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Média d'enquête militant, partisan, autonome et internationaliste

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27.05.2023 à 13:22

10 ans après le meurtre de Clément Méric : week-end international antifasciste

lemarteausansmaitre

Le 5 juin, cela fera 10 ans que Clément Méric est mort, assassiné par des militants d’extrême-droite à Paris. Cela fera 10 ans que nous commémorons chaque année la mémoire de notre camarade, ciblé parce qu’antifasciste.

Le mot fait peur désormais, il sent la dissolution et le souffre. Il y a fort à parier que ceux qui se déclaraient spontanément antifascistes au lendemain de la mort de Clément y réfléchiraient aujourd’hui à deux fois. Les pitres socialistes qui paradaient sur les plateaux il y quelques années ont définitivement rompu avec la tradition antifasciste en prenant leurs quartiers dans les ministères. Tandis que dans la presse mainstream le mot est devenu sulfureux, renouant, malgré les tentatives d’obscurcissement, avec ce qu’il désigne réellement historiquement, à savoir l’héritage d’une frontière politico-militaire qui fracture l’Europe depuis un siècle.

Après le tournant de 1917, le péril rouge est perçu par les élites européennes comme « le parti de la guerre civile internationale » ; le fascisme est la réponse politique et militaire au « péril rouge » du bolchévisme et au « péril jaune » de la révolte anticoloniale.

L’antifasciste est alors la figure combattante du militant internationaliste : il regroupe aussi bien Guingouin dans les maquis du Limousin que les partisans grecs et italiens, tant les artidi del popolo du début des années 1920 que la colonne Durruti, aussi bien les manifestants de Charonne contre l’OAS que les brigades africaines-américaines Abraham Lincoln parties rejoindre les républicains espagnols, aussi bien les Black Panthers et leurs alliés que l’alliance palestino-progressiste face à la Phalange au Liban.

C’est dans cette large histoire révolutionnaire, qui excède évidemment notre organisation, que s’inscrivait Clément. Antifasciste, il l’était lors de sa jeunesse à Brest. Il l’est resté en rejoignant Paris en 2012 pour poursuivre ses études. C’est ici qu’il a intégré l’union syndicale Solidaires et rencontré notre organisation, dans laquelle se côtoient alors militants révolutionnaires, jeunes syndicalistes et ex-ultras de groupes dissous du Virage Auteuil. Pendant près d’une année, il a milité à nos côtés, dans Paris et sa banlieue, pour ne pas laisser la rue à l’extrême-droite, auprès des migrants qui sont traqués et chassés par les forces de l’ordre, avec les collectifs de quartiers populaires qui s’organisent pour exiger la vérité et la justice pour tous les jeunes brutalisés par la police, et contre toutes les formes d’oppressions et de discriminations.

C’est cette histoire qu’il nous faut prolonger, cette trajectoire qu’il est vital de poursuivre. Car en 10 ans la situation s’est accélérée. Le parti de l’ordre, immuablement au pouvoir malgré quelques changements d’étiquettes, continue sa marche au pas de charge. Loin de l’alternance annoncée, et du supposé libéralisme d’un banquier aux dents longues, le hollando-macronisme a en réalité intensifié lourdement toutes les tendances du sarkozysme.

Depuis 10 ans, le racisme d’État se déchaîne, à travers le massacre quotidien des migrants en Méditerranée, l’agitation islamophobe contre les musulmans du pays, à grands coups de perquisitions, de lois contre le voile et de dissolutions d’associations. À travers la persistance des crimes policiers contre les jeunes hommes non-blancs, la rromophobie institutionnalisée et la chasse aux « islamo-gauchistes ». Une nouvelle loi sur l’immigration se prépare, qui vient s’empiler sur toutes les autres et étendra sans doute encore les prérogatives de la police pour chasser les étrangers.

Depuis 10 ans, les interventions impérialistes françaises se multiplient, en Afrique et ailleurs, tandis que les gouvernements successifs ignorent leur rôle dans les attentats commis au sein de la métropole tout en essayant de criminaliser le soutien aux luttes de libération anticoloniales, en premier lieu celle du peuple palestinien, qui fait aujourd’hui face de manière héroïque à la politique d’apartheid mise en place par le régime colonial de l’État sioniste.

Depuis 10 ans, une lourde offensive néolibérale s’abat sur tous les pauvres du pays, et ceux qui ne l’étaient pas encore. Elle s’accompagne d’un tournant autoritaire qui s’intensifie d’année en année. Aux ordonnances Macron, à la loi travail, la taxe carbone et la réforme des retraites, il faut associer les multiples lois « antiterroristes », « de sécurité globale », « contre les séparatismes », dont la tâche est soit de garantir que la police française puisse réprimer toute velléité de rébellion soit de tenter d’entretenir la fragmentation entre les classes subalternes. Ceux qui se soulèvent dans ce pays portent dans leur chair la mémoire du déferlement de violence tombé sur les banlieues en 2005, les gilets jaunes en 2018 ou, il y a quelques semaines, les écologistes à Sainte-Soline. Il faut désormais s’armer de courage pour aller manifester.

Depuis 10 ans, le programme du fascisme français progresse à la mesure du raidissement néolibéral, s’incarne dans des lois et des politiques qui puisent dans le vieil arsenal d’un État colonial et d’une république façonnée pour l’autoritarisme. Pourtant, on ne cesse de nous faire le coup des fronts républicains des dimanche électoraux, de brandir la menace de l’accession au pouvoir du Rassemblement national pour justifier le statu quo. Mais cette menace change au fur et à mesure que les gouvernements se réapproprient les mots d’ordre de l’extrême-droite. Ce n’est plus tant le racisme ouvert du RN qui gêne désormais, mais la perspective d’un chaos économique. Ce n’est plus l’héritage pétainiste qui est mis en accusation, mais leur supposée mollesse.

L’opération politique de la macronie est double. D’un côté, il s’agit de façonner un inévitable face à face avec l’extrême-droite, tout mensonger qu’il soit. En les renforçant institutionnellement, à l’Assemblée ou ailleurs dès que faire se peut, en reprenant leurs mots d’ordre et en légitimant leurs questions. En diabolisant par tous les moyens une NUPES pourtant évidemment social-démocrate. De l’autre, il s’agit de circonscrire la politique au jeu électoral. C’est sans doute là l’un des motifs profonds des vagues de dissolutions et des menaces qui pèsent jusqu’à la LDH. Briser la société, tout ce qui bouge et conteste, tout ce qui invente et résiste, tout ce qui pourrait peser sur le jeu institutionnel, voire le renverser.

