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25.11.2025 à 11:56
Les « dons » des entreprises aux institutions culturelles et scientifiques et aux associations augmentent année après année, encouragés par la fiscalité « la plus favorable au monde ». Le coût pour les finances publiques : 1,7 milliard d'euros par an, et une influence croissante du secteur privé sur l'orientation de la culture, de la recherche et de l'action associative. En sortons-nous vraiment gagnants au final ? Enquête.
Ce sont des « partenaires », des « soutiens », des « donateurs », (…)
Les « dons » des entreprises aux institutions culturelles et scientifiques et aux associations augmentent année après année, encouragés par la fiscalité « la plus favorable au monde ». Le coût pour les finances publiques : 1,7 milliard d'euros par an, et une influence croissante du secteur privé sur l'orientation de la culture, de la recherche et de l'action associative. En sortons-nous vraiment gagnants au final ? Enquête.
Ce sont des « partenaires », des « soutiens », des « donateurs », des « bienfaiteurs », des « philanthropes ». Les mécènes, ces entreprises qui soutiennent des institutions publiques ou des associations relevant de l'intérêt général, sont chaque année de plus en plus nombreux. Et – paradoxalement peut-être – ils coûtent de plus en plus cher aux finances publiques. À la source de l'envolée du mécénat en France, il y a en particulier la loi Aillagon de 2003, qui permet aux entreprises de réduire leur impôt sur les sociétés, à hauteur de 60% du don. Une niche fiscale que l'on peut considérer comme une aide aux entreprises et qui fait de la France le pays de l'OCDE le plus généreux dans ce domaine. Son coût en 2024 ? 1,7 milliard d'euros.
1,7 milliard d'euros de réductions d'impôts, ce n'est pas rien. Et c'est 1,7 milliard qu'on ne pilote pas.
En 2018, un rapport de la Cour des comptes alertait déjà sur les abus de ce dispositif et l'absence de pilotage par l'État (lire notre article). Depuis, les sommes en jeu n'ont fait qu'augmenter. Entre 2019 et 2024, elles ont presque doublé. « L'État se prive d'une manne financière qui, certes, va à des structures associatives ou culturelles, mais sur laquelle il n'a pas de contrôle, constate Antoinette Guhl, sénatrice Les Écologistes, chargée de l'Économie sociale et solidaire à la mairie de Paris de 2014 à 2020. 1,7 milliard d'euros de réductions d'impôts, ce n'est pas rien. Et c'est 1,7 milliard qu'on ne pilote pas. »
Selon sa définition officielle, le mécénat doit être effectué « sans contrepartie directe de la part du bénéficiaire ». Mais la pratique est bien différente : les dons peuvent bien faire l'objet de contreparties, tant qu'elles restent disproportionnées par rapport aux sommes données. Il peut s'agir d'apposer le logo de l'entreprise sur les supports de communication de l'organisme, lui permettre de siéger au conseil d'administration, lui offrir des places de concert, lui proposer des visites privées, nommer une salle au nom de son dirigeant… Le ministère de la Culture fixe cependant une limite : les contreparties ne doivent pas dépasser 25% de la valeur du don.
« Cela signifie que lorsqu'une entreprise fait un don de 100 euros, elle peut en récupérer 85 : 60 déduits de ses impôts, 25 sous forme de contreparties, résume Sabine Rozier, chercheuse et maîtresse de conférence en sciences politiques à l'université Paris-Dauphine. Le mécénat, c'est nous, citoyens, qui en supportons l'essentiel du coût. Ce qui pose problème d'un point de vue démocratique, puisque ce sont des arbitrages sur lesquels la représentation nationale n'a pas son mot à dire : les entreprises font ce qu'elles veulent de l'argent qu'on leur donne. »
Désormais, toutes les organisations publiques ou d'intérêt général sont activement poussées à se tourner vers le mécénat, constate Jérôme Kohler, conseiller philanthropique et auteur de La main qui donne (éditions Charles Léopold Mayer) : « Le mécénat est aujourd'hui une ligne budgétaire présente partout. Elle figure dans les contrats d'objectifs et de moyens de la plupart des établissements publics : l'État, ou les régions, demandent qu'un certain montant soit obtenu via le mécénat. »
Cette dynamique d'augmentation de la part des financements privés s'observe aussi dans la culture et dans l'enseignement supérieur. « Les subventions restent élevées dans le domaine culturel mais les établissements sont poussés à augmenter leurs ressources propres, que ce soit via la billetterie - le secteur qui connaît la plus forte augmentation ces vingt dernières années - le mécénat, la location d'espaces ou encore le merchandising », note Bernard Hasquenoph, journaliste et fondateur du blog sur la vie des musées Louvre pour tous.
