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18.11.2025 à 10:15
Apologie des libertés et de la souveraineté individuelle, critique féroce de l'impôt, mais aussi masculinisme et darwinisme social : en ligne, une partie de la sphère crypto francophone recycle les discours de l'extrême droite et n'hésite pas à donner la parole à certains de ses porte-paroles le plus enragés. Enquête sur les canaux « alternatifs » pro-crypto qui ont fait de YouTube et des réseaux leur champ de bataille et contribuent à ouvrir un nouveau marché politique pour des idées (…)
- Extrême Tech / numérique, fiscalité
Apologie des libertés et de la souveraineté individuelle, critique féroce de l'impôt, mais aussi masculinisme et darwinisme social : en ligne, une partie de la sphère crypto francophone recycle les discours de l'extrême droite et n'hésite pas à donner la parole à certains de ses porte-paroles le plus enragés. Enquête sur les canaux « alternatifs » pro-crypto qui ont fait de YouTube et des réseaux leur champ de bataille et contribuent à ouvrir un nouveau marché politique pour des idées libertariennes radicales.
« Nous accueillons des digital nomads, des réfugiés fiscaux, des amoureux de la liberté et de la souveraineté individuelle qui ont préféré les plages ensoleillées plutôt que les tranchées du Socialistan. » En ligne, sur YouTube, les plateformes de podcast et les réseaux sociaux, Le Bunker BTC, chaîne pro-crypto, déroule chaque semaine ses thématiques fétiches : expatriation, exil fiscal et Bitcoin.
Les deux hôtes de l'émission officient sous pseudonyme. « Gégé », podcasteur de 30 ans qui arbore fréquemment lors des émissions une casquette frappée de l'inscription « right-wing capitalist » (capitaliste de droite), officie aux côtés de « Science », 36 ans, consultant en marketing et ventes qui protège son anonymat derrière d'invariables lunettes de soleil. Tous deux sont français, et animent chaque semaine ce « talk show » basé sur des témoignages d'expatriés volontaires.
« La France est-elle devenue un pays du Tiers Monde ? », s'interroge ainsi depuis la Suisse, lors d'une émission, l'investisseur Sylvain Tiger, fondateur de la lettre économique « Les Incorruptibles ». Laurent Seiter, développeur informatique expatrié à Montréal explique de son côté comment « divorcer de l'État » grâce à Bitcoin. Louis Expatriation (un pseudonyme) vante quant à lui les mérites du Paraguay, un pays avec « 0% d'impôt » où la vie serait « paisible et libre ».
Les invités ont des profils variés et des positions sociales diverses, bien que la majorité soit des hommes. Tous déclinent la même trame narrative : la France serait un « Socialistan », un État hostile aux libertés individuelles et spoliateur en matière de fiscalité. « Il n'y a pas d'État qui ne soit pas parasitaire. (…) J'aime pas les taxes, j'aime pas qu'on m'emmerde », clame ainsi Laurent Seiter aka Viande Tiède, qui se présente comme sympathisant des idées anarcho-capitalistes et appelle les contribuables à entrer en « grève fiscale ». Pour échapper à ces tendances « totalitaires », les invités préconisent quasi-unanimement de multiplier les actes de sécession individuelle. Et avant tout de plier bagage et de s'expatrier loin de France.
J'aime pas les taxes, j'aime pas qu'on m'emmerde.
« La seule action politique conséquente c'est d'arrêter de filer du fric à l'État et se barrer », clame ainsi Laurent, expatrié nomade ayant posé ses valises à Hong Kong, puis en Russie. À la fois outil monétaire et véhicule idéologique, Bitcoin est présenté comme la solution pour mettre en oeuvre cette idéal de sécession. Celle qui rend possible de devenir un « SDF capitaliste en organisant sa propre insolvabilité », comme l'énonce « Gégé ». En clair, ne pas avoir de revenus traçables, comme avec un compte en banque, et donc susceptibles d'être soumis à la fiscalité, mais un patrimoine en cryptos, mobile et apatride.