Ce que Darmanin et ses sbires visent, c’est l’écrasement total de la politique de la rue. Nulle légitimité accordée aux immenses manifestations contre les retraites, nulle place pour le dialogue ou la concession. Les salves de grenades et les dissolutions auront raison d’un peuple trop remuant. Y compris d’ailleurs les dissolutions visant l’extrême-droite. Pendant que certains se racontent que ce sont des victoires, il suffit de constater combien la macronie s’est radicalisée pour voir ce qu’il en est. Et qu’on ne s’inquiète pas pour les quelques fascistes qui aiment parader, avec la progressive incorporation des civils aux schémas du maintien de l’ordre, il y a fort à parier qu’ils pourront porter bientôt un uniforme pour jouer le seul rôle qu’ils aient jamais su composer avec talent : supplétifs de la flicaille.

Écraser la rue, c’est la condition pour s’assurer du bon déroulement du programme néolibéral, en dépit de l’urgence climatique. Écraser la rue, c’est s’assurer que rien ne se passe si Le Pen est élue, ou que personne ne soit tenté de rappeler ses quelques promesses à un gouvernement de gauche miraculeusement victorieux.

Face à cela, l’antifascisme ne doit ni se laisser aller au vieux refrain de la spécificité de l’extrême-droite, quand bien même Le Pen serait pire que Macron, ni au front unique électoral. Face au raidissement de la situation, il est plus que jamais nécessaire de savoir constituer des fronts pratiques victorieux. D’éviter les querelles dogmatiques et le sectarisme qui sévit par gros temps, mais de contribuer à tisser des complicités entre toutes les réalités qui ont fait de la France le théâtre de la plus grande conflictualité sociale en Europe.

Un antifascisme à la hauteur de la situation se doit d’embrasser toutes ces dimensions, de concourir à la rencontre entre les diverses trajectoires de luttes qui ont constellé le pays au cours des dernières années, en étant toujours attentif à l’autonomie et la spécificité de chacune, afin de pouvoir tisser des alliances réelles, entre luttes antiracistes autonomes, mouvement ouvrier classique et Gilets jaunes. Entre luttes féministes, écologistes et syndicales.

C’est de la capacité à mener ce travail de composition et à le rendre victorieux que dépend notre futur. C’est ce travail qu’il faut mener dès maintenant pour se montrer à la hauteur de notre histoire, et de la mort d’un camarade.

Revenant des camps de concentration nazis où il avait été emprisonné en raison de son activité résistante, dans un contexte dont on mesure sans doute mal la gravité, Robert Antelme a écrit un beau texte intitulé « Vengeance ? » en 1946. On peut y lire que « Seul le monde dans sa vie peut venger chaque jour ceux qui sont morts, parce que ces morts ne sont pas ordinaires ; seule une victoire des idées et des comportements pour lesquels ils sont morts peut avoir le sens d’une vengeance ; cette mort ne se mesure pas à la nouvelle mort d’un homme, c’est l’avènement, le développement d’une société et d’un certain monde intérieur qui peuvent y répondre ».

En ce sens, nous n’avons pas renoncé à venger Clément. Et c’est pour commencer, continuer à construire cet autre monde et cette autre vie que nous appelons à un week-end de mobilisation à l’occasion des 10 ans de son meurtre :


➡️ RDV DIMANCHE 4 JUIN🚩 MANIFESTATION ANTIFASCISTE📍 11H MÉTRO BARBES

18.03.2023 à 12:31

Prenons la Concorde

lemarteausansmaitre

Rien ne l’a arrêté. Ni les manifestations de masse parmi les plus impressionnantes de l’histoire récente, ni l’opposition constante et opiniâtre de l’opinion publique. Ni les remords de la droite face à un peuple à bout, ni l’absence d’une quelconque majorité à l’Assemblée nationale. Macron se sait minoritaire. Mais ça lui est égal.

Car en réalité, Macron est ce soldat sacrificiel du capital qui est prêt à faire passer les intérêts financiers devant ses propres intérêts politiques et ceux de son camp. « On ne peut pas prendre le risque », déclarait Élisabeth Borne jeudi devant l’Assemblée. Voilà qui a le mérite de la transparence : ces gens-là n’autorisent des votes que lorsqu’ils sont sûrs de les gagner. À la moindre incertitude, le formalisme démocratique vole en éclats. Reste le commandement pur, au service du marché, quoiqu’il en coûte.

On ne compte plus les recours à l’article 49.3 depuis la nomination d’Elisabeth Borne il n’y a même pas un an. Et pour cause, la macronie n’a plus les moyens de prétendre représenter une majorité. Élu par un peu moins de 20% des français en 2017, Macron a perdu sa majorité absolue en 2022. S’il recourt comme un forcené à tous les outils antidémocratiques que la Ve république, née pour régler l’insurrection algérienne, a prévu dans but d’assurer le pouvoir des Césars, c’est qu’il n’a pas les moyens politiques de faire autrement. 

Le 49.3 est une victoire. La mobilisation massive a suffisamment ébranlé l’Assemblée pour empêcher Macron de donner même l’illusion d’une majorité. 

Le 49.3 est une défaite : on vient d’arracher deux ans de nos vies pour satisfaire les calculs glacés de marchés égoïstes. Pour qu’une minorité de riches continue de s’enrichir inlassablement, on condamne, purement et simplement, à deux ans de travaux celles et ceux qui produisent la richesse captée par d’autres. 

À mi-mouvement un bilan s’impose : la stratégie intersyndicale est impuissante. Elle n’est ni à la hauteur de ses propres objectifs – le retrait de la loi – ni à celle de la situation – une inflation délirante dans un contexte de précarisation généralisée et de spirale autoritaire. 

Les manifestations, les grèves et les blocages repartent de plus belle depuis jeudi. Et c’est de leur intensification et de leur combinaison quotidienne que dépend en grande partie l’issue de ce mouvement. Mais que nous manque-t-il ? Sans doute des lieux pour se rencontrer, éprouver une force collective, se sentir nombreux dans la durée. 

