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12.09.2025 à 06:00

Climat, responsabilité des multinationales, finance, social : l'Union européenne en pleine frénésie de dérégulation

Séverin Lahaye
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Depuis la prise de fonctions de la nouvelle Commission fin 2024, l'Union européenne s'est embarquée dans un vaste programme de démantèlement de ses régulations écologiques, mais aussi sociales, financières ou encore numériques. Le tout sous les applaudissements de l'extrême droite et des lobbys industriels.
« Ce ne sont pas des lois de simplification, mais des lois de renoncements », dénonce Olivier Guérin, chargé de plaidoyer chez Reclaim Finance. Dans son viseur, la politique de (…)

- FAF40. Enquêtes sur l'extrême droite, les grandes fortunes et les milieux d'affaires / , , , , , ,
Texte intégral (3112 mots)

Depuis la prise de fonctions de la nouvelle Commission fin 2024, l'Union européenne s'est embarquée dans un vaste programme de démantèlement de ses régulations écologiques, mais aussi sociales, financières ou encore numériques. Le tout sous les applaudissements de l'extrême droite et des lobbys industriels.

« Ce ne sont pas des lois de simplification, mais des lois de renoncements », dénonce Olivier Guérin, chargé de plaidoyer chez Reclaim Finance. Dans son viseur, la politique de dérégulation menée par la nouvelle Commission européenne présidée par Ursula von der Leyen depuis le 1er décembre 2024. Droits sociaux, humains, environnementaux, numériques… Aucun secteur ne semble épargné.

Les directives dites « Omnibus » – un type de loi qui permet de modifier plusieurs textes existants en une seule fois – s'enchaînent. Elles sont déjà au nombre de six.

Les directives dites « Omnibus » – un type de loi qui permet de modifier plusieurs textes existants en une seule fois – s'enchaînent. Elles sont déjà au nombre de six au moment où nous publions cet article. La Commission s'est d'abord attaquée aux règles de transparence et de vigilance des entreprises, puis au commerce des petites et moyennes entreprises, aux règles encadrant l'investissement financier, à l'industrie militaire, à la production agricole et l'utilisation de produits chimiques. D'autres sont annoncées. Avec à chaque fois un objectif clair : simplifier le cadre normatif au maximum pour permettre aux entreprises de « faire des affaires plus facilement et plus rapidement en Europe ».

Deux directives sur la responsabilité des multinationales repoussées et réduites dans leur ambition

Les premières régulations à se retrouver dans le viseur ont été deux mesures phares du Plan vert, ou Green Deal : la CSRD (directive sur le reporting de durabilité des entreprises) et la CS3D (directive sur le devoir de vigilance des entreprises). La première oblige toutes les firmes de plus de 250 salariés à publier un rapport détaillant les conséquences de leurs activités sur l'environnement et la société. La seconde, quant à elle, leur impose de vérifier qu'elles n'entraînent pas, directement ou au niveau de leurs sous-traitants, d'atteintes aux droits humains ou à l'environnement.

Le 3 avril 2025, le Parlement européen, grâce à l'alliance entre les partis d'extrême droite et la droite, notamment le Parti populaire européen (PPE), dont est issue Ursula von der Leyen, a voté en faveur de la directive « Omnibus I ». Celle-ci repousse les dates respectives d'entrée en vigueur des deux législations. Surtout, elle réduit de façon drastique le périmètre de la CSRD : seules les entreprises de plus de 1 000 salariés sont dorénavant concernées par la directive, soit une réduction de 80 % de son champ d'application. Le texte prévoit aussi de limiter l'ambition de la CS3D : seuls les sous-traitants directs de l'entreprise devront justifier de leur bonne conduite, alors que la directive s'étendait auparavant à toute sa chaîne de valeur. Un changement que le CCFD-Terre solitaire qualifie de « désastre pour la transition climatique et la protection des droits humains et de l'environnement ».

Les règles environnementales fragilisées

La Commission européenne ne compte pas s'arrêter là. Sa proposition de réforme de la Politique agricole commune (PAC), publiée en mai 2025, prévoit « d'économiser jusqu'à 1,58 milliard d'euros par an » pour « stimuler la compétitivité des agriculteurs ». Ceci en supprimant certaines lois environnementales protégeant les zones humides et les tourbières, malgré leur rôle écologique majeur, tant au niveau climatique que de la biodiversité.

La Commission européenne ne compte pas s'arrêter là.

