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Le Blog de Corinne Morel-Darleux

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27.04.2023 à 15:57

De la gentillesse

Corinne Morel Darleux

Chronique pour Imagine, parue dans le numéro de mars-avril et mise en accès libre sur le site ici. Je suis tombée récemment sur un badge vantant la gentillesse comme choix punk. Une affirmation surprenante, tant l’image du punk est associée à des épingles rouillées sur des tee-shirts lacérés, à des allures gothiques aux crêtes agressivement …
Texte intégral (883 mots)

Chronique pour Imagine, parue dans le numéro de mars-avril et mise en accès libre sur le site ici.

Je suis tombée récemment sur un badge vantant la gentillesse comme choix punk. Une affirmation surprenante, tant l’image du punk est associée à des épingles rouillées sur des tee-shirts lacérés, à des allures gothiques aux crêtes agressivement érigées. J’exagère à peine, tapez « punk » dans n’importe quel moteur de recherche d’images, c’est l’apocalypse.

Ce côté totalement contre-intuitif me plait. J’aime bien ce qui n’est pas là où on l’attend. Et je dois dire que j’ai de plus en plus envie de gentillesse. Envie et besoin.

Est-ce un effet de l’âge, qui lasse des querelles et des entourages toxiques, repus de conflits, pour chercher la douceur ? Mais on a tous mille exemples de vieilles personnes rassies, dispersant leur aigreur sans merci.

Un signe des temps, alors ? Il est vrai que la période n’est pas avare de polémiques et de conflits, forts de cette capacité à peine croyable à s’écharper pour un rien. Pendant que des tarés attaquent des migrants à coup de sabre, que des forces de l’ordre embarquent les victimes dans une confusion ahurissante du discernement, que des abominations sont proférées sur les plateaux télévisés sans que personne ne moufte, que de jeunes gens sont lynchés et leur intimité exposée sur les réseaux, et qu’on décède désormais dans les couloirs des urgences de maladies bénignes, faute de moyens. Oui, il y a de quoi ressentir le besoin d’un peu de douceur. Las, face à l’envie légitime de se divertir de ces cortèges d’atrocités, on est bien en peine de trouver autre chose, dans la fiction récente, que des récits du quotidien se faisant le reflet et l’écho de ce qu’on cherche à fuir.

Des libraires me disent régulièrement leur difficulté à répondre aux lectrices et lecteurs à la recherche d’un « bon roman » qui console et repose. Pas simple en effet de dénicher un livre dans lequel ne figure pas un viol, un crime d’inceste ou des manipulations sadiques. J’avoue en être lasse.

La réalité m’offre déjà plus que son lot d’inhumanité et quand je me tourne vers la fiction, c’est pour m’en éloigner, pas pour y replonger. Alors je vais puiser ailleurs, dans les années trente pour le cinéma, du côté des « screwball comedy », d’Ernst Lubitsch et de Frank Capra, de la littérature victorienne de la fin du dix-neuvième, de Jane Eyre à Anna Karénine. En me disant que finalement, c’est la nouvelle traduction Des grandes espérances de Dickens que j’avais le plus envie de lire à la rentrée littéraire, et la réédition de Anne de Green Gables que j’ai le plus envie d’offrir.

L’apologie du dur-à-cuire

Prôner la gentillesse, ce n’est pas s’aveugler sur la violence qui nous entoure mais au contraire la reconnaître pour ce qu’elle est, une monstruosité, et refuser de s’y laisser entrainer. J’y vois une manière de résister au courant boueux qui charrie le cynisme généralisé, l’anathème débridé et l’apologie du dur-à-cuire. La gentillesse, tissée de l’exigence de ne sombrer ni dans la mièvrerie ni dans l’irènisme, se situe tellement à contre-courant des deux tendances opposées du moment, la dangereuse fascination du méchant et la mode du yogi résilient, qu’elle en devient… punk je ne sais pas, mais subversive, oui, potentiellement.

Et c’est sans doute une des raisons de l’essor des perspectives écoféministes, qui ménagent une place rarement éprouvée dans les milieux radicaux au soin, à l’attention et à la joie. Gentilles mais pas connes, en somme.

