Titre du flux RSS
Nous n’avons pas fini de sévir, toujours à contretemps. Il n’est pas de dissidence possible sans fidélité à ce qui nous a faits...

▸ les 10 dernières parutions

29.05.2023 à 09:07

Digression sur la contre-violence

F.G.

Visage de circonstance, l'animateur de télé à jet continu contrôle son rictus de dégoût. Derrière lui un festival de poubelles incendiées sature l'écran. Face à lui, un pékin lambda de gauche attend la question. Il sait qu'elle va venir, qu'il ne va pas y couper. Il a répété. Il va, pense-t-il, s'en sortir. Il attend… Entre-temps, il a dû subir des images démontées et remontées de destructions d'abribus ou de distributeurs de billets, le top étant celle d'un Molotov expédié sur un flic ne risquant pas grand-chose (...)

- Digressions...
Texte intégral (2615 mots)

PDF

Visage de circonstance, l'animateur de télé à jet continu contrôle son rictus de dégoût. Derrière lui un festival de poubelles incendiées sature l'écran. Face à lui, un pékin lambda de gauche attend la question. Il sait qu'elle va venir, qu'il ne va pas y couper. Il a répété. Il va, pense-t-il, s'en sortir. Il attend… Entre-temps, il a dû subir des images démontées et remontées de destructions d'abribus ou de distributeurs de billets, le top étant celle d'un Molotov expédié sur un flic ne risquant pas grand-chose dans son uniforme-carapace ignifugé. Le visage du lambda est sérieux. Surtout ne pas sourire, même de dépit. Ça compterait à charge au tribunal de l'inquisition médiatique. La question vient. Elle peut prendre deux formes. Directe, procédurale, inquisitrice – « Condamnez-vous les violences ? » – ou faussement connivente – « Bien sûr, vous condamnez les violences… ». La seule façon de s'en sortir serait de refuser le jeu. Quand on l'accepte, on cautionne le dispositif disciplinaire global. On a beau biaiser – « oui, mais non… », ou « ça dépend des circonstances, du niveau de violence contraire » ou encore, plus osé : « oui, mais à condition que vous, Monsieur, Madame, vous condamniez les violences policières ? » –, ça ne marche pas. Le lambda de gauche ou syndicaliste d'appareil le sent bien. Alors, il s'y plie en puisant au vieux fonds de l'infamie de gauche, celle de la nécessité faisant loi : séparer le « manifestant pacifique » du « casseur Black Bloc et autre provocateur ». Contre toute évidence, puisque ces temps violents qui courent se caractérisent par un retour d'agressivité manifestante où il n'est plus rare de voir un syndiqué UNSA à gilet bleu balancer un paveton sur un panneau publicitaire Decaux. C'est sûr, faisant ça, le lambda de gauche ou syndicaliste d'appareil pourra revenir : il s'est couché. D'avoir dit « non, je ne condamne pas », il aurait subi le lynchage médiatique dont ces non-violents journaliste de préfecture sont capables.


Rien à foutre, diront les plus radicalisés de mes amis, ça fait longtemps qu'on ne regarde plus la télé. Soit, compagnons et compagnes du décrochage assumé, c'est comme moi. Mais, comme nous comptons encore pour peu – quoique… – dans l'étalonnage statistique de l'insoumission (la vraie), il convient de comprendre ce qui se trame derrière cette obligatoire condamnation de la violence. Et donc de réfléchir, si ça nous est possible, à ce que dit cette stratégie de la diabolisation de tout acte, même anodin, de violence urbaine en manifestation. Ça dit d'abord la panique des dispositifs de domination (ici, les chaînes mainstream) et de représentation (là, la gauche institutionnelle et le syndicalisme intégré) devant l'irruption continue sur la scène publique, depuis au moins vingt ans, d'une plèbe séditieuse peu encline à manifester pour rien. Ça dit encore que le consensus sur lequel reposait l'ancien système de domination n'existe plus. Ça confirme enfin, et clairement, depuis les Gilets jaunes, que la violence sociale est bien accoucheuse d'histoire. Et c'est certainement ce qui mesure la panique réellement existante des commentateurs radio-télévisuels de l'Ordre : ils avaient oublié cette vérité première qui veut que surgisse toujours un moment inattendu de l'histoire où, acculés à périr par consentement, les gueux se lèvent et s'énervent. C'est là, à vrai dire, un oubli bien étrange, mais dont la cause est identifiable : elle tient au très allégé bagage historique que les écoles de formation au consensus néo-libéral ont alloué à l'analphabète génération morale aujourd'hui rivée aux prompteurs pour qui la violence est condamnable partout, sauf quand elle relève du domaine réservé de l'État et de ses miliciens. Dans ce cas seul, elle serait « légitime ».


L'intention n'est pas ici de se rallier à l'idée stupide que, parce qu'elle serait accoucheuse d'histoire, toute violence venue d'en bas – ou « contre-violence » – devrait susciter l'engouement, mais de constater que, à la faveur des mouvements spontanés de contestation sociale de ces dernières années et des moyens de répression, de nassage, de fichage et de contrôle que leur oppose l'État policier, la question de la contre-violence – symbolique, défensive ou offensive – a refait surface dans un débat qu'on croyait plié entre partisans de la violence et tenants de la non-violence. Pour ma part, j'ai toujours eu la faiblesse de penser qu'il s'agissait là d'un faux débat creusant une contradiction inexistante. Car ni la violence ni la non-violence ne font réponse en soi à la question des circonstances. Je me souviens, par exemple, qu'un des slogans les plus repris lors des premières manifs parisiennes des Gilets jaunes étaient « La police avec nous ! ». On pourrait dire qu'il était juste, ce slogan – crosse en l'air, fils du peuple ! –, mais vain. Car un flic, ce n'est pas seulement un « fils du peuple », c'est aussi le rouage d'un dispositif qui le norme et auquel il adhère. Pour qu'il pense à remettre en cause les ordres qu'on lui donne, il faut qu'il ait peur, peur pour lui je veux dire. C'est arrivé dans l'histoire – à l'été 1789 à Paris, en juillet 1936 à Barcelone, ailleurs… Et pour qu'il ait peur, le fils du peuple, il faut que la contre-violence, c'est dire la résistance qu'on oppose au corps qu'il représente, le déstabilise vraiment, intimement. Par le nombre, pour sûr, par la détermination du nombre aussi, par l'invention stratégique dont il est capable. Les Gilets jaunes de l'automne 2018 pensaient moralement : « La police avec nous ! », ça voulait dire : vous et nous, nous sommes le peuple. Quinze jours plus tard, les mêmes Gilets jaunes se mirent à penser stratégiquement. Se ralliant massivement au cri de « Tout le monde déteste la police ! » – décliné, plus subtilement, par la suite en « La police déteste tout le monde ! » –, ils s'inventèrent comme « mouvement ». Dans l'inattendu de leurs réactions, dans l'élan offensif dont ils furent capable, dans la déroutante manière déambulatoire et hors contrôle de manifester qu'ils adoptèrent spontanément. Par cette rapidité de déduction, les Gilets jaunes se montrèrent capables de s'adapter au réel de la haine médiatico-policière que l'État déchaîna contre eux. Doté de peu de soutiens ou d'alliés réel, ils ne comptèrent que sur leurs propres forces coalisées pour inquiéter, voire plus, le système d'exploitation et de domination. L'honneur de ce mouvement hors normes fut de comprendre très vite qu'il ne demandait que des miettes quand il fallait prendre la boulangerie. On les a dit violents, ces résistants camarades, ce qu'ils pouvaient être, mais seulement contre les symboles de la richesse ou de l'arrogance du pouvoir. Ce qu'ils ouvrirent, c'est une nouvelle perspective dans nos imaginaires atrophiés. Une perspective claire et majeure dont les effets courent encore.