Nous avons besoins de camps. Où être rejoignables. D’où se projeter ensemble, à l’assaut des quartiers bourgeois et des ports industriels, d’une Assemblée défaite et d’un sinistre Sénat, de locaux Renaissance comme des lycées ou des facs où la police empêche les blocus. Rejoindre les piquets de grève, envahir les gares et le périphérique, revenir discuter en assemblée. 

À Paris, la Concorde est une évidence. Au cœur du Paris ennemi, en face de l’Assemblée, non loin du palais de l’Élysée, une place portait autrefois le nom de Révolution. Les têtes de rois y tombaient et on y inventait une autre vie. Et il y a dans chaque ville, d’autres places, d’autres lieux, qui peuvent servir de bases arrière au mouvement, occupées chaque jour et chaque nuit, non comme un endroit de repli, mais comme autant de places fortes, arrachées à l’ordre policier, d’où déferle sur la ville un peuple qui rêve encore d’une vie meilleure. 

Prenons la Concorde, partons à l’assaut du monde.

05.02.2023 à 10:57

[Italie] Sur le cas d’Alfredo Cospito : luttes anti-carcérales au fil du temps

lemarteausansmaitre

Jeudi 19 janvier 2023, Paris. À quelques heures d’une grève intersyndicale massive, Pasquale Abatangelo, ancien membre des Noyaux Armés Prolétaires, présente la traduction française de son livre Je courais en pensant à Anna. Une histoire d’amour et de lutte qui traverse une grande partie des luttes radicales italiennes des années 1970. Parmi elles, inévitablement, les luttes carcérales des soi-disant « damnés de la terre »1. La présentation touche à sa fin, ou presque. Les dernières phrases de congé alternent sourires narquois et regards crispés. Cette alternance s’explique de la manière suivante.

Du côté des sourires narquois se trouve l’histoire du 2 octobre 1979. Italie : les prisonniers qui se révoltent dans la prison de haute sécurité de l’Asinara, pour la plupart des membres des Brigades Rouges, provoquent un intense jet de mobilier. Un affrontement éclate avec la police de la prison, des lits et des tables sont utilisés comme béliers, l’objectif est la destruction de la prison. Des policiers et des carabiniers sont massivement mobilisés à Asinara, une prison située au nord de la Sardaigne, sur l’île homonyme. Les policiers sont repoussés avec tous les moyens dont disposent les détenus. La bataille dure plusieurs heures, le pavillon de haute sécurité est partiellement détruit et les détenus sont enfin contenus. Alors que la prison doit être reconstruite, après que l’émeute l’a rendue inutilisable, les détenus peuvent être transférés temporairement hors de l’« Alcatraz italienne ». Une victoire partielle. Puis Pasquale sourit à nouveau en racontant le 28 décembre 1980, le soulèvement à la prison spéciale de Trani. Des anecdotes qui témoignent d’une époque où les mouvements révolutionnaires italiens avaient la force de revendiquer la fin de la dureté des politiques judiciaires et pénitentiaires italiennes.

Puis c’est le tour des yeux qui se durcissent. À l’heure actuelle, jeudi 19 janvier 2023, en Italie, Alfredo Cospito est à son 96e jour de grève de la faim ; il a perdu plus de 40 kg et son état de santé est bien critique2. Le fil rouge des dernières minutes du débat est la lutte contre les prisons et Cospito en mène actuellement une contre le régime de haute sécurité qui lui est réservé dans la prison de Sassari.

Le 20 octobre 2022, il a entamé sa grève de la faim. Alfredo est un anarchiste accusé d’avoir tiré dans la jambe de Roberto Adinolfi, administrateur d’Ansaldo Nucleare, la principale entreprise nucléaire italienne. Il est en prison depuis 2013. À la suite d’une deuxième condamnation prononcée pendant son incarcération (à propos de son implication dans les dépôts de deux colis piégés placés devant l’école des carabiniers de Fossano qui n’ont fait ni morts ni blessés), il a finalement été condamné à la perpétuité réelle et incompressible et soumis au régime de sécurité maximale dit « 41 bis » – le régime le plus sévère en vigueur en Europe. Ce régime prévoit un isolement total et des limitations importantes des droits normalement accordés aux prisonniers ordinaires3.

Telles sont les conditions auxquelles est soumis Cospito, ainsi que les 749 autres personnes soumises à la mesure du 41 bis en Italie – pour la plupart condamnées pour des délits de terrorisme ou de mafia. Lors de la présentation du livre, nous suivons un fil rouge sur les luttes contre la prison ; cela commence sournoisement mais se termine silencieusement. La soirée à la librairie se termine sans aucun applaudissement.

Pour ceux/celles qui suivent de près les affaires judiciaires et carcérales italiennes, il est possible de reconnaître dans l’affaire Cospito la première tentative, après plus de 40 ans, de susciter une mobilisation contre les prisons qui aille au-delà des rangs militants4.

Sur cette affaire, la ligne dure du gouvernement Meloni a pris la forme d’un impénétrable mur de silence institutionnel, par l’intermédiaire du ministre de la Justice Carlo Nordio. Un mur de silence ; sauf pour les moyens répressifs judiciaires « habituels », aussi disproportionnés que sincèrement pathétiques. À titre d’exemple, mentionnons l’avertissement adressé à Angelica Milia, la médecin qui suit la santé d’Alfredo Cospito, à qui il a été officiellement interdit de faire des déclarations sur l’état de santé de son client (Milia a ignoré l’avertissement). Ou bien l’intervention grandiloquente de la police romaine pour identifier des lycéens mineurs qui préparaient une banderole pour Cospito en vue des journées de solidarité qui se tiendront à l’université La Sapienza les 3 et 4 février à Rome. Université, La Sapienza, qui se trouve actuellement occupée depuis le soir du 2 février.

Et puis soudain, du silence institutionnel, le tumulte au Parlement : des tensions éclatent entre les différents partis politiques à Montecitorio, qui ne s’apaiseront pas. La Première ministre Giorgia Meloni tente un coup de théâtre en déclarant qu’il ne « s’agit pas d’une question politique, la gauche et la droite ne comptent pas » ; elle cherche la politique du bouc émissaire tandis que circulent des interceptions couvertes par le secret judiciaire et que, au Parlement, des voix s’élèvent pour demander la démission du ministre Nordio, jugé inapte à gérer l’affaire.

