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Observatoire critique des médias né du mouvement social de 1995

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27.10.2025 à 10:31

Alain Duhamel, squatteur médiatique

Thibault Roques
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« Le prince des chroniqueurs politiques. »

- Alain Duhamel, Pape de l'éditocratie /
Texte intégral (1322 mots)

« La retraite, j'y songe depuis plusieurs années » (RTL, 3 janv. 2022) lâcha bien imprudemment Alain Duhamel un beau jour de janvier 2022. Trois ans plus tard, c'est chose faite. À moins que…

Vrai faux départ ?

Ce 2 septembre 2024, coup de tonnerre dans le landerneau médiatique : après 60 ans de bons et loyaux services, Alain Duhamel confirme à Alain Marschall et Olivier Truchot que sa retraite est imminente. Quelques jours plus tard, c'est au tour de leur consœur Aurélie Casse de revenir sur ce tremblement de terre : « Vous l'avez annoncé ce lundi, il était 17h40 » (« C l'hebdo », 7 sept. 2024). Qui s'empresse donc d'aller recueillir les confidences de son épouse, le tout accompagné d'un bandeau émouvant : « Le message de France Duhamel à son mari ». S'ensuivent quelques confessions intimes de notre éditorialiste sur sa rencontre avec sa future femme, « capable de plaisanteries incroyables » et pas avare de révélations : « Avec nos enfants, il y a 3 ans, on a quand même été au Maroc, c'était pas si mal que ça, à Noël. » Sans oublier l'essentiel : « Il est perfectionniste, alors il faut que la cravate soit bien repassée, que le pantalon… » La présentatrice, visiblement attendrie, ne peut contenir son émotion face aux épanchements de notre couple : « C'est beau de vous voir amoureux. J'aime bien vous entendre parler d'amour. »

Pape de l'éditocratie

Reste qu'Alain Duhamel est d'abord le modèle ultime de l'éditocrate accompli : omniprésent, omniscient… et toujours impeccablement neutre. C'est un fait, le roi du commentariat n'a jamais été avare de son temps (de parole) ni de sa plume (féroce). S'il débute dans la presse écrite au journal Le Monde, il se diversifie rapidement en intervenant sur la première chaîne de l'ORTF puis sur Antenne 2. Se démultipliant de façon étourdissante au fil du temps, on peut le voir, l'entendre ou le lire à peu près partout au gré des saisons, de RTL à France Télévisions, de Libération à Nice Matin, de L'Express à Témoignage Chrétien en passant par Le Point, BFM-TV ou encore Europe 1. La presse régionale n'est pas en reste puisqu'il gratifie aussi les lecteurs du Courrier de l'Ouest, des Dernières Nouvelles d'Alsace, de Presse-Océan, de L'Éclair, du Maine libre mais aussi de Vendée-Matin (liste non exhaustive) de ses analyses fulgurantes.

Comment expliquer cette omniprésence ? Duhamel s'appuie sur une connaissance fine de tous les sujets ou presque, de l'Iran à la sociologie, de la politique (politicienne de préférence) à la justice et aux otages. Frotté de culture Sciences Po, il ne rechigne pas, en effet, à s'aventurer sur des terrains plus escarpés, ni même à répondre à des questions ineptes.

Centriste en tout

Le centrisme acharné d'Alain Duhamel n'est sans doute pas sans rapport avec sa surface médiatique. Apparu sur les écrans aux temps bénis de l'ORTF, épousant la ligne officielle des médias d'État de l'époque et représentant depuis toujours le cercle de la raison, il sait en toutes circonstances être « radicalement modéré » dixit (la moins modérée) Eugénie Bastié. Sa pensée parfaitement équilibrée, d'une neutralité et d'une tiédeur à toute épreuve, est certainement la meilleure explication de sa longévité dans les médias dominants. Rare imprudence, notre observateur avisé commit l'irréparable un jour de 2007, lors d'un débat à Sciences Po avec Marielle de Sarnez (alors leader du Modem, parti centriste), incapable qu'il fut de taire son intention de voter pour François Bayrou – il sera suspendu d'antenne par France 2 et RTL qui ne lui en tiendront pas rigueur puisqu'il reprendra du service seulement quelques mois plus tard.

Journalisme de révérence

Ne brillant certes pas par sa pugnacité ou son impertinence, il est passé à la postérité comme « l'intervieweur de présidents ». Si les chefs d'État successifs l'ont adoubé, c'est vraisemblablement qu'ils ne craignaient pas d'être malmenés par notre éditorialiste vedette – qu'ils décorèrent d'ailleurs de la Légion d'honneur en 2005. Quand on lorgne de telles médailles, mieux vaut en effet être du côté du manche, laisser parler ses intérêts de classe et se mettre ainsi au service des puissants. Voici par exemple ce qu'il disait sur les retraites : « L'opinion publique a évolué, on a pris conscience du fait que malheureusement, il était inéluctable d'allonger la durée de cotisations. » (RTL, 6 nov. 2007), martelant sur les mêmes ondes que « la réforme des retraites, c'est la plus urgente, la plus nécessaire » (RTL, 23 mars 2010). Comme le soulignait le regretté Michel Naudy, « vous ne restez jamais à l'antenne impunément, jamais ». Imaginez-donc 60 ans durant... Alain Duhamel peut également compter sur un club de collègues admiratifs qui voient en lui « le prince des chroniqueurs politiques » ; Sonia Devillers n'hésite pas à mordre dès l'entame de l'entretien qu'elle mène le 2 juillet dernier sur France Inter : « Vous qui êtes un grand éditorialiste... ». Même ses activités extra-médiatiques sont saluées à l'antenne : « Je peux le dire, je vous ai vu jouer au tennis et je vous ai trouvé remarquable » (Apolline de Malherbe, RMC, 3 sept. 2024). Mais Alain Duhamel sait aussi renvoyer l'ascenseur, notamment à son compère Jean-Pierre Elkabbach : « J'admire le virtuose inégalable ». On a les admirations qu'on mérite…

Dernier tour de piste médiatique ?

Après 60 ans de bons et loyaux services médiatiques, on aurait pu croire qu'Alain Duhamel allait enfin passer la main, comme il l'avait annoncé et comme sa femme l'avait exigé. Las… alors qu'il était théoriquement retraité depuis 2 mois déjà, il eut droit à une interview en pleine page dans le journal vespéral de référence (Le Monde, 7 sept. 2025). Mieux – ou pire – l'AFP (4 juil. 2025) nous informait au lendemain de sa retraite supposée que « dès la rentrée fin août, l'oncle de Benjamin Duhamel sera à l'antenne de la matinale de RTL tous les lundis à 09h10 pour commenter de grands thèmes d'actualité. Sur BFMTV, où il avait jusqu'à présent une émission quotidienne, il devrait intervenir le vendredi en fin d'après-midi ». Et les secousses politiques du moment ne sont pas de nature à nous rassurer puisque l'invité permanent des plateaux affirmait il y a quelques jours, un brin flagorneur, que « s'il se passe des choses importantes et qu'on me demande mon avis, surtout si c'est quelqu'un qui interroge bien… je vous dirai oui ». Tout récemment encore, il a élargi sa palette en intervenant dans l'émission « Quotidien » de Yann Barthès et semble donc plus que jamais parti pour rester. Laissons à France Duhamel le mot de la fin : « Ah oui, il a du mal à décrocher, c'est sûr… mais enfin il faudra que ça se termine, hein, vous êtes bien d'accord ? »

Thibault Roques

22.10.2025 à 20:02

Médias et journalisme : la revue de presse

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Une revue de presse si ce n'est exhaustive, du moins indicative.
Semaine du 27 octobre 2025
À la télévision sur ma télévision, 27/10 — De Zyed et Bouna à Nahel – Conclusion : 20 ans de 20h orientés L'Humanité, 27/10 — « Quand un service public tente de faire les poches d'un autre : quel naufrage ! » : faute de budget, Radio France sacrifie la météo au détriment de l'information publique Marsactu, 27/10 — BFM Marseille invite une ex-candidate d'extrême droite sans mentionner son (…)

- L'actualité des médias /
Texte intégral (1732 mots)

Une revue de presse si ce n'est exhaustive, du moins indicative [1].

Semaine du 20 octobre 2025








[1] Précisons-le : référencer un article dans cette revue de presse ne signifie pas forcément que nous y souscrivons sans réserve.

22.10.2025 à 11:55

Duhamel, Mélenchon et le doigt d'honneur de « Quotidien » au journalisme

Jérémie Younes, Mathias Reymond
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Texte intégral (1678 mots)

Un interrogatoire habituel sur France Inter… qui vire à la polémique politico-médiatique.

Lundi 13 octobre, Jean-Luc Mélenchon est l'invité de la « Grande Matinale » de France Inter. Le jour est spécial : les derniers Israéliens détenus par le Hamas ont été libérés le matin même, des Palestiniens sont relâchés par Israël et Donald Trump est à la Knesset pour présenter son dit « plan de paix ».

Acte 1 : L'interrogatoire

Lancé par Nicolas Demorand sur le gouvernement « Lecornu II », Mélenchon préfère commencer par un mot de « bonheur » en solidarité avec les familles des Israéliens et des Palestiniens libérés. Mais Benjamin Duhamel ne semble pas trop croire à son émotion : « […] Sauf que quand on a lu et vu un certain nombre de vos réactions […]. Vous avez par exemple écrit sur X, Jean-Luc Mélenchon : "Une fois de plus les Palestiniens devront subir un nouvel ordre politique étranger" », le tance l'intervieweur, en citant (à moitié) un tweet posté quatre jours plus tôt [1]. « L'eurodéputée insoumise Rima Hassan a parlé d'un plan de paix à la dimension "néocoloniale" et "néolibérale" ! », poursuit Duhamel, qui semble découvrir l'existence de ces mots à l'antenne. Avant la banderille finale : « On entend ce que vous dites ce matin sur ce bonheur de voir les otages israéliens libérés… Est-ce pour autant difficile de reconnaître le succès diplomatique qui permet cette libération des otages ? » Au fur et à mesure de sa très longue question, on voit l'angle de Benjamin Duhamel se resserrer sur ce qui l'intéresse vraiment, qui n'est ni le cessez-le-feu, ni les otages israéliens… et encore moins les Palestiniens : faire avouer à Mélenchon que Trump avait raison ! « Pour les congratulations, on compte sur vous », le rabroue son invité.

L'échange se tend et Duhamel embraye sur son second angle : « Jean-Luc Mélenchon, une question très précise… [...] C'est une question qu'on a souvent posée aux insoumis, avec parfois des réponses assez floues : est-ce que vous êtes favorable à la démilitarisation du Hamas ? » La question est en effet souvent adressée aux responsables de gauche, et fait en cela figure d'exception au regard d'une longue liste de questions qui, elles, ne se posent jamais. Pas satisfait par la première réponse, Duhamel reprend : « [...] La dernière fois qu'il y a eu des élections, c'était en 2006, le Hamas a été élu à Gaza. » « Je viens de vous répondre », répète Jean-Luc Mélenchon. Mais Duhamel n'est toujours pas rassasié : « Donc le Hamas n'est pas disqualifié ? Puisque vous dites "ça dépendra du résultat des élections"… » Avant d'y revenir une quatrième et dernière fois : « Je constate qu'à la question "Le Hamas doit-il déposer les armes", qui est une question assez simple, vous n'y répondez pas. »

Acte 2 : Le doigt d'honneur

À la fin de l'interrogatoire, qui s'est prolongé autour de la question des retraites et de la censure du gouvernement Lecornu, Jean-Luc Mélenchon se lève en adressant un geste d'humeur de la main aux intervieweurs. Le soir-même, « Quotidien » (TMC) s'empare de la séquence comme d'une bombe. Le magazine de Yann Barthès diffuse des rushs de France Inter, sur lesquels on voit Mélenchon quitter le studio : « Et voici la fin de l'interview, décrit Barthès. Et la classe LFI, c'est des doigts menaçants [sic] et… un doigt ! Un doigt d'honneur aux journalistes du service public, c'est ça la classe LFI […] ! » Les images montrées par « Quotidien » ne sont pas très convaincantes, aussi l'animateur insiste-t-il – « Alors, après vérification, ceci est bien un doigt. » – en les rediffusant zoomées et ralenties… sans toutefois que les images ne soient plus concluantes.

Peu importe ! « Quotidien » semble sûr de son coup, et la séquence devient virale avec les tweets (simultanés et identiques) des chroniqueurs Jean-Michel Aphatie et Julien Bellver : « Avez-vous vu ce doigt d'honneur ? ».

La machine est lancée. Le lendemain, sur France Inter, Sophia Aram revient sur l'émission et assure, en présence de Benjamin Duhamel, que l'échange s'est « terminé par un doigt d'honneur ». Sur RMC, dans les « Grandes Gueules », on s'interroge : « Le doigt d'honneur de Jean-Luc Mélenchon au journaliste Benjamin Duhamel : honteux ? » Les chroniqueurs s'indignent et comparent cela à une « menace contre la presse ».

