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▸ les 10 dernières parutions

05.12.2023 à 15:52

Du 9 au 12 décembre, 4 journées d'actions contre le Béton

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Texte intégral (1385 mots)

Nous l'annoncions fin octobre, une grande campagne d'actions contre Lafarge et le monde du béton devrait se dérouler du 9 au 12 décembre à l'appel de plus de 200 luttes locales, organisations, sections syndicales et comités des Soulèvements de la terre. Cet article sera mis-à-jour régulièrement, nous essaierons d'informer des différents évènements qui ne manqueront pas de jalonner cette campagne. Pour l'instant, une carte des rassemblements publics organisés dans plus de 20 villes est déjà accessible ainsi que la revendication, par le commando pomme-pote, d'une action de désarmement noctambule et avant-coureur auprès de la cimenterie Vicat de Saint-Egrève.

Carte interactive des rassemblements et actions contre le béton

Voir en plein écran

Le site officiel de la campagne contre Lafarge et le monde du béton est accessible ici.

08/12/23 - Issy-Les-Moulinaux - Collage contre les bureaux de Lafarge Holcim

ACTION SDT Paris / XR Paris
Recouvrir Lafarge et le béton
#journéescontrelebeton

Depuis la fusion avec Holcim le siège de Lafarge - Holcim est en Suisse, et Lafarge a quitté ses bureaux de Clamart pour aller se planquer dans un grand immeuble à Issy, partagé avec d'autres entreprises.

La présence des autres entreprises et l'impossibilité de toucher Lafarge sans faire de dommages collatéraux nous a conduit à mesurer nos gestes, et nous avons opté pour un affichage massif sur ses locaux pour informer plutôt que « punir ». Nous avons donc, en 3 équipes d'une…

…petite dizaine de personnes, abordé hier les deux entrées du bâtiment, ainsi qu'une de ses arrêtes les plus visible par le public, pour y déployer deux grands slogans affichés (une lettre par affiche), et plusieurs dizaines d'affiches expliquant les méfaits variés et répétés…
…de cette entreprise prédatrice, espérant toucher aussi bien ses riverains et voisins que ses employé.es.

Les collages ont commencé à être nettoyés ce matin à 10h, nous espérons donc que tout ceci fasse du bruit au sein des employés de Lafarge et des entreprises voisines et que cela ait été vu, notamment depuis le RER qui passe en hauteur à côté du bâtiment.

03/12/23 : des compotes dans le béton

Revendication action de désarmement sur le site Vicat de Saint-Egrève du 03/12/23

Dans la nuit du 3 au 4 décembre, dans le cadre des journées d'actions contre Lafarge et le monde du béton, nous avons décidé d'agir pour mettre un coup d'arrêt à la production de la cimenterie Vicat de Saint Egrève.

Si, à travers cette action, c'est toute l'industrie du béton que nous attaquons, le choix du groupe Vicat n'est pas un hasard. Loin de l'image de petite entreprise locale qu'il tente de promouvoir, Vicat est un géant du béton qui produit chaque année près de 23 millions de tonnes de matériaux, pour un chiffre d'affaire de plus de 3 milliards d'euros. Le groupe possède une douzaine de filiales dans le monde, dont une partie en Afrique de l'Ouest où, dans une logique néo-coloniale dramatique, il pollue massivement les eaux et les airs.

Le groupe tente de faire croire à des intentions écologistes, en mettant par exemple en avant le transport des matières premières par le téléphérique du site de Saint-Egrève - fabriqué par POMA, le fossoyeur du nucléaire à Bure. Pourtant, ses activités restent parmi les plus émétrices au monde avec 20 méga tonnes de CO2 par an relachées dans l'atmosphère, et il n'a pas diminué ses émissions au cours des dernières années malgré ses promesses. Au delà de ces émissions, l'entreprise contribue à la destruction du vivant de bien d'autres manières. Après avoir vendu du béton pour la construction d'EPR, pris part à l'artificialisation des sols dans le cadre du Grand Paris, le groupe a récemment fait l'acquisition de l'entreprise de transport SATM afin de pouvoir participer directement au chantier abberant du Lyon-Turin.

En 2022 sur France Bleu Isère, Guy Sidos, PDG du groupe, avait l'occasion de promouvoir ses opérations de greenwashing. Il déclarait alors, dans un exercice de style aussi acrobatique que malhonnête : « Vous savez, on ne reproche pas à un artiste-peintre la production de sa peinture. On ne va pas reprocher aux fabricants de matériaux l'usage qui en est fait. » Il semblerait ici que Vicat soit à la fois producteur de peinture et peintre, et le tableau est morbide.

Si il fallait encore en dire, nous ajouterions que l'histoire des familles Vicat et Sidos, à la tête du groupe, est celle du déshonneur de la collaboration et du fascisme. A l'image de Joseph Merceron-Vicat condamné à la prison et à l'indignité nationale après avoir contribué à constuire des bunkers pour le IIIe Reich, ou plus récemment à celle de Pierre Sidos, antisémite, pétainiste notoire et fondateur de l'Oeuvre Française.

Face aux entreprises capitalistes qui exploitent les êtres humains et face aux industries écocidaires, face à l'Etat bourgeois et à sa justice qui criminalise nos camarades, nous continuerons de lutter en paroles et en actes.

Soutien inconditionnel à nos camarades de Bouc-bel-air !
Commando pomme-pote

Plongée dans le béton

Quelques ressources supplémentaires pour comprendre et penser le monde du béton :

- A·mour bé·ton
Pourquoi s'organiser contre le béton ?