Entre-temps, avec la complicité des principaux journaux, le gouvernement et les appareils judiciaires se lancent dans une opération de délégitimation aussi imaginative que maladroite, accusant Cospito de s’être entretenu en prison avec des représentants de la mafia afin de « signer » un pacte contre le 41 bis. Une véritable mise en scène qui vise à décrédibiliser le détenu, qui demande l’abolition du carcere duro pour tout.e.s les prisonnier.e.s, et pas seulement pour certain.e.s.

Nous ne sommes plus dans les années 1970 et le mouvement social peine à imposer un rapport de force capable de sauver la vie de Cospito ; néanmoins, il n’est pas surprenant que les années 1970 soient mentionnées depuis le Palazzo Chigi et Montecitorio. Les ministres du gouvernement d’extrême droite évoquent le retour de la stratégie de la tension ; Tajani, ministre des Affaires étrangères, déclare dans une conférence de presse que l’État serait dans le collimateur de l’Internationale anarchiste (une phrase chimérique qui ne veut rien dire) ; le ministre de la Justice, Claudio Nordio déclare lors de la même conférence de presse que « comme pour l’enlèvement de Moro, nous devons suivre la ligne de la fermeté ».

En bref, le croque-mitaine d’une alerte terroriste inexistante, mais indispensable pour faire valoir une position forte et unie : la création d’un monstre social est une stratégie politique absolument pas originale mais extrêmement efficace pour construire un consensus politique. Le souci du gouvernement de clore le plus rapidement possible le débat sur ces questions est également éloquent dans le rejet du ministre Nordio de négocier le régime du 41 bis pour Cospito. Cela prouverait la possibilité et la capacité de l’activation sociale d’influencer la modification des lois de l’État sur la justice5. Une conception qui montre, s’il en était nécessaire, le caractère autoritaire et fasciste de cet exécutif. Face à la restriction des espaces d’agilité démocratique, il est nécessaire de continuer à alimenter le débat public sur le sujet des luttes contre les prisons.

Entre-temps, Cospito se trouve dans un état de santé gravissime ; pour cette raison, il a été transféré de la prison de haute sécurité de Sassari à celle de Milan, où l’on pense qu’il existe un établissement plus adapté pour l’accueillir dans ces conditions. Aujourd’hui, le 4 février 2023, c’est son 108e jour de grève de la faim ; en ce moment, une manifestation en soutien à sa lutte, contre la perpétuité et la mesure du 41 bis, se tient à Rome.

30.01.2023 à 09:32

Derrière la fusillade de Jérusalem, la violence de l’État israélien

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La fusillade meurtrière de Jérusalem-Est de vendredi soir prend place dans un contexte d’interventions israéliennes particulièrement violentes et tout aussi meurtrières dans les camps palestiniens en Cisjordanie ces dernières semaines, qu’il parait important de restituer pour tenter d’éclairer ce nouvel embrasement en Palestine occupée.

L’évènement qui a causé la mort de sept israéliens et grièvement blessé trois autres, à la sortie d’une synagogue de Jérusalem-Est, succède en effet à un raid de l’armée israélienne, la veille, dans le camp palestinien de Jénine en Cisjordanie durant lequel elle a tué neuf personnes, fait une vingtaine de blessés et bombardé l’unité pédiatrique de l’Hôpital de Jénine au gaz lacrymogène.

Rappelons aussi que les interventions de l’armée à Jénine et Naplouse sont actuellement quotidiennes et très violentes – on comptait déjà 30 morts palestiniens depuis de le 1er décembre 2023 ce jeudi soir.

Dans la nuit de jeudi à vendredi et dans le silence le plus complet de la communauté internationale, le Hamas a tiré en représailles deux roquettes depuis Gaza et l’Autorité Palestinienne a annoncé la fin de sa coopération avec Israël.

On peut légitiment penser que le jeune homme de 21 ans qui a tiré sur les passants dans la colonie de Nave Yaakov, l’a aussi fait au regard de cette situation et des évènements récents.

Non revendiqué par une faction en particulier, cet acte, isolé au premier abord, semble plutôt s’inscrire dans un nouveau mouvement de contestation porté par une partie de la jeunesse palestinienne pas directement liée aux organisations de résistance et que certains observateurs voient déjà comme une nouvelle intifada.

20.01.2023 à 14:37

400 milliards pour l’armée, 0 pour les retraites : Macron s’en va-t-en guerre

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Ce vendredi, Emmanuel Macron a annoncé une enveloppe de 413 milliards d’euros pour le financement des armées pour la période 2024-2030. Depuis la base aérienne de Mont-de-Marsan, où il a exprimé ses traditionnels vœux aux armées, le président a joué la carte de la « transformation » militaire et du « retour de la guerre en Europe » pour justifier une augmentation d’un tiers des budgets de défense par rapport à la loi de programmation militaire 2019-2025. Sur le plan technologique, il s’agit de renforcer les secteurs des drones et des munitions rôdeuses tout en insistant sur la capacité de frappe française et ses moyens de défense sol-air. Usant de la rhétorique de la multiplication et de l’agrégation des « menaces », Macron a également annoncé une augmentation de 60 % du budget du renseignement militaire sur la même période.

Au lendemain d’une mobilisation massive partout en France contre la réforme des retraites ayant rassemblé plus de 2 millions de manifestants, l’exécutif affiche donc clairement ses priorités budgétaires, tout en poursuivant son réalignement atlantiste (en fait, sa subordination sur les visées impérialistes américaines). L’objectif est clair : assumer l’escalade militaire et garantir dans la durée le soutien astronomique à la guerre en cours « jusqu’au dernier ukrainien ».

Pour rappel, Elisabeth Borne a justifié son projet de réforme des retraites par une prétendue hausse du déficit du système par répartition qui passerait de 1,8 milliards d’euros cette année à 43,9 milliards en 2050. Ces chiffres mensongers, contredits par le rapport annuel du Conseil d’orientation des retraites de 2022, permettent tout de même de prendre la mesure du budget alloué au secteur de la défense par le président. 

Cessons de nous mentir en prétendant que les caisses de l’État sont vides : la destruction du système des retraites – et plus généralement des services publics – n’est rien d’autre qu’un choix politique.

26.12.2022 à 15:42

De la prison à la lutte armée dans l’Italie des années 1970 : entretien avec Pasquale Abatangelo

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Cinq questions à Pasquale Abatangelo, auteur du livre Je courais en pensant à Anna, voyage à travers les luttes radicales italiennes des années 1970, récemment paru chez PMN éditions.