Sur Europe 1, c'est un festival, et Christine Kelly s'émeut : « Quel exemple pour nos jeunes, quel exemple pour la France ! » Dans le même studio, Erik Tegnér va plus loin : « Le service public a créé un monstre et ne le contrôle plus. » Le soir-même sur BFM-TV, c'est Marc Fauvelle qui affirme que « Jean-Luc Mélenchon est ressorti extrêmement fâché, hier, du studio de la matinale de France Inter [...] en faisant un doigt d'honneur ». « Mélenchon fait un doigt d'honneur », titrent deux journaux d'extrême droite, Valeurs Actuelles et le JDD. Sud Radio se délecte aussi de la séquence et titre une chronique de Périco Légasse : « Jean-Luc Mélenchon quitte le plateau en faisant un doigt d'honneur » – le titre ne reflète en rien la chronique, qui ne porte pas spécialement sur le doigt d'honneur… mais c'était le mot-clef du jour ! L'info intéresse aussi la presse people : « Jean-Luc Mélenchon exaspéré par Benjamin Duhamel : son doigt d'honneur n'est pas passé inaperçu… » (Gala, 14/10). Sur TF1, face à Manuel Bompard, Bruce Toussaint rebondit aussi à sa manière sur l'actualité du jour : « Vous allez me faire un doigt d'honneur en sortant du studio ? » Et la polémique ne pouvait échapper à « C à vous » (France 5, 16/10). Un « geste dont tout le monde parle », résume Anne-Élisabeth Lemoine, et qui a beaucoup choqué Bruce Toussaint, invité à commenter une scène « inadmissible ». Bref, la quasi-totalité de la presse a vu la même chose et le conditionnel n'est pas de rigueur. Il n'y a guère que Le Figaro – une fois n'est pas coutume – pour prendre à revers le torrent éditorial, y voyant « une polémique ridicule sur un supposé doigt d'honneur (qui n'en était pas un) » (16/10).

Comme souvent, le ridicule va culminer dans l'émission « Quelle Époque ! » de Léa Salamé sur France 2. La présentatrice du 20h a invité ses anciens collègues de France Inter, Nicolas Demorand, Benjamin Duhamel et Sonia Devillers à refaire le film. Ensemble, la petite bande de copains débriefe notamment « l'altercation » avec Jean-Luc Mélenchon. Le chroniqueur (et co-producteur de l'émission) Hugo Clément demande alors aux principaux intéressés, Demorand et Duhamel : « Vous, vous l'avez vu, ce doigt d'honneur ? » La séquence tourne en boucle depuis une semaine et c'est la première fois que la question leur est directement posée : « Non ! Non, non, non, répond sans hésitation Benjamin Duhamel, ni Nicolas ni moi ne voyons ce qui se passe en sortant du studio ». De son côté, Jean-Luc Mélenchon réagit le 18 octobre, dans son émission « Allo Mélenchon », sur sa propre chaîne Youtube : « Je vais décevoir tout le monde ce soir, non, ce n'était pas un doigt d'honneur… »

Résumons : l'image utilisée par « Quotidien » n'est pas concluante, les témoins de la scène disent n'avoir rien vu, et le principal intéressé dément. Le faisceau d'éléments est bien faible, c'est le moins que l'on puisse dire. Mais saturer l'espace médiatique d'une nouvelle polémique absurde contre la gauche ne se refuse sous aucun prétexte : pas même celui du journalisme.

Jérémie Younes et Mathias Reymond


[1] « Après tant de morts et de mois de génocide, un cessez-le-feu est à l'ordre du jour à Gaza. Comment ne pas s'en réjouir. Comment ne pas s'associer à la joie et à l'espérance des familles de tous les otages et prisonniers. Mais une fois de plus, les Palestiniens devront subir un nouvel ordre politique étranger. Et qui peut croire à la parole de Trump ? Depuis notre continent, venons en appui lucide et vigilant au cessez-le-feu en restant attentifs et mobilisés. » (X, 9/10).

21.10.2025 à 19:20

Libérations en Israël/Palestine : le deux poids, deux mesures bat son plein

Pauline Perrenot
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Texte intégral (1491 mots)

Le 13 octobre, conformément à l'une des premières étapes du dit « plan Trump », des libérations d'Israéliens et de Palestiniens ont eu lieu. Mais comme en janvier 2025, dans les grands médias, un seul de ces deux événements a réellement existé.

Une allégorie. C'est ainsi que peut se lire la double page « Événement » de Libération le 13 octobre. Une allégorie du traitement médiatique dominant, marqué par un double standard structurel, constant, n'ayant de cesse de signifier sur tous les tons possibles et toutes les formes imaginables qu'une vie israélienne est supérieure à une vie palestinienne.

Sur la forme, d'abord : relégués en queue de peloton, les prisonniers palestiniens tiennent dans deux colonnes, presque à la marge. Le titre les dit « bientôt libres », mais la mise en scène les enferme sur un sixième de double page. Et cette cruelle disproportion parle d'elle-même, où, par contraste, les visages des uns disent la non-humanité des autres, les noms et les âges lisibles des uns disent l'inexistence des autres, les biographies des uns disent que les autres ne sont rien. Le journal donne aussi la mesure d'une architecture inversement proportionnelle : « 20 otages » d'un côté, « 2 000 prisonniers » de l'autre ; un rapport de 1 à 100 dans le réel et un rapport inverse de 1 à 6… dans la couverture journalistique.

Sur le fond, nulle surprise non plus : Libération dit des prisonniers ce qu'Israël veut bien en dire et reprend par conséquent ses catégories, tout en recopiant quelques éléments présents dans « la liste publiée par le ministère israélien de la Justice », la seule et unique source. Ceci expliquant cela, les Palestiniens ne sont que des chiffres : ici « 250 condamnés à perpétuité », là « 1 700 gazaouis emprisonnés depuis le 7 octobre mais considérés comme "non terroristes" », « 22 mineurs », « 221 originaires de Cisjordanie », etc. Les quatre noms présents, assortis des crimes commis, suffisent à estampiller le groupe entier : « suspects », « danger ». La Une du quotidien avait du reste donné le ton. Sur la photo : deux jeunes femmes israéliennes, émues, mobilisées pour les otages, alors que flottent en arrière-plan les drapeaux israélien et américain. Et ce gros titre : « Israël-Gaza. La fin des calvaires ? » Le faux équilibre, dans toute sa splendeur.

La récolte ne sera guère meilleure le lendemain. Si Libération informe a minima sur les conditions d'arrestation et de détention des Palestiniens [1], toujours aucun reportage sur leur libération, alors que la Cisjordanie est accessible… et que la double page d'ouverture affiche un reportage XXL à Tel-Aviv. La partie israélienne fait d'ailleurs de nouveau la Une – « L'otage israélien Omri Miran, lors des retrouvailles avec sa femme » – sous le gros titre « Le premier jour d'après ».

Ce coup de projecteur sur Libération révèle des biais présents partout ailleurs. Le 14 octobre, aucun lecteur de PQR en France n'aura par exemple vu de Palestiniens à la Une [2]. Idem en couverture d'une large partie de la presse quotidienne nationale.

Dans le reste de la PQR, les titres en manchette prennent le relais de ce deux poids, deux mesures. « Israël-Gaza : otages libérés, enfin le jour d'après », titre Sud Ouest. « Otages libérés : vers une paix durable pour Gaza ? » s'interroge L'Écho républicain, sans visiblement mesurer la dissonance (et l'incongruité) à l'œuvre dans ce titre. Même tonalité, mêmes œillères en Une de L'Est éclair, sur un mode cette fois affirmatif : « Les 20 derniers otages israéliens libérés, l'espoir de paix renaît à Gaza ». Entre-soi au carré à La Charente Libre : « Israël et Trump célèbrent le retour des otages après 738 jours de captivité ». Et cette mention spéciale pour La Provence qui, sous le titre « Vingt otages vivants de retour en Israël », se fend de cet entrefilet : « Les vingt derniers otages vivants retenus par le Hamas ont été remis hier à Israël. Reportage avec la communauté juive de Marseille. » Un épisode anecdotique quoique significatif du lien effectué par les chefferies éditoriales entre Israéliens et « communauté juive » en France. Le point commun à tous ces titres ? Les Palestiniens n'y figurent pas. Ils ne sont pas un « événement ». Ils ne font pas partie de l'équation. Et ce ne sont pas les pages intérieures qui comblent le vide, où l'on comprend aisément, à la seule lecture des titres, où se porte l'attention journalistique. Comme dans le cas de Libération, les Palestiniens font au mieux l'objet de quelques lignes. Au pire, ce qui est plus souvent le cas, ils ne sont nulle part.

***

Dans les médias, qu'il s'agisse de la presse écrite ou de l'audiovisuel [3], le traitement de l'information invisibilise les Palestiniens tout en mettant en avant des gros titres liant la libération des otages israéliens à « la paix », comme si cette dernière se résumait au sort des Israéliens. Ce raccourci s'inscrit dans la continuité du discours dominant depuis le « plan Trump », qui entretient une confusion entre « cessez-le-feu » et « paix », un concept que l'écrivain palestinien Jadd Hilal qualifie de « performatif », occultant moult enjeux relatifs à l'autodétermination des Palestiniens, et notamment « l'idée de justice » [4].

Pauline Perrenot


[1] Via l'interview de l'ancienne directrice d'Addameer, une ONG palestinienne de soutien aux prisonniers et de défense des droits humains.

[2] La Une de La Dépêche, découpée en deux photos distinctes, capture une scène qui semble se dérouler à Ramallah, en Cisjordanie. Mais contrairement à la photo du dessus, où l'on distingue clairement un otage israélien, aucun Palestinien libéré n'est identifié en tant que tel.

[3] Voir par exemple la critique de LCI par Arrêt sur images (17/10).

[4] « Plan Trump pour Gaza : "Au mieux de la pensée magique, au pire une planification cynique" », Mediapart, 9/10.

20.10.2025 à 17:07

Jérôme Fourquet : faux sociologue mais vrai réactionnaire

Jérémie Younes
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« Meilleur observateur de la France contemporaine. »

- Sondologie et sondomanie : Sondages en tous genres / ,
Texte intégral (3582 mots)

Que la question porte sur les débats budgétaires, l'insécurité, les goûts culinaires des Français ou la musique country, les médias aiment s'entourer de sondeurs qui leur permettent, prétendent-ils, d'objectiver « ce que pensent les Français ». Portrait de l'un des plus éminents d'entre eux, le sondologue de l'Ifop Jérôme Fourquet.

« Qui est vraiment Jérôme Fourquet ? » C'est la question que se pose Le Figaro, en 2023. Ni sociologue ni économiste, pas tout à fait géographe et encore moins urbaniste, Jérôme Fourquet est ce qu'on appelle dans le jargon médiatique un « toutologue ». Et pas n'importe lequel ! Polyvalent, Jérôme Fourquet peut s'exprimer le matin sur l'implantation d'un McDonald's dans les Yvelines [1] et le soir sur les « intentions de vote des Français ». Depuis sa position de directeur du département « Opinion et stratégie d'entreprises » de l'institut de sondage et de marketing Ifop, il est devenu au fil des années un client incontournable des médias… et une référence intellectuelle pour toutes les droites.

Omniprésence médiatique

Se lancer dans un comptage des passages télé ou radio de Jérôme Fourquet est un travail fastidieux : rien que sur la dernière année, entre le 1er octobre 2024 et le 1er octobre 2025, les archives de l'INA recensent pas moins de 85 apparitions dans l'audiovisuel français. Presque deux fois par semaine, souvent sur le service public : France Inter, France Info, France Culture, RTL, CNews, France 5, BFM-TV, France 2, Paris Première, Europe 1, LCI, Radio Classique… Fourquet est absolument partout pour commenter, en vrac, faits divers, questions politiques et pratiques de consommation : la taxe Zucman, le meurtre de Philippine, le narcotrafic, la mort des boulangeries artisanales, l'inéligibilité de Marine Le Pen, le site Vinted, la « guerre des clochers », etc. « Un jour d'élection, alors que je lui demande ce qu'il va raconter le soir à la télé, il me répond joyeusement : "Comme dans 'Top Chef', je vais faire avec les légumes du marché." », raconte au Nouvel Obs (5/10/23) son co-auteur Jean-Laurent Cassely. Même succès dans la presse écrite, où son nom est mentionné dans un nombre incalculable d'articles, sur des thèmes aussi variés que Charlie Kirk ou les paroles des chansons d'Orelsan. Les « titres » sous lesquels le sondeur est présenté par les médias varient en fonction des publications : parfois « essayiste », parfois « politologue », parfois même « géographe de territoires redessinés […], économiste d'une France dont le moteur est passé de la production à la consommation » (Les Échos, 5/12/24). Bien souvent, Jerôme Fourquet, qui est aussi « ethnologue » selon certains (Le Figaro, 12/10/21), est invité à présenter les résultats de sa dernière « étude d'opinion », dont les sujets varient puisqu'ils dépendent des désirs du client – des entreprises, comme Engie, Enedis ou Fiducial ; des médias, de CNews à L'Humanité ; ou des institutions, comme la fondation Jean-Jaurès, la CGT ou le Parti socialiste.

