux programme sur lequel il s’est présenté et qu’il a, au moins dans un premier temps, tenté de mettre en œuvre. Même ses soutiens admettent qu’il faudra un certain temps avant que les avantages économiques de ce programme ne se fassent sentir dans les portefeuilles des citoyens.

En d’autres termes, le président et son parti n’ont pas fait assez pour soulager les difficultés économiques des Américains, et ce qu’ils ont réussi à faire n’a pas encore l’impact qu’ils espéraient. Pour un parti qui tente de se faire réélire l’année prochaine, c’est un problème, d’autant plus que le taux de participation des principaux groupes d’électeurs démocrates semble faible, une situation qui avait déjà condamné le parti en 2016. Que vous pensiez que le message de campagne de Biden soit mauvais, bon ou entre les deux, cela n’a pas vraiment d’importance ; il ne fonctionne manifestement pas.

Heureusement pour eux, il existe une méthode qui a fait ses preuves et sur laquelle d’innombrables politiciens performants se sont appuyés pour remporter des élections et enthousiasmer leur base politique. En fait, c’est la même méthode que Biden a utilisée en 2020 pour obtenir un taux de participation record depuis un siècle, y compris parmi les groupes avec lesquels il est actuellement en difficulté : se présenter avec un programme ambitieux qui promet d’améliorer la vie des gens.

Il y a d’autres bonnes nouvelles pour le président : Biden et son équipe n’ont même pas besoin de consacrer du temps, de l’argent ou de l’énergie à l’élaboration d’un nouveau programme. Ils disposent d’un ensemble de promesses toutes prêtes sous la forme du défunt projet de loi Build Back Better (BBB), autrefois pièce maîtresse de la présidence de Biden. Cette loi promettait tout, de la gratuité des universités de proximité à un salaire minimum de 15 dollars par heure, en passant par l’accès universel aux crèches et l’abaissement de l’âge d’éligibilité à l’assurance-maladie. Autre bonne nouvelle : ce projet de loi et ses différents éléments ont été extrêmement populaires, toutes tendances confondues, jusqu’au bout, même lorsque l’inflation a fait la une des journaux et que la cote de popularité de Biden a commencé à s’effondrer.

Biden pourrait même aller plus loin et promettre de relancer certains des programmes de protection mis en place durant la pandémie et qui ont expiré sous son mandat, comme l’extension de la couverture Medicaid et la distribution de chèques alimentaires ou la suspension des remboursements de prêts étudiants.

Cette démarche s’inscrirait parfaitement dans le cadre de la requête , certes vague, déjà formulée par Biden aux électeurs pour qu’ils le laissent « finir le travail » et pourrait servir de cri de ralliement à son parti lors des scrutins à venir : Vous vous souvenez de ce programme de type « New Deal », qui n’arrive qu’une fois dans une génération, pour lequel vous m’avez élu et que les Républicains ont fait capoter ? Si vous votez à nouveau pour moi et que vous me donnez une majorité au Congrès, je le réaliserai au cours de mon second mandat.

Sauf que Biden ne semble pas intéressé par cette approche. Dans son discours de Chicago, le président a consacré l’essentiel de son intervention à parler de sa politique sur l’offre – à travers un soutien massif aux entreprises américaines – qui n’enthousiasme pas les électeurs. En matière sociale, il s’est contenté d’une vague promesse de relancer les mesures populaires du BBB en une seule phrase : « Je reste déterminé à continuer à me battre pour une éducation préscolaire universelle et des universités de proximité gratuites ».

Cela n’a rien de surprenant. Depuis toujours, Biden est un démocrate très conservateur. Les quelques politiques progressistes qu’il a promulguées lui ont été imposées par la pression de la gauche du parti. Aussi absurde que cela puisse paraître, il devra à nouveau être forcé à embrasser son propre programme présidentiel pour espérer sa réélection.

Les médias ont un rôle à jouer à cet égard. Les commentateurs de gauche ont des sueurs froides en voyant les chiffres alarmants de Biden dans les sondages, déclarant qu’il s’agit d’un grand mystère, et accusant même le petit Green Party (le parti vert américain a un programme plus à gauche que les Démocrates, mais pèse très peu, ndlr) d’être responsable d’une défaite imminente. Plutôt que de s’interroger sur les raisons pour lesquelles les électeurs ne comprennent et ne reconnaissent pas assez cet illustre Président, ils feraient un bien meilleur usage de leur temps et de leur énergie en encourageant le Président à être réellement à la hauteur et en l’incitant à relancer l’ambitieux programme qui était en principe la raison pour laquelle ils l’avaient apprécié au départ.

Au lieu de cela, en seulement deux ans, les médias progressistes ont apparemment oublié son existence. Pour ne citer qu’un exemple, Dan Pfeiffer, de Pod Save America, a qualifié le BBB, qui n’a jamais été adopté, de « performance législative historique » potentielle dont il n’a jamais assez souligné « l’impact et l’importance » et qui pourrait être « notre meilleure, et peut-être dernière, chance » de lutter contre le changement climatique. Mais face aux difficultés de Biden dans les sondages aujourd’hui, la seule suggestion de Pfeiffer est de « communiquer aux jeunes électeurs les exploits de Biden » – même si le projet de loi sur le climat que Biden a fini par signer n’était que l’ombre du projet de loi original, déjà très insuffisant.

S’il l’on estime que le sort de la démocratie américaine est en jeu l’année prochaine, pousser Biden à sortir le grand jeu devrait être une évidence. En l’état actuel des choses, Biden et les Démocrates se lancent dans ce qu’ils prétendent être l’élection la plus importante de notre vie tout en supposant que faire campagne sur un programme est inutile et que le rejet de l’opposition incarnée par Trump suffira. Ce pari peut fonctionner, mais il est tout de même très hasardeux.

25.09.2023 à 17:04

Finance reine et argent sale : La City de Londres, aux origines d’un pouvoir exorbitant

Frédéric Lemaire

La City est à la fois un quartier d’affaires, une entité administrative à part et une instance de représentation des intérêts de la finance britannique. Selon l’ancienne et éphémère Première ministre Liz Truss, elle est un « joyau de la Couronne ». Mais elle pourrait tout autant s’avérer être une malédiction pour l’économie britannique. Reportage au cœur […]
Texte intégral (8398 mots)

La City est à la fois un quartier d’affaires, une entité administrative à part et une instance de représentation des intérêts de la finance britannique. Selon l’ancienne et éphémère Première ministre Liz Truss, elle est un « joyau de la Couronne ». Mais elle pourrait tout autant s’avérer être une malédiction pour l’économie britannique. Reportage au cœur du centre d’affaires londonien.

Des employés grisonnants d’une compagnie d’assurance britannique se lançant, tels des pirates, sur les hautes mers de la finance internationale : ainsi débutait Le Sens de la vie, film des Monty Pythons sorti sur les écrans en 1983. L’immeuble néo-baroque de la compagnie, transformé en navire, jetait l’ancre depuis la City de Londres et partait à l’abordage des gratte-ciels new-yorkais. Une allégorie burlesque de l’époque où la vénérable finance britannique se retrouvait plongée dans le grand bain de la mondialisation financière.

Quarante ans plus tard, c’est un tout autre paysage qui se présente au regard des promeneurs dans les rues du cœur historique de Londres. Les bâtiments victoriens ont fait la place à un faisceau de gratte-ciels modernes, dont les formes ont inspiré aux habitants des surnoms facétieux – le « Cornichon », le « Scalpel » ou encore la « Râpe-à-fromage ». Depuis la Tamise, la ligne d’horizon de la City évoque désormais celle des plus grands quartiers d’affaires internationaux. Et pour cause : la densité de banques et d’institutions financières au mètre carré y atteint des records.

Les chiffres donnent le tournis : avec près de 250 établissements, Londres représente la plus grande concentration de banques étrangères, surpassant les centres financiers de New York ou de Singapour. Près de la moitié des opérations mondiales de change (43%) ont lieu à Londres, où il s’échange deux fois plus de dollars… que sur les marchés de change américains1. Le tout sur d’une superficie d’un mile au carré – d’où le surnom de Square Mile attribué à la City – à laquelle il convient d’ajouter l’enclave plus récente de Canary Wharf, qui borde la Tamise plus à l’Est. Chaque jour de la semaine, une foule cosmopolite en costume et tailleur remplit dans les rues, les bureaux et les pubs des quartiers d’affaires londoniens. Près de 420 000 personnes y travaillent dans le secteur des services financiers. Une population supérieure à celle de villes comme Bordeaux ou Montpellier.

Avec près de 250 établissements, Londres représente la plus grande concentration de banques étrangères, surpassant les centres financiers de New York ou de Singapour.

Malgré ses allures modernes de quartier d’affaires international de premier plan, la City est également le centre historique de Londres. L’assemblage entre buildings modernes et édifices multiséculaires y surprend. Au croisement de Leadenhall Street et de Saint Mary Axe s’élancent cinq tours gigantesques dont le Lloyd’s building, à l’architecture industrielle évoquant le centre Pompidou2, et le futuriste Gherkin – le fameux « Cornichon ». Et puis, au milieu de ce décor gigantesque, une petite église du XVIe siècle semble s’être égarée. Plus loin, à une centaine de mètres à peine, l’ancien marché victorien de Leadenhall daté du XIVe siècle – l’un des plus vieux de Londres – accueille désormais restaurants et pubs qui égayent les afterwork des travailleurs de la finance. Il jouxte les travaux du prochain gratte-ciel, 40 000 m² de bureaux à la clé, dont l’achèvement est prévu en 2024.

Ce mélange étonnant n’a rien d’une simple curiosité. Il est une clé de compréhension du pouvoir économique, politique et symbolique concentré au fil des siècles dans le périmètre de Square Mile. La City a plusieurs visages : elle est à la fois un quartier d’affaires accueillant les banques du monde entier, et l’ancien cœur historique de l’Empire britannique. Infrastructure essentielle de la finance mondiale, elle abrite également des institutions d’origine moyenâgeuse dont l’influence s’étend bien au-delà du Royaume-Uni. De quoi La City est-elle donc le nom ? Pour le comprendre, un premier détour par l’histoire semble inévitable.

L’âge d’or de la finance londonienne

Aujourd’hui encore, les traces de l’époque où la City émergeait déjà comme un des moteurs du capitalisme mondial sont encore présentes dans le quartier d’affaires. Notre premier rendez-vous nous mène dans le quartier de Cornhill où, perdu dans un dédale d’allées médiévales, se tient un pub plébiscité par la faune locale. Il occupe la place de ce qui fut au XVIIe siècle la Jamaica Coffee House, un café dont le nom évoquait une des premières colonies britanniques des Caraïbes. « Il n’y avait alors qu’un simple étal où l’on servait le café » explique Nick Dearden, directeur de l’organisation Global Justice Now, qui accepté de nous servir de guide. « Puis les coffee houses sont devenus des lieux spécialisés pour discuter des affaires, en particulier des allées et venues des navires marchands ».

Le développement de la finance londonienne avait alors partie liée avec celui du commerce colonial. Au XVIIe siècle, le financement des expéditions vers les Indes orientales ou des Amériques était une activité aussi risquée que lucrative. Les investisseurs avaient la possibilité de ne prendre qu’une simple participation à ces expéditions. « Si le navire revenait, le profit était partagé. Et bien sûr dans le cas contraire, la mise était perdue » explique Dearden. Les biens produits dans les plantations esclavagistes, comme le tabac, le café ou l’indigo, étaient prisés en Europe. Mais c’est tout particulièrement le sucre, considéré comme un véritable « or blanc », qui a alimenté par son succès la machinerie financière coloniale. À Londres, sucre et café étaient consommés dans des établissements comme le Jamaica Coffee House, à l’endroit même où se discutaient les prochaines affaires. Le commerce d’esclaves était également une activité lucrative, sur laquelle la Compagnie royale d’Afrique, basée à La City, a longtemps régné en maître.

Le commerce de produits coloniaux et d’esclaves a contribué à faire la fortune des banquiers de la City, qui finançaient marchands et investisseurs.

Le commerce de produits coloniaux et d’esclaves a contribué à faire la fortune des banquiers de la City, qui finançaient marchands et investisseurs. Plus tard, d’autres négoces prendront le relais, comme celui de l’opium. L’accumulation de capital dans le centre de Londres est allée de pair avec le développement d’une diversité de services financiers et juridiques, comme le courtage d’actions. Les entreprises coloniales – comme la puissante Compagnie britannique des Indes orientales, la Compagnie des mers du sud ou encore la Compagnie royale d’Afrique – émettaient des participations sous forme papier. Souscrire ou acheter les actions de ces entreprises était d’autant plus lucratif qu’elles bénéficiaient, par l’intermédiaire d’une charte royale, de monopoles d’exploitation sur des marchés ou zones géographiques. Et de la protection de la flotte royale britannique, la Royal Navy. Investisseurs et courtiers avaient l’habitude de se retrouver dans les coffee houses, qui étaient « autant de petites places boursières », explique Dearden.

Une autre activité financière va se développer dans le sillage du commerce colonial : celle des assurances. Un autre café londonien, situé à Tower Street, servait alors servait de lieu de rencontre pour les marchands, capitaines et propriétaires de navires. Ces derniers pouvaient souscrire des contrats pour se couvrir contre d’éventuelles pertes auprès d’un club d’investisseurs connu sous le nom de Lloyd’s market, du nom du tenancier de l’établissement, Edward Lloyd. Par la qualité de ses informations et services, Lloyd’s market a rapidement gagné de la notoriété au point de devenir une référence en termes d’assurance maritime. Au XVIIIe siècle, Lloyd’s était déjà l’assureur de prédilection des marchands européens, y compris espagnols et français. Aujourd’hui, il s’agit de la plus grande bourse aux assurances du monde, et un des plus grands acteurs mondiaux du secteur de l’assurance. Son siège se situe dans la tour de Lloyd’s qui s’élance depuis Leadenhall Street, à l’endroit même où se situait la East India House, le quartier-général de la Compagnie orientale des Indes britanniques, et non loin de l’emplacement de la Africa House, le siège de la Compagnie Royale d’Afrique. « Cela montre l’interconnexion entre le développement de l’Empire britannique et celui de la City comme puissance financière naissante » résume Dearden.

Le « second Empire britannique » et le rôle de la Banque d’Angleterre

Notre second rendez-vous nous mène non loin de Leadenhall Street, devant le siège de la Banque d’Angleterre (la « Vieille Dame ») dont le colossal bâtiment a été achevé en 1833. Nous évoquons avec Nicholas Shaxson et John Christensen, respectivement journaliste et économiste spécialistes de la finance britannique, une autre période cruciale dans l’évolution de La City : les décennies qui suivirent la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les nuages s’accumulaient alors au-dessus de la place financière londonienne. Les contrôles des capitaux et des changes mis en place par les accords de Bretton Woods remettaient en cause l’essence même de la finance britannique. « Avant leur mise en place à partir de 1946, les financiers de La City étaient en mesure d’opérer dans le monde entier », explique Christensen. « Les accords de Bretton Woods ont sévèrement restreint les mouvements d’argent à l’échelle internationale ».

La décolonisation, imposée au Royaume-Uni à partir de 1947, constituait une seconde menace existentielle. « La City était le cœur financier de l’Empire britannique » explique Shaxson. « Elle a commencé à perdre son rang avec le déclin de l’Empire ». La crise du Canal de Suez, en 1956, marque la perte d’influence du Royaume-Uni sur la scène mondiale. Le retrait des troupes d’Égypte va aller de pair avec d’importantes sorties de capitaux et une spéculation fragilisant la clé de voûte de l’influence britannique : la livre sterling. Pour permettre à la place de Londres de retrouver son rang dans le nouvel environnement financier mondial, les financiers de la City vont dès lors développer, aux marges de l’ancien Empire, une véritable industrie de la dissimulation et du recel de capitaux. Un réseau offshore qui a posé les bases du système financier moderne3.

Pour permettre à la place de Londres de retrouver son rang dans le nouvel environnement financier mondial, les financiers de la City vont développer, aux marges de l’ancien Empire, une véritable industrie de la dissimulation et du recel de capitaux.

La première opportunité va prendre la forme d’un vide réglementaire laissé – à dessein ? – par la Banque d’Angleterre. Celle qui se nommait Banque de la City de Londres, nationalisée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, était censée remplir le rôle d’autorité de supervision bancaire. Mais à ses yeux, les activités des banques pour le compte de clients non-résidents et en devise étrangère ne relevaient pas de sa juridiction : ces opérations se déroulaient simplement… « ailleurs ». La porte était ouverte pour que les transactions réalisées en dollars par les banques de La City échappent à toute supervision ou contrôle. C’est ainsi que fut créé le marché des Eurodollars de Londres : un marché où s’échangent et se prêtent des dollars offshore – hors du contrôle des autorités étatsuniennes et affranchi de tout contrôle de capitaux. Autrement dit, un marché de devises complètement dérégulé, qui a attiré à partir des années 1960 des détenteurs de dollars et des banques du monde entier – y compris américaines. Il offrait à ces dernières la perspective de profits élevés et la possibilité d’échapper aux régulateurs nationaux, d’accéder à de nouveaux clients et de nouveaux emprunteurs à l’échelle internationale.

L’afflux d’Eurodollars à Londres va aller de pair avec la création, par les institutions de La City, de filiales dans plusieurs juridictions britanniques d’outremer comme les îles Caïmans, les Bermudes ou encore les îles anglo-normandes de Jersey et Guernesey. « Ces institutions vont y créer de toute pièce des centres financiers offshore proposant une garantie solide de secret financier » explique Shaxson. L’objectif ? Attirer ainsi dans ces anciennes marges de l’Empire britannique les capitaux de « non-résidents » en quête de discrétion : pétrodollars du Moyen-Orient ou d’URSS, pactole des cartels de la drogue, revenus de tous types de trafics, évasion fiscale… Ces capitaux offshore n’étaient pas seulement soustraits au contrôle des Etats : ils pouvaient être recyclés – ou blanchis – sans difficulté par les institutions de la City via le marché des Eurodevises.

La connexion entre le centre financier de Londres et une myriade de juridictions d’Outre-mer – désignés plus tard comme paradis fiscaux – va constituer le socle de l’expansion exponentielle de la finance offshore. Ce « second Empire financier », selon le terme de Nicholas Shaxson, n’aurait pas pu voir le jour sans le soutien tacite de la Banque d’Angleterre. Avec ses allures de forteresse impénétrable, située au centre géographique de Square Mile, elle semble aujourd’hui encore veiller sur le quartier d’affaires. « La banque d’Angleterre est demeurée loyale envers les institutions de la City » note Christensen, « son personnel est d’ailleurs souvent issu de ces mêmes banques ». La « Vieille Dame » n’a pas seulement rendu possible la création du marché des Eurodollars, elle a accompagné le développement de la finance offshore, considéré avec bienveillance. Dans un rapport confidentiel daté de 1969, la Banque affirmait n’avoir « pas d’objection » à l’accumulation des capitaux offshore – tant que les paradis fiscaux n’étaient pas employés à des fins de fuite de capitaux britanniques.

Dans la concurrence avec New York, la complaisance de la Banque d’Angleterre – et des autorités britanniques – à l’égard des activités financières les plus suspectes a été un des atouts de la place de Londres. « Au Royaume-Uni, aucun banquier ne va en prison, les banquiers sont une espèce protégée », explique Shaxson. « Cela fait partie intégrante du modèle de business offshore : vous transférez vos capitaux chez nous et nous vous laisserons libres d’agir comme bon vous semble, sans risque de poursuites ». A cela s’ajoute la tradition réglementaire britannique laissant une place importante à l’informel et aux réseaux de sociabilité. Dans les années 1970, en guise de supervision, les banquiers étaient de temps en temps invités à la Banque d’Angleterre pour prendre le thé et expliquer leurs activités, comme le rapporte l’historien David Kynaston4.

À partir des années 1980, cette tradition de « réglementation légère » va prendre la forme d’un élan de dérégulation du secteur financier, sous l’égide de Margaret Thatcher. C’est le « Big bang » de 1986, qui va faciliter davantage l’installation de banques étrangères et supprimer les obstacles réglementaires au développement exponentiel du marché des services financiers. Le succès de la place financière de Londres ne s’est pas démenti depuis : le Royaume-Uni est désormais le premier exportateur mondial de services financiers, avec plus de 60 milliards de livres de surplus5.

