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02.09.2025 à 11:25

Prodiguer des soins sans repos et sans aide : le travail invisible des grands-mères dans la région andine

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Dans les pays de la région andine, les grands-mères jouent un rôle fondamental dans les soins quotidiens apportés à leurs petits-enfants. Par leur travail, non seulement elles assurent la subsistance de la famille, mais elles renforcent le tissu social dans son ensemble. Rarement pourtant, leur contribution vitale et constante est-elle reconnue à sa juste valeur. Alors que l'on tend à parler d'amour, de dévouement et de sacrifice, leur rôle est rarement apprécié pour ce qu'il est réellement (…)

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Texte intégral (2841 mots)

Dans les pays de la région andine, les grands-mères jouent un rôle fondamental dans les soins quotidiens apportés à leurs petits-enfants. Par leur travail, non seulement elles assurent la subsistance de la famille, mais elles renforcent le tissu social dans son ensemble. Rarement pourtant, leur contribution vitale et constante est-elle reconnue à sa juste valeur. Alors que l'on tend à parler d'amour, de dévouement et de sacrifice, leur rôle est rarement apprécié pour ce qu'il est réellement : un travail qui exige du temps, de l'énergie, des responsabilités et des ressources.

En Bolivie, en Équateur, en Colombie, comme dans d'autres pays andins, nombreuses sont les grands-mères qui, contraintes par la précarité de l'emploi, l'exclusion sociale ou la décision de leurs enfants d'émigrer, doivent assumer la responsabilité d'élever leurs petits-enfants. Ce qui peut, à première vue, apparaître comme du dévouement pur et spontané, se révèle en réalité participer d'une stratégie de survie dont la charge continue d'incomber aux femmes majoritairement. En l'absence de politiques publiques pour l'enfance et la vieillesse, celles-ci se voient confrontées à un double fardeau : prendre soin des autres alors qu'elles-mêmes vieillissent sans recevoir de soins.

« Ce qu'ils nomment amour, est en fait du travail non rémunéré »

En Amérique latine, les soins non rémunérés incombent majoritairement aux femmes, qui y consacrent trois fois plus de temps que les hommes, selon les données de la Banque interaméricaine de développement (BID). Bien que ces tâches soient essentielles au bien-être quotidien, leur répartition inégale limite sensiblement les possibilités d'éducation, d'emploi et de développement personnel des femmes.

Le fossé se creuse davantage si l'on considère le recoupement entre la précarité de l'emploi et le vieillissement de la population, où les grands-mères émergent comme des figures silencieuses mais néanmoins indispensables.

À Ibagué, en Colombie, Luz Marly Arias, de la Fondation Niños de Nazareth, a connu cette réalité de visu : « [À la fondation], nous constatons que de nombreuses grands-mères ont la charge des petits-enfants parce que les mères exercent des emplois informels, sont absentes ou sont confrontées à des situations extrêmes, telles que la privation de liberté. Au bout du compte, ce sont les grands-mères qui doivent en assumer la charge. »

« On voit de tout. Certaines ont encore la forme, alors que d'autres moins, sont affaiblies, ou doivent s'aider d'une canne », explique-t-elle.

Les soins ne se limitent pas à l'accompagnement ou à l'alimentation. Cette responsabilité englobe les aspects physiques, émotionnels et économiques. Pourtant, le discours dominant continue de les présenter comme des « grands-mères dévouées par amour », sans reconnaître que ce qu'elles font est un travail essentiel, complexe et non rémunéré.

L'écrivaine et activiste Silvia Federici le résume clairement : « Ce qu'ils nomment amour, est en fait du travail non rémunéré ». Cette phrase prend tout son sens si l'on considère que ces femmes, avec leur corps vieillissant et leurs ressources limitées, assurent la subsistance de leur famille et de leur communauté, alors que personne n'est là pour veiller à la leur.

