17.09.2025 à 17:42
Le cadrage et les dispositifs médiatiques, très proches des préfectures, déployés avant et pendant la mobilisation sociale du 10 septembre, n'auraient pas été complets sans les traditionnels partis pris et autres interrogatoires journalistiques.
« 10 septembre : bloquer tout pour gagner rien ? » Dès le matin du 10 septembre, LCI tient son analyse du mouvement social, placardée sur un bandeau. En dépit du succès de la journée, une large partie de la presse lui emboîte le pas le lendemain : « Tiède mobilisation », décrète La Nouvelle République des Pyrénées ; « une faible mobilisation » titrent La Presse de la Manche et Le Télégramme tandis que Corse Matin évoque « une mobilisation qui fait pschitt ». « En fait, le flop, il est venu de la récupération, considère quant à lui Christophe Barbier sur LCI. On a moins vu "Bloquons tout" que "Cassons tout ce qu'on peut" ! » Ni tiède, ni faible, ni même violente, la mobilisation est tout simplement inexistante au Parisien, dont l'édition du 11 septembre remporte haut la main le prix de la désinformation en ne mentionnant le mouvement « Bloquons tout » ni en couverture, ni dans les pages intérieures. Ruth Elkrief, néanmoins, corrige le tir trois jours plus tard : « Heureusement, le fameux mouvement Bloquons tout n'a rien bloqué du tout, se réjouit-elle. […] Bloquer un pays qui est déjà bloqué, ce serait risible si ce n'était pas tragique. Apparemment, les Français l'ont compris. » (Le Parisien, 14/09) « Le raz-de-marée insurrectionnel que les adeptes du "grand soir" appelaient de leurs vœux n'a pas eu lieu », confirme Le Figaro (11/09), décrivant toutefois les actions organisées la veille comme « une multitude de banderilles plantées dans les flancs du pays, […] orchestrées par les professionnels du chaos ».
Alors, « chaos » ou « échec » ? L'éditocratie opte tantôt pour l'un, tantôt pour l'autre, mobilisant indistinctement l'un et l'autre… pour décrédibiliser la gauche. Si La France insoumise fait principalement les frais d'un traitement (classiquement) caricatural, d'autres militants politiques et syndicaux se frottent aux traditionnels interrogatoires médiatiques par temps de mobilisation sociale, sur fond de clameur catastrophiste.
Les commentateurs avaient lancé les hostilités avant même que le moindre blocage ait eu lieu. Le 10 septembre ? Le « triomphe de la haine et du ressentiment » prophétisait André Comte-Sponville une semaine avant le début du mouvement (L'Express, 4/09), tandis que sur RMC, la « grande gueule » Jérôme Marty s'emballait par avance contre La France insoumise : « Ce mouvement et la violence qui risque d'en découler, aujourd'hui, est attisé par un parti d'extrême gauche qui est en train de bordéliser la France et qui veut que les Français se foutent sur la gueule en fomentant la haine ! » La radio ne boudait aucun moyen à sa disposition : « "Bloquons-tout" : l'ultra-gauche est-elle en train de tout gâcher ? », titrait le sondage des « Grandes Gueules » publié sur les réseaux sociaux. La veille au soir (8/09), les lieutenants de BFM-TV fourbissaient eux aussi leurs armes face à Manuel Bompard (LFI). « C'est la bordélisation du pays ! C'est ça que vous voulez ? », s'insurgeait Yves Thréard. « C'est le chaos », renchérissait Apolline de Malherbe, tandis que le journaliste du Point, Charles Sapin, transpirait à grosses gouttes : « Vous n'appelez pas […] au vote des Français, vous appelez à la mobilisation de la rue. On se demande, en vous écoutant, si vous voulez conquérir les institutions ou les faire tomber. » Bref, dans une large partie des médias, les mots d'ordre résonnaient à l'identique : « ultra-gauche » et « stratégie du chaos » ; Jean-Luc Mélenchon ou l'« ingénieur du chaos ».
La violence médiatique est encore montée d'un cran le jour J et dans la semaine qui a suivi : à la télégénie des poubelles en feu ont répondu les outrances des chiens de garde. Les chaînes d'information en continu, notamment, ont émis tel un disque rayé : LFI - extrême gauche - ultra-gauche - black bloc - casseurs - violence. Mais au grand prix de la haine, si de nombreux médias concourent, aucun n'arrive à la cheville de CNews (10/09) :
Yoann Usai : [Jean-Luc Mélenchon] est au milieu de ses électeurs, à savoir les incendiaires, les casseurs, les black blocs, les islamo-gauchistes, les antisémites, les palestinistes, comme je les appelle ! […] Il est là comme un poisson dans l'eau à regarder la France être dégradée, être saccagée, ça lui plaît, il adore ça ! Et il va jeter encore un peu plus d'huile, notamment de l'huile antisémite, mais pas seulement, sur le feu tout au long de la soirée, pour que les dégradations soient le plus importantes possible.
Les caméras rivées toute la journée sur les poubelles en feu, la télé Bolloré est en roue libre et instrumentalise sciemment le moindre bris de vitrine pour faire campagne :
- Gauthier Le Bret : [Un second tour] RN-LFI, vous faites quoi ?
- André Vallini (ancien sénateur PS) : Je vote blanc, je l'ai déjà dit à Pascal Praud.
- Gauthier Le Bret : Oui, mais peut-être que ces images peuvent vous convaincre de changer d'avis.
BFM-TV peut également compter sur de fervents propagandistes. Au soir du 10 septembre, faisant fi des appels pacifistes lancés par Jean-Luc Mélenchon [1], Yves Thréard soutient que les députés insoumis « appellent à la casse » et « appellent à détruire » (BFM-TV, 10/09). Sur LCI (11/09), Christophe Barbier ne lésine pas non plus sur les comparaisons outrancières : « LFI se considère comme une sorte de phalange, qui mène la bataille des urnes bien sûr, mais qui peut mener aussi la bataille des rues. » Dans Le Point (11/09), tandis qu'Étienne Gernelle disserte sur la « rhétorique insurrectionnelle » de LFI, Franz-Olivier Giesbert étrille un « mouvement orchestré par les vociférateurs, "gréviculteurs" et fondus du Grand Soir », tout en qualifiant les insoumis de « prophètes de bistrots » et d'« ingénieurs du chaos ». Dans les pages du Télégramme (10/09), Hubert Coudurier donne un bon point à Marine Le Pen – qui « n'est pas du genre factieuse [et] s'était d'ailleurs tenue à distance du mouvement des gilets jaunes » – pour mieux accabler « Jean-Luc Mélenchon, qui prône la stratégie du chaos ». Même rhétorique au Monde – dont l'éditorial du 11 septembre évoque un « Jean-Luc Mélenchon enfermé dans une stratégie du chaos » – ou au JDD de Bolloré, lequel fustige des « leaders [insoumis] véhéments », adeptes de la « stratégie du chaos permanent » et désireux de « bordéliser l'Hexagone » : LFI « se coupe de l'arc républicain » ajoute l'hebdomadaire (14/09). Dans sa chronique pour La Tribune dimanche (14/09), Apolline de Malherbe dirait même plus. Le 10 septembre ? « Un mouvement politique et pas "populaire". Le peuple de gauche, de cette gauche-là, n'est plus vraiment le peuple tout court. » « Ce qui est insupportable, c'est que des politiques encouragent cette sauvagerie, tempête encore Alba Ventura sur TF1 (11/09). Comme LFI, Jean-Luc Mélenchon et ses troupes […], certains écolos, certains communistes… écoutez ça me laisse perplexe, et je reste polie ce matin. »
Suivant ce sentiment, les éditorialistes cherchent à s'assurer que le mouvement recueille le moins de soutien possible au sein du champ politique. Félicité dans la presse pour être « enfin sorti de sa posture protestataire », selon les mots d'Ève Szeftel (Marianne, 11/09), le PS polarise l'attention à cet égard. Sur RTL (11/09) par exemple, après un rappel insistant du nombre d'interpellations, Thomas Sotto teste la fidélité de Boris Vallaud au mouvement :
- Thomas Sotto : Marine Tondelier dit : « la réponse maintenant, elle sera dans la rue ». Vous êtes d'accord avec ça ? Est-ce que vous encouragez ce matin le mouvement « Bloquons tout » ? On sait que le PS était assez réservé sur le sujet...
- Boris Vallaud : Je dis qu'aujourd'hui il y a un mouvement social auquel on va être attentif...
- T. S. : Mais que vous soutenez ou pas ?
- B. V. : ... dans ce qu'il dira...
- T. S. : Que vous soutenez ?
- B. V. : C'est un mouvement citoyen et je redoute toujours la récupération.
- T. S. : La récupération… on accuse beaucoup LFI d'avoir récupéré...
- B. V. : Le rôle d'un représentant politique c'est d'être à l'écoute [...]
- T. S. : [...] Mais vous le soutenez, vous le condamnez, vous le craignez ce mouvement ?
Et gare à la réponse ! Car bien sûr, refuser de « condamner » vous condamne… à ne pas avoir bonne presse.
Des jours durant en effet, les soutiens déclarés de la mobilisation sociale vont être tantôt disqualifiés, tantôt sommés de justifier leur participation au 10 septembre. Comme la députée insoumise Danièle Obono face à Olivier Truchot, sur BFM-TV (10/09) : « Est-ce que finalement, vous n'avez pas un peu détourné cette journée […] et peut-être empêché d'autres de venir manifester et se rassembler ? » Ou encore son collègue Louis Boyard, dans la même émission le lendemain (11/09) face à Alain Marschall : « Est-ce [que] LFI, c'est l'artisan du chaos ? Cette extrême gauche qui agite et qui secoue le pays ? » Sur France Info, dans l'émission « Tout est politique » (11/09), Manon Aubry est cuisinée à la même sauce par la présentatrice Sonia Chironi : « La France n'a pas été bloquée, n'a pas été paralysée. Vous allez me dire que c'est un succès, mais je vais vous dire : c'est quand même un demi-échec ? Ou un demi-succès ? » À ses côtés, Nathalie Saint-Cricq pose des questions tout aussi innocentes avec la clarté et l'éloquence qu'on lui connaît :
- Nathalie Saint-Cricq : Quand Jean-Luc Mélenchon considère que finalement le bordel est une bonne solution... y'a eu la déferlante de la rue et un certain nombre d'appels en considérant que c'est par la rue que ça passe. Est-ce que vous trouvez que vous ne contribuez pas à un climat de violence politique… [coupée]
- Manon Aubry : Madame Saint-Cricq…
- Nathalie Saint-Cricq : … qui peut être dangereux ? De toute façon, je l'ai déjà demandé à Jean-Luc Mélenchon, il m'a déjà répondu ! Mais je veux juste… Est-ce que y'a pas un risque finalement d'attiser un certain nombre de choses ?
Plutôt que d'interroger les soutiens du mouvement sur le mouvement en tant que tel – les actions menées, les revendications des participants, etc. –, la plupart des intervieweurs se contentent de les invectiver ou de les faire réagir à des déclarations venues de députés et ministres de droite ou d'extrême droite, entretenant de ce fait le cirque médiatico-politique de la « petite phrase »… et la droitisation du débat public.
Sur BFM-TV (10/09), Marc Fauvelle amorce ainsi l'interview d'Olivier Besancenot (NPA-L'Anticapitaliste) avec les propos des « deux invités précédents, de la majorité présidentielle et du Rassemblement national, disant que ça a été un déferlement de violences aujourd'hui orchestré pas par vous, pas par le NPA, mais par les insoumis ». Il en va de même pour Antoine Léaument, interrogé plus tôt sur la même chaîne, en duplex d'une manifestation devant un dépôt Amazon à Brétigny-sur-Orge. L'occasion d'informer sur la grève ? Que nenni ! La présentatrice Pauline Simonet est obnubilée par Bruno Retailleau : « Qu'est-ce que vous répondez au ministre de l'Intérieur, vous l'avez entendu ? Il vous accuse finalement de semer le chaos et de détourner ce mouvement ! » ; « Ce que dit le ministre, c'est ce que c'est un mouvement qui est né sur les réseaux sociaux et que finalement vous avez récupéré avec l'objectif de semer le chaos, de semer… finalement… la discorde ! » Jean-Luc Mélenchon, reçu sur France 2 par Caroline Roux (11/09), a droit au même traitement en guise d'apéritif : « Je ne sais pas si vous avez entendu à l'instant Jordan Bardella, qui se présentait comme l'homme de l'ordre républicain, vous renvoyant du côté de l'homme du chaos. Que lui répondez-vous ? »
À l'inverse, les élus de droite ou d'extrême droite défilent sans être sommés de se positionner sur des thématiques portées par la gauche. Sur le plateau de BFM-TV (10/09), le député RN Jean-Philippe Tanguy est invité comme tout le monde à commenter les propos de Bruno Retailleau, lequel « salue la mise en échec de ceux qui voulaient bloquer le pays », dixit la présentatrice. On voit alors combien un même dispositif ne produit pas les mêmes effets ! Le cadrage sécuritaire lui convenant parfaitement, le député d'extrême droite est dans ses petits chaussons pour répondre : « Oui, je pense surtout que le mouvement s'est mis en échec tout seul à partir du moment où Jean-Luc Mélenchon et un certain nombre de syndicats ont voulu le récupérer. » La présentatrice Julie Hammett relance : « Je rappelle qu'au Rassemblement national, vous avez pris vos distances avec le mouvement qui a été très très vite récupéré par Jean-Luc Mélenchon […]. » Terrassé par tant d'hostilité, Jean-Philippe Tanguy ne peut que savourer les bienfaits du prêt-à-penser anti-LFI régnant sur les plateaux : « On voit le résultat : ça n'a pas marché, c'est un échec. » Et Julie Hammett acquiesce. BFM-TV, ou le grand bain réactionnaire.