Je courais en pensant à Anna est le récit d’une vie entièrement consacrée aux luttes sociales issues des années 1968 et 1969 en Italie. Des révoltes de prisonniers aux Brigades rouges en passant par les Noyaux armés prolétaires, ce récit inédit, décrivant le monde des détenus politiques, les luttes sociales et les débats internes des organisations révolutionnaires, rompt l’épais silence qui étouffe encore cette période durant laquelle l’Italie devait composer avec l’insurrection armée.

Pasquale Abatangelo naît en 1950 à Florence, en Italie. Après une série d’expériences de rue qui le conduisent plusieurs fois en prison, il participe aux soulèvements du mouvement des prisonniers prolétaires et aux manifestations de la gauche révolutionnaire italienne. Membre des Noyaux armés prolétaires et des Brigades rouges, il a purgé vingt et un ans d’emprisonnement, six ans de semi-liberté et quatre ans de probation. Il ne s’est jamais repenti ni dissocié.

De la prison à la lutte armée dans l'Italie des années 1970 : entretien avec Pasquale Abatangelo

Contexte et genèse de l’engagement

ACTA : Vous avez été incarcéré très jeune, à une période de forte recomposition sociale des prisons en Italie, où se retrouvent enfermés beaucoup de ceux qui ont refusé la discipline de l’usine. Pouvez-vous revenir sur ce contexte de la fin des années 1960 et sur le début de votre engagement dans les luttes en prison ?

Pasquale Abatangelo : Quand, très jeune, à la fin des années 1960, j’ai commencé à fréquenter les prisons, l’Italie avait profondément changé. D’un pays d’après-guerre à prédominance rurale et paysanne, elle s’était transformée en un pays industriel et urbain. Et cela changeait aussi dans les prisons, dans les cellules et dans les cours de promenade. La composition sociale des détenus avait profondément changé mais pas les structures toujours délabrées, le code pénal et le règlement pénitentiaire fascistes.

Maintenant les prisons se remplissaient de jeunes prolétaires ayant des perspectives de vie en forte adéquation avec les mouvements du prolétariat métropolitain qui, en 1968-1969, avec les étudiants et les ouvriers des grandes usines, mettaient en cause le pouvoir politique de la bourgeoisie et les rapports de production capitalistes. La rencontre en prison entre les avant-gardes politiques du mouvement, arrêtées pour des manifestations et des affrontements de rue, et cette nouvelle composition de classe rebelle de la population carcérale a servi de détonateur à une situation carcérale déjà explosive.

La prison n’était plus étanche vis-à-vis du monde extérieur et la contradiction entre le développement tumultueux de la société et le retard médiéval du système carcéral ne pouvait plus être contenue dans les murs de la prison. Et c’est précisément dans ce contexte que les révoltes et les émeutes de masse dans les prisons ont commencé, au cours desquelles j’ai commencé à faire mes premiers pas dans la lutte de classe avec des centaines d’autres prisonniers sociaux1 comme moi.

Au départ, j’ai commencé à participer aux luttes des prisonniers simplement à cause de mon esprit rebelle qui m’amenait à ne pas subir passivement les terribles conditions de la vie carcérale et le harcèlement quotidien de nos tortionnaires en uniforme. Mais aussi parce que j’avais grandi en maison de correction et que depuis enfant je me retrouvais toujours en première ligne aux côtés des plus faibles, sans hésitation et sans jamais reculer.

De la délinquance sociale au délinquant politique, la prison comme foyer de lutte révolutionnaire

L’extrême gauche française a eu beaucoup de mal, exception faite de certains groupes de l’Autonomie, à voir la prison comme un foyer de lutte révolutionnaire. Comment s’est passée cette affirmation en Italie ? Comment s’est effectué le passage des comités d’actions des prisonniers aux NAP (les Noyaux Armés Prolétaires) ?

En effet, ce n’est qu’en Italie dans ces années que les prisons sont devenues un lieu de lutte révolutionnaire. Cette particularité typiquement italienne s’est réalisée grâce à l’action de soutien de la propagande et de la presse révolutionnaire aux luttes des prisonniers. Même si en France, en Allemagne, en Angleterre et aux USA, le mouvement soixante-huitard a aussi trouvé les mots pour comprendre, décrire et rejeter les institutions totales, ce n’est qu’en Italie qu’une dynamique d’égal à égal, horizontale et osmotique s’est générée entre voyous et révolutionnaires.

À l’époque les jeunes militants révolutionnaires emprisonnés ne revendiquent pas, comme ailleurs, le statut de prisonniers politiques. Ils choisissent de rejoindre les luttes des prisonniers sociaux pour contribuer à élargir les horizons politiques et culturels des avant-gardes du mouvement des détenus. Mais en retour les braqueurs et les voyous ont aussi enrichi le bagage politique et humain des prisonniers politiques. L’influence est allée dans les deux sens. Les délinquants s’approprient la culture et l’expérience politique des soixante-huitards, nécessaires au développement du mouvement des prolétaires prisonniers. Pendant que les détenus politiques s’alimentent rapidement du savoir concret des délinquants, fruit de leurs expériences de vies vécues aux marges de la société. Des deux côtés, il y avait une grande attraction pour le monde différent qui était découvert. Les barrières ont sauté en même temps que la vieille idée de rédemption du sous-prolétariat, remplacée par celle d’un élargissement, d’une reformulation et d’une radicalisation de l’horizon de classe saisi dans son ensemble comme prolétariat métropolitain.

C’est sur cette base que des centaines de délinquants sociaux comme moi se sont transformés en délinquants politiques, en révolutionnaires qui ont ensuite donné vie, avec d’autres sujets politiques et sociaux, aux Noyaux Armés Prolétaires. Cela s’est produit lorsque le mouvement de masse des prisonniers prolétaires en a ressenti le besoin politique, c’est-à-dire après les massacres de prisonniers révoltés en 1974 dans les prisons des Murate à Florence et à Alessandria. Quand ils se sont rendus compte qu’ils ne pouvaient plus s’appuyer entièrement et exclusivement sur l’action de groupes extraparlementaires et que, pour continuer la lutte, ils devaient absolument se doter de leur propre organisation révolutionnaire, avec un programme politique qui plaçait au centre la défense des luttes des prisonniers et du prolétariat marginal. 