Jérôme Fourquet est aussi l'auteur de plusieurs « best-sellers ». « Prix du livre politique » en 2019, « prix du livre d'économie » en 2021, ses « tournées promo » ont peu d'équivalent. Pour son dernier livre, La France d'après (Seuil, 2023), le sondologue a fait presque toutes les matinales (France Inter, France Culture, Europe 1, RTL, Sud Radio, BFM-TV, France 2, CNews…) et la plupart des magazines de grande audience (« Quotidien », « C à vous »…), a eu le droit à des recensions dithyrambiques et à des entretiens en majesté dans la presse écrite. Le lancement de Yann Barthès dans l'émission « Quotidien » (12/10/23) dit tout de la place qu'il occupe dans le paysage médiatique : « Jérôme Fourquet continue d'autopsier notre pays en mille morceaux… le grand spécialiste du sondage d'opinion nous connaît mieux que personne, voici Jérôme Fourquet ! » En dehors de son activité de sondeur ou d'essayiste, Jérôme Fourquet est aussi régulièrement invité comme simple « témoin de l'actualité », que l'on discute des élections européennes, de la réforme des retraites, des Gilets jaunes, ou bien de Gaza. Il participe en outre plus directement à certaines productions médiatiques, comme dans la série d'été « Les mots de la République » sur France Culture – qui lui valut trois passages dans « Les Matins » en juin 2024 ! –, où il est invité à expliciter les « concepts » qu'il forge dans ses ouvrages. Jusqu'à des mises en scène au carré : « "La série montre le réel à ceux qui ne veulent pas le voir" : on a vu "La Fièvre" avec Jérôme Fourquet », titre par exemple Marianne (9/04/24). Le but ? Commenter avec Jérôme Fourquet cette série de Canal +, que beaucoup de commentateurs avaient auparavant décrite comme une adaptation des « thèses »… de Jérôme Fourquet. « Merde, on tourne en rond ! », comme dirait l'autre.

Sujets variés, mais opinion constante

Que dit au juste cet expert de la France et des Français pour constituer un recours si systématique pour les médias ? Si les sujets qu'il aborde varient du tout au tout, une chose est constante : les opinions déguisées en analyses de Jérôme Fourquet coïncident presque toujours avec le prêt-à-penser médiatique, en particulier celui de la presse réactionnaire. Sur CNews (5/05/24), Fourquet s'appuie par exemple sur une « étude exclusive » commandée par le journal La Croix pour affirmer que « le développement de l'islamogauchisme a des motivations électorales en France ». Dans l'émission « C à vous » (France 5, 2/02), il s'appuie sur des études de l'Ifop « de 2006, 2011, 2017 et 2021 » pour dire que « 7 Français sur 10 souhaitent que la majorité pénale soit abaissée à 16 ans, pour que ce soit plus facile d'emprisonner des mineurs de 16 ou 17 ans ». Dans Les Échos (19/12/22), il affirme que, compte tenu de la démographie, il y a « sans doute nécessité à terme de réformer les retraites ». Au 20h de Léa Salamé (France 2, 8/09), invité à commenter la chute de François Bayrou, Fourquet estime que « deux sentiments dominent » chez les-Français, « l'inquiétude, chez les chefs d'entreprise, mais également chez les Français moyens » et puis « la colère » vis-à-vis de « l'instabilité politique ». Sur France Culture, il constate, bien désolé, que la majorité des Français a « une réaction viscérale » quand on parle d'augmenter les impôts, même ceux des plus riches. Il explique aussi en long et en large que la société « se fracture » sur des thèmes « ethnoculturels ». Dans son essai L'Archipel français (Seuil, 2019) par exemple, Fourquet calcule, à partir des prénoms donnés aux bébés nés en France, que « la part de la population issue des mondes arabo-musulmans représentera mécaniquement, du fait du renouvellement des générations, un habitant sur cinq, voire sur quatre, si la tendance haussière […] se poursuit. » Dans l'opus suivant, La France d'après, le sondeur compare l'implantation des permanences du parti communiste avec celle des mosquées en Seine-Saint-Denis, « laissant le lecteur s'imaginer que Marx est en quelque sorte (grand-)remplacé par Mahomet en Seine-Saint-Denis » [2].

Jérôme Fourquet, La France d'après, Seuil, 2023, p. 49.

Reproduit dans Jean Rivière, « Un récit anxiogène adossé à une géographie inventive », Métropolitiques, 18/01/24.

Il arrive aussi à Jérôme Fourquet de faire fructifier son capital médiatique, en participant comme invité d'honneur à de grands événements, comme lorsqu'il a ouvert le forum « Viva ! », tenu sous l'impulsion de plusieurs associations anti-IVG, aux côtés de l'ancien président de la Manif pour Tous. « On devine chez lui un léger tropisme droitier », lance timidement Eugénie Bastié (Le Figaro, 12/10/21), dans un panégyrique beaucoup moins timide à propos de son œuvre. Nous le décelons aussi : « Islamogauchisme », durcissement de la répression pénale, inquiétude des chefs d'entreprise, nostalgie de « la France d'avant », désir de stabilité politique, crainte de « débordements démographiques » : en somme, quel que soit le sujet, Jérôme Fourquet n'exprime que de banales opinions conservatrices, pour ne pas dire réactionnaires, souvent recouvertes, par un « abus de science » [3], du vernis de « l'étude d'opinion ». Dans un portrait qui lui était consacré en 2023, Le Nouvel Obs le qualifiait ainsi « d'oracle des déclinistes » (3/10/23).

Auréolé du statut de meilleur analyste de la société française, l'oracle Fourquet voit souvent sa parole être mise en avant pour contrebalancer celle… de véritables scientifiques. C'est même une habitude sur le service public : en octobre 2023, la matinale de France Inter place Fourquet face à l'économiste Thomas Piketty. Rebelote en mai 2024, quand le sondeur et le journaliste Nicolas Beytout (L'Opinion) sont opposés à l'économiste Michaël Zemmour. France Culture ne déroge pas à la règle : face à l'économiste Gabriel Zucman, le grand invité (10/09/25), la présence de Jérôme Fourquet a été jugée inévitable afin de bien rappeler que « les-Français » subissent déjà une forte « pression fiscale »… L'illustration la plus spectaculaire de ce dispositif et de la dynamique qu'on y observe est probablement le passage de Vincent Tiberj à la matinale de France Inter (3/09/24), flanqué, une nouvelle fois, de l'immanquable Fourquet. Le sociologue vient présenter son travail (Droitisation, mythes et réalités, PUF, 2024), qui, à l'inverse des constats de Fourquet, conteste l'antienne médiatique d'une « droitisation générale » de la société. Mais l'on sent bien, dès le début de l'entretien, à laquelle des deux thèses Nicolas Demorand accorde le plus de crédit : « Vincent Tiberj, ce qui dit Jérôme Fourquet sur le "régalien" [immigration et sécurité, NDLR], est-ce que ça vient limiter la portée de votre thèse ? » ; « Venons-en aux européennes, le total "gauche", 31%, et le total "droite/extrême droite", 44% […], est-ce que ça c'est atmosphérique, Vincent Tiberj ? » ; « Mais quand le RN recueille 31% des suffrages aux européennes, puis dans la foulée un nombre record de députés à l'Assemblée, est-ce que votre analyse, elle est pas un peu légère, là, Vincent Tiberj ? ». En face, les questions adressées à Jérôme Fourquet sont beaucoup plus amènes et l'invitent, en quelque sorte, à endosser le rôle d'arbitre des débats : « Comment recevez-vous l'analyse de Vincent Tiberj, Jérôme Fourquet ? » Le dispositif a donc un double effet : d'un côté, le temps de parole d'un sociologue qu'on entend rarement est divisé par deux, au bénéfice du temps de parole d'un sondologue qu'on entend tout le temps ; et de l'autre, le dispositif décrédibilise la recherche en sciences sociales, au profit d'une vision sondagière du « réel » qui, on le sent bien, a les faveurs du présentateur.

Les sentences prononcées par Jérôme Fourquet ont l'autre avantage, pour les journalistes, de receler une vision du monde extrêmement simpliste, qui tient parfaitement dans une interview de 4 minutes : « Le propos est clair et net, sans afféteries dandys, ni prétentions universitaires », s'enthousiasme ainsi Luc Le Vaillant dans Libération (03/05/19). À cet égard, Fourquet est le spécialiste pour lancer à la volée dans le débat public des concepts-en-deux-mots ou des problématiques faciles à digérer : « culture yankee », « indice de boboïsation », « France Triple A » contre « France backstage », « la France du barbecue et celle du quinoa », « civilisation périurbaine », « kebab contre blanquette de veau », « la France des Kevin et celle des Mohamed », « France hydroponique »... C'est avec ce genre de hochets « attrape-journaliste » que Fourquet « donn[e] le "la" de l'interprétation de la société française » [4] : « Moi, je dis ce que je vois, je le nomme, et après cela ne m'appartient plus », expliquait-il sérieusement au Nouvel Obs (5/10/23).

Une référence intellectuelle des droites

Au fil de ses passages médiatiques, le presque sociologue et pas tout à fait géographe est en tout cas devenu une référence intellectuelle, du « cercle de la raison » à l'extrême droite, d'Emmanuel Macron à Renaud Camus. Il suffit pour s'en convaincre de jeter un œil à l'accueil de ses ouvrages acclamés par toutes les nuances de la presse bourgeoise, depuis des années. « Aussi captivant que rigoureux » (Le Figaro, 18/11/21), Fourquet « ausculte la France et ses fractures » (La Dépêche, 8/10/23), dresse un tableau « aussi passionnant qu'inquiétant » (Le Figaro, 18/11/21), « exceptionnel de lucidité et de clarté », « quasi anthropologique » (Les Échos, 8/10/21) et « confirme son statut de meilleur observateur de la France contemporaine » (Ouest-France, 19/10/23), rien que ça :

Il semble connaître le bar-tabac de Marly-Gomont aussi bien que les Carrefour de la banlieue lyonnaise. On l'imagine avoir testé quelques pas de danse country dans le Béarn et dévoré des kébabs dans l'Est. À force d'analyser la France en tous sens, Jérôme Fourquet réussit à nous en rendre familier chaque recoin. On attend donc avec impatience chacune de ses cartes postales.

Des « cartes postales » encensées comme il se doit au Figaro, puisque Fourquet parle de « la France qui n'est plus la France » à cause de la « déchristianisation », de l'« immigration », ou encore de l'« américanisation » (Le Figaro, 23/10/24). Des thèmes qui inspirent des élans particulièrement lyriques au directeur délégué de la rédaction, Vincent Trémolet de Villers (5/12/24) :

C'est un étrange talent que celui de Jérôme Fourquet. Voilà des années qu'il décrit les métamorphoses françaises et, avec elles, la disparition du pays de notre enfance. Adieu les bouilleurs de cru, bonjour les dealers de coke. Fini la blanquette de veau, l'heure est aux tacos. Oublié la variété qui, en un refrain, faisait l'unité de tout un peuple, « y'a pas moyen Djadja », quand la Garde républicaine se dandine avec Aya Nakamura. Effacé les jeunes filles au prénom de Marie et, avec elles, l'ombre de la croix qui donnait à notre société son cadre et sa matrice. Tout change, nous dit Jérôme Fourquet.

Mais Jérôme Fourquet ne plaît pas qu'aux têtes pensantes du journalisme, parmi lesquelles les catholiques conservateurs du Figaro. Son omniprésence médiatique, et la capacité de ses sondages et de ses livres à rythmer le débat politico-médiatique, ont fait de lui quelqu'un que le pouvoir écoute. Son concept d'« archipelisation », par exemple, a fait florès dans la classe politique, de Laurent Wauquiez à Marion Maréchal, en passant par le président de la République. La société serait « disloquée » en catégories dont les intérêts sont antagonistes – jusqu'ici tout va bien – mais « il ne s'agit plus de classes sociales […], mais de ruraux, d'urbains, de péri-urbains, boomers et milleniums et – nous y voilà – de Français de souche et d'immigrés, de chrétiens ou de musulmans », relève Thomas Legrand (France Inter, 4/04/22). Où se dévoile un autre avantage du « fourquettisme », qui explique probablement l'attrait du monde médiatique pour ses « thèses » : l'effacement des classes sociales au profit des habitudes de consommation. En septembre 2023, Le Monde relate un autre épisode témoignant de l'insertion du sondologue dans les cercles de pouvoir : un déjeuner confidentiel à l'Elysée baptisé « déjeuner des sociologues », où, sur les 4 convives, un seul était vraiment sociologue – et ce n'était pas Fourquet ! C'est au cours de ce déjeuner, agissant « comme le conseiller occulte de Macron », que Fourquet va, selon Le Monde, souffler au président le terme de « décivilisation », que celui-ci réemploiera quelques mois plus tard. Le sondeur prétend emprunter ce terme au sociologue allemand Norbert Elias [5], mais on le retrouve beaucoup plus sûrement – et de façon beaucoup plus cohérente avec le reste des écrits de Fourquet – dans les livres du théoricien d'extrême droite Renaud Camus, ou dans la bouche de Philippe de Villiers.

***

Jérôme Fourquet a pris en quelques années une place prépondérante dans le débat public français. Non pas grâce à la solidité de ses travaux ou aux extraordinaires découvertes qu'il y ferait, mais grâce, au contraire, à la parfaite conformité des thèses qu'il présente avec les attendus journalistiques. Les problèmes posés par la centralité et les usages médiatiques des sondages (et des sondeurs) sont nombreux et documentés depuis de longues années. Jerôme Fourquet n'en est que l'une des incarnations modernes et participe, comme toutes les autres avant lui, bien plus de la fabrication de l'opinion que de sa mesure. En étroite collaboration avec le monde médiatique, contre les sciences sociales, et au profit de toutes les droites.

Jérémie Younes


[1] « "Une alternative aux kebabs" : comment McDo s'est emparé d'un petit village des Yvelines », Le Figaro, 28/09/25.

[2] « Un récit anxiogène adossé à une géographie inventive », Jean Rivière, Métropolitiques, janvier 2024.

[4] « Les moutons de Monsieur Fourquet », La Grande Conversation, 25/04/23.

[5] Dans Libération, le docteur en science politique Christophe Majastre expliquera que Norbert Elias s'exprimait de son vivant « contre l'usage politique de sa théorie pour donner une caution scientifique au vague sentiment de dissolution des mœurs » (26/05/23).