La Commission a également accordé aux États et aux entreprises plus de flexibilité dans la comptabilisation de leurs émissions de gaz à effet de serre, via sa proposition de modification de la loi européenne sur le climat. Publiée le 2 juillet dernier, celle-ci autorise l'utilisation de certains crédits carbone pour verdir leurs bilans. Malgré les nombreuses controverses autour de ce mécanisme, qui permet aux multinationales de continuer à polluer sans changer leur modèle de production, comme l'expliquait le média « Carbon Brief » en 2023.

Des régressions sur le plan social, sanitaire, financier et numérique

Autres domaines, autres régressions. Selon Politico, Ursula von der Leyen souhaite rediriger des milliards d'euros dédiés à la lutte contre la pauvreté vers l'industrie européenne à l'occasion du prochain cadre financier pluriannuel, un texte qui définit les dépenses de l'Union pour cinq ans. La Commission européenne a également supprimé de son programme de travail 2025 la « Directive horizontale anti-discrimination », qui garantit l'égalité des personnes indépendamment de leur religion, de leurs convictions, de leur handicap, de leur âge ou de leur orientation sexuelle.

Dans le cadre de sa proposition de loi Omnibus VI, présentée le 8 juillet 2025, elle compte assouplir les règles d'usage de certains produits chimiques, sous prétexte de relancer l'industrie chimique du vieux continent. « Différentes propositions visent à faciliter l'utilisation de substances cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR) dans les produits cosmétiques », dénoncent plusieurs associations de protection de la santé, comme Générations Futures.

La Commission prévoit d'assouplir les règles prudentielles que l'Union européenne avait mises en place après la crise financière de 2008

Le secteur financier n'est pas en reste : la Commission a dévoilé le 17 juin 2025 son plan de réforme du marché de l'épargne et de l'investissement, encore une fois au nom de la « compétitivité » des banques. Elle prévoit notamment d'assouplir les exigences appliquées aux fonds propres des banques, c'est-à-dire les réserves que celles-ci doivent maintenir en cas de pertes majeures. Des règles prudentielles que l'Union européenne avait mises en place après la crise financière de 2008, pour prévenir tout nouveau krach. L'organisation non gouvernementale (ONG) Finance Watch considère cette réforme comme un « précédent dangereux » qui « fragilise encore davantage les règles bancaires mondiales ».

Enfin, concernant le domaine du numérique, la Commission européenne veut modifier le Règlement général sur la protection des données (RGPD), en autorisant les entreprises de moins de 750 salariés (contre 250 actuellement) à ne plus documenter l'utilisation de leurs données numériques. « Cela pourrait conduire […] à une réouverture plus large du RGPD […] pour satisfaire la volonté des parties prenantes mécontentes de la loi actuelle, y compris les entreprises qui se sentent limitées par leurs obligations de respect des droits humains », s'inquiète l'European digital rights (EDRI), un réseau d'associations, experts et avocats, qui lutte pour la défense des droits numériques au niveau européen.

Une inquiétude légitime au vu des récentes attaques du président étatsunien Donald Trump contre les réglementations numériques qui discriminent selon lui les technologies américaines. Bien que non-citées, ce dernier vise en particulier deux législations européennes : le Digital Markets Act (DMA), qui régule les pratiques anticoncurrentielles des géants du Web, et le Digital Services Act (DSA), qui oblige les plateformes à modérer les contenus qu'elles hébergent.

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Au nom de la « compétitivité »

Lors de son discours devant le Parlement européen le 18 juillet 2024, Ursula von der Leyen, alors simple candidate à sa réélection, avait érigé la « compétitivité » comme l'objectif phare de sa politique : « Les obstacles structurels à notre compétitivité demeurent trop nombreux. » Dans le document en ligne reprenant son discours, le terme « compétitivité » revient 23 fois en 41 pages. Le premier chapitre (10 pages) est entièrement consacré à cette thématique, loin devant les chapitres dédiés à sa politique sociale (4 pages) ou environnementale (2 pages et demie). Dans sa feuille de route intitulée « Une Europe plus simple et plus rapide », la Commission indique vouloir « renforcer la compétitivité de l'Union européenne […] dans le contexte actuel, instable et incertain. Cela nécessite un environnement juridique qui stimule les affaires et la croissance ».

« Il n'y a pas plus de débat, c'est presque du fanatisme à ce stade »

« La Commission privilégie la rentabilité économique à court-terme des entreprises, au lieu de les forcer à mettre en œuvre leur plan de transition écologique, juge Olivier Guérin. Le problème, c'est que plus on attend, plus on va le payer cher au niveau climatique. » Selon lui, cette stratégie de réduction de la charge administrative pesant sur les entreprises « n'est pas soutenable », bien que les membres du parti d'Ursula von der Leyen, le PPE, la défendent becs et ongles. « Il n'y a pas plus de débat, c'est presque du fanatisme à ce stade », se désole le chargé de plaidoyer à Reclaim Finance.