La Corporation : une « vénérable institution »

Cet essor, ou plutôt ce renouveau de La City comme place financière mondiale n’aurait pas été possible sans de solides relais au sein de l’élite politique et administrative du Royaume-Uni. Depuis des siècles, la finance britannique est organisée pour défendre ses intérêts au plan national et international. Une institution incarne tout particulièrement l’influence et le prestige dont les financiers de Square Mile sont les dépositaires : la Corporation de la City de Londres (City of London Corporation). C’est à son siège que nous mène notre prochain rendez-vous.

À quelques rues seulement de la Banque d’Angleterre se tient le Guildhall, sorte d’hôtel de ville de La City, qui expose fièrement sa façade néo-gothique. De l’édifice original remontant au XVe siècle, seules quelques salles demeurent, dont le cérémonial Great Hall où l’on peut entrevoir, nichée dans une alcôve, la statue de Winston Churchill. Le reste du bâtiment a été plusieurs fois reconstruit après le grand incendie de 1666 et après les bombardements de la seconde guerre mondiale. Le Guildhall abrite également des restes du mur d’enceinte de la cité de Londres datant du XIe siècle ; ainsi que les vestiges de l’amphithéâtre de l’ancienne colonie de Londinium, ancienne capitale de la Bretagne romaine fondée en l’an 43.

Ici se tiennent les bureaux de la Corporation de la City. Cette institution d’origine médiévale remplit aujourd’hui encore le rôle de gouvernement local. Mais ses prérogatives sont bien plus larges que celles d’une simple municipalité. « Nous sommes en charge du gouvernement de Square Mile, mais également de défendre les intérêts de la City auprès des gouvernements et de représenter et promouvoir l’ensemble du secteur financier britannique », nous explique Chris Hayward. Dans son costume-cravate parfaitement ajusté, l’affable Policy Chairman de la Corporation – l’équivalent de chef de l’exécutif local – semble tout droit sorti d’un conseil d’administration de grande entreprise.

Sous des dehors parfois saugrenus, la Corporation apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une instance de représentation de la finance.

Pour expliquer cet étrange mélange des genres entre les fonctions d’un conseil municipal et celle de représentation du secteur financier, Hayward évoque l’histoire de la Corporation de la City. Celle-ci ne remonterait pas moins de dix siècles en arrière. Entré en vainqueur dans Londres en 1066, le roi normand Guillaume le Conquérant aurait consenti à reconnaître le statut à part de la cité marchande – dont les anciens remparts dessinent aujourd’hui les limites de Square Mile – par l’adoption d’une charte royale. Ces droits et privilèges associés seront perpétués et parfois étendus au fil des siècles par les monarques, soucieux de ne pas s’aliéner les commerçants et financiers londoniens, source précieuse de prêts et de fonds pour la couronne britannique.

Les hôtes de Guildhall ne manquent pas de vanter les vertus démocratiques du fonctionnement de la Corporation, hérité du Moyen-Âge. A l’attention des visiteurs est exposé un exemplaire original de la Magna Carta de 1297, qui réaffirme les libertés accordées par la royauté aux marchands et artisans londoniens. Un document considéré par certains historiens comme une des premières pierres de l’Etat de droit. « La Corporation est la plus ancienne démocratie du monde » s’enthousiasme ainsi Hayward. Une démocratie en réalité bien singulière. Car si des élections municipales sont bien organisées tous les quatre ans, elles intègrent parmi les votants les représentants des entreprises actives dans la City en proportion de leurs effectifs. Les quelques 9000 résidents de Square Mile peuvent également voter, mais ils représentent une minorité des 20000 électeurs qui se sont prononcés aux dernières élections de mars 2022. En d’autres termes : ce sont bien les plus grands groupes financiers de la City qui dominent les élections du conseil de la Corporation.

Le système électoral de la City repose par ailleurs sur la cooptation : pour candidater à l’équivalent du conseil municipal, il est nécessaire de bénéficier du statut de « citoyen libre » (freeman of the City). Cet acte de citoyenneté garantissait jadis différents droits, comme celui de participer aux élections et de faire des affaires au sein de la cité. La voie traditionnelle pour l’obtenir implique d’être coopté par plusieurs dignitaires de la Corporation, ou par les représentants d’une de ses 110 guildes médiévales (livery companies). Ces anciennes associations de marchands et artisans participent encore activement au fonctionnement de la Corporation6. Certaines fonctionnent encore comme d’authentiques associations professionnelles, mais la plupart – dont les métiers ont disparu – remplissent désormais un rôle de sociabilité au sein de la bonne société de Square Mile, et d’organismes caritatifs7. C’est le cas, par exemple, de la vénérable compagnie des fabricants de souliers en bois (Worshipful Company of Pattenmakers), dont Hayward était le grand-maître avant d’être nommé Policy Chairman.

Une puissante instance de représentation de la finance

Sous des dehors parfois saugrenus, la Corporation apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une instance de représentation de la finance. Et son pouvoir est loin d’être symbolique. Depuis ses origines, la Corporation a accumulé une richesse, une influence et un prestige uniques dans l’histoire britannique. « Elle est à la fois ce vestige étrange de traditions d’un autre temps et une des forces motrices du capitalisme britannique » explique Owen Hatherley, essayiste et spécialiste de l’urbanisme londonien. La Corporation bénéficie encore de nombreux privilèges : outre ses compétences municipales en termes de services publics et de développement urbain, elle bénéficie d’une exemption qui lui permet de définir son propre taux d’imposition des entreprises. La Corporation dispose aussi de sa propre police, indépendante de la police métropolitaine de Londres.

Ses ressources financières sont par ailleurs considérables. « La Corporation est incroyablement riche, elle est de loin la collectivité la plus riche du Royaume-Uni » explique Hatherley. Le City’s Cash est un fonds municipal destiné à gérer le patrimoine de la Corporation. En 2021, ses actifs étaient estimés à 3,4 milliards de livres. Les terrains et biens immobiliers détenus à travers le City’s Cash représentent près de 2 milliards de livres, et les placements gérés via des fonds d’investissement 932 millions de livres8. S’y ajoutent d’autres propriétés gérées par un second fonds, le City’s Fund, dédié au prélèvement des taxes et à la gestion des services municipaux9. En 2013, le patrimoine immobilier de la Corporation était estimé à 579 278 m² à Londres et au-delà (Essex, Kent, Surrey, Buckinghamshire) dont près de 80 000m² de bureaux10.

La Corporation n’est pas seulement un des plus grands propriétaires terriens de Londres… Elle est aussi l’autorité de planification urbaine de Square Mile. Et son urbaniste en chef de 1985 à 2014, Peter Rees, a largement contribué à façonner le quartier d’affaires. « C’est à son goût pour le “paysage urbain” que l’on doit cet assemblage artificiel de gratte-ciels modernes dans des allées médiévales » explique Hatherley. « Les promoteurs présentent leur projet et la Corporation décide s’il est conforme à ses lignes directrices en matière d’architecture ». Les gratte-ciels doivent par exemple éviter certains « couloirs » de sorte à ne pas obstruer la vue sur le dôme de la Cathédrale Saint-Paul. Pour autant, « mis à part quelques bâtiments médiévaux, tout peut être détruit et reconstruit. Le centre-ville évolue à une grande vitesse, on est plus proche de ce qui se fait à Hong-Kong ou Singapour ». L’architecte du « Gherkin », Ken Shuttleworth, n’hésite pas à comparer l’impact de l’urbaniste de la Corporation à celui… des bombardements allemands de la Seconde Guerre mondiale : « Il n’existe pas de forces qui aient eu plus d’impact sur la ligne d’horizon de Londres que la Luftwaffe et Peter Rees11 ».

Pour mener à bien sa mission de promotion de la finance, la Corporation peut compter sur un autre atout : son propre représentant à la Chambre des communes. Ce lobbyiste-en-chef, le Remembrancer, est autorisé depuis 1685 à siéger en observateur dans la chambre basse du Parlement britannique pour y défendre les intérêts de la City. Il dirige une équipe de juristes passant en revue les projets de lois débattus à la Chambre des communes qui pourraient affecter le secteur financier britannique. Le Remembrancer et les autres dignitaires de la Corporation ont à leur disposition les ressources financières du City’s Cash : le budget annuel dédié à leurs activités s’élevait à 13,7 millions de livres en 2021. Un montant supérieur aux dépenses du plus important lobby financier à l’échelle de l’Union européenne, la puissante Association for Financial Markets in Europe (AFME). Cette enveloppe annuelle couvre les dépenses du Remembrancer ; les frais de représentations du Lord Mayor, maire de la City et véritable ambassadeur de la finance londonienne à l’échelle nationale et internationale ; et les dépenses du Policy Chair, à la tête de l’exécutif local.

Quand La City détermine l’agenda du gouvernement

Dans le sillage de la crise financière mondiale, la vénérable Corporation de La City a contribué, en 2010, à doter le secteur financier d’une vitrine plus « moderne ». TheCityUK est un lobby créé avec la bénédiction du travailliste Alistair Darling et du conservateur Boris Johnson, qui étaient alors respectivement ministre des Finances et maire de Londres. C’est dans les bureaux de ce porte-voix de la finance britannique que nous poursuivons notre enquête, dans un immeuble élégant d’à peine cinq étages situé en plein dans le cœur de la City.

Son représentant, Jack Neill-Hall, est un fringant trentenaire à la barbe ciselée et aux lunettes épaisses. Son allure évoque moins l’image d’un financier ancienne école que celle du jeune cadre dynamique. Nous évoquons avec lui le rôle de son organisation, et l’agenda du secteur financier de La City. « Notre organisation est une sorte d’ONU de la finance britannique », plaisante-t-il entre deux gorgées de café. Dans son conseil de direction se côtoient les représentants de la finance mondiale, représentatifs de la diversité des groupes qui occupent Square Mile : les américains JP Morgan, Goldman Sachs et BlackRock ; les britanniques HSBC, Barclays, Citigroup et Lloyd’s ; et les françaises Société Générale, BNP Paribas, Crédit Agricole et Axa ou encore la Deutsche Bank et la japonaise Nomura. Sans compter les consultants Ernst and Young, KPMG, PwC et les représentants de la Corporation de la City12.

« Nous permettons aux entreprises du secteur d’échanger et de s’exprimer d’une seule voix dans les périodes de crise » explique Neill-Hall. Il faut dire que les secousses n’ont pas manqué ces dernières années. En particulier, celles liées au Brexit. « C’est déjà de l’histoire ancienne » balaie Neil-Hall. « Nous sommes allés de l’avant depuis : le paysage a évolué, l’industrie s’est adaptée ». TheCityUK a pourtant longtemps été un acteur majeur dans les discussions sur la réglementation financière à l’échelle de l’Union européenne. Raison pour laquelle la majorité du secteur financier, à l’exception de quelques richissimes propriétaires de fonds spéculatifs, était opposée au Brexit. « Depuis des décennies, la City et ses bataillons de lobbyistes ont contribué à façonner le débat réglementaire à Bruxelles » explique Kenneth Haar, spécialiste du lobbying au sein de l’Observatoire de l’Europe Industrielle (Corporate Europe Observatory). « Le dernier Commissaire européen du Royaume-Uni avant le Brexit, Jonathan Hill, était d’ailleurs lui-même un ancien lobbyiste de TheCityUK ».

Pour Neil-Hall, l’enjeu consiste désormais à saisir de l’opportunité offerte par la séparation avec l’UE : celle de remettre en cause les standards européens jugés trop prescriptifs, et d’adopter une réglementation « souple » et « sur-mesure » pour l’industrie britannique. Le Brexit pourrait s’avérer à cet égard une opportunité pour demeurer « compétitif » dans un marché mondial toujours plus turbulent. « L’UE est comme un super tanker, énorme et difficile à manœuvrer » avance Neill-Hall, « alors que le Royaume-Uni est désormais un navire d’une envergure certes moindre mais plus facilement manœuvrable. » Et de filer la métaphore navale : « Dans un monde où les affaires et les vents changent à une allure folle, nous avons la possibilité d’aller plus vite ». L’objectif ? Concurrencer la place financière de New York, « le seul concurrent de Londres à l’échelle mondiale ».

Pour Neil-Hall, soigner les intérêts du secteur financier relève simplement du bon sens, compte tenu de son importance pour l’économie britannique. L’argumentaire est rodé : « le secteur représente 12 % du PIB du Royaume-Uni, il emploie 2,3 millions de personnes dans le pays, et il exporte plus que toutes les autres industries réunies » déroule Neil-Hall, enthousiaste. Des chiffres quelque peu surestimés, s’il on en croit le rapport sur la contribution du secteur financier à l’économie britannique commissionné par la Chambre des communes13. Quoiqu’il en soit, les montants témoignent du poids considérable de la finance britannique, avec un excédent commercial estimé 46 milliards de livres.

L’appel de la City à « assouplir » la réglementation semble avoir été entendu par le gouvernement conservateur : le 20 juillet 2022, il présentait une nouvelle loi sur les services financiers, avec l’objectif d’opérer un « Big Bang 2.0 » de la finance londonienne – en référence à la période faste qui a suivi les lois de déréglementation de la période Thatcher. Un de ses instigateurs, l’ancien ministre des finances de Boris Johnson et actuel Premier Ministre Rishi Sunak, affirmait déjà en mai la nécessité de « réduire le fardeau réglementaire dans le secteur financier14 ». Au programme notamment : l’introduction d’une nouvelle exigence, pour les régulateurs, de promouvoir la « compétitivité internationale » des services financiers. De quoi graver dans le marbre la supériorité de l’agenda de la City sur toute autre considération, et accélérer la course au moins-disant réglementaire en matière de régulation financière. Cette orientation a été reprise à son compte avec enthousiasme par l’éphémère Première ministre Liz Truss, qui place ses pas dans ceux de la « Dame de fer », Margaret Thatcher : le 6 septembre, jour de sa nomination par la reine, elle annonçait qu’elle protégerait la City comme un « joyau de la couronne », et qu’elle s’attacherait à « dynamiser » le quartier d’affaires « pour mieux favoriser la croissance15 » . Le gouvernement de Liz Truss aura certes tenu moins de deux mois, mais son successeur Rishi Sunak s’inscrit parfaitement dans la continuité de cet agenda.

Paradis financier, enfer social

Il est une catégorie de la population de Londres qui partage certainement l’enthousiasme des conservateurs les plus dérégulateurs quant à l’aubaine que représente une place financière florissante : celles des ultra-riches. De bien des manières, la City a contribué à façonner la ville comme un havre pour les milliardaires du monde entier. Dans son ouvrage, Alpha City, le sociologue Rowland Atkinson, spécialiste de la gentrification, dresse le portrait édifiant d’une capitale britannique « colonisée » par les ultra-riches, où « la ville ne fonctionne plus pour les gens, mais pour le capital ».

A Londres, tout semble être fait pour faciliter la vie des plus riches. Premier avantage : les services financiers fournis par les institutions de la City et en particulier pour placer son capital et ses biens offshore, à l’abri du contrôle des autorités. Nul risque de voir ces dernières faire preuve d’un quelconque zèle pour combattre la fraude : l’environnement juridique est taillé sur mesure pour les plus riches. Ces derniers y sont en sécurité pour investir – il en va de « l’attractivité » ou de la « compétitivité » de la capitale britannique – comme pour y habiter. Les milliardaires du monde entier peuvent acheter leurs résidences ou simples pieds à terre auprès de promoteurs immobiliers peu regardants, en liquide ou par l’intermédiaire d’un trust dans un paradis fiscal. « Dans le quartier central de Westminster, une habitation sur dix est détenue dans un paradis fiscal » avance le sociologue Rowland Atkinson. Ils peuvent également les vendre rapidement au besoin. « S’ils le souhaitent, les riches peuvent même acheter leur citoyenneté britannique » note Atkinson, « et ils ne se privent pas d’aller et venir en jets privés, depuis les nombreux aéroports prévus à cet effet ». Londres est d’ailleurs la seconde destination sur le marché du jet privé après New York.

La quasi-absence de contrôle sur l’origine des capitaux investis à Londres contribue à faire de la ville un centre de prédilection pour la circulation de fonds d’origine criminelle ou frauduleuse.

La quasi-absence de contrôle sur l’origine des capitaux investis à Londres contribue également à faire de la ville un centre de prédilection pour la circulation de fonds d’origine criminelle ou frauduleuse, ou plus généralement pour la dissimulation de capitaux. « L’agence nationale de lutte contre le crime organisé estime à près de 100 milliards de livres la somme d’argent sale blanchie chaque année au Royaume-Uni » rapporte Atkinson. Londres est en particulier un lieu de choix pour des dirigeants étrangers et d’oligarques, notamment russes, soucieux de disposer d’une base arrière pour sécuriser leur fortune et se replier en cas de complications dans leur pays d’origine.

« Avec la crise ukrainienne, le gouvernement a été contraint d’agir sur la question de la criminalité économique » affirme Atkinson, « mais les mesures prises sont très faibles et présentent de nombreux échappatoires ». De fait, les responsables politiques de tous bords ne sont pas empressés à remettre en question le modèle londonien. « Pour accueillir toujours plus de capitaux du monde entier, les membres du parti conservateur comme du parti travailliste en viennent à anticiper les souhaits des super-riches » explique Atkinson. Les responsables politiques acquis à la cause de la « compétitivité » de Londres, parfois eux-mêmes évadés fiscaux, font partie des groupes sociaux dont l’intérêt s’aligne avec celui des très riches. Tout comme d’autres « facilitateurs » dans le secteur des services financiers, juridiques, de l’immobilier ou encore de l’art, de la restauration ou du luxe.

« C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches » écrivait Victor Hugo. De fait, pour le reste de la population, le modelage de la ville en faveur des ultra-riches s’avère une malédiction. La capitale britannique est depuis des décennies le terrain de jeu des spéculateurs immobiliers. « Pour les gens ordinaires, se loger est devenu extraordinairement cher » explique Atkinson, « des centaines de milliers de logements sociaux ont été démolis pour faire la place aux projets des promoteurs ». La gentrification de Londres ne date pas d’hier. Le développement de la City depuis le « Big Bang » de 1986, puis de l’enclave de Canary Wharf dans les années 2000 est allée de pair avec la construction, dans des quartiers populaires tels que celui de Tower Hamlets, d’appartements de luxe et d’infrastructures à destination des plus riches ou des travailleurs de la finance. Ces opérations de « régénération » urbaine ont contribué à tirer les prix vers le haut et à expulser les anciens habitants.

A Londres, les prix de l’immobilier ne cessent de battre des records – plus de 10 % d’augmentation des prix sur un an en 2022 – alors même que la capitale figure déjà parmi les villes les plus chères au monde. Cela se répercute sur le prix des loyers, qui ont bondi sur la même période de 20 %16. D’autant que les locataires jouissent de moins d’égards que les riches propriétaires et sont peu protégés par la loi : les baux étant généralement signés pour un an, les loyers peuvent librement augmenter tous les ans. Les locataires peuvent même, au bout de six mois, voir leur bail résilié par le propriétaire. Au-delà des prix des loyers et de l’immobilier, le coût de la vie est élevé de par la faiblesse des politiques sociales et la cherté de la livre. A l’été 2022, Londres figurait au quatrième rang du classement des villes les plus chères au monde17. La situation est telle qu’elle affecte même les salariés les mieux nantis. « Entre le coût de la vie et l’absence de protection sociale, il est financièrement difficile d’envisager de fonder une famille à Londres » témoigne Pablo. Venu il y a dix ans à Londres pour travailler dans la finance, il cherche désormais à quitter la capitale britannique.

La malédiction de la finance

Pour John Christensen, le mal économique et social qui frappe Londres et le Royaume-Uni est bien identifié : c’est celui de la « malédiction de la finance ». Ce terme, qu’il a forgé de pair avec Nicholas Shaxson, s’inspire du principe de la « malédiction des ressources » qui frappe les pays en développement exportateurs de matières premières précieuses. La dépendance de leur économie vis-à-vis de l’exploitation de ces ressources précieuse conduit paradoxalement à son appauvrissement.