Accusés d'avoir « détourné » le mouvement et de semer le « chaos », invités à se positionner par rapport aux déclarations de l'extrême droite, les soutiens de la mobilisation sociale font également les frais des pires dispositifs médiatiques, très souvent seuls face à tout un plateau hostile. Ce fut particulièrement spectaculaire dans le cas de Denis Gravouil, délégué confédéral CGT, reçu dans l'émission « BFM Grand soir » (10/09). À ses côtés : l'ancien policier devenu chroniqueur télé Bruno Pomart, l'ancien patron du Medef Geoffroy Roux de Bézieux, les deux éditorialistes libéraux Hedwige Chevrillon (BFM Business) et Jean-Marc Sylvestre (Atlantico), Bruno Jeudy, directeur de La Tribune Dimanche, et la journaliste-présentatrice Julie Hammett. Six contre un : le pluralisme est assuré ! Au total, sur les 27 minutes qu'il passera en plateau, Denis Gravouil n'aura la parole que 5 minutes et 30 secondes, la plupart du temps recouvert par un brouhaha de protestation. Un bilan à comparer aux 9 minutes laissées à Geoffroy Roux de Bézieux, écouté dans un silence de cathédrale et relancé par la présentatrice quand il avance l'idée d'augmenter « l'intéressement et la participation » des salariés dans l'entreprise – chose qui ne sera pas faite lorsque Denis Gravouil proposera plutôt « d'augmenter les salaires ».
Las… Pour les responsables syndicaux, l'herbe n'est pas plus verte ailleurs sur le PAF. Pas même sur le service public, comme en témoigne le plateau sur lequel intervient la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, en deuxième partie de l'émission « L'Événement » (France 2, 11/09). Face à elle, cinq commentateurs plus habitués aux plateaux TV qu'au monde ouvrier. L'inénarrable Franz-Olivier Giesbert, l'omniprésent Jérôme Fourquet (Ifop) ; la directrice éditoriale de l'Institut (patronal) Montaigne, Blanche Léridon ; Ève Szeftel, récemment placée à la tête de Marianne par Denis Olivennes ; et, last but not least, le médiatique Antoine Foucher, à la tête d'un cabinet de conseil en tant que « spécialiste des questions sociales » après avoir été – défense de rire… directeur de cabinet de la ministre du Travail Muriel Pénicaud, entre 2017 et 2020. Le tout sous le haut patronage de Caroline Roux, qu'on ne pourra jamais soupçonner de faire pencher le curseur d'un plateau vers la gauche. Bilan des courses ? Six contre un, et bis repetita : entre les injonctions de Caroline Roux à « trouve[r] des compromis » ou « amorcer des discussions » avec le nouveau Premier ministre Sébastien Lecornu et les interruptions d'un Giesbert au sommet de sa forme (et de sa morgue), les prises de parole de Sophie Binet furent non seulement de courte durée, mais aussi passablement chahutées.
Dépeints sur toutes les télés et dans la plupart des journaux en « ingénieurs du chaos », les soutiens politiques et syndicaux du mouvement social n'auront eu que peu d'espace pour contrebalancer a posteriori un traitement journalistique déjà très défavorable à la mobilisation du 10 septembre. Le dispositif médiatique déployé en amont s'est refermé sur lui-même en aval, comme un piège, par de longues séances d'interrogatoires centrées sur les enjeux sécuritaires. Un traitement qui participe, de fait, à une vaste tentative d'étouffement de la contestation, en complicité avec le pouvoir.
Pauline Perrenot et Jérémie Younes
[1] « Les méthodes d'action doivent être non violentes, pacifiques. Ne faites rien d'autre que des choses qui soient maîtrisées et calmes », déclarait par exemple Jean-Luc Mélenchon au 20h de France 2 (8/09).
17.09.2025 à 08:43
Un agenda médiatique, ça se travaille…
- Médias et extrême droite / Philippe de Villiers, ImmigrationPour imposer une pétition xénophobe initiée par Philippe de Villiers à l'agenda médiatique, il a d'abord fallu le forcing de l'empire Bolloré, puis le relais complaisant de médias « grand public ». Retour sur une séquence de co-construction médiatico-politique d'une « actualité » réactionnaire (et désormais ordinaire).
Depuis une dizaine de jours, l'empire médiatique Bolloré – le JDD, Europe 1 et CNews en tête – tente de mettre à l'agenda journalistique la pétition lancée par Philippe de Villiers demandant un « référendum sur l'immigration ». C'est d'abord dans le JDD, dimanche 7 septembre, que le fondateur du Puy du Fou annonce le lancement de sa pétition dans un grand entretien : « Pour sauver la France, il faut un référendum ». Reprise immédiate par le site d'Europe 1 (7/09) : « "Nous sommes en train de changer de peuplement" : Philippe de Villiers lance une pétition pour un référendum sur l'immigration », mais aussi par Valeurs Actuelles (7/09) et Le Figaro (7/09). Deux jours après, Europe 1 se réjouit : « Déjà 300 000 signatures ». Hélas, la pétition ne perce pas le plafond de verre de cette presse réactionnaire et vivote en circuit fermé – dans la sphère Bolloré. Pas découragée, CNews lance un tutoriel quelques jours plus tard – « "Exigeons un référendum sur l'immigration" : comment signer la pétition nationale lancée par Philippe de Villiers » (13/09) –, promu à grands renforts d'articles sur le site, de sujets diffusés à l'antenne et de discussions en plateau. Alexandre Devecchio se fend quant à lui d'une chronique sur Europe 1 (13/09) : « La gauche, censée représenter le peuple, a peur de la souveraineté populaire ». Sur X, Geoffroy Lejeune, directeur de la rédaction du JDD, prend part à l'agitation et fait une comparaison bien peu rigoureuse : « Les médias qui avaient dopé la pétition sur la loi Duplomb ignorent celle de Philippe de Villiers. Et pourtant, vous la signez à un rythme bien plus impressionnant ! »
Une poignée d'articles franchissent alors le seuil de la sphère Bolloré, témoignant de la capacité de ses influenceurs à faire pression sur les chefferies médiatiques mainstream, aussi chagrine soit la tonalité de ces premières reprises. C'est par exemple le HuffPost qui explique, le 12 septembre, « pourquoi cette pétition de Philippe de Villiers n'a pas la même valeur que celle contre la loi Duplomb » : « Le site mis en ligne par le polémiste d'extrême droite est tellement faillible qu'il est possible de signer plusieurs fois la pétition. » Idem sur France Info (12/09). De nombreux commentateurs sur les réseaux sociaux soulignent également le fait que cette pétition est un « piège à adresses mails », utile à Philippe de Villiers pour assurer la promotion de son prochain livre, à paraître chez Fayard.
Heureuse coïncidence, les éditions Fayard dépendent du groupe Hachette Livre, lui-même filiale du groupe Lagardère, lequel est contrôlé par Vincent Bolloré. Mieux : pour signer la pétition sur le site dédié, il est proposé de consentir « à ce que Philippe de Villiers communique mon adresse email à la société Lagardère Media News afin qu'elle m'adresse des informations, offres, bons plans et avantages promotionnels pour les titres JDD et JDNews. » Une affaire rondement menée !
Pas refroidi par ces manœuvres qui confinent à la tromperie, un relais politique de taille va apporter son concours à l'opération médiatique de l'empire Bolloré : Laurent Wauquiez. Sur X, le 15 septembre, le député LR annonce en grande pompe sa signature de la pétition. Coup de chance, le tweet du député LR est sélectionné par l'AFP ! L'info méritait sans nul doute une dépêche : elle tombe à 10h02, entraînant avec elle de nombreuses reprises qui permettent à la pétition de sortir pour de bon de la galaxie Bolloré. L'information « Wauquiez signe la pétition de De Villiers » est dans La Croix, Le Parisien, sur France Info, mais aussi dans Midi Libre, 20 Minutes, et même sur le site d'Ici Hérault (ex-France Bleu). Certains des papiers soulignent que le site lancé par Philippe de Villiers est bien curieux et que l'on peut signer la pétition plusieurs fois ; mais pas tous. Comme dans une partie de la presse régionale, le lendemain, alors qu'elle relate le meeting du RN à Bordeaux et le soutien apporté sur scène par Bardella à la pétition. Le même article – « Le RN déjà en campagne » (15/09) – est publié à l'identique dans cinq titres (au moins) du groupe Ebra, dont Le Progrès et L'Est Républicain [1], se contentant de noter que « la pétition lancée par Philippe de Villiers […] dépassait dimanche soir les 830 000 signataires ».
Dans ce marasme, la palme de la désinformation est sans doute pour Le Figaro, qui publie un article tapageur annonçant le million de signatures : « Référendum sur l'immigration : la pétition lancée par Philippe de Villiers dépasse le million de signatures » (15/09). Si le papier souligne (derrière un paywall) que le chiffre est « difficile à certifier », Le Figaro maximalise son impact en diffusant sur ses réseaux sociaux un grand visuel, avec une photo de Phillipe de Villiers, regard pénétré, et le chiffre « 1 million » en énormes caractères, accompagné du commentaire suivant : « Ce chiffre a été atteint plus vite que pour la pétition pour la loi Duplomb ».
Il est à noter que d'autres médias « grand public », tenant habituellement un rôle non négligeable dans la diffusion des cadrages et des préoccupations de l'extrême droite, ne plongeront pas aussi éhontément dans l'opération de l'empire Bolloré (et du Figaro). Une fois n'est pas coutume, BFM-TV publie par exemple une analyse plutôt correcte : « Liens avec l'extrême droite, pas de vérification... Pourquoi la pétition de Philippe de Villiers sur l'immigration est incomparable avec celle sur la loi Duplomb » (15/09).
Reste que par intérêt – idéologique et financier – bien compris, Le Figaro est prêt à jeter à la mer les principes les plus élémentaires du journalisme pour se faire le relais d'« événements » politico-médiatiques montés de toutes pièces par l'extrême droite et le groupe Bolloré. Il n'y a pas à dire : un agenda médiatique, ça se travaille !
Jérémie Younes
[1] Mais aussi dans Le Bien Public, Le Journal de Saône-et-Loire et les DNA.
16.09.2025 à 17:58
De la « polémique » sur X à la stigmatisation médiatique.
- 2023-... : Israël-Palestine, le 7 octobre et après / Journalisme politique, AntisémitismeDe la « polémique » sur X à la stigmatisation médiatique.
La « polémique » et les accusations en antisémitisme n'ont pas traîné. Ce 14 septembre, le tweet d'Olivier Faure – « Le 22 septembre, quand la France reconnaîtra enfin l'État palestinien, faisons flotter le drapeau palestinien sur nos mairies » – fait aussitôt l'objet de réprimandes sur le réseau social.
Précisément, c'est un échange avec l'ex-militaire israélien, ancien journaliste sur i24 News et habitué des plateaux de BFM-TV Julien Bahloul, qui lance les hostilités : « Le 22 septembre est le soir du nouvel an juif, Rosh Hashana. Apparemment [Olivier Faure] cherche à dépasser Melenchon sur son propre terrain puant. » (Julien Bahloul, X, 14/09) La réponse d'Olivier Faure – « Tant que vous penserez que vous ne pouvez fêter le nouvel an juif et l'an 1 d'un Etat palestinien, vous ne sèmerez que la haine, le désespoir et la mort » (X, 14/09) – lui vaudra les calomnies de plusieurs figures médiatiques.
Le dessinateur Xavier Gorce par exemple : « [Olivier Faure] n'est jamais en retard d'une lâcheté ni d'une infâmie. […] C'est juste minable. » (X, 15/09) Mais aussi Sophia Aram, qui parle de « tweet infâme » (X, 15/09). « La surenchère antisémite devient ignoble » accusait déjà Jacques Attali la veille (X, 14/09), quand Denis Olivennes y voyait « un appel à la haine contre tous les Juifs » (X, 14/09).