Même dans le mécénat, les entreprises sont dans une logique de valorisation, qu'elle soit financière, d'images ou de marques.
Dans l'enseignement supérieur, la loi Pécresse d'autonomie des universités de 2007 a rendu les établissements responsables de 100% de leur budget et encouragé le recours à des fonds privés. « Les services juridiques des établissements ont dû inventer des formes de partenariat, alors qu'ils n'étaient pas formés sur ces questions-là, explique Matthieu Lequesne, cofondateur de l'association Acadamia qui lutte pour la transparence dans l'enseignement supérieur. Ce qui s'est traduit par des rapports de force inégaux avec les entreprises, qui elles maîtrisaient déjà les règles du jeu. Aujourd'hui, les établissements sont dans une situation tellement compliquée qu'ils sont prêts à accepter un peu tout et n'importe quoi pour obtenir quelques dizaines de milliers d'euros supplémentaires. » Des établissements de plus en plus dépendants des financements privés : leur part dans le budget de l'enseignement supérieur est passée de 7,8% en 2010 à 20,8% en 2023. Le risque de voir des entreprises abuser de cette dépendance pour obtenir des conditions très favorables en faisant miroiter des dons en réalité modestes et en partie remboursés par l'État est aggravé par l'opacité qui règne sur la teneur des conventions de mécénat.
Associations, institutions culturelles et établissements d'enseignement supérieur se retrouvent en concurrence dans leurs domaines respectifs pour toucher des financements privés. Ce qui donne lieu à de fortes inégalités. Les écoles prestigieuses et les grands musées nationaux, déjà mieux dotés que les autres, bénéficient aussi de plus de dons des entreprises. « Les grandes institutions, qui sont les mieux dotées, ont les départements de mécénat les plus importants et les plus professionnels, ce qui joue en leur faveur, analyse Jérôme Kohler. Les entreprises ont tout intérêt à se tourner vers ces établissements, qui maîtrisent les démarches, ont des contrats déjà calibrés et revus par des avocats, disposent aussi d'une plus grande visibilité. Car même dans le mécénat, les entreprises sont dans une logique de valorisation, qu'elle soit financière, d'images ou de marques. »
Selon les données de la Direction générale des finances publiques, le nombre d'entreprises mécènes a triplé entre 2011 et 2021, passant de 34 000 à 110 000. Sur le papier, 95% sont des micro-entreprises et des petites et moyennes entreprises (PME). Mais qu'on ne s'y trompe pas : mis bout à bout, les dons de ces petits mécènes font pâle figure face à ceux des multinationales. En 2021, la moitié des dons, soit 1,3 milliard d'euros, provenait de 276 grandes entreprises. Elles donnaient en moyenne plus de 3,8 millions d'euros et représentaient encore près de 40% des dons en 2023, d'après le dernier baromètre d'Admical, association qui milite pour le développement du mécénat.
En 2023, le Crédit Mutuel figurait en tête du classement avec 80 millions d'euros de dons en France, selon le média Carenews spécialisé dans le mécénat. Suivaient TotalEnergies, avec 54 millions d'euros versés « en majorité en France », via sa fondation d'entreprise ; L'Oréal, avec 53 millions d'euros, dont « plus de la moitié en France » ; LVMH, avec 52 millions d'euros dont la répartition est « non spécifiée » dans son rapport de responsabilité sociale et environnementale ; puis BNP Paribas, avec un mécénat de 49,2 millions d'euros « exclusivement en France ».