Structuration du mouvement des prisonniers prolétaires

Les N.A.P se présentaient comme « un de ces groupes qui ont décidé de radicaliser la lutte contre l’État des multinationales, plus particulièrement contre le système répressif : les prisons et l’appareil judiciaire » et avaient pour mots d’ordre : « créer et organiser 10, 100, 1000 noyaux armés prolétaires ».  Quel était le type de structuration des NAP entre les différentes prisons, et quelles ont été les formes du mouvement, de l’intérieur et à l’extérieur des prisons ?

Les NAP sont nés au début des années 1970 à la suite de deux épisodes qui ont modifié le niveau d’affrontement dans les prisons. Le premier a été la riposte meurtrière mise en place par l’État pour écraser les luttes du mouvement des prisonniers prolétariens, recourant aux massacres dans les prisons d’Alessandria et de Murate, où ils ont tiré sur les détenus en révolte. La seconde concernait la perte de soutien aux luttes des prisonniers (qui avaient désormais pris un caractère offensif et violent) par les groupes de la gauche extraparlementaire parce qu’ils ne partageaient pas et n’étaient plus en mesure de gérer politiquement un mouvement de prisonniers qui allait de plus en plus sur le terrain de la lutte armée.

Dans cette situation, les détenus n’avaient que deux choix : ou se rendre face à la violence armée de l’État et à l’isolement progressif des luttes dans l’enceinte des prisons, ou se doter d’une organisation propre, capable de se confronter au niveau d’affrontement imposé par l’État sur  le terrain de la lutte armée. Et ainsi sont nés les NAP, une organisation combattante qui a assumé la responsabilité politique d’être le point de référence pour les damnés de la terre, c’est-à-dire pour les prisonniers et le prolétariat extralégal et marginal. Une organisation qui a soutenu les luttes des prisonniers et du sous-prolétariat avec les armes, capable de s’intégrer dans le processus révolutionnaire initié par les Brigades Rouges avec la classe ouvrière du nord de l’Italie, en vue d’une recomposition des différentes figures sociales qui forment le prolétariat métropolitain italien, du nord au sud, de la classe ouvrière aux prisonniers, aux extralégaux, aux chômeurs.

Nous avions pris conscience que notre condition de damnés de la terre ne pouvait changer qu’avec une révolution prolétarienne. Nous nous sommes inspirés du Black Panther Party et des luttes des prisonniers noirs dans les prisons américaines. Ce n’est pas un hasard si les premiers collectifs organisés avant la mise en place des NAP à l’intérieur des prisons s’étaient nommés « Red Panthers » ou encore « Collectif George Jackson » en hommage à ces mouvements. Le programme politique et la structure organisationnelle des NAP peuvent se résumer aux slogans répétés à plusieurs reprises dans leurs communiqués : « Organiser 10, 100, 1000 noyaux armés prolétaires » et « Révolte dans les prisons et lutte armée dehors ».

Initialement, les NAP étaient organisés par noyaux territoriaux qui agissaient en totale autonomie dans le cadre d’une stratégie politique partagée. Plus tard, cependant, ils se sont structurés de manière plus centralisée sans jamais renoncer à l’autonomie tactique des noyaux. Les militants des NAP vivaient à la fois clandestinement et semi-clandestinement et étaient principalement des prisonniers et des ex-prisonniers, mais il y avait aussi des étudiants et des travailleurs qui avaient quitté Lotta Continua et qui ont choisi de continuer à soutenir les luttes des prisonniers et du prolétariat marginal sur le terrain de la lutte  armée, contre l’État et ses appareils répressifs.

L’articulation des luttes autonomes des prisonniers à l’autonomie en général

Le 1er Mars 1976, les Brigades rouges et les N.A.P signent un communiqué conjoint intitulé « pour l’unité de la guérilla », et mènent ensemble plusieurs actions comme l’attaque simultanée de casernes et de véhicules de carabiniers à Milan, Turin, Gênes, Rome, Naples, Florence et Pise. Dans quel contexte survient cette alliance ? Plus largement, à travers votre expérience, quels rapports entretenaient les N.A.P avec les autres groupes de la lutte armée ?

L’alliance entre les NAP et les BR est née dans un contexte social et politique qui voit la lutte armée et le mouvement révolutionnaire à l’offensive. À cet égard, il suffit de rappeler les nombreuses actions armées des organisations combattantes, les grèves sauvages, les cortèges improvisés à l’intérieur des usines, les manifestations ouvrières, les occupations des écoles, le rôle centralpris par les femmes (protagonismo2 ; ndt) dans les organisations, les émeutes et les évasions de prisonniers soutenues par l’extérieur.

Selon les données du ministère de l’Intérieur, en 1976, il y a eu plus d’un millier d’actions armées et plus de quatre cents évasions de prison. Dans ce contexte, pour les NAP, la relation avec les Brigades Rouges avait une importance stratégique à la fois pour réaliser l’unité de la guérilla et pour construire la recomposition politique et géographique du prolétariat métropolitain dans le processus révolutionnaire. Les attaques armées simultanées menées le 1er mars 1976 dans différentes villes d’Italie contre les casernes et les véhicules des carabiniers doivent être lues de ce point de vue. En ce qui concerne les relations entre les NAP et les autres groupes de lutte armée, il y avait une dialectique politique et aussi théorique mais il n’y avait pas de liens opérationnels notables, en dehors de celui avec le BR.

Perspectives actuelles

En Mars 2020 en Italie, des milliers de prisonniers s’étaient révoltés au début de la crise sanitaire, leur santé n’étant pas garantie en prison. La répression a très vite stoppé le mouvement, 14 personnes furent tuées et des centaines blessées. Quel regard portez-vous sur la situation actuelle dans les prisons, et sur d’éventuels mouvements collectifs face à la répression ?

Les émeutes et les évasions de mars 2020 dans diverses prisons italiennes pendant la pandémie de Covid-19 et le confinement, présentent à certains égards et à première vue de nombreuses similitudes avec celles des années 1970. Par exemple, leur caractère de masse, la dévastation des prisons, l’image des détenus sur les toits, les coups et les meurtres de détenus en représailles aux émeutes, les morts, etc. mais aussi pour les évasions qui ont eu lieu lors de ces émeutes. Pourtant, à y regarder de plus près et en profondeur, au-delà de ces similitudes phénoménales, il existe d’énormes différences entre les émeutes carcérales des années 1970 et celles plus récentes de 2020.