Et la « polémique » de percer le mur médiatique… Dans Le Point (15/09), Marc Knobel revient sur un tweet « révélateur [...] des ambiguïtés et dérives relativistes de la gauche face à l'antisémitisme ». Au passage, Olivier Faure est mis en cause pour « une tendance persistante à minimiser la lutte contre l'antisémitisme ou à justifier, par calcul politique, certains discours exclusivement hostiles à Israël ». Et cette (fausse) question, renouant avec la pensée automatique : « La recherche permanente d'équilibres, et parfois l'obsession pour la préservation des alliances ou de simples calculs électoraux prennent-elles trop souvent le pas sur la clarté des principes, au détriment d'un engagement républicain résolu contre l'antisémitisme ? »
La réponse est apportée dans les matinales, le lendemain (16/09). Par Renaud Dély, sur Franceinfo :
Renaud Dély : On a l'impression […] qu'il a quelque chose à se faire pardonner, et que le parti socialiste demeurerait donc toujours un peu sous influence, si ce n'est sous sujétion, j'allais dire sous soumission, aux insoumis. Donc non seulement c'est malheureux sur le fond, et je vois pas ce que ça apporte […], mais de surcroît c'est, disons, politiquement assez inquiétant quant à la capacité des socialistes à s'affranchir de la domination des insoumis.
Ou par Christophe Barbier qui, dans le même registre à l'antenne de LCI, divague sur les stratégies supposées du député socialiste :
Christophe Barbier : Ne pas laisser à La France insoumise le monopole du démarchage électoral des citoyens musulmans et de tous les citoyens français sensibles à la cause palestinienne, ni le monopole du recrutement dans la jeunesse radicalisée. […] Faure a finalement montré qu'il était soumis aux insoumis.
Sonia Mabrouk, quant à elle, pose tout simplement la question à Marine Le Pen (CNews/Europe 1) :
Sonia Mabrouk : Autre sujet, Marine Le Pen, et il crée une vive polémique, une grande indignation […]. Cette polémique est suscitée par le premier secrétaire du parti socialiste Olivier Faure, qui appelle à hisser le drapeau palestinien le 22 septembre, je le rappelle, jour de la reconnaissance par la France de l'État de Palestine. Olivier Faure qui estime également que ceux qui ne peuvent pas fêter cela et le nouvel an juif, qui arrive concomitamment, seraient des semeurs de mort et de haine. Que veut-il ? Que veut Olivier Faure ?
Aussi la voie de l'outrance était-elle toute pavée : « Il veut ce que veut toute la gauche française et européenne, c'est-à-dire refaire des Juifs des parias […] », assène Marine Le Pen… sans que Sonia Mabrouk n'esquisse la moindre réaction. Le RN, arbitre des élégances en matière de racisme : Orwell est dépassé.
De Jean-Luc Mélenchon à Dominique de Villepin, les cabales pour antisémitisme se suivent et se ressemblent, plus ou moins délirantes, plus ou moins grossières, plus ou moins envahissantes. En plus de disqualifier encore et encore toute marque de soutien au peuple palestinien (et tout discours dénonçant le génocide perpétré par Israël), les médias et les journalistes qui alimentent ces dites « polémiques » se rendent-ils compte que, tels des apprentis sorciers, ils ne cessent de dévoyer la lutte contre l'antisémitisme ?
Maxime Friot
15.09.2025 à 12:21
Journalisme de préfecture.
- Les médias et les mobilisations sociales / Mouvements sociaux, Violences policières, Journalisme de préfectureL'angle sécuritaire a largement dominé le traitement médiatique du mouvement social « Bloquons-tout », organisé partout en France le 10 septembre. Défilé de policiers sur les plateaux télé, focalisation sur les « violences », décompte en direct sur les chaînes d'information en continu du nombre d'interpellations : retour sur un cas d'école de journalisme de préfecture.
Préparer les esprits au « chaos » est l'une des pratiques structurantes du journalisme de préfecture à l'approche d'un mouvement social. La mobilisation « Bloquons tout » n'a pas fait exception. De scénarios noirs en notes des renseignements, en passant par les outrances de l'éditocratie, « l'information » avant le 10 septembre s'est écrite sur le ton de la peur des jours durant. À mesure que les « pythies médiatiques des violences » (Arrêt sur images, 10/09) se répandaient de plateaux en colonnes de journaux, la pression montait. « Les black blocs débarqueront de toute l'Europe, annonçait sur RMC (9/09) la militante identitaire – et chroniqueuse de la chaîne – Juliette Briens. Un mercredi en France quoi ! […] L'armada sera de sortie, des feux de poubelles, des feux de voiture ! […] Le chaos est bon à toutes les occasions dans ce pays ! » Nous n'en étions pourtant qu'aux prémices d'une nouvelle séquence exemplaire de journalisme de préfecture : le jour J, la co-production de l'information avec la police allait atteindre des proportions spectaculaires.
Il est 6h30 ce mercredi 10 septembre et BFM-TV prévient déjà : « Le pays est quadrillé par les forces de l'ordre. » Le bandeau appuie le propos du présentateur avec le chiffre annoncé la veille par le ministère de l'Intérieur : « 80 000 forces de l'ordre mobilisées ». Dans la foulée, la journaliste Perrine Storme lance « les premières images de la manifestation ». En l'occurrence, ce sont des images… d'interpellations : une dizaine de personnes plaquées contre un mur ou maintenues assises par des policiers, porte d'Italie à Paris. Retour plateau, le journaliste Dominique Tenza fait état d'une « trentaine d'interpellations, les premières donc » : c'est le début du décompte qui va rythmer la journée.
Sur toutes les chaînes d'information, les bandeaux défilent pour nous informer, minute par minute, du nombre d'interpellations. Une pratique que les médias n'interrogent plus, devenue le principal thermomètre journalistique pour suivre en direct le cours d'une mobilisation sociale.
Aux yeux des chefferies éditoriales, cette pratique présente d'emblée plusieurs « avantages » : « objectiver l'événement », avec un chiffre évolutif provenant de sources qu'il ne s'agit pas de contester – la police ou le ministère de l'Intérieur. Et « meubler l'antenne » à peu de frais, en déléguant de fait une partie de la production de l'information – en l'occurrence, à la police ou au ministère de l'Intérieur. Participant de la co-production de la peur, la pratique est en outre un puissant ressort du journalisme de démobilisation, au service de la communication du pouvoir. « Le ministère et les autorités alimentent régulièrement les rédactions, notamment du nombre d'interpellations », rapporte benoîtement la cheffe du service politique de BFM-TV Marie Chantrait, en milieu d'après-midi. « Bruno Retailleau ne cesse de communiquer sur les incidents, le bilan des interpellations pour prolonger cette idée d'un ministère en action », remarque à son tour Le Parisien (11/09), sans pour autant préciser les conditions du succès de cette « idée » : des médias aux ordres. Un rôle d'ailleurs parfaitement tenu par BFM-TV, exemplaire en la matière.
Il est 6h50 quand de nouvelles images arrivent sur le plateau. Ce sont encore des images d'interpellations. Nous sommes cette fois porte de Bagnolet, à Paris, et la reporter sur place commente : « Présence musclée des forces de l'ordre, une dizaine de camionnettes de police, les forces de l'ordre sont très présentes. Ils se détachent par petits groupes pour interpeller des personnes qui pourraient être menaçantes. Vous voyez, on voit la Brav-M, qui fait des interpellations tout autour de la porte de Bagnolet… » [1]
200 interpellations à 10h35, 295 à 13h, 400 à 19h…. Ces chiffres défilent inlassablement sur les bandeaux et structurent les discussions en plateaux, qui y voient la marque d'un ministère « en action », « efficace », et non pas la mesure de l'intensité de la répression. Comme les bandeaux ne suffisaient pas, les chiffres sont aussi relayés sur le compte X de la chaîne : au cours de la journée, pas moins de vingt tweets donnent le décompte des interpellations, soit plus d'un par heure… BFM-TV s'avère plus efficace que les services comm' des préfectures !
À cela s'ajoute l'omniprésence de Bruno Retailleau, dont les moindres faits et gestes sont médiatisés. Dès 7h30, BFM-TV diffuse des images muettes de l'arrivée du ministre à Rungis, devant un plan de sécurité et entouré de hauts gradés. La journaliste-présentatrice rappelle à sa place les consignes « d'extrême fermeté » et les « dizaines d'interpellations » déjà menées. Et le cirque continue. Dominique Tenza : « Vous découvrez en direct ces images à Toulouse, avec un feu aux abords de la gare, et là encore, juste à côté, un véhicule de police. Conformément aux consignes données par Bruno Retailleau, les forces de sécurité sont déployées sur le terrain au moindre incident. » Quelques heures plus tard, c'est au tour de Julien Arnaud de « teaser » : « Bruno Retailleau dans quelques instants va s'exprimer, il y a un affichage important depuis ce matin pour montrer que la situation est tenue. » Et BFM-TV s'en assure. Aussi la conférence de presse du ministre démissionnaire est-elle diffusée en direct et en grande pompe : « priorité au direct », sur toutes les antennes.
Le cadrage est « co-produit », la composition des plateaux aussi. Peu après 8h, le lieutenant-colonel Coiffard, porte-parole de la gendarmerie nationale, est le premier d'une très longue série de représentants des « forces de l'ordre », syndicalistes policiers et porte-parole, qui vont se succéder toute la journée sur BFM-TV. Entre 8h et 19h, ils ne seront pas moins de neuf à défiler en plateau. 9h06 ? Éric Henry, délégué national Alliance Police. 10h19 ? Fabien Vanhemelryck, secrétaire général Alliance Police. 11h20, Olivier Hourcau, délégué Alliance Police, pour changer. La journée peut se compter en heures, en nombre d'interpellations ou bien en porte-parole d'Alliance Police, reçus en toute déférence par les intervieweurs. À 13h27, voici Agathe Foucault, porte-parole de la police nationale. Puis à 13h51, Yves Assioma, superviseur national Alliance Police, ça faisait longtemps. À 14h04, un chroniqueur plus permanent s'installe, Maurice Signolet, ancien commissaire divisionnaire, en plateau jusqu'à 15h30. À 16h50, le lieutenant-colonel Coiffard est de retour ! Enfin à 17h50, Frédéric Lauze, secrétaire général du syndicat des commissaires de la Police nationale, en plateau jusqu'à 19h. La police vous parle en direct toute la journée sur BFM-TV. Cet entre-soi donne lieu à d'interminables causeries qui, pour ordinaires qu'elles soient, n'en participent pas moins du climat médiatique anxiogène, entre normalisation du maintien de l'ordre et surenchère répressive. Exemple avec cet échange entre trois acteurs interchangeables, en l'occurrence deux journalistes et un syndicaliste policier :
- Apolline de Malherbe : On voit ce jeune qui monte sur une voiture de police, pourquoi on l'arrête pas à ce moment-là ?
- Éric Henry (Alliance Police) : Cette scène est extrêmement choquante évidemment pour mes collègues. La première des choses c'est déjà d'assurer leur intégrité physique, leur sécurité, puisque comme vous le voyez, ils sont en sous-nombre face à des jeunes qui sont excités, déterminés à s'en prendre à eux […]. On est en difficulté pour […] éviter une surenchère et que…
- Apolline de Malherbe : Ce qui est très compliqué comme vous dites, c'est qu'ils sont à la fois en nombre partout en France, mais parfois en sous-effectif dans des petits points en particulier...
- Stephan Bureau : Est-ce que ce n'est pas l'objet justement que de provoquer une réaction – parce qu'on voit tout le monde avec son téléphone à la main – et d'avoir l'image ?
- Apolline de Malherbe : Il faut donc beaucoup de sang froid…
- Stephan Bureau : Exactement, parce que les policiers, dans le fond, on les provoque dans l'espoir qu'il se passe quelque chose et qu'on puisse documenter ce quelque chose.
- Éric Henry : […] Si jamais y'avait une sortie d'armes parce que leur intégrité physique voire leur vie est en danger… dans l'hypothèse… enfin… si les conditions n'étaient pas réunies par rapport à l'utilisation d'une arme inappropriée, derrière, c'est le tourniquet administratif et judiciaire. […] Ce qu'on va appeler une bavure policière, avec toutes les conséquences et la reprise par certains partis politiques, qui sont les mêmes incubateurs de ce « cassons tout », « bloquons tout », et derrière, la mise à mal de l'institution policière et tous les clichés qu'on connaît.
Ou comment légitimer en direct, et par anticipation, la « bavure policière »...