Le surdéveloppement de la finance britannique conduit à des maux identiques. La « malédiction de la finance » se traduit par la captation des ressources du pays par une économie tournée essentiellement vers l’extraction de rente. La dépendance excessive vis-à-vis du secteur financier a pour conséquence une capture des responsables politiques et des régulateurs, la faiblesse des investissements productifs et dans la recherche et développement, et la concentration des richesses à Londres. La surévaluation de la livre, conséquence de l’afflux de capitaux, contribue à affaiblir davantage l’industrie et enchérir coût de la vie.

La « malédiction de la finance » se traduit par la captation des ressources du pays par une économie tournée essentiellement vers l’extraction de rente.

« Les responsables politiques considèrent que la City est la poule aux œufs d’or » avance Christensen, « mais il serait grand temps d’en finir avec ce discours ». Selon l’économiste, la place financière exerce surtout une forme de parasitisme : « On dit que la City permet d’attirer des capitaux de Chine, des Etats-Unis, d’Europe et de les investir au Royaume-Uni » poursuit Christensen. « Mais quelle est la nature des investissements ? L’immobilier, la bourse ou encore des fusions et acquisitions. C’est-à-dire rien qui ne bénéficie à l’économie productive ». L’afflux de capitaux alimente en revanche le gonflement du prix des actifs sur les marchés boursiers ou immobiliers. La City serait ainsi, selon l’économiste, le symbole parfait d’un capitalisme rentier, tourné vers l’extraction de richesse, proche de celui qui existait déjà au XIXème siècle.

Pour Marieke Beck, spécialiste de la City au King’s College de Londres, le problème réside dans le fait que les intérêts de la finance sont profondément enracinés dans la société et l’économie britanniques – ce qui alimente son « pouvoir structurel ». Le modèle social anglo-saxon y contribue grandement : avec le recul de l’Etat providence et des prestations, les britanniques doivent recourir à des alternatives de marché pour assurer leur sécurité sociale : le recours à des fonds de pension ou encore à l’investissement immobilier pour préparer sa retraite ou encore des prêts à la consommation pour assurer leur subsistance dans les périodes difficiles. Quitte à s’endetter fortement et très tôt. Une grande partie de la population a ainsi partie liée, de contrainte ou de gré, avec le secteur financier.

Le pouvoir de la finance procède de son emprise sur la vie quotidienne, mais également de son influence sur la culture et les imaginaires – auquel participe sa capacité à modeler la ligne d’horizon de la ville. Et de son influence sur les responsables politiques, déjà reconnue en 1937 par le futur Premier ministre travailliste Clement Attlee : « Encore et toujours, nous voyons qu’il y a dans ce pays un autre pouvoir qui siège à Westminster. La City de Londres, ce terme bien commode pour désigner un ensemble d’intérêts financiers, est en mesure de s’imposer face au gouvernement. Ceux qui contrôlent l’argent peuvent mener à l’intérieur du pays et à l’étranger une politique contraire à celle qui a été décidée par le peuple18. »

Aujourd’hui la City semble plus que jamais en mesure d’imposer ses vues aux forces politiques britanniques – du parti conservateur au parti travailliste dirigé par Keir Starmer. « Avec Jeremy Corbyn, nous avions démontré qu’il était possible et populaire de remettre en cause le pouvoir de la finance » avance James Schneider, membre de l’aile gauche du parti travailliste. « Mais la direction actuelle a tourné le dos à toute critique à l’égard de la City ». Invitée à la conférence annuelle 2022 de TheCityUK, la députée travailliste Rachel Reeves, en charge de l’économie et des finances dans la direction du parti travailliste, ânonnait le discours lénifiant des lobbyistes de la City : « Le Royaume-Uni devrait être incroyablement fier du succès international de son industrie des services financiers, qui en est la première exportatrice mondiale ».

La crise qui vient

Et pourtant, le pouvoir de la City pourrait bien prochainement trembler sur ses bases. Car le modèle de croissance financiarisé qu’il a promu est fragile. Il dépend l’afflux de capitaux du monde entier à Londres pour alimenter l’investissement dans des activités non productives (immobilier, marchés financiers) et susciter une consommation de luxe… ou à crédit. Les crises récentes pourraient bien faire s’écrouler ce château de cartes. La crise énergétique initiée par l’invasion de l’Ukraine, l’inflation et le resserrement monétaire engagé par la Fed a conduit à une « fuite vers la sécurité » des capitaux vers les valeurs américaines, dopant le dollar et pénalisant les autres monnaies.

Alors que la marée des capitaux bon marché se retire, la faiblesse de l’économie de rente britannique, accentuée par le Brexit, apparaît au grand jour : mauvais fondements économiques, industrie exsangue, surévaluation des actifs … La chute de la livre accroit davantage une inflation élevée. Les investisseurs sont inquiets quant à la perspective de la récession et de sévères corrections à venir dans la valeur des actions et obligations. Après deux décennies de hausse continue des prix, l’immobilier a commencé à chuter. Mais aussi d’une résurgence du mouvement social face à la flambée du coût de la vie, avec des grèves massives dans de nombreux secteurs, d’une ampleur sans précédent depuis des décennies.

Face à ce scénario catastrophe, le (bref) gouvernement mis en place par Liz Truss, entre le 6 septembre et le 25 octobre 2022, semblait vouloir radicaliser la politique d’attraction des capitaux, celle-là même qui a mené le Royaume-Uni dans l’impasse. Le 23 septembre, son ministre des Finances annonçait un plan de réductions fiscales massives en direction des plus aisés – pour près de 45 milliards de livres. Mais celui-ci a été accueilli plus que froidement par les marchés : il a conduit à un nouveau plongeon de la livre, et a contraint la Banque d’Angleterre d’intervenir massivement pour enrayer la flambée des taux de la dette britannique. Le début d’une profonde crise du modèle britannique d’économie ? En tout cas, le successeur de Liz Truss, Rishi Sunak, ne montre pas de velléité de rompre avec la domination de la City. Au contraire, avec son projet de « Big Bang 2.0 », il s’apprête à programmer une nouvelle vague de dérégulation financière — ce qui revient à jouer avec des allumettes assis sur un baril de poudre.

Note : ce texte est une version enrichie d’un article paru dans Le Monde diplomatique de mai 2023.

Notes :

[1] « Key facts about the UK as an international financial centre 2022 », TheCityUk, janvier 2023, et « Key facts about UK-based financial and related professional services 2023 », mars 2023.

[2] Et pour cause : le Lloyd’s Building a été conçu par un des architectes du Centre Pompidou, Richard Rogers.

[3] Le documentaire The Spider’s Web réalisé avec le concours de John Christensen et Nicholas Shaxson revient sur la mise en place de ce réseau financier offshore.

[4] David Kynaston, Till Time’s Last Sand: A History of the Bank of England 1694-2013, Bloomsbury Publishing PLC, 2017.

[5] « State of the sector : Annual review of UK financial services 2022 », rapport conjoint du Trésor britannique et de la Corporation de la Cité de Londres, juillet 2022.

[6] A titre d’exemple, les représentants des guildes élisent plusieurs représentants honorifiques et sélectionnent les candidats au rôle de Lord Mayor.

[7] A l’instar de la vénérable compagnie des banquiers internationaux, qui a la particularité d’accueillir des membres de toutes nationalités, ou encore celle vénérable compagnie des conseillers fiscaux.

[8] « City’s Cash annual report and financial statements », Corporation de la Cité de Londres, 2021.

[9] « City of London funds », Corporation de la Cité de Londres, 2022.

[10] « Operational Property Portfolio Report 2013 », Corporation de la Cité de Londres, 2 octobre 2013.

[11] « Peter Rees: The man who reshaped the Square Mile », Evening Standard, 20/03/2014.

[12] « Leadership Council», site de TheCityUK (consulté le 2 octobre).

[13] Selon ce rapport sur la contribution du secteur financier à l’économie britannique, celui-ci contribuerait « seulement » à hauteur de 8,6% au PIB (deux fois plus qu’en France et en Allemagne), pour un total d’emplois de 1,1 million.

[14] « Rishi Sunak to weaken City regulation in post-Brexit nod to Tory donors », The Guardian, 10/05/22.

[15] « New PM Liz Truss will protect ‘crown jewel’ City of London », City A.M., 06/09/22.

[16] « These Are the World’s 20 Most Expensive Cities for Expats », Bloomberg, 08/06/22.

[17] Ibid.

[18] C. R. Atlee, The Labour Party In Perspective, Londres, Hesperides Press, 1937, 2008

24.09.2023 à 13:55

Les obstacles à « la reconquête du vote populaire rural » : discussion sur l’ouvrage de Cagé et Piketty

William Bouchardon

Les faibles performances électorales de la gauche dans les campagnes populaires entraînent de vifs débats depuis plus d’un an. Le livre politique de cette rentrée 2023, un pavé de plus de 850 pages signé Thomas Piketty et Julia Cagé, a de nouveau ravivé cette discussion. Chiffres à l’appui, les économistes estiment que le succès de […]
Texte intégral (3512 mots)

Les faibles performances électorales de la gauche dans les campagnes populaires entraînent de vifs débats depuis plus d’un an. Le livre politique de cette rentrée 2023, un pavé de plus de 850 pages signé Thomas Piketty et Julia Cagé, a de nouveau ravivé cette discussion. Chiffres à l’appui, les économistes estiment que le succès de la droite et de l’extrême-droite dans ces territoires est avant tout la conséquence d’un abandon de la France rurale par les pouvoirs publics, plus que d’un rapport hostile à l’immigration. Pour le sociologue Benoît Coquard, qui a grandi dans ces campagnes et leur consacré un livre (Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin), cette analyse purement statistique oublie de se pencher sur les rapports sociaux particuliers caractéristiques de ces espaces. Les ouvriers, employés et autres individus populaires des campagnes ont en effet souvent comme modèle les petits patrons, artisans locaux et ont généralement des liens forts avec eux. Il détaille ici son point de vue, afin d’enrichir la compréhension des ressorts du vote des campagnes populaires. Article republié depuis The Conversation France.

Dans Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022 de Julia Cagé et Thomas Piketty, « la reconquête du vote populaire rural » est identifiée comme la « priorité absolue pour le bloc social-écologique » (p.741).

À l’issue de cet ouvrage qui déploie une analyse prolifique des inégalités sociospatiales en regard des comportements électoraux, Cagé et Piketty émettent un ensemble de propositions pour attirer à gauche les classes populaires rurales. Les deux économistes se risquent ainsi à un certain volontarisme politique sur la base d’un travail scientifique à la fois original, rigoureux et discutable par endroits. Ils invitent notamment à renforcer les services publics dans les espaces ruraux où dominerait, selon l’expression consacrée et maintes fois utilisée dans le livre, un fort « sentiment d’abandon » chez les classes populaires. Une autre de leurs idées est de faciliter, à l’instar du RN, l’accès à la propriété pour ces ménages sensibles aux inégalités de patrimoine et très attachés au fait de posséder leur chez-soi.

Mais par-delà l’adéquation a priori des mesures proposées, l’hypothèse de la « reconquête » des classes populaires rurales par la gauche n’a rien d’évident dans certains villages et bourgs où les idées d’extrême droite sont devenues hégémoniques face à l’absence d’opposition.

Il y a la difficulté pour un ouvrier ou une employée à se déclarer publiquement de gauche, tandis que se dire « de droite » ou « pour Le Pen », c’est déjà s’assurer un minimum de respectabilité en se désolidarisant des plus précaires taxés « d’assistés » par ces discours politiques dominants.

Une histoire du conflit politique peut intégrer par endroits ces éléments, mais l’équation générale laisse peu de place aux rapports sociaux concrets qui déterminent l’espace des possibles politiques.

Dans ce livre de 850 pages, les enquêtes de terrain qui permettent de mettre au jour de tels processus sont surtout mobilisées comme des recueils d’entretiens qui viennent illustrer la démonstration des chiffres. Alors certes, la notion de « classe géo-sociale » établie à partir d’un assemblage inédit d’indicateurs quantitatifs ouvre des perspectives de compréhension, dans le sillage des travaux sur les dimensions locales de l’espace social. Mais on peut s’interroger sur la capacité des catégories statistiques à saisir, à elles seules, « les effets de lieu » qui tiennent à la spécificité locale des rapports de classes.

Des configurations défavorables à la gauche

Cagé et Piketty font malgré tout plusieurs incursions vers une prise en compte de ces configurations, comme lorsqu’ils mentionnent que « le vote pour le FN-RN est devenu au fil du temps plus étroitement associé aux communes comptant la plus forte proportion d’ouvriers (principalement dans les bourgs et les villages). » Et ensuite que : « Ce vote a également toujours été une fonction croissante de la proportion d’indépendants. » (p.733)

Les groupes sociaux qui portent typiquement le vote à gauche sont soit absents de ces villages et bourgs populaires, du fait notamment du départ des jeunes diplômés ne trouvant pas de débouchés sur le marché de l’emploi local, soit dans un entre-soi ignoré des classes populaires locales.

Seulement, lorsque les deux économistes s’étonnent positivement de corrélations entre la structure de la population et les comportements politiques, ils ne vont jamais jusqu’à les appréhender frontalement, c’est-à-dire de manière relationnelle, en envisageant la construction réciproque des classes sociales par les rapports qu’elles entretiennent entre elles. À défaut, comment comprendre que dans certaines configurations du tissu économique local, les affinités sociales et politiques des classes populaires jouent contre la politisation à gauche.

Il est fréquent qu’un ouvrier rural soit ami avec un artisan (ou un autre indépendant) et influencé politiquement (à droite) par lui. À l’inverse, les groupes sociaux qui portent typiquement le vote à gauche sont soit absents de ces villages et bourgs populaires, du fait notamment du départ des jeunes diplômés ne trouvant pas de débouchés sur le marché de l’emploi local, soit dans un entre-soi ignoré des classes populaires locales.

Cette configuration a des implications sur les modèles de réussite considérés localement comme légitimes, sur la façon dont les gens se définissent et s’identifient à « un nous », et donc sur les comportements électoraux.

Par conséquent, si l’approche de Cagé et Piketty permet mieux que jamais de répondre à la première partie de la question présente en 1ere ligne de leur livre, « Qui vote pour qui ? », le débat reste ouvert sur la seconde partie, « et pourquoi ? »

Des affinités transclasses

Les membres des classes populaires rurales ont tendance à dénigrer d’autres classes populaires associées dans leurs représentations à la ville, à l’immigration et à l’assistanat.

Tandis qu’ils cherchent à minimiser le sentiment anti-immigré des classes populaires rurales ailleurs dans l’ouvrage, Cagé et Piketty donnent une profondeur historique à ce rejet, en montrant qu’à chaque époque une somme de stéréotypes étaient mobilisés par les ruraux à l’encontre de leurs homologues des villes.

Or cette sorte de « fausse conscience rurale » tient aussi au fait que dans certaines campagnes, ouvrier·e·s et employé·e·s aspirent largement au style de vie incarné dans leur monde proche par des artisans, des petits patrons, des propriétaires comme eux. Certes ces derniers sont davantage dotés en capital économique, mais ils les côtoient au quotidien, faisant parfois partie de leurs amis proches, de leurs familles, etc.

Ces affinités transclasses se comprennent logiquement si l’on a en tête le schéma de l’espace social proposé par Pierre Bourdieu. Les ouvriers et ouvrières de petites PME, propriétaires de leur logement et évoluant dans des sociabilités relativement homogènes ont des aspirations caractéristiques du bas à droite » de l’espace social, dans lequel se situent des individus au niveau de revenus et patrimoine différents, mais qui se rejoignent sur les valeurs, les goûts, la distance vis-à-vis du monde scolaire et du pôle culturel largement associé aux grandes villes.

Cette sorte de « fausse conscience rurale » tient aussi au fait que dans certaines campagnes, ouvrier·e·s et employé·e·s aspirent largement au style de vie incarné dans leur monde proche par des artisans, des petits patrons, des propriétaires comme eux. 

Cette petite bourgeoisie économique qui influence les classes populaires rurales est fièrement de droite et d’extrême droite, se faisant le relais informel de partis politiques pourtant assez absents des sociabilités locales.

Réputation et conformisme politique

Cette forme de bourgeoisie impose l’idée d’une méritocratie par le travail qui justifie à la fois le respect d’une hiérarchie sociale par le capital économique et la stigmatisation des plus précaires. Plus encore, ces groupes dominent les classes populaires au quotidien en distribuant les « bons points » des réputations des un·e·s et des autres sur le marché du travail et de là, dans toutes les scènes de la vie sociale, puisqu’en milieu rural, « tout se sait » et tout est lié.

Ces logiques réputationnelles sont omniprésentes dans mes enquêtes de terrain et forment la clé de voûte d’une analyse liant les conditions sociales et spatiales aux positionnements politiques.

C’est par exemple toute l’histoire d’Eric, cet ouvrier trentenaire qui a claqué la porte d’une petite PME. Son patron, qui était également un « pote », membre de son équipe de foot et partenaire occasionnel de chasse, l’a ensuite discrédité auprès des autres employeurs et plus largement de tout son entourage en le présentant comme un mauvais travailleur, surtout trop revendicatif. Plus tard, au cours d’une discussion avec plusieurs entrepreneurs locaux lors de laquelle des critiques lui sont adressées, Éric affirmera : « Moi, je suis bien de droite ».

La « sale réputation » dont il a souffert ne l’a pas mené à se politiser contre le patronat, mais bien à se revendiquer du « bon côté » de la frontière sociale avec « les bosseurs », contre lesdits « assistés », « cas sociaux » ou encore les « Mélenchons », comme on dit dans son entourage familial et amical pour désigner les personnes qui remettent en cause les inégalités.

Des obstacles démographiques

C’est pourquoi, pour jouer les pessimistes face à la démarche de Cagé et Piketty, on pourrait considérer que la « reconquête » des classes populaires rurales devrait avant tout passer par un bouleversement des dynamiques démographiques.

Ce dernier verrait les classes sociales plus marquées à gauche « s’établir » dans les campagnes industrielles et les bourgs en déclin. Une telle dynamique ne saurait cependant reposer sur le simple désir de verdure des citadins ou sur la volonté politique de quelques militants.

On pourrait à minima penser à la relocalisation d’emplois qualifiés dans les campagnes populaires qui permettrait aussi d’enrayer le départ des jeunes diplômés ruraux, notamment des jeunes femmes issues des classes populaires locales dont les qualifications scolaires ne sont pas adaptées au marché de l’emploi local.

De ce point de vue, la proposition de renforcement des services publics que l’on retrouve chez Cagé et Piketty pourrait se coordonner avec une politique de recrutement des diplômé·e·s issu·e·s de ces territoires.

Mais à l’heure actuelle, la tendance générale reste la suivante : les campagnes qui attirent les potentiels électeurs de gauche ne sont pas celles où l’on retrouve les plus fortes proportions de classes populaires. Comme les autres groupes sociaux, les représentants du pôle culturel de l’espace social ont une attirance pour les lieux, urbains et ruraux, où se concentrent déjà des personnes qui leur ressemblent.

Plus les différences d’opportunités d’emplois locaux, de styles de vie, de comportements politiques se polarisent géographiquement (et donc socialement), moins les espaces ruraux marqués par une domination du vote RN ont de probabilité d’attirer des individus et des groupes sociaux marqués à gauche.

La droitisation se construit en partie ainsi et les réponses à y apporter diviseront probablement la gauche, à l’image de la ligne envisagée par François Ruffin, qui s’adresse à la fois aux classes populaires et à leurs proches artisans, auto-entrepreneurs, petits-patrons qui font office dans les sociabilités de leader d’opinion.

Un « nous » à reconstruire

Cagé et Piketty, tout au long de leur livre, font du « sentiment d’abandon » une clé d’explication du vote RN. Sans écarter ce cas de figure, mes enquêtes m’ont surtout amené à observer une attitude différente à partir du moment où les classes populaires rurales ne se voient pas imposer ce registre de réponse. Loin de se vivre en permanence comme « abandonnés » par Paris, ces hommes et femmes ont accès à une reconnaissance locale et rejettent fortement le mode de vie urbain.