Au siècle dernier, Chris Marker définissait l’humour comme « la politesse du désespoir ». Les raisons de désespérer grandissant, il devient difficile d’en rire, mais il est encore possible de faire assaut de gentillesse, cette élégance de l’âme, pour contrer l’absence d’avenir.

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Corinne Morel Darleux

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11.04.2023 à 12:00

Tenons bon

Corinne Morel Darleux

Retraites, mégabassines… Face à la répression de l’État, il est essentiel de tenir bon, écrit notre chroniqueuse Corinne Morel Darleux. « Il reste de la beauté à préserver et des horizons à construire. » – Chronique publiée dans Reporterre le 4 avril 2023. En l’espace d’une semaine, comme beaucoup, j’ai vécu des heures inquiètes à …
Texte intégral (1625 mots)

Retraites, mégabassines… Face à la répression de l’État, il est essentiel de tenir bon, écrit notre chroniqueuse Corinne Morel Darleux. « Il reste de la beauté à préserver et des horizons à construire. » – Chronique publiée dans Reporterre le 4 avril 2023.

En l’espace d’une semaine, comme beaucoup, j’ai vécu des heures inquiètes à faire le pied de grue devant un palais de justice en espérant des sorties de garde à vue, l’effroi devant la violence des forces de l’ordre, les témoignages glaçants de Sainte-Soline, les mensonges du gouvernement, les tentatives de diversion par menaces de dissolution et les vaguelettes d’un Plan eau ballottant à la surface, ignorant des profondeurs, flottant sans grâce aucune.

Quand tous les recours ont été épuisés, quand les scientifiques ne sont pas écoutés, quand nos jeunes se font arrêter, quand les camarades se font mutiler, quand la loi n’est plus respectée par les représentants de l’État, quand on ordonne aux services d’urgence de trier entre les blessés, il serait criminel de rester les bras croisés. Mais nous nous épuisons. Je vois mes amies, mes proches, toutes et tous abasourdis, épuisés, moroses, inquiets, même les plus aguerris. Il me semble qu’un cap a encore été franchi. Moi-même je reste sidérée devant les images de mutilés, ne sachant plus comment contrer la mauvaise foi, les manipulations et les mensonges éhontés, ayant le sentiment d’avoir répété les mêmes choses mille fois, vidée de toute énergie.

Tout est su et documenté, ce qui ne tourne pas rond comme la manière dont il faudrait procéder. Le dernier rapport du Giec [1], dans son résumé pour les décideurs, en fournit encore, s’il en était besoin, des preuves. Il n’y a pas eu une telle quantité de dioxyde de carbone dans l’atmosphère depuis au moins deux millions d’années, et cela est dû aux activités humaines. «se referme rapidement.

Entre 3,3 et 3,6 milliards d’individus sont en situation de « au changement climatique, qui affecte notamment la sécurité alimentaire et hydrique. Les événements climatiques extrêmes vont continuer à se multiplier et/ou à s’intensifier. Chaque dixième de degré supplémentaire a des effets pires que le précédent. La probabilité de changements irréversibles, les «, augmente. Et même si le réchauffement s’arrêtait aujourd’hui, l’élévation du niveau des mers se poursuivrait encore pendant des siècles.

Un futur adapté doit être construit, et personne ne le fera à notre place

Voilà pour l’état des lieux. Quant aux réponses à y apporter, on les connaît depuis des années. Sobriété énergétique et matérielle, abandon du mirage des technologies et de la mal-adaptation, réorientation des financements publics, attention aux plus défavorisés et impératif de justice sociale. Tout est su et documenté et nous y sommes : à l’heure de vérité. Des trajectoires géophysiques sont lancées qui ne seront plus arrêtées. Le pouvoir politique ne veut rien changer. Il nous faut repartir du réel, aussi déplaisant soit-il. Nos sociétés sont percutées de plein fouet

Mais comment

Un, si la résistance est nécessaire, elle a désormais un coût humain exorbitant face aux violences policières et à l’arsenal de contrôle et de répression judiciaire. Nous pleurons les blessés, des gens sont frappés à terre, des moyens disproportionnés sont utilisés et cela ne fait qu’aller croissant depuis des années. Nous en sommes toutes et tous affectés plus ou moins gravement, physiquement et psychologiquement. Avec le développement de l’arsenal juridique et des moyens de contrôle, numériques notamment, nous ne pouvons pas aujourd’hui éluder cette question. Il ne s’agit pas de se laisser faire évidemment, mais de le faire sans s’y cramer complètement.