Comme souvent dans le cas des médias « alternatifs », la chaîne Le Bunker BTC est l'émanation d'une entreprise, ici, la bourse d'échange en crypto-actifs Bull Bitcoin, fondée au Canada par Francis Pouliot, un entrepreneur libertarien. Officiellement, il s'agit pour les hôtes de délivrer conseils et astuces pour « naviguer dans un monde étouffé par les taxes, la bureaucratie et les crises annoncées ». Mais au terme d'une année d'émissions hebdomadaires pilotées par « Gégé » et « Science », cette ligne éditoriale sécessionniste cohabite avec une autre orientation, nettement plus sombre, pour ne pas dire brune. Les personnalités invitées au « Bunker » ne sont en effet pas uniquement des amoureux des libertés individuelles. Certains sont aussi - et surtout - des figures de l'extrême droite française.
Les personnalités invitées au Bunker ne sont pas uniquement des amoureux des libertés individuelles. Certains sont aussi - et surtout - des figures de l'extrême droite française.
Le militant néonazi et figure du révisionnisme Vincent Reynouard est ainsi intervenu pour narrer les péripéties liées à sa « débancarisation » et raconter comment il a pu contourner les sanctions infligées par la justice en utilisant Bitcoin. Joël Gaborit aka Code Reinho, ancien militaire et influenceur pro-armes, auteur d'une vidéo dans laquelle il explique à l'influenceur zemmourien Papacito comment tirer sur un pantin à l'effigie de Jean-Luc Mélenchon, a lui aussi témoigné sur la chaîne pour délivrer ses conseils en matière de « défense de zone et de manipulation d'armes ».
Plus récemment, le militant survivaliste Piero Falotti aka Piero San Giorgio a pu y disserter sur les manières de « se blinder et préparer sa Base Autonome Durable (BAD) pour affronter l'effondrement économique et social ». Considéré comme un activiste du suprémacisme blanc en France, il a été lié par le passé à la figure de l'antisémitisme Alain Soral et au blogueur Daniel Conversano, fasciste revendiqué.
Sur la chaîne du « Bunker BTC », plutôt discrète puisqu'elle affiche un peu moins de 5000 abonnés au compteur sur YouTube et environ 10 000 sur X, les idéaux libertariens d'une sécession organisée voisinent donc avec la parole de tribuns identitaires, racistes et xénophobes, fanatiquement opposés à l'immigration.
Bien qu'ils reconnaissent avoir « été biberonnés depuis qu'ils ont vingt ans par des soraliens », les deux hôtes du Bunker se défendent pourtant de toute forme d'affiliation avec l'extrême droite et leurs organisations politiques.
Nous considérons que le vote n'est qu'un sédatif émotionnel.
« Alain Soral est pour un État fort et plutôt critique envers le libéralisme économique, alors que je suis pour un État limité au régalien et favorable au libre-échange », avance « Gégé », au cours d'un échange par écrit. Et d'insister sur son insularisation revendiquée vis-à-vis des partis de l'extrême droite électorale : « On tacle régulièrement les droitards et les libéraux qui attendent l'avènement d'un homme providentiel, ou d'une femme providentielle comme Sarah Knafo. Pour ceux qui n'aiment pas leur vie en France, nous défendons l'idée qu'au lieu de se plaindre et d'attendre qu'on les sauve, ils peuvent reprendre le contrôle et s'expatrier. Nous n'avons d'affinité pour aucun parti politique. Nous considérons que le vote n'est qu'un sédatif émotionnel : il donne l'illusion d'agir tout en évitant de se remettre en question et de travailler sur soi. »
Pour lui, le dénominateur commun à toutes les personnalités invitées sur la chaîne serait l'idéal d'une liberté radicale, tel qu'on le retrouve dans la doctrine libertarienne de l' « individu souverain », du nom du pamphlet de William Rees-Mogg et James Dale Davidson publié aux États-Unis en 1997, et devenu l'un des livres de chevets des milliardaires techno-fascistes, dont Peter Thiel.
Pour « Gégé », s'il formait un manifeste politique, l'assemblage de témoignages rassemblé sur Le Bunker BTC devrait se lire comme un appel à exister en dehors des structures collectives (dont les partis politiques) plutôt qu'une invitation à glisser un bulletin Reconquête ! ou Rassemblement National dans l'urne. Et ce même si les jointures idéologiques avec une partie de l'extrême droite française semblent évidentes.