Alors qu’ils seraient plus anonymes en ville, les ouvrier·e·s et employé·e·s des villages sont pris dans des rapports de réciprocité intenses, où ce qui se passe ailleurs importe finalement moins. Les réduire, par une bienveillance située socialement, à cette image d’abandonnés ne ferait probablement que susciter chez eux le sentiment d’être incompris.

Le RN vend aux classes populaires rurales une réification passéiste d’une prétendue tradition dans laquelle leur style de vie serait la norme universelle.

C’est justement tout le succès du RN que d’avoir imposé ce registre de l’abandon dans le champ politique, tout en proposant à leur électorat un tableau cynique du lien social. Le RN vend aux classes populaires rurales une réification passéiste d’une prétendue tradition dans laquelle leur style de vie serait la norme universelle. Et plus encore, il promet une re-hiérarchisation des groupes sociaux de telle sorte que ces petits propriétaires s’assurent d’être toujours mieux traités que d’autres en dessous d’eux, ces autres issus de l’immigration avec qui la concurrence est présentée, de facto, comme inévitable.

Les ouvriers et employées des zones rurales désindustrialisées, qui font l’expérience de la concurrence pour l’emploi et s’accommodent assez largement des discours anti-immigrés, reconnaissent ainsi au RN d’être le porteur d’une vision intrinsèquement conflictuelle et donc honnête du monde social.

Les classes populaires n’ont pas le luxe de l’individualisme

Là où la gauche pourrait prendre appui, c’est sur le fait que cette conflictualité vécue va de pair avec un besoin de solidarité. Les classes populaires n’ont pas le luxe de l’individualisme. Parce ce que rien n’est complètement acquis pour éviter de « tomber plus bas », il faut compter sur la reconnaissance et le soutien des autres. Ce que dit le RN, c’est que cette solidarité ne saurait exister autrement qu’au prix de l’exclusion d’une partie du reste du monde, sur des critères non pas sociaux mais ethnoraciaux.

Ce positionnement a trouvé un écho facile chez les classes populaires rurales qui ont tendance à se revendiquer d’un « nous » sélectif, conflictuel, sous forme d’un « déjà nous » ou « nous d’abord » qui résonne avec les préférences proposées par l’extrême droite.

C’est par cette solidarité à petit rayon que l’on pense s’en sortir dans un contexte où il n’y a pas suffisamment de travail et de ressources pour que tout le monde s’assure une respectabilité. En l’état actuel des rapports de force sociaux et politiques, il est difficilement envisageable de voir ce « déjà nous » être transformé, par le simple fait d’un nouveau discours de gauche, en un « nous les classes populaires ».

Néanmoins, par optimisme, on peut se rappeler que malgré l’imprégnation des idées d’extrême droite, ce n’est pas contre les immigrés que les classes populaires rurales ont enfilé un gilet jaune. Il s’agissait bien de la nécessaire question de répartition des richesses face aux difficultés économiques vécues. Malgré son côté perfectible, c’est là tout l’intérêt du livre de Cagé et Piketty, que de vouloir recentrer le débat politique autour de ces questions, en apportant de l’empirique et du factuel à disposition de celles et ceux qui voudraient savoir de quoi il en retourne.

23.09.2023 à 19:27

Au Portugal, le sacrifice annoncé d’un territoire d’exception au nom du lithium

Nicolas Guillon

La Serra do Barroso, à l’extrême nord du Portugal, est unique : par son histoire, son héritage, ses paysages et sa biodiversité. Elle figure parmi les huit territoires européens classés à ce jour au Patrimoine agricole mondial par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture[1]. Mais pour son malheur, son sous-sol regorgerait de lithium, élément […]
Texte intégral (2458 mots)

La Serra do Barroso, à l’extrême nord du Portugal, est unique : par son histoire, son héritage, ses paysages et sa biodiversité. Elle figure parmi les huit territoires européens classés à ce jour au Patrimoine agricole mondial par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture[1]. Mais pour son malheur, son sous-sol regorgerait de lithium, élément indispensable à la fabrication de batteries pour téléphones et véhicules électriques. Y voyant une opportunité économique, le gouvernement portugais a donc donné son feu vert pour l’exploitation. Sur place, la population se bat contre le projet mais sans se faire trop d’illusions. Chronique d’un désastre écologique annoncé. Un reportage de Nicolas Guillon.

Le socle et l’élévation. Du sommet d’un castro datant du second âge de fer, la statue en pierre d’un puissant guerrier gaélique, retrouvée dans la région, contemple des millénaires et un paysage à couper le souffle dessiné par la seule patience du temps : celui du Barroso, un territoire de moyenne montagne s’étendant sur les municipalités de Boticas et Montalegre, dans le district de Vila Real (région historique de Tras-os-Montes). Le randonneur s’aventurant jusqu’ici n’est pas à l’abri de croiser une meute de loups ibériques, très nombreux dans le coin et qu’on entend hurler la nuit. Plus bas, ce sont les vaches de race barrosa, à robe fauve et longues cornes incurvées, dont le patrimoine génétique s’inscrit dans la profondeur des siècles, qui s’imposent dans cette toile de maître.

En août dernier, des écologistes du monde entier s’y étaient donné rendez-vous, précisément dans le village de Covas do Barroso, dans l’arrière-cour d’une ancienne quintareconvertie en écomusée (en nombre dans la région[2]). Leur combat local : la mine de lithium qui menace de défigurer l’endroit, plus exactement l’exploration de pegmatites lithinifères pour la production de concentré de spodumène, un minéral utilisé dans la fabrication du lithium destiné aux batteries. Selon un rapport de l’Institut d’études géologiques des Etats-Unis, paru en 2023, le Portugal détiendrait les premières réserves européennes de lithium et les huitièmes au monde. Son Premier ministre Antonio Costa ne cesse d’ailleurs de répéter que le pays est assis sur un trésor.

Le projet prévoit un forage jusqu’à 1700 mètres de profondeur et un cratère à ciel ouvert de 800 mètres de diamètre (…) une méthode équivalente à celle du gaz de schiste, avec sa cohorte de dégâts collatéraux.

« La réalité c’est qu’il n’en sait pas plus que vous et moi car il s’agit de ressources déduites, coupe court Carlos Leal Gomes, professeur à l’Université du Minho et spécialiste du sujet. Cinquième, sixième, huitième place, pour l’heure on n’a rien du tout. On ne connaîtra ce rang que lorsqu’on commencera à produire. » Le groupe britannique Savannah Resources Plc[3], qui a obtenu la concession de l’exploitation, avançait pourtant des chiffres très précis avant l’été : une production de 25 000 tonnes équivalant à la quantité de matériau nécessaire pour fabriquer chaque année des batteries pour environ 500 000 véhicules. Mais là encore, Carlos Leal Gomes tempère l’enthousiasme qui préside à Lisbonne : « À ce stade, ce sont des chiffres uniquement indicatifs, sachant que dans ce domaine très peu d’estimations sont prouvées. Qui plus est, les minerais du Barroso ne sont pas les meilleurs en termes de qualité. Ils nécessiteront beaucoup de travail pour être exploitables. »

Le projet Barroso Lithium prévoit un forage jusqu’à 1700 mètres de profondeur sur une surface de 593 hectares et un cratère à ciel ouvert de 800 mètres de diamètre, à moins de 200 mètres des premières habitations ! La pire méthode d’extraction qui soit, équivalente à celle du gaz de schiste, avec sa cohorte de dégâts collatéraux. L’extraordinaire forêt de pins qui avait réussi le prodige de se régénérer après de gigantesques incendies il y a quelques années va encore être sacrifiée, mais sciemment cette fois. On avait beaucoup lu sur le sujet avant de venir voir sur place mais lorsqu’on découvre le site c’est à pleurer.

Au bar du village, le bien-nommé O nosso café (notre café), on sent les clients un peu réticents à parler. On ne sait pas grand-chose, on n’a pas bien suivi et on vous renvoie toujours à quelqu’un d’autre. « Les gens ne comprennent pas pourquoi, dans l’objectif louable de moins polluer, on va détruire des forêts, des cours d’eau, tout un environnement et au final, leur vie, résume Nelson Gomes, président de l’association Unis pour la défense de Covas do Barroso. L’effondrement climatique, nous l’observons déjà de nos yeux et pour le contrer on va donc l’accentuer chez nous. C’est une aberration. »

La communauté intermunicipale du Alto Tâmega, dont fait partie le Barroso, est l’abreuvoir du Nord du Portugal. L’eau y est partout, en abondance, à tel point qu’on l’entend en continu chanter son fado. L’Office du tourisme en a fait sa marque : « Le territoire de l’eau et du bien-être ». Mais l’éventration de la montagne va, bien sûr, venir perturber ce bel équilibre immémorial. « L’extraction va inévitablement interférer avec l’irrigation de nos terres, ce qui à terme condamnera la production, se désole Aida, une autre voix de la contestation[4]. Or cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière ». Surtout, il faut entre 41 000 et 1,9 million de litres d’eau pour produire une tonne de lithium.

Aussi Josépromet quelques réjouissances à la ville lointaine : « Au-delà du bouleversement du système d’irrigation et des projections de poussières, tout ce lithium il va falloir le laver avant de l’expédier. Et c’est l’eau d’ici qu’ils reçoivent à Porto, Braga ou Guimarães. » Les promoteurs du projet vous diraient que ce ne sont que fantasmes sans fondement scientifique tandis qu’eux ont réalisé des études très sérieuses. Mais les plus anciens de la région se souviennent que l’exploitation durant la Seconde Guerre mondiale de la wolframite, minerai contenant du tungstène, un métal très utile pour la fabrication d’armement, faillit condamner la race Barrosa.

Le Portugal est déjà le premier producteur européen de lithium avec 900 tonnes par an[5]. Un chiffre qui reste, toutefois, très modeste comparé aux 55 000 tonnes de l’Australie (46,3 % de la production mondiale) ou aux 26 000 tonnes du Chili (23,9 %). Mais ses réserves s’élèveraient – toujours au mode mode conditionnel – à 60 000 tonnes. Alors il a été décidé de creuser en six endroits de l’intérieur du pays, où des gisements ont été repérés. Ce qui avait sauvé le Portugal jusqu’à présent ? Le coût de l’extraction, deux à trois fois plus élevé en Europe qu’au Chili, par exemple. Mais l’avancée technologique tend à réduire cette différence et comme un certain malaise commence à se faire sentir quant à une éventuelle pénurie mondiale à venir, la décision a été vite prise.

Savannah Resources est déjà comme chez lui au Portugal (son site se décline désormais en langues anglaise et portugaise), où il a installé une agence de relations media ad hoc. De fait, le groupe britannique bénéficie d’une impressionnante opération portes ouvertes dans la presse lusitanienne, où à force d’articles fleurant bon le publi-reportage on déroule toutes les bonnes raisons de l’exploitation à venir en rassurant sur ses conditions. Braves gens, dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses.

Pour mener sa barque à bon port, l’entreprise s’est, certes, conformée à un certain nombre d’exigences : promesse d’un dédommagement aux communes concernées, construction d’une nouvelle route pour l’acheminement du lithium afin de limiter les désagréments pour les populations, interdiction de capter l’eau de la rivière Covas, mécanismes de compensation etc. Savannah va même jusqu’à vanter une renaturation possible des lieux une fois la mine épuisée (on parle d’une durée d’exploitation de dix-sept ans).

Fort de l’autorisation de l’Agence portugaise de l’environnement (APA), qui a donné son aval au printemps, Savannah Resources entend débuter l’excavation d’ici à 2026

« Mais on nous a tellement menti depuis le début, opposé des arguments fallacieux, qu’on ne les croit plus, évacue Joao, qui revient chaque été dans son village natal. Ce n’est d’ailleurs qu’une fois le projet lancé que nous avons été informés. Et vous savez, il est difficile de protester au Portugal. Récemment, des militants ont voulu ériger un barrage sur la route nationale qui traverse le nord du pays d’est en ouest, en moins d’une heure ils avaient été délogés sans ménagement par les forces de l’ordre. » Alors la contestation se contente modestement d’inscriptions ou d’étendards où l’on peut lire : Nao a mina, sim a vida, (non à la mine, oui à la vie) ou plus simplement Nao litio.

Car la vie a un sens dans le Barroso, où les habitants respectent le vivant depuis toujours. On sent chez Sofia, dont la famille possède une quinta près de Chaves, à une vingtaine de kilomètres, une véritable admiration pour eux : « Leur vie a longtemps été dure. Très dure. Ils étaient totalement isolés du reste du pays. L’électricité n’est arrivée là-bas qu’en 1966. Ils étaient donc organisés en communautés pour la gestion des ressources. » Un isolement tel qu’au Concile de Trente, en 1542, une dérogation avait été demandée pour autoriser les prêtres du Barroso à se marier ! Il n’en fut rien mais les villages les plus reculés, tels que Vilarinho Seco, n’ont pour autant rien changé à leur mode de vie, que d’aucuns compareraient sans doute à celui des Amish.

Le photographe Gérard Fourel immortalisa dans les années 80 ce « pays des derniers hommes » qui se passe de mots. Quarante ans plus tard, ses habitants y vivent toujours avec leurs bêtes et font encore le pain dans le four communautaire aux allures d’agora. Et les baldios, terres communales administrées collectivement, sont toujours nombreuses dans le secteur. C’est ce chef-d’œuvre de l’Humanité, dont l’Unesco a mentionné « la forme traditionnelle de travail de la terre, le soin apporté aux animaux et l’entraide entre ses habitants », que David Archer, l’ex-PDG de Savannah Resources, décrivait, en 2021, dans Diaro de Noticias, comme une région moribonde en cours de désertification, présentant sa mine comme « la » solution pour inverser la tendance et revitaliser, promettant « une demande immobilière (sic) et la relocalisation de services publiques »[6]. Mise en regard avec la camionnette-épicerie qui ravitaille Covas de Barroso, la perspective frise le grotesque. Comme toujours dans pareil projet, on évoque la création de 600 emplois mais qui ne concerneront guère les autochtones puisque la mine dit « intelligente » sera en partie gérée à distance.

André, Toulousain natif de Montalegre qui revient tous les étés randonner avec sa fille, dresse le triste constat que « même ici où l’on se pensait à l’abri on est rattrapé par la politique du fric ». Le néolibéralisme européen a posé ses grosses pattes sur le Barroso et il lui sera désormais difficile de s’en extirper. Fort de l’autorisation de l’Agence portugaise de l’environnement (APA), qui a donné son aval au printemps, Savannah Resources entend débuter l’excavation d’ici à 2026. La route d’une trentaine de kilomètres pour acheminer le lithium jusqu’à l’autoroute reste, toutefois, à construire d’ici là. Pour Joao, « peut-être un moyen de retarder l’échéance car beaucoup de communes doivent être traversées et un certain nombre de propriétaires terriens sont récalcitrants.

Néanmoins, les gens ne s’illusionnent pas trop : le projet se fera car beaucoup d’argent a déjà été investi. » Début septembre, l’APA a même donné son autorisation pour un deuxième projet, au nom « de l’intérêt stratégique du lithium pour les objectifs de neutralité carbone et la transition énergétique », à Montalegre celui-là : la construction d’une usine de raffinage du métal extrait par la société portugaise Lusorecursos. Montalegre, « 750 ans d’histoire » et « une idée de la nature », comme elle aime à se présenter. Une partie du territoire de la commune s’étend, en effet, sur la réserve de biosphère de Peneda-Geres.

Les associations de défense du Barroso affirment pourtant que la lutte n’est pas encore terminée et promettent d’aller devant les tribunaux s’il le faut. Depuis l’été, Antonio Costa s’affiche, quant à lui, sur de grands panneaux 6×4, de trois-quarts dos, donnant l’accolade à des personnes âgées qu’on imagine fragilisées. Governar a pensar nas pessoas, dit le slogan. Gouverner en pensant aux gens. Allez savoir pourquoi les gens du Barroso ne se sentent pas concernés.

Notes :

[1] www.fao.org

[2] Une quinta est une grande demeure ancienne située au cœur d’une propriété de plusieurs hectares souvent plantée d’oliveraies et de vignes.

[3] www.savannahresources.com

[4] Certains prénoms ont été modifiés.

[5] www.ig.com/fr/strategies-de-trading/top-8-des-producteurs-de-lithium-dans-le-monde

[6] Depuis le 18 septembre 2023, le Portugais Emanuel Proença est le nouveau CEO de Savannah Resources Plc.

22.09.2023 à 17:00

Etats-Unis : la grève des ouvriers de l’automobile largement soutenue par les Américains

Luke Savage

Depuis une semaine, le secteur de l’automobile connaît d’importantes grèves aux Etats-Unis. Après le refus des trois grandes entreprises  américaines – General Motors, Ford et Chrysler, rattaché au groupe Stellantis – de répondre aux revendications des travailleurs, le principal syndicat du secteur, l’United Automobile Workers (UAW) a déclenché un mouvement d’arrêt du travail, soutenu par […]
Texte intégral (966 mots)

Depuis une semaine, le secteur de l’automobile connaît d’importantes grèves aux Etats-Unis. Après le refus des trois grandes entreprises  américaines – General Motors, Ford et Chrysler, rattaché au groupe Stellantis – de répondre aux revendications des travailleurs, le principal syndicat du secteur, l’United Automobile Workers (UAW) a déclenché un mouvement d’arrêt du travail, soutenu par d’importantes caisses de grèves. D’après les enquêtes d’opinion, les Américains se reconnaissent largement dans les paroles du président de l’UAW, qui a déclaré « se battre pour le bien de l’ensemble de la classe ouvrière ». Par Luke Savage, traduit par Jean-Yves Cotté [1].

Pour la première fois depuis presque quatre-vingt-dix ans, le syndicat United Automobile Workers (UAW) a entamé une grève chez les trois plus grands constructeurs automobiles. La décision audacieuse qui fait écho au ton offensif et très militant de sa nouvelle direction, élue lors d’un vote historique il y a quelques mois. Parmi les revendications de l’UAW figurent la fin du système des rémunérations à deux vitesses, l’amélioration de la protection sociale et des pensions de retraite et une augmentation des salaires de 40 %.

Dans la lignée des plus grandes heures de la tradition syndicale américaine, son président Shawn Fain n’a pas hésité à présenter cette grève comme un élément d’une stratégie de plus grande envergure menée au nom des ouvriers contre le pouvoir des grandes entreprises. « S’ils ont de l’argent pour Wall Street, ils en ont forcément pour les ouvriers qui fabriquent les produits. » a-t-il souligné récemment. « Nous luttons pour le bien de toute la classe ouvrière et des pauvres. » La conviction de Fain n’est pas infondée : rien qu’au cours de la dernière décennie, les trois grands constructeurs automobiles (Ford, General Motors et Stellantis) ont engrangé quelque 250.000 milliards de bénéfices – pour l’essentiel au cours des quatre dernières années, qui ont vu les profits exploser de 65 %.

Alors qu’on dit souvent les Américains réticents à la lutte des classes et à l’action sociale, un nombre considérable d’Américains semblent d’accord avec Fain. Le soutien de l’opinion publique aux syndicats a considérablement augmenté ces dernières années ; en 2021 l’institut de sondage Gallup a enregistré un niveau d’approbation de l’action syndicale de 67%, un chiffre jamais atteint depuis cinquante-six ans et qui demeure à peu près stable depuis. L’évolution est assez spectaculaire : en 2009, seuls 48% des Américains se disaient favorables aux luttes syndicales. Ce soutien massif de l’opinion explique sans doute pourquoi Joe Biden a eu des paroles plutôt positives à l’égard des syndicats – même si son action sur le sujet n’est pas brillante – comparé à son prédécesseur démocrate Barack Obama.

Si ces dernières années les syndicats ont recueilli toujours plus l’approbation de l’opinion publique dans son ensemble, le soutien apporté à l’UAW apparaît à la fois écrasant et transpartisan. Selon un autre sondage Gallup, réalisé juste avant la fête du Travail, quelque 75 % des Américains se disent solidaires des ouvriers de l’automobile. D’autres actions syndicales en cours, telle la grève des scénaristes de cinéma et de télévision et celle des acteurs, jouissent également d’un fort soutien.