La contre-violence est une réponse ciblée et mouvante à la violence d'État, la vraie, la seule, celle qui estropie, mutile, encabane, déferre en justice, celle surtout qui fixe et organise, au préalable, le niveau de l'affrontement. Son but est d'inscrire dans les corps – n'importe quel corps, celui qui passe et qu'on gaze ou matraque – et dans les esprits – ceux qui croient encore à la neutralité des intentions de l'État et même à sa bienveillance – l'idée, terrifiante, que tout manifestant doit savoir qu'il risque gros, très gros, à sortir dans la rue. C'est la mise au point d'une terreur préventivement exercée par l'État pour décourager toute aspiration à lui résister. Les images sont là, celles qui ne passent pas sur les écrans des télé-poubelles, pour en attester. À foison.

L'expérimentation vient de loin. Elle atteste une crise démocratique à effets prolongés que le macronisme a radicalisée jusqu'à la caricature, une brutale caricature qui dit, in fine, la vérité sur ses intentions : la guerre des classes existe, mais c'est notre classe qui décide des armes, des moyens à employer et des ennemis à abattre. Face à cela, la seule question que notre camp doit se poser est celle de la résistance et des formes qu'elle doit prendre. En fait, elles sont aussi nombreuses que les intentions, contradictoires ou pas, qui les motivent. En période de ré-ensauvagement [1] de l'histoire, de rupture du consensus et de radicalisation de l'affrontement, la lutte pour la vie bonne, c'est-à-dire simplement vivable, doit se poser la question de la contre-violence en la pensant méthodiquement, sans œillères et sans tabous, en sachant que cette contre-violence peut s'exercer, au gré des circonstances, de manière offensive ou défensive, à condition qu'elle soit au clair sur deux intentions : tout faire pour éviter qu'elle se réduise à une ritualisation viriliste sans autre projet que la casse ou qu'elle devienne la spécialité d'une avant-garde militarisée autoproclamée nous dépossédant de notre combat.


Bien sûr, au fil de la plume, je sens pointer, sur l'autre rive de mes amitiés, un certain malaise à l'idée que je puisse céder au panégyrique de la violence d'en bas comme seule alternative à celle de l'État d'en haut. C'est à vrai dire un vieux débat qui agite régulièrement l'hétéroclite tribu anarchiste. « Au bout du pouvoir, disent les uns, il y a toujours le fusil. » « Au bout du fusil, disent les autres, il y a toujours du pouvoir. » À vrai dire, les deux points de vue se défendent. C'est même ce qui fait le charme inépuisable de la dialectique circulaire : on peut y tourner infiniment en rond avec la conviction d'avoir raison. Bakounine versus Proudhon : la « passion de la destruction » contre l' « anarchie positive ». Comme si ce choix n'était que d'ordre moral, ou éthique pour parler comme Kropotkine : l'emballement contre la raison. Le problème, c'est que l'un comme l'autre des deux camps théorisent dans l'abstraction. Au cœur du dilemme, c'est la question de l'adéquation des moyens aux fins qui se pose. La violence, disent les uns, serait forcément contre-productive. La non-violence, disent les autres, ne mènerait qu'à la défaite. L'histoire dément également les deux hypothèses, mais il faut croire que l'histoire importe peu quand le présent est devenu perpétuel. Malheureusement.

Quand je parle de contre-violence, je n'opère aucun choix moral. Je ne tiens compte que des circonstances qui nous sont imposées par un État qui ne négocie plus rien – sauf les parcours des manifs, histoire d'organiser ses dispositifs de quadrillage policiers et l'appareillage à prévoir pour tenir la rue. Au plus fort de leur mouvement, un débat légitime – et récurrent – agita les Gilets jaunes : déclarer ou pas. Il fut un temps, pas si lointain, où la déclaration reposait sur un accord : connaissant le parcours et les responsables de l'appel, la police devait et savait se faire discrète. Ça permettait de défiler à la bonne franquette et en famille. Les syndicats étaient friands de ce genre de randonnées revendicatives qui, entre merguez-frites et sonos, avaient un début et une fin sans que le moindre képi ne vienne troubler la fête. Au bout du compte, le nombre faisait preuve. Preuve de quoi ? On est encore à se le demander... Désormais, c'est fini, toute manif déclarée tient du piège. Il suffit de voir nasser ou charger les bleus surarmés qui sont censés l'encadrer à distance pour comprendre que l'époque a sacrément changé depuis que la Start-up Nation « gère » nos affects.