Deux, que se passera-t-il après le départ d’Emmanuel MacronRN [Rassemblement national] se tient en embuscade. Aurons-nous la masse critique pour résisterRN, vient de s’organiser une procession religieuse et politique pour faire tomber la pluie. Le plus sérieusement du monde. Ce genre de signal doit nous alerter.

Enfin, je voudrais formuler une hypothèse. Les mobilisations de nature revendicative, c’est-à-dire visant à peser sur le gouvernement ou l’opinion, n’ont-elles pas atteint leur plafond de verre

Quant à l’opinion publique, il me semble que celles et ceux qui pouvaient être ébranlés le sont désormais. Les autres ne peuvent ou ne veulent pas l’être et chaque argument ne fera que renforcer leurs positions. Nous l’avons vu au moment du coronavirus et de la guerre en Ukraine : ces deux chocs successifs n’ont fait basculer que celles et ceux qui étaient prêts à l’être. Que ce soit sur la déforestation et les zoonoses, l’agro-industrie, l’« énergétique, le nucléaire et les technologies : qui a changé d’avis

Il s’agit de faire, sans attendre, avec le déjà-là

C’est pourquoi il me semble de plus en plus qu’il convient de passer du registre revendicatif au registre performatif, tout en évitant le piège de l’avant-garde éclairée.

David Graeber parlait de vivre «. Pour Emma Goldman, les moyens mis en œuvre pour la révolution devaient aussi préfigurer l’avenir : « Quant aux écoféministes Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, elles dépassent le « et soulignent que «.

«

Cela passe par des mouvements collectifs comme Les Soulèvements de la Terre. Cela passe aussi par l’acquisition de connaissances et compétences pour faire soi-même, comme le proposent les chantiers de Reprise de savoirs, l’Atelier paysan, les initiatives low-tech ou les Universités populaires. Cela passe par le soin, les liens affinitaires et de proximité pour s’entraider sur les territoires à partir d’un vécu commun. Cela passe aussi par tout ce qui permet de réduire nos dépendances au système, au pétrole et à l’électricité, à traquer chez soi comme dans la société. Cela passe enfin par le fait d’observer, écouter, décrypter et politiser nos émotions. Nous ne sommes pas en guerre, eux le sont.

Walter Benjamin écrivait à propos des révolutions : « Un siècle plus tard, cette redéfinition du caractère révolutionnaire semblera sans doute trop fade aux plus martiaux. À moi elle paraît lumineuse. Comme l’exprima aussi Albert Camus dans son discours de réception du prix Nobel de littérature en 1957 : « Il y a là tout le potentiel d’un mantra, une bannière.

Le moment est critique. Nos interrogations, nos colères, nos joies, nos inquiétudes et nos émerveillements sont largement partagés et ce, à travers de nombreux pays. Les faits hélas nous donnent raison. Ils nous donneront raison, de plus en plus, au fil des années. Mais il faut tenir, nous devons durer. Or si nous n’avons jamais été aussi forts, nous n’avons jamais été aussi exposés. Ne nous brûlons pas les ailes, relayons-nous aux postes les plus exposés, prenons soin les uns des autres, alimentons les caisses de solidarité et n’attendons rien que de nous-mêmes. Il reste de la beauté à préserver et des horizons à construire. Nous devons tenir bon.

 
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Corinne Morel Darleux

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10.04.2023 à 12:06

Un gars en noir, une militante rincée et une gamine en joie

Corinne Morel Darleux

« You maniacs ! You blew it up ! Oh damn you… God. Damn you all to Hell ! » [1] On a parfois l’impression d’être plusieurs à co-habiter dans son propre corps. Chez moi en ce moment, ils sont trois. Un gars tout en noir, une militante qui fait de son mieux et une gamine inépuisable. On commence à être …
Texte intégral (1953 mots)
*
Un gars tout en noir

Tu ne tiens pas en place.

Tu secoues les jambes l’une après l’autre, comme si ça allait te sortir par les pieds. Tu t’accroupis, te relèves. Tu ne sais pas quoi faire de tes bras. Tu les croises sur ton torse, sautilles sur place, allumes une clope pour te réchauffer. Tu tires sur tes doigts, ça craque, serres les poings, esquisses un pas, comme à l’entrainement, ça te démange.