17.10.2025 à 12:25

Lecornu II : le (pitoyable) théâtre du journalisme politique

Jérémie Younes, Pauline Perrenot
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Gardiens de l'ordre.

- Politique / ,
Texte intégral (4364 mots)

En pâmoison devant le discours de politique générale du nouveau Premier ministre, émoustillé par la perspective de « non-censure » au point de désinformer sans entraves sur la question des retraites, le journalisme politique nous a encore gratifié d'une très grande scène de son théâtre habituel. Tandis que la co-production de l'information politique (en huis-clos) bat son plein, les grands médias pèsent de tout leur poids sur la recomposition du champ politique en général… et de « la gauche » en particulier.

Dans la foulée du discours de politique générale de Sébastien Lecornu, plateaux et journaux ne savaient plus se contenir : « Est-ce la fin de la crise politique ? » se demandait-on en chœur. « Suspension » de la réforme des retraites, promesse de renoncer au 49.3, accord de non-censure avec le Parti socialiste : la perspective, même momentanée, d'une éventuelle « stabilité politique », tant désirée par les partisans de l'ordre, a déclenché une nouvelle vague d'unanimisme éditorial, où la désinformation le dispute à la dépolitisation médiatique de la politique.

Lecornu-mania

« Un discours habité de Sébastien Lecornu » ! Il est 16h05 ce mardi 14 octobre et le discours de politique générale vient d'être prononcé par le nouveau-nouveau Premier ministre. Les éditorialistes de LCI, emballés, ne savent plus quels qualificatifs enfiler : le discours est une « réussite » pour Élizabeth Martichoux, qui l'a trouvé « inédit », par « sa forme, sa durée », « son débit de mitraillette », mais aussi par « sa transgression, évidemment ». Patrice Duhamel le juge lui « extrêmement efficace, sobre, d'un pragmatisme tout à fait exceptionnel ». « Très efficace », confirme Renaud Pila. « Rusé, habile, très original » ajoute le sondeur Fréderic Dabi : « Il y avait du Rocard […], il y avait du Louis XI. » Il y avait aussi du Chaban-Delmas pour Valérie Nataf : « Un côté "nouvelle société" dans ce discours », qui était « d'une modernité absolument incroyable ! ». « Nous sommes en plein compromis », se réjouit plus tard David Pujadas, « et quel compromis ! Là, Sébastien Lecornu donne entière satisfaction ! » L'enthousiasme bat aussi son plein sur BFM-TV, avec le grand frère de Patrice, Alain Duhamel, qui a trouvé le discours « intelligent », « sobre » et « court ». Le journaliste Thierry Arnaud parle lui de « la promesse tenue de la rupture ». Même ambiance sur Franceinfo, où nous sommes « avec la crème de la crème de l'éditorialisme politique », dixit la présentatrice, à savoir Nathalie Saint-Cricq (épouse de Patrice Duhamel) et Gilles Bornstein. La directrice des rédactions nationales de France Télévisions a trouvé le discours de Sébastien Lecornu « efficace », « sérieux », « raisonnable », estime que « c'est malin » et que « ça devrait marcher ». Gilles Bornstein voit quant à lui « un style Lecornu qui est en train d'émerger », « sans esbroufe, sans emphase », « avec les mots attendus ».

L'allégresse est partagée par une large partie de la presse écrite. Libération a aussi trouvé Lecornu « plus malin que ses prédécesseurs », et salue, sur la forme, la fin du « ton sentencieux » et des « logorrhées digressives » (14/10), et sur le fond un Lecornu « humble », « combatif » et « revenu de loin » (15/10). Le Monde juge la déclaration de politique générale du Premier ministre « tout simplement décisive » (15/10). Dans son éditorial, titré « Savoir sortir d'une crise », le journal de référence se réjouit d'« un pas important sur la voie du compromis », et prévient : « censurer le gouvernement serait désormais incompréhensible » (15/10). Politico cite des sources parlementaires sans les nommer, qui permettent d'adresser des compliments indirects : « Il a sorti le grand jeu », « il a été extrêmement bon », etc. (15/10) Mêmes louanges au Progrès, qui félicite un Lecornu « politiquement habile », « les mains dans le cambouis » (15/10), quand La Dépêche applaudit la « tactique du moine-soldat » (15/10). Pour Ouest-France, le discours « sobre », « efficace » et « imparable » du Premier ministre constitue « une proposition qui ne se refuse pas ». L'extraordinaire uniformité de tous ces commentaires s'explique peut-être par ce qu'on apprend dans Midi Libre (15/10) : « Mardi matin, un proche conseiller du chef de l'État sollicitait la presse quotidienne régionale pour commencer à faire l'exégèse du discours de politique générale. » On peut le dire : opération réussie !

Réforme des retraites : mise en scène… et désinformation en masse

Avec une presse si bien disposée à l'égard du pouvoir, nulle surprise à observer le journalisme de cour redoubler d'effort pour matraquer la martingale du moment, commune au gouvernement de Sébastien Lecornu et au Parti socialiste, son allié de circonstance : la « suspension de la réforme des retraites ». Désignée par le PS comme une condition sine qua non de la « non-censure », annoncée par le Premier ministre dans son discours de politique générale, scrutée par tous les journalistes de France et de Navarre comme le signe d'une stabilité retrouvée, la « suspension » est naturellement sur toutes les lèvres… et à la Une de la quasi-totalité des journaux.

Peu importe qu'au moment de décider de tels gros titres, aucune rédaction ne connaisse les modalités concrètes de la mise en œuvre de cette « suspension ». Peu leur importe non plus – pour ne pas dire encore moins – que les plus fins connaisseurs du sujet aient immédiatement cherché à tempérer l'emballement, notamment en pointant l'usage équivoque du terme « suspension » : « Il ne s'agit pas d'un gel de la réforme ("suspension") au sens où la réforme n'est pas arrêtée au point qu'elle a atteint en 2025 », précise par exemple le chercheur Michaël Zemmour sur son blog d'Alternatives économiques (14/10), évoquant plutôt « un décalage du calendrier de la réforme de 2023, d'environ 3 mois pour les générations 1964 à 1968 » – ce qui, convenons-en, est tout de suite moins spectaculaire… « La suspension annoncée est en réalité un décalage de son application de quelques mois seulement, ajoute la CGT, qui dénonce par voie de communiqué une nouvelle manœuvre « au mépris de la mobilisation de millions de travailleurs et de travailleuses depuis 2 ans et demi. […] Décaler n'est pas bloquer, ni abroger ». Autant de voix qui pèsent peu dans le tohu-bohu médiatique : si, de la PQR aux chaînes d'info, des journalistes ont bel et bien cherché à nuancer l'emballement, on sentait les chefferies trop impatientes de surjouer le théâtre du « compromis » et de « l'abandon de la réforme des retraites ». Une comédie jouée à guichets fermés à peine le discours de politique générale terminé, dramatisation garantie.

Sur LCI (14/10), la présentatrice Marie-Aline Meliyi s'emballe : « La suspension de la réforme des retraites, c'est LE point clef du discours de politique générale prononcé il y a quelques minutes par Sébastien Lecornu [...]. C'est une rupture ! » Au même moment, à l'antenne de BFM-TV, son homologue Pauline Simonet dirait même plus : « La chute d'un totem d'Emmanuel Macron. » Le mot d'ordre infuse partout. « La chute du totem, la fin d'un tabou », proclame Sud Ouest (15/10). « Lecornu fait tomber un totem » avance également en Une Le Républicain lorrain. Du côté du Parisien (15/10), on multiplie aussi les hyperboles au moment d'expliquer aux lecteurs « pourquoi Lecornu a lâché le totem », la rédaction évoquant tantôt un « "bougé" majeur », tantôt une « concession majeure ».

L'AFP ne dément pas l'information, qui, par la voix du « spécialiste en communication politique » Philippe Moreau-Chevrolet, salue « une concession majeure » d'Emmanuel Macron « sur ce qui devait être son testament politique » (14/10). Une « concession majeure de Matignon », confirme L'Union (15/10). Une « décision majeure », reformule Libération (15/10), qui prend décidément son rôle de journal d'opposition très au sérieux. « Cette reculade macroniste est un tournant », se félicite d'ailleurs Paul Quinio, le directeur délégué de la rédaction, légèrement moins emphatique que Le Berry Républicain, qui nous apprend quant à lui que Sébastien Lecornu « a porté l'estocade finale à l'héritage de son bienfaiteur ». « Un dogme de l'ère macroniste vient de tomber », lâche aussi Olivier Pérou dans Le Monde (15/10). Le curseur de la dramatisation est poussé un cran au-dessus dans les pages du Figaro. « Lecornu sacrifie les retraites », titre sans honte le quotidien (15/10), qui n'en démord pas : « La concession est immense ». Tellement immense que Guillaume Tabard parle d'un « scalp de la réforme des retraites », là où son confrère Vincent Trémolet de Villers assimile le discours de politique générale à « une grande braderie d'automne ». Le directeur délégué de la rédaction n'était pas au bout de ses capacités : « Lecornu a reculé comme un lion ; Emmanuel Macron est revenu à la source de sa vie politique : le socialisme. » Carrément ! L'éditocratie radicalisée vit ce moment comme une telle révolution qu'Hubert Coudurier en a des sueurs froides : « Le chef du gouvernement risque d'être victime de la surenchère des socialistes pour le vote du budget », tremble-t-il dans Le Télégramme (15/10). Même son de cloche sur LCI : « Est-ce que le Parti socialiste va rester sur une position de chantage et va trouver une nouvelle ligne rouge ? », s'inquiète Élizabeth Martichoux (14/10).

Restent enfin quelques titres pour tester certaines formules plus innovantes au registre de la désinformation. La Voix du Nord (15/10) par exemple, qui soutient qu'« en une demi-heure chrono, Sébastien Lecornu a enterré [...] la réforme des retraites » ; Presse Océan, qui déclare en gros titre le « gel de la réforme » (15/10) ; Le Figaro, qui parle de « l'abandon de la seule réforme de ce second quinquennat » (15/10) ou encore Stéphane Vernay qui, dans son éditorial à la Une de Ouest-France (15/10), annonce aux lecteurs « une suspension complète de la réforme des retraites ». « S'il n'est pas permis de sacrifier son roi aux échecs, le Premier ministre a quand même décidé de bazarder une pièce majeure du camp macroniste : la réforme des retraites », s'avance également Midi Libre (15/10) qui, dans un article voisin, prétendait pourtant ne pas être dupe de la communication politicienne : « Le Château veut montrer qu'Emmanuel Macron cède sur ses fondamentaux, que les concessions faites ébranlent ses totems, qu'il est près [sic] à tous les sacrifices pour sortir de la crise. » Et comme d'habitude, il peut compter sur la presse française pour servir cette entreprise.

Comme du temps de la « pension minimale à 1200 euros » [1], faux scoop et dramatisation tiennent donc lieu d'information. Et si quelques accidents de « vérité » surviennent, ils ne pèsent pas grand-chose face au bruit médiatique dominant. Car un éditocrate préfèrera toujours aux faits… la bonne vieille tambouille politicienne. Exemple sur RMC (15/10), où l'économiste Michaël Zemmour dévie à 180°C du cadrage fixé par son intervieweuse en lui donnant, sobrement, une leçon de journalisme :

- Apolline de Malherbe : Lorsque vous avez entendu ces mots de Sébastien Lecornu hier, lorsque vous avez vu qu'il était applaudi sur les rangs des socialistes, est-ce que, comme eux, vous diriez que c'est une victoire de la gauche ?

- Michaël Zemmour : Euh… Ce que j'ai fait quand j'ai entendu le Premier ministre, c'est que j'ai essayé de comprendre quel était le contenu de la mesure.

Précisément la tâche à laquelle auraient dû se consacrer les rédactions. Las, sacrifiant toute déontologie sur l'autel de la dramaturgie politico-médiatique, les médias dominants signent une nouvelle fois le triomphe de la comm'. Il faut dire que l'enjeu était de taille… Tout à sa quête de stabilité – que lui commande sa fonction de gardien de l'ordre –, l'éditocratie n'avait qu'un seul cap depuis des semaines : éviter la censure d'un énième (et peut-être ultime) gouvernement macroniste. Et tout à ses obsessions politiciennes, elle a par conséquent scruté les positions du principal levier capable d'assurer cet objectif : le Parti socialiste.