Derrière l'argument de la compétitivité se cache la patte des lobbys, selon Corporate Europe Observatory). L'association à but non lucratif, qui étudie l'influence des grandes entreprises sur la régulation européenne, établit un lien direct entre la politique menée par Ursula von der Leyen et les demandes que lui ont adressées en février 2024, quelques mois avant sa réélection, 73 chefs d'entreprise européens réunis à Anvers, en Belgique. Représentant près de 17 secteurs d'activité, ils lui ont remis à cette occasion une « Déclaration pour un accord industriel européen » dont l'article premier énonce : « Nous appelons à un plan d'action global pour élever la compétitivité en tant que priorité stratégique […]. Le plan d'action doit inclure des mesures visant à éliminer l'incohérence réglementaire, les objectifs contradictoires, la complexité inutile de la législation et le reporting abusif. » Dans la foulée, les représentants des grandes entreprises industrielles demandaient à la Commission de présenter au plus vite « une proposition omnibus pour prendre des mesures correctives sur tous les règlements européens existants pertinents ». Des demandes qui ont donc été largement satisfaites.

Bataille de lobbying contre le devoir de vigilance et les règles climatiques

Pour les industriels, c'est l'occasion rêvée de rejouer des batailles de lobbying qu'ils avaient partiellement perdues ces dernières années. En 2022, par exemple, le milieu des affaires européen, et notamment français, via l'Association française des entreprises privées (Afep), avait freiné des quatre fers pour éviter l'adoption de la loi sur le devoir de vigilance, comme nous l'avions montré lors d'une précédente enquête (lire La boîte noire de la France à Bruxelles). Les multinationales avaient multiplié les rendez-vous avec les représentants français à Bruxelles pour limiter au maximum la portée de cette nouvelle mesure, parfois au mépris des règles européennes encadrant le travail des lobbyistes [1]. Elles avaient réussi au final à atténuer considérablement la portée de cette législation, mais pas à empêcher son adoption. Mais la bataille est relancée.

Huit ONG ont déposé une plainte auprès de la Médiatrice européenne concernant le « caractère non démocratique, opaque et précipité du processus par lequel la Commission européenne a élaboré cette proposition Omnibus I, remettant en cause la CSRD et la CS3D

Huit organisations non gouvernementales (ONG) ont déposé une plainte auprès de la Médiatrice européenne, qui enquête sur les cas de mauvaise administration dans les institutions, concernant le « caractère non démocratique, opaque et précipité du processus par lequel la Commission européenne a élaboré cette proposition [de loi Omnibus I, remettant en cause la CSRD et la CS3D] ». Concrètement, elles l'accusent de ne pas avoir produit d'analyses d'impact environnemental et social avant de proposer son texte. Et surtout, elles lui reprochent d'avoir favorisé « des réunions à huis clos dominées par les intérêts de l'industrie pétrolière et gazière », au détriment des ONG et de la société civile.

« Depuis 2021, les groupes de lobbying des entreprises militent contre les réglementations européennes du Green Deal », confirme l'économiste Clément Fontan, spécialiste des politiques économiques européennes. Selon lui, les nouvelles normes de transparence imposées par l'Europe via son Plan vert ont semé la panique chez les multinationales. « Elles ont compris à ce moment que la prochaine étape consisterait à mettre en place des mesures punitives contre celles coupables d'atteintes aux droits environnementaux ou humains. »

Un système du « bâton et de la carotte », qui aurait limité les capacités de financement de certaines entreprises. « La Banque centrale européenne aurait pu ensuite demander aux banques nationales de rediriger leurs investissements vers les entreprises les plus soutenables. Et ça, les grands groupes pétro-gaziers, des transports ou de l'agroalimentaire par exemple, l'ont très bien compris », poursuit l'économiste.

Et depuis la percée de l'extrême-droite au sein du Parlement européen, mais aussi au niveau des pays membres, les lobbys économiques ont trouvé une oreille attentive à leurs demandes (lire Au centre du jeu bruxellois, l'extrême droite sonne la charge contre l'écologie et le climat). « La hantise de la Commission, c'est de voir ses propositions de loi déboutées par le Parlement ou le Conseil européen », explique Clément Fontan. Selon lui, le « backslash conservateur » auquel nous assistons s'explique par « le jeu d'échecs permanent » mené par la Commission, « qui tente de donner à manger à toutes les forces politiques ». Qui préfère donc se plier aux positions antiécologiques et pro-business défendues par les partis d'extrême droite, plutôt que d'assurer un avenir durable aux citoyennes et citoyens de l'Union européenne.


