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14.01.2025 à 08:53

Bourse Tocqueville : quand les milieux ultraconservateurs français vont chercher l'inspiration dans l'Amérique trumpiste

Anne-Sophie Simpere
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Lancée en 2003, la bourse Tocqueville envoie chaque année des jeunes Français et Françaises triés sur le volet pour rencontrer les réseaux conservateurs américains et étudier leurs méthodes. Les lauréats poursuivent ensuite leurs carrières dans les institutions ou les médias, voire créent en France leurs propres organisations inspirées de modèles états-uniens. Enquête.
Elle promet « un voyage immersif unique », une expérience « éducative et culturelle, destinée à enrichir les perspectives (…)

- Le réseau Atlas, la France et l'extrême-droitisation des esprits / , ,
Texte intégral (3486 mots)

Lancée en 2003, la bourse Tocqueville envoie chaque année des jeunes Français et Françaises triés sur le volet pour rencontrer les réseaux conservateurs américains et étudier leurs méthodes. Les lauréats poursuivent ensuite leurs carrières dans les institutions ou les médias, voire créent en France leurs propres organisations inspirées de modèles états-uniens. Enquête.

Elle promet « un voyage immersif unique », une expérience « éducative et culturelle, destinée à enrichir les perspectives de nos futurs leaders ». La bourse Tocqueville revendique avoir envoyé, depuis 2003, plus de 100 jeunes Françaises et Français « prometteurs » à Washington. Grâce à un un accès privilégié à des élus, journalistes, universitaires et experts, ils vont y étudier « de nouvelles techniques d'action, de communication et d'influence ». Le but ? Former les prochaines générations de décideurs français, et créer une communauté dynamique et engagée à travers le réseau des anciens lauréats [1].

Ces jeunes gens partent-ils à la découverte de la « démocratie en Amérique », sur les pas d'Alexis de Tocqueville quittant au XIXe siècle le vieux continent pour explorer une nouvelle société égalitaire en gestation ? En réalité, c'est une toute autre face des États-Unis dont ils cherchent à s'inspirer et à importer les leçons en France : celle de l'Amérique trumpiste et de sa galaxie de think tanks et d'influenceurs ultra-conservateurs, anti-féministes, racistes et climato-sceptiques qui ont pavé le chemin à la réélection de l'ancien locataire de la Maison Blanche. De quoi s'inquiéter dès lors que ces lauréats triés sur le volet sont vivement encouragés à « déployer leurs apprentissages » à leur retour en France.

Réactionnaires et climato-sceptiques au programme

Après une interruption entre 2020 et 2023 – peut-être due au Covid –, les voyages de la bourse Tocqueville ont repris en 2024. Le dernier programme détaillé des visites accessible publiquement est celui de l'édition 2019, et on y retrouve sans surprise beaucoup de partenaires ou anciens partenaires de l'Atlas Network – ainsi qu'une réunion avec Atlas lui-même. L'histoire de la bourse Tocqueville est en effet étroitement liée à celle du réseau Atlas et de ses partenariats en France, sur lesquels l'Observatoire des multinationales a levé le voile ces derniers mois à travers une série d'enquêtes (lire Le réseau Atlas, la France et l'extrême-droitisation des esprits). La bourse a été lancée en 2003 par Alexandre Pesey, aujourd'hui directeur de l'Institut de formation politique, une structure qu'il a fondée l'année suivante en s'inspirant directement d'un modèle étatsunien, celui du Leadership Institute de Morton Blackwell, où il avait effectué un stage (lire notre enquête sur l'IFP). Les lauréats 2019 de la bourse Tocqueville ont d'ailleurs pu échanger avec Morton Blackwell et le Leadership Institute.

Parmi les autres grands noms de la mouvance conservatrice américaine, les « jeunes prometteurs » venus de France ont eu une rencontre avec des représentants de la Federalist Society. Cette influente organisation financée par les frères Koch promeut une interprétation conservatrice et rigoriste de la Constitution américaine, rejetant notamment toute forme de reconnaissance des droits sexuels ou environnementaux. Au moins cinq des neuf juges actuels de la Cour suprême actuelle – qui ont tous voté en 2022 la révocation du droit à l'avortement aux États-Unis – en sont issus.

Les lauréats de la Bourse Tocqueville ont aussi eu au moins deux réunions avec la Heritage Foundation. Ce think tank conservateur très influent outre-atlantique, partenaire d'Atlas jusqu'en 2020, a coordonné le « Project 2025 », conçu comme une feuille de route pour la deuxième administration Trump, qui a fait beaucoup parler d'elle durant la campagne 20024 (lire notre article). Au menu : « mettre fin à la guerre contre le pétrole et le gaz », limiter le droit à l'avortement ou encore revenir sur l'interdiction des discriminations fondées sur l'orientation sexuelle.