La gauche respectable et les méchants

À la recherche de tout indice permettant de nourrir l'espoir de survie du gouvernement Lecornu II, le journalisme politique s'occupe en commentant les moindres attitudes des uns et des autres : « Pendant le discours, on a vu François Hollande lancer les applaudissements », note LCI. « Les sourires socialistes ne trompent pas, selon Le Figaro (15/10), le hochement de tête victorieux d'Olivier Faure encore moins ». « Par ce hochement de tête, Olivier Faure acte sa victoire », confirme lui aussi David Pujadas (LCI, 15/10). « Sur les bancs socialistes, le soulagement et le contentement se lisent sur les visages », abonde Le Monde (15/10). Valeurs Actuelles n'a lui discerné « qu'un léger sourire » sur le visage d'Olivier Faure. La construction continue de la centralité du PS dans l'agenda et le commentariat médiatiques trahit le point de vue qu'adoptent à l'unanimité les rédactions : celui du gouvernement, suspendues qu'elles sont, comme lui, aux moindres faits et gestes des députés PS. À tel point que les journalistes leur courent après et le signifient à l'antenne. Guillaume Daret : « Allez, on va faire les couloirs du palais Bourbon pour essayer de vous trouver un socialiste qui veut parler ! » (BFM-TV, 14/10). Le landerneau politique se les arrache et leur réserve les plus hauts-lieux du PAF : « Toutes les caméras étaient bloquées sur vous aujourd'hui, c'est vous qui détenez la clef de la survie du gouvernement », résume Jean-Baptiste Boursier face à Olivier Faure, invité du 20h de TF1 (14/10). « Vous êtes le vice-Premier ministre », lui lance carrément Apolline de Malherbe, le lendemain matin, sur BFM-TV (15/10). « Le Premier ministre, c'est lui », confirme Guillaume Tabard (Le Figaro, 15/10). « Olivier Faure savoure »… et Libération profite : « Les socialistes peuvent revendiquer une victoire symbolique », explique Charlotte Belaïch (15/10). « Une victoire en forme de première étape », pour Le Parisien (15/10). « Les succès se font rares » pour le PS, note L'Écho Républicain (15/10) : « Celui glané hier dans l'Hémicycle est considérable. » « Le PS fait plier Lecornu sur les retraites » titre encore L'Union (15/10). Journaliste… ou attaché de presse ?

Et Élizabeth Martichoux de dévoiler un autre – si ce n'est le principal – motif de satisfaction parmi l'éditocratie (LCI, 14/10) :

Élizabeth Martichoux : Je parlais d'une victoire d'Olivier Faure mais elle est double, parce qu'effectivement, ce sera le coup de grâce [pour les Insoumis] ! Et là évidemment, LFI va se déchaîner, mais le Parti socialiste aura fait ce qu'il a manqué de faire depuis des années, du point de vue de ceux qui défendent la social-démocratie, c'est-à-dire couper court à un accord avec Jean-Luc Mélenchon et ses députés.

Trier le bon grain (« réformateur ») de l'ivraie (« jusqu'au boutiste ») ? Les prescriptions ordinaires de l'éditocratie. Diaboliser La France insoumise en applaudissant le « décrochage » du PS du NFP ? Son passe-temps depuis deux ans. Peser de tout son poids sur la définition de « la gauche » ? Son militantisme ordinaire. Ainsi les chefferies médiatiques profitent-elles de cette séquence de recomposition politique pour jouer les arbitres des élégances, bien décidées à s'assurer que le PS rentre dans le rang – l'avait-il déjà quitté ? « Ils ont été capables de montrer qu'ils pouvaient s'émanciper clairement de La France insoumise », les congratule la journaliste Marie-Aline Meliyi sur LCI (14/10). Rejointe sur cette ligne par sa collègue Ruth Elkrief, un peu plus tard dans la soirée :

Ruth Elkrief : C'est une victoire politique très importante pour [le Parti socialiste] dans leur chemin d'autonomisation par rapport à LFI et dans le chemin de reprise de leur ascendant au sein de la gauche. C'est un moment clef ! Donc il faudra bien profiter de ce moment-là...

Libération ne boude pas non plus son plaisir : Charlotte Belaïch décrit ainsi les Insoumis comme des rabat-joie, « concentrés à dégonfler la victoire brandie par les roses » (15/10). Toujours aussi brillant. « Les Insoumis [cherchent] à minorer la concession accordée ce mardi par Lecornu », regrette aussi Le Parisien (15/10). L'article ne s'attarde pas sur les critiques insoumises, mais prend tout de même le temps de dire qu'elles sont « balayées par le PS ». L'espoir d'une relégation de LFI réjouit bien sûr au Figaro, où l'on affirme que « les socialistes se sont même offert le luxe de s'émanciper [...] des Insoumis et de leurs acolytes écologistes » (15/10), comme au Télégramme (15/10), qui considère lui que les « socialistes se dégagent de l'emprise des Insoumis et abordent les municipales en meilleure posture ». Comme souvent, la synthèse est livrée dans Le Monde (15/10) : « Signe que la piste [de la suspension de la réforme des retraites] n'est pas inintéressante, cette perspective a semblé gêner Jean-Luc Mélenchon. » « Gêner LFI » devenu le critère d'appréciation des faits politiques dans toute la presse : aveu involontaire ? La meilleure version de ce refrain sera indubitablement chantée sur BFM-TV, dans une version crue et sans arrangements. Après que les députés Laurent Baumel (PS) et Alma Dufour (LFI) ont débattu en plateau, les journalistes-arbitres résument ce qu'ils veulent bien en retenir :

- Alain Marschall : [...] De ce qu'on peut voir sur notre plateau en direct, j'ai l'impression qu'en fait, la France insoumise va pourrir le débat parlementaire !

- Antoine Oberdorff (L'Opinion) : Va même souiller la copie en réalité !

La presse est donc à l'unisson : la « suspension » de la réforme des retraites est une « victoire majeure » pour le PS, le signe prometteur d'une renaissance de la « gauche de gouvernement » et une chance inespérée pour la stabilité du pouvoir macroniste.

Naturellement, les plus éminents journalistes politiques savent être au rendez-vous de cette vaste séquence de dépolitisation. Dans Le Monde (15/10), Olivier Pérou fait ainsi des « révélations », pas peu fier de nous faire profiter de son entregent ! Ayant visiblement accès aux SMS de François Hollande, la fine fleur nous narre les coulisses de cet accord de non-censure entre la macronie et le PS : théâtre dans le théâtre. Et comédie maximale sur LCI, où l'on ne sait plus quoi inventer pour prôner la non-censure. C'est Renaud Pila qui ouvre le bal : « Vous savez, je crois que plus on s'approche des fêtes de Noël, plus une immense majorité des Français va dire "mais c'est pas possible, on a la tête ailleurs, on a des problèmes de pouvoir d'achat". Et en novembre ou en décembre on va faire tomber le gouvernement ?! » Nous connaissions « les grèves doivent s'arrêter parce que Noël arrive », voici venu le temps de « Sébastien Lecornu doit rester parce que Noël arrive ». L'esprit de l'éditorialiste y voit néanmoins un lien logique, car qui dit stabilité retrouvée dit espoir de réforme :

- Pascal Perri : Je me réjouis qu'à court terme on ne rentre pas dans des guerres picrocholines... ou des élections... vous vous rendez compte ? Enfin, des élections... juste avant Noël, ou juste après Noël, dans un pays qui a une hypersensibilité politique.... on n'avait pas besoin de ça !

- David Pujadas : Donc le jeu en valait la chandelle ? Céder sur toutes les exigences du Parti socialiste, le jeu en valait la chandelle ?

- Pascal Perri : Oui, mais il faudra faire la réforme des retraites.

- David Pujadas : Plus tard ?

- Pascal Perri : Dès que possible.

Derrière les applaudissements de façade, les chiens de garde ruminent et veillent au grain. « Le sort économico-politique du paquebot France, toujours en proie à la voie d'eau d'un déficit incolmatable, attendra », se désole-t-on par exemple au Berry Républicain. « [F]aire l'autruche ne sera pas plus à la hauteur demain », prévient aussi Olivier Biscaye, directeur de la rédaction de La Provence (15/10). Même tonalité à la tête du Parisien (15/10), où le chef adjoint, Olivier Auguste, s'adresse fermement à tous les futurs candidats à l'élection présidentielle, lesquels « devront [...] bien expliquer que, sauf à se diriger vers l'effondrement du système par répartition, il faut trouver des façons acceptables de prolonger la carrière des Français […]. À moins de leur faire croire que, de la prolongation du déni, naîtra une solution […]. »

***

À l'été 2024, les grands médias réussissaient à faire oublier le résultat des élections législatives. Un an plus tard, obnubilé par la sauvegarde du gouvernement Lecornu, le journalisme de cour applaudit le sacro-saint « compromis » de la (non garantie) « suspension de la réforme des retraites »… pour mieux oublier tout le reste : accessoirement, un budget qui accumule les mesures anti-sociales [2] et « dont les principales mesures ressemblent furieusement à celles du budget Bayrou », selon la très gauchiste Dépêche (15/10). Le tout au mépris du pluralisme, mais aussi de la déontologie la plus élémentaire. Manifeste, la co-construction de l'information politique bat son plein, à mesure que les commentateurs distribuent leurs bons (et mauvais) points au sein de « la gauche », adoubant le PS, diabolisant LFI. Et si l'exercice relève parfois de la pratique routinière et dépolitisée du journalisme politique, la plupart des chefferies médiatiques campent résolument leur rôle d'acteurs politiques dans la séquence, au service d'un seul et même objectif : préserver l'ordre.

Pauline Perrenot et Jérémie Younes


15.10.2025 à 10:31

Sortie du Médiacritiques n°56 : Les médias contre la rue

Acrimed
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Parution le 27 octobre.

- Médiacritiques
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13.10.2025 à 11:37

Palestine : un mois ordinaire dans les médias français (1)

Pauline Perrenot
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Texte intégral (5331 mots)

Septembre 2025. Bribes du naufrage, ici et là.

TF1 et France 2 · 5-14/09. C'est une hiérarchie de l'information ordinaire. Face à l'anéantissement méthodique de Gaza-ville, les JT de 13h et 20h assurent le service minimum. Entre le 5 et le 14 septembre selon une étude d'Arrêt sur images, 13h et 20h cumulés, France 2 « évoquera Gaza durant près de cinq minutes au total sur dix jours, quand TF1 y consacrera près de huit minutes. » Confrontées à cette « présence modérée de Gaza à l'antenne », dixit Télérama (23/09), les deux chaînes déroulent leur argumentaire dans les pages de l'hebdomadaire. Directrice adjointe de l'information à France Télévisions, Muriel Pleynet explique la « nécessité de respecter une forme d'équilibre entre les deux bords », « d'avoir une ligne très factuelle » et de ne pas « être dans le parti-pris ». On apprend par ailleurs que France 2 « n'utilis[e] pas le mot "génocide" car, pour l'instant, le droit international ne parle pas de "génocide" ». Tout simplement. Du côté de TF1, Gilles Bouleau « a utilisé pour la première fois ce mot mardi 16 septembre [2025] » pour citer les conclusions de la commission d'enquête indépendante de l'ONU. Le maigre traitement de Gaza ? Le présentateur et rédacteur en chef du 20h avance qu'« on a choisi de ne pas feuilletonner, ni de tenir tous les jours la "chronique" de cette guerre ». Et de poursuivre en se disant attaché à ce que la rédaction de TF1 ne soit pas « instrumentalisée, que ce soit par le Hamas ou les autorités israéliennes » : « Il nous faut des journalistes expérimentés, à équidistance, pas des militants ». Bref, l'autocritique journalistique est loin d'être à l'ordre du jour.

***

Sud Radio · 8/09. C'est un interrogatoire ordinaire. À peine évoque-t-elle la flottille humanitaire pour Gaza que la députée Clémence Guetté (LFI) affronte la hargne de son intervieweur :

- Jean-François Achilli : La flottille avec madame Adèle Haenel ? On parle de la même, hein ? [Oui, exactement.] Vous savez qu'Adèle Haenel, c'est quand même une personnalité du monde du cinéma qui a compté au départ de MeToo, hein ? [Oui...] Et vous trouvez normal qu'elle participe à une flottille qui va soutenir, quelque part, de fait, un mouvement terroriste qui a commis autant de féminicides le 7 octobre ?

Durant la minute trente qui suit, Clémence Guetté est interrompue 14 fois, soit une fois toutes les six secondes : « Le Hamas tient toujours Gaza hein ! » ; « Rien à voir avec le Hamas ? Vous dissociez les choses ? » ; « Vous dites quoi [au] Hamas ? Vous dites quoi ?! "Rendez les otages" ? » ; « Non, non, attendez ! [...] Vous dites quoi du Hamas ?! "Rendez les otages" ? "Arrêtez la guerre" ? » En boucle.

***

LCI · 10/09. C'est une causerie ordinaire. Alors que l'État d'Israël vient de bombarder une résidence à Doha (Qatar), les journalistes en plateau lui donnent quitus. « C'est la signature du Mossad et globalement d'Israël : nous frappons qui nous voulons, où nous voulons, quand nous voulons. Aucun agresseur d'un juif dans le monde ne sera épargné, ne sera à l'abri nulle part », affirme le lieutenant porte-parole… Christophe Barbier (10/09). L'éditorialiste poursuit en expliquant pourquoi le Qatar est certes un pays ici attaqué, mais surtout un « pays ambivalent, hypocrite pourrait-on dire », qui « n'est pas la Suisse », ayant d'un côté « de très bonnes relations avec […] la France de Sarkozy comme la France de Macron » et, de l'autre, « capable de financer des mouvements terroristes ». La réaction de l'animatrice va ensuite délier les langues :

- Anaïs Bouton : Il joue un double-jeu franchement dégoûtant, non ? Et c'est la vie ?!

- Christophe Barbier : Non mais attendez… nous sommes en Orient ! Nous sommes en Orient !

- Anaïs Bouton : Ah ! [Éclats de rire en plateau.]

- Christophe Barbier : Ah oui ! C'est pas les mêmes critères !

« Le journalisme ». Emmanuelle Ducros – qui affirmait un peu plus tôt n'être « pas très sûre d'avoir compris tous les tenants et les aboutissants de cette affaire » – est naturellement chargée de conclure ce plateau dégoulinant de racisme, en pleine démonstration de sa supériorité « occidentale » :

- Emmanuelle Ducros : Ce qui est spectaculaire, c'est de voir que quelles que soient les ambitions du Qatar d'être cette Suisse ambivalente, c'est quand même un gruyère ! [Ricanements en plateau.] Parce qu'on peut attaquer au cœur du pays et… et voilà !