[1] Voir le rapport de plusieurs ONG à ce sujet.

11.09.2025 à 18:10

Pierre-Édouard Stérin restructure son empire et cible au passage le journaliste qui a révélé ses visées politiques

Olivier Blamangin, Olivier Petitjean
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Durant l'été, le milliardaire Pierre-Édouard Stérin a créé une holding baptisée du nom du journaliste qui a révélé l'existence du projet Périclès, Thomas Lemahieu, où il a placé l'essentiel de sa fortune. Provocation, étalage de son sentiment d'impunité, ou hommage du vice à la vertu ?
Encore inconnu du grand public il y a quelques mois, l'homme d'affaires Pierre-Édouard Stérin est désormais au centre de l'attention médiatique. Propriétaire de Smartbox, Bongo et autres diffuseurs de (…)

- Actualités / , , , , ,
Texte intégral (801 mots)

Durant l'été, le milliardaire Pierre-Édouard Stérin a créé une holding baptisée du nom du journaliste qui a révélé l'existence du projet Périclès, Thomas Lemahieu, où il a placé l'essentiel de sa fortune. Provocation, étalage de son sentiment d'impunité, ou hommage du vice à la vertu ?

Encore inconnu du grand public il y a quelques mois, l'homme d'affaires Pierre-Édouard Stérin est désormais au centre de l'attention médiatique. Propriétaire de Smartbox, Bongo et autres diffuseurs de coffrets cadeaux, financeur éminent de tout le secteur de la tech française à travers son fonds d'investissement Otium, le milliardaire, exilé fiscal en Belgique, a mis sa fortune au service de l'extrême droite. Sur le plan culturel d'abord, en finançant une myriade d'associations traditionalistes et de causes conservatrices, mais aussi désormais sur le plan politique à travers le projet « Périclès », doté de 150 millions d'euros sur dix ans. L'objectif est explicitement la conquête du pouvoir, en commençant par les élections municipales de 2026.

Jusqu'ici, Pierre-Édouard Stérin contrôlait son empire économique via la société B.A.D. 21, elle aussi basée en Belgique, qu'il détenait à 100%. Mais il y a du changement dans l'air. Au beau milieu de l'été (l'acte est daté du 31 juillet 2025), il vient de transférer la presque totalité de sa fortune, 98,3 % des actions de B.A.D. 21, à une nouvelle holding créée pour l'occasion, ne gardant lui-même que 1, 7 % des parts en détention directe.

À la manière des milliardaires américains de la tech qui financent l'extrême droite, comme Elon Musk ou Peter Thiel (lire notre enquête), Pierre-Édouard Stérin aime donner à ses sociétés des noms provocateurs, à consonance antique ou chrétienne, ou à double sens. En l'occurrence, il a baptisé cette nouvelle entité où est désormais nichée l'essentiel de sa fortune « Lemahieu Holding », du nom de Thomas Lemahieu, le journaliste de L'Humanité qui a révélé, en juillet 2024, l'existence du projet Périclès ou, plus récemment, le lien entre le milliardaire activiste et le label « plus belles fêtes de France » [1].

Jeu de meccano

La propriété de Lemahieu Holding – elle aussi basée en Belgique – va-t-elle être transférée à une autre entité, comme une fondation ou un trust ? Cette création vise-t-elle à sécuriser le financement de ses « bonnes œuvres » en le séparant un peu plus de la personne de Pierre-Édouard Stérin et de sa famille ? En tout cas, le nom suggère clairement que l'opération est liée à la nouvelle notoriété de l'homme d'affaires et à ses ambitions politiques.

Les sommes en jeu sont considérables, puisque les 901 397 actions de B.A.D. 21 apportées à Lemahieu Holding sont valorisées à presque 1,4 milliard d'euros. Une estimation basée sur la valeur historique de l'ensemble des participations détenues directement ou indirectement par Pierre-Édouard Stérin via B.A.D. 21, qui serait sans doute encore supérieure si l'on se basait sur leur valeur de marché actuelle.