Eneida Barrios, 49 ans, membre du Réseau des femmes travailleuses et syndicalistes de Bolivie (Red de Mujeres Trabajadoras y Sindicalistas de Bolivia, RMTSB), met en garde contre les conséquences cumulées d'un tel surmenage : « Il s'agit d'une chaîne d'inégalités qui ne cesse de s'allonger. Et lorsque nous atteignons un âge avancé, nous constatons combien l'abandon des femmes – qui finissent par assumer la charge des enfants et des petits-enfants – prend de l'ampleur. Nous devrions prendre soin de nous-mêmes, de notre santé, or nous nous trouvons confrontées à une pauvreté temporelle. »

Faire reconnaître les soins comme un travail à part entière n'a pas été chose facile, pas même pour les personnes qui les prodiguent. Norka Ivonne Flores, 53 ans, également membre du RMTSB, l'explique ainsi : « Au début, nous nous disions : comment s'occuper de sa mère, s'occuper de sa famille, ou s'occuper de ses petits-enfants peut-il être considéré comme du travail ? Le plus difficile a été d'admettre que, oui, il s'agit bel et bien d'un travail. »

« Et ce n'est pas d'être rémunérées pour nous occuper de nos petits-enfants qu'il s'agit, mais bien de la reconnaissance que les soins ont pour but de préserver la vie, et que dès lors, nous devons reconnaître que les soins relèvent de la responsabilité commune de chacune et de chacun d'entre nous », ajoute-t-elle.

Quand la vieillesse s'accompagne de plus de responsabilités que de repos

Dans la région andine, la demande de soins dépasse les capacités de l'État. Selon le rapport Panorama Social 2024 de la CEPALC, les femmes âgées, au lieu de vieillir dans la dignité, sont obligées d'assumer des tâches d'éducation et de soins aux enfants qui ne sont ni prises en charge ni garanties par l'État.

Le cas de Concepción Mora, une grand-mère de 80 ans qui vit à Bogotá, en Colombie, est particulièrement poignant. Depuis 33 ans, elle s'occupe de son petit-fils atteint d'une déficience intellectuelle et d'épilepsie. Son fils, le père du jeune homme, est décédé il y a plus de dix ans et la mère est absente depuis son enfance. Loin de ce qu'elle aurait pu imaginer, Concepción a dû reprendre son rôle de mère.

« Je passe toute la journée avec lui. Je dois le laver, le raser, lui couper les ongles. Il ne peut pas rester seul parce qu'il tombe. Nous nous sommes souvent retrouvés par terre, moi au-dessus de lui. Je n'ai plus la force, mais je continue », confie-t-elle.

Son seul revenu est une pension de veuve. Elle paie le loyer, la nourriture et les charges. Il lui arrive d'être aidée par des proches, mais c'est elle qui porte l'essentiel de la charge.

Son corps porte les stigmates de décennies de travail non reconnu : douleur chronique, perte de poids et mobilité réduite. « Avant, je pesais 78 kilos. Aujourd'hui, j'en pèse 63. Je suis épuisée, physiquement et moralement. Cela me fait mal de savoir que le jour où je ne serai plus là, il n'y aura personne pour s'occuper de lui. Cela me déchire le cœur. »

Concepción n'est pas la seule. Dans de nombreux foyers andins, les grands-mères assument des responsabilités qui devraient normalement être partagées. L'absence de politiques axées sur le genre et les soins signifie que le travail de soins incombe presque exclusivement aux familles et, au sein de celles-ci, aux femmes âgées, le cas échéant. En l'absence d'une prise de responsabilité partagée de l'État et de la société, ces grands-mères continueront à veiller au bien-être des autres au détriment de leur propre bien-être.

« Depuis que je suis ici avec lui, je me suis privée de beaucoup de choses. Avant, j'aimais rendre visite à ma sœur, à mes nièces. Mais à présent, je ne peux pratiquement plus sortir. Je ne peux pas prendre des taxis à tout bout de champ », dit-elle. Son témoignage donne un visage humain à des réalités froides, mais il révèle aussi une vérité émotionnelle : en l'absence de changement structurel, les soins continueront à retomber – par habitude ou par négligence institutionnelle – sur ces corps déjà épuisés.