Tout d’abord, le contexte social et politique qui les a générées est différent : au cours des années soixante-dix, il y avait un mouvement révolutionnaire qui était à l’offensive et soutenait les émeutes de l’extérieur, tandis qu’en 2020, les détenus sont sur la défensive et complètement isolés, soutenus uniquement par les membres de leur famille et de petits groupes de camarades. Deuxièmement, les émeutes carcérales des années 1970 s’inscrivaient dans une perspective révolutionnaire de critique de classe de l’État et de la société capitaliste et en tant que telles étaient caractérisées comme des luttes offensives, tandis que les émeutes carcérales de 2020 étaient le résultat du désespoir de prisonniers exposés sans aucune protection sanitaire au Covid-19 qui avait considérablement aggravé les conditions de vie des détenus avec certaines mesures qui ont intensifié l’isolement avec la suspension des parloirs ainsi que des colis alimentaires et vestimentaires envoyés et apportés par les membres de la famille. Troisièmement, la durée des émeutes. Dans les années 1970, elles se sont développées en cycles de luttes et ont duré plus d’une décennie, tandis que celles de 2020 ont été une explosion de quelques jours. Enfin, les conditions de vie des détenus, qui malgré la réforme pénitentiaire, se sont considérablement détériorées et rendent l’organisation collective des détenus beaucoup plus difficile.

Malgré tout cela, les émeutes carcérales de 2020 sont le signe que la prison est une poudrière qui peut toujours exploser à tout moment, même si aujourd’hui la stratégie de différenciation des peines est utilisée comme une arme de chantage sur les détenus et elle a atteint une individualisation des situations carcérales tant dans le prononcé des peines que dans les conditions de vie en prison. Aujourd’hui, avec la classification arbitraire des crimes et délits et des sujets qui les commettent, une peine et une détention sont établies pour chaque individu à travers trois niveaux différents de régime pénitentiaire spécial. Elles vont de la haute surveillance 1 à la haute surveillance 2 et 3, jusqu’à la torture du 41bis3 et la peine de mort civile à la perpétuité réelle (ergastolo ostativo… sans possibilité de liberté conditionnelle ; ndt) qui exclut les détenus de tout avantage éventuel tant sur la peine que sur les conditions matérielles de la vie carcérale. Et dans ce contexte, si les luttes à l’extérieur de la prison ne reprennent pas de force, il est peu probable que les luttes des détenus puissent aller au-delà des grèves de la faim et des explosions désespérées comme celle de 2020, chèrement payée avec 14 morts et des centaines de blessés chez les prisonniers.

12.10.2022 à 10:05

Prabhat Patnaik – Guerre en Ukraine et hausse de l’inflation

lemarteausansmaitre

Dans l’article qui suit, l’économiste marxiste indien Prabhat Patnaik se penche sur la hausse de l’inflation qui touche actuellement les pays européens. Il montre en quoi l’augmentation des taux d’intérêt, présentée comme nécessaire par la Banque centrale pour contrecarrer la spirale inflationniste, a en réalité pour corollaire une augmentation du chômage et une réduction du pouvoir d’achat des classes populaires. Rappelant que l’accélération récente de l’inflation est une conséquence directe des sanctions imposées à la Russie sous la pression américaine, Patnaik en arrive à la conclusion que « les États-Unis mènent une guerre à la Russie en taxant la classe ouvrière européenne ».

Pour la première fois, le taux d’inflation annuel de la zone euro (mesuré par l’indice des prix à la consommation) a atteint deux chiffres : il a dépassé 10 % en septembre 2022, contre 9,1 % en août. Les prix de l’énergie et des denrées alimentaires ont bien sûr été le moteur de cette accélération de l’inflation, en augmentant respectivement de 41 % et de 13 %, mais ils n’ont pas été les seuls éléments à connaître une hausse du taux d’inflation. Même si l’on ne tient pas compte de l’énergie et des denrées alimentaires, le taux d’inflation de tous les autres produits de base pris ensemble est passé de 5,5 % en août à 6,1 % en septembre. Les deux tiers de l’augmentation du taux d’inflation entre août et septembre sont donc imputables aux produits de base autres que l’énergie et les denrées alimentaires. Le récit selon lequel l’accélération de l’inflation est entièrement due à la pénurie d’énergie et de nourriture causée par la guerre en Ukraine n’est donc pas correct.

Il est également faux pour deux autres raisons. Premièrement, cette accélération est antérieure à la guerre en Ukraine. Le taux d’inflation annuel, par rapport à l’année précédente, était de 1,3 % en 2017, de 1,5 % en 2018, de 1,3 % en 2019 et de -0,3 % en 2020. Il est passé à 5 % en 2021, bien avant le début de la guerre en Ukraine. Deuxièmement, l’accélération qui s’est produite avant même la guerre en Ukraine n’était pas tant due à une réelle pénurie de biens qu’à une augmentation des marges de profit, et donc des prix, en prévision d’éventuelles pénuries qui devaient survenir lorsque le monde capitaliste commencerait à se remettre de la stagnation induite par la pandémie. Même l’accélération de l’inflation qui se produit actuellement n’est pas le reflet de l’augmentation des « prix d’équilibre du marché », en raison des pénuries causées par la guerre et des sanctions imposées dans son sillage à la Russie ; elle est plutôt due à l’augmentation des marges de profit, et donc des prix, en prévision des pénuries.

Un exemple illustre bien ce propos. La Slovaquie, dont le premier ministre a averti que son économie était au bord de l’effondrement en raison de la hausse des coûts de l’électricité, a menacé de nationaliser l’approvisionnement en électricité du pays, selon le Financial Times du 28 septembre ; la raison de cette menace est que son principal fournisseur d’énergie avait décidé de vendre son excédent d’électricité à des négociants en énergie au début de l’année, mais que ces négociants proposent maintenant de revendre les contrats à la Slovaquie à un prix cinq fois supérieur à celui qu’ils avaient payé. Bien entendu, ce n’est pas comme si le « prix d’équilibre du marché » avait été multiplié par cinq dans l’intervalle ; c’est parce que les négociants en énergie profitent de la situation pour augmenter démesurément leurs marges de profit.