Depuis plusieurs années, le milliardaire annonce qu'il compte se délester un jour de sa fortune et la mettre au service de causes qu'il présente comme « humanitaires », mais qui reflètent surtout ses convictions chrétiennes et traditionalistes. À quoi sont venues s'ajouter plus récemment des visées plus spécifiquement politiques avec le projet Périclès. Pour porter ce dernier, le milliardaire a fondé en 2025 une autre société, séparée de B.A.D. 21, encore basée en Belgique, Graal Holding.

La création de Lemahieu Holding est une nouvelle étape dans ce jeu de meccano par lequel le milliardaire se met en ordre de bataille pour mener sa bataille culturelle et politique. Ce n'est probablement pas la dernière.


[1] Ce n'est peut-être pas un hasard que le nom Lemahieu, contraction de « Le Matthieu », signifie aussi « don de dieu ».

05.09.2025 à 09:29

211 milliards d'aides aux entreprises : les propositions des sénateurs pour remettre le système sous contrôle

Pauline Gensel
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La commission d'enquête sur les aides publiques aux grandes entreprises a rendu son rapport le 8 juillet. Les sénateurs demandent davantage de transparence, de suivi et d'évaluation, mais aussi d'imposer des conditions strictes en matière d'emploi et de dividendes. Va-t-on enfin voir des progrès sur ce dossier, rendu plus brûlant par l'actualité budgétaire ?
« Notre administration a réussi, en allant chercher, en allant vraiment investiguer, à sortir un chiffre, qui est aujourd'hui (…)

- Aides publiques aux entreprises : l'indispensable débat / , , , ,
Texte intégral (3349 mots)

La commission d'enquête sur les aides publiques aux grandes entreprises a rendu son rapport le 8 juillet. Les sénateurs demandent davantage de transparence, de suivi et d'évaluation, mais aussi d'imposer des conditions strictes en matière d'emploi et de dividendes. Va-t-on enfin voir des progrès sur ce dossier, rendu plus brûlant par l'actualité budgétaire ?

« Notre administration a réussi, en allant chercher, en allant vraiment investiguer, à sortir un chiffre, qui est aujourd'hui indiscutable, de 211 milliards d'aides publiques en 2023. » Le 8 juillet dernier, lors de la conférence de presse de présentation du rapport de la commission d'enquête sénatoriale sur les aides publiques aux grandes entreprises, son président, Olivier Rietmann (Les Républicains), a insisté sur l'un des principaux constats dressés par les sénateurs : le chiffrage des aides aux entreprises. « On voulait un chiffre précis, a abondé le rapporteur de la commission, Fabien Gay (CRCE-K). Donc pour la première fois, pour 2023, maintenant on le sait, les aides d'État, c'est 211 milliards. » Soit le premier poste de dépenses publiques, 2,5 fois le budget de l'Éducation nationale.

Le ministre de l'Économie Éric Lombard lui-même n'avait pas été capable de fournir de chiffre lors de son audition par la commission le 15 mai dernier. Il s'était contenté de répéter l'estimation globale de 150 milliards d'euros par an, mentionnée à plusieurs reprises ces dernières années par ses prédécesseurs. Deux jours plus tôt, dans une interview sur TF1, le président de la République avançait quant à lui le chiffre de 59 euros pour 1000 euros de dépense publique, soit 98 milliards d'euros au total.

« C'est un pas de géant en matière de transparence »

Nous étions face à une telle opacité ! Certains parlaient de 57 milliards, d'autres de 150, 200, voire 250… On ne pouvait pas rester avec une fourchette aussi large. Il y aura un avant et un après ce rapport.

Le chiffrage des sénateurs rassemble les subventions, les allègements de cotisations sociales, les dépenses fiscales - les crédits d'impôts par exemple - et les soutiens de Bpifrance. Il n'inclut pas les aides versées directement par la Commission européenne, qui pourraient avoisiner le milliard d'euros par an selon le Secrétariat général des affaires européennes, ni celles gérées conjointement par la Commission européennes et l'État français, estimées entre 9 et 10 milliards d'euros par l'Inspection générale des finances. N'y figurent pas non plus les aides régionales - 2 milliards d'euros par an selon Régions de France - ni celles versées par les communes. « C'est un pas de géant en matière de transparence, constate la sénatrice écologiste Antoinette Guhl, membre de la commission d'enquête. Nous étions face à une telle opacité ! Certains parlaient de 57 milliards, d'autres de 150, 200, voire 250… On ne pouvait pas rester avec une fourchette aussi large. La commission d'enquête est venue clarifier les choses, il y aura un avant et un après ce rapport. »