- Contre Lafarge et le monde du béton
Plus de 150 luttes locales, organisations, sections syndicales et comités des Soulèvements de la terre appellent à 4 jours d'actions du 9 au 12 décembre

- Pour en finir avec le béton armé et son monde

- La toupie tourne
Reprendre le bâti au béton [Podcast]

- Quel lien peut-il exister entre le béton armé et la police télévisuelle ?
Jacques Fradin

04.12.2023 à 16:27

Grande Fresque

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Black Lines X lundimatin
10/12/23 Paris XIX

- 4 décembre / , , ,
Texte intégral (1385 mots)

Vous aimez traîner dans la rue le dimanche en plein décembre ? Vous avez toujours rêvé de repeindre 500m de mur ? Vous habitez Paris ? Le collectif Black Lines vous invite, avec ou sans peinture, dimanche prochain rue Nogueres.

04.12.2023 à 13:26

Fuir le Château des Vampires

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« Plus il y a de culpabilité, mieux c'est. »
Mark Fisher

- 4 décembre / , ,
Texte intégral (5461 mots)

Nous publions ce lundi la traduction d'un excellent texte de Mark Fisher datant de novembre 2013 [1]. S'il n'est plus rare, désormais, d'entendre des gens exprimer leur dénuement et leur fatigue devant les mille et un petits tracas et autres atermoiements illimités constitutifs des cercles militants petits bourgeois – obsessionnellement organisés comme des cours de récréation, peuplées de cool-kids primaires, dont l'unique soin est de surajouter, comme pour l'approfondir, une couche de bacs à sables sur le désert –, dans les années 2000, ce mode sacerdotal, éminemment moralisateur et individualisant, de « politisation » des identités était, en quelque sorte, en gestation. Alors que, de toute évidence, le plus grand progrès politique du contexte postmarxiste, autonome et néo-anarchiste aura été, justement, de politiser nos relations personnelles et de poser les politiques de l'amitié comme éléments d'une éthique politique viscérale ; il ne faudrait pas replier l'éthique politique – la politisation de nos relations personnelles – sur la morale, la moralisation et les modes de contritions de type chrétien. Politiser nos relations, c'est probablement, justement, surmonter la logique culpabilisatrice pour nouer, anarchiquement, éthique et politique – vécus personnels de classe, race et de genre. Surmonter cette logique-là, c'est d'abord sortir du Château des Vampires et, pour cela, il faut en connaître les règles. Avec Fisher, c'est chose faite. [2]

Cet été, j'ai sérieusement envisagé de me retirer de tout engagement politique. Exténué, surmené, improductif – je me suis retrouvé à errer sur les réseaux sociaux, où j'ai senti ma dépression et mon épuisement s'accroître.

Le Twitter « de gauche » n'est bien souvent qu'un pitoyable et désolant désert. En début d'année, des tempêtes de tweets ont eu lieu, très médiatisées, au cours desquelles quelques personnalités identifiées à gauche ont été « call out » et dénoncées. Certes, ce qu'elles avaient pu dire était parfois condamnable. Mais la manière dont elles ont été personnellement trainées dans la boue, livrée en pâture à la meute, laisse s'exhaler d'atroces relents : l'odeur nauséabonde de la mauvaise conscience et des chasses aux sorcières moralistes. J'ai honte de dire la raison pour laquelle, sur le moment, je n'ai pas évoqué ces incidents : j'avais peur. Les bullies se tenaient à l'autre bout du bac à sable. Je ne voulais pas attirer leurs regards.

La sauvagerie assumée de ces échanges s'accompagnait d'un je ne sais quoi plus diffus et, pour cette raison peut-être, plus éprouvant : une atmosphère d'acerbe ressentiment. La cible la plus fréquente de ce ressentiment était Owen Jones. Et ces attaques contre Jones – qui a pourtant le plus contribué à réveiller la conscience de classe au Royaume-Uni ces dernières années – sont l'une des raisons de mon abattement. Si c'est là ce qui doit arriver à un gauchiste réussissant à porter la lutte au centre de la vie britannique, qui pourrait bien avoir envie de le suivre dans le courant dominant ? La seule façon d'éviter cette coulée d'abus est-elle de rester dans une position de marginale impotence ?

L'assemblée populaire d'Ipswich, près de chez moi, est ce qui m'a tiré hors de ma torpeur dépressive. L'Assemblée du peuple avait été accueillie avec les ricanements et les sarcasmes habituels. On nous avait dit qu'il s'agirait d'une triste farce, dans laquelle les gauchistes médiatiques, Jones compris, se mettraient narcissiquement en scène dans ce qui ne pourrait qu'être l'énième étalage condescendant de leur vedettariat culturel. Ce qui s'est réellement passé à l'Assemblée d'Ipswich a été très différent de cette caricature. La première partie de la soirée – qui a culminé avec un discours enthousiaste d'Owen Jones – a en effet été animée par des têtes d'ampoule de haute voltige. Mais la seconde partie de la réunion a vu des militants de la classe ouvrière de tout le Suffolk se parler, se soutenir, partager leurs expériences et leurs stratégies. Loin d'être un nouvel exemple de gauchisme hiérarchique, l'Assemblée populaire a montré comment le vertical peut être combiné à l'horizontal : le pouvoir des médias et le charisme ont pu attirer dans la salle des personnes qui n'avaient jamais assisté à une réunion politique auparavant, où elles ont pu discuter et élaborer des stratégies avec des militants chevronnés. L'atmosphère était antiraciste et antisexiste, mais – soulagement – elle était dépourvue du sentiment paralysant de culpabilité et de suspicion qui plane sur les tweets de gauche comme un brouillard âcre et suffoquant.