Cette défiance, voire cette hostilité vis-à-vis des affiliations aux cases traditionnelles de l'échiquier politique résonne aussi chez les hôtes de la chaîne HowToBitcoin, deux ingénieurs ayant exercé dans le conseil en France et en Suisse.
« Nous n'avons aucune aspirations politiques non plus, nous ne votons pas et pensons que le vote ne sert à rien. C'est pour cela que nous prônons avant tout la responsabilisation individuelle au détriment des solutions collectives dépendantes du politique », énoncent Victor Henrio et Alexandre Bensimon, les fondateurs de cette chaîne qui compte plus de 10 000 abonnés sur YouTube et fait la promotion active de l'adoption de Bitcoin auprès d'un public francophone. Dans une vidéo de « crossover » avec Le Bunker BTC, Alexandre Bensimon porte un t-shirt au message explicite : « Nique l'État. »
Malgré son agnosticisme politique revendiqué, la chaîne HowToBitcoin s'affichait en partenaire du Sommet des libertés, le grand raout des droites radicales et extrêmes.
Malgré cet agnosticisme politique revendiqué, la chaîne HowToBitcoin s'affichait pourtant en partenaire du Sommet des libertés, le grand raout des droites radicales et extrêmes qui s'est tenu en juin 2025 (lire notre article). Sur place, le stand de Victor Henrio et Alexandre Bensimon cohabitait avec celui de personnalités politiques en représentation, comme Éric Ciotti, transfuge de LR et figure du RN ou Sarah Knafo qui s'affiche en porte-étendard de la crypto en France.
Le duo insiste cependant : « Sarah Knafo s'est plusieurs fois positionnée comme favorable à Bitcoin, ce que nous saluons. Cependant, elle s'inscrit dans un système politique auquel nous ne croyons pas et nous n'attendons qu'un(e) politique améliore notre condition. » Emilien Boutang, figure française du secteur crypto et expatrié au Luxembourg, un invité régulier de leur chaîne, estime même que « le programme du Rassemblement National est trop socialiste ». Il préconise un choc économique austéritaire ainsi qu'une dérégulation maximum, en droite ligne avec la politique économique du président anarcho-capitaliste argentin Javier Milei.
Cet individualisme farouche, presque fanatique, se décline dans toutes les nuances de radicalité sur la chaîne HowToBitcoin qui s'adresse à un public jeune et masculin. « Je défends la liberté d'expression. Même si je ne suis pas d'accord, j'estime qu'en France on devrait pouvoir dire que les chambres à gaz n'ont pas existé », s'emporte ainsi Emilien Boutang dans une vidéo titrée « Peut-on encore tout dire en France ? ». Dans une autre vidéo, la rhétorique masculiniste d'une « population de cucks » (de l'anglais « cuckhold », cocu, un terme fréquemment utilisé par l'alt-right masculiniste pour discréditer les personnes faibles, en particulier les hommes, ndlr) aliénée volontaire d'un « esclavage fiscal » orchestré par l'État voisine avec des envolées confusionnistes sur la réalité du changement climatique.
j'estime qu'en France on devrait pouvoir dire que les chambres à gaz n'ont pas existé.