Bien que la commission ait suivi une méthodologie stricte pour parvenir à ce chiffre « indiscutable », le gouvernement a rapidement tenté de le contester. Le 15 juillet, lors de la présentation de son plan budgétaire de 43,8 milliards d'euros d'économies, le Premier ministre François Bayrou a jugé que « cette addition ajoute de manière un peu rapide des allègements de charges à des subventions, et à de multiples avantages de nature très différente », et a préféré parler d'« en tout cas plus de 100 milliards ». Deux jours plus tard, le Haut-commissariat à la Stratégie et au Plan a publié une note d'analyse d'une vingtaine de pages aboutissant au chiffre de 111,9 milliards d'euros, en excluant, entre autres, les 73,8 milliards d'euros d'exonérations de cotisations sociales et 57 milliards d'euros de dépenses fiscales déclassées (les pertes de recettes pour l'État suite une baisse d'impôt sur les entreprises).

Certains sont allés plus loin dans la contestation. L'éditorialiste François Lenglet a évoqué sur RTL, le 27 août, une addition avec « des choux, des carottes et des oignons », qui se conclurait par un chiffre « complètement bidon ». La stratégie a été différente du côté du Medef, qui a plutôt tenté de relativiser l'importance du montant, en le mettant en parallèle avec les impôts payés par les entreprises. Dans son discours d'ouverture de la Rencontre des entrepreneurs de France, le 27 août, Patrick Martin a évoqué les « fantasmes entretenus sur les aides aux entreprises » qui ne seraient selon lui qu'« une compensation d'ailleurs très partielle de la surcharge qui nous disqualifie dans la compétition mondiale », alors que « la France demeure le pays de l'OCDE où les entreprises sont les plus chargées et taxées ».

Une ligne de défense reprise par Dominique Carlac'h, cheffe d'entreprise et membre du conseil exécutif du Medef, le lendemain sur France Inter : « Toutes ces aides, en fait, ne sont pas des cadeaux. Parce que net des aides, les entreprises françaises paient encore le plus de charges au monde. [...] Donc ce ne sont pas des cadeaux, c'est simplement des allègements qui permettent de rester à peu près dans la course face à deux capitalismes d'État que sont le capitalisme d'État américain, le capitalisme d'État chinois. » Des affirmations qui, contrairement au chiffrage proposé par le Sénat, ne sont pas sourcées et paraissent pour le moins imprécises [1].

Renforcer la transparence des données

Après plusieurs mois d'auditions qui ont à nouveau mis en lumière l'absence de transparence et de suivi effectif des aides publiques en France (lire notre article), les sénateurs formulent en outre 26 recommandations. En réponse à l'incapacité de l'administration à chiffrer les sommes en jeu, les sénateurs demandent que soit réalisé et rendu public, chaque année, un tableau qui répertorie l'ensemble des aides versées et leur répartition en fonction de la taille des entreprises - très petites entreprises (TPE), petites et moyennes entreprises (PME), entreprises de taille intermédiaire (ETI), grandes entreprises.

Le manque de transparence était un constat partagé par toutes les personnes auditionnées et les propositions des sénateurs sont à la hauteur de l'enjeu. Reste à savoir ce que l'administration en fera.

Une mesure dont se réjouit Kevin Gernier, responsable de plaidoyer pour Transparency International France : « Le manque de transparence était un constat partagé par toutes les personnes auditionnées et les propositions des sénateurs sont à la hauteur de l'enjeu. Reste à savoir ce que l'administration en fera. » Il rappelle qu'un des représentants de l'Insee a estimé, durant son audition, que le travail de statistique sur les aides aux entreprises et leur ventilation par taille nécessiterait, en termes de moyens… une personne à temps plein pendant un an. « J'espère que ce sera mis en place, parce que pour l'administration, un équivalent temps plein pendant un an, ce n'est pas grand chose. Surtout pour un sujet aussi important. »

Pour les grandes entreprises, les sénateurs veulent aller plus loin, en créant un registre spécifique qui donnerait le total des aides perçues par chacune d'entre elles et le montant de quelques dispositifs « emblématiques » - exonérations de cotisations sociales, aides à l'investissement, crédit d'impôt recherche, aide à l'apprentissage. En parallèle, le tableau afficherait le chiffre d'affaires de la société, son bénéfice net, les dividendes versés, son nombre de salariés, sa masse salariale, et les impôts et taxes dont elle s'est acquittée. La commission d'enquête propose de commencer par les entreprises du CAC 40, puis d'étendre le registre à celles employant plus de 5000 salariés, avant de le généraliser aux entreprises de plus de 1000 salariés.