En deux secondes tu perds patience.

Parce que le gars dont on parle c’était ton copain.

Alors ces gens là, tu as juste envie de les bloquer dans un coin.

Quoi, il était fiché ? Putain. Mais on est tous fiché.T’as dit quoi là, prendre soin ?Mais ducon, tu crois que ça me fait du bien de t’entendre au micro à ce rassemblement de soutien ?Avec ta musique débile et tes slogans rassisLes gauchistes et vos airs réjouis, putainAh ouais, c’est bien hein ?A chaque pote qui tombeOn peut crier son indignationRessortir les pétitions, exiger des dissolutions.Bande de bouffons.

*
Une gamine en joie

Tu es toute excitée. Ce matin tu as mis ta paire de jeans préférée.

Aujourd’hui tu as ta Maman pour toi.

Enfin presque. Au début, elle est venue te chercher à l’école et c’était bien. D’habitude elle ne peut pas. Mais au lieu de t’emmener au skatepark, il a fallu aller dans un café où elle avait unrendezvous. Assise devant ta limonade tu as commencé à gigoter et elle a dit taistoi alors tu t’es mise à te raconter des histoires dans ta tête. Tu aimes bien ça alors ça va.

Et peut-être que tout à l’heure je verrai les copains, ils ont dit qu’ils iraient jouer sur la place.J’aimerais bien aussi qu’il y ait le gentil chien de l’autre fois. On se ferait des calins.Ou alors du chocolat. Oh la la. J’adore le chocolat.

*
Une militante qui fait de son mieux

Tu as ressorti toute la panoplie,.

Le drapeau, la feuille de signatures, le mégaphone et l’ampli.

Tout stocké chez toi dans un carton entre le frigo et le clic-clac du salon.

Ta môme est là, il n’y a plus de garderie.

Tu voudrais être chez toi.

Tu as les genoux flingués. Rayons de supermarché, réassort, étiquetage, clients chiants et serpillière.

Tu y es entrée ce matin, il faisait nuit ; quand tu es ressortie aussi. Mais ce soir il fallait être là.

Tu montes le volume de la sono pour couvrir les cris des totos. Il y a des textes à lire. Une estaffette de la gendarmerie. Faut pas que ça dégénère, ça leur ferait trop plaisir. Et puis il y a la petite.

Elle s’ennuie, elle a faim, tu l’envoies à la boulangerie.

On lâche rien.

*
Un gars tout en noir

Tu vas trop loin, t’es injuste et tu le sais.

Tu t’en fous.

Tu as la rage.

Les flics te regardent de travers derrière les platanes t’en es sûr. Leurs regards et leurs matraques. Devant la pref, le micro sautille. Une militante fait signer une feuille de papier qui finira dans les WC de la pref. Musique de fête, musique de merde, les gens se marrent et ça commence à picoler.

« Hommage aux victimes »… Tu vas les défoncer.

Envie de cramer n’importe quoiD’assommer des saltimbanques avec un HK.

*
Une militante qui fait de son mieux

Ta petite revient toute barbouillée de chocolat.

Survoltée, essoufflée, elle a retrouvé des copains. Elle repart en bondissant dès que tu lui dis oui.

Un groupe de jeunes s’est assis par terre et décapsule des canettes de bière. Un chien aboie.

Une deuxième voiture de flics vient d’arriver sur la place. Un gars nerveux, tout en noir, n’arrête pas de s’agiter. Un attroupement se forme en marge du rassemblement. Un blouson de cuir, mains dans les poches, tourne autour. Tu le connais, c’est un officier des RG.

Il fait froid. Tu ne sens plus tes doigts.

Ta fille et ses copains, à l’autre bout de la place. Ils sautent dans les flaques.

Tu fais une grimace. La machine est pleine, tu as oublié de la lancer ce matin.

Et ma soeur qui vient déjeuner demain.

*
Un gars tout en noir

Un groupe de jeunes se roule des joints. Tu leur en demanderais bien un.

Tout ton corps est tendu, des arbalètes à la place des artères. Des notes disco te vrillent le crâne. Le sang aux tempes. Ca bourdonne sec. T’as rien mangé.

Tu fermes les yeux et c’est pire.

Des gyrophares plein le cerveau.