Les circonstances, c'est ça : la mise en place progressive d'un État policier, l'abandon de toute retenue « républicaine », une police gangrénée par la haine, une superstructure aux abois. Et, en contre, un ensauvagement débordant légitime. Et c'est avec ça qu'il faut faire autrement pour reprendre cette rue qui est à nous, à nous, à nous. Car rien ne sert qui ne soit pensé stratégiquement comme contre-violence, défensive et offensive, c'est-à-dire à la fois protectrice des manifestants et combative. Cette contre-violence peut être non-violente, à condition qu'elle soit massive, ou violente, à condition que la violence exercée le soit intelligemment, sur les biens et les symboles de ce monde de merde. Le cortège de tête est probablement devenu une forme révolue car trop identifiable. Il fut une étape dans la longue marche qui nous attend. Il faut qu'elle s'adapte aux temps maudits qui pointent et qui exigent constance, fluidité, éclatement, dissémination, inventivité et coordination pour choisir les terrains de l'affrontement et de la résistance.

Ces choix nous appartiennent.

Avant qu'il ne soit trop tard.

Freddy GOMEZ


[1] Pas au sens des « sauvageons » de Chevènement, bien sûr, ni du pouvoir macronien ou de Le Pen fille, mais au sens où l'on parle de grève « sauvage », de manif « sauvage » ou encore de « socialisme sauvage », notion que Charles Reeve rattache au « fil rouge et noir de l'émancipation ». Voir Le Socialisme sauvage : essai sur l'auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours, L'échappée, 2018.

25.05.2023 à 06:51

Les mots de l'écriture

F.G.

Il y a toujours une adresse… Le matin, lorsque les impressions de mes cauchemars s'abandonnent au seuil de ma conscience, comme le reflux échoue le naufragé sur la grève, et que le brouillard de leurs ombres confuses se dissipe peu à peu, je me débarrasse des échos de leur existence en écrivant sur des feuilles volantes le tout et le rien de mes brèves illusions perdues et déjà dispersées. Entre l'ironie joueuse et taquine, le plagiat volontaire et involontaire, l'hommage et l'imitation, le vertige de (...)

- Marginalia
Texte intégral (925 mots)


Il y a toujours une adresse…

PDF

Le matin, lorsque les impressions de mes cauchemars s'abandonnent au seuil de ma conscience, comme le reflux échoue le naufragé sur la grève, et que le brouillard de leurs ombres confuses se dissipe peu à peu, je me débarrasse des échos de leur existence en écrivant sur des feuilles volantes le tout et le rien de mes brèves illusions perdues et déjà dispersées. Entre l'ironie joueuse et taquine, le plagiat volontaire et involontaire, l'hommage et l'imitation, le vertige de l'écriture navigue de-ci de-là, parfois sous contrôle, mais pas toujours. Elle godille sur l'écume des vagues poussées par des courants capricieux. L'implosion des émotions dans la houle d'un petit filet de voix charrie son lot de douleurs anciennes, puis disperse ses modulations au gré de sa transcription laborieuse. L'écriture des jours envahis de solitude est le résultat d'une aspiration plus que d'une inspiration. Le sens et le ton fluctuent au gré des humeurs, de sorte que leur transcription n'est jamais totalement maitrisée. Presque toujours trahi par son élan, l'écriture est agie, prescrite par l'affliction.

Je n'ai pas d'autres satisfactions que de lancer les phrases en l'air comme on le ferait d'une poignée de sable fin pour contempler la dispersion de ses grains emportés par le vent. Au gré de son mouvement et sachant qu'il est par nature changeant et capricieux. Au point de retourner parfois à l'expéditeur ses maladroites prétentions. Elles l'aveuglent, ces prétentions, et tant que l'on peut ainsi s'amuser des significations cocasses qui en découlent en se disant que cela fait partie du jeu que d'accepter le détour nécessaire d'un retour de l'inattendu.

Ces parenthèses littéraires sont nourries de la beauté durable des textes anciens. Tel est mon plaisir. Il sifflote en flottant et jamais ne coule malgré la tentation de disparaître dans un abandon silencieux comme, par exemple, dans un journal intime. Il s'agit donc bien d'un abandon auquel je n'offre que peu de résistance. L'indésirable devient désirable et ses conséquences sont consenties avec délectation – mais c'est aussi, et surtout, un chemin qui permet d'éviter celui de la consolation.

Oui, je compose… une partition et joue avec les quelques accords que je connais sans toujours savoir d'où ils viennent et à qui ils doivent leur petite rengaine, un peu à la façon d'un singe de foire manipulant une boîte à musique. Une traversée en solitaire du langage sur un océan d'incertitudes houleuses. J'en donne des nouvelles. Une trace qui ne mène nulle part, mais en quête de lecteurs.

Le monde qui me rattrape et avec qui j'entretiens une complaisante liaison en connaissance de cause, me pose la question de l'optimisme et du pessimisme. Je m'y trouve constamment confronté. Un reproche que l'on me fait et que, bien sûr, je me fais à moi-même. L'intérieur se confond avec l'extérieur, à moins que ce ne soit l'inverse. Le propos est le fruit de la rencontre de ces deux masses d'air qui interagissent et créent des dépressions qui s'alimentent l'une l'autre. C'est une humeur impossible à juguler dans cette langue traversée d'impressions dépressives.

Pour être juste, il y a aussi, enfouie dans cette obsession du témoignage, une réelle volonté, jamais avouée, de toute-puissance infantile, une croyance dans un esprit magique, comme si l'écrit pouvait à lui seul agir sur le réel, tel le souffle (divin) donnant vie à une boule de terre glaise. Cette illusion jamais ne disparaît totalement. Elle demeure enfouie, cachée dans un recoin sombre du désir d'écrire. Un désir souillé par un rêve de gloire sanctifiante dont on a un peu honte, tant il est niais, de ne s'en être jamais vraiment totalement débarrassé. Car, au fond, tout au fond, toujours le niais demeure vivace. Honteux mais vivace. Il entachera toujours les mots et les phrases que l'on aurait voulus innocents et purs. Pur comme est supposé l'être le sujet parlant au jour de sa naissance. Celui qui découvre le monde et ses propres sentiments dans l'interaction, très vite, il devient acteur dans un monde perçu et vécu à travers un univers symbolique que l'on appelle culture. Lorsque l'on prend la plume dans les conditions que « j'ai dites », face à de telles contradictions, on se sent fragile, maladroit, bref illégitime (encore une histoire de filiation).

À chacun selon ses âneries !

C'est l'enfance de l'art !

Jean-Luc DEBRY

15.05.2023 à 09:39

D'une violence économique et étatique

F.G.