Une ambiance permise par le dispositif : outre les interviews politiques et les chroniqueurs maison, les « invités policiers » seront – quasiment – les seuls à intervenir en plateau ce jour-là. Ordinaire pour cette « télé-préfecture », la journée se conclura en apothéose avec un dixième invité « police »… et non des moindres : l'ancien préfet de Paris Didier Lallement, réputé pour avoir (durement et massivement) réprimé le mouvement des Gilets jaunes et reçu conséquemment avec tous les égards par Marc Fauvelle : « Je vous rappelle les chiffres au niveau national, 175 000 participants, 473 interpellations dans toute la France. Et puis également autres chiffres, 267 incendies de voie publique, et 13 policiers blessés. Didier Lallement, bonsoir... »
Verrouillé de A à Z, le cadrage sécuritaire se double d'un recours permanent au lexique policier. Outre les traditionnels « éléments radicaux » pour désigner (et criminaliser) les manifestants – une expression omniprésente à l'antenne de CNews, notamment –, on entend parler de « fauteurs de troubles », de « casseurs », d'« ultra-gauche », de « maîtrise des individus masqués », de « points de fixation », de « journée à haut risque », d'« actions violentes » recensées en « zone gendarmerie » ou en « zone police », mais aussi de « débordements » ou de « dispersion » indistinctement selon l'énonciateur, policier… ou journaliste, tous deux reconvertis en gardiens de l'ordre.
Totalement normalisé dans les récits journalistiques, le point de vue policier ne subit aucun accroc. En particulier lorsqu'un plateau est sous bonne garde de Dominique Rizet, l'inénarrable « consultant police-justice » de BFM-TV. Tout au long du 10 septembre, ce grand professionnel à l'« objectivité totale », selon ses mots, s'est une nouvelle fois illustré par une série de prescriptions langagières. Alors que les gaz lacrymogènes pleuvent sur les images qui défilent derrière lui, il tempère : « Cette expression de "gazer les manifestants", c'est pas très joli. Puis ça rappelle une triste époque. » Quelques minutes plus tard, tandis que le plateau observe une violente charge policière dans le quartier des Halles, à Paris, Dominique Rizet indique les mots à éviter… et ceux qu'il faut leur préférer pour décrire la situation :
Dominique Rizet : Les manifestants ne voulaient pas reculer donc les policiers ont fait… on appelle ça un bond offensif. Et pas des charges. […] La police aime pas qu'on… Donc des bonds offensifs, pour éloigner les manifestants. Donc on les écarte et puis ensuite, il y a cette distribution de gaz lacrymogène qui dissuade les plus tenaces.
Comme on « distribue » des bonbons, en somme.
Aux bons mots s'ajoutent les bons chiffres. Et en la matière encore, BFM-TV n'en démord pas : la voix du ministère est sacrée. Peu après 17h, alors que le bilan qu'annonçait ce dernier à la mi-journée (29 000 manifestants) est aisément contestable au vu des défilés massifs filmés par les manifestants eux-mêmes partout en France et diffusés sur les réseaux sociaux, les journalistes s'empressent de communiquer leurs conclusions (tirées d'avance) :
- Amandine Atalaya : Si vous voulez un ordre d'idée avec ce chiffre dont on dispose pour l'instant de 29 000 manifestants…
- Olivier Truchot : C'est très faible !
- Amandine Atalaya : Il est très faible ! Et qui va être ajusté mais… Pour avoir un ordre d'idée par exemple, le 1er mai 2025 […], c'est 157 000 personnes selon la police, 300 000 selon les syndicats, ça fait cinq fois moins pour l'instant. Et par rapport aux grandes manifestations des retraites, […] les grandes journées, c'était 600 000 selon la police et 2 millions selon les manifestants, on est à vingt fois moins ! […]
- Olivier Truchot : Donc en termes de mobilisation physique, c'est pas très impressionnant.
- Amandine Atalaya : Vraiment je suis purement factuelle ! On ne peut pas dire que ce soit un succès en termes de nombre de personnes dans la rue aujourd'hui.
Tellement « factuelle » que moins d'une heure et demie plus tard, elle sera sévèrement contredite par… le ministère de l'Intérieur, qui réactualise son décompte en évoquant 175 000 manifestants. Un bilan qui plus est contesté par d'autres sources – inaudibles le jour J à l'antenne de BFM-TV –, à l'instar de la CGT, évoquant « plus de 250 000 personnes » dans les rues partout en France. Un naufrage qui n'est pas sans rappeler celui d'une autre experte ès journalisme : Géraldine Woessner, la rédactrice en chef du Point. Sur la base des 29 000 manifestants annoncés par le ministère de l'Intérieur, cette dernière décréta « un flop mémorable » sur X, à 16h27. Deux heures plus tard, son inconscient déontologique lui commanda cette légère modification : « Update, avec le chiffre à 17 heures : 175 000 participants. » Un « flop mémorable », c'est le cas de le dire. Reste que cette propension à s'abreuver uniquement aux sources officielles, dont la communication n'est a priori pas contestable aux yeux des rédactions, aura une nouvelle fois appuyé le récit de « l'échec de la mobilisation »… que les éditocrates souhaitaient tant voir advenir.
Avides de spectacle, les principales télévisions se sont ruées comme de coutume sur la moindre étincelle. Aussi, lorsque peu après 16h, des reporters captent des images d'un restaurant en feu à Paris, c'est la cohue. Et certaines envoient valser la rigueur. CNews au premier chef, qui l'assure sur X dans un post toujours en ligne : « Les manifestants ont mis le feu à une brasserie et à un immeuble dans le centre de Paris, à Châtelet. » Sauf que patatras : en plus des témoignages de manifestants – qui évoquent immédiatement un départ de feu causé par une grenade lacrymogène –, la procureure de Paris évoque à demi-mot la responsabilité de la police une heure plus tard [2], ce que confirmera le parquet de Paris le lendemain.
Mais à l'instant T, le feu n'échauffe que trop les esprits échaudés de CNews : « Voilà à quoi ça mène !, s'indigne la présentatrice Nelly Daynac. Des responsabilités sans doute d'un cocktail molotov qui a été lancé comme ça. Ou euh… Non mais enfin… ou d'une poubelle qui a été brûlée à proximité. » Une journaliste appelle-t-elle timidement à la vigilance ? Le plateau passe la recommandation par pertes et profits :
- Yoann Usai : L'incendiaire, lui, va probablement rentrer tranquillement ce soir chez lui ! Sauf s'il a été interpellé mais a priori, il y a peu de chance qu'il le soit.
- Nelly Daynac : Et il sera peut-être fier de son œuvre !
- Yoann Usai : Il sera fier de son œuvre naturellement, il va dormir bien au chaud ce soir. […]
- Nelly Daynac : Ce sont des pyromanes en fait, vous le disiez tout à l'heure. Des incendiaires.
- Yoann Usai : Des criminels ! Des criminels !
- Nelly Daynac : Des criminels qui prennent plaisir, comme ceux qui mettent le feu aux forêts l'été et se délectent sans doute après de ce qu'ils ont causé comme méfaits.
Sans doute l'Arcom se délectera-t-elle d'une telle séquence…
Poussant la désinformation à son paroxysme, CNews n'est toutefois pas la seule chaîne à s'être ralliée aussi spontanément que naturellement à la thèse des « manifestants incendiaires ». Sur Franceinfo, un reporter parle d'« un restaurant […] qui a été pris pour cible » avant de faire marche arrière moins d'une demi-heure plus tard, évoquant « plusieurs charges de la police à l'aide de grenades lacrymogènes » dont « une […] a atterri sur des végétaux et sur la façade de ce restaurant ». Même tentation sur LCI, où en dépit des avertissements de la présentatrice, le consultant Guillaume Farde ne résiste pas à livrer les conclusions qui « s'imposent » :
- Marie-Aline Méliyi : On est sûr du coupable ? Parce qu'on se disait qu'il fallait un peu de prudence pour savoir si c'était directement lié à ce mouvement…
- Guillaume Farde : En tout cas, c'est en marge de. Et sans évidemment présumer des conclusions de l'enquête […], il y a un mode opératoire et des précédents. Ça, on peut au moins le dire. Le mode opératoire, c'est que l'ultra-gauche signe sa présence par le recours à l'incendie volontaire.
La suspicion est jetée et la désinformation fait son œuvre. Au 20h de TF1 également, où la rédaction, pourtant en possession a minima des déclarations de la Procureure – diffusées trois heures plus tôt –, laisse éhontément planer le doute : « À Paris en marge d'affrontements, la façade d'un immeuble, en flammes. Le feu est parti de ce restaurant. Une enquête est en cours », se contente de relater la voix-off, au terme d'un sujet axé sur les violences…. des manifestants. Grossier, le sous-entendu confine à la manipulation. Et concerne de nombreux autres médias : à la Une de La Voix du Nord, sur les écrans des chaînes d'info ou pour illustrer les gros-titres des 20h, les images de ce restaurant en flammes sont largement surexposées sans être pour autant systématiquement remises en contexte ni commentées pendant leur diffusion. Comment un téléspectateur non averti, baignant par ailleurs dans un récit médiatique polarisé par l'inventaire des « violences » des « casseurs », peut-il interpréter ces images autrement qu'étant de la responsabilité des manifestants ?
Car une chose est sûre : des chaînes d'information aux 20h en passant par les grandes radios, le terme « violence » n'est rattaché qu'aux personnes mobilisées. Tout au long de la journée, alors que des vidéos de violences policières sont diffusées sur les réseaux sociaux – captées y compris par les reporters des médias mainstream –, aucun média audiovisuel, à notre connaissance, n'en fait réellement état. Des journalistes indépendants et le compte X « ViolencesPolicières.fr » ont beau recenser des dizaines de preuves à charges, les vidéos ne sont pas diffusées par les grands médias, et encore moins répertoriées au registre des « violences » par les commentateurs.
En lieu et place, les commentateurs célèbrent l'action du ministère de l'Intérieur. Outre le fait qu'aucun questionnement critique n'ait droit de cité concernant le dispositif militarisé du maintien de l'ordre (effectifs totalement exubérants, armes de guerre utilisées, surveillance de masse par drones, etc.), on assiste à la chronique satisfaite de la répression. En amont, pendant et en aval de la journée de mobilisation.
Sur Franceinfo la veille du 10 septembre, la description du « dispositif » policier mis en place par Bruno Retailleau a tenu lieu d'information « en continu ». Interroger sa politique agressive et la criminalisation du mouvement social ? Hors sujet pour le service public, où la journaliste « Société » Audrey Goutard remplit plutôt le rôle de porte-parole du ministère de l'Intérieur : « 80 000 policiers vont être mis sur le terrain […], mobiles, adaptables, qui sont là pour deux points : la capacité de s'adapter et la capacité de répondre immédiatement s'il y a des actes de violence avec des interpellations. Répression, répression, répression. C'est le mot d'ordre, effectivement, de Bruno Retailleau face à cette violence »… à ce stade imaginaire. Même tonalité au 20h de France 2 (9/09), que Samuel Gontier a qualifié d'« ode à la répression » anticipée (Bluesky, 9/09 [3]), notamment en réaction à cette pépite signée Léa Salamé – « Plus mobiles, mieux renseignées, comment les forces de l'ordre ont appris des Gilets jaunes à être plus efficaces » – qui valut à la présentatrice son premier communiqué syndical [4] déplorant que « France 2 se met[te] […] explicitement du côté de la police ».
Le 10 septembre sur LCI, les journalistes se délectent en continu d'images de CRS saturant les rues et les écrans. « Un dispositif conséquent, s'enthousiasme la présentatrice Marie-Aline Méliyi, vous le voyez à Paris, pour contenir les individus qui ont envie de semer le chaos et le désordre. Christophe Miette, vous êtes secrétaire national SCSI-CFDT, syndicat des cadres de la sécurité intérieure, on voit l'intérêt d'avoir anticipé avec un dispositif conséquent. » Ce n'était pas une question…
Ou encore un peu plus tôt :
- Marie-Aline Méliyi : Valérie Nataf, on voit en tout cas, la preuve par l'image, jusqu'ici et on espère qu'il n'y aura pas de débordement, que le dispositif très important mis par Bruno Retailleau fait ses preuves.
- Valérie Nataf : Oui, absolument. Il tient toutes ses promesses.
Alléluia.
Au 20h de TF1, le soir-même, la rédaction parle d'une « stratégie efficace » en énumérant ses bienfaits : « 80 000 policiers et gendarmes déployés, des véhicules blindés sont même entrés en action pour déblayer. Les blocages, comme celui-ci à Marseille, sont presque instantanément débloqués par les forces de l'ordre. » Sur BFM-TV, la cheffe du service police-justice Pauline Revenaz s'enthousiasmait dès 8h du matin : « Les forces de l'ordre sont extrêmement mobilisées et très réactives ! » N'en jetez plus !
Au vu de la tonalité générale, on ne s'étonnera pas de retrouver les mêmes rengaines sur les ondes des matinales le lendemain. Ainsi de CNews, qui commence très fort, dès 6h, avec un sondage CSA réalisé en collaboration avec deux autres titres Bolloré, Europe 1 et le JDD : « Faites-vous confiance à la justice française pour punir les auteurs de violences (vols, agressions, meurtres) ? » Thomas Bonnet, journaliste politique, se fend d'une analyse « d'actualité » : « On verra désormais quelles seront les condamnations pour ceux qui hier s'en sont pris aux forces de l'ordre, ont dégradé du mobilier urbain, mais on est malheureusement obligés d'anticiper et de se dire qu'elles vont sans doute être encore une fois assez légères. » La presse Bolloré est en campagne pour des condamnations plus lourdes.