Une mesure elle aussi saluée par le responsable de plaidoyer de Transparency International France. « Il est essentiel que les données fassent apparaître l'empreinte fiscale des sociétés, ce qu'elles paient mais aussi ce qu'elles ne donnent pas en matière de prélèvements fiscaux, estime Kevin Gernier. Sans cela, on risque de tirer des conclusions trompeuses : on pourrait avoir l'impression qu'une entreprise est très peu aidée car elle ne touche pas de subventions, alors qu'elle bénéficie en réalité de dispositifs d'exonération d'impots, qui constituent le gros du montant des aides publiques. »

Suivre et évaluer systématiquement les aides

Le rapport préconise aussi la création d'un « Observatoire de suivi et d'évaluation des aides publiques aux entreprises », qui serait rattaché au Haut-commissariat à la Stratégie et au Plan. Il réaliserait, chaque année, un rapport présenté aux parlementaires, aux chefs d'entreprises et aux représentants syndicaux, dans lequel figurerait l'évolution des montants des aides sur plusieurs années, leur répartition en fonction de la taille des entreprises, ou encore des évaluations des aides publiques majeures et coûteuses. Il fixerait aussi une méthodologie pour évaluer les subventions aux entreprises, consultable sur le site internet du Haut-commissariat. L'évaluation des dépenses fiscales serait quant à elle prise en charge par le Conseil des prélèvements obligatoires, instance associée à la Cour des comptes, tous les trois ans pour les dépenses supérieures à 50 millions d'euros.

Pour les sénateurs, il faudrait également réaliser des études d'impact avant la création de tout nouveau dispositif d'un montant significatif, en concertation avec les entreprises concernées. Les éventuelles évolutions du dispositif devraient être prévues en amont, pour donner plus de visibilité et de stabilité aux bénéficiaires. Les études d'impact permettraient aussi d'éviter les erreurs faites avec le CICE par exemple, qui poursuivait des objectifs de compétitivité et d'emploi, mais qui n'a finalement permis de créer que 100 000 à 400 000 emplois, pour un coût de 18 milliards d'euros. Invité par la commission à s'exprimer sur ce dispositif mis en place durant son quinquennat, François Hollande a d'ailleurs refusé à deux reprises l'invitation des sénateurs, estimant qu'ils pouvaient « se former une opinion parfaitement documentée par l'audition des ministres compétents et des chefs d'entreprise concernés ».

Face au foisonnement des dispositifs, le rapport préconise de diviser par trois le nombre de dépenses fiscales et de subventions d'ici 2030. Ce qui les rendrait plus lisibles et accessibles, en particulier pour les petites entreprises qui n'ont pas toujours les moyens de se renseigner sur les aides auxquelles elles peuvent prétendre.

Le rapport recommande aussi de porter une attention particulière aux PME, qui devraient être consultées avant la création d'une aide afin de la rendre accessible et lisible, mais aussi aux ETI et aux territoires ultra-marins, dont les spécificités devraient être systématiquement prises en compte. Pour simplifier les démarches des entreprises et faciliter la collecte d'informations statistiques, un guichet unique devrait être créé dans chaque région, et le versement de l'aide effectué par un seul organisme, tel que l'Agence de services et de paiement.

Face au foisonnement des dispositifs, le rapport préconise de diviser par trois le nombre de dépenses fiscales et de subventions d'ici 2030. Ce qui les rendrait plus lisibles et accessibles, en particulier pour les petites entreprises qui n'ont pas toujours les moyens de se renseigner sur les aides auxquelles elles peuvent prétendre. Une aide ne devrait être pérennisée que si elle a fait l'objet d'une évaluation après ses premières années de déploiement, communiquée au Parlement ou produite par le Gouvernement.

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Des conditions plus strictes en terme d'emplois et de dividendes

Autant de propositions qui s'inscrivent dans la droite ligne des constats formulés par toutes les parties au cours des auditions et qui, dans leur principe, ne devraient pas être torp contestées. Sur les sujets qui fâchent – les liens entre aides publiques, dividendes et emploi –, sénateurs n'hésitent pas à plaider en faveur de conditions plus strictes. Ainsi, selon eux, les aides devraient être remboursées si elles concernent un site ou une activité qu'une entreprise décide de délocaliser dans les deux ans qui suivent son attribution. Les sénateurs invitent d'ailleurs le groupe Michelin à rembourser une partie du CICE qu'il a perçu sur le site de la Roche-sur-Yon (4,3 millions d'euros au total) pour huit machines, dont deux seulement ont été installées sur le site, les autres ayant été envoyées en Roumanie, en Pologne et Espagne, avant que l'usine ne ferme en 2020. « Le groupe Michelin ferait preuve ainsi d'exemplarité, en montrant à nos concitoyens que les grandes entreprises ont le souci de la bonne utilisation des deniers publics », justifie le rapport.