« Un Pouvoir fondé sur l'Autorité peut bien entendu se servir de la force, mais si l'Autorité engendre une force, la force ne peut jamais, par définition, engendrer une Autorité politique. » Alexandre Kojève, La Notion d'autorité À en juger par la brutalité avec laquelle la force publique – celle de l'État – s'exerce sur les manifestants en désaccord avec leurs gouvernements, on peut en déduire que la souveraineté populaire, fondement des régimes parlementaires, est une chimère. Comme Benjamin Constant (...)

- Odradek
Texte intégral (1192 mots)


« Un Pouvoir fondé sur l'Autorité peut bien entendu se servir de la force,
mais si l'Autorité engendre une force, la force ne peut jamais,
par définition, engendrer une Autorité politique. »


Alexandre Kojève, La Notion d'autorité

À en juger par la brutalité avec laquelle la force publique – celle de l'État – s'exerce sur les manifestants en désaccord avec leurs gouvernements, on peut en déduire que la souveraineté populaire, fondement des régimes parlementaires, est une chimère. Comme Benjamin Constant l'a souligné dans le passé, les individus « modernes » des démocraties représentatives ne sont que des souverains de jure : leurs libertés sont réduites à la sphère paisible de la vie privée. Le droit de dire aux autres ce que le Pouvoir séparé ne veut pas qu'ils entendent, par exemple, n'en fait pas partie. Le droit de décider sur les questions qui concernent la collectivité et, enfin, l'exercice direct, continu et quotidien des droits politiques individuels non plus. Du droit coutumier, mieux vaut ne pas parler. L'ancien capitalisme a fait table rase des restes de la société qu'il a façonnée.

Dans les régimes des partis improprement dits « démocratiques », le pouvoir politique, qui sur le papier appartient au peuple ou à la nation, est en réalité le pouvoir de l'État, organe qui le détient et l'exerce. Tout État s'appuie sur le monopole de la force et exerce son autorité en l'utilisant à sa guise. Dans la mesure où l'usage de la force – la répression – n'a pas de limites préalablement définies, le pouvoir, quand il est vraiment contesté, ne s'en donne donc aucune : l'État est autoritaire et policier. L'usage et l'abus sont indiscernables. À vrai dire, l'État réagit violemment lorsque des personnes désenchantées agissent de leur propre chef, c'est-à-dire non seulement l'ignorent, mais pis encore ne le reconnaissent pas. C'est le mal actuel de l'État : sa fragilité fait que tout acte de désobéissance est considéré comme un défi, car remettant en cause cette autorité que l'État cherche à restaurer par un usage pervers de la loi et un usage excessif et intimidant de la force. L'État n'existe qu'ainsi.

On l'a vu en mars dernier lors des manifestations contre la construction d'une méga-bassine à Sainte-Soline, en France, mais on peut citer d'autres exemples ibériques du passé récent : les manifestations contre le TGV au Pays basque, l'expulsion des communautés d'Itoiz et Fraguas, la lutte contre les lignes à très haute tension à Gérone. Toute protestation menée en dehors des canaux établis, qu'elle soit pour la défense de la terre, des emplois, des retraites, des droits des taulards, de l'habitabilité planétaire elle-même, est considérée comme criminelle, relevant d'un problème d'ordre public, bref d'un acte de rébellion contre l'État. Car ses canaux habituels – parlements, syndicats ou associations subsidiaires – fonctionnent de moins en moins, perdant en efficacité pour neutraliser le conflit environnemental et masquer les déséquilibres territoriaux. La crise actuelle est une crise économique, sociale, politique et territoriale. Pour la résoudre en sa faveur, la domination techno-capitaliste fait un saut qualitatif dans l'aménagement dévastateur du territoire à travers de nouvelles infrastructures énergétiques et numériques, des grands projets inutiles dans les transports, l'accaparement des ressources, le tourisme de masse, l'agriculture industrielle et l'élevage intensif. L'État n'est désormais rien d'autre que son bras armé.

Récapitulons : l'adaptation terroriste au marché mondial de l'espace rural et urbain conduit à une crise multiforme qui porte atteinte aux intérêts locaux et à des modes de vie peu marchandisés, mais surtout soumet toute la société à des impératifs économico-financiers. Cela provoque un déclassement de la base sociale du régime politique qui suscite, de facto, une réponse populaire d'autodéfense étrangère aux institutions et, dans une large mesure, contraire à celles-ci. Si de larges alliances se forment entre divers secteurs touchés de la population et les déserteurs du système et qu'une vague d'indignation attise les passions, il est possible que, dans des conditions de discrédit politique et d'oppression économique insupportable, un mouvement anti-industriel sans maîtres ni intermédiaires patentés soit susceptible d'émerger. Il ne peut d'ailleurs survenir d'aucune autre manière. Les jours de la représentation professionnelle institutionnalisée sont comptés. La « culture du non » alimente les programmes des manifestants au nom de la démocratie directe.

Une fédération d'opposants aux options idéologiques diverses et aux objectifs variables s'opère par des réseaux de résistance, des rencontres continues sur les ronds-points, dans les squares, les lieux publics ou les fêtes champêtres. La défense du territoire et de la nature contre toute nuisance fonde les bases du front anticapitaliste par excellence. Seule la défense du territoire est capable d'ouvrir des horizons de liberté et d'émancipation historiquement liés à la lutte autour du travail. Contre la quête privée du profit, cette défense est la seule qui soit capable de redonner sa souveraineté à la vie. Le « Ni ici ni ailleurs » lancé contre les mégaprojets destructeurs est son slogan élémentaire.

La résistance à la violence techno-capitaliste ne se conclut plus par des listes de doléances ou de plaintes adressées à l'administration. L'accumulation de forces et d'expériences obligent à des gestes significatifs tels qu'occuper des terres, bloquer des ouvrages indésirables, saboter des engins ou barricader des routes. Il s'agit avant tout d'imposer un véritable débat public sur l'usage commun de la terre, de l'eau et du patrimoine naturel. Sa reconversion en capital est en jeu. L'atmosphère est tellement surchauffée par la politique étatique du fait accompli et de la terre brûlée que les défenseurs s'autorisent, désormais, des actes offensifs, ce que l'État, gendarme des intérêts économiques, ne peut permettre. L'heure est à la confrontation, qui ne peut se résoudre en faveur de la vie libre qu'en s'étendant. La résignation retarde ce moment, mais ne supprime pas sa survenue, puisque sa nécessité reste intacte.