Sans doute en manque de parole policière, Apolline de Malherbe sollicite un délégué Alliance Police sur RMC pour mieux refaire le film : « Comment s'est déroulée la journée globalement ? Le ministre de l'Intérieur s'est réjoui que les bloqueurs n'arrivent pas à bloquer », se félicite d'entrée la journaliste. Presqu'en même temps sur RTL, Thomas Sotto lance la grande interview : « Il est 8h17, blocages, incendies, tentatives d'intrusion, routes et trains bloqués, quel est le vrai bilan de la journée "Bloquons tout en France " ? Pour le savoir, Marc-Olivier Fogiel, vous avez invité ce matin le patron de la gendarmerie, Hubert Bonneau. » Fogiel : « Merci mon général, merci d'être là. »
En face, Europe 1 se charge de faire entendre la préfecture. L'invité de Sonia Mabrouk est Laurent Nuñez, préfet de police de Paris. Première question de Mabrouk :
Sonia Mabrouk : Au lendemain du mouvement "Bloquons tout", qui ressemblait d'avantage à un mouvement "Cassons tout", qui a donné lieu à des violences, des heurts, entre forces de l'ordre et groupuscules masqués avec slogans antifa, propalestiniens, on va en parler, mais d'abord : de quel bilan définitif vous disposez ce matin aussi bien en termes d'interpellations, de gardes à vue, et aussi de policiers ou de forces de l'ordre blessés ?
Et sur TF1, dans la matinale de Bruce Toussaint, l'éditorialiste Alba Ventura dépeint un pays à feu et à sang : « Ce qui a sauté aux yeux, ce sont ces scènes de violences. On a vu à Rennes un bus incendié, des barrages sur les routes, tentatives d'intrusion à la gare du Nord, à la gare Marseille Saint-Charles ce sont des bouteilles de verres qui ont été jetées, des pillages et puis tous ces gens cagoulés, en capuche, venus semer le chaos et affronter les forces de l'ordre… Bloquons tout a été noyauté par l'extrême gauche, l'ultra gauche, accompagnées des casseurs de banlieues. »
C'est sans doute cela, « l'ensauvagement » médiatique.
Si les reportages et l'exposé des revendications n'ont pas fait systématiquement défaut, l'angle sécuritaire aura outrageusement dominé le traitement journalistique du 10 septembre. Et le journalisme de préfecture a paradé sur toutes les ondes : au ministère de l'Intérieur, le cadrage ; aux syndicalistes policiers, le commentaire en direct ; à la Préfecture, l'analyse des événements. « C'est pas une manifestation populaire, ce sont des actes de délinquance qui sont extrêmement graves, qu'il faut traiter comme des actes de délinquance », résume Nicolas Bouzou sur LCI. Dépolitiser et criminaliser la contestation sociale : telle est la tâche des acteurs répressifs, auxquels les médias dominants apportent tout leur concours.
Pauline Perrenot et Jérémie Younes
[1] Sur Franceinfo, un événement éclaire ces arrestations d'une autre lumière : juste avant 7h, l'interpellation par la police du syndicaliste Aurélien Boudon (Sud-Santé) est diffusée en direct à la radio, alors qu'il répond à une interview téléphonique… depuis la porte de Bagnolet.
[2] « En l'état de nos informations, il pourrait s'agir d'un départ de feu involontaire lié à l'intervention des forces de l'ordre », déclare-t-elle en conférence de presse. Une sortie qui indignera d'ailleurs Dominique Rizet sur BFM-TV : « C'est pas très fin […]. Les experts en incendie ne se sont pas encore prononcés et dire ça alors que les manifestations sont en cours, qu'il y a encore des gens qui courent dans les rues de Paris… Imaginez… C'est peut-être pas le moment de dire ça… ! »
[3] Lire aussi « Mobilisation du 10 septembre : un "échec" et des "violences" sur toutes les chaînes », Télérama, 12/09.
[4] Lequel, soit dit en passant, dénonce le parti pris de la rédaction « du côté de la police » tout en reprenant lui-même sans recul des expressions pour le moins problématiques d'un point de vue journalistique, comme « casseurs » ou « voyous ».
11.09.2025 à 17:35
Analyse d'un déni.
Les 5 et 6 septembre, le média d'extrême droite L'Incorrect publie trois courtes vidéos, tournées en caméra cachée et diffusées après montage (on devine de nombreuses coupes). On y voit discuter, autour d'une table de restaurant, deux journalistes – Thomas Legrand (France Inter, Libération) et Patrick Cohen (France Inter, France 5) – et deux cadres du PS – Pierre Jouvet (secrétaire général du parti) et Luc Broussy (président du conseil national). Il s'agit, en l'occurrence, d'une pratique ordinaire du journalisme politique français : des rencontres « en off » entre commentateurs et professionnels de la politique, caractérisées par un évident entre-soi (on le voit, par exemple, à l'usage du tutoiement par Thomas Legrand) et un certain mélange des genres (ici, Thomas Legrand donnant des conseils en stratégie politicienne aux cadres du PS).
La séquence a circulé à grande échelle, notamment en réaction à deux passages dans lesquels Thomas Legrand laisse entendre qu'il use de son fauteuil d'éditorialiste pour mener campagne contre Rachida Dati et en faveur de Raphaël Glucksmann – ce qui, au vu de sa passion historique pour « la gauche de gouvernement », de la ligne toujours « raisonnable » de ses éditos et de celle de son journal, n'était un mystère pour personne. C'est néanmoins en raison d'une phrase prononcée contre la ministre de la Culture (« Nous, on fait ce qu'il faut pour Dati, Patrick et moi ») qu'il sera suspendu de France Inter, à titre conservatoire, dès le lendemain (6/09).
Égrener les partis pris, traficoter le capital politique des élus… : les journalistes politiques, éditorialistes et autres intervieweurs ont des préférences politiques et celles-ci transparaissent dans leur façon de travailler. Il ne s'agit pas là du scoop du siècle, leur prétention à l'« objectivité » et à la « neutralité » ne pouvant plus convaincre qu'eux-mêmes (et encore). Pataugeant dans le microcosme politico-médiatique, ils sont pour la plupart sociologiquement proches des professionnels de la politique, dont ils partagent en grande partie les préoccupations, les questionnements et les manières d'appréhender les rapports sociaux, au point d'apparaître régulièrement – à l'antenne comme en privé, visiblement… – comme des acteurs politiques à part entière. Nulle surprise, dès lors, à les observer se comporter tantôt en conseillers de prince, tantôt en ingénieurs en stratégie politique, fidèles à la feuille de route du journalisme de prescription qui préside à leur pratique du métier. Rien de plus banal, enfin, que de constater leur propension à se vivre comme d'authentiques faiseurs de roi et à faire étalage de leur influence et du pouvoir (supposés) de leur média sur les publics. Pour se donner de l'importance ? « Le marais centre-droit centre-gauche, on ne les entend pas beaucoup, mais ils écoutent France Inter. Et ils écoutent en masse », se félicite en tout cas Thomas Legrand.
Bref, comme nous avons coutume de l'écrire, le journalisme politique tel qu'il est pratiqué est un problème. Pour y remédier, la profession pourrait faire preuve d'autocritique et envisager des solutions. L'une d'entre elles consisterait à repenser le métier de fond en comble : du reportage et de l'enquête plutôt que du commentaire, de la transparence plutôt que du off, du fond plutôt que des sondages et de la comm'. Du journalisme plutôt que de l'éditorialisme, en somme : ce serait là un garde-fou nécessaire – quoique insuffisant – contre le mélange des genres, et la voie vers une information de qualité. Reste une deuxième porte de sortie, en forme de pis-aller : prendre acte du rôle politique des éditorialistes et garantir alors les conditions d'un réel pluralisme des expressions et des courants d'idées dans les médias audiovisuels, a fortiori de service public – on en est loin.
Las, l'indécrottable corporatisme de la profession ne veut ni de l'une, ni de l'autre. Si ce n'est quelques exceptions (ici Daniel Schneidermann ou Jean-Michel Aphatie), tous se sont rués pour défendre un Thomas Legrand « dont l'honnêteté n'a jamais été remise en cause » (SNJ Radio France, 6/09) et « dont l'intégrité ne saurait être remise en cause » (Libération, 7/09). De soutiens lénifiants en inventaires des pratiques (forcément) irréprochables de Thomas Legrand – dont Acrimed a d'ailleurs régulièrement rendu compte –, l'autocritique n'a nulle part sa place. Ici, la morgue : « MON DIEU !!! Des journalistes parlent avec des sources de la situation électorale du pays !!! », s'amuse par exemple le journaliste du Monde Abel Mestre, feignant de ne pas voir le fond du problème (X, 6/09). Là, un débat classé sans suite, au prétexte que les procédés sont contraires à la déontologie journalistique ou que les vidéos proviennent d'un média d'extrême droite – lesquels sont banalisés depuis des décennies par les médias mainstream, abreuvés jour après jour par des contenus d'extrême droite…
« Longue vie (à l'antenne) à Thomas Legrand et Patrick Cohen : nous avons bien besoin d'eux », proclame encore Le Nouvel Obs sous la plume de François Reynaert (8/09), outré que l'on reproche à Thomas Legrand « d'avoir fait son métier de journaliste politique ». C'est-à-dire ? « [C]'est-à-dire discuter, échanger des propos, prendre des cafés ou des déjeuners avec des politiciens. Un journaliste économique passe son temps à voir des responsables économiques, un rubricard religieux (je l'ai été) partage des repas avec des gens d'Eglise (mais ne bouffe pas le curé), un journaliste politique rencontre des politiques. » Avec des professionnels flanqués d'un tel sens de l'éthique, et si ambitieux quant au rôle et à la vocation du journalisme, l'information politique a de beaux jours devant elle !
Bref, syndicats de journalistes et confrères ne voient pas le problème et font bloc… laissant ainsi le terrain de la critique aux médias d'extrême droite, CNews en tête, qui se sont jetés sur l'occasion pour nourrir leur fantasme d'un paysage médiatique noyauté par la gauche, crier au complot et dispenser des leçons de maintien journalistique. « Du pain bénit pour les contempteurs attitrés des antennes publiques », observe ainsi Le Monde (8/09) au moment de recenser les outrances d'une Marine Le Pen ou d'un Éric Ciotti, constituant elles-mêmes du pain bénit pour les gardiens de l'ordre journalistique : au termes de deux articles sur cette « affaire », si Le Monde s'indigne des cris d'orfraie de l'extrême droite, il n'esquisse pas le début du commencement d'une critique à l'égard de la corporation.
Qu'on ne s'y trompe pas : au vu des remaniements structurels et de la droitisation à l'œuvre au sein de France Inter, la mise à l'écart de Thomas Legrand vise moins à redorer « l'éthique » d'une antenne – comme le revendique sa directrice [1] – qu'à livrer d'énièmes gages à l'extrême droite et envoyer un énième signe de déférence au pouvoir en place – Rachida Dati, en l'occurrence. Un sort en outre fort injuste pour ce pauvre Thomas Legrand, alors que les pratiques incriminées sont si largement partagées : s'il saute, alors tous les éditorialistes devraient sauter aussi ! Reste que deux semaines après « l'affaire Pérou », voilà la profession de nouveau prise en flagrant délit de deux poids, deux mesures et de corporatisme aveugle. Deux séquences qui éclairent d'une lumière crue les pratiques du journalisme politique sans qu'aucune ligne ne bouge : surtout, ne changez rien.
Maxime Friot et Pauline Perrenot
[1] Comme l'indique Le Monde (6/09), Adèle Van Reeth a justifié la mise à l'écart de Thomas Legrand « en estimant que "[s]es propos […] peuvent prêter à confusion et alimenter la suspicion quant à l'utilisation de [leur] antenne à des fins partisanes" […]. "Il est de ma responsabilité de protéger la chaîne de toutes ces accusations qui sont particulièrement délétères pour le travail que vous réalisez au quotidien à l'antenne comme sur le terrain" ».
11.09.2025 à 09:58
Un communiqué de la CGT France Télévisions.
- Les médias et les mobilisations sociales / SNJ-CGT, Mouvements sociaux, Journalisme de préfecture, France 2Nous relayons ce communiqué de la CGT France Télévisions.
Pour tenter de gagner le Graal de la meilleure audience devant TF1, la direction de l'information de France Télévisions semble avoir misé sur tout ce qu'il y a de plus rance dans le spectre des opinions politiques.
Lors du 20h du 9 septembre, après une ouverture classique sur le choix du futur Premier Ministre et l'indéboulonnable Nathalie Saint-Cricq qui parle de la nomination de Sébastien Lecornu comme s'il n'y avait pas eu d'autre alternative, on passe à la journée de mobilisation du 10 septembre, et là, soudain, l'information se met au garde-à-vous.