- Anaïs Bouton : Magnifique conclusion Emmanuelle Ducros, merci beaucoup ! C'est maintenant l'heure de [la chronique] « Y a qu'en France que ça se passe comme ça ».

C'est peu de le dire.

***

X · 14/09. C'est un Plantu ordinaire.

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RTL · 15/09. « Dans quelques jours, le président Macron va aller reconnaître l'État de Palestine à l'ONU. Ça vous inspire quoi ? » C'est une question ordinaire. Sauf que l'interviewé est chanteur et qu'en octobre 2023, il appelait à « dégommer » « peut-être physiquement » les membres de LFI (CNews, 10/10/2023). Un propos sans aucune incidence sur son capital médiatique : après deux ans d'interventions publiques constantes en soutien de l'État d'Israël, Enrico Macias se voit dérouler un énième tapis rouge pour soutenir que « les Palestiniens ne veulent pas faire la paix » et que Netanyahou « se défend contre les Palestiniens. C'est tout. » Et c'est offert par RTL.

***

France Info · 15/09. C'est un rappel à l'ordre ordinaire. Dans le cadre d'une discussion sur les actions du mouvement de solidarité en Espagne, Fabienne Messica, membre de la direction de la LDH, relève que le pays « a été un des premiers […] à reconnaître qu'il y avait un génocide ». Grand seigneur, le présentateur Loïc de la Mornais n'interrompt pas sa prise de parole. Il se contente d'en attendre la fin pour la discréditer : « Et je précise, vous avez employé le mot de génocide et c'est… voilà, les historiens le diront. […] En tout cas, ce n'est pas sur ce plateau que moi je vais le trancher. […] Chacun fera son travail plus tard. » Voilà pour le coup droit. Le revers arrive avec l'intervention suivante, signée Patrick Martin-Genier, expert multimédias sur les « questions européennes et internationales » :

Patrick Martin-Genier : Je crois malheureusement qu'on oublie qu'il y a eu le 7 octobre […], le plus grand pogrom depuis la seconde guerre mondiale. […] Je ne dis pas qu'il faut légitimer tout ce que fait Israël à Gaza mais en tout cas, on a oublié cela […]. Et je crois que lorsqu'on parle de la reconnaissance d'un État palestinien, mais c'est quoi l'État palestinien ? Pour l'instant, c'est le Hamas qu'on n'a toujours pas éliminé […], c'est le Hezbollah également dans le sud Liban et donc tous ces gens qui veulent la destruction d'Israël. Donc je ne veux pas tout justifier, mais on oublie l'histoire. L'histoire proche des Israéliens qui ont été assassinés, des bébés qui ont été brûlés, des femmes qui ont été éventrées, et je crois qu'on oublie cela.

D'une durée de deux minutes et trente secondes – sans la moindre interruption, fait rare sur un plateau –, cette tirade d'« expert » s'est conclue quant à elle en douceur : sans l'ombre d'un rappel à l'ordre.

***

LCI · 16/09. « Merci colonel. Nous voulions passer ces quelques minutes avec un porte-parole de Tsahal pour mieux comprendre. » C'est une révérence ordinaire : Éric Brunet vient de terminer son « interview » avec Olivier Rafowicz, auquel il donne tout du long du « mon colonel ». Après lui avoir passé les plats pour parler de « cette grande offensive qu'on attendait », Éric Brunet remet une couche de cirage au terme du duplex :

Éric Brunet : [Olivier Rafowicz] a beaucoup parlé mais ça a permis à ceux qui regardent LCI de comprendre ce qui se passe en ce moment même à Gaza. Nous avons eu tout à l'heure l'intervention de ce journaliste, qui a passé une nuit très difficile dans Gaza, et nous suivrons de très très près sur LCI le sort des populations civiles dans cette offensive lancée ce matin par l'armée israélienne.

Le journaliste palestinien qu'Éric Brunet ne prend pas la peine de nommer est Rami Abou Jamous, dont un « face cam » enregistré – d'une minute à peine – a été diffusé par LCI avant l'interview, en direct, du porte-parole de l'armée israélienne. Bilan des courses ? Un temps de parole près de dix fois supérieur pour le second, et des conditions d'expression incomparablement meilleures. Rien à dire : LCI se donne effectivement tous les moyens de « suivre de très très près le sort des populations civiles ».

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France 5 · 16/09. C'est un expert médiatique ordinaire. Nous sommes le jour de la publication du rapport de la commission d'enquête indépendante de l'ONU concluant à l'existence d'un génocide à Gaza, mais certains médias disposent de savants autrement mieux informés. Après avoir brillé le matin dans la matinale de BFM-TV/RMC, celui que Blast décrit comme « une sorte de généraliste spécialiste », alias Frédéric Encel, débarque dans « C à vous ». Pour refuser la qualification de génocide : « Ne galvaudons pas les termes ! Ou alors, il faut baptiser différemment ce qui s'est produit en 1915 [...] contre les Arméniens, pendant la Shoah, qui a concerné les juifs mais également les tziganes, et les Tutsis rwandais. Et j'ajoute l'ex-Yougoslavie. Donc je ne suis pas pour le galvaudage des termes. » Juriste et historien : deux casquettes de plus à épingler au brillant CV du « géopolitologue » médiatique.

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France Info · 17/09. C'est un journal d'actualité ordinaire. Diffusé à 15h, un bulletin d'information a encore été malencontreusement confondu avec un communiqué de l'armée israélienne : « Tsahal indique avoir frappé plus de 150 cibles, poussant des milliers d'habitants sur les routes. Pour leur permettre de fuir ce matin, Israël a annoncé l'ouverture d'une nouvelle route de passage temporaire. »

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France Inter · 17/09. C'est une invitation ordinaire. « Bonjour Joshua Zarka, merci d'être avec nous ce matin sur France Inter, alors que l'armée israélienne a lancé hier son offensive terrestre sur la ville de Gaza. » Face à Benjamin Duhamel, l'ambassadeur d'Israël en France n'en espérait sans doute pas tant. Netanyahou sous mandat d'arrêt international pour crimes contre l'Humanité ? La matinale radio s'obstine à octroyer une exposition de premier plan à l'un de ses porte-parole. Naturellement, il arrive ce qui devait arriver : « Ce n'est pas un génocide quand on demande à la population de se retirer de là où ont lieu les attaques. » La promotion du n'importe quoi – qui valut à France Inter une réaction immédiate d'Amnesty International – fait en prime les gros titres de l'émission : « Pour Joshua Zarka, le terme de génocide "est utilisé comme un terme politique, pas comme un terme légal". » Et l'information sur le rapport de la commission de l'ONU, dans tout ça ? Inexistante.

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X · 17/09. C'est un crachat ordinaire. « Israël éradique le Hamas. Sans prendre de gants et brutalement. Mais tous les autres pays – même les pays arabes qui sont empoisonnés par les palestiniens depuis +80 ans – attendent juste qu'Israël finisse le job tout en s'indignant en façade. Ça déplaît mais c'est la réalité. » Xavier Gorce. Le maître à penser des pingouins.

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LCI · 17/09. Ce n'est pas un mea culpa ordinaire. « Très vite [après le 7 octobre], on s'est dit : "Où vont-ils ? Il n'y a pas d'objectif politique." Et puis, je fais partie des gens qui se sont trompés, c'est-à-dire qu'il y avait un objectif politique. On l'a vu, c'était en effet, finalement, une forme d'épuration ethnique, d'essayer de rendre Gaza invivable pour forcer les Gazaouis à partir. » 23 mois : le temps d'un revirement public pour la grand reporter de L'Express, Marion Van Renterghem. Où sont les équivalents parmi les commentateurs les plus en vue ?

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CNews · 18/09. C'est un commentaire ordinaire. Au beau milieu de bavardages (à charge) à propos de la mobilisation sociale du 18 septembre, le plateau se déchaîne contre les drapeaux palestiniens visibles dans le cortège parisien. Rachel Khan éructe :

Rachel Khan : Ce drapeau ne symbolise pas du tout le peuple palestinien, il symbolise dans nos rues une colonisation de l'espace public, une colonisation des esprits parce que derrière ce drapeau, c'est le palestinisme ! C'est la victoire du Hamas dans nos rues, c'est la haine d'Israël, c'est la haine des juifs, c'est la haine du peuple libre ! Et puis c'est un drapeau qui symbolise l'instrumentalisation des masses, l'instrumentalisation de nos jeunes. C'est aussi le drapeau qui efface le 7 octobre, c'est le drapeau qui efface l'ensemble des victimes.

Discours quotidiens, quotidiennement tolérés par l'Arcom. Quelques jours plus tard, sur la même antenne : « [Le drapeau palestinien] est vu aujourd'hui comme étant le drapeau de l'islamisme vainqueur, de l'islamisme conquérant […], des antisémites. Et c'est le drapeau d'un communautarisme. [...] Et derrière cette cause palestinienne, vous avez la cause djihadiste qui, naturellement, méprise les juifs mais au-delà des juifs, méprise l'Occident dans lequel cet islam-là s'est imprégné. » Signé Ivan Rioufol. La haine, H24.

***

France Inter · 18/09. C'est un lundi matin ordinaire. Sophia Aram est en pleine forme. Et pour cause : une flottille est de nouveau en route pour Gaza. La boute-en-train renoue pour l'occasion avec le jeu des surnoms – « Lady Gaza » pour Rima Hassan ; « Miss Krisprolls » pour Greta Thunberg –, et partage ses traits d'esprit, hilare face à un équipage qui « continu[e] ses ronds dans l'eau, avec à son bord deux kilos de pâté vegan, un pack de Palestine Cola et trois boîtes de protections périodiques ». La mission humanitaire ? « Se dorer la nouille en Méditerranée sur des voiliers à 6 000 boules par jour co-financés par les proxys du Hamas. » Mais encore ? Un « cirque pour aller chercher trois sandwichs et un vol retour auprès de l'armée israélienne ». À ce stade, la médiocrité annulerait presque l'indécence.

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Le Point · 18/09. C'est une pleine page ordinaire dans un hebdomadaire. À court d'éditorial, d'interview ou de tribune contre la reconnaissance de l'État de Palestine par la France ? Pas de panique ! La direction du Point a la solution toute trouvée : publier tel quel un communiqué du réseau « Agir ensemble » – « Et si tous les pays arabes reconnaissaient enfin Israël ? » –, à la pointe de la rigueur historique [1]. Étonnant… ou pas : le communiqué en question fut projeté la veille, à Paris, lors du meeting « contre la reconnaissance d'un État palestinien sans conditions » co-organisé par « Agir ensemble » et Elnet, l'un des principaux lobbies pro-Israël en France. Le tout en compagnie d'éminents représentants de CNews (Paul Amar, Rachel Khan, Michel Onfray, etc.) et de quelques personnalités politiques, de Manuel Valls à Caroline Yadan en passant par David Lisnard.

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Le Figaro · 19/09.

C'est un gros titre ordinaire. Et Le Figaro fait d'une pierre quatre coups : convertir la question politique de l'État de Palestine en une question identitaire ; essentialiser les « Français juifs » ; invisibiliser les voix palestiniennes ; et établir un lien entre la reconnaissance et « les niveaux très élevés » des « actes antisémites » en France. Le niveau très élevé d'islamophobie culmine quant à lui dans les pages intérieures :

Stéphane Kovacs : Expert en stratégie numérique et coauteur de La Fin des juifs de France ?, Didier Long considère que quelque « 150 000 Juifs, vivant directement au contact de populations arabo-musulmanes, sont en danger aujourd'hui en France ». « Reconnaître la Palestine aujourd'hui, c'est mettre une cible dans le dos des Juifs du monde entier », craint-il.

Et l'avalanche raciste de se poursuivre – « cette décision qui vise à calmer les banlieues aura l'effet inverse : cela importera encore plus le conflit sur notre territoire, en y légitimant la violence » – sans le début du commencement d'une contradiction : Le Figaro en roue libre.

***

L'Éclair des Pyrénées · 20/09. « En quoi la reconnaissance d'un État palestinien facilitera la paix au Proche-Orient ? Voudrait-on importer en France le conflit israélo-palestinien qu'on ne s'y prendrait pas autrement. » C'est un éditorial ordinaire. Signé Patrice Carmouze – et oui, il existe encore un journal pour le prendre au sérieux.

***

T18 · 20/09. C'est une démonstration de mépris ordinaire. Après que Pierre Jacquemain (Politis) a dénoncé le génocide à Gaza commis par « une armée face à un peuple qui est démuni », Jean Quatremer lui saute à la gorge :

- Jean Quatremer : C'est insupportable ! Quand je vous entends dire que l'armée israélienne ne se bat contre personne mais contre le peuple palestinien... mais c'est un pur scandale de dire une chose pareille ! [...] Israël ne se bat pas contre le peuple ! Israël se bat contre le Hamas ! Si le Hamas demain rend les otages, dépose les armes, ça s'arrête. [...] Dire que c'est une guerre contre le peuple palestinien, c'est purement scandaleux ! [...]

- Pierre Jacquemain : 60 000 civils… [Coupé]

- Jean Quatremer : C'est pas 60 000 civils ! C'est 30 000 civils, et 30 000 combattants, déjà ! Rien que là-dessus, voyez, sur les chiffres ! Donc on peut continuer longtemps là-dessus la mauvaise foi.

- Pierre Jacquemain : [30 000], c'est quand même pas mal...