La retraite et le poids des attentes sociales

« Tous les problèmes ont une solution : les grands-mères », ironise Norka. Dans son entourage, de nombreuses femmes proches de la retraite restent prisonnières de responsabilités familiales qui les empêchent de se reposer pleinement. J'entends des consœurs dire : « Je ne peux pas prendre ma retraite car j'aide mon fils à s'occuper de sa maison », ou « parce que j'ai mon petit-fils ». Et même lorsqu'elles parviennent à prendre leur retraite, on attend toujours d'elles qu'elles s'occupent des enfants, parce que « maman a du temps libre ». Ainsi, les obligations se prolongent dans la vieillesse.

À Quito, en Équateur, Emperatriz, 72 ans, grand-mère retraitée de quatre enfants, présente un point de vue différent. Elle se considère indépendante et capable de prendre des décisions concernant sa vie, tout en reconnaissant que beaucoup de grands-mères n'ont pas cette possibilité.

« En tant que grand-mères, nous devons comprendre que nous nous trouvons à un stade de la vie où notre disponibilité va s'amenuisant. Nous devons profiter de la force que nous avons encore et nous libérer de toutes les chaînes. Et apprendre à dire “je m'arrête là” [à nos enfants] », dit-elle. Pour elle, le problème ne tient pas seulement au manque de soutien institutionnel, mais aussi aux attentes sociales, où les femmes âgées sont supposées être pleinement disponibles pour s'occuper de leurs enfants.

« Ce n'est pas parce que vos enfants vivent à la maison qu'ils peuvent vous imposer le rôle d'aidante. Il faut apprendre à dire non. L'aide oui, la responsabilité à 100 %, non », insiste-t-elle.

L'expérience d'Emperatriz reflète la tension entre le désir d'autonomie et une culture qui exige un sacrifice constant. Rompre avec ce dictat n'est pas facile, mais certes indispensable.

« Des inégalités cumulées »

À Ibagué, en Colombie, Elvira Suárez, 69 ans, montre comment le surmenage se transmet de génération en génération. Depuis sa plus tendre enfance, cette femme s'est consacrée exclusivement à son foyer. Elle avait des talents de couturière, mais son mari ne lui a pas permis de travailler. « Je gérais ce qu'il me donnait et j'économisais [...], voilà comment je me suis débrouillée avec mon argent ».

À la mort de son mari, alors qu'elle était sans emploi, elle s'est débrouillée en vendant des empanadas dans une université. Aujourd'hui, à un âge avancé, elle s'occupe de ses petits-enfants alors que l'une de ses filles travaille à l'extérieur. Sans le vouloir, elle répète le cycle sans fin des soins.

« Il n'y a pas eu la moindre discussion, nous vivions dans la même maison, elles [ses filles] allaient travailler et j'ai dû rester à m'occuper des enfants. Voilà comment cela s'est passé », dit-elle.

Elvira cuisine, donne un coup de main avec les devoirs, s'occupe des tâches ménagères. Elle le fait avec beaucoup d'amour, mais aussi de fatigue. « Quand j'ai eu mes enfants, personne ne m'a aidée, j'ai souffert. Et maintenant, je dois tout recommencer [...] c'est injuste. » Elle rêve de monter un petit atelier de couture pour enfants, mais elle n'a pas de machine à coudre : « C'est cher et je n'en ai pas les moyens ».

Comme tant d'autres femmes, elle a passé sa vie à travailler de manière informelle, sans rémunération, à la maison. Aujourd'hui, elle continue à s'occuper de ses proches sans pension ni reconnaissance. La CEPALC parle d'« inégalités cumulées ». En l'absence de revenu décent et de politiques de protection, de nombreuses femmes vieillissent en dépendant de la bonne volonté de leur famille ou d'initiatives communautaires.