Alors que selon les instituts de sondage, près d'un Français sur deux soutient le mouvement « Bloquons tout ! », le journal de Léa Salamé occulte totalement les raisons de la colère populaire, pour ne traiter cette journée que sous l'angle du maintien de l'ordre et des perturbations à venir pour la France qui travaille.
Le sujet sur le dispositif policier mis en place fait un étalage des moyens de répression que pourront utiliser les policiers, comme s'ils n'avaient en face d'eux que des casseurs, des voyous et des black bloc, et non des citoyens avec des revendications légitimes. France 2 se met ainsi explicitement du côté de la police, quitte à mettre en danger ses équipes qui couvriront les manifestations.
Dire que « les forces de l'ordre ont appris des gilets jaunes à être plus efficaces », sans rappeler que depuis que Macron est au pouvoir la répression policière n'a jamais été aussi violente, avec des dizaines de personnes mutilées et éborgnées, et même trois personnes tuées depuis 2015, c'est tourner le dos à cette population française qui continue de défendre le droit légitime de manifester.
Léa Salamé aurait pu rappeler que la France est le pays européen le plus violent en matière de maintien de l'ordre, ou même, évoquer la note envoyée cet été par le Ministère de l'Intérieur aux forces de l'ordre. Dénoncée par les syndicats de journalistes, elle ne prend plus en compte le statut de journaliste en cas de violences urbaines. Or, comme l'explique un policier dans le sujet, « on va être à la limite entre le maintien de l'ordre et les violences urbaines ». Un mot de solidarité avec les journalistes qui risquent d'être traités comme n'importe quel manifestant aurait été le bienvenu.
Pour ne pas être en reste, pour dire quand même quelques mots du mécontentement populaire, la chefferie du 20h se livre à une manipulation grossière, que l'on a déjà vue au moment des gilets jaunes. Le téléspectateur est incité à faire un lien entre le mouvement « Bloquons tout » et l'extrême droite, puisque les seules revendications exprimées dans le journal sont celles du « trop d'impôts » et du « Nicolas qui paie ». Rien sur le naufrage des services publics, les milliardaires qui se gavent, les vraies revendications de gauche.
Pour clore le tout, ce journal pitoyable se termine par l'onction du cardinal Bustillo, un Richard Gere en soutane, qui nous prie de sortir de la lutte des classes. Félicitations pour ce journal d'Ancien Régime, pour ce journalisme de cour. Quel mépris pour les citoyens qui regardent encore le 20h et pour les journalistes qui continuent de faire leur travail, dans l'adversité !
Paris, le 10 septembre 2025
10.09.2025 à 07:00
« Il faut souhaiter un échec radical de "Bloquons tout". »
- Les médias et les mobilisations sociales / Mouvements sociaux« Protéiforme », « nébuleux », « imprévisible », le mouvement du 10 septembre, « Bloquons tout », a attisé la curiosité des journalistes tout l'été. Mais à mesure que la date fatidique se rapprochait, les enquêtes minutieuses sur ses origines numériques ont laissé la place aux éditoriaux enflammés contre ses revendications et ses modes d'action (supposés).
Comment parler d'un mouvement social qui n'existe pas encore ? Les premiers papiers qui s'intéressent à ce « mouvement du 10 septembre », fin juillet, travaillent d'abord à en retracer les origines numériques [1]. Les faits semblent bien établis par les différentes enquêtes journalistiques : le mot d'ordre « Bloquons tout le 10 septembre » est parti d'un obscur canal Telegram, nommé Les Essentiels, dont le positionnement politique ne fait pas de mystère, « souverainiste », « confus », « complotiste », en deux mots, « d'extrême droite ». La présentation du plan d'austérité drastique de François Bayrou, mi-juillet, et la diffusion d'une vidéo TikTok dans la foulée, propulsent la date et le hashtag sur les réseaux sociaux, qui deviennent viraux et percent la « bulle » d'extrême droite d'où ils sont sortis. Une semaine d'effervescence en ligne plus tard, les premiers papiers tombent presque simultanément dans Le Parisien et L'Humanité (22/07), avec un titre quasi identique : « "Un arrêt total et illimité du pays" : c'est quoi ces appels à bloquer la France le 10 septembre ? »
Libération produit une enquête dans la foulée (Checknews, 23/07), et Le Monde suit quelques jours plus tard : « "Bloquons tout", le 10 septembre : Aux origines d'un mouvement viral dont personne ne sait quoi faire » (6/08). Les informations de ces quatre journaux vont être largement reprises à travers la presse et focaliser une grande partie de la première « séquence » médiatique (de fin juillet à mi-août) ; une autre large partie de cette première séquence est occupée par des comparaisons avec les Gilets jaunes qui vont, elles aussi, se répandre très vite.
Si ces enquêtes sur l'itinéraire en ligne de l'appel du 10 septembre ont un certain intérêt journalistique et informationnel, la place centrale qu'elles vont occuper dans le « récit » médiatique participe à occulter d'autres aspects de la mobilisation sociale comme, au hasard, les conditions matérielles qui expliquent pourquoi tant de gens semblent prêts à « tout bloquer » contre « l'austérité ». Certaines de ces enquêtes numériques ne vont pas s'embarrasser de précautions et vont, procédant par associations et amalgames, alimenter un épouvantail : s'agit-il d'une déstabilisation extérieure, d'un mouvement fomenté par les Russes ? Le 21 août, le journaliste de BFM-TV Raphael Grably publie un fil sur X, copieusement partagé, dans lequel sont auscultés les premiers comptes qui se sont fait le relais du 10 septembre. Il pointe la nature complotiste et pro-kremlin de leurs posts : « Ils semblent avoir un petit faible pour Vladimir Poutine. D'ailleurs le second "tague" […] l'un des principaux relais pro-russes francophones. […] Forcément, avec de tels éléments, on peut avoir certaines interrogations quant à la spontanéité du mouvement, ou de son amplification par une puissance étrangère – dans un timing international pour le moins critique. »
Informatif, le thread de Raphael Grably maintient quelques précautions importantes. Ces précautions ont totalement disparu, une semaine plus tard, à l'antenne de LCI : « Poutine essaie-t-il de semer le chaos en France ? Selon nos informations Police-Justice de LCI, de notre consultant Guillaume Farde, des réseaux russes sont à la manœuvre derrière le mouvement Bloquons tout. » (29/08) L'idée d'une « manœuvre russe » va connaître un grand succès dans la presse. La Dépêche se demande si « le fantôme de Poutine plane sur l'Hexagone », dans un papier titré : « "Bloquons tout" le 10 septembre : "L'initiative des sympathisants de Moscou"… » ; « L'opération pourrait être conduite depuis Moscou », avertit Le Télégramme (29/08), qui analyse, comme La Croix (6/09), l'amplification des mots-clefs en ligne par des comptes qui ne semblent pas authentiques (une méthode nommée « astroturfing »). La « thèse russe » va aussi se retrouver sur France Info, dans Le Dauphiné Libéré (28/08), ou encore sur France 5, où Caroline Roux se demande si cela permet de « relativiser le souffle de la mobilisation » (28/08). Finalement, après une très belle floraison éditoriale, c'est la cellule « Vrai ou Faux » de France Info qui va dégonfler la psychose : « Le mouvement trouve bien son origine en France. Il ne s'agit pas d'une opération conduite depuis la Russie, même s'il y a bien des comptes et des médias russes, voire iraniens, qui participent à l'amplification de l'appel du 10 septembre. Il s'agit principalement d'une reprise opportuniste. » Confirmé quelques jours plus tard par une « source gouvernementale », citée encore sur France Info : « Nous n'avons pas détecté de campagne d'ingérence massive, d'ampleur et coordonnée. »
D'abord intéressés par sa « diffusion technique » et par les comparaisons plus ou moins hasardeuses avec le mouvement des Gilets jaunes, les médias vont changer de ton aux alentours de la mi-août, quand les mots d'ordre de la mobilisation vont se préciser, et que la plupart des organisations politiques, syndicales, associatives ou militantes de la gauche vont se joindre une à une à la date du 10 septembre. Un « virage à gauche toute », comme le notent de nombreux médias, qui va s'accompagner d'un changement de registre. Ainsi d'Yves Thréard qui, dès le 18 août, explose dans Le Figaro :
Avec ses amis, le chef des Insoumis cherche à récupérer le mouvement « Bloquons tout » pour le gauchiser et mettre ainsi sa partition en musique. Jean-Luc Mélenchon se reprend à rêver du Grand Soir. L'occasion lui en est donnée par « Bloquons tout ». […] L'ingénieur du chaos s'imagine, tous les jours depuis huit ans, en Vladimir Ilitch Lénine parti à l'assaut du palais d'Hiver… L'ancien sénateur socialiste devenu « Lider Maximo » pense aujourd'hui que le moment est plus propice que jamais.
Le lendemain, le rédacteur en chef du Télégramme, Samuel Petit, embraye sur le même ton :
La France aime jouer à se faire peur. L'approche de la rentrée sociale et de la journée « Bloquons tout » du 10 septembre donne de l'appétit aux politiques dont cette peur est le fonds de commerce. En s'appropriant une colère protéiforme, l'ultra gauche confirme ainsi sa stratégie du chaos.
Dans L'Opinion (25/08), Éric Le Boucher adopte un style plus lyrique, mais pas moins consternant :
Pauvre Bayrou, pauvres de nous. Deux tiers des Français approuvent la journée du « Bloquons tout, le 10 septembre », selon un sondage Toluna-Harris Interactive pour RTL. Le mauvais état d'esprit de l'opinion publique est le cœur du problème du « mal français » […] Au fond de leur tête, les Français ont sans doute compris qu'il fallait faire des économies mais le système sondagique et médiatique les en détourne au lieu de les y amener. […] « Débloquons tout ! » devrait être le slogan de politiciens qui auraient réellement le souci du peuple. […] La France hélas est paralysée par la défense démagogique du monde d'hier. Bloquons tout, pleurons tous. Pauvre Bayrou, pauvres de nous. »
N'en jetez plus !
« L'heure est si grave, écrit quant à lui Franz-Olivier Giesbert dans Le Point (27/08), que notre devoir de Français devrait être aujourd'hui d'encourager le gouvernement Bayrou en sursis, qui fait ce qu'il peut, sans majorité parlementaire, d'aller plus loin encore dans sa politique d'assainissement. À ceux qui crient : "Bloquons tout !", il ne faut pas avoir peur de répondre : "Débloquons tout !" À ceux qui s'insurgent contre l'austérité, rappelons que, plus on tardera à agir, plus l'addition sera lourde. »
« Que reste-t-il à "bloquer" dans un pays paralysé ? », se demande Bertille Bayard dans Le Figaro (27/08) : « Ce mouvement entend mobiliser sur un mot d'ordre, "Bloquons tout", stupéfiant. Il faut au contraire tout débloquer. Et vite. » Jean-Michel Aphatie n'en pense pas moins sur X (20/08) :
Est-il légitime d'envisager « tout bloquer » ? Quel mandat l'autorise ? Quel débat l'a décidé ? Qui va « tout bloquer » ? Une minorité ? Oui, bien sûr, comme toujours dans ces situations. Rien de démocratique, donc. Juste l'ivresse de penser mener un juste combat, en se moquant de ceux qui ne seraient pas d'accord. […] L'imaginaire français est ainsi fait que la rêverie parfois gomme la réalité. Ici et aujourd'hui, le réveil pourrait être terriblement douloureux. C'est pour cette raison qu'il fait [sic] souhaiter un échec radical de l'opération : « Bloquons tout ».
Et de retrouver « l'imaginaire français » décrié par Aphatie dans les colonnes du Parisien : « C'est un caravansérail de revendications sans grande cohésion, parfois même contradictoires mais qui se retrouvent dans un même fond de sauce, le ras-le-bol. De quoi ? D'un peu tout. Une exaspération toute française. » (Nicolas Charbonneau, 7/09).
Fin août, une étude confirme les craintes des éditorialistes, qui avaient pu, au départ, à la faveur des comparaisons avec les Gilets jaunes, prendre le mouvement du 10 septembre pour un mouvement « poujadiste », « anti-taxes », issu des « profondeurs du pays ». Le Monde (31/08) met en avant les recherches du politiste Antoine Bristielle pour la Fondation Jean-Jaurès, qui affirme en titre que : « Le mouvement du 10 septembre "est structuré presque exclusivement autour de sympathisants de la gauche radicale" ». Le doute n'étant plus permis, les commentaires redoublent de violence. Parmi tous les morceaux de bravoure éditocratique, celui de Sébastien Le Fol, encore dans Le Télégramme (6/09), mérite d'être cité longuement, tant il condense bien « l'esprit » de cette deuxième séquence médiatique, résumé par le mot d'ordre : « Débloquons-tout » :
L'étonnant, dans cet appel du 10 septembre, c'est son nihilisme assumé. Ses thuriféraires ont renoncé à tout dialogue. Ils ne proposent rien. Le chaos apparaît comme leur seul horizon. Selon le philosophe André Comte-Sponville dans « L'Express », « c'est le triomphe de la haine et du ressentiment ». On se demande si leur slogan « bloquons tout ! » n'est pas mal choisi. Que reste-t-il à bloquer dans ce pays si écrasé par la verticalité du pouvoir, si contraint par la bureaucratie ? Chaque jour, artisans, commerçants, agriculteurs, entrepreneurs, jeunes et tant d'autres Français se disent plutôt : « Si seulement on pouvait débloquer la France ! ». La passion française pour l'État occulte une évolution importante : il existe dans les profondeurs du pays une aspiration à la responsabilité et une demande de dispersion du pouvoir. Le message est clair : débloquez tout !