Miquel AMORÓS

09.05.2023 à 08:17

Digression sur le temps qu'il fait

F.G.

À vrai dire, cela faisait longtemps que nous nous étions perdus de vue, Elsa et moi. Anarchiste en des temps déjà reculés, elle avait fréquenté depuis – mais sans jamais y trouver sa place, semble-t-il – divers groupes de sensibilité conseilliste qu'on qualifierait aujourd'hui d'ultragauche. Par des amis communs, je la savais proche désormais d'une revue-groupe qui avait acquis, avec le temps, une certaine notoriété théorique dans le domaine de la critique de la « société capitalisée », ce qu'elle me (...)

- Digressions...
Texte intégral (2267 mots)


PDF

À vrai dire, cela faisait longtemps que nous nous étions perdus de vue, Elsa et moi. Anarchiste en des temps déjà reculés, elle avait fréquenté depuis – mais sans jamais y trouver sa place, semble-t-il – divers groupes de sensibilité conseilliste qu'on qualifierait aujourd'hui d'ultragauche. Par des amis communs, je la savais proche désormais d'une revue-groupe qui avait acquis, avec le temps, une certaine notoriété théorique dans le domaine de la critique de la « société capitalisée », ce qu'elle me confirma, après avoir lu ma récente « Digression sur le zbeul », dans un courriel énigmatiquement intitulé « Du refus de la théorie à la théorisation des refus » où il était question de « creuser, autour d'un verre, nos nombreuses divergences ». Ne soupçonnant pas que nous en avions autant, et curiosité faisant loi, j'acceptai l'invitation.


En ces temps où Paris tient d'une fête, rendez-vous fut pris à cette heure entre chien et loup où la nuit fraternelle résonne presque quotidiennement de bruits de casseroles et s'illumine de feux de poubelles. Ce soir, c'était du côté de République. Mouvant, un cortège informe et festif était parti en sauvage. Il était composé de très jeunes gens, ce qui, somme toute, se comprend. Il faut de la souplesse, une bonne forme et une certaine innocence pour tenir la rue. Convenu comme lieu de rendez-vous, le bistrot de la rue du Faubourg-du-Temple où nous devions nous retrouver, Elsa et moi, était apparemment hors zone de combat. Ce soir, il faisait frais dans ce Paris pré-printanier. Un frais presque froid.

J'étais arrivé le premier. À l'heure dite, c'est-à-dire en avance. Par nécessité de repérer le terrain, reliquat d'une ancienne habitude de clandestin. À combien de temps remontait ma dernière rencontre avec Elsa ? Une dizaine d'années sans doute, peut-être un peu moins. Le motif ne me revint pas. Les circonstances, si. C'était à Montreuil, un soir de chaud printemps, à « La Parole errante », pour une soirée de soutien à je ne sais plus qui. On soutient beaucoup dans nos milieux. Et on a raison. Quand Elsa est arrivée, j'étais perdu dans mes pensées. Elle toqua la table. « Tu me reconnais, camarade ? » Pour sûr. Mêmes manières, même allant. Elle avait peu changé. Je passe l'entrée en matière qui tourna autour de l'évocation de vieux souvenirs d'un passé qui passait.


Le dur est venu après. « Le zbeul, c'est le niveau zéro de la théorie politique, me dit Elsa, une métaphore de nos impuissances. » Et, démonstrative et synthétique, elle ajouta : « 1) je ne comprends pas que tu contribues, par dérive mouvementiste, à donner contenu à une telle inconsistance ; 2) pas davantage que, de surcroît, quelques jours plus tard tu te fasses le porte-parole de Rancière et de son foireux “sujet nommé peuple” ; 3) que, à aucun moment, tu n'avances la seule hypothèse recevable, à savoir que les casserolades n'activent aucune forme nouvelle de révolte sociale, mais un pur retour à des pratiques très anciennes qui ont signé le temps des replis. » La discussion était lancée, mais sur de mauvaises bases. Car l'originalité de la situation présente, visiblement Elsa ne semblait pas la voir. Et pas davantage saisir la perspective historique dans laquelle ce mouvement s'inscrivait presque cinq ans après celui des Gilets jaunes – qui reste le marqueur social le plus évident d'un temps d'effondrement à effets prolongés des anciennes formes, tant politiques que syndicales, du mouvement ouvrier et de la nécessité vitale d'en inventer de nouvelles.

La démonstration que les organisations syndicales coalisées en « Intersyndicale » ont faite durant ce mouvement de résistance à la contre-réforme des retraites est chargée d'enseignements divers et contradictoires. Le premier, c'est qu'elles ont mobilisé au-delà, bien au-delà du prévisible et sur une durée prolongée ; le deuxième, c'est que, ce faisant, elles ont réactivé une ancienne symbolique forte dans l'imaginaire populaire – celle de l'unité retrouvée qui, même si elle était à bien des égards factice, a joué un rôle mobilisateur indiscutable ; le troisième, c'est que cette force du nombre, cette envie d'unité à tout prix, firent pour partie la faiblesse de ce « non-mouvement » du début – « non-mouvement » au sens où ça bougeait, mais en ordre et sans autre perspective que de défiler dans l'unité jusqu'à épuisement du rêve unitaire (mais impuissant) qui donnait le tempo à ces longues marches sans perspectives de dépassement ; le quatrième, le plus décisif peut-être, c'est qu'au sommet comme à la base de ce mouvement, il est vite apparu évident, constatable, que, à l'exception de certains secteurs de l'industrie et derniers bastions d'une ancienne culture de résistance ouvrière directe, la grève avait cessé d'être – par inaptitude imaginaire à la concevoir, mais surtout par incapacité matérielle à pouvoir la mener – le point nodal de l'affrontement de classe généralisé seul capable d'influer réellement sur un rapport de forces.

Si être « mouvementiste », ajoutai-je, c'est s'intéresser à ce qui pointe sous l'ancien en évitant de juger de l'efficience de ce qui s'invente à la seule aune d'une théorie générale que, contrairement à Elsa, je n'ai pas, j'accepte la qualification, mais en la prenant pour ce qu'elle devrait être : un rappel que l'avenir n'est jamais joué d'avance, qu'il est toujours aléatoire et que c'est précisément cet aléatoire que la Théorie manque.