Et puis il y a eu Russell Brand. Je suis depuis longtemps un admirateur de Brand, l'un des rares grands comiques de la scène actuelle à être issu de la classe ouvrière. Ces dernières années, on a assisté à un embourgeoisement graduel mais sans scrupule de la comédie télévisée, avec ce grotesque nigaud ultra-huppé de Michael McIntyre et une morne bruine d'insipides diplômés qui dominent la scène.

La veille de la diffusion de la désormais célèbre interview de Brand avec Jeremy Paxman sur Newsnight, j'avais vu le stand-up de Brand, The Messiah Complex, à Ipswich. Ce spectacle se présentait, avec un air de défi, comme pro-immigration, pro-communisme, antihomophobe, saturé d'intelligence ouvrière et sans crainte de la montrer, et queer comme l'était autrefois la culture populaire (rien à voir avec la piété identitaire aigrie que nous imposent les moralisateurs de la « gauche » poststructuraliste). Malcolm X, le Che, la politique comme déconstruction psychédélique de la réalité existante : c'était du communisme cool, sexy et prolétarien, pas un sermon sacerdotal.

Le lendemain soir, il était clair que l'apparition de Brand avait provoqué un moment de rupture. La descente en règle de Paxman par Brand a été, pour certains d'entre nous, intensément émouvante, miraculeuse. Je ne me souvenais pas de la dernière fois qu'une personne issue de la classe ouvrière avait eu l'occasion de détruire de manière aussi définitive un « supérieur » de classe en utilisant son intelligence et sa raison. C'était pas du Johnny Rotten insultant Bill Grundy – un acte d'antagonisme qui confirmait plutôt qu'il ne remettait en cause les stéréotypes de classe. Brand s'était montré plus malin que Paxman – et son humour le distinguait de l'austérité ordinaire de tant de « gauchistes ». Brand fait en sorte que les gens se sentent bien dans leur peau, alors que la gauche moralisatrice se spécialise dans leur mal être, et n'est pas satisfaite tant qu'elle ne leur a pas courbé la tête sous le joug de la culpabilité et de la dégoût de soi.

La gauche moralisatrice a rapidement fait en sorte que l'histoire ne porte pas sur l'extraordinaire effraction de Brand à travers les insipides conventions du « débat » des médias mainstream ni sur le fait qu'il annonçait l'avènement prochain d'une révolution. (Cette dernière affirmation ne pouvait être entendue par la « gauche » narcissique petite-bourgeoise aux oreilles bouchée que comme l'expression du désir de Brand de diriger la révolution – ce à quoi ils ont répondu avec le ressentiment habituel : « Je n'ai pas besoin d'une célébrité agitée pour me guider »). Pour les moralisateurs, l'histoire principale devait porter sur la conduite personnelle de Brand – plus particulièrement sur son sexisme. Dans l'atmosphère fébrile de maccarthysme fermentée par la gauche moralisatrice, les remarques qui pourraient être interprétées comme sexistes signifient que Brand est sexiste, ce qui signifie également qu'il est misogyne. Emballé, c'est pesé, le voilà cuit, jugé.

Il est normal que Brand, comme chacun d'entre nous, réponde de son comportement et du langage qu'il utilise. Mais ces questions doivent être posées dans une atmosphère de camaraderie et de solidarité, et probablement pas en public dans un premier temps – quoique, lorsque Brand a été interrogé sur le sexisme par Mehdi Hasan, il a précisément affiché le genre d'humilité joviale qui manquait totalement aux visages de marbre de ceux qui l'avaient jugé. « Je ne pense pas être sexiste. Mais je me souviens que ma grand-mère – la personne la plus adorable que j'aie jamais connue – était raciste, et je crois pas qu'elle s'en rendait compte. Je ne sais pas si j'ai un atavisme culturel (cultural hangover). Je sais que j'aime beaucoup les expressions populaires, comme “darling” et “bird”, donc si les femmes pensent que je suis sexiste, elles sont mieux placées que moi pour en juger, et donc je vais travailler là-dessus ».

L'intervention de Brand n'était pas une prise de pouvoir ; c'était une inspiration, un appel aux armes. Et pour ma part, j'ai été inspiré. Alors que quelques mois auparavant, j'aurais gardé le silence pendant que les moralisateurs de la gauche caviar (PoshLeft) soumettaient Brand à leur parodie de justice (kangaroo courts) et le diffamaient – avec des « preuves » généralement glanées dans la presse de droite, toujours disponible pour prêter main forte à ce genre d'exercice – cette fois-ci, j'étais prêt à les affronter. La réponse à Brand est rapidement devenue aussi importante que l'échange avec Paxman lui-même. Comme l'a souligné Laura Oldfield Ford, il s'agissait d'un moment de clarification. Et l'une des choses qui a été clarifiée pour moi est la manière dont, ces dernières années, une grande partie de la prétendue « gauche » a liquidé les questions de classes.

La conscience de classe est fragile et fugitive. La petite bourgeoisie qui domine le monde académique et l'industrie culturelle a toutes sortes de dénégations subtiles et d'appréhensions qui empêchent le sujet d'être abordé ; et, s'il est abordé, elle le fait passer pour la preuve d'une effroyable désinvolture, d'un manquement à l'étiquette. Cela fait des années que je prends la parole lors d'événements anticapitalistes, mais j'ai rarement parlé – ou été invité à parler – en public de classes sociales.

Mais une fois réapparue la question de classe, on ne pouvait pas ne pas la voir affleurer partout dans les réactions à l'affaire Brand. Brand a été rapidement jugé et/ou remis en question par au moins trois gauchistes issus d'écoles privées hors de prix. D'autres nous ont dit que Brand ne pouvait pas faire partie de la classe ouvrière, puisqu'il était millionnaire. Il est inquiétant de voir combien de « gauchistes » semblaient être fondamentalement d'accord avec le postulat implicite de la question de Paxman : « Qu'est-ce qui donne à ce mec de la classe ouvrière le droit de parler ? ». Il est également inquiétant, voire affligeant, qu'ils semblent penser que les membres de la classe ouvrière devraient rester dans la pauvreté, l'anonymat et l'impuissance de peur de perdre leur « authenticité ».

Quelqu'un m'a transmis un message écrit à propos de Brand sur Facebook. Je ne connais pas la personne qui l'a écrit et je ne souhaite pas la nommer. Ce qui est important, c'est que ce message était symptomatique d'un ensemble d'attitudes snobs et condescendantes qu'il est apparemment acceptable d'afficher tout en se classant à gauche. Le ton était horriblement hautain, comme s'il s'agissait d'un instituteur notant le travail d'un enfant ou d'un psychiatre évaluant un patient. Brand, apparemment, est « manifestement extrêmement instable… à une mauvaise relation ou à un accident de carrière près de rechuter dans la toxicomanie ou pire ». Même si cette personne dit qu'elle « aime beaucoup [Brand] », il ne lui vient peut-être pas à l'esprit que l'une des raisons pour lesquelles Brand pourrait être « instable » est justement cette sorte d'« évaluation » condescendante et faussement supérieure de la part de la bourgeoisie de « gauche ». Il y a également une parenthèse choquante, mais révélatrice où l'individu fait nonchalamment référence à « l'éducation lacunaire de Brand [et] à ses glissements sémantiques, caractéristiques de l'autodidacte » – ce qui, dit généreusement cet individu, « ne me pose aucun problème » –vous êtes bien bon, mon bon Sire ! Il ne s'agit pas d'un bureaucrate colonial écrivant, au XIXe siècle, sur ses tentatives d'enseigner la langue anglaise à des « indigènes », ni d'un maître Victorien d'une institution scolaire privée décrivant un boursier, mais d'un « gauchiste » écrivant il y a quelques semaines.

Que faire de tout ça ? Il faut d'abord identifier les caractéristiques des discours et des désirs qui nous ont conduits à cette mauvaise passe sinistre et démoralisante où, si les classes ont disparu, le moralisme est partout ; où, si la solidarité est impossible, la culpabilité et la peur sont omniprésentes – et ce n'est pas parce que nous sommes terrorisés par la droite, mais parce que nous avons laissé les modes bourgeois de subjectivité contaminer notre mouvement. Je pense qu'il y a deux configurations libidinales-discursives qui ont conduit à cette situation. Elles se disent de gauche, mais – comme l'épisode Brand l'a clairement montré – elles sont à bien des égards le signe que la gauche – définie comme un agent de la lutte des classes – a pratiquement disparu.

Dans le Château des Vampires

La première configuration est ce que j'ai appelé le Château des Vampires. Le Château des Vampires se spécialise dans la propagation de la culpabilité. Il est animé par le désir sacerdotal d'excommunier et de condamner, par le désir universitaire de se voir le premier à souligner une erreur et par le désir hipster de faire partie de la foule. Le danger de s'attaquer au château des vampires est de donner l'impression – et il fera tout pour renforcer cette idée – que l'on s'attaque aussi aux luttes contre le racisme, le sexisme, l'hétérosexisme. Mais loin d'être la seule expression légitime de ces luttes, le Château des Vampires se comprend mieux comme perversion et appropriation bourgeoise-libérale de l'énergie de ces mouvements. Le Château des vampires est né au moment où la lutte pour ne pas être défini par des catégories identitaires est devenue la quête d'une reconnaissance des « identités » par un grand Autre bourgeois.

Le privilège dont je jouis en tant qu'homme blanc consiste en partie à ne pas être conscient de mon appartenance ethnique et de mon sexe, et c'est une expérience révélatrice que d'être occasionnellement rendu conscient de ces points aveugles. Mais plutôt que de rechercher un monde dans lequel chacun se libère de la classification identitaire, le Château des Vampires cherche à parquer les gens dans des camps identitaires, où ils sont à jamais définis dans les termes établis par le pouvoir dominant, mutilés à coup de conscience de soi et isolés par cette logique solipsiste qui insiste sur le fait que nous ne pouvons pas nous comprendre à moins d'appartenir au même groupe identitaire.

J'ai remarqué un fascinant mécanisme magique d'inversion, de projection et de désaveu, selon lequel la simple mention de la classe sociale est désormais automatiquement traitée comme si cela signifiait que l'on essayait de minimiser l'importance de la race et du sexe. En fait, c'est exactement l'inverse qui se produit, puisque le Château des Vampires utilise une compréhension finalement libérale de la race et du genre pour obscurcir la notion de classe. Lors de toute ces tempêtes de tweets absurdes et traumatisants à propos des privilèges au début de l'année, on a remarqué que la discussion sur les privilèges de classe était totalement absente. La tâche, comme toujours, reste l'articulation de la classe, du genre et de la race – mais l'opération fondatrice du Château des Vampires est la sarticulation de la classe par rapport aux autres catégories.

Le Château des Vampires a été créé pour résoudre le problème suivant : comment se faire passer pour une victime, un marginal et un opposant tout en détenant une richesse et un pouvoir immenses ? La solution était toute trouvée – dans l'Église chrétienne. Le CV a donc recours à tous les stratagèmes infernaux, les sombres pathologies et les instruments de torture psychologique que le christianisme a inventés et que Nietzsche a décrits dans La Généalogie de la morale. Ce sacerdoce de la mauvaise conscience, ce nid de pieux vendeurs de coulpe, c'est exactement ce que Nietzsche avait prédit quand il disait que quelque chose de pire que le christianisme était déjà en route. Elle est désormais parmi nous…

Le Château des Vampires se repaît de l'énergie, des angoisses et des vulnérabilités des jeunes étudiants, mais il vit surtout en convertissant la souffrance de groupes particuliers – les plus « marginaux » étant les mieux placés – en capital académique. Les figures les plus louées du Château des Vampires sont celles qui ont repéré un nouveau marché dans la souffrance – ceux qui trouvent un groupe plus opprimé et assujettit que tous ceux qui ont été exploités auparavant se verront très rapidement promus.

La première loi du Château des Vampires est : tout individualiser et privatiser.
Alors qu'en théorie, il prétend être en faveur d'une critique structurelle, en pratique, il ne se concentre jamais sur autre chose que le comportement individuel. La classe laborieuse n'est parfois pas très très bien éduquée et peut s'avérer fort grossière. N'oubliez surtout pas : il est toujours plus important de condamner les individus que de prêter attention aux structures impersonnelles. Si la classe dirigeante propage des idéologies individualistes, elle tend à agir en tant que classe. (Nombre de ce que nous appelons « conspirations » manifestent une solidarité de la classe dirigeante avec elle-même) Le CV – dupe de la classe dirigeante – fait l'inverse : s'il clame un attachement de pure forme pour la « solidarité » et la « collectivité », il agit toujours comme si les catégories individualistes imposées par le pouvoir étaient effectivement valables. Parce qu'ils sont petits-bourgeois jusqu'au bout des ongles, les membres du Château des Vampires sont intensément compétitifs, mais elle le contient de cette manière passive-agressive typique de la bourgeoisie. Ce qui les unit n'est pas la solidarité, mais la peur mutuelle –, la peur d'être le prochain à être démasqué, exposé, condamné.

La deuxième loi du Château des vampires est : faire apparaître la pensée et l'action comme très, très difficiles.
Il ne doit y avoir aucune légèreté, et surtout pas d'humour. Par définition, l'humour n'est pas sérieux – pas vrai ? La pensée est un travail difficile, pour des gens à la voix hautaine et aux sourcils froncés. Là où il y a de la confiance, introduisez du scepticisme. Dites : ne vous précipitez pas, nous devons réfléchir plus en profondeur. Rappelez-vous : les convictions, c'est oppressif ; c'est la porte ouverte vers le goulag.

La troisième loi du Château des Vampires est la suivante : propagez autant de culpabilité que possible.
Plus il y a de culpabilité, mieux c'est. Les gens doivent se sentir mal : c'est le signe qu'ils saisissent la gravité des choses. C'est OK d'être un privilégié de classe, si vous vous sentez coupable de vos privilèges et si vous culpabilisez les autres personnes qui se trouvent dans une position inférieure à la vôtre. Vous faites – aussi – de bonnes actions pour les pauvres, n'est-ce pas ?

La quatrième loi du Château des Vampires est la suivante : essentialiser.
Alors que la fluidité de l'identité, la pluralité et la multiplicité sont systématiquement revendiquées pour le compte des membres du CV – en partie pour dissimuler leurs propres antécédents, invariablement riches, privilégiés ou bourgeois-assimilationnistes – l'ennemi doit toujours être essentialisé. Puisque les désirs qui animent le Château des Vampires sont en grande partie les désirs de prêtres d'excommunier et de condamner, il doit y avoir une forte distinction entre le Bien et le Mal, ce dernier étant essentialisé. Observez la tactique : X a fait une remarque/s'est comporté d'une manière particulière – ces remarques/ce comportement pourraient être interprétés comme transphobes/sexistes, etc. Jusque-là, tout va bien. Mais c'est l'étape suivante qui est déterminante. X est alors défini comme un transphobe, un sexiste, etc. Toute son identité est définie par une remarque malencontreuse ou un écart de comportement. Une fois que le Château des Vampires a organisé sa chasse aux sorcières, la victime (souvent issue de la classe ouvrière et n'ayant pas été formée à l'étiquette passive-agressive de la bourgeoisie) peut être amenée à perdre son sang-froid, ce qui renforce encore sa position de paria ou de dernier en date à être fiévreusement dévoré.

La cinquième loi du Château des Vampires : penser comme un libéral (parce que vous en êtes un).
Le travail du CV, qui consiste à attiser en permanence l'indignation réactive, consiste à souligner sans cesse les évidences les plus criantes : le capital se comporte comme le capital (ce n'est vraiment pas très sympa !), les appareils répressifs de l'État sont répressifs. Il faut protester !

Néo-anarchie au Royaume-Uni

La deuxième formation libidinale est le néo-anarchisme. Par néo-anarchistes, je n'entends évidemment pas les anarchistes ou les syndicalistes impliqués dans l'organisation réelle des lieux de travail, comme la Solidarity Federation. Je parle plutôt de ceux qui se disent anarchistes, mais dont l'implication dans la politique ne va guère au-delà des manifestations étudiantes, des occupations, et des commentaires Twitter. Comme les habitants du Château des Vampires, les néo-anarchistes viennent généralement d'un milieu petit-bourgeois, voire d'un milieu encore plus privilégié.

Ils sont également jeunes pour la plupart : ils ont une vingtaine d'années ou tout au plus une trentaine d'années, et la position néo-anarchiste s'appuie sur un horizon historique étroit. Les néo-anarchistes n'ont connu que le réalisme capitaliste. Au moment où les néo-anarchistes ont pris conscience de la réalité politique – et nombre d'entre eux ont pris conscience de la réalité politique remarquablement récemment, compte tenu la jauge d'optimisme arrogant qu'ils affichent parfois –, le parti travailliste était devenu une coquille blairiste, appliquant le néolibéralisme avec une petite dose de justice sociale sur le côté. Mais le problème du néo-anarchisme est qu'il reflète de manière irréfléchie ce moment historique plutôt que d'offrir une échappatoire. Il oublie, ou peut-être ignore-t-il vraiment, le rôle du parti travailliste dans la nationalisation des grandes industries et des services publics ou dans la création du service national de santé. Les néo-anarchistes affirmeront que « la politique parlementaire n'a jamais rien changé » ou que « le parti travailliste a toujours été inutile », tout en participant à des manifestations contre le NHS ou en retweetant des plaintes contre le démantèlement de ce qui reste de l'État-providence.

Il y a là une étrange règle implicite : il est acceptable de protester contre ce que le parlement a fait, mais il n'est pas acceptable d'entrer au parlement ou dans les médias de masse pour tenter de provoquer un changement à partir de là. Les grands médias sont à dédaigner, mais l'heure des questions de la BBC doit être regardée et faire l'objet de plaintes sur Twitter. Le purisme se transforme en fatalisme ; mieux vaut ne pas être entaché par la corruption du courant dominant, mieux vaut « résister » inutilement que de risquer de se salir les mains.

Il n'est donc pas surprenant que tant de néo-anarchistes soient déprimés. Cette dépression est sans doute renforcée par les angoisses de la vie postuniversitaire, puisque, comme le Château des Vampires, le néo-anarchisme a son foyer naturel dans les universités, et est généralement propagé par ceux qui étudient pour obtenir des qualifications postuniversitaires, ou ceux qui ont récemment obtenu un tel diplôme.

Que faut-il faire ?

Pourquoi ces deux configurations sont-elles apparues sur le devant de la scène ? La première raison est que le capital les a laissées prospérer parce qu'elles servent ses intérêts. Le capital a soumis la classe ouvrière organisée en décomposant la conscience de classe, en subjuguant vicieusement les syndicats tout en séduisant les « familles qui travaillent dur » pour qu'elles s'identifient à leurs propres intérêts étroitement définis au lieu des intérêts de classe au sens large ; mais pourquoi le capital se préoccuperait-il d'une « gauche » qui remplace la politique de classe par un individualisme moralisateur et qui, loin de construire la solidarité, répand la peur et l'insécurité ?

La deuxième raison est ce que Jodi Dean a appelé le capitalisme communicatif. Il aurait peut-être été possible d'ignorer le Château des Vampires et les néo-anarchistes s'il n'y avait pas eu le cyberespace capitaliste. Le moralisme pieux du Château des Vampires a été la caractéristique d'une certaine « gauche » pendant de nombreuses années – mais si l'on n'était pas membre de cette Église particulière, on pouvait éviter ses sermons. Les médias sociaux nous signifient que ce n'est plus le cas et qu'il y a peu de protection contre les pathologies psychiques propagées par ces discours.

Que pouvons-nous donc faire maintenant ? Tout d'abord, il est impératif de rejeter l'identitarisme et de reconnaître qu'il n'y a pas d'identités, mais seulement des désirs, des intérêts et des identifications. Une partie de l'importance des études culturelles britanniques – comme le révèlent de manière si puissante et si émouvante l'installation de John Akomfrah The Unfinished Conversation (actuellement à la Tate Britain) et son film The Stuart Hall Project – est d'avoir résisté à l'essentialisme identitaire. Au lieu de figer les gens dans des chaînes d'équivalences déjà existantes, il s'agissait de considérer toute articulation comme provisoire et plastique. On peut toujours créer de nouvelles articulations. Personne n'est essentiellement quelque chose. Malheureusement, la droite agit sur cette idée plus efficacement que la gauche. La gauche identitaire bourgeoise sait comment propager la culpabilité et mener une chasse aux sorcières, mais elle ne sait pas comment faire des convertis. Mais là n'est pas la question. L'objectif n'est pas de populariser une position de gauche, ni d'y gagner des gens, mais de rester dans une position de supériorité de l'élite, mais, désormais, avec une supériorité de classe redoublée d'une supériorité morale. « Comment osez-vous parler – c'est nous qui parlons au nom de ceux qui souffrent ! »

Mais le rejet de l'identitarisme ne peut se faire que par la réaffirmation de la classe. Une gauche qui n'a pas la classe en son cœur ne peut être qu'un groupe de pression libéral. La conscience de classe est toujours double : elle implique une connaissance simultanée de la manière dont la classe encadre et façonne toute expérience, et une connaissance de la position particulière que nous occupons dans la structure de classe. Il faut se rappeler que l'objectif de notre lutte n'est pas la reconnaissance par la bourgeoisie, ni même la destruction de la bourgeoisie elle-même. C'est la structure de classe – une structure qui blesse tout le monde, même ceux qui en profitent matériellement – qui doit être détruite. Les intérêts de la classe ouvrière sont les intérêts de tous ; les intérêts de la bourgeoisie sont les intérêts du capital, qui ne sont les intérêts de personne. Notre lutte doit viser la construction d'un monde nouveau et surprenant, et non la préservation d'identités façonnées et déformées par le capital.

Si cela semble être une tâche difficile et intimidante, c'est le cas. Mais nous pouvons dès à présent nous engager dans de nombreuses activités préfiguratives. En fait, ces activités iraient au-delà de la préfiguration – elles pourraient lancer un cycle vertueux, une prophétie autoréalisatrice dans laquelle les modes bourgeois de subjectivité seraient démantelés et une nouvelle universalité commencerait à se construire. Nous devons apprendre, ou réapprendre, à construire la camaraderie et la solidarité au lieu de faire le travail du capital en nous condamnant et en nous maltraitant les uns les autres. Cela ne signifie pas, bien sûr, que nous devons toujours être d'accord – au contraire, nous devons créer des conditions où le désaccord peut avoir lieu sans craindre l'exclusion et l'excommunication.

Nous devons réfléchir de manière très stratégique à la manière d'utiliser les médias sociaux – en gardant toujours à l'esprit que, malgré l'égalitarisme revendiqué pour les médias sociaux par les ingénieurs libidinaux du capital, il s'agit actuellement d'un territoire ennemi, dédié à la reproduction du capital. Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas occuper le terrain et commencer à l'utiliser pour produire une conscience de classe. Nous devons sortir du « débat » mis en place par le capitalisme de communication, dans lequel le capital nous incite sans cesse à participer, et nous rappeler que nous sommes impliqués dans une lutte de classe. L'objectif n'est pas d'« être » un activiste, mais d'aider la classe ouvrière à s'activer – et à se transformer – elle-même.

En dehors du Château des Vampires, tout est possible.

Mark Fisher


[2] Il faut par ailleurs préciser deux ou trois choses. Ce texte date de 2013. Il y a dix ans, donc. Avant #metoo et avant que Russell Brand (sur les propos duquel Mark Fisher revient ici) ne soit accusé, en septembre de cette année, d'abus sexuels par quatre femmes pour des agressions commises entre 2006 et 2013. Notre lecture du texte s'en trouve nécessairement changée. Opposant à l'essentialisation des identités les désirs et les identifications, Fisher tente — d'une manière qui rétrospectivement pourra être jugée peu lucide quant à sa perception du continuum sexiste — contre une politique de la culpabilité, de remettre la question de la classe au cœur de la réflexion d'une gauche qui court le risque à trop l'oublier de ne plus être qu'un « groupe de pression libéral ».

04.12.2023 à 11:47

Relire À travers les murs d'Eyal Weizman

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Texte intégral (3353 mots)

Initialement paru en 2006 dans la revue Radical Philosophy [1], puis en 2007 au sein de Hollow Land : Israel's Architecture of Occupation [2], À travers les murs [3], de l'architecte et activiste israélien Eyal Weizman, est un texte troublant, explicitant l'abolition des frontières entre espaces publics et privés pratiquée par l'armée israélienne lors de l'opération Rempart en 2002, au moment de la seconde intifada. Consistant en l'infiltration de territoires palestiniens de la Cisjordanie afin d'en éliminer les factions armées, l'opération Rempart représente pour Tsahal l'opportunité de mettre pour la première fois en pratique une stratégie de progression dans les espaces urbains de villes telles que Ramallah, Naplouse, Bethléem ou encore Jénine, en procédant à une réinterprétation des espaces qui s'appuie sur les concepts postmodernes de déconstruction, de déterritorialisation, de disjonction ou encore sur la pratique situationniste de la dérive [4].

Cette analyse spatiale, invitant les militaire de Tsahal à éviter les rues, les trottoirs, les portes ou les fenêtre des bâtiments compris comme autant d'espaces potentiellement piégés par l'ennemie, consistera dans sa dimension opérationnelle à progresser littéralement à travers les murs des habitations, faisant indistinctement d'une cuisine, d'un salon ou d'une chambre à coucher, le théâtre d'opérations militaires.

Né à Haïfa en 1970, Eyal Weizman passe son diplôme d'architecte à la Architectural Association de Londres en 1998 avant d'entamer un doctorat qu'il soutiendra au London Consortium/Birkbeck College en 2006. Il fonde l'année suivante, aux côtés des architectes Sandi Hilal and Alessandro Petti, le projet de recherche en art intitulé DAAR (pour Decolonizing Architecture Art Research), avant de créer en 2010, l'agence de recherche Forensic Architecture au sein de la Goldsmith University où il enseigne les cultures spatiales et visuelles.

Questionnant les relations entre violence et architecture, Eyal Weizman s'exprime autant à travers ses écrits et conférences que par les activités de Forensic Architecture, laquelle compte une quarantaine de chercheuses et chercheurs, architectes et artistes. Dans une démarche à la croisée du documentaire, de l'architecture et de l'investigation scientifique, les enquêtes de l'agence londonienne visent à faire émerger la vérité de crimes et d'exactions parfois proches du seuil de détectabilité [5] par l'emploi de méthodes s'appuyant sur les technologies numériques de l'image et du volume. Présentées au sein des grandes institutions d'art contemporain, les œuvres de Forensic Architecture créent souvent le trouble comme en 2019, avec le projet Triple Chaser, mettant en lumière l'emploi abusif d'armes produites par Safariland et Sierra Bullets, entreprises de matériel militaire détenues par Warren B. Kanders, alors vice-président du conseil d'administration du Whitney Museum.

Se basant sur des entretiens menés avec des activistes palestiniens et des responsables militaires israéliens, Eyal Weizman expose dans À travers les murs, la manière dont la forme élémentaire du mur s'est vue, dans le contexte de l'opération Rempart, pensée à nouveaux frais ; passant d'un objet simple aux propriétés stables, voire immuables, à une forme flexible et perméable : un média transparent à travers lequel il est permis de passer, mais également de voir ou de tirer [6]. Cette reconceptualisation du mur et, d'une manière plus générale, du rapport à l'espace architectural, doit son origine aux formations universitaires, notamment en philosophie, suivies par de nombreux officiers de carrière de l'armée israélienne.

Weizman souligne en particulier le cas d'Aviv Kochavi, ancien étudiant en philosophie à la Hebrew University de Jérusalem et commandant des IDF [7] lors de la seconde intifada, auquel on doit notamment l'application du concept de « géometrie inversée », résumé par son auteur telle une « réorganisation de la syntaxe urbaine par une série d'actions micro-tactiques » [8]. Si pour Kochavi, dans l'inquiétante lignée d'une lecture nietzschéenne, « l'espace n'est qu'une interprétation » [9], alors il semble assez clair que le concept de géométrie inversée implique un rapport à l'architecture qui présuppose l'existence d'un ensemble d'éléments formels indéterminés dont la construction des liens serait laissé libre à l'interprétation de lecteurs, incarnés ici par les commandos de Tsahal. Évidemment, la théorie achoppe à l'endroit d'une réalité toute autre : celle d'espaces domestiques, habités par des civils subissant l'invasion traumatisante de militaires, comme le laisse entendre le témoignage d'Aïsha rapporté par Weizman : « Et tout d'un coup, voilà qu'un mur tombe dans un fracas assourdissant, la pièce s'emplit de poussière et de gravats, et vous voyez surgir les uns après les autres des soldats à travers les murs, hurlant des ordres. Vous ne savez absolument pas si c'est vous qu'ils viennent chercher, s'ils sont venus s'emparer de votre maison, ou bien si votre maison se trouve simplement sur leur chemin. ». Concernant l'opération de la casbah de Naplouse, ce seront finalement plus de la moitié des constructions qui se verront éventrées par le passage des militaires comme le signale une enquête réalisée par l'architecte palestinien Nuran Abudjidi et rapportée par Weizman, laissant quelques doutes sur la dimension "chirurgicale" de l'application du concept de géométrie inversée [10].

Le second stratège de Tsahal interviewé par Weizman dans le cadre de son enquête est Shimon Naveh, directeur de l'institut de recherche théorique pour la formation des cadres de l'IDF (l'Otri [11]), dont Aviv Kochavi fut élève. On doit notamment à Naveh, le réemploi de plusieurs concepts dont celui d'essaimage, ou d'intelligence des essaims. Issu de la recherche en intelligence artificielle, le principe de l'intelligence des essaims (ou d'intelligence distribuée), statue que la capacité de résolution de problèmes d'un ensemble d'agents simples, décentralisés et communicants, est bien meilleure que celle d'une intelligence uniforme et centralisée [12]. Faisant de l'essaim un tout valant bien plus que la somme de ses parties, la théorie de l'intelligence distribuée représente pour Naveh un très bon exemple d'une manière non-linéaire de penser les espaces, à rebours de la traditionnelle perception euclidienne. Selon le stratège israélien, la non-linéarité doit ainsi se traduire dans la dimension spatiale des affrontements, avec de petits groupes armés se propageant dans toutes les directions et de manière plus ou moins aléatoire ; mais également dans leur dimension temporelle, en préférant la simultanéité des actions à la linéarité du récit d'un plan d'action traditionnel ; et enfin dans leur dimension organisationnelle, impliquant des réseaux de communication et de commandement polycentriques à l'endroit d'une chaine de commandement monolithique et verticale. En somme, aux yeux des militaires de Tsahal, cette recherche de non-linéarité consiste à faire de la guerre urbaine une guerre postmoderne par excellence.

Si la mise en œuvre d'une pensée non-linéaire des espaces permet aux miliaires de passer à travers les murs, la conception du mur tel un média transparent implique également d'être en capacité de voir et de tirer à travers celui-ci. Les snipers palestiniens, comme le mentionne Weizman, avaient depuis longtemps appris à se retrancher au plus profond des immeubles pour tirer à travers des trous parfois aménagés dans plusieurs épaisseurs de mur. Mais la capacité à voir et faire feu à travers les murs va trouver un toute nouvelle dimension avec l'essor de technologies d'imagerie thermique à large spectre, développées notamment par la société israélienne Camero [13]. L'emploi de cette technologie combiné à celui de balles perforantes va offrir aux commandos de Tsahal la capacité de faire feu sur l'ennemie situé dans la pièce d'à côté sans jamais entrer directement en contact avec lui. On retrouve dans cette capacité de vision asymétrique, l'expression d'un idéal de la surveillance telle qu'il fut notamment décrit par Michel Foucault en 1975 dans Surveiller et punir [14]. Cette asymétrie se retrouvant par ailleurs dans la conceptualisation du mur de séparation entre Israël et les territoires palestiniens, censé, selon les militaires de l'armée israélienne, opérer tel un espace « lisse », c'est-à-dire une frontière malléable, liquide et perméable de leur côté, tout en demeurant un espace « strié », c'est-à-dire fixe, imperméable, et empêchant toute forme de progression côté gazaouis.

Ingénieurs