C'est un bingo.
Sur RMC (8/09), Apolline de Malherbe donne la parole à son nouveau chroniqueur, un certain Louis Sarkozy :
Selon un sondage pour La Tribune Dimanche, 46% des Français disent soutenir la mobilisation du 10 septembre […] La gauche, fière d'elle-même comme toujours, gesticule bruyamment pour s'approprier le mouvement. […] Cette même gauche aime tout ce qui détruit, tout ce qui ralentit, tout ce qui déconstruit le pays. Tout appel à la grève est pour elle une aubaine […] Tout ce qui mène à notre effacement, à notre division, est teinté de rouge. Disons-le une fois pour toute, la gauche française œuvre aujourd'hui à la déconstruction de la France.
Il en va là d'un autre grand classique du traitement journalistique des mobilisations sociales : le sondage d'opinion, tendanciellement défavorable à tous les mouvements sociaux. Publié le 6 septembre dans La Tribune Dimanche, ce sondage, dont le résultat s'énonce simplement (« Près d'un Français sur deux soutient le mouvement »), va être repris par une dépêche AFP le lendemain puis par la quasi-totalité des médias les jours suivants : Le Parisien, Paris-Normandie, Midi Libre, Sud-Ouest, Le Nouvel Obs, L'Est Républicain, RTL, France Info, BFM-TV, CNews ou France 24, etc.
L'autre approche habituelle, qui va faire florès, est bien entendu celle de l'angle sécuritaire : le journalisme de préfecture. Dès le 19 août, Le Figaro, dans un papier titré « L'extrême gauche tente de noyauter la mobilisation née sur internet », évoque les notes des « renseignements territoriaux » : « Les Renseignements territoriaux (ex-RG) analysent ainsi, jour après jour, ce qui se passe sur internet, mais aussi dans les meetings, les AG. La gendarmerie, elle aussi, tente de capter les signaux plus ou moins faibles dans les campagnes. » Quelques jours plus tard, le 27 août : « INFO RTL : "Bloquons tout le 10 septembre" : le mouvement s'étend mais "peine à se structurer", ce que révèle la note du renseignement territorial ». Là encore, les journalistes de RTL ont pu consulter une « note » de la source neutre et objective que constituent les renseignements territoriaux. Quelques jours plus tard, le 2 septembre, c'est une « INFO Le Parisien » qui fend l'actualité : « Mouvement du 10 septembre : grèves, blocages, sabotages… La note d'alerte des services de renseignement ». Le ton se fait plus grave, et « dans un document de six pages que le Parisien - Aujourd'hui-en-France a pu consulter, les renseignements territoriaux et la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris alertent sur de possibles actions violentes, des sabotages et des opérations contre des secteurs stratégiques de l'économie ». « L'alerte » n'allait pas rester bien longtemps sans réponse. Toujours dans Le Parisien, et du même auteur (8/09) : « Les autorités vont faire appel à près de 80 000 agents des forces de l'ordre pour ce mercredi. Le ministère de l'Intérieur prône la "fermeté". » Des informations qui vont se retrouver dans toute la presse, sans que quiconque ne songe à les mettre en question. Le soir-même, alors que le gouvernement est tombé sur le vote de confiance à l'Assemblée nationale, Bruno Retailleau, ministre de l'Intérieur démissionnaire, est l'invité « exceptionnel » du 20h de Léa Salamé (France 2), qui ne mâche pas ses mots dans son lancement : « Il était le ministre le plus important et le plus populaire du gouvernement Bayrou, bonsoir Bruno Retailleau. » D'abord invité à commenter la chute du gouvernement Bayrou et les scénarios politiciens, Retailleau est questionné par Léa Salamé sur le 10 septembre, là aussi sans concession : « Bruno Retailleau, est-ce que vous vous attendez à une journée très suivie mercredi, et est-ce que vous vous attendez à des actions violentes ? »
La nouvelle vedette du 20h de France 2 ne relancera pas le ministre de l'Intérieur lorsqu'il affirmera qu'il « ne tolèrera aucun blocage, aucune violence, aucune action, évidemment, de boycott ». Elle ne lui posera pas non plus de question sur le schéma national des violences urbaines, diffusé cet été, et qui suspend tout simplement la « liberté de la presse » en contexte de « violences urbaines », contre lequel s'insurgent pourtant des dizaines de sociétés de journalistes, y compris celles de France Télévisions. Fait assez rare pour être souligné, qui en dit long sur le climat journalistique, le syndicat de journalistes SNJ-CGT a glissé dans son appel à la grève des 10 et 18 septembre une « invitation » aux journalistes « à documenter avec rigueur – par l'enquête, le reportage et l'analyse – la mobilisation sociale qui se dessine et de ne pas tomber dans la caricature gouvernementale [...] du "chaos" » C'est raté pour Léa Salamé.
Le court sujet diffusé par le 20h avant de donner la parole à Retailleau est lui aussi caractéristique d'une antienne éditoriale qui a monopolisé beaucoup d'espace médiatique : l'inquiétude des entreprises face au 10 septembre. On la retrouve sur France Info (« Bloquons Tout : stocks renforcés et télétravail, comment les entreprises se préparent », 8/09), BFM-TV, qui interroge le patron d'Intermarché Thierry Cotillard (8/09) ; Libération, qui se fait l'écho de cet entretien (« "Bloquons tout" le 10 septembre : le patron d'Intermarché a renforcé ses stocks par "crainte" des actions », 8/09) ; Ouest-France (« "La France n'a pas besoin de ça" : "Bloquons tout" vu par le monde économique des Côtes-d'Armor », 9/09) ; RTL (« "Bloquons tout" le 10 septembre : quels sont les secteurs qui risquent d'être paralysés ? », 8/09) ; Ici Hérault (« La situation politique du moment inquiète les artisans de l'Hérault », 3/09) ; et, à vrai dire, absolument partout. Le Medef sera lui aussi abondamment interrogé dans la presse à propos du 10 septembre, et son président Patrick Martin reprendra sur France Info (27/08) le refrain installé par l'éditocratie : « Le vrai sujet n'est pas de bloquer, c'est de débloquer le pays. »
Comment, donc, parler d'un mouvement social qui n'existe pas encore ? En faisant comme d'habitude, et avant même que la première poubelle ne brûle.
Jérémie Younes
[1] Lire « 10 septembre : les médias peinent à traiter l'appel à "tout bloquer" », Arrêt sur images, 21/08.
06.09.2025 à 12:50
« Les socialistes sont devenus incontournables pour stabiliser le jeu. »
- Politique / Parti socialiste, Journalisme politiqueDepuis que la chute de François Bayrou et de son gouvernement est annoncée, le landerneau du journalisme politique s'agite et tente d'imaginer « l'après ». De nombreux éditorialistes en sont désormais convaincus : c'est le « moment socialiste », après que le PS a consommé sa rupture avec LFI et le programme du NFP. Florilège.
« C'est la petite musique qui monte depuis quelques jours », introduit le journaliste Loïc de la Mornais, dans son émission sur France Info (04/09) : « Un rêve, un espoir, pour la gauche en tout cas : le Parti socialiste pourrait-il s'installer à Matignon ? ». La veille, la problématique est la même dans la matinale de Guillaume Erner sur France Culture (03/09). Le journaliste politique du Monde Olivier Pérou y est invité à commenter les tractations de partis : « On sent qu'il y a une clé à trouver avec le PS, comme à chaque fois. Il y a un espèce de "moment socialiste", on ne sait pas s'il va aboutir ou pas, mais il y a un "moment socialiste". » La curieuse expression semble être l'un de ces syntagmes que les journalistes politiques se repassent entre eux sans réellement en questionner le sens. On le retrouve, le même jour, dans la chronique de Françoise Fressoz du journal Le Monde : « Les socialistes vivent leur "moment". » Quant aux « clés » dont parle Olivier Pérou, on les retrouve, elles, dans Le Point (03/09), qui s'inquiète : « "Le PS a les clés" : Emmanuel Macron prépare-t-il un virage à gauche ? »
Le magazine « C dans l'air » (France 5), présenté par Caroline Roux, se pose la même question : « Macron : et maintenant, la gauche ? ». Dans le reportage qui lance le sujet, la voix-off l'affirme : « En coulisse hier, le président a convié les chefs de la coalition gouvernementale. Au menu : apprendre à travailler avec les socialistes […]. » Des fuites organisées depuis les réunions internes du « bloc central », des « off » destinés à être rendus publics, que l'on va retrouver un peu partout dans la presse : « Réunissant à l'improviste les chefs de partis du "socle commun", Emmanuel Macron les a ainsi enjoints à travailler avec le parti socialiste », écrit la lettre politique de Libération, « Chez Pol » (03/09) ; même info sur le site de TF1, TF1 info, qui titre son papier : « Les socialistes au cœur des négociations pour l'après-Bayrou » (04/09). Avec une introduction pleine d'espoir : « Pour ce parti de gouvernement, duquel sont issus deux anciens présidents de la République, la traversée du désert a été longue. Est-elle sur le point de prendre fin ? » Même écho dans Le Figaro (« Courtisés par Macron, les socialistes se voient à Matignon », 04/09), qui note : « Agréablement surprises par Laurent Wauquiez, qui a affirmé que la droite "ne censurera pas" un gouvernement PS, les troupes d'Olivier Faure guettent les premiers signes d'ouverture du bloc central » ; « Les premiers signes d'ouverture seraient à guetter en septembre », écrit Charlotte Belaïch dans Libération (« Entre Bayrou et le PS, je t'aide moi non plus », 03/09), qui explique que plusieurs ministres du gouvernement Bayrou ont échangé au cours de l'été avec les socialistes, et « veulent croire qu'un chemin, escarpé, existe pour traverser le débat budgétaire ». Tonalité similaire dans La Provence : « Après Bayrou, le PS s'y voit déjà » (05/09) ; La Nouvelle République : « Le PS un peu plus au centre du jeu » (05/09) ; et dans d'innombrables autres publications où l'on retrouve, aléatoirement, les mots de « parti de gouvernement », l'idée de « stabilité », ou encore l'appel à la « responsabilité ». Ainsi L'Express : « Les socialistes et le sinueux chemin de la responsabilité » (04/09). Le HuffPost : « Olivier Faure veut se frayer un chemin » (04/09). Le Parisien, qui évoque lui « Les pistes pour amadouer le PS » (05/09). Ou encore Politico, avec une infolettre mondaine dont les journalistes politiques raffolent, « Playbook Paris », qui titrait dès lundi (01/09) : « PS : l'idée fait son chemin ».
Si le journalisme politique semble vivre son « moment socialiste », ce n'est pas seulement parce que le président de la République a laissé fuiter qu'il fallait désormais « se tourner vers le PS ». C'est aussi parce que le PS a donné les gages nécessaires à tous ces amis de la « stabilité », en actant plus nettement sa rupture avec La France insoumise, et en présentant un projet de « contre-budget », qui abandonne de fait plusieurs mesures emblématiques du programme du Nouveau Front populaire. François Fressoz n'en fait pas mystère dans sa chronique :
D'Eric Lombard à Manuel Valls, en passant par Astrid Panosyan-Bouvet, tous les membres du gouvernement venus de la gauche estiment que, face à la gravité du moment, le contre-budget du PS ouvre des marges de discussion […] Remis au centre du jeu par la décision du Rassemblement national de jouer la carte de la dissolution, voire d'une présidentielle anticipée, les socialistes sont devenus incontournables pour stabiliser le jeu.
Et Olivier Pérou de prononcer la sentence finale sur France Culture : « Soit [le Parti socialiste] fait cet accord de non-censure [avec le bloc macroniste], soit ils retournent – pardonnez-moi l'expression – dans les jupes de Jean-Luc Mélenchon. »
De ce point de vue, la jurisprudence éditocratique est assez claire : dans le premier cas, le PS devrait avoir droit à la plus grande mansuétude (jurisprudence Cazeneuve) ; dans le second, il devrait faire face à des attaques virulentes (jurisprudence Nupes). En attendant, le PS vit assurément son « moment »… médiatique.