- Jean Quatremer : Oui mais ça, c'est de l'importation du conflit justement et c'est tenter de tordre la réalité. Je vous demande de faire du journalisme !

C'est un expert qui parle : un mois plus tôt, une enquête conjointe de journalistes israéliens et britanniques, basée sur des données des services de renseignements israéliens, faisait état de 83% de civils tués à Gaza entre octobre 2023 et mai 2025 sur un bilan – par ailleurs largement sous-estimé – de 53 000 morts. En d'autres termes, au moins 44 100 civils. Mais à l'évidence, celui qui enjoint de « faire du journalisme » n'en est pas à 10 000 morts palestiniens près.

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Public Sénat · 22/09. C'est un transfert ordinaire. Après Maël Benoliel, recruté par le bureau « Moyen-Orient » de France Télévisions, voici qu'un autre journaliste d'i24News est embauché comme éditorialiste officiel sur le service public : Michaël Darmon, professionnel exigeant et passionné de droit international – la Cour internationale de justice rebaptisée « conclave de l'inimitié juive », c'est de lui. Au cours de la saison 2024-25, il bénéficiait d'un fauteuil sur France Info et officiait déjà sur Public Sénat sous le statut « éditorialiste i24News ». Il est depuis monté en grade, comme le laisse entendre son confrère Thomas Hugues au moment de présenter le plateau de l'émission « Sens Public » : « Bonsoir Michaël, bienvenue à vous. Éditorialiste politique pour "Sens Public", je rappelle que vous avez été vous aussi correspondant à Jérusalem. » Puis éditorialiste pour une chaîne propagandiste et coutumière de discours génocidaires : dommage d'avoir oublié la précision.

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Le Parisien · 22/09. Ce n'est pas un éditorial ordinaire (mais un peu quand même). Déplorant « le timing » de la reconnaissance de l'État de Palestine, « car ceux qui se féliciteront bruyamment sont les bourreaux d'Israël », le directeur des rédactions Nicolas Charbonneau va jusqu'à se fâcher avec son Président chouchou : « Bien sûr, la France et ses alliés assureront que cette reconnaissance doit s'accompagner du démantèlement du Hamas – la blague –, mais ces discours à l'ONU iront bien droit au cœur des maîtres de Gaza. » Et de poursuivre en suivant un lien de cause à effet pour le moins cavalier : « Qui peut […] croire que cette reconnaissance sans avoir obtenu jusqu'ici la moindre condition préalable mettra un terme à un antisémitisme débridé ou aidera les populations civiles palestiniennes ? » Qui peut croire que quoi que ce soit mettra un terme à la couverture indigente que donne à voir jour après jour Le Parisien depuis deux ans ?

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TMC · 22/09. C'est une consécration ordinaire. Et une double peine : « Ça s'appelle Les nouveaux antisémites. Enquête d'une infiltrée dans les rangs de l'ultra gauche. C'est sorti chez Albin Michel. Et voici le prochain numéro de Franc-Tireur aussi, avec une nouvelle enquête signée de vous, et ça sort mercredi. Merci [Nora Bussigny] d'être venue sur le plateau de Quotidien ! »

Non, Yann Barthès ne reçoit pas l'extrême droite partisane sur son plateau. Par contre, il sert régulièrement la soupe aux commentateurs qui promeuvent activement ses obsessions, de l'islamophobie (bon teint) à la haine de la gauche et des « nouveaux inquisiteurs », selon le titre du précédent livre de cette « infiltrée en terres wokes » (chez Albin Michel, déjà).

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Mediapart · 24/09. C'est une manipulation de l'information ordinaire. Fin juillet 2025, l'ambassade israélienne en France a organisé un voyage de presse tous frais payés en Israël [2]. Alors que perdure le blocus de Gaza et que les journalistes internationaux y sont toujours interdits, il se trouve encore des journaux français pour répondre présent à ce type d'invitation. Cinq, en l'occurrence : Le Journal du dimanche, Le Figaro, L'Express, Marianne et La Croix. Comme le rapporte Mediapart, « hormis le quotidien catholique et L'Express, aucun des trois autres n'a jugé utile de préciser que leurs articles avaient été rédigés dans le cadre d'un voyage concocté par l'ambassade israélienne ». Dans Marianne (7/08), la directrice de la rédaction, Ève Szeftel [3], livre même une caricature de « reportage embedded » au cœur d'« une nation prête à rendre le moindre coup »… et au plus près des autorités militaires, dont le récit est recraché sans aucun recul. « Je n'ai pas mentionné le cadre du voyage de presse car ce cadre n'était pas contraignant », affirme-t-elle à Mediapart. On n'en doute pas ! Et lorsque le journal lui demande si elle entrevoit « un problème déontologique » dans sa démarche, la réponse est tout aussi tranquille : « Non, et la preuve c'est que le papier que j'ai écrit était très équilibré. »

***

Mediapart · 29/09. C'est un management ordinaire. Le 18 septembre, la directrice de Marianne Ève Szeftel, encore elle, était visée par une motion de défiance votée par 71 % de la rédaction. « En tête des griefs formulés : son positionnement personnel pro-israélien », rapporte Mediapart, que la directrice commente avec toute la franchise qu'on lui connaît : « Marianne traite avec le souci de la contradiction et du pluralisme tous les sujets, celui-là comme les autres. » Les plaintes des journalistes disent pourtant le contraire, témoignant d'un interventionnisme débridé concernant tout sujet lié de près ou de loin à la question palestinienne et à ses répercussions en France. Éditoriaux caricaturaux ; « entretiens téléguidés » avec ses « interlocuteurs fétiches […] généralement favorables à l'action de Tsahal » ; reprises en main éditoriales, comme ce jour où une proposition d'article mettant en scène deux juristes « pour et contre » la caractérisation de génocide est devenue, in fine, « un débat entre deux juristes, le premier choisi par la directrice, qui a ensuite lui-même désigné son contradicteur » [4]. Sans compter d'autres types de pratiques autoritaires, incluant un entretien sous forme de coup de pression avec une « pigiste permanente », alors susceptible d'être promue rédactrice en cheffe du service culture :

La discussion s'était vite orientée sur la question israélo-palestinienne. Ève Szeftel a donné son point de vue – pour elle, « il n'y a pas de génocide à Gaza » et les journalistes gazaoui·es, « à partir du moment où ils ont des liens avec le Hamas, et ils en ont, sont des terroristes ». Pour offrir le poste à la journaliste, elle a posé comme condition que celle-ci soit alignée sur ses convictions. Raison avancée ? En tant que potentielle cheffe du service culture, la journaliste devrait recenser les boycotts en France d'artistes israélien·nes ou soutenant Israël [5].

Sans commentaire…

… et en attendant le mois prochain.

Pauline Perrenot


[1] On y apprend par exemple que « le conflit israélo-arabe » a débuté au lendemain de la déclaration d'indépendance de l'État d'Israël, le 14 mai 1948, lorsque « le monde arabe lui déclare la guerre pour l'effacer de la carte ». Ou encore qu'« à sept reprises, les pays arabes puis les Palestiniens [ont] rejeté les propositions de paix et une "solution à deux États", toutes acceptées par l'État juif ». Entre autres.

[2] Aller-retour en avion, repas et nuits d'hôtel (de luxe). Seul le journal La Croix a pris en charge le transport, selon Mediapart.

[4] Le tout pour que tous deux se rejoignent à la fin sur le fait que le terme génocide « est dans le cas de Gaza instrumentalisé et ne correspond pas à la situation sur place », ainsi que le décrit Mediapart.

[5] Une version, précise Mediapart, contestée par Ève Szeftel.

10.10.2025 à 08:47

Marc Fauvelle : avocat de Sarkozy… ou détracteur de Mediapart ?

Vincent Bollenot
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Texte intégral (2793 mots)

Le 25 septembre 2025, l'ancien président de la République Nicolas Sarkozy est condamné en première instance par le tribunal correctionnel de Paris à cinq ans de prison pour association de malfaiteurs avec exécution provisoire en raison d'un pacte de corruption noué avec le dictateur libyen Mouammar Kadhafi. Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart ayant largement contribué à documenter ledit pacte, est invité sur le plateau de Marc Fauvelle sur BFM-TV quatre jours plus tard.

« J'étais sur le plateau de BFM où je n'aurais jamais dû aller pour parler de la condamnation de Nicolas Sarkozy », a publiquement regretté Fabrice Arfi (Bluesky, 29/09). En effet… Verrouillé par un présentateur reconverti en avocat de Nicolas Sarkozy – dont il mobilise les arguments de « défense » sous couvert de « questions qui fâchent » et de « nuances » –, le dispositif met le journaliste de Mediapart en situation d'être tantôt un « adversaire politique » de l'ancien président, tantôt le porteur d'une « opinion » parmi d'autres. Nourrir le confusionnisme tout en ayant l'air de servir le « pluralisme » et la « contradiction » : tel est le bilan de ce formatage du débat public, où les faits et l'information sont noyés sous un conducteur de fausses questions… et de vrais à-peu-près.

Un journalisme de diversion

Alors que le journaliste de Mediapart dénonce la stratégie médiatique de l'ancien président – accuser les médias « vendus à la gauche » et « les juges rouges » –, l'intervieweur relaie au contraire, dès sa deuxième question, l'un des principaux arguments de la défense Sarkozy : « C'est LA note qui a lancé la machine judiciaire. » Le lancement de Marc Fauvelle est sans équivoque : la première partie de son interview sera consacrée à la fameuse « note Moussa Koussa », du nom du chef des services secrets extérieurs libyens de Kadhafi, un document révélé en 2011 par Mediapart. « Que contient cette note ? », demande le présentateur à Fabrice Arfi. Alors que le journaliste de Mediapart explique ce que contient ce document, qui a permis de révéler une rencontre secrète entre le terroriste et chef des renseignements libyens Abdallah Senoussi et les proches de Nicolas Sarkozy, Marc Fauvelle ne rebondit pas sur « l'extraordinaire gravité » des faits qui sont évoqués face à lui… mais sur les arguments de la défense de l'ancien président, qui s'acharne sans succès depuis plus d'une décennie à discréditer cette « note » :

Marc Fauvelle : Nicolas Sarkozy dit que cette note est un faux. Il s'appuie d'ailleurs sur les mots de la présidente au moment de prononcer le jugement la semaine dernière, qui dit : « Il y a aucun élément qui a permis de corroborer le contenu de la note qui apparaissait déjà fragile. » Je cite les mots de la présidente du tribunal. Le plus probable est que ce document Mediapart soit un faux. Est-ce que vous vous êtes trompé ?

Si la question est d'un premier abord légitime, Marc Fauvelle ne se contente pas de la réponse de Fabrice Arfi sur cette affaire pourtant déjà jugée 3 fois – à chaque fois pour donner raison à Mediapart. Au gré de relances incessantes, témoignant d'une relative méconnaissance du sujet qu'il aborde, l'animateur entre dans des considérations juridiques byzantines – pour ne pas dire de mauvaise foi – revenant, in fine, à légitimer les arguments Sarkozy, ou, tout « au mieux », à semer le doute :

Marc Fauvelle : Il y a eu procès, il [Nicolas Sarkozy] vous a attaqué pour faux… […] Il y a eu procès, enfin vous avez raison, il y a eu procès, il y a eu procès en appel. Vous avez gagné procès, procès en appel. Il y a une Cour de cassation… sur cette affaire et la Cour de cassation dit à la fin… elle a écarté l'accusation lancée par Nicolas Sarkozy. Elle dit « Ce n'est pas un faux mais on ne peut pas dire pour autant avec certitude qu'il s'agit d'un vrai ». […] On n'est pas plus avancé à ce moment-là.

- Fabrice Arfi : […] Il y a ce qu'on appelle en droit une autorité de la chose jugée. Cette note est selon la justice française ni un faux matériel, ni un faux intellectuel. […]

- Marc Fauvelle : Mais vous êtes d'accord pour dire que la Cour de cassation n'a jamais dit « il s'agit d'un vrai » ?

- Fabrice Arfi : La justice s'est saisie pour dire s'il s'agit d'un faux !

Le présentateur conclut que cette question qu'il a lui-même posée… ne se pose pas – « Oui, elle [la Cour de cassation] n'a pas été interrogée pour dire si c'était un vrai » – sans en démordre pour autant :

- Marc Fauvelle : Ouais… ça a son importance…

- Fabrice Arfi : Mais non mais c'est le droit ! [M. F. : Oui…] La justice ne peut pas dire : « elle est authentique » ; elle dit : « il n'y a rien qui permet de dire que c'est un faux matériel et un faux intellectuel ».

Mais rien n'y fait. Les questions suivantes se focalisent de nouveau sur la fameuse « note Moussa Koussa », comme s'il en allait du cœur du sujet, – ce que surlignent (lourdement) les bandeaux tout au long de l'interview…

Aussi l'animateur embraye-t-il au quart de tour sur un détail, de façon à suggérer l'incompétence ou la manipulation de Fabrice Arfi :

- Fabrice Arfi : Nous le disons depuis des années, il y a probablement une erreur dans la date [coupé]

- Marc Fauvelle : C'est ce que j'allais vous demander. Il y a une date sur ce document qui n'est pas la date du document, mais la date qui est… de la réunion Takieddine/Brice Hortefeux. Il est inscrit qu'elle aurait eu lieu le 6 octobre 2006. Ce jour-là, Brice Hortefeux était non pas à Tripoli mais à Clermont-Ferrand qui n'a pas grand-chose à voir. Comment expliquer une erreur de date comme ça sur un document aussi important ?