Si le mouvement des Gilets jaunes m'a appris quelque chose, c'est qu'il fallait s'exercer à se déprendre des vérités d'évidence, surtout quand elles offrent, paresse aidant, des raisons au non-agir. Je ne vois meilleure façon d'exprimer ce ressenti que par cette énigmatique phrase de Georges Henein : « Il y a des lampes qui pâlissent à l'ombre des papillons. » Quand le mouvement social émerge de l'inattendu, se détacher de la lampe (la Théorie), c'est choisir les papillons contre sa lumière aveuglante de ses formulations. Le réel d'un mouvement naissant, il faut s'y confronter par curiosité. Et une fois vérifiée sa portée, y demeurer, par fidélité à ce qu'il nous apprend : toujours la lampe pâlit quand la vie se met en mouvement contre l'ordre du monde. Les Gilets jaunes furent ces papillons de la bonne nouvelle.

C'est à peu près ce que j'ai dit à Elsa en précisant qu'il n'y avait aucun choix anti-théorique de ma part à constater que tout mouvement invente ou réinvente, de lui-même et par lui-même, les formes de résistance qu'il peut ou doit prendre à un moment donné de l'histoire et que cette élasticité fait précisément la force du sujet nommé « peuple agissant » – le seul peuple qui existe au demeurant – pour parler comme Rancière. Partant de là, le zbeul à multiples facettes qui agite le pays n'est en rien inconsistant, et pas davantage les « casserolades », valeur sûre de la contestation sociale depuis les très anciens « charivaris », « sérénades » et « Rough Music » – que le dictionnaire Oxford de 1708 définissait déjà comme des regroupements « harmoniques » s'attachant à « faire du bruit avec des casseroles et des poêles » – jusqu'aux « cencerradas » ou « escraches » argentins de la fin des années 1990 et début des années 2000. Dans la mémoire historique de l'émancipation, celle que le capital cherche précisément à éradiquer des consciences, infinies sont les anciennes pratiques de résistance que le présent des révoltes sociales se réapproprie, sans même le savoir parfois.

Quant à savoir si cet « Intervilles du zbeul » serait le signe d'une autre phase, plus imaginative et offensive, du mouvement d'opposition à la contre-réforme des retraites ou le prélude à son délitement progressif, l'histoire le dira. Elle est tantôt farceuse, parfois tragique, mais toujours imprévisible.


À ce stade de l'échange, Elsa, qui m'avait relancé ou contredit à diverses reprises, ressentit visiblement le besoin d'une pause.
– Toujours anarchiste, alors…
– Oui, mais du dehors.
– Et c'est quoi ?
– Une manière d'être hors les murs de l'anarchisme estampillé.
– Une fidélité aux marges…
– Jeune, j'ai vite compris que l'anarchie à haute dose pouvait nuire à la santé ; il m'a fallu un peu plus de temps pour admettre que la référence historique me convenait, mais à condition de la dépasser chaque fois que nécessaire. C'est ce qui a fait de moi une sorte d'anarchiste atypique, fidèlement critique à l'Idée, mais hétérodoxe par nature et aussi rétif à la fétichisation de l'anarchisme historique qu'à sa dilution dans les eaux troubles de la postmodernité.
– Une sorte de « méta-anarchiste », en somme.
– Si tu veux, au sens où cet anarchisme serait englobant, capable de se dépasser en puisant à d'autres traditions de l'émancipation sociale et n'ayant aucune aspiration à faire école ou système. Un anarchisme toujours hors les murs, j'insiste.
– Je repose ma question autrement : qu'est-ce que c'est, pour toi, l'anarchisme ?
– Un vieux souvenir, et d'abord cela.
– Un souvenir ?
– Oui, un souvenir d'inabouti dont le souffle m'agite sans fin.
– Pas davantage ?
– Mais, c'est déjà beaucoup, camarade.

À ce moment suspensif de notre tête-à-tête, j'ai pensé à ce que Georges Henein – encore lui – appelait « la part du sable », cet instant où, dans la rencontre, la conversation se fait connivente, et les silences complices. Nous terminions nos verres quand Elsa, tête penchée ouvrit son cœur :
– Vient un temps où les âpretés font corps. Elles cuirassent. On s'est durci par nécessité ; on s'endurcit par obligation ; on n'est que l'ombre vibrante de soi-même. La tendresse est en dedans, presque muette, sans geste. On avance comme guerrier dans un territoire dévasté de l'âme où toute perte de contrôle peut provoquer la chute. Les après sont toujours lamentables. C'est là que la théorie sauve. En apparence, du moins… Non ?
– Rien n'indique qu'il faille à tout prix chercher à percer les secrets. J'aurais tendance à penser, au contraire, que l'important, c'est de les entretenir. Ce que je dois aux vieux camarades de l'Espagne du bref été de l'anarchie, celui de 1936, c'est un début. J'en suis toujours là. En histoire, il faut croire aux fantômes et aux âmes errantes. Rien ne naît jamais de rien. Admettons que j'ai le sens du labyrinthe.
– Et l'âme poétique, camarade.
– Sans doute.
– En clair, il ne nous resterait que le choix de la réminiscence active…
– C'est une manière de voir les choses.
– C'est quoi pour toi la révolution ?
– Une mise en commun de nos solitudes. Un « déjà-là », en somme, mais partagé. Et la prescience d'une défaite, car ça finit rarement bien quand se pose la question du pouvoir. Mais cette malédiction n'est peut-être pas fatale. Il faut bousculer tout ordre institué, et dans tous les domaines, par pure nécessité vitale, par besoin de respirer. Il n'y a pas de jugement dernier en histoire ; c'est même là son grand avantage : avec elle, les comptes ne sont jamais soldés.
– Position anarchiste ou « méta-anarchiste » ?
– À toi de juger, camarade, mais sans chercher de réponse dans la Théorie. Elle n'en fournit pas.

Notre éclat de rire partagé solda nos désaccords.

Au loin, dans la nuit parisienne, quelques poubelles brûlaient encore dans la clameur. Comme feu de joie du Vieux Monde.

Freddy GOMEZ

02.05.2023 à 09:54

« Fausse conscience », vrais combats

F.G.