Le climat actuel est donc sensiblement différent de celui qui régnait lors de la dernière crise économique d’ampleur que le pays a connue après 2008. Même si le paysage politique et culturel est sans doute plus polarisé aujourd’hui qu’à l’époque, la cause syndicale résonne désormais à un degré jamais atteint depuis au moins une génération.

À cet égard, la grève conduite par l’UAW est à même de déboucher sur un changement significatif, et potentiellement porteur de transformations, au-delà de l’industrie automobile – surtout si les ouvriers finissent par remporter la mise. Ainsi, comme le déclarait l’historien Nelson Lichtenstein, auteur d’un ouvrage sur le syndicalisme à Detroit, dans Jacobin : « Shawn Fain et les ouvriers de l’automobile retrouvent l’enthousiasme et le soutien dont jouissait l’UAW quand il était synonyme d’avant-garde en Amérique. »

Un chiffre témoigne de ce regain d’intérêt pour les syndicats et le recours à la grève : avant même que l’UAW ne se mette en grève, les débrayages avaient déjà augmenté de 40 pour cent en 2023 par rapport à l’an dernier. Partout aux États-Unis, les ouvriers cessent le travail et ce faisant bénéficient d’un large soutien de l’opinion publique. « Je sais que nous sommes du bon côté dans ce combat », a fait remarquer Fain en début de semaine avant que la grève ne commence. « C’est un combat de la classe ouvrière contre les nantis, des pauvres contre les riches, de ceux qui n’ont rien contre la classe des milliardaires. » Massivement, les Américains semblent en convenir.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin

21.09.2023 à 10:33

Quelle révolution l’art peut-il produire ?

Agathe Dorra

À l’automne dernier, des activistes du collectif « Just Stop Oil » aspergeaient de soupe Les Tournesols de Vincent Van Gogh, exposé à la National Gallery de Londres, en signe de protestation contre l’inaction climatique. Quelques jours plus tard, au Musée Barberini à Potsdam, deux autres militants projetaient de la purée sur Les Meules de […]
Texte intégral (2278 mots)

À l’automne dernier, des activistes du collectif « Just Stop Oil » aspergeaient de soupe Les Tournesols de Vincent Van Gogh, exposé à la National Gallery de Londres, en signe de protestation contre l’inaction climatique. Quelques jours plus tard, au Musée Barberini à Potsdam, deux autres militants projetaient de la purée sur Les Meules de Monet. Ces actions fortement médiatisées avaient suscité de vifs débats, entre les partisans d’un art sanctuarisé et ceux revendiquant son utilisation au service de la cause climatique. Est-il utile et juste de détruire, même de manière factice, une œuvre d’art pour rendre visible l’urgence climatique ? Les relations entre l’art, la vie et le politique sont en réalité plus complexes que ne le suggère ce questionnement utilitaire. En effet, la création artistique peut effectuer ce que le sociologue Pierre Bourdieu nomme, dans son livre sur le peintre Édouard Manet, une « révolution symbolique » : transformer les catégories mêmes à travers lesquelles le réel est perçu et révéler des possibilités de l’existence individuelle et collective.

Pour une sociologie des révolutions symboliques

Le travail du sociologue Pierre Bourdieu peut nous éclairer sur deux aspects. Tout d’abord, au sujet du rapport à l’art construit à travers les musées, comme autant de lieux de reproduction des inégalités sociales où risque de se creuser un fossé entre expérience vécue et appréciation artistique légitime. Dans son livre L’amour de l’art (1979), il s’essaie notamment à penser les liens entre les institutions muséales, comme gardiennes des œuvres de la « culture légitime » et les structures de domination économiques et sociales. Alors que les musées semblent être ouverts à tous, et que des politiques de démocratisation de ces institutions en permettent une visite relativement peu coûteuse, Bourdieu et son équipe réalisent une enquête en interrogeant les visiteurs à leur sortie de l’institution. Ils constatent ainsi que la grande majorité des visiteurs sont issus des classes dominantes. De plus, il remarque que le temps passé devant une œuvre mais aussi la façon de l’aborder diffère considérablement en fonction de la classe sociale. Il montre ainsi les formes d’intimidation que ces institutions provoquent et qui révèlent les inégalité en termes de « capital culturel ».

La création artistique peut néanmoins aller à l’encontre de ces barrières sociales – les artistes se construisant parfois en rupture avec les codes dominants du discours artistique de leur temps. C’est pourquoi, le deuxième aspect du travail de Bourdieu nous invite à considérer l’art comme le lieu de possibles insoupçonnés. Dans son dernier cours au collège de France, consacrée à une analyse détaillée de l’œuvre d’Édouard Manet, Bourdieu explore la notion de « révolution symbolique ». Alors que le peintre est désormais considéré comme un artiste « légitime » par excellence, il semble difficile d’imaginer le scandale qu’ont provoqué ses tableaux au moment de leur première exposition. L’exemple typique est celui du Déjeuner sur l’herbe (1863), aujourd’hui si peu subversif, et canonisé par l’histoire de l’art, qu’il est même représenté sur des boîtes à gâteaux.

Tout dans ce tableau brisait pourtant les codes artistiques établis au dix-neuvième siècle, comme en témoigne le choc des critiques d’art, constituant le « champ culturel » dans lequel le peintre était plongé. Le grand format du tableau, généralement réservé aux sujets de « valeur » comme les scènes épiques ou celles de batailles, était cette fois utilisé pour une scène de vie quotidienne – un pique-nique impliquant des personnages visiblement issus des classes populaires. Manet insère également un modèle nu, probablement une prostituée, qui regarde le spectateur, et trouble sa contemplation passive. Quant à la nature morte, sur le côté gauche du tableau, exécutée cette fois-ci selon les codes en vigueur, elle est interprétée par Bourdieu, comme un clin d’œil du peintre aux critiques, cherchant à signifier qu’il est aussi bien capable de maîtriser les codes de son temps, que de les transgresser.

« Deux siècles plus tard, il n’est toutefois pas certain que le caractère « révolutionnaire » de Manet soit encore perceptible, sinon à travers le regard de cette femme énigmatique, interrogeant par conséquent la postérité des œuvres subversives. »

Bourdieu cherche ainsi à comprendre le geste créatif du peintre et suggère qu’il contribue à transformer les normes du champ artistique, par le décalage qu’il opère entre les attentes du champ social dans lequel il s’inscrit et l’expérience sensible qu’il engage. Deux siècles plus tard, il n’est toutefois pas certain que le caractère « révolutionnaire » de Manet soit encore perceptible, sinon à travers le regard de cette femme énigmatique, interrogeant par conséquent la postérité des œuvres subversives. Pour autant, le rapport de l’artiste à son champ social suffit-il à approcher les enjeux du geste de création ? Il en va peut-être aussi d’une révolte personnelle, pouvant transmettre le courage nécessaire à des créations futures.

De l’artiste au public : révolutionner le quotidien

Qu’en est-il alors de l’expérience qui ramène l’artiste face à la toile ? Il s’agit d’une lutte première, plus ou moins consciente, dont des artistes comme Van Gogh témoignent, et qui se manifeste d’abord dans la relation du peintre avec l’espace de la feuille de papier ou de la toile. Van Gogh écrit ainsi dans une lettre à son frère Théo : « Tu ne sais pas combien il est décourageant de fixer une toile blanche qui dit au peintre : “Tu n’es capable de rien” ; la toile a un regard idiot, et elle fascine certains peintres à tel point qu’ils deviennent eux-mêmes idiots. Beaucoup de peintres ont peur de la toile blanche, mais la toile blanche a peur du peintre véritable, passionné, qui ose – et a surmonté la fascination de ce “tu n’es capable de rien”. »

Van Gogh exprime ici la nécessité de puiser dans une certaine expérience marginale, pour contester réellement les fausses évidences de la vie. Ce sont alors les possibilités d’une « folie » inventive qui surgissent, dont quelque chose sera peut-être communiqué au spectateur. Sa manière de peindre les paysages, les natures mortes, ou encore les objets du quotidien construit un rapport radicalement nouveau au monde, et son travail peut être qualifié de révolutionnaire dans le même sens que celui de Manet. Que le peintre ait d’ailleurs rencontré d’extrêmes difficultés à vendre ses toiles est une preuve supplémentaire des bouleversements artistiques qu’il a occasionnés.

« Sa manière de peindre les paysages, les natures mortes, ou encore les objets du quotidien construit un rapport radicalement nouveau au monde, et son travail peut être qualifié de révolutionnaire dans le même sens que celui de Manet. »

Van Gogh cherchait avant tout à peindre la réalité. Dans une lettre réagissant à un tableau de Gauguin, il déclarait par exemple : « moi, j’adore le vrai, le possible ». Une obstination qui n’est toutefois pas aussi univoque dans les lettres qu’il adresse à son frère Théo, notamment lors de son passage à l’asile de Saint-Remy entre 1989 et 1990. Sa « folie créatrice » y lutte avec sa maladie, tandis que sa clairvoyance semble faire défaut : la portée de son œuvre est minimisée par le peintre, qui ne soupçonne guère son apport à venir pour l’histoire de l’art.

Qu’il s’agisse du temps de la production et de la réception de l’œuvre d’art, de la place de la folie dans l’art, ou du rôle de la traduction du passé dans les œuvres d’art, ces questions se voient renouvelées dans la correspondance entretenue par Van Gogh avec son frère. On y trouve, en quelque sorte, les traces d’une effraction du profondément singulier dans l’histoire de l’art. Effractions qui sont des armes politiques, révélant par leur existence même les énigmes et les illusions de la marchandisation de l’art.

Résister à la marchandisation de l’art

« Qu’est ce qui vaut plus ? L’art ou la vie ? », interpellait Phoebe Plummer, l’une des membres du collectif « Just Stop Oil », juste après avoir aspergé de soupe Les tournesols de Van Gogh. Si la démarche peut être comprise dans le cadre d’une action militante, elle n’en reproduit pas moins une opposition discutable entre « l’art » et « la vie » et l’associe au vocabulaire marchand de la valorisation. Cette opposition avait pourtant été fortement ébranlée au vingtième siècle, dans le sillage des mouvements surréalistes et situationnistes, qui récusaient cette distinction, et n’avaient pas été sans influence sur les révoltes de 1968. « L’art est mort ! Libérons notre vie quotidienne » écrivaient alors les insurgés sur les murs des villes. Les hiérarchies entre les différentes productions créatives étaient ainsi abolies : les arts plastiques, les affiches engagées, le cinéma, le dessin associatif, les jeux comme le cadavre exquis, les œuvres réalisées par des enfants ou encore dans les asiles, tous contribuaient à l’expression artistique, loin des canevas imposés par l’ordre culturel.

Bien que, comme le souligne l’historien de l’art Bruno Nassim Aboudrar, la cible des actions de « Just Stop Oil » n’ait pas été les œuvres en elles-mêmes mais les institutions qui les abritent, il n’en demeure pas moins utile de questionner cet « activisme dans les musées » et les méthodes qu’il emploie. Politiser les lieux culturels – qui risquent de devenir des lieux mémoriels, préservant le passé, sans souci d’un avenir possible – n’est pas une stratégie inintéressante : à condition que le réel qui s’y cherche ne soit pas réductible à une canette de soupe ou à de la purée. Il s’agirait plutôt de reconnaître ce qui se joue dans un geste de création comme celui de Van Gogh, permettant peut-être à d’autres d’en avoir l’audace.

« Politiser les lieux culturels n’est pas une stratégie inintéressante : à condition que le réel qui s’y cherche ne soit pas réductible à une canette de soupe ou à de la purée. »

Car, en mettant l’art et la vie en opposition sur une échelle de valeur (ce qui « vaut le plus »), ces activistes risquent d’être piégés par la logique de marchandisation qu’ils combattent. Phoebe Plummer a d’ailleurs elle-même reconnu dans des interviews réalisées après coup que cette séparation était à nuancer, pensant même son geste comme une sorte d’hommage à Van Gogh et déclarant : « Van Gogh a dit : “Que serait la vie si nous n’avions pas le courage de tenter quoi que ce soit ?” J’aime à penser que Van Gogh serait l’une de ces personnes qui savent que nous devons passer à la désobéissance civile et à l’action directe non violente. »

Une interrogation qui peut faire songer aux œuvres d’art sabotées, qu’illustre par exemple le cas tout à fait particulier de Banksy. En 2018, l’artiste avait en effet partiellement détruit son propre tableau La petite fille au ballon lors d’une vente aux enchères – avec un broyeur à papier caché dans son cadre – au moment où elle était vendue à une collectionneuse européenne pour 1,185 million d’euros. Deux ans plus tard, en décembre 2021, le tableau s’est à nouveau vendu, cette fois, pour 21,8 millions d’euros. Il avait été renommé L’amour dans la poubelle. Comment comprendre alors cette destruction partielle, revendiquée comme une opposition à la marchandisation, mais finalement récupérée par les mécanismes du marché ?

On aurait tort de s’en tenir à cette appréciation contradictoire. Car le sens d’une création est aussi ailleurs, hors de ces dimensions marchandes et symboliques, avec lesquelles les productions artistiques se confrontent continuellement. Ce qui fait art tient, en effet, au combat qui se mène à l’intérieur de structures pour faire advenir des possibles inattendus. Ces éléments inclassables, qui ont affaire avec la relation entre l’art et la vie, se perçoivent particulièrement lorsque des créateurs vont justement à l’encontre des déterminations de l’art, au risque d’être incompris, ignorés ou rejetés. Ainsi l’art authentique commence-t-il peut-être, énigmatiquement, toujours dans les marges.

20.09.2023 à 15:12

Accès à la santé : faut-il réguler l’installation des médecins ?

Victor Barel

En juin 2023, la majorité du camp présidentiel et de la droite ainsi que l’intégralité des députés RN ont rejeté l’amendement du groupe transpartisan mené par Guillaume Garot, qui proposait de conditionner l’installation des médecins et chirurgiens-dentistes dans les zones bien dotées à une autorisation de l’Agence régionale de santé. Les autres tentatives récentes visant […]
Texte intégral (2983 mots)

En juin 2023, la majorité du camp présidentiel et de la droite ainsi que l’intégralité des députés RN ont rejeté l’amendement du groupe transpartisan mené par Guillaume Garot, qui proposait de conditionner l’installation des médecins et chirurgiens-dentistes dans les zones bien dotées à une autorisation de l’Agence régionale de santé. Les autres tentatives récentes visant à réguler l’offre de soins ont connu le même sort : le manque de volonté politique des gouvernements successifs, largement dû au fort pouvoir de négociation de la corporation médicale, est responsable d’une dégradation de l’accès à la santé des Français, particulièrement les plus défavorisés. Pour contrer cette tendance à la politique du ruissellement en matière de santé, la régulation de l’installation des médecins constitue une alternative. C’est d’ailleurs le souhait de la majorité des Français : 84 % d’entre eux sont favorables à une obligation d’implantation dans certains territoires lors des premières années d’exercice pour une répartition plus équitable.

Un accès aux soins dégradé et inégal

L’accès à la santé se dégrade pour les Français en général, mais pour certains plus encore que pour d’autres. L’indicateur d’accessibilité potentielle localisée (APL) moyen1 aux médecins généralistes, qui mesure le nombre de consultations par an et par habitant auxquelles les Français peuvent avoir accès, est ainsi passé de 4,06 en 2016 à 3,93 en 2018, soit une diminution de plus de 3 % en deux ans2. Cette dernière est plus prononcée dans les communes les moins bien dotées : les 10 % des Français les moins bien dotés ont accès à 2,24 fois moins de consultations que les 10 % les mieux dotés en 2018, contre 2,17 fois en 2015.

In fine, le nombre de Français vivant dans un territoire de vie-santé sous-dense, c’est-à-dire ayant accès à moins de 2,5 consultations par an et par habitant, est passé de 2,5 millions d’habitants en 2015, soit 3,8 %, de la population, à 3,8 millions en 2018, soit 5,7 %. Et ces déséquilibres ne se résorbent pas, ils semblent au contraire s’aggraver dans le temps, voire s’étendre autour de zones déjà faiblement dotées3. Le constat vaut aussi pour les spécialistes4 : en 2017, le délai d’attente pour obtenir un rendez-vous chez un ophtalmologiste variait de 4 jours pour les 10 % des Français les mieux dotés à 189 jours pour les 10 % les moins bien dotés, soit 47 fois plus ; pour les pédiatres, les délais variaient de 0 jour à 64 jours, soit plus de deux mois pour obtenir un rendez-vous pour 10 % de Français.

« La carte des zones les moins bien dotées ressemble fortement à celle de la « diagonale du vide », voire recoupe celle des « Gilets jaunes » établie par Hervé Le Bras. »

Si cette dégradation s’explique en partie par un manque global de médecins, elle est surtout due à leur répartition très inégale sur le territoire. Trop peu de médecins exercent en France, dans un contexte d’augmentation soutenue de la demande de soins. Certes, leur nombre est resté relativement stable au cours des dernières années (214 000 médecins de moins de 70 ans en activité en 2021, contre 216 000 en 2016), même si généralistes et spécialistes ont connu des évolutions divergentes, en l’occurrence une baisse des premiers et une hausse des seconds.

Cependant, la densité médicale standardisée, c’est-à-dire prenant en compte la consommation de soins, a fortement diminué sur la période du fait d’une consommation de soins en augmentation, causée par le vieillissement de la population : elle est passée de 331 à 312 pour 100 000 habitants entre 2012 et 2021. De fait, la Drees indique que cette densité devrait continuer à diminuer au cours des 15 prochaines années, avant de retrouver son niveau de 2021 en 20355. Il y a donc bien une pénurie de médecins, largement due à une application trop stricte du numerus clausus (originellement mis en œuvre à leur demande) entre le début des années 1990 et la fin des années 2000.

Mais au-delà de ce constat largement partagé, il faut prendre conscience du rôle majeur que jouent les inégalités territoriales de densité médicale dans les difficultés d’accès à la santé de plus en plus de Français. L’hétérogénéité de la répartition des médecins sur le territoire en 2022 est ainsi particulièrement frappante. Pour l’ensemble des médecins, l’écart va de de 1 à 5,5 entre Paris, le département le mieux doté (884 médecins pour 100 000 habitants), et l’Eure, le moins bien doté (163 médecins pour 100 000 habitants)6 ; pour les généralistes, il est de 1 à 3 entre les Hautes-Alpes, le département le mieux doté (272 généralistes pour 100 000 habitants) et l’Eure, le moins bien doté (89 généralistes pour 100 000 habitants)7 ; pour les spécialistes, les plus touchés par le phénomène d’extrême concentration, il est de 1 à 9 (!) entre Paris, département le mieux doté (648 spécialistes pour 100 000 habitants) et l’Ain et l’Eure, les deux départements les moins bien dotés (74 spécialistes pour 100 000 habitants)8.

Au total, le coefficient de variation, qui mesure la dispersion autour de la moyenne, s’établit à 38% pour les médecins, et à 53 % pour les spécialistes, contre seulement 20 % pour les pharmaciens, dont l’installation est régulée. Et ces différences sont encore plus marquées au niveau infra-départemental. Elles ne s’expliquent pas en fonction des spécificités locales en termes de pyramide des âges : il n’existe aucune corrélation entre la densité de médecins par habitant et la part des 65 ans et plus au sein de la population. Elles sont, plus vraisemblablement, le résultat des préférences des professionnels de santé pour les zones du territoire possédant les meilleures aménités.

Cette inégale répartition des médecins sur le territoire amplifie les difficultés d’accès à la santé des Français qui résident déjà dans les zones les moins attractives ; elle agit donc comme une sorte de double peine, en pénalisant les plus défavorisés. De fait, la carte des zones les moins bien dotées ressemble fortement à celle de la « diagonale du vide », voire recoupe celle des « Gilets jaunes » établie par le démographe Hervé Le Bras9.