Fabrice Arfi met alors en évidence les contre-feux médiatiques allumés par Nicolas Sarkozy, centrés spécifiquement autour de ladite note, avant d'être à nouveau coupé par Marc Fauvelle : « La présidente du tribunal, elle n'est pas manipulée par Nicolas Sarkozy ? »

Un journalisme d'accusation

Alors que l'échange se tend, Fabrice Arfi évoque l'hostilité (de longue date) des médias dominants à l'endroit de Mediapart dans cette affaire. Marc Fauvelle le rassure sur un ton piquant : « Vous n'êtes pas accusé Fabrice Arfi, je vous pose des questions parce qu'on se les pose, sans doute parce qu'on les voit passer partout. J'en ai plein d'autres à vous poser, si vous permettez. » Las… c'est bien au procès de Mediapart que nous continuons d'assister :

Marc Fauvelle : Bon, cette note, vous la publiez, vous, à Mediapart, le samedi 28 avril 2012. C'est pas une date anodine, on est pile poil entre les deux tours de l'élection présidentielle. Nicolas Sarkozy est candidat. Il est finaliste. Il va affronter François Hollande quelques jours après. Pourquoi à ce moment-là ? Depuis combien de temps vous l'aviez cette note ?

Et pourquoi relancer, à ce moment-là, un débat qui s'est déjà tenu moult fois sur la place publique au cours des treize dernières années ? Fabrice Arfi joue néanmoins le jeu, entrant dans l'explication, arguant que la responsabilité des conséquences politiques de révélations journalistiques n'incombent pas aux journalistes d'investigation… mais aux personnalités politiques prises la main dans le pot de miel. Peine perdue : il est coupé après 7 secondes à peine. Et Marc Fauvelle de poursuivre, non plus en insinuations mais en accusation explicite : « Donc c'est le 28 avril 2012 à une semaine du second tour que vous avez eu la preuve selon vous qu'elle était exacte ? Vous ne l'avez pas gardée sous le coude ? »

Alors que Fabrice Arfi s'indigne, Marc Fauvelle le coupe à nouveau en prenant cette fois-ci explicitement la défense de l'ancien candidat UMP avec une affirmation pour le moins inexacte :

- Marc Fauvelle : Parce que vous savez qu'à cette date-là, on est dans une période en plus où le temps de parole est géré. Les candidats peuvent pas s'exprimer, très peu. C'est l'égalité, entre guillemets, il pouvait pas répondre aux accusations à ce moment.

- Fabrice Arfi : Bien sûr que si, il a répondu. On a contacté l'Élysée, on a contacté tous les acteurs…

- Marc Fauvelle : Pas dans les médias audiovisuels. Vous savez, c'est la période de d'égalité entre les deux tours de la présidentielle.

Médias audiovisuels où Sarkozy disposait néanmoins… de vaillants porte-parole.

Un journalisme d'opinion

Dernier volet des « questions » de Marc Fauvelle ? L'accusation de complot à l'endroit des juges et des journalistes. Interviewé la veille dans le JDD de Bolloré, l'ancien président continue de donner le « la » de l'interview et ses élucubrations fournissent à l'intervieweur… son cadrage :

Marc Fauvelle : Nicolas Sarkozy, hier, vous l'avez sans doute lu comme nous dans l'interview au JDD, dit « l'officier de police judiciaire qui enquêtait sur moi likait les articles de Mediapart et par ailleurs à chaque fois qu'il y avait une audition chez un magistrat par exemple, je l'apprenais quasiment en lisant Mediapart ». Est-ce qu'il y a, pour répondre aux accusations qu'il a lancées contre vous, un complot de la justice ou la police et Mediapart pour le faire tomber ? […] C'est le mot qu'il utilise, le terme « complot ».

La réponse de Fabrice Arfi pique de nouveau au vif l'avocat de Nicolas Sarkozy. Mais piètre avocat, qui ne connaît pas bien son dossier :

- Fabrice Arfi : On est en train de parler d'un homme qui a été définitivement condamné pour corruption. D'ailleurs, il a assisté…

- Marc Fauvelle : Il a fait appel…

- Fabrice Arfi : Non, non…

- Marc Fauvelle : Ah oui pardon, pour corruption c'est l'autre volet…

- Fabrice Arfi : Non, non, dans l'affaire Bismuth, il a corrompu un magistrat, il est définitivement condamné au regard du droit français. C'est un délinquant.

Et Marc Fauvelle d'allumer instantanément un nouveau contre-feu, dont il n'aurait certainement pas eu l'idée pour un condamné sans col blanc :

- Marc Fauvelle : Donc il [ne] doit plus s'exprimer dans la presse ?

- Fabrice Arfi : Mais pas du tout...

- Marc Fauvelle : Non ? Bon…

Brutale, la conclusion de l'entretien est à l'image de l'orientation des questions du journaliste : elles épousent le point de vue d'un avocat qui s'émancipe des faits et qui installe son confrère de Mediapart dans une posture de commentateur, lequel donnerait son avis « comme tout un chacun » :

- Marc Fauvelle : Et là dans l'affaire libyenne, il est présumé innocent puisqu'il a fait appel. Merci beaucoup Fabrice Arfi d'être venu défendre ce point de vue ce soir sur ce plateau.

- Fabrice Arfi : Les faits. Je défends les faits.

- Marc Fauvelle : J'en ai rappelé d'autres aussi. J'essaie aussi, je vous assure. J'essaie aussi.

Disons plutôt que par ses choix éditoriaux (et ses angles morts), l'animateur a précisément dévalué ou noyé les faits, en instillant l'idée qu'il n'en existerait pas, que tout ne serait qu'« opinion » ou « point de vue » et que par conséquent, toutes les paroles se vaudraient. Une morale que Marc Fauvelle continue d'ailleurs de véhiculer alors que Fabrice Arfi quitte le plateau : « On va entendre à présent un point de vue assez différent, très différent même sur ce procès. » Des dires du présentateur lui-même, c'est un avocat dénué de toute spécialisation dans cette affaire, Patrick Klugman, qui fait son entrée :

Marc Fauvelle : Vous n'êtes pas dans le dossier Sarkozy […] de près ou de loin [1], et pourtant, vous avez un avis tranché [Marc Fauvelle aurait pu s'arrêter là pour justifier cette invitation ! NDLR] qui n'est pas celui de Fabrice Arfi sur cette affaire. Vous dites que « ce n'est pas une sentence qui a été rendue, mais une vengeance ». Qui se venge de qui ?

Cerise sur le gâteau : « l'avis tranché » en question n'est rien d'autre… qu'un tweet [2]. Une métaphore du « journalisme » dominant ? Au fond, que peuvent bien valoir 213 articles d'une enquête de treize ans face aux 166 caractères d'un « avis tranché » ?

***

Nicolas Sarkozy étant un expert en contre-feux médiatiques, la séquence est tristement banale. Quel dommage toutefois, pour un média dit d'« information », de ne pas profiter de l'un des journalistes experts du dossier pour… informer, mais, au contraire, pour instruire le procès de ce dernier – et celui de son média –, tout en prenant la défense de Nicolas Sarkozy. Si les grands médias nous ont habitués de longue date à la reprise des éléments de langage de l'ancien président, il est regrettable de voir le même procédé se répéter, tout particulièrement depuis cette nouvelle condamnation, comme l'ont longuement documenté Arrêt sur images ou Mediapart, ici, ou encore . Se répéter, jusqu'à l'appel, la cassation, et au-delà ?

Vincent Bollenot, avec Pauline Perrenot


[1] Un mensonge ? D'après Le Canard enchaîné, Patrick Klugman était en lien avec l'avocat de Nicolas Sarkozy autour d'un projet de tribune critique de la décision judiciaire. C'est même ce dernier qui aurait suggéré à BFM-TV d'inviter Klugman sur son plateau.

[2] « C'est pas une sentence c'est une vengeance. Et sous couvert de rendre la justice en s'éloignant de l'administration charge de la preuve on l'affaiblit dangereusement » (X, 25/09).

09.10.2025 à 15:52

Sexisme et culture du viol : Marianne en roue libre

Pauline Perrenot
img

« Un comportement parfois très malaisant. »

- Sexisme et journalisme / ,
Texte intégral (1078 mots)

Et Marianne eut la riche idée d'établir un « mode d'emploi pour approcher une chaudasse ».

On croyait avoir à peu près tout lu au répertoire du sexisme médiatique. C'était sans compter une série estivale signée Marianne – « Comment s'adresser à… » –, un format pensé pour remplir des pages et divertir les lecteurs. Le principe ? « L'été, saison des rencontres. Mais avec le règne du tout-à-l'ego, les gens sont devenus d'une susceptibilité à vif. Chaque semaine, apprenons à identifier les personnalités difficiles et à les gérer habilement. » Jusque-là, hormis quelques indices trahissant d'emblée le conservatisme de ces rédactions parisiennes pétries d'un certain sens du « c'était mieux avant », tout est seulement insignifiant. Au fil des semaines, les deux auteurs donnent donc dans le second degré pour expliquer aux lecteurs comment s'adresser à « un people » (17/07), « un con » (31/07), « un fou » (14/08), mais aussi à « une future retraitée » (7/08) – observons fatalement l'emploi du féminin – et le 24 juillet… à « une chaudasse ».

« Le soleil et la plage incitent certaines créatures sans complexes et sans scrupule à adopter un comportement parfois très malaisant. Comment s'en dépêtrer ? » Sous couvert d'humour, dopés au prêt-à-penser masculiniste, les journalistes font étalage du sexisme le plus crasse. Florilège :

- Ne confondez pas […] la vraie chaude open bar avec l'innocente allumeuse en microshort, la modeuse déguisée en pole danseuse, l'ado qui secoue ses couettes ou encore la simulatrice égarée (cherche du travail dans l'événementiel).

- Ne sous-estimez pas sa dangerosité. Il est rare qu'une « chaude » assumée soit une authentique hédoniste […]. Au mieux, vous avez affaire à une don Juane, qui vérifie sa séduction par le nombre. Au pire, une radasse sans foi ni loi qui veut atomiser votre frêle petit équilibre affectif et économique […].

- Intéressé ? Jouez-là subtil […]. Offrez-lui l'occasion de s'épancher (sous son 85D, un gouffre de détresse existentielle) […]. Concrétisez sur-le-champ si le contexte est favorable. Allez à l'essentiel, tâchez de savoir si elle vit seule. Loin ? Frigo rempli ? Boissons fraîches ? Netflix ? Attention à la dimension hystérique de ce type de femme (cherche qui la fuit, fuit qui la cherche).

- [C]e n'est pas une gentille. Elle veut contrôler de bout en bout la relation et vous prendra vite pour une merde si vous jouez les pachas ou les soumis.

- Si vous prenez le large le premier, attendez-vous à une pluie d'invectives (vous n'avez aucun goût, vous êtes prétentieux, misogyne, homo refoulé) et à affronter une furie, à deux doigts de la dénonciation #Metoo.

- La découverte de ce sentiment amoureux réveille en elle un romantisme niais qu'elle avait refoulé pour devenir une sex-killeuse. En deux minutes, c'est une mémère douce et câline.

Et ainsi de suite. Jusqu'en légende de la photo accompagnant l'article : « La fameuse serial loveuse Jayne Mansfield, aux mensurations hors norme (102-53-91 cm) et au quotient intellectuel tout aussi exceptionnel (163 !). »

Comment les deux auteurs peuvent-ils plaider l'humour ? En particulier lorsqu'on constate que loin d'être un accident, cet article dessine une vision du genre (et du monde) que les deux auteurs ont eu préalablement l'occasion d'exposer, par exemple dans leur portrait de « la femme Jackie Sardou » – « grande gueule » à la « féminité invincible » opposée aux « fragiles obséquieux » et aux « néoféministes éplorées » [1]. Et ce, dans un hebdomadaire dont le passif est lourd en la matière, que l'on se remémore les positions de la direction de Marianne lors l'affaire DSK, celles de son ancien chef Jean-François Kahn – qui évoquait alors un « troussage de domestique » sur France Culture –, mais aussi la flamboyance de Jacques Julliard à l'aube du mouvement MeToo, sans oublier, depuis, une croisade tout à fait franche contre « le wokisme », laquelle s'incarne régulièrement dans des articles qui s'imaginent sans doute « défier la bien-pensance » : « Comment faire pour que votre fille ne devienne pas une pouffe ? » (Marianne, 22/09)

Cette livraison estivale met néanmoins la barre très haut, reproduisant parmi le pire des stéréotypes sexistes et véhiculant des commentaires et des représentations que ne renierait aucun groupuscule prospérant sur une véritable haine des femmes. Un texte comme celui-ci en dit donc surtout très long sur ses auteurs, sur les affects qu'ils entendent mobiliser au sein du lectorat qu'ils pensent être le leur, mais aussi sur la complaisance de la rédaction (et de sa direction) à l'égard de ce type de discours, où il ne s'est visiblement trouvé personne pour mettre le holà. Une chose est sûre : dans un paysage médiatique travaillé par des courants réactionnaires toujours plus puissants, nombre de refoulés misogynes ne demandent naturellement qu'à s'exprimer davantage et sans entrave. Et face au backlash, Marianne ne sera jamais un rempart.

Pauline Perrenot


[1] Laurent Giraud et Stéphanie Milou, « Contre le wokisme, grande gueule, féminité invincible… Rendez-nous la femme "Jackie Sardou" ! », Marianne, 3/02.

10 / 10

 

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