■ Joseph GABEL LA FAUSSE CONSCIENCE – ET AUTRES TEXTES SUR L'IDÉOLOGIE Préface de David Frank Allen et Patrick Marcolini L'Échappée, « Versus », 2023, 552 p. Lorsque je le rencontre, au début des années 2000 dans le mitan anar, Marwan se fout royalement de ses origines maghrébines. Il se veut un militant révolutionnaire avant toute chose. Il sait le racisme présent dans le pays, mais la question lui semble secondaire eu égard au nécessaire renversement de l'État et du capitalisme. À cette époque, il (...)

- Recensions et études critiques
Texte intégral (2238 mots)


■ Joseph GABEL
LA FAUSSE CONSCIENCE – ET AUTRES TEXTES SUR L'IDÉOLOGIE
Préface de David Frank Allen et Patrick Marcolini
L'Échappée, « Versus », 2023, 552 p.



PDF

Lorsque je le rencontre, au début des années 2000 dans le mitan anar, Marwan se fout royalement de ses origines maghrébines. Il se veut un militant révolutionnaire avant toute chose. Il sait le racisme présent dans le pays, mais la question lui semble secondaire eu égard au nécessaire renversement de l'État et du capitalisme. À cette époque, il surjoue la posture : il utilise le mot « bougnoule » pour blaguer et explique, un brin provoc, qu'il n'a pas grand-chose à cirer du conflit israélo-palestinien.

Tout ça évolue, plutôt brutalement, dans le sillage des attentats de 2015. Un micro-événement lézarde sa carapace : un jour, alors qu'il traverse la place centrale d'une ville, Marwan sent le regard des gens attablés en terrasse peser sur lui. C'est comme si, tout d'un coup, il prenait soudain conscience de sa tête d'arabe. Un malaise le saisit dont il n'arrive pas à se débarrasser. Quelle est cette hostilité qu'il croit déceler dans le regard des autres ? À quoi le renvoie-t-elle ? Peu importe au fond la part d'affect dans cette affaire puisqu'il comprend que pendant des années il s'est fourvoyé : il a eu beau la gommer, la « race » a toujours été là, nichée en lui. Invisible peut-être pour lui mais bien visible pour les autres. Désormais sa grille de lecture politique va se décaler : en attendant un éventuel soulèvement prolétarien, il adopte les nouveaux mots et crédos de l'antiracisme postcolonial : populations « racisées », islamophobie, racisme d'État.

Au fil des années, le compagnonnage avec Marwan et d'autres militants antiracistes fait naître le constat suivant : s'ils sont d'une indéniable justesse quand ils dénoncent le traitement ouvertement ségrégationniste de certaines populations de quartiers populaires, leur engagement devient discutable lorsqu'ils inscrivent lesdites discriminations dans le schéma global d'une domination « blanche ». Comme s'il y avait un genre d'équivalence entre la France des années 2000 et l'Afrique du Sud sous apartheid. Qui plus est, le prêche postcolonial porte en lui le germe d'un insidieux chantage : si tu n'es pas d'accord avec moi, c'est que tu es contre moi, et si tu es contre moi, c'est que tu es incapable de localiser ce qui en toi participe à maintenir l'ordre raciste du pays. Une façon de globaliser l'adversaire assez problématique car susceptible de foutre dans un même sac d'opprobre un fieffé zemmourien et un anar universaliste.

En lisant La Fausse Conscience de Joseph Gabel, ouvrage paru en 1962, je ne m'attendais pas à trouver des clés pour visiter à nouveaux frais ces délicats questionnements. Si Gabel décortique par le menu des idéologies ouvertement mortifères comme le nazisme et le stalinisme, sa boîte à outil permet plus largement de tenir à distance tout bloc de croyances ne pouvant prospérer qu'en accommodant le monde à sa sauce. Car ce n'est pas parce qu'une cause est juste à défendre que le réel tout entier devrait s'y plier. Le piège des lunettes idéologiques, et ce quels que soient les contextes et les époques, est de traiter par le mépris tout argument susceptible d'ébrécher les armures militantes. Or, pour être partageable, l'engagement politique ne peut faire l'économie d'un minimum de perspective historique et de mise à l'écart de ses propres affects (« sortir de soi-même », écrit Gabel). Sans quoi, la tyrannie – du groupuscule ou du parti-État –s'enfle de cette démesure qui le porte à croire qu'il est seul détenteur des grandes vérités.

Un continent qui n'est plus

Psychiatre et sociologue d'origine hongroise, Joseph Gabel (1912-2004) publie La Fausse Conscience au début des années 1960 dans la collection « Arguments » des Éditions de Minuit. Six décennies plus tard, L'Échappée réédite le texte enrichi d'un solide appareil critique, d'une série d'annexes sur le maccarthysme, le stalinisme ou le racisme, mais surtout d'une précieuse mise en contexte signée Patrick Marcolini, en charge de sa collection « Versus », et du psychanalyste David Frank Allen. On peut y lire cette remarque : « Gabel seul a su établir solidement le pont terrifiant entre la logique asilaire et la production idéologique. Il n'est plus possible, désormais, de considérer l'idéologie simplement comme une question de “choix”, d' “éducation” ou d' “opinion” : Gabel a mis en évidence qu'elle relève toujours d'un certain degré d'aveuglement. »

Disons-le d'emblée : un lecteur de la trempe du soussigné n'a pu que se sentir intrigué, voire intimidé, par un pavé de plus de 500 pages arpentant les territoires de la psychopathologie, de la sociologie et de la philosophie. La Fausse Conscience a la réputation d'être un texte difficile. Il faut le dépiauter avec patience et obstination. Accepter de ne pas tout en saisir à la première lecture. Faire le pari que les zones d'ombres de tel passage en cours de lecture s'éclaireront quelques pages plus loin. Gabel, c'est comme le premier bain de mer de l'année : au début la flotte est froide et raidit les muscles, puis, au bout de quelques temps, on s'y meut avec plaisir. C'est là la force des textes qui tirent vers le haut.

Il n'en demeure pas moins qu'en nos temps emportés par le tsunami post-moderne, l'auteur nous parle depuis la rive d'un continent qui n'est plus. Homme de son temps, le sociologue et clinicien a assisté à ces embrasements de masse du XXe siècle qui ont vu les hommes s'enrégimenter sous le drapeau d'effroyables idéologies. Nazisme, stalinisme : qu'importe en fait la bannière totalitaire puisque ces forces, puissamment mobilisatrices, eurent sans doute en commun d'avoir en quelque sorte plongé les humains dans des acmés de folies collectives. Ce qui s'accorde à la perspective que le trouble schizophrénique est ce terrain clinique à partir duquel le psychiatre va créer des convergences avec les polarisations idéologiques. À savoir que, déplacée vers le champ politique, la schizophrénie est une « forme individuelle de fausse conscience ». Comprendre par-là : « une insertion non dialectique de l'existence dans le monde ». Ou en clair : un rapport dégradé au réel.