Tes jambes lâchent.

Sourd à la place et à ses bruits de caniveau. Tu pars… Les images défilent. Les chars, les FDO, les lacrymos, les grenades. Et les corps meurtris.

Tout à ta douleur. La colère passe, vient la peur. La tristesse. L’après-coup. Tu décompresses. Tu délires. Cauchemardes sous tes paupières.

Tu gémis.

*
Une gamine en joie

Tu as couru dans tous les sens, ta couette s’est défaite et tes jeans sont trempés.

Tu es heureuse.

Les copains ont du rentrer chez eux, c’est l’heure du dîner. Toi tu dois rester mais ça ne t’embête pas. Il y a plein de gens, de la musique, tu te faufiles comme une petite souris à hauteur de hanches. On ne te voit pas. Tu épies les visages, les conversations. Tu joues les espionnes, tu t’imagines en agent secrète. Tu notes tout dans ta tête.

Trop bien cette musique. Je me demande si on a le droit de danser ici. En tout cas on a le droit de fumer. Piou, ça pue. En plus c’est dangereux ça donne lecancer.C’était trop bien de retrouver les copains. Maman a dit que ce soir on mangerait des pizzas.Mais là elle est encore occupée, elle a dit bientôt ma chérie. Je vais regarder si je vois le chien.

*
Une militante qui fait de son mieux

Tu commences à ranger mais tu n’es pas tranquille.

Les prises de parole sont terminées depuis une heure. La place se vide. La nuit tombe. De petits groupes trainent. Ça peut encore déraper.

Un pétard te fait sursauter.

Tu voudrais rentrer.

La bande son se dévide en roue libre. Rythme pop, comme si de rien n’était.

Il faut rester. On ne sait jamais.

Tu as donné ton nom pour la demande d’autorisation.

Et tu fais toujours les choses bien jusqu’à leur conclusion.

Planifier ses horairesAnticiperCompter les jours avant le salaire Prendre sa douche au moment adéquatNe jamais prendre le train les cheveux grasBien plier ses affairesLisser ses draps

Où est ta fille ?

*
Une gamine en joie

Tu marelles entre canettes et estafettes.

La musique s’est arrêtée mais tu continues à chantonner. Esquisse un bout de choré, seule dans ton univers. Il ne reste plus grand-monde sur la place et la nuit est tombée. Tu n’as pas trouvé le chien en revanche tu as trouvé quelqu’un, allongé par terre. Il a l’air fatigué et ta mère dit toujours qu’il faut être gentille avec les sdf alors tu vas voir si il va bien. Tu te sens fière de pouvoir aider.

Monsieur, vous dormez ?

*
Un gars tout en noir

Quelqu’un te touche la main.

Tu reviens sur Terre.

La place se noie. Un fumigène trace une chandelle. La place devient rouge puis s’éteint. Fin de la playlist, la musique se tait enfin.

Tu entends des bris de verre.

Et soudain

Cette petite main, encore.

C’est lunaire

Tu voudrais ricaner et tu ne fais que pleurer.

*
Une militante qui fait de son mieux

Où est ma fille ?

Tu paniques. Tu plantes là les tracts, le drapeau et la sono. Fais le tour de la place en courant. En appelant.

Tu pleures maintenant.

L’attroupement s’est dispersé, quelques jeunes adossés aux platanes se relèvent avant de partir. Trois personnes discutent de l’autre côté de la place. Tu cherches des yeux les gendarmes, ils sont partis.

Aidez-moi, je vous en supplie.

*
Une gamine en joie

Le monsieur ne dormait pas.

Il n’arrête pas de pleurer alors tu restes avec lui.

Soudain ta mère est là, elle crie ton prénom. Tu ne comprends pas. Elle se précipite sur toi, te bouscule et te serre si fort qu’elle t’étouffe. Elle se mord les lèvres pour ne pas pleurer.

Tu sens une troisième main sur ton épaule.

Là, c’est fini.

Il sourit. Tu souris. Elle sourit.

*
Épilogue

Sur la place, il n’y a plus que vous. Un gars, une militante et une gamine.

C’est tout. Pas de guerrier ni d’héroine.

Pas même le début d’une grande histoire d’amour. Ou peut-être que si.

Juste nous, avec nos colères, nos peurs et nos peines.