Jérémie Younes
05.09.2025 à 14:45
« Une ligne rouge jusqu'ici traversée par l'extrême droite. »
- Politique / Jean-Luc Mélenchon, La France insoumiseEn août 2025, l'université d'été de La France insoumise (LFI), les Amfis, a été le théâtre d'une nouvelle polémique médiatique : le refus d'accréditer Olivier Pérou, journaliste du Monde et co-auteur du livre La Meute, une enquête critique sur le fonctionnement interne du mouvement [1]. Cette décision, assumée par LFI, a déclenché une vague d'indignation dans les rédactions qui y ont vu une atteinte grave à la liberté de la presse.
Entre le 21 et le 23 août 2025, l'« affaire Pérou » s'est constituée en véritable sujet d'indignation politico-médiatique. Communiqués des journalistes politiques sur place (X, 22/08), communiqué d'une trentaine de SDJ (dont celles d'Arrêt sur images, Mediapart, Blast, BFM-TV, LCI, L'Humanité, Les Échos, etc.) dénonçant un « coup de semonce pour toute notre profession », communiqués des syndicats de journalistes, prises de position de personnalités politiques, d'éditorialistes et de figures publiques ou de maisons d'édition… Et une avalanche d'articles dans les grands médias, notamment dans Le Monde, Libération et Mediapart. Le Monde a publié au moins quatre articles, dont un billet virulent de son directeur, Jérôme Fenoglio, dénonçant une « entrave caractérisée à la liberté de la presse ». Libération a publié trois articles, dont un annonçant le retrait de son journaliste des Amfis en signe de « protestation » [2]. Mediapart, de son côté, a consacré un long article à l'affaire, accusant LFI de franchir une « ligne rouge jusqu'ici traversée par l'extrême droite » ; et sa présidente, Carine Fouteau, s'est aussi fendue d'un billet de blog [3]. Exception faite d'une tribune publiée par Hors-Série, l'indignation est unanime…
Une indignation qui s'appuie pourtant en partie sur un faux constat : l'épisode serait inédit… et limité jusqu'à présent à la seule extrême droite. Or, ce n'est ni la première fois concernant Jean-Luc Mélenchon (« Le Petit Journal » en 2012, « Quotidien » en 2019), ni la première fois tout court dans le champ politique : le président Macron, par exemple, s'étant particulièrement illustré en la matière (dès 2017).
Cette indignation s'appuie aussi sur un double discours. La « liberté de la presse » constituerait ici un « principe » immuable : on ne trie pas les journalistes. Pourtant, il arrive que les « non-accréditations » de certains médias – perçus (parfois à juste titre) comme sulfureux – soient considérées comme tout à fait légitimes. Ce fut le cas par exemple pour RT, ou, plus récemment, pour Frontières (le groupe parlementaire Écologiste et Social demandant par exemple en avril dernier la « suspension temporaire et immédiate de l'accréditation de Frontières à l'Assemblée nationale »). Il est dans ce cas admis, et on le comprend aisément, que les pratiques journalistiques et les lignes éditoriales puissent être prises en compte dans la décision d'accréditer ou non un journaliste. En l'occurrence, LFI a justifié sa décision en accusant Pérou d'avoir « lourdement diffamé » le mouvement dans La Meute, co-écrit avec Charlotte Belaïch (Libération), un ouvrage qui dépeint LFI comme une organisation autoritaire centrée sur Jean-Luc Mélenchon.
Au-delà de critères « logistiques » (place limitée, sécurité), la question est donc celle-ci : les organisations politiques sont-elles légitimes à prendre en compte d'autres facteurs, comme les pratiques journalistiques ou la ligne éditoriale ? Ce n'est pas une question nouvelle : au début du XXe siècle par exemple, se posait, « dans les milieux syndicaux », « la question du rapport à entretenir avec les journalistes : faut-il continuer à les accueillir dans les congrès et à répondre à leurs sollicitations ? » [4] De même, les mobilisations sociales depuis au moins 20 ans font face à un enjeu récurrent : faut-il accepter certains journalistes lors d'assemblées générales ou de manifestations ? Ce sont bien deux légitimités qui s'affrontent.
Mais si la « polémique » de cet été, qui dépasse la question de l'accréditation en soi (la pratique est courante dans de nombreux autres champs : sport, culture, etc.), a pris tant d'importance, c'est pour trois raisons. D'abord parce qu'elle concerne un événement à caractère politique : si on comprend de ce point de vue l'exigence de transparence, on peut regretter l'absence de discernement entre ce que signifie ne pas accréditer un journaliste quand on est le pouvoir en place [5], et ce que cela signifie lorsqu'on est un parti d'opposition.
La deuxième raison, il faut bien l'admettre, tient à ce que les accusations contre LFI s'inscrivent dans un climat médiatique à charge : il ne faut qu'une pièce pour que le juke-box médiatique se mette à jouer à plein tube.
Enfin, on ne peut clore sans mentionner le haut corporatisme de la profession, et plus encore du journalisme politique, historiquement réticent à toute remise en question. Ce fut la même indignation généralisée, pour des motifs différents, lorsque LFI avait diffusé une affiche épinglant Nathalie Saint-Cricq. Et de ce point de vue, toucher à Olivier Pérou, et donc au Monde, c'est s'en prendre à l'élite journalistique.
Mathias Reymond
[1] Lire « Mélenchon : les journalistes politiques chassent en meute » et « Ce que nous dit l'acharnement médiatique contre LFI », Acrimed, 6 et 15 mai.
[2] Selon Sylvain Bourmeau, directeur du quotidien AOC et journaliste à France Culture, « Libération prend la bonne décision. Espérons que les autres journaux sérieux fassent de même » (Bluesky, 22/08/2025).
[3] Sur X, l'ancien directeur de Mediapart, Edwy Plenel, a rédigé pas moins de sept tweets en 24 heures pour comparer les méthodes de LFI à celles de l'extrême droite.
[4] Dominique Pinsolle, À bas la presse bourgeoise !, Agone, 2022, p. 85.
[5] En 2022, Reporterre s'est vu interdire l'entrée à un meeting d'Emmanuel Macron, sans que cela ne provoque une levée de boucliers comparable.
04.09.2025 à 15:50
Au cœur de l'été, la vidéo d'un homme s'allumant une cigarette avec la flamme du Soldat inconnu, sous l'Arc de triomphe, a déclenché une intense séquence médiatique. Revenir sur le trajet de cette « polémique », depuis l'indignation de l'extrême droite sur X jusqu'au « courrier imaginaire » de Bruno Retailleau dans Le Figaro, en passant par l'indignation républicaine de la plupart des médias, s'avère éclairant sur les rouages de la mécanique médiatique. Retour sur un cas d'école.
Nous sommes le 5 août et les journaux n'ont pas grand-chose à imprimer sur l'actualité nationale. Heureusement, un comité de rédaction informel agit sur X et va leur dégoter un sujet tout frais. C'est à 9h48 que la vidéo est partagée une première fois sur le réseau social, par un compte anonyme d'extrême droite suivi par 70 000 personnes : « Alerte vidéo ! Un homme allume sa cigarette sur la flamme du Soldat inconnu, en plein cœur de Paris. Aucun respect. Et personne ne réagit. » Les commentaires racistes ne se font pas attendre : « Arabe épisode 458725 », « Sale rat de merde », « Bientôt ils viendront y faire griller des merguez », disent les trois messages les plus populaires sous la vidéo. La fachosphère s'emballe et une palanquée d'autres comptes anonymes d'extrême droite relaient la vidéo, toujours avec le même message en substance (« C'est honteux et personne n'intervient »). C'est avec exactement les mêmes éléments de langage que le premier gros compte non-anonyme, mais toujours d'extrême droite, va lui aussi partager la vidéo et donner le premier gros coup d'accélérateur à la polémique. Il s'agit du député européen RN et ancien syndicaliste policier Matthieu Valet, un habitué des plateaux de CNews [1].
Les premiers « médias » qui reprennent la vidéo sont des blogs, eux aussi d'extrême droite : Boulevard Voltaire, le site de Jean-Marc Morandini ou encore Police & Réalités. L'affaire aurait pu – et aurait dû – en rester là. Mais très vite, le deuxième coup d'accélérateur à la polémique va être donné par une ministre, sans doute à la recherche d'un peu d'exposition estivale. À 16h, Patricia Mirallès, ministre déléguée chargée de la Mémoire et des Anciens combattants, poste sur X un communiqué dans lequel elle annonce saisir le procureur de la République, accompagné du message suivant : « Je suis profondément indignée comme tous les Français ». Dans celui-ci, la ministre prévient : « Ce n'est pas une simple incivilité », « c'est une insulte à notre Nation ».
C'est le top départ qu'attendait la machine médiatique pour s'emballer. « L'affaire » devient une affaire nationale, et il serait beaucoup plus rapide d'énumérer les journaux qui n'y ont pas consacré d'article, plutôt que de se lancer dans un fastidieux recensement : la « profanation » de la flamme du Soldat inconnu est partout, de La Voix du Nord à Sud Ouest, de La Provence au Télégramme, dans Le Figaro et Libération, sur Europe 1 et France Info. Les chroniques et les éditos fusent, chacun y va de son indignation républicaine. Le journal en ligne 20 Minutes se permet même un chapô dans le registre familier : « Y a plus de respect ! On ne vous dérange pas trop monsieur ? » Ignorant ou feignant d'ignorer l'origine très située de cette polémique, France Info va elle-même reposter la vidéo sur son compte X avec le message suivant : « La vidéo montrant un homme allumer sa cigarette grâce à la flamme du Soldat inconnu a suscité l'indignation sur les réseaux sociaux. » Il eut été préférable que la chaîne de service public précise que la vidéo n'a pas « suscité l'indignation sur les réseaux sociaux » en général, mais dans ceux de la fachosphère en particulier.
Toujours en appétit, les médias vont pouvoir se rassasier d'un rebondissement le soir-même : vers 20h, l'homme est interpellé, et c'est au tour de Bruno Retailleau d'entrer dans la danse : « L'homme qui a profané la tombe du Soldat inconnu en allumant une cigarette avec la flamme du souvenir a été interpellé à Paris [...] Ce geste, indigne et misérable, porte atteinte à la mémoire de ceux qui sont morts pour la France. » Nouvelle tournée de reprises générales dans la presse, nouvelle tournée de commentaires racistes sur les réseaux sociaux. Le lendemain matin, c'est Valeurs Actuelles qui remet une pièce dans la machine, avec son traditionnel journalisme de commissariat, en « révélant » le casier judiciaire et la nationalité de l'homme – marocain – qui sera jugé en comparution immédiate. Quelques heures plus tard, c'est un média Bolloré, en l'occurrence Europe 1, qui se met dans les pas de la communication de Bruno Retailleau : « INFO Europe 1 - Bruno Retailleau va retirer le titre de séjour du Marocain qui a profané la tombe du Soldat inconnu ». Nouvel angle, nouvelle vie pour la polémique. « L'info » Europe 1 est reprise absolument partout, sans aucune distance critique avec les affirmations du cabinet du ministre. La chaîne BFM-TV postera même un visuel sur ses réseaux sociaux, avec la même « info », accompagnée d'une photo de Retailleau et du commentaire : « Le ministre a tranché ».
Quarante-huit heures après, Hakim H est jugé en comparution immédiate au Tribunal correctionnel de Paris. Relatant l'audience, un journaliste du Parisien lâche un aveu probablement involontaire sur la nature de ses préjugés : « On s'attendait à voir arriver un provocateur ». Ah bon ? Avant de poursuivre : « On a vu arriver un pauvre type que sa femme vient de quitter. Un malade souffrant de bipolarité... ». L'article nous apprend que celui à qui Bruno Retailleau voulait retirer le titre de séjour est arrivé en France il y a près de 40 ans, travaille comme conducteur d'engins sur des chantiers à 200 mètres sous terre, près de la place de l'Étoile, et dort sur des échafaudages la nuit, car ce travail difficile ne lui permet pas de se payer un hôtel, lui qui habite en Normandie. Dans son compte rendu de l'audience, Le Monde rappelle, ce qui n'a été fait par presque aucun autre média, que « l'interdiction de séjour en France [n'est] pas prévue par le code pénal pour cette infraction ».
Mais Le Figaro n'en avait pas encore terminé avec cette histoire… et ira jusqu'à publier une « lettre imaginaire » au Soldat inconnu, signée de Bruno Retailleau.
Cette séquence médiatique, montée de toutes pièces par l'extrême droite sur le dos d'un travailleur SDF et malade, n'aurait dû être qu'un léger remous dans les fanges de l'internet français. Mais la rapidité avec laquelle les médias se sont engouffrés dans ce faits divers, leur tendance à se reprendre les uns les autres, puis à faire de chaque déclaration de ministre une info en soi, auront permis à cette « polémique » de prendre une ampleur nationale. Un accaparement de l'espace médiatique qui se fait, encore une fois, au détriment d'autres sujets plus importants et au bénéfice d'une idéologie raciste.
Jérémie Younes
[1] Ironie de l'histoire, le même jour, le 5 août, Mediapart publiait une enquête sur ce député européen et sur son habitude de laisser prospérer sur ses réseaux sociaux des tombereaux d'injures racistes.