Dans le cadre de leur séjour, les jeunes Français ont également rencontré des organisations spécialisées sur les migrations comme NumbersUSA (voir article lié) ou sur les droits sexuels comme Focus on the Family, liée au fondamentalisme protestant. À plusieurs reprises par le passé, des chercheurs en sciences sociales se sont plaints de l'utilisation biaisée de leurs travaux dans le but de pousser l'agenda anti-LGBTQI+ de cette dernière organisation [2]. Opposée à l'avortement, FOTF a également relayé la théorie d'un supposé lien entre le cancer du sein et le fait d'avoir subi un avortement, contredite par l'American Cancer Society et l'American College of Obstetricians and Gynecologists, ou encore piloté une campagne publicitaire trompeuse sur le fait que des États américains autoriseraient l'avortement jusqu'à la naissance [3].

Egalement au programme du séjour de 2019, une réunion avec le président de la National Taxpayer Union (NTU), un mouvement anti-impôt fondé par l'investisseur James Dale Davidson. La NTU est accusée de complicité avec l'industrie du tabac [4], et elle a soutenu l'oléoduc Keystone XL malgré ses impacts climatiques et environnementaux très lourds.

L'école de l'extrémisme

Outre les think tanks et les associations, les Français invités à Washington ont aussi pu rencontrer des personnalités controversées comme Raheem Kassam, proche de Nigel Farage et Steve Bannon. Kassam était présenté aux lauréats comme le rédacteur en chef de l'hebdomadaire Human Events, décrit par Courrier international comme « antiavortement, défenseur acharné du libre marché, du droit de port d'armes et des valeurs chrétiennes », et comme « le champion des positions conservatrices traditionnelles aux États-Unis et ne craint pas de les pousser à l'extrême ». De fait, Kassam s'est surtout fait connaître par des propos virulents contre les femmes, les musulmans et les immigrants ainsi que pour des commentaires antisémites, qui ont poussé la ministre de l'Intérieur australienne Kristina Keneally à demander (sans succès) l'annulation de son visa. Proche des réseaux d'extrême droite dans plusieurs pays, Kassam siège aussi au conseil scientifique de l'Issep, l'école fondée par Marion Maréchal Le Pen en France.

Un journaliste connu figurait enfin lui aussi au programme des rencontres : Tucker Carlson, fervent supporter de Donald Trump, héritier d'une grande fortune, climato-sceptique, anti-féministe et promoteur la théorie du « grand remplacement ». Fin 2019, quelques mois après sa rencontre avec les jeunes de la bourse Tocqueville, des enregistrements de propos extrêmement racistes sont rendus publics. Il qualifie par exemple l'Irak d'« endroit minable peuplé d'une bande de singes primitifs semi-analphabètes » qui ne « valait pas la peine d'être envahi ». En 2020, il est licencié de FoxNews après que la chaîne a dû payer 787 millions au fabricant de machines à voter que l'animateur avait accusé d'être la cause de la défaite de Trump. Il lance alors son propre média, où il a par exemple reçu le climato-sceptique Willie Soon, dont les travaux ont été financés par l'industrie des énergies fossiles, pour critiquer les énergies renouvelables, ou encore l'actrice Roseanne Barr, qui a déclaré à cette occasion que les démocrates mangeaient des bébés [5].

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Think tanks, politique, journalisme : que deviennent les lauréats de la bourse Tocqueville ?

Qu'est-ce que les jeunes Français et Françaises partis sous l'égide de bourse Tocqueville ont bien pu apprendre auprès de ce type d'organisations et de personnalités ? Nous avons contacté les responsables de la bourse, qui ne nous ont pas répondu à ce sujet, pas plus que sur ce que sont devenus les lauréats une fois revenus en France.

Parmi les anciens, certains se sont cependant taillés une place importance dans le paysage de la droite extrême française en s'inspirant des méthodes apprises aux États-Unis. L'une des premières bénéficiaires de la bourse Tocqueville, en 2004, n'était autre qu'Agnès Verdier-Molinié, la directrice de l'Ifrap, autre partenaire historique du réseau Atlas en France (lire notre profil). Elle dira avoir été profondément marquée par le professionnalisme du Cato Institute et de la Heritage Foundation, et notamment par sa rencontre avec Robert Rector, de la Heritage Foundation. Elle citera en exemple le lobbying de ce dernier auprès de l'administration démocrate pour faire adopter la réforme controversée de l'aide sociale de 1996, qui a introduit des allocations à durée limitée et soumise à une condition de travail. Aujourd'hui, Agnès Verdier-Moliné défend des propositions économiques auprès des décideurs français et dans les médias qui tendent là aussi à limiter autant que possible tous les mécanismes de solidarité et à culpabiliser les populations défavorisées – une sorte de copier-coller à plus petite échelle de l'activité des organisations qu'elle a pu rencontrer outre-Atlantique.