Les limites de la politique du ruissellement médical

Alors que la levée (partielle) du numerus clausus ne permettra de remédier à l’obstacle de la pénurie de médecins qu’à long terme, aucune mesure n’a été prise pour lutter efficacement contre leur concentration sur le territoire. La loi du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé a remplacé le numerus clausus par un numerus apertus : désormais, le nombre d’étudiants admis en deuxième année est fixé par les universités, en fonction de leurs capacités de formation et des besoins du territoire, sur avis conforme de l’Agence régionale de santé (ARS), et au regard d’objectifs nationaux pluriannuels relatifs au nombre de professionnels à former établis par l’État.

Outre le fait que la « suppression » du numerus clausus est en réalité en trompe-l’œil (puisqu’un contingentement est maintenu), ses premiers effets ne devraient pas intervenir avant 2035, du fait du temps nécessaire à la formation de nouveaux médecins supplémentaires. Par ailleurs, les investissements nécessaires à l’accueil des nouveaux étudiants (dans l’université, mais aussi dans l’hôpital pour encadrer les stagiaires) n’ont pas été réalisés à un niveau suffisant. Surtout, l’augmentation globale du nombre de médecins ne peut constituer à elle seule une réponse efficace aux difficultés d’accès à la santé. En effet, contrairement à l’idée défendue par les tenants de la théorie du « ruissellement » en matière de santé, qui semble être partagée par le gouvernement, l’accroissement de l’offre globale de médecins ne garantit nullement une meilleure répartition sur le territoire dans les faits10.

« L’accroissement de l’offre globale de médecins ne garantit nullement une meilleure répartition sur le territoire dans les faits. »

Pour lutter contre les inégalités territoriales d’accès à la santé, les gouvernements successifs ont préféré l’adoption de plusieurs mesures incitatives, reposant sur des aides financières généreuses à l’installation. Pour ne donner qu’un exemple, le contrat d’aide à l’installation pour les médecins (CAIM) consiste en une aide forfaitaire pouvant atteindre jusqu’à 50 000 € pour une installation en zone sous-dense, avec simple engagement d’y exercer pendant cinq ans de suite. Ces mesures n’ont jamais fait l’objet d’un recensement ni d’une évaluation générale, et leur coût est très difficile à estimer11. Leur inefficacité en revanche est bien établie : à l’issue d’une vaste comparaison internationale, la Drees conclut que « le recours à ces mesures de manière isolée ne suffit pas à attirer et à retenir les médecins »12. La Caisse d’assurance maladie a ainsi procédé en France à une évaluation des incitations financières mises en place en 2007 sous forme de majorations tarifaires (de 20 %) dans les zones sous-denses. Elle montre que sur les trois premières années d’application, la mesure a conduit à un apport net de 60 médecins, pour un coût de 20 M€ par an. La Cour des comptes a par ailleurs estimé qu’elle avait essentiellement constitué un effet d’aubaine pour les professionnels déjà en place.

La frilosité des gouvernements successifs s’explique en grande partie par le fort pouvoir de négociation de la corporation médicale, du fait de la bonne organisation de la profession, de sa présence importante au sein des instances décisionnaires – à l’instar des ministres de la Santé, souvent eux-mêmes médecins – et de son rôle de relais électoral. Dans les faits, cette politique a minima est pourtant responsable de l’aggravation des inégalités d’accès à la santé, au détriment de la cohésion sociale et territoriale, et du droit à la protection de la santé, garanti à la fois aux niveaux législatif et constitutionnel.

À l’international, le choix de la régulation

La régulation de l’installation des médecins, couplée à des mesures de soutien, apparaît comme une politique plus efficace pour mieux les répartir sur le territoire, et ainsi limiter les difficultés et inégalités d’accès à la santé. Nombreux sont d’ailleurs les pays à avoir adopté un tel système de régulation. Au Danemark, par exemple, les médecins généralistes sont libéraux, mais doivent passer contrat avec les autorités régionales, qui régulent la distribution géographique des cabinets. Les effectifs nécessaires par zone géographique sont fondés sur la taille des listes de patients inscrits auprès des médecins et les distances d’accès aux cabinets : les patients doivent avoir le choix entre au moins deux cabinets dans un rayon de 15 kilomètres, et un généraliste peut décider de fermer sa liste à partir du moment où elle atteint 1 600 patients. S’il y a un manque de médecins dans une zone, la région ouvre des postes supplémentaires.

Autre méthode, en Allemagne, le territoire a été découpé en 395 circonscriptions médicales, classées en trois catégories (urbain, périurbain, rural) avec plusieurs sous-catégories en fonction de la densité de population. Pour 14 groupes de spécialités, dont la médecine générale, une densité cible a été définie par type de territoire, exprimé par un ratio de nombre d’habitants par médecin. Dans une circonscription donnée, l’installation est possible aussi longtemps que le nombre de médecins de la spécialité considérée ne dépasse pas 110 % du ratio.

En Norvège, en Finlande et au Royaume-Uni, un système de régulation vise également à assurer l’équité territoriale du système de santé. Il ressort de ces expériences internationales que la régulation de l’installation conduit à une distribution géographique plus équitable : la dispersion des médecins sur le territoire est en effet nettement plus faible qu’en France dans l’ensemble de ces pays14. Seule exception au niveau national, le cas des pharmaciens, qui sont soumis à une autorisation préalable d’installation de l’ARS, et apparaissent en effet bien mieux répartis que les médecins sur le territoire : l’écart va seulement de 1 à 2,5 entre le département le moins bien doté et le département le mieux doté, et le coefficient de variation, comme vu précédemment, est de seulement 20%. Il faut cependant noter que, dans les pays considérés, la régulation n’évite pas les pénuries dans certaines zones lorsque le nombre global de médecins est insuffisant sur le territoire.

« La régulation de l’installation constitue un complément indispensable à une politique d’augmentation de l’offre globale de médecins. »

La régulation de l’installation constitue donc un complément indispensable à une politique d’augmentation de l’offre globale de médecins. Elle pourrait prendre la forme d’une autorisation d’installation accordée aux médecins par les ARS en fonction d’un indicateur de densité, qui prendrait en compte à la fois le nombre d’habitants du territoire vie-santé et la composition de la population. L’installation pourrait être conditionnée, au-delà d’un certain seuil de densité, au départ d’un ou plusieurs médecins présents sur le territoire. En cas de refus, le médecin se verrait déconventionné.

Une telle mesure doit cependant être accompagnée de mesures plus positives de soutien aux médecins qui s’installent, de manière à être à la fois mieux acceptée par ces derniers et plus efficace. De manière générale, les actions visant à faciliter l’exercice collectif et pluriprofessionnel (soutien au développement des maisons de santé et des centres de santé) sont certainement celles qui peuvent avoir les effets les plus structurants. L’exercice en maisons de santé répond au souhait de s’impliquer dans un projet collectif ; il permet aussi de mieux concilier la réponse aux besoins de la population et les aspirations des professionnels en matière d’organisation de leur temps de travail. Les données empiriques montrent d’ailleurs que les maisons et pôles de santé contribuent à consolider l’offre dans les espaces ruraux et périurbains où ils sont installés15. Plusieurs autres leviers pourraient être activés en complément, comme des formations adaptées à l’exercice futur en zone rurale, qui ont un effet positif sur l’installation future en zone sous-dotée16, ou le financement de la présence de deux médecins dans les communautés à un seul médecin, pour éviter l’isolement des nouveaux praticiens.

[1] Mesuré au niveau communal.

[2] B. Legendre (Drees), « En 2018, les territoires sous-dotés en médecins généralistes concernent près de 6% de la population », 2020.

[3] Alors que la plupart des zones sous-denses le restent d’une période à l’autre, les zones nouvellement sous-denses s’étendent la plupart du temps à partir de ces dernières.

[4] C. Millien et al (Drees), « La moitié des rendez-vous sont obtenus en 2 jours chez le généraliste, en 52 jours chez l’ophtalmologiste », 2018

[5] M. Anguis et al (Drees), « Quelle démographie récente et à venir pour les professions médicales et pharmaceutiques ? », 2021.

[5] Pour une moyenne de 340 médecins pour 100 000 habitants en France métropolitaine.

[7] Pour une moyenne de 148 généralistes pour 100 000 habitants en France métropolitaine.

[8] Pour une moyenne de 192 spécialistes pour 100 000 habitants en France métropolitaine.

[9] La carte des “gilets jaunes” n’est pas celle que vous croyez (nouvelobs.com)

[10] D. Polton et al (Drees), « Remédier aux pénuries de médecins dans certaines zones géographiques. Les leçons de la littérature internationale », 2021. Les exemples internationaux sont très nombreux. Ainsi au Royaume-Uni, les inégalités de distribution des généralistes sont restées similaires sur la période 1974-1995 malgré un accroissement global de l’offre médicale (H. Gravelle et M. Sutton, « Inequality in the geographical distribution of general practitioners in England and Wales, 1974-1995 », 2001).

[11] Cour des comptes, « L’avenir de l’Assurance maladie », 2017.

[12] D. Polton et al (Drees), op.cit.

[13] Cour des comptes, Rapport sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale, 2014.

[14] D. Polton et al (Drees), op.cit

[15] G. Chevillard et al, « Accessibilité aux soins et attractivité territoriale : proposition d’une typologie des territoires de vie français », 2015.

[16] Voir notamment : R. B. Hays et al, « Why doctors leave rural practice », 1997.

18.09.2023 à 22:09

De quoi la peur des BRICS est-elle le nom ?

Branko Marcetic

Depuis la dernière réunion des BRICS, les commentateurs occidentaux oscillent entre alarmisme et ironie. Les uns déplorent la fin d’un monde dominé par l’Occident et dénoncent l’hydre chinoise. Les autres relativisent la signification d’une alliance qui réunit désormais la moitié de la planète. Ces réactions témoignent de la crainte des élites occidentales de voir les […]
Texte intégral (3612 mots)

Depuis la dernière réunion des BRICS, les commentateurs occidentaux oscillent entre alarmisme et ironie. Les uns déplorent la fin d’un monde dominé par l’Occident et dénoncent l’hydre chinoise. Les autres relativisent la signification d’une alliance qui réunit désormais la moitié de la planète. Ces réactions témoignent de la crainte des élites occidentales de voir les États-Unis perdre leur statut de super-puissance (notamment militaire et monétaire). Elles empêchent de porter un regard lucide sur la dynamique en cours – celle d’une multipolarisation progressive du monde, sans rupture brutale avec les États-Unis, lesquels conservent de bonnes relations avec la majorité des membres des nouveaux BRICS. Le risque principal du renforcement des alliances n’est pas que le monde se retrouve sous emprise chinoise – c’est plutôt que rien ne change fondamentalement [1].

Le quinzième sommet des BRICS, marqué par l’adhésion de six nouveaux membres, a fait l’objet des commentaires les plus contradictoires au sein de la presse occidentale. « L’expansion des BRICS est une grande victoire pour la Chine », peut-on lire sur CNN. Mais Foreign Policy défend que « l’expansion des BRICS n’est pas un triomphe pour la Chine ». Elle marque tout de même « un échec du leadership américain », selon Bloomberg, bien que Deutsche Welle ajoute que les États-Unis sont « détendus » face à cette évolution. « Les BRICS sont réellement en train de construire un monde multipolaire », lit-on ailleursà moins que qu’il ne s’agisse « de rien d’autre que d’un acronyme vide de sens » ?

Bien sûr, tout cela ne peut être vrai en même temps. Mais les multiples contradictions de ces réactions établissent que l’on s’aventure en terres inconnues, et que les élites occidentales ne savent qu’en penser.

Un défi au règne du dollar

Les réactions ont oscillé entre rejet et crainte. Côté rejet, les commentateurs ironisent sur l’événement, qui aurait rencontré un faible succès – quand il n’aurait pas consisté en un « agrandissement du salon de discussion » pour la Chine. Les trois jours de délibérations n’auraient donné lieu qu’à un « défilé de princes, d’autocrates, de démagogues et de criminels de guerre », dont « les actes et les paroles allaient du semi-grotesque à l’insignifiant ».

Côté crainte, on souligne la « bataille pour la suprématie mondiale » menée par Pékin et sa tentative, conjointement avec la Russie, de « défier l’hégémonie américaine », visant à rivaliser avec le G7, voire avec l’OTAN et les alliances militaires telles que le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (le QUAD) ou AUKUS. Un article de Bloomberg a synthétisé l’ensemble de ces réactions : l’événement est qualifié de « Sommet des superpuissances subalternes », et les BRICS de « vaisseau dominé par la Chine ».

Les uns et les autres se trompent. Ce sommet n’a pas consisté dans le fiasco que certains appelaient de leurs voeux, mais n’a pas tout à fait marqué l’entrée vers un nouvel ordre mondial non plus. Avec l’arrivée de six nouveaux États membres – l’Arabie saoudite, l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran et les Émirats arabes unis (EAU) -, le groupe dépasse désormais le G7 en termes de part du PIB mondial et réunit désormais la moitié de la population mondiale. Le G7, quant à lui, n’en regroupe que 10 %. Il ne s’agit pas d’une évolution insignifiante, à l’heure où une partie croissante du monde tente de se défaire de l’influence pesante des États-Unis et de l’Union européenne.

Plus important encore, avec ses nouveaux membres, les BRICS se sont imposés au cœur du commerce mondial du pétrole. Ils comptent désormais parmi leurs membres quatre des plus grands producteurs mondiaux (l’Arabie saoudite, la Russie, l’Iran et les Émirats arabes unis), trois membres de l’OPEP (l’Arabie saoudite, l’Iran et les Émirats arabes unis), qui est elle-même le plus grand exportateur de pétrole au monde, et deux des plus grands importateurs de pétrole au monde (la Chine et l’Inde).

En conséquence, les BRICS sont désormais responsables de 42 % de la production mondiale de pétrole, soit plus du double de ce qu’ils détenaient auparavant, et de 36 % de la consommation mondiale de pétrole. Cela représente une part considérable des échanges – qui plus est dans un contexte où les États-Unis et l’Arabie saoudite sont caractérisées par une tension croissante.

Or, on sait l’importance de l’axe américano-saoudien dans le maintien de l’hégémonie du dollar comme monnaie de réserve mondiale, qui permet la domination des États-Unis sur le système financier international – une suprématie au moins aussi essentielle à leur position superpuissance géopolitique que leur armée. Ce rôle précis joué par le dollar est précisément une cible de choix des membres fondateurs des BRICS.

Avant même ce sommet, le système des pétrodollars avait déjà subi quelques coups d’estoc. L’Inde, troisième importateur mondial d’or noir, a commencé l’année dernière à acheter du pétrole russe à prix réduit dans des devises autres que le dollar – parmi lesquelles le yuan. Pékin et le gouvernement saoudien ont quant à eux discuté de l’éventualité d’échanges pétroliers en yuan. L’expansion des BRICS, on le devine, pourrait accroître cette dynamique.

D’aucuns pourraient être rassurés par la froideur avec laquelle l’appel du président brésilien Lula en faveur d’une monnaie commune a été accueilli – avec l’exception notable de la Russie. Le sommet s’est toutefois concentré sur la manière dont les États-membres pourraient accroître l’utilisation de leurs propres monnaies dans leurs échanges commerciaux. Si rien de précis n’a été convenu en la matière, une grande partie du commerce mondial du pétrole est contrôlée par les membres élargis des BRICS, et s’effectue entre eux : faire de cette résolution une réalité ne semble pas hors de portée.

La Nouvelle banque de développement (NBD), créée en 2014 comme alternative au FMI et à la Banque mondiale, actuellement dirigée par l’ancienne présidente brésilienne Dilma Rousseff, tente de réduire le montant de la dette mondiale détenue en dollars. « Les monnaies nationales ne sont pas des alternatives au dollar. Ce sont des alternatives à un système », a déclaré Dilma Rousseff à ce propos.

Ainsi, même si la « dédollarisation » que de nombreux pays appellent de leurs vœux n’a pas beaucoup progressé, les éléments nécessaires à la contestation de la suprématie du dollar semblent se mettre en place. Le développement de systèmes de paiement alternatifs à SWIFT, un autre moyen potentiel de contourner l’ordre financier dominé par les États-Unis, a également été discuté. Il s’agit de grandes avancées sur des mécanismes qui sont pratiquement demeurés intacts depuis plus d’une décennie.

Pourquoi maintenant ? Si le krash de 2008 et le rejet de la diplomatie par les sanctions de Washington alimentent une hostilité de longue date au billet vert, c’est la tentative infructueuse de conduire l’économie russe vers un effondrement qui constitue le véritable catalyseur de cette nouvelle donne. De nombreux « experts », dont la secrétaire au Trésor Janet Yellen, ont d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme quant à l’impact des sanctions financières américaines en termes de dédollarisation.

L’union autour des matières premières

Bien entendu, ce n’est pas seulement du billet vert dont il est question. Un tel poids dans le commerce des matières premières les plus importantes confère des avantages géopolitiques incontournables, et le pétrole n’est qu’un élément du tableau.

Selon une analyse datant de 2019 commanditée par ABN AMRO, les BRICS fournissaient déjà près de la moitié de l’offre – et de la consommation – mondiale de matières premières. On leur devait notamment la moitié ou plus de l’aluminium, du cuivre, du fer et de l’acier, ainsi que plus de 40 % du blé, du sucre et du café – et environ un tiers du maïs. Il faut ajouter à cette configuration un grand producteur de café et d’or – l’Éthiopie -, un grand exportateur de blé et de maïs – l’Argentine – et un grand producteur de gaz naturel – l’Égypte.

Le groupe compte également quatre des quinze premiers détenteurs de réserves de lithium – dont le second détenteur au monde avec l’Argentine. Le pays qui possède les réserves les plus abondantes, la Bolivie, a également déposé une demande d’adhésion.

Étant donné l’opposition des BRICS au système financier dominé par les États-Unis, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’adhésion à cette alliance peut sembler attrayante pour des pays comme Cuba, le Venezuela ou la Syrie – soumis à des années de sanctions brutales depuis des années. Du reste, les quatre premiers membres des BRICS ont soigneusement refusé de signer les sanctions américaines à l’encontre de leur partenaire russe, tout comme les nouveaux membres.

On aurait également tôt fait de sous-estimer l’aura des BRICS dans l’intégralité du monde « en développement ». Depuis leur création, les BRICS ont toujours prétendu porter leur voix. Inclure l’Afrique du Sud en leur sein, en 2010, n’avait pas grand sens en termes étroitement économiques. Mais la signification politique de cette décision était considérable, car elle permettait d’y inclure une voix africaine. Il en va de même pour l’intégration de l’Éthiopie, l’un des pays africains les plus peuplés et à la croissance la plus soutenue.

Que quarante pays aient exprimé leur intérêt pour les BRICS et que vingt autres aient officiellement déposé leur candidature suggère que le « Sud global » voit dans l’intérêt affiché des BRICS pour les pays « en développement » autre chose qu’un effet rhétorique. En creux, ces chiffres illustrent le degré de rejet de l’ordre mondial dominé par les États-Unis.

La peur d’un monde multipolaire

Il n’est donc pas difficile de comprendre pourquoi une certaine partie du commentariat européen et américain a exprimé un rejet marqué pour les nouvelles initiatives prises par les BRICS.

Faisant écho à de nombreux commentaires récents, un article du Financial Times a sonné l’alerte : les BRICS étaient en train de devenir « le fan club d’un aspirant hegemon ». Il soulignait en partie l’entrée nouvelle de pays « redevables à la Chine par des liens de dette ou d’investissement », comme l’Éthiopie et l’Égypte. Un autre article prétend dévoiler le « projet du gouvernement chinois pour un ordre mondial alternatif » – ce qui rejoint très exactement la rhétorique officielle des BRICS eux-mêmes !

De quoi cet alarmisme est-il le nom ? Malgré les parallèles ave l’OTAN et l’AUKUS que l’on a pu lire ici et là, les BRICS ne constituent pas une alliance militaire. Et on aurait tôt fait de sous-estimer les divisions entre pays-membres. Imagine-t-on l’Inde, dont les ambitions géopolitiques sont bien connues, tout comme ses conflits avec Pékin, devenir un simple « vassal » de la Chine ? De même, des divisions sont apparues quant à l’élargissement de l’alliance : le Brésil et l’Inde étaient moins enclins que d’autres à accueillir autant de pays nouveaux.