Plus frappant encore, certains propos font l'apologie de l'eugénisme, recyclant une pensée pseudo-évolutionniste, raciste et parfois complotiste. « Est-ce que t'es pro-vie humaine ou mieux vaut sacrifier des humains pour que Gaia s'en sorte ? », assène ainsi Victor Henrio. « Le socialisme inverse la sélection naturelle : il prend productif pour donner au non-productif. Il y a des gens, je dis pas qu'ils devraient mourir, mais ne devraient pas être aussi riches qu'ils le sont et ne devraient donc pas se reproduire », complète Alexandre Bensimon. Et de nuancer ce propos radical : « Mais je ne dis pas qu'on doit tuer les pauvres. »
La chaîne HowToBitcoin assume ce rôle de cheval de Troie pour ces idées eugénistes, racistes, climato-sceptiques, masculinistes. Son audience, comme celle de « Le Bunker BTC », peut sembler plutôt limitée, mais ces idées et les invités qui les portent circulent d'un canal à l'autre dans la sphère crypto, alimentant le confusionnisme. Elles se propagent à travers tout un écosystème de chaîne dédiées à l'éducation financière et la promotion des crypto-actifs. Comme la chaîne pro-crypto Grand Angle Bitcoin (115 000 abonnés sur YouTube) qui reçoit le financier d'extrême droite Charles Gave, mais aussi Pierre Noizat, le patron de la plateforme Paymium, proche de Reconquête ! (lire notre enquête). Ou encore la chaîne Café Viennois, de l'historien et idéologue du Bitcoin, Ulrich Fromy qui ne mâche pas ses mots pour évoquer l'euro qu'il qualifie de « scam ». Quant à la promotion de l'expatriation, elle se décline sur Sans Permission (249k abonnés), la chaîne d'un trio d' « entrepreneurs d' » — Oussama Ammar, Yomi Denzel et Antoine Blanco — des exilés ayant élu domicile à Dubaï d'où ils dénoncent l'« esclavage fiscal » propre, selon eux, à la France. On retrouve la même radicalité libertarienne sur la chaîne de l'Institut des libertés (411 000 abonnés), du financier d'extrême-droite Charles Gave et de sa fille Emmanuelle Gave, qui se sont récemment convertis à la cause des cryptos et comparent eux aussi le système français à un enfer collectiviste.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donÀ ce jour, ces chaînes pro-crypto qui offrent une tribune à des idées fascisantes n'ont pas la visibilité des cadors de l'influence d'extrême droite, comme les Papacito (qui totalisait jusqu'à 2 millions de vues sur ses vidéos YouTube avant la fermeture de sa chaîne en 2023), Le Raptor (quasi 700 000 abonnés sur YouTube), Valek (385 000 abonnés sur YouTube) ou encore Baptiste Marchais (230 000 abonnés sur YouTube). Elles ne sont pas adossées à une large base d'investisseurs privés, comme le titre Frontières d'Erik Tegner, ou à un puissant groupe de presse comme les médias de la sphère Bolloré. Mais, reprenant à leur compte une stratégie éprouvée de l'alt-right américaine, ces chaînes investissent les canaux « alternatifs » de l'influence en ligne. Ce faisant, elles contribuent à ouvrir un nouveau marché politique, auprès d'un public majoritairement composé de jeunes hommes, pour des idées radicales et libertariennes historiquement marginales en France.
Reprenant à leur compte une stratégie éprouvée de l'alt-right américaine, ces chaînes investissent les canaux « alternatifs » de l'influence en ligne.
Au sein de cet écosystème, ce n'est pas tant la solidité doctrinale qui compte, que la circulation d'un certain logiciel de pensée : la haine de l'État et de la redistribution, l'individualisme radical, la rhétorique anti-« woke » et le masculinisme. Le politiste Tristan Boursier confirme que l'extrême droite en ligne se nourrit d'idéologies composites, fragmentées nées d'hybridations entre plusieurs traditions politiques. Il observe toutefois une tendance qui se dessine, en particulier en Amérique du Nord où il travaille, marquée par une convergence idéologique nouvelle entre l'antiféminisme et le libertarianisme des crypto bros. « Historiquement, les masculinistes se considèrent comme le pendant des féministes. Ce courant valorise l'homme fort en tant qu'individu, jamais en tant que groupe, ce qui permet un point d'accroche avec le libertarianisme. » Un autre point d'accroche est la célébration de Bitcoin, opportunément présenté comme l'outil ultime pour atteindre la « liberté », concept-clé bien que flou, autant fétiche politique que passe-droit opportun pour justifier une rhétorique xénophobe quasi-complotiste.
« Parce qu'elle contient le mot de liberté, l'idéologie libertarienne semble indépendante de toute tradition politique, voire paraît émancipatrice. Mais ses affinités électives avec l'extrême-droite depuis un demi-siècle doivent de comprendre à la lumière du soleil californien : la haine libertarienne de l'Etat, c'est la haine de l'Égalité », écrit l'historienne Sylvie Laurent dans son essai La contre-révolution californienne (Seuil Libelle, 2025). Un « soleil californien » qui irradie jusqu'en Europe, où la sphère crypto française s'empare de ces idées radicales et reprend à son compte une partie du logiciel politique de l'extrême droite.