Ce n'est pas le seule exemple d'organisation française dont la création a été directement inspirée par un séjour aux États-Unis sous l'auspice de la bourse Tocqueville. À son retour de Washington, en 2019, Nicolas Pouvreau-Monti décide de fonder l'Observatoire de l'immigration et de la démographie, aujourd'hui très présent dans les médias (voir article annexe). C'est aussi à l'issue de son voyage dans la capitale américaine, en 2012, que René Boustany, avocat en droit des affaires, décide de fonder le Cercle Droit et Liberté, une association de juristes qui se présente comme un groupe de promotion des libertés publiques. Ce séjour lui aurait fait réaliser « la force et l'importance de la société civile aux États-Unis, notamment pour la droite américaine sous l'administration Obama ». L'élection en France de François Hollande le pousse à créer sa propre association, proche de l'extrême droite. Il rejoint ensuite François Fillon, puis Eric Zemmour, pour s'occuper des relations avec la société civile. Thibault Mercier, l'autre co-fondateur du Cercle Droit et Liberté, a également été lauréat de la bourse Tocqueville, et garde des liens avec des organisations étatsuniennes. En novembre 2024, il participait ainsi à la convention nationale de la Federalist Society, où il a pu côtoyer d'autres organisations américaines actives dans le domaine juridique, comme Judicial Watch. Fondée par l'avocat et militant d'extrême droite Larry Klayman, elle a pour stratégie de bombarder les tribunaux de poursuites en vertu de la loi sur la liberté d'information – plaintes qui sont souvent rejetées – et a été critiqué à plusieurs reprises pour avoir diffusé de fausses informations, que ce soit sur les migrants ou les élections.

Vivier de la droitosphère

D'après les informations disponibles sur le site web de la bourse Tocqueville, il est possible de suivre la trace de certains autres lauréats, même parmi les plus récents. Louise Garnier, de la promotion 2024, poursuit par exemple son engagement dans le syndicat étudiant UNI et dit avoir « avant tout appris à réseauter » et dit vouloir utiliser son apprentissage auprès des conservateurs américains pour « empêcher l'ultra-progressisme de s'implanter dans nos grandes écoles ». Certains boursiers Tocqueville se sont lancés dans l'entrepreneuriat, d'autres dans le journalisme (comme Laurène Trillard, du Figaro). Une partie s'est tournée vers la politique, tel Samuel Lafont, de la promotion 2013, qui a rejoint l'équipe d'Eric Zemmour après avoir travaillé pour Contribuables associés (ire notre article puis pour la campagne de François Fillon.

En 2024, deux anciens lauréats de la bourse Tocqueville ont rejoint des cabinets ministériels dans le gouvernement Barnier : Gonzague de Chantérac au ministère des Armées, auprès de Jean-Louis Thiériot, et Pierre Vitali, auprès de Bruno Retailleau au ministère de l'Intérieur (encore en fonctions aujourd'hui). Vitali avait auparavant travaillé auprès des Républicains au Sénat, et encore avant pour le syndicat agricole FNSEA. Jeanne Pavard fait aussi partie des anciens de la bourse Tocqueville passés par le monde politique, auprès d'Hervé Mariton d'abord, puis de l'eurodéputé Front national Jean-François Jalkh, ce qui lui vaut d'être aujourd'hui mise en cause dans le procès des assistants parlementaires du RN. Elle travaille aujourd'hui pour SOS Chrétiens d'Orient, une autre organisation liée à l'IFP d'Alexandre Pesey.

Si une partie de la droitosphère française tire ainsi son inspiration de la mouvance ultraconservatrice américaine, la plupart des organisations et think tanks qu'elle a créés opère encore à une plus petite échelle que leurs modèles d'outre-Atlantique. Ce qui s'explique peut-être par le fait qu'ils ne peuvent pas compter autant sur le soutien financier de grandes fortunes comme les frères Koch ou Robert Mercer, via leurs fondations ou des structures comme le DonorsTrust. Mais la situation pourrait bientôt changer. Le milliardaire Pierre-Édouard Stérin ne cache pas son intention d'investir dans des think tanks réactionnaires en France pour porter son combat contre le wokisme, l'immigration et pour le libéralisme économique. Selon La Lettre, l'Observatoire de l'immigration et de la démographie, comme le cercle Droit et liberté ou encore Contribuables associés, font partie de ces laboratoires d'idées « cités comme compatibles avec les combats de Pierre-Édouard Stérin ». Une proximité peu étonnante dès lors qu'Alexandre Pesey est cité comme le « conseiller opérationnel » du projet de Stérin. Après le réseautage et les voyages de découverte outre-Atlantique, la perspective d'une nouvelle manne financière pourrait renforcer la « guerre des idées » en France.


[1] Citations extraites du site web de la bourse. Voir ici et .

[2] Par exemple, la chercheuse Judith Stacey a considéré que l'utilisation de ses travaux par Focus on the Family pour affirmer que les gays et les lesbiennes ne font pas de bons parents était « une déformation directe de la recherche ». Une autre chercheuse, Elizabeth Saewyc, a dénoncé une « recherche détournée à des fins politiques ou idéologiques » après que son étude sur le le suicide des adolescents ont été utilisées par Focus on the Family pour promouvoir la thérapie de conversion.

[3] En réalité, si les lois de ces Etats n'interdisent pas explicitement l'avortement en fonction de l'avancée de la grossesse, l'immense majorité des avortements ont lieu au début de la grossesse (quelle que soit la loi) et ceux ayant lieu plus tardivement sont pratiqués pour des raisons médicales. Voir ici.

[4] Voir ici.

[5] Voir ici et .

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