On ne comprendra rien à l’attrait des BRICS si on y voit une alliance chapeautée par la Chine. L’attrait pour un monde multipolaire est profond – un monde dans lequel les pays n’auraient pas à s’aligner sur une puissance dominante et se retrouver à sa merci.

La consolidation des BRICS n’accroîtrait pas nécessairement les tensions internationales. Il faut rappeler que de nombreux pays des BRICS n’ont pas rompu avec Washington. Pour le moment, les relations entre Lula et l’administration Biden sont au beau fixe. L’Inde demeure l’un du Quad dirigé par les États-Unis. Quant à l’Égypte, elle est l’un des principaux bénéficiaires de l’aide militaire américaine. Quant à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, on ne pourrait trop souligner l’obséquiosité dont les États-Unis font preuve à leur égard – comme le montre leur soutien continu à leur guerre criminelle au Yémen.

Le renforcement des BRICS pourrait faire progresser le caractère multilatéral de l’ordre mondial et conduire à une désescalade. Le sommet fut pour l’Inde et la Chine l’occasion de progresser dans la désescalade des tensions liées à leur différend frontalier. L’entrée de l’Iran et de l’Arabie saoudite suggère une intensification du rapprochement entre les deux pays sous l’égide de la Chine. L’entrée de l’Iran ouvre d’ailleurs la voie à un accroissement du commerce bilatéral, qui permettrait d’atténuer l’effet des sanctions épouvantables imposées par Washington.

Et si, comme le note le Financial Times, l’objectif des BRICS est de démocratiser les Nations unies, quel mal pourrait en résulter ? L’invasion de l’Ukraine par la Russie – et le droit de veto dont dispose cette dernière – ne montre-t-elle pas l’urgence d’une réforme du Conseil de sécurité ? S’opposer à un tel changement parce qu’il pourrait avantager la Chine aurait aussi peu de sens que de s’opposer à une transition post-pétrole parce qu’elle pourrait avantager les États-Unis…

Bien sûr, il faut se garder de pécher par excès d’irénisme. On peut être dubitatifs face à la surenchère séductrice de la Chine et des États-Unis à l’égard de l’Arabie saoudite. Mais c’est un état de fait qui n’est pas né avec les BRICS…

Le risque principal de cette alliance réside plutôt dans le peu de changements qu’elle est capable d’apporter. Un ordre multipolaire remettrait-il en cause la nature du système économique dominant, et l’asymétrie entre États faibles et puissants ?

S’il est difficile de prendre au sérieux les avertissements concernant la nature autoritaire et antidémocratique des BRICS – à l’exception de la Russie et de la Chine, tous les États-membres ont de bonnes relations avec Washington – il faut se garder d’idylliser les régimes de ses pays-membres. Nombre d’entre eux subissent une montée d’un nationalisme autoritaire, tandis que leur prétention au rang de grandes puissances indique qu’ils aspirent davantage à remplacer les dominants de l’ordre actuel qu’à le bouleverser.

En finir avec l’alarmisme

Ce serait une bien triste réussite pour les BRICS que substituer à l’exploitation du Sud par les sociétés occidentales une exploitation multinationale du monde entier. Et si un monde véritablement multipolaire devait voir le jour, on ignore encore si les BRICS – avec sa structure lâche, voire inexistante et ses divisions internes – sera ou non l’agent qui lui permettra d’émerge. Pour autant, un « monde multipolaire » ne serait ni nécessairement dominé par la Chine, ni à craindre. Comme levier pour accroître l’influence de la grande majorité de la population mondiale sur le cours des choses, il doit demeurer un horizon.L

La population américaine elle-même aurait à y gagner. Elle serait libérée du fardeau de l’aventurisme militaire sans fin à l’étranger, et de l’obsession de sa classe dominante à conserver sa suprématie. Ce serait pour elle l’occasion de réorienter ses ressources vers la résolution de la myriade de crises intérieures que connaissent les Américains…

[1] Article originellement paru chez notre partenaire Jacobin, sous le titre « The BRICS expansion is not the end of the world order – or the end of the world ».

17.09.2023 à 13:00

Jeremy Corbyn : « The Conservatives will most probably lose the next election »

William Bouchardon

What has Jeremy Corbyn become ? For nearly five years as leader of Labour, from 2015 to 2020, he embodied immense hope for the radical left in the UK and the rest of the world. His openly socialist agenda contrasted with the unanimous adherence to neoliberalism and austerity of the Tories and the Blairite apparatchiks who […]
Texte intégral (3760 mots)

What has Jeremy Corbyn become ? For nearly five years as leader of Labour, from 2015 to 2020, he embodied immense hope for the radical left in the UK and the rest of the world. His openly socialist agenda contrasted with the unanimous adherence to neoliberalism and austerity of the Tories and the Blairite apparatchiks who controlled the opposition party. After an excellent result in 2017 – 40% of the vote – which deprived Theresa May of a majority and almost made him Prime Minister, he lost to Boris Johnson two years later, notably because of his party’s plan for a second referendum on Brexit.

Since then, Corbyn has mostly been in the news when his successor Keir Starmer tried to expel him from the party and the media called him an anti-Semite, a lie used as a pretext to dismiss the threat he poses to the British oligarchy. Despite these relentless attacks, the MP stands firm and continues tirelessly to defend public services, the welfare state, freedoms, the environment, peace and international solidarity, as he has done since he entered politics. Le Vent Se Lève met him in Belgium, during the Manifiesta festival. The former Labour leader gave us his analysis of the resurgence of trade unions in the UK over the last year, argued in favour of nationalising strategic sectors and negotiating peace rather than escalating the war in Ukraine. He also spoke to us about the work of the Peace and Justice Project, a political structure he set up two years ago, and shared his views on the forthcoming General election. Interview by William Bouchardon, with the help of Laëtitia Riss and Amaury Delvaux.

LVSL – It is the first time you come to Manifiesta, which is both a political and musical festival, organised by the Workers Party of Belgium (PTB). What types of links do you have with them and what are some common fights that you share ?

Jeremy Corbyn – I was inspired by the idea of Manifiesta, which, as I see it, is similar to the Fête de l’Humanité in Paris, which I have been to on some occasions. I like the idea of an inclusive festival for left, trade union and working class organisations to come together not looking for divisions and boundaries but looking for opportunities for discussions.

I know the Workers party of Belgium from my membership of the Council of Europe, where I met many of the European left. I have met many of the leaders of the PTB and I am very pleased to be here. I am also here representing the Peace and Justice Project with Laura [Laura Alvarez is Jeremy Corbyn’s wife], who is the international secretary of the Peace and Justice Project and we are promoting our own conference on November the 18th.

LVSL – Yesterday, you appeared on stage alongside the leaders of the FGTB and the CSC, two major Belgian unions, and Chris Smalls, the founder of the first Amazon union in the USA. Since last year, the UK has seen a huge wave of strikes and unions have been at the heart of the news. This level of industrial action had not been seen since the early years of Margaret Thatcher premiership. Do you think that the successive defeats of the labour movement have finally stopped and that a renaissance of unions has started ?

J. C. – I know Chris Smalls very well and I think he is emblematic of what the new generation of labour leaders look like : he is a young, very brave guy, working in a completely anti-union atmosphere and has managed to recruit people and win recognition at some Amazon sites in the USA. This truly is an Herculean struggle and unionising people at other Amazon facilities in the US will also be extremely hard. We have seen similar attempts in the UK, notably at the Amazon centre in Coventry, where the GMB union has tried to organise workers.

Jeremy Corbyn during our interview. © Laëtitia Riss for Le Vent Se Lève

I was a trade union organiser before I became a member of Parliament. In the 1970s, I was directly responsible for 40.000 union members, as a negotiating secretary for Great London employees. So I have a lot of experience in trade union work. At that time, union membership in the UK was around 12 million people and there was a very high level of density : roughly half of the working population was unionised. However, they were heavily concentrated in older, heavy industries or the public sector and much less present in small, private companies.

The Conservative government of 1979 led by Thatcher was radically different from any other government Britain had seen since the 1930s. Indeed, in many ways, it was a throwback to the 1930s. Their priorities were to destroy trade union power and to privatise and destroy big manufacturing industries. They did exactly that and privatised everything they could : gas, electricity, steel, coal, motor industry, aircraft and shipbuilding, oil, British Telecom, Royal Mail and so on. 

“In the 1970s, public ownership in Britain accounted for 52-53% of GDP. More than half of the economy was in public hands !”

At that time, public ownership in Britain accounted for 52-53% of GDP. More than half of the economy was in public hands ! This destruction of heavy industry caused huge job losses in steel and coal and, as a result, union membership started to decline. This trend continued for a long time but recently, union membership has started to go up again.

LVSL – Would you say that the tide has changed ?

J. C. – The tide has changed because the austerity introduced since 2008 led a lot of people to question their own security in society. Many have seen no real wage rise for 15 years now. In some cases, they even have lost money over this period because their wages haven’t kept pace with inflation. Because of wage demands, union membership has started to increase. For instance the teachers union recruited 60.000 new members during its recent dispute, and similar things have happened in other sectors. So there has been an upsurge in activity. 

Most of the settlements that have been reached as a result of recent strikes are not what you would call knock-out victories, but there are not defeats either. It is usually something around inflation-rate wage increase. But significantly, the effort of Royal Mail to turn its staff into self-employees, just like Amazon or others do, was defeated comprehensively. But defeating something nasty isn’t the same as winning, which therefore hasn’t given people an enormous boost. Many fights are still ongoing : the rail dispute, the civil service one or even the teachers one in the long term are far from resolved.

As well as this big increase in union activity, there also is a big increase in people joining unions in the informal sector. Some of the new unions are not affiliated to the TUC, it doesn’t make them bad unions, but it just means people who are trying to represent their coworkers in their own way. It is up to the older unions and the TUC to work with them. I am personally very happy to work with all types of unions.

LVSL – Due to very high inflation in the UK, the political agenda has been mostly focused on bread-and-butter issues recently. But the other big fight of the left is the ecological crisis, as demonstrated again by an extreme summer all across the world. Here at Manifiesta, you took part in a debate on environmental issues and class. Indeed, many left-wing parties are trying to articulate the two together. What advice would you have for them ?

J. C. – During this debate, there was a very good speech by a steelworker from the Netherlands. This union leader has managed to force the company to completely change the production process, by moving to a lower-energy, sustainable production of “green steel”. Instead of blast furnace and open-hearth furnace production, their facility is implementing electric production and using scraps rather than iron ore to manufacture new steel. Bringing about that change was an incredible achievement. To me, that’s the example of trade unions in action, managing to reduce the levels of pollution and CO2 emissions while protecting jobs at the same time. I mention this because I think trade unions have to use their power to force companies to be sustainable.

“The middle class escapism route of moving to the suburbs and the countryside and work from home is not an option for the majority of the population.”

But it is also about working class communities. It is working class kids in Glasgow, London, Paris, Mumbai, Delhi, New York or San Paolo who are suffering the worst effects of air pollution, reducing lung capacity and life expectancy. The middle class escapism route of moving to the suburbs and the countryside and work from home is not an option for the majority of the population. The issue is about cleaning up the air and making the polluters pay for it. That is why I approach this issue from a class angle.

© Laëtitia Riss for Le Vent Se Lève

I promoted a Green Industrial Revolution as leader of the Labour Party. It was not about condemning and guilt-tripping people about driving a diesel vehicle for a job or working in a steelworks, but about changing that and protecting jobs at the same time. People are not gonna buy into climate protection issues unless their living standards are protected at the same time. I also talked a lot about education on biodiversity. We have to bring up a generation that understands that we have to live with the natural world, not in opposition to it. I am very determined to achieve all that.

LVSL – You said polluting companies must pay for repairing the damage they caused and that unions are essential to change the way production is organised. I can only agree with you but shouldn’t we also fight for public ownership in order to change the way the economy is run ?

J. C. – Public ownership is essential for major services. Water is an obvious example : we all need water, all day long, every day. It is the most basic necessity of all. Yet, it was privatised in Britain by the Thatcher government for a price that was much lower than the actual value of the industry. The companies that took it other immediately developed or sold the considerable land assets that the publicly-owned water companies had. Then they paid out enormous profits and dividends to shareholders instead of investing in new pipes and protection of nature. As a result, last year, there were 300,000 sewage discharges into English rivers. There is no case but for bringing water companies back into public ownership and putting them under democratic control. They must be controlled by local communities, workers, local authorities and local businesses with a clear remit on environmental protection as well as water production and delivery.

“Public ownership is essential for major services.”

The same applies to energy. The British government paid billions in subsidies to the energy companies on the agreement that they would only raise the price for consumers by 100%. In other words, all of our electricity bills have doubled, the companies have made massive profits out of it and the government has used public money to ensure those profits are maintained. It’s a crazy situation. There is no argument but to bring them into public ownership and we strongly support that. Indeed we work with We Own It and are organising a meeting next week to demand just that.

LVSL – The meeting you mention will be organised by the Peace and Justice Project, an organisation you created recently. Could you tell us more about it ? What is its purpose and what type of campaigns are you working on ?

J. C. – We set it up after the general election of 2019 and finally launched it in January 2021. It has about 60.000 people signed up as followers, who receive regular videos, emails and so on about our different activities. We also have a considerable number who donate money to ensure the project can survive, not vast amounts of money : the average donation is between 5 and 10 pounds a month. We are grateful for this support. 

“The Peace and Justice Project is intended to be a political home for those who were homeless.”

The Peace and Justice Project is intended to be a political home for those who were homeless. Therefore, it doesn’t have a very tight set of political principles behind it, but rather multiple campaigns. First of all, we built a platform of five demands, on wages, health, housing, environment and international policy and peace. These were elaborated with unions : we work closely with the CWU [communication], the RMT [transport] and BFAWU [food industry]. We work together against privatisations and on union rights campaigns for people in the gig economy such as Starbucks and Amazon workers.

© Laëtitia Riss for Le Vent Se Lève

Secondly we are promoting the ideas of arts and culture as being part of the labour movement, which implies two things. One is doing “Music for the many” concerts around the country, where we defend our live music venues, which are at risk of closure because of austerity and the cost-of-living crisis. We have organised six of these concerts so far and many more are coming. Each time, we give an opportunity for usually young, not very well-known musicians to play and promote our campaigns.

We are also writing a book called Poetry for the Many [a direct reference to his campaign slogan, For the Many, not the Few], which has already received a lot of pre-sale orders. This came out as an idea because I receive a lot of poems from young people. One day, Len McCluskey [former general secretary of Unite] and I were in my office one day talking about economic policies and strategies and he asked me: “Why do you have those poetry books in your office ?”. I was quite offended and I replied “why not ?”, to which he then replied “I haven’t got that one, can I borrow it ?”. So we decided to publish this book, which includes poems from a wide range of countries, and are now preparing another one, called Poetry from the many, which will include the best ones we have received.

Finally, there is the international work we do, with the help of Laura. We are working on union recognition campaigns with foreign organisations, like the international transport workers federation. We are hosting a major conference in London in November with labour leaders from all around the world, from Latin America to Europe, Russia and the Middle East. The goal is to work together on major topics such as climate change and social justice and fight wars.

LVSL – Indeed, the fight against wars has been one of the major themes of this edition of Manifiesta. You have been a lifetime advocate for peace, as demonstrated, for instance, by your opposition to the Iraq War. Even if there are other ongoing conflicts, the Western media focuses on the war between Russia and Ukraine. What would left-wing pacifism look like, according to you, in this specific conflict ?

J. C. – First, I want to emphasise how appalling this war is and how wrong the Russian aggression is. That being said, conflicts end by negotiation and this one will too one day. How many more people are going to die before we get to that point ? The policy of Western countries and Western companies of pouring more and more arms into Ukraine and NATO more and more involved in Ukraine military activities can only make the conflict worse. The UN and the European Union did not, in my opinion, try anything to bring an enhancement of the Minsk agreement in order to maintain relative peace. I say relative because of course the conflict in the Donbass has been going on for nine years already.

“The UN and the European Union did not try anything to enhance the Minsk agreement in order to maintain relative peace.”

There has to be talks for peace. Well done the African Union, well done the Latin American leaders and well done the Pope on trying to bring about ceasefire talks. If they don’t happen now, they will happen at some point. My question is how many more will die in the process ? Ukraine and Russia are capable of talking to each other regarding grain shipments in the Black Sea, so they are perfectly capable of doing the same for reaching a ceasefire. We have got to push for it all the way and support those in Ukraine and in Russia that fight for peace. I also want to use this opportunity to call for the release of Boris Kagarlitsky, he is an old friend, a great thinker, a great peace activist and he should not be in jail.

LVSL – There will be elections next year in the UK. What do you expect to happen and what role are you going to play in them ?

J. C. – The latest possible date for the next elections is January 2025, but I imagine they will be held sooner than that. The government is currently extremely unpopular for its incompetence and the way it handed out billions of pounds of contracts during Covid, many of which were awarded without much oversight to Conservative party donors and friends. Therefore, the Conservative will most probably lose the election. 

But Labour has to have an alternative. Merely offering to manage the economy in the same way, refusing to introduce a wealth tax, refusing to follow the policy of public ownership that were put forward in the last two Labour manifestos [when Jeremy Corbyn led the party] will not encourage people to vote Labour. So, what I want to see is a real alternative to the Conservatives being put forward.

There are huge issues of democracy in the Labour Party and Keir Starmer was elected leader on the policy of democratising the party. I don’t quite know what direction he has followed here because shutting down local debate and democracy, imposing candidates and using his majority in the NEC [the National Executive Council is the governing body of Labour] to prevent people from even being a candidate is hardly a democratic process. I have been suspended as a member of the parliamentary party, but not of the Labour Party and I am a member of Islington North Labour Party and I attend branch meetings as anybody else does. I am not going to allow myself to be driven away by this process. There is a huge thirst for radical alternative voices in Britain and I am happy to be one of those many voices.

LVSL – Beside the Peace and Justice Project, could you tell us a bit more about what form your engagement might take ? Will you stand at the next election ?

J. C. – I’m available to serve the people of Islington North if that is what they wish.

17.09.2023 à 13:00

Jeremy Corbyn : « Les conservateurs vont très probablement perdre les prochaines élections »

William Bouchardon

Qu’est devenu Jeremy Corbyn ? Pendant près de cinq ans à la tête du Labour, de 2015 à 2020, il a incarné un espoir immense pour la gauche radicale au Royaume-Uni et dans le reste du monde. Son programme ouvertement socialiste tranchait avec l’adhésion unanime au néolibéralisme et à l’austérité des conservateurs et des apparatchiks blairistes […]
Texte intégral (4990 mots)

Qu’est devenu Jeremy Corbyn ? Pendant près de cinq ans à la tête du Labour, de 2015 à 2020, il a incarné un espoir immense pour la gauche radicale au Royaume-Uni et dans le reste du monde. Son programme ouvertement socialiste tranchait avec l’adhésion unanime au néolibéralisme et à l’austérité des conservateurs et des apparatchiks blairistes qui contrôlaient le parti d’opposition. Après un excellent résultat en 2017 – 40% des voix – qui prive Theresa May de majorité et le fait presque devenir Premier Ministre, il s’incline face à Boris Johnson deux ans plus tard, notamment en raison du projet de second référendum sur le Brexit décidé par son parti.

Depuis cet échec, on a surtout entendu parler de lui lorsque son successeur Keir Starmer a tenté de l’exclure du parti et que les médias l’ont qualifié d’antisémite – un mensonge, dont il n’est pas difficile de voir qu’il est mobilisé pour écarter la menace qu’il représente pour le statu quo. Malgré ces attaques incessantes, le député continue inlassablement de défendre les services publics, l’État social, les libertés, l’environnement, la paix et la solidarité internationale, comme il l’a toujours fait depuis ses débuts en politique. Le Vent Se Lève l’a rencontré en Belgique, dans le cadre du festival Manifiesta. L’ancien leader travailliste nous a livré son analyse sur le retour en force des syndicats outre-Manche depuis un an et plaidé pour la nationalisation de secteurs stratégiques, ainsi que des négociations de paix plutôt que la surenchère guerrière en Ukraine. Il nous a également présenté l’action du Peace and Justice Project, une structure politique qu’il a créé il y a deux ans, et donné son avis sur la prochaine séquence électorale. Entretien réalisé par William Bouchardon, avec l’aide de Laëtitia Riss et d’Amaury Delvaux.