Et l’espoir d’un avenir.

*

08.04.2023 à 11:51

« Regarder le monde par le bas »

Corinne Morel Darleux

Chronique pour Imagine, parue dans le numéro de janvier-février 2023. Je fais partie de ces personnes qui à chaque fin d’année établissent une liste de bonnes résolutions pour la nouvelle année ; l’approche de la cinquantaine me pousse aussi à un peu d’introspection personnelle. Et je me rends compte à cette occasion que je n’ai …
Texte intégral (869 mots)

Chronique pour Imagine, parue dans le numéro de janvier-février 2023.

Je fais partie de ces personnes qui à chaque fin d’année établissent une liste de bonnes résolutions pour la nouvelle année ; l’approche de la cinquantaine me pousse aussi à un peu d’introspection personnelle. Et je me rends compte à cette occasion que je n’ai qu’un seul vrai grand regret, celui ne m’être jamais mise à la danse. Celle avec de la tulle, des chaussons qu’on lace le long du mollet, du rose bonbon et des développés gracieux. La réminiscence d’une enfance baignée de Sissi Impératrice et de patinage artistique, à une époque où on ne parlait pas encore de stéréotypes de genre. Enfant, je tricotais, maniais la feutrine et crochetais avec plaisir. Ma mère et ma tante avaient déniché un modèle dont on était folles avec mes cousines : un pingouin au crochet, noir et blanc, dont seule la couleur du bec variait. Nous avions chacune le nôtre, que nous pressions avec amour sur nos pulls faits maison décorés de cerfs et de flocons.

Pourquoi me suis-je arrêtée ? J’ai pourtant gardé le goût des travaux d’aiguille. Depuis quelques mois, je me constitue une petite bibliothèque de broderies militantes – ou simplement décalées. La reconstitution de paysages, de slogans ou de scènes du quotidien à partir de minuscules points de couleurs vives me ravit. Sans que je lui en ai parlé, ma chère Jean Hegland m’a adressé par la poste un tissu brodé du « Carpe that fucking diem » de mon essai. Bref, je suis cernée. Je me suis donc commandé une machine à coudre pour Noël. J’ai de plus en plus de peine à jeter les pulls dont les coudes sont en train de lâcher – certains m’ont accompagnée des années et c’est peut-être idiot, mais j’y suis attachée. J’ai plus qu’il ne m’en faut de manches reconverties en guêtres ou en mitaines, mais le corps restant du pull découpé mériterait un liseré en tissu – c’est la limite des ciseaux. Et puis j’ai l’âge de savoir faire des ourlets aux rideaux.

Il y a urgence à réduire considérablement l’accumulation de matière, les achats de produits industriels gavées de polyester et fabriquées à bas prix dans des sweat-shops de misère. Mais en plus, c’est une vraie joie de renouer avec le plaisir de ce que l’on fait soi-même. La saveur incomparable des confitures maison, le charme de l’étagère en bois bricolée avec des restes de planches, les graines mises en sachet à la fin de l’été qui redonnent naissance aux tournesols, cosmos et capucines chaque année, le plaisir d’arriver chez des amis avec un jeune plant à offrir… j’aimerais les prolonger en réapprenant à faire courir du fil sur un tissu et à manier l’aiguille. Je ne me fais aucune illusion sur ma capacité à l’auto-subsistance, mais ce petit morceau là me fait très envie.

Faire soi-même et s’y mettre à plusieurs quand c’est nécessaire, c’est une des bases de l’autonomie politique et matérielle. Fabriquer ce dont on a besoin ou envie, c’est aussi un des principes de la perspective de la subsistance. Ce courant écoféministe, qui s’attache à articuler théorie et praxis, consiste à « regarder le monde par le bas, depuis la vie quotidienne » et à se montrer fière de savoir faire plutôt que d’être forcée de travailler pour gagner l’argent qui servira à acheter. Le « domestique », longtemps dévalorisé, est loin d’être sans valeur, loin d’être dérisoire. D’autant que s’exercer à vivre bien et dignement sans trop dépendre du numérique et du système capitaliste pourrait bien s’avérer un investissement d’avenir. Il est temps que cela devienne franchement stylé.