Lire aussi Comment LVMH a envahi le Louvre
Chacun est donc libre de choisir son cheval de bataille. Pour le Crédit Mutuel, il s'agit de « mener la révolution écologique et sociétale », en soutenant des associations qui luttent contre la pollution, l'érosion de la biodiversité ou la précarité. Le groupe pétrolier et gazier TotalEnergies, de son côté, a quelque peu changé de cap. Après avoir été épinglé pour son mécénat en faveur de la « préservation des zones littorales et des océans », pourtant directement impactés par ses activités de forage offshore, pour ses dons en faveur du « dialogue des cultures » qui fait partie de son « quotidien », bien que ses projets impliquent déplacements forcés de population et violations des droits humains (lire nos enquêtes sur les projets pétroliers du groupe en Ouganda ici et là), ou encore pour son soutien à des expositions centrées sur des pays dans lesquels elle opère (lire notre enquête Le Louvre et les grands musées sont-ils sous l'influence de l'industrie pétrolière ?), la major pétrolière met aujourd'hui l'accent sur la jeunesse. Objectif : « Ouvrir les chemins de la réussite à celles et ceux pour qui des portes se sont fermées ». L'Oréal se concentre de son côté sur des actions autour des femmes, « pour leur permettre d'exprimer leur potentiel, de reprendre la main sur leur destin et d'avoir un impact positif sur la société », tandis que LVMH veut « rendre l'art et la culture accessibles à tous » et BNP Paribas « donner le pouvoir à ceux qui agissent ».
En 2023, 40% du volume des dons des entreprises était tourné vers le sport, selon les chiffres de l'Admical. Suivaient ensuite la culture (17%), le social (12%), l'éducation (8%) et l'environnement (7%). « Pour une entreprise, il s'agit de montrer qu'elle est en prise avec la société et les grandes problématiques du moment, explique Jérôme Kohler. Pendant très longtemps, en France, les entreprises privilégiaient le mécénat en faveur de la culture et de l'art. Elles se tournent aujourd'hui de plus en plus vers la solidarité, la santé et l'environnement. »
Dans un contexte de polarisation politique, des causes qui n'étaient pas polémiques deviennent moins confortables pour les entreprises.
Quitte à délaisser certains secteurs car moins consensuels, moins valorisants, ou qui risquent de déplaire à leurs clients. « Il y a trois ans, aux États-Unis, la protection de l'environnement, ou encore les politiques de diversité et de lutte contre les discriminations, étaient des causes sûres pour les entreprises, constate Anne Bory, maîtresse de conférence à l'Université de Lille et chercheuse au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Les entreprises américaines mettent en attente leur programme diversité pour ne pas être en opposition face à l'administration Trump, qui les menace de couper leurs subventions. » (lire notre article Pourquoi Trump s'attaque-t-il aux programmes de diversité, équité et inclusion ?).
La sociologue, qui mène actuellement une étude sur les professionnels du mécénat, constate qu'une tendance similaire se dessine en France. « Des entreprises qui finançaient Calais par exemple reconnaissent que ce sont des sujets qui sont devenus compliqués, elles reçoivent des courriers de clients mécontents. Dans un contexte de polarisation politique extrêmement tendu, des causes qui n'étaient pas polémiques deviennent moins confortables pour les entreprises, qui s'interrogent sur la pérennité de leurs dons. »
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donDu côté des pouvoirs publics, le coût du crédit d'impôt mécénat a fini par attirer l'attention dans un contexte de difficultés budgétaires croissantes. En 2020, un plafond relatif a été ajouté : la ristourne fiscale n'est plus que de 40% pour les dons supérieurs à 2 millions d'euros. Une mesure qui ne concernait que 78 grandes entreprises. Michel Barnier, lors de son éphémère passage à Matignon, a quant à lui commandé à l'Inspection générale des finances (IGF) une mission sur « la rationalisation de l'effort financier porté par la puissance publique en faveur des associations ». Dans son rapport rendu le 16 juillet 2025, l'IGF propose notamment de modifier le système fiscal du mécénat, « l'un des plus favorables au monde ». L'idée ? Supprimer la déduction d'impôts et déduire les dépenses de mécénat directement sur le résultat fiscal des entreprises. De quoi entraîner des économies de plus de 500 millions d'euros chaque année.