LVSL – C’est la première fois que vous venez à Manifiesta, qui est un festival à la fois politique et musical, organisé par le Parti du Travail de Belgique (PTB). Quels types de liens entretenez-vous avec ce parti et quels sont vos combats communs ?

Jeremy Corbyn – J’ai été inspiré par l’idée de Manifiesta qui, selon moi, est similaire à la Fête de l’Humanité à Paris, à laquelle j’ai assisté à plusieurs reprises. J’aime l’idée d’un festival inclusif pour les organisations de gauche, les syndicats et les organisations de la classe ouvrière, afin qu’ils se réunissent sans chercher de divisions ou de frontières, mais en cherchant des opportunités de discussions.

Je connais le Parti du Travail de Belgique pour avoir été membre du Conseil de l’Europe, où j’ai rencontré de nombreux membres de la gauche européenne. J’ai rencontré beaucoup de leaders du PTB et je suis très heureux d’être ici. Je représente également le Peace and Justice Project avec Laura (ndlr : Laura Alvarez est la femme de Jeremy Corbyn), qui en est la secrétaire internationale et nous faisons la promotion de notre propre conférence le 18 novembre.

LVSL – Vous êtes intervenu sur scène aux côtés des dirigeants de la FGTB et de la CSC, deux grands syndicats belges, et de Chris Smalls, le fondateur du premier syndicat d’Amazon aux États-Unis. Depuis l’année dernière, le Royaume-Uni connaît une énorme vague de grèves et les syndicats sont au cœur de l’actualité. Un tel niveau de conflit social n’avait pas été observé depuis les premières années au pouvoir de Margaret Thatcher. Pensez-vous que les défaites successives du mouvement syndical ont enfin cessé et qu’une renaissance des syndicats a commencé ?

J. C. – Je connais très bien Chris Smalls et je pense qu’il est emblématique de ce à quoi ressemble la nouvelle génération de dirigeants syndicaux : c’est un jeune homme très courageux, qui travaille dans une atmosphère totalement antisyndicale et qui a pourtant réussi à recruter des gens et à faire reconnaître son syndicat sur certains sites d’Amazon aux États-Unis. Il s’agit véritablement d’une lutte herculéenne et syndiquer les travailleurs des autres sites d’Amazon aux États-Unis sera extrêmement difficile. Au Royaume-Uni, nous avons assisté à des tentatives similaires, notamment au centre Amazon de Coventry, où le syndicat GMB essaie d’organiser les travailleurs.

Jeremy Corbyn lors de notre interview. © Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

J’ai moi-même été responsable syndical avant de devenir député. Dans les années 1970, j’étais directement responsable de 40.000 syndiqués, en tant que secrétaire à la négociation pour les employés du Grand Londres. J’ai donc une grande expérience du travail syndical. À l’époque, le Royaume-Uni comptait environ 12 millions de syndiqués et le taux de syndicalisation était très élevé : environ la moitié de la population active était syndiquée. Toutefois, cette présence syndicale était fortement concentrée dans les industries lourdes et anciennes et dans le secteur public, et beaucoup moins dans les petites entreprises privées.

« Dans les années 70, la propriété publique en Grande-Bretagne représentait 52-53 % du PIB. Plus de la moitié de l’économie était entre les mains de l’Etat ! »

Le gouvernement conservateur de 1979 dirigé par Thatcher était radicalement différent de tous les autres gouvernements que la Grande-Bretagne avait connus depuis les années 1930. En fait, à bien des égards, il s’agissait d’un retour aux années 1930. Ses priorités étaient de détruire le pouvoir des syndicats et de privatiser et détruire les grandes industries manufacturières. C’est exactement ce qu’ils ont fait, ils ont privatisé tout ce qu’ils pouvaient : le gaz, l’électricité, l’acier, le charbon, l’industrie automobile, la construction aéronautique et navale, le pétrole, British Telecom, Royal Mail, etc. 

À l’époque, la propriété publique en Grande-Bretagne représentait 52-53 % du PIB. Plus de la moitié de l’économie était aux mains de l’Etat ! Cette destruction de l’industrie lourde a entraîné d’énormes pertes d’emplois dans les secteurs de l’acier et du charbon et, par conséquent, le nombre de syndiqués a commencé à diminuer. Cette tendance s’est poursuivie pendant longtemps, mais le nombre de syndiqués a recommencé à augmenter récemment.

LVSL – Diriez-vous que le vent a tourné ?

J. C. – Le vent a tourné car l’austérité mise en place depuis 2008 a conduit beaucoup de gens à ne plus se sentir en sécurité quant à leur niveau de vie. Beaucoup n’ont pas connu d’augmentation réelle de salaire depuis 15 ans. Dans certains cas, ils ont même perdu de l’argent au cours de cette période parce que leurs salaires n’ont pas suivi l’inflation. Ce sont ces revendications de hausses de salaires qui expliquent que le nombre de syndiqués a commencé à augmenter. Par exemple, le syndicat des enseignants a recruté 60.000 nouveaux membres lors de son récent conflit, et la même chose s’est produite dans d’autres secteurs économiques. Il y a donc eu une recrudescence de l’activité syndicale.

La plupart des accords conclus à la suite des récentes grèves ne sont ni des victoires par KO, ni des défaites. Généralement, les travailleurs obtiennent une augmentation de salaire correspondant au taux d’inflation. Une autre bataille importante concernait la tentative de Royal Mail (la Poste britannique, ndlr) de transformer son personnel en travailleurs indépendants, à l’instar d’Amazon ou d’autres. Cela a été complètement bloqué grâce à la mobilisation. Mais repousser quelque chose de vicieux n’est pas vraiment une victoire, donc cela n’a pas donné un énorme coup de pouce aux gens. De nombreuses luttes, comme celle du secteur ferroviaire et de la fonction publique, sont encore en cours et le récent accord pour les enseignants ne résout pas les questions de long terme.

Parallèlement à cette forte augmentation de l’activité syndicale, on observe également une forte augmentation du nombre de personnes adhérant à des syndicats dans le secteur informel. Certains de ces nouveaux syndicats ne sont pas affiliés au TUC (le Trade Union Congress regroupe la grande majorité des organisations syndicales au Royaume-Uni, ndlr). Cela n’en fait pas de mauvais syndicats, c’est juste que ceux qui sont à l’origine de ces nouveaux syndicats cherchent à représenter leurs collègues à leur manière. Il appartient aux syndicats plus anciens et au TUC de travailler avec eux. Personnellement, je suis très heureux de travailler avec tous les types de syndicats.

LVSL – En raison de l’inflation très élevée au Royaume-Uni, l’agenda politique s’est principalement concentré sur les questions sociales ces derniers temps. Mais l’autre grand combat de la gauche est la crise écologique, comme l’a encore démontré un été extrême dans le monde entier. Ici, à Manifiesta, vous avez participé à un débat liant les questions environnementales et la lutte des classes. Dans le monde entier, de nombreux partis de gauche tentent d’articuler ces deux enjeux. Quels conseils leur donneriez-vous ?

J. C. – Durant ce débat, il y a eu une très bonne intervention d’un sidérurgiste néerlandais. Ce dirigeant syndical a réussi à forcer l’entreprise à changer complètement le processus de production, en passant à une production à faible consommation d’énergie qu’on peut qualifier « d’acier vert ». Au lieu de produire dans des hauts-fourneaux ou des fours à foyer ouvert, l’entreprise met en place une production électrique et utilise des déchets plutôt que du minerai de fer pour fabriquer de l’acier neuf. Avoir réussi à obtenir ce changement de mode de production est une incroyable réussite. Pour moi, c’est l’exemple même des syndicats en action, qui parviennent à réduire les niveaux de pollution et les émissions de CO2 tout en protégeant les emplois. Je mentionne cela parce que je suis convaincu que les syndicats doivent utiliser leur pouvoir pour forcer les entreprises à être durables.

« L’échappatoire de la classe moyenne, qui consiste à s’installer dans les banlieues pavillonnaires ou à la campagne et à travailler à domicile, n’est pas une option pour la majorité de la population. »

Ensuite, ce sont les communautés ouvrières qui sont les plus frappées par la crise environnementale. Ce sont les enfants des classes populaires de Glasgow, Londres, Paris, Mumbai, Delhi, New York ou San Paolo qui subissent les pires effets de la pollution de l’air, réduisant la capacité pulmonaire et l’espérance de vie. L’échappatoire de la classe moyenne, qui consiste à s’installer dans les banlieues pavillonnaires ou à la campagne et à travailler à domicile, n’est pas une option pour la majorité de la population. Il faut assainir l’air et faire payer les pollueurs. C’est pourquoi j’aborde cette question sous l’angle de la classe sociale.

© Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

En tant que leader du parti travailliste, j’ai promu une révolution industrielle verte. Il ne s’agissait pas de condamner et de culpabiliser les gens qui conduisent un véhicule diesel pour aller au boulot ou qui travaillent dans une aciérie, mais de changer les choses et de protéger les emplois en même temps. La population ne peut pas soutenir la protection du climat si son niveau de vie n’est pas protégé en même temps. J’ai également beaucoup parlé de l’éducation à la biodiversité. Nous devons élever une génération qui comprenne que nous devons vivre avec le monde naturel, et non en opposition avec lui. Je suis très déterminé à atteindre tous ces objectifs.

LVSL – Vous avez dit que les entreprises polluantes doivent payer pour réparer les dommages qu’elles ont causés et que les syndicats sont essentiels pour changer la façon dont la production est organisée. Je ne peux qu’approuver. Mais si on veut changer la façon dont l’économie est gérée, ne devons-nous pas aussi nous battre pour la propriété publique des moyens de production, c’est-à-dire des nationalisations ?

J. C. – La propriété publique est indispensable pour les services essentiels. L’eau est un exemple évident : nous avons tous besoin d’eau, tout au long de la journée, tous les jours. C’est le besoin le plus élémentaire qui soit. Pourtant, elle a été privatisée en Grande-Bretagne par le gouvernement Thatcher pour un prix bien inférieur à la valeur réelle du secteur. Les entreprises privées qui ont racheté ce secteur ont immédiatement fait fructifier les considérables actifs fonciers dont disposaient les entreprises publiques de distribution d’eau en les vendant ou en construisant dessus. Elles ont ensuite versé d’énormes bénéfices et dividendes aux actionnaires au lieu d’investir dans de nouvelles canalisations et dans la protection de la nature. Le résultat, ce sont 300.000 rejets d’eaux usées directement dans les rivières anglaises rien que l’an dernier.

Il n’y a pas d’autre choix que de ramener les compagnies des eaux dans le giron public et de les placer sous contrôle démocratique. Elles doivent être contrôlées au niveau local, par les collectivités, en lien avec les travailleurs, les entreprises locales et les autorités publiques, avec un mandat clair en matière de protection de l’environnement ainsi que de production et de distribution de l’eau.

« La propriété publique est indispensable pour les services essentiels. »

Il en va de même pour l’énergie. Le gouvernement britannique a versé des milliards de subventions aux entreprises énergétiques, à condition qu’elles n’augmentent les prix pour les consommateurs « que » de 100 %. En d’autres termes, toutes nos factures d’électricité ont doublé, les entreprises ont réalisé d’énormes bénéfices et le gouvernement a utilisé l’argent public pour garantir le maintien de ces bénéfices. C’est une situation insensée ! Il n’y a pas d’autre solution que d’en faire une propriété publique, ce que nous soutenons fermement. Nous travaillons d’ailleurs avec We Own It (association agissant pour le retour de nombreux services dans le giron public, ndlr) et organisons une réunion la semaine prochaine pour exiger cela.

LVSL – La réunion que vous mentionnez sera organisée par le Peace and Justice Project, une organisation que vous avez créée récemment. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Quel est l’objectif de cette structure et sur quelles campagnes menez-vous ?

J. C. – Nous avons commencé à bâtir cette structure après les élections générales de 2019 (lors desquelles Jeremy Corbyn est battu par Boris Johnson, ndlr) et l’avons lancé en janvier 2021. Nous avons environ 60.000 personnes inscrites en tant que followers, qui reçoivent régulièrement des vidéos, des courriels et d’autres contenus sur nos différentes activités. Nous avons également un nombre considérable de personnes qui donnent des petites sommes d’argent pour assurer la survie du projet : le don moyen se situe entre 5 et 10 livres par mois. Nous sommes reconnaissants de ce soutien. 

« Le Peace and Justice Project se veut un foyer politique pour ceux qui ne savent plus vers où se tourner. »

Le Peace and Justice Project se veut un foyer politique pour ceux qui ne savent plus vers où se tourner. Par conséquent, il ne repose pas sur un ensemble très strict de principes politiques, mais plutôt sur de multiples campagnes thématiques. Tout d’abord, nous avons élaboré une plate-forme de cinq revendications, sur les salaires, la santé, le logement, l’environnement et la politique internationale et la paix. Ces revendications ont été élaborées avec les syndicats : nous travaillons en étroite collaboration avec le CWU (communication), le RMT (transport) et le BFAWU (industrie alimentaire). Nous travaillons ensemble contre les privatisations et sur des campagnes de défense des droits syndicaux des travailleurs de l’économie parallèle, tels que ceux de Starbucks et d’Amazon.

© Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

Deuxièmement, nous promouvons l’idée que les arts et la culture font partie du mouvement syndical, ce qui implique deux choses. D’une part, nous organisons des concerts dénommés « Music for the Many » (en référence au slogan de campagne de Jeremy Corbyn, For the Many, not the few, ndlr) dans tout le pays. A cette occasion, nous défendons nos lieux de musique vivante et salles de concert, qui risquent de fermer à cause de l’austérité et de la crise du coût de la vie. Nous avons organisé six de ces concerts jusqu’à présent et beaucoup d’autres sont à venir. À chaque fois, nous donnons l’occasion à des musiciens généralement jeunes et peu connus de jouer et nous promouvons nos différentes campagnes.

Nous écrivons également un livre intitulé Poetry for the Many, qui a déjà fait l’objet de nombreuses commandes en prévente. L’idée est née parce que je reçois beaucoup de poèmes de jeunes. Un jour, Len McCluskey (ancien secrétaire général du syndicat Unite, ndlr) et moi étions dans mon bureau pour parler de politiques et de stratégies économiques et il m’a demandé : « Pourquoi avez-vous ces livres de poésie dans votre bureau ? ». Je me suis senti offensé et lui ai dit « Et pourquoi pas ? », ce à quoi il a répondu « Je n’ai pas celui-là, je peux te l’emprunter ? » Nous avons donc décidé de rédiger ce livre, qui contient des poèmes provenant d’un large éventail de pays, et nous en préparons actuellement un autre, intitulé Poetry from the many, qui contiendra les meilleurs poèmes que nous avons reçus.

Enfin, il y a le travail international que nous effectuons avec l’aide de Laura. Nous travaillons sur des campagnes de reconnaissance syndicale avec des organisations étrangères, comme la Fédération internationale des travailleurs des transports. Nous organisons une grande conférence à Londres en novembre avec des dirigeants syndicaux du monde entier, de l’Amérique latine à l’Europe, en passant par la Russie et le Moyen-Orient. L’objectif est de travailler ensemble sur des sujets majeurs tels que le changement climatique, la justice sociale et de lutter contre les guerres.

LVSL – La lutte contre les guerres est d’ailleurs l’un des principaux thèmes de cette édition de Manifiesta. Vous avez toujours défendu la paix, comme en témoigne, par exemple, votre opposition à la guerre en Irak (Corbyn a voté contre l’entrée en guerre du Royaume-Uni, en opposition au gouvernement de Tony Blair, pourtant issu du même parti que lui, et organisé des rassemblements de plusieurs centaines de milliers de personnes pour la paix, ndlr). Même s’il y a d’autres conflits en cours, les médias occidentaux se concentrent sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Selon vous, à quoi ressemblerait un pacifisme de gauche dans ce conflit ?

J. C. – Tout d’abord, je tiens à souligner à quel point cette guerre est épouvantable et à quel point l’agression russe est une grave erreur. Cela dit, les conflits se terminent tous par des négociations et il en ira de même pour cette guerre un jour. La question, c’est combien de personnes vont encore mourir d’ici-là ? La politique des pays occidentaux et des entreprises  d’armement consistant à déverser toujours plus d’armes en Ukraine et à impliquer de plus en plus l’OTAN dans les activités militaires de l’Ukraine ne peut qu’aggraver le conflit. L’ONU et l’Union européenne n’ont, à mon avis, rien tenté pour améliorer l’accord de Minsk afin de maintenir une paix relative. Je dis « relative » parce que le conflit dans le Donbass dure depuis neuf ans déjà.

« L’ONU et l’Union européenne n’ont rien tenté pour améliorer l’accord de Minsk afin de maintenir une paix relative. »

Il doit y avoir des pourparlers de paix. Bravo à l’Union africaine, bravo aux dirigeants latino-américains et bravo au Pape pour avoir tenté d’instaurer des pourparlers de cessez-le-feu. S’ils n’ont pas lieu maintenant, ils auront lieu un jour ou l’autre. Mais combien de vies supplémentaires vont-elles être sacrifiées avant que les armes ne se taisent ? L’Ukraine et la Russie sont capables de se parler au sujet des cargaisons de céréales dans la mer Noire, leurs dirigeants sont donc parfaitement capables de faire de même pour parvenir à un cessez-le-feu. Nous devons faire pression en ce sens jusqu’au bout et soutenir ceux qui, en Ukraine et en Russie, luttent pour la paix. Je voudrais également profiter de cette occasion pour demander la libération de Boris Kagarlitsky (philosophe et sociologue marxiste russe, ancien dissident soviétique et opposant au régime de Poutine, ndlr), un vieil ami, un grand penseur, un grand militant pour la paix, qui ne devrait pas être en prison.

LVSL – Des élections auront lieu l’année prochaine au Royaume-Uni. Quels sont vos pronostics et quel rôle allez-vous jouer dans ce scrutin ?

J. C. – La date la plus tardive possible pour les prochaines élections est janvier 2025, mais j’imagine qu’elles auront lieu plus tôt. Le gouvernement est actuellement extrêmement impopulaire en raison de son incompétence et de la manière dont il a distribué des milliards de livres sterling de contrats pendant la période Covid, dont beaucoup ont été attribués sans grand contrôle aux donateurs et aux amis du parti conservateur. Par conséquent, les Conservateurs perdront très probablement les élections. 

Mais les travaillistes doivent proposer une alternative. Se contenter de gérer l’économie de la même manière, refuser d’introduire un impôt sur la fortune, refuser de suivre la politique de propriété publique mise en avant dans les deux derniers programmes travaillistes (lorsque Jeremy Corbyn dirigeait le parti, ndlr) n’encouragera pas les gens à voter pour le Labour. Donc, je souhaite qu’une véritable alternative aux conservateurs soit proposée.

Il y a d’énormes problèmes de démocratie au sein du parti travailliste. Keir Starmer a été élu à la tête du parti en promettant de démocratiser le Labour. Je ne sais pas vraiment ce qu’il a fait à ce sujet, parce que suspendre le débat local et la démocratie, imposer des candidats et utiliser sa majorité au sein du NEC (le National Executive Committee est l’instance dirigeante du parti travailliste, ndlr) pour empêcher les gens d’être candidats, ce n’est clairement pas un processus démocratique.

J’ai été suspendu en tant que membre du groupe parlementaire, mais pas du parti travailliste. Je suis membre de la section locale du Labour d’Islington North (circonscription londonienne de Jeremy Corbyn, ndlr) et j’assiste aux réunions de la section comme n’importe qui d’autre. Je ne vais pas me laisser écarter par ce processus. Il y a une grande soif de voix alternatives et radicales en Grande-Bretagne et je suis heureux d’être l’une de ces nombreuses voix.

LVSL – Outre le Peace and Justice Project, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la forme que pourrait prendre votre engagement ? Vous présenterez-vous aux prochaines élections ?

J. C. – Je suis disponible pour servir les habitants d’Islington North si c’est ce qu’ils souhaitent.

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