« Qu'advient-il de ces femmes [grands-mères] lorsqu'elles atteignent le troisième âge ? C'est alors qu'elles ont le plus besoin de soins qu'elles sont le moins protégées », avertit Mme Barrios.

Des systèmes de soins complets, une nécessité urgente

« En Bolivie, par exemple, nous avons une excellente Constitution, de même qu'une loi pour le troisième âge, mais malheureusement elles ne fonctionnent pas », déplore Mme Barrios, attirant l'attention sur une lacune persistante et commune dans plusieurs pays de la région andine : des lois existent, mais il manque les moyens financiers, la coordination et une réelle volonté politique pour les mettre en application.

Il en résulte des politiques fragmentées, dans le cadre desquelles l'État finit par déléguer une grande partie des soins aux familles, renforçant par-là même les inégalités de genre. La syndicaliste préconise la mise en place de systèmes publics complets, basés sur une approche intersectionnelle, qui reconnaissent le travail de soins sous toutes ses formes, le redistribuent et l'accompagnent d'une éducation, d'une protection sociale et de l'élimination de tout préjugé.

En outre, « il est essentiel de socialiser ces lois afin de permettre aux citoyens de les connaître et de faire valoir leurs droits », ajoute Mme Emperatriz.

Malgré certaines avancées au niveau de la région, telles que les pensions non contributives, l'accès aux soins de santé ou les programmes d'aide aux personnes âgées, celles-ci restent insuffisantes. Bon nombre d'entre elles ne reflètent pas les réalités complexes de groupes clés, tels que les grands-mères, qui continuent à jouer un rôle fondamental au sein des familles.

Par ailleurs, la portée de l'intervention de l'État est toujours sujette à débat : le rôle de l'état doit-il s'en tenir au soutien économique aux familles uniquement ou aller plus loin ? C'est ce que préconisent les organisations syndicales nationales telles que le RMTSB, mais aussi les organisations régionales et internationales, notamment la CSA et la CSI, qui demandent que la prise en charge publique des soins pour tous constitue une priorité.

Au-delà de la région andine, dans les métropoles comme Mexico, les débats en faveur de l'allocation de prestations aux grands-parents soignants représentent certes une avancée. Cependant, comme avertit Mme Barrios, il ne s'agit jamais que de remèdes palliatifs qui omettent de remettre en cause ou de transformer les structures qui perpétuent les inégalités liées au genre ou à l'âge dans le travail de soins.

Entretemps, chaque matin, dans des milliers de foyers andins, des grands-mères s'affairent à préparer le petit-déjeuner, accompagnent les enfants à l'école, prennent soin d'eux lorsqu'ils tombent malades et les aident à faire leurs devoirs. Elles soutiennent la vie familiale de façon désintéressée.

« Moi aussi, j'ai le droit, jusqu'à mon dernier jour, de faire ce que je veux, et non ce qu'on m'impose », déclare Mme Emperatriz.

Par ces propos, elle revendique non seulement son autonomie dans la vieillesse, mais elle remet également en question une culture qui a légitimé le dévouement total des femmes à la prise en charge des autres, souvent au détriment de leurs propres désirs et de leurs propres projets. Il ne suffit pas de les remercier ou d'idéaliser leur dévouement, estiment les syndicalistes boliviennes. Des politiques concrètes sont nécessaires pour reconnaître leur travail, le redistribuer et garantir des conditions décentes pour leur vieillesse.

« Je m'inquiète de ce qui arrivera quand je partirai à la retraite, combien je toucherai, si je pourrai subvenir aux besoins de ma famille », indique Mme Barrios. Il s'agit, selon elle, d'une préoccupation que partagent de nombreuses femmes, le reflet d'une santé émotionnelle usée par des années de surmenage vécues dans le silence.

À l'heure où dans la région, les discours sur les droits humains et la justice sociale ne manquent pas, une question aussi simple qu'urgente se pose : qui est là pour s'occuper des personnes qui prennent soin des autres ?

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