Cette accélération de l’inflation va se poursuivre à l’approche de l’hiver. Certains prédisent même que l’Union européenne verra les taux d’inflation grimper jusqu’à 20 % dans les mois à venir, d’autant plus que l’euro, comme la plupart des monnaies du tiers monde, se déprécie par rapport au dollar : comme les prix internationaux de l’énergie sont fixés en dollars, cela contribue à la hausse des prix de l’énergie en Europe. Le sabotage de Nord Stream 1, le gazoduc reliant la Russie à l’Europe de l’Ouest, dont beaucoup pensent qu’il est l’œuvre des États-Unis, et que les États-Unis considèrent comme l’ouverture d’une « formidable opportunité », risque de retarder toute reprise des approvisionnements de gaz en provenance de Russie, même si un accord mutuel sur la reprise de ces approvisionnements est conclu rapidement. C’est dans ce contexte que l’on s’attend à ce que la Banque centrale européenne augmente encore ses taux d’intérêt, afin de lutter contre l’inflation, lors de sa prochaine réunion du 27 octobre.

Mais, il convient de se demander en quoi une hausse des taux d’intérêt contribue à la lutte contre l’inflation. Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne, a déclaré qu’une telle hausse était nécessaire pour neutraliser les anticipations inflationnistes. C’est certainement vrai, mais cela soulève la question suivante : puisqu’une hausse du taux d’intérêt ne peut annuler les anticipations inflationnistes que si elle s’oppose à l’inflation d’une manière fondamentale, comment cette opposition se produit-elle ? La réponse à cette question est simple : par la création de chômage.

Le chômage accompagne et provoque une réduction de la demande d’énergie. Il accompagne une telle réduction, c’est-à-dire qu’il en constitue une conséquence nécessaire, si la hausse du taux d’intérêt réduit l’investissement dans l’économie et donc la demande d’énergie ; et le chômage provoque également une réduction de la demande d’énergie en réduisant le pouvoir d’achat de la classe ouvrière et donc sa demande pour toutes sortes de biens et de services, y compris l’énergie. La réduction de la demande d’énergie est donc le revers de la médaille de l’augmentation du chômage, qui, comme le reconnaît Christine Lagarde, contrecarre les anticipations inflationnistes, et donc, par voie de conséquence, empêche les entreprises d’augmenter leurs marges de profit en prévision de l’inflation.

Le chômage a un deuxième type d’effet sur la réduction de l’inflation. Si le premier effet consiste à réduire le pouvoir d’achat des travailleurs à un taux de salaire donné, le second consiste à réduire le pouvoir d’achat en réduisant le taux de salaire lui-même, en veillant à ce qu’à mesure que les prix augmentent, le pouvoir de négociation des travailleurs s’affaiblisse, de sorte qu’ils ne bénéficient pas d’une compensation suffisante par rapport la hausse des prix en termes d’augmentation de leur salaire monétaire.

Ces deux effets s’additionnent, et le résultat net est que les pressions inflationnistes sont contrées par une augmentation du chômage et donc une réduction du pouvoir d’achat. C’est la manière dont le capitalisme combat l’inflation ; elle se fait nécessairement au détriment de la classe ouvrière. Il n’y a rien de mystérieux ou d’inévitable dans cette façon de combattre l’inflation. On confère un caractère mystérieux à ce processus en prétendant que, d’une manière ou d’une autre, le taux d’intérêt a une incidence directe sur l’inflation sans passer par la facture salariale réelle ; et on confère un caractère inévitable à ce processus, presque comme une conséquence, en prétendant que toutes les économies doivent utiliser cette méthode particulière pour combattre l’inflation.

Mais une fois que le mystère est levé et que nous voyons que le modus operandi de la hausse des taux d’intérêt consiste en sa capacité à générer du chômage, il devient évident que dans une économie socialiste, ou même dans une économie dirigiste du tiers-monde soucieuse d’éviter une hausse du chômage, l’inflation peut être combattue par un contrôle des prix, combiné à un rationnement des marchandises.

L’Europe, qui est en proie à une grave inflation, cherche donc à contrôler cette inflation de la seule manière dont une économie capitaliste contrôle l’inflation, c’est-à-dire aux dépens des travailleurs, en comprimant la classe ouvrière. Étant donné que la récente accélération de l’inflation en Europe a été causée par les sanctions imposées à la Russie à la demande des États-Unis, à la suite de la guerre en Ukraine, on peut légitimement affirmer que les États-Unis mènent une guerre contre la Russie en taxant la classe ouvrière européenne.

En bref, les travailleurs européens paient le prix d’une guerre dont le seul objectif est de maintenir le super-impérialisme américain, même si, bien sûr, l’avidité de profits du complexe militaro-industriel américain et l’idéologie des « néo-cons » fournissent des motivations supplémentaires pour la guerre. Il est intéressant de noter que même un homme comme Henry Kissinger a déclaré qu’il n’était « pas sage » de la part des États-Unis de soulever la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.

Il n’est pas surprenant que la classe ouvrière s’insurge dans diverses parties de l’Europe, même si, bien entendu, la résistance ne se limite pas aux seuls travailleurs. Des milliers de personnes ont manifesté en Allemagne pour exiger que le pays ouvre le gazoduc Nord Stream 2, qu’il n’a pas autorisé à devenir opérationnel lorsque les troupes russes ont envahi l’Ukraine. Des dizaines de milliers de personnes ont manifesté contre l’OTAN à deux reprises au cours du seul mois de septembre dans la capitale de la République tchèque, Prague, pour demander que le pays reste « militairement neutre ».

Ces manifestations ont hélas eu peu d’effet sur les partis politiques établis dans les grands pays comme l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Ce ne sont pas seulement les partis conservateurs, mais aussi les sociaux-démocrates et, dans certains cas, même les descendants des anciens partis communistes qui défendent le soutien agressif de la politique américaine par les gouvernements de leurs pays.

En fait, lors de la conférence du parti travailliste britannique, le seul délégué qui s’est exprimé contre le soutien non critique au gouvernement ukrainien n’a pas seulement été bousculé par les autres délégués, mais a même été suspendu du parti. Il n’est pas surprenant que ce soit le néo-fascisme européen qui récolte les bénéfices de cette insouciance totale des partis politiques établis pour les classes populaires.

Cet article a initialement été publié en anglais sur People’s Democracy.

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