Quand nous disons que Gabel écrit depuis les rives d'un continent qui n'est plus c'est notamment pour souligner que les outils théoriques dont il se sert pour asseoir les bases de sa « théorie psychosociologique » (aliénation, réification, dialectique, etc.) ont quasiment disparu des manuels de critique sociale contemporains. Lecteur attentif des essais de ses compatriotes, les philosophes et sociologues Georg Lukács (1885-1971) et Karl Mannheim (1893-1947), lui-même marxiste hétérodoxe – « Le marxisme théorique est essentiellement critique de la fausse conscience, mais le marxisme politique est fausse conscience », écrit-il ainsi dans son avant-propos –, Gabel s'emploie à cartographier et à mettre en parallèle ce qui, dans l'esprit humain ou les structures économico-politiques, participe d'un gommage de la complexité et de la richesse du réel. Ainsi de la dialectique – méthode d'observation critique tombée de nos jours en quasi-déshérence. Le propre du réel étant d'être une totalité pétrie de dynamiques contraires, il y a danger lorsque le cerveau tente de s'en saisir par des simplifications artificielles ou pathologiques. La dialectique est cet effort intellectuel qui permet de prendre en charge l'entièreté d'un champ conflictuel en se fixant comme issue, non pas d'ignorer les aspects du réel qui nous heurteraient (Gabel parle de « scotomisation », soit d'un déni de réalité), mais de les prendre en compte pour les dépasser.

L'autre aspect stimulant de la pensée de l'auteur de La Fausse Conscience est l'interprétation qu'il donne de la dimension spatio-temporelle. Ainsi, sous sa plume, on peut lire : « Le temps est une dimension dialectique non seulement parce que, contrairement à l'espace, il est impossible de le concevoir à l'état de repos, mais aussi parce que sa progression réalise une synthèse dialectique constamment renaissante de ses trois dimensions : présent, passé avenir. » Le temps est dynamique et s'impose à nous, on ne se déplace pas dans un « continuum irréversible ». À moins de refaire l'Histoire, de la manipuler consciemment (révisionnisme) ou non (schizophrénie). Dans ce cas de distorsion, Gabel explique que le temps est alors contaminé par un élément spatialisant. L'espace, c'est le contraire du temps, nous dit Gabel, un plan sur lequel tous les mouvements d'aller/retour sont possibles. Un temps spatialisé, c'est la porte ouverte à un monde réifié, à un « rationalisme morbide », « un continuum où les notions d' “avant” et d' “après” n'ont plus de valeur absolue, et qui autorise par conséquent les retours en arrière, les recommencements “à l'heure zéro”, et les remaniements ex-post facto […]. »

Tri sélectif

Surtout témoin des flambées racistes de son époque ayant conduit aux exterminations de masse que l'on sait, Gabel s'applique à comprendre les mécanismes ayant conduit à un tel carnage industrialisé. « La saisie raciste de la réalité humaine est schizophrénique à plusieurs titres, diagnostique-t-il. […] Elle implique une véritable “perception délirante” de la minorité raciale visée ; l'ethnocentriste perçoit en effet la couleur noire comme une sorte de “propriété essentielle”. » Par un renversement du stigmate, il poursuit : « Or, il est évident que cette essence n'est pas celle du perçu mais celle du percevant ; ce n'est pas le noir qui est essentiellement “mauvais”, mais le raciste qui est essentiellement raciste et qui perçoit en conséquence. » Par ce jeu tautologique, Gabel soulage le « racisé » d'un biais identitaire malheureusement fécond aujourd'hui : il n'a plus à être fier ou à avoir honte de sa couleur de peau, juste à suggérer aux fronts-bas qui le réduisent à un taux de mélanine d'aller épancher ailleurs leur « pensée délirante paranoïde ». Rajoutons : à tendance réificationnelle. Soit cette façon réductrice consistant en une « dégradation de l'homme au rang de valeur utilitaire ». Car juger et estimer l'autre sans sortir de l'ornière fantasmée de son nombril (entendre : de sa propre « race » pensée comme supérieure ou de sa nation), c'est le considérer comme un prototype interchangeable avec n'importe quelle « unité » du groupe auquel il est censé appartenir. Le raciste est un simple d'esprit, une excrétion de pensée infantile coincée dans un présent hystérisé et capable de penser l'altérité uniquement en la chosifiant. Gabel, encore : « Les “essences” perçues sont élaborées de façon égocentriques ; ce sont ses propres états d'âme que perçoit le délirant sous la couleur des perceptions “essentialistes”. » En conséquence de quoi, la « race », même sociale, à son tour revendiquée par les victimes du racisme, ne sera jamais un quelconque strapontin vers l'égalité ou l'émancipation ; elle n'est qu'un panneau pathologique dans lequel il convient d'éviter de tomber.

Lucide, Gabel est cependant conscient qu'un champ social conflictuel impose parfois de détourner les armes de l'ennemi. Y compris quand lesdites armes sont ces failles cognitives que l'on a précédemment dénoncées. C'est-à-dire qu'un peuple en lutte, désireux de se rassembler et de nommer l'ennemi, ne peut pas faire l'impasse d'un usage conscient et circonscrit de « fausse conscience ». À la condition très stricte d'en maîtriser son usage, en un temps et un lieu clairement définis. « Fausse ou non, la vision stéréotypée de l'adversaire, corollaire d'une saisie manichéenne du monde, peut s'avérer utile en période de tension ou de guerre, notamment en cimentant des coalitions hétéroclites mais nécessaires. Disons en résumé qu'un certain degré de réification et de fausse conscience est indispensable à l'existence individuelle ou collective. Au-delà d'une certaine limite, la quantité se transforme en qualité, et le fait pathologique fait apparition », prévient-il. Réifier l'ordurière Macronie – soit la réduire à l'état de poubelle – nous est donc permis. Reste l'épineuse et non résolue question du tri sélectif. Là, malheureusement, Joseph Gabel reste muet et nous laisse imaginer la suite.

Sébastien NAVARRO

5 / 10