Pour aller plus loin : « La subsistance. Une perspective écoféministe » de Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, première traduction en français d’un ouvrage de 1999 par Annie Gouilleux, aux Éditions La Lenteur (2022)

Illustration : Mouchoir brodé – Suffragettes incarcérées – Janie Herrero

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19.02.2023 à 10:15

failles de modernité

Corinne Morel Darleux

Failles de modernité : des espaces-temps où, à la faveur d’une panne ou d’un égrégore récalcitrant, surgit un joyeux désordre. Voici la chronique que j’ai écrite pour le magazine Imagine de novembre-décembre derniers. * Il existe une mécanique perfide de la modernité. Pour à peu près n’importe quelle activité, il faut désormais se conformer à …
Texte intégral (1196 mots)

Failles de modernité : des espaces-temps où, à la faveur d’une panne ou d’un égrégore récalcitrant, surgit un joyeux désordre. Voici la chronique que j’ai écrite pour le magazine Imagine de novembre-décembre derniers.

*

Il existe une mécanique perfide de la modernité. Pour à peu près n’importe quelle activité, il faut désormais se conformer à une batterie de normes et franchir une série d’obstacles quasi-initiatiques.

Ainsi, pour pouvoir commander au restaurant, il faut maintenant cibler un signe cabalistique avec son ordiphone, ce qui suppose déjà d’avoir un de ces engins, puis de s’être munie de l’application correspondante et enfin d’avoir des batteries chargées. Les menus en papier se sont purement et simplement volatilisés. Et au moment de régler, à l’heure des montres-porte-monnaie-connectées-sur-votre-rythme-cardiaque, le simple fait de payer en liquide vous attire au mieux des regards ironiques, au pire des sourcils froncés. Et encore y a-t-il des êtres humains, dans un café ! Devant les automates qui pullulent, de la « dématérialisation » des services de l’État aux caisses de supermarchés, il est extrêmement difficile de parlementer avec une machine qui s’obstine à vous demander des références que vous n’avez pas ou à afficher une erreur 404 du plus mauvais effet. Je ne parle même pas des têtes de voie ferrée en gare, où les gens s’entassent devant des tourniquets sans réussir, une fois sur deux, à bip-flasher le QR-code de leur billet. Heureusement les génies de la modernisation de la SNCF ont pensé à tout : en cas de panne de batterie, vous pouvez pédaler furieusement sur un vélo statique en gare pour produire l’électricité qui vous permettra d’afficher enfin votre billet numérique sur l’écran, sur lequel une notification vous annonce que votre train est annulé.

Plus sérieusement, il est délicat de convaincre que tout cet arsenal technologique est destiné à simplifier nos vies, tant il les embarrasse. De plus en plus, les flux sont cadenassés, les à-côtés empêchés et la fantaisie éradiquée. On ne peut même plus s’embrasser sur un quai, le mouchoir à la main et courser le train qui emporte l’être aimé

Et pourtant, il existe des failles de modernité. Des espaces-temps où, à la faveur d’une panne ou d’un égrégore récalcitrant, surgit un joyeux désordre – assez naturel en somme si on considère le caractère intrinsèquement foutraque du genre humain, mais qui surprend dans une époque de plus en plus compassée. C’est la voix de la conductrice du métro ou du chef de train qui, soudain, déraille du laïus habituel et plaisante sur l’actualité. C’est tellement inattendu, tellement réjouissant ce simple pas-de-côté, que généralement les passagers en sourient encore des minutes après. C’est le ferry de nuit pour la Corse, dont je ne comprends toujours pas comment l’embarquement peut être aussi bordélique alors qu’il existe des traversées, plusieurs fois par jour, depuis des années. La dernière fois, on est restés bloqués dans nos voitures pendant deux heures à quai. Ça a rouspété cinq minutes pour la forme, mais ça s’est rapidement poursuivi en un joyeux bazar de discussions entre les véhicules, assis sur les capots, les coffres servant de canapé pour un gigantesque apéro improvisé, chacun sortant qui une bouteille de vin, qui un paquet de biscuits vite mis en commun. Un camionneur a poussé l’autoradio, on s’est retrouvé avec un florilège de rock indépendant des années 90 à fond et c’était bon.

Délirer, du latin delirare, signifie « s’écarter du sillon ». Ces petits moments où la machine se grippe sont jubilatoires. Alors sus aux process, à la modernité et aux applications : délirons !

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