La mesure permettrait également de réduire les « effets d'aubaine » constatés par les inspecteurs, notamment sur le mécénat en nature (dons de biens) et le mécénat de compétences (mise à disposition des salariés de l'entreprise sur leur temps de travail). L'IGF cite comme exemples les « dons de produits périmés par des grandes et moyennes surfaces à des associations d'aide alimentaire » ou encore le « positionnement de salariés en mécénat de compétences dans des associations par les entreprises d'audit ou de conseil quand ils ne sont pas affectés à une mission chez un client ».
Le même rapport rappelle aussi que les responsables associatifs alertent sur « une dégradation de leur situation financière d'ensemble, dans un contexte où plusieurs collectivités territoriales, ainsi que l'État, réduisent leurs financements ». Et ce alors que les subventions aux associations ont en apparence augmenté ces dernières années, passant de 6,5 milliards d'euros en 2019 à 8,5 milliards en 2022. « Cette augmentation du budget est artificielle, avec une comptabilisation de dispositifs qui n'étaient pas pris en compte auparavant, en particulier la réserve parlementaire, remplacée par le fonds pour le développement de la vie associative, pointe la sénatrice Antoinette Guhl. De nombreux dispositifs en faveur des associations ont été supprimés, les emplois aidés par exemple. Depuis l'arrivée d'Emmanuel Macron au pouvoir, les associations sont chaque jour de plus en plus fragilisées. »
L'État a délégué beaucoup de compétences aux collectivités territoriales, qui en ont délégué une bonne partie aux associations.
Les chiffres officiels masquent aussi l'élargissement des champs d'intervention des associations, forcés de prendre en charge des missions auparavant assurées par l'État, comme la santé, l'éducation, le logement, la protection sociale ou encore la lutte contre la précarité. « L'État a délégué beaucoup de compétences aux collectivités territoriales, qui en ont délégué une bonne partie aux associations, explique Sabine Rozier, chercheuse et maîtresse de conférence en sciences politiques à l'université Paris-Dauphine. C'est notamment le cas pour les politiques d'aide sociale, l'éducation populaire, les politiques culturelles… En l'absence d'augmentation proportionnée de leurs financements pour assumer ces nouvelles missions, les associations suffoquent. »
En septembre 2023, il aura fallu l'appel à l'aide des Restos du Coeur, qui indiquaient être obligés de réduire leur nombre de bénéficiaires en raison de leurs difficultés financières, pour que le gouvernement se décide à débloquer 15 millions d'euros sur les 35 demandés par l'association. S'y sont ajoutés… 10 millions d'euros de dons de Bernard Arnault - sans défiscalisation, selon le groupe LVMH. Faute de financements publics suffisants, les associations sont bien obligées de se tourner vers des acteurs privés. Une direction assumée par le président de la République, interrogé sur la question dans un entretien sur la chaîne HugoDécrypte : « Notre objectif, c'est de rassembler de la solidarité privée, j'ai vu que des premiers groupes avaient annoncé aujourd'hui qu'ils venaient aux côtés du gouvernement, et d'obtenir les 35 millions. »
Hors de la générosité des multinationales et des milliardaires, point de salut ? Le narratif est repris dans les médias et à l'Elysée, nous faisant oublier que le plus généreux des donateurs aux associations, à la culture et à la science reste l'État - et les citoyens qui le financent - avec 9,4 milliards de crédits d'impôts octroyés aux entreprises pour leurs dons depuis 2019. Une information que vous ne trouverez jamais dans les « remerciements aux mécènes ».