Les sénateurs préconisent également d'interdire l'octroi d'aides publiques pendant cinq ans, et d'exiger le remboursement des aides perçues, aux entreprises condamnées pour une infraction grave en matière de fraude fiscale, de travail illégal, de discrimination systémique ou de police de l'environnement. Les entreprises qui ne publient pas leurs comptes ne pourraient quant à elles pas percevoir d'aide publique tant qu'elles ne remplissent pas cette obligation légale.

Cela peut être assez surprenant, mais nous étions tous d'accord sur cette mesure, parmi les sénateurs de gauche comme de droite.

À propos des dividendes, la commission a adopté la proposition de Daniel Fargeot (Union Centriste), qui suggérait de retirer les aides publiques du résultat distribuable des entreprises. Une mesure qui « contribuerait à renforcer la légitimité de l'action publique auprès des citoyens, en évitant que les aides contribuent au financement des dividendes, parfois en contradiction avec la situation économique de l'entreprise, ou du moins de l'un de ses sites », précise le rapport. La mesure ne s'appliquera cependant pas aux exonérations et allègements de cotisations sociales.

« Cela peut être assez surprenant, mais nous étions tous d'accord sur cette mesure, parmi les sénateurs de gauche comme de droite, raconte Antoinette Guhl. Nous étions quelques uns à vouloir ajouter le remboursement des aides si une entreprise met en place un plan de licenciement, mais nous avons dû faire des compromis, dans un camp comme dans l'autre. »

« L'objectif, c'était qu'il sorte quelque chose de cette commission d'enquête »

« Il est vrai que nous ne pouvions pas nous entendre sur tout, mais l'objectif, c'était qu'il sorte quelque chose de cette commission d'enquête, explique à l'Observatoire Olivier Rietmann. C'est chose faite. Maintenant, chacun pourra faire vivre et donner suite à ce rapport. » Lui prévoit de reprendre certaines préconisations dans le cadre de la délégation sénatoriale aux entreprises, qu'il préside. Des amendements au projet de loi de finances sont aussi une possibilité qu'il envisage, même si l'agenda politique est quelque peu chamboulé par le vote de confiance sollicité par François Bayrou le 8 septembre. « Et puis, cela peut aussi passer par une proposition de loi transpartisane, puisque nous sommes d'ores et déjà parvenus à nous mettre d'accord. »

Plusieurs partis ont commencé à s'emparer de ces recommandations. Dans les propositions budgétaires pour 2026 présentées le 30 août par le Parti socialiste (PS) figure ainsi la réduction des aides aux entreprises, avec des réformes sur le crédit d'impôt recherche et sur certaines niches fiscales, comme celle des armateurs. Des mesures qui pourraient rapporter 4 milliards d'euros, d'après les estimations des socialistes. Le parti Debout ! de François Ruffin envisage quant à lui de (« rationaliser la politique d'aide aux entreprises », pour faire entrer 10 milliards dans les caisses de l'État. Il invite à suivre les recommandations du rapport, mais aussi à déclasser certaines niches fiscales, à cibler les secteurs soumis à la concurrence internationale et à privilégier les « aides jugées efficaces ».

Des premiers pas somme toute relativement modestes au vu des montants en jeu et des problèmes pointés par les sénateurs. Sans parler du sujet de fond, sous-jacent à beaucoup des débats qui ont eu lieu lors des auditions : l'augmentation massive des aides aux entreprises a-t-elle vraiment aidé à la « compétitivité » de la France et de ses entreprises ? Et comment ces sommes massives pourraient être utilisées autrement, au service d'une transformation écologique et sociale ?


[1] Si la France affiche effectivement un ratio impôts/PIB élevé par rapport aux autres pays de l'OCDE, c'est en incluant la fiscalité pesant sur les ménages, dont la part a augmenté ces dernières années au bénéfice de la fiscalité pesant sur les entreprises, en baisse significative. Et sachant que l'État a a collecté en 2023 environ 80 milliards d'euros au titre de l'impôt sur les sociétés, on voit mal en quoi les entreprises tricolores resteraient « net des aides » (211 milliards) les plus taxées au monde, même en incluant les cotisations patronales (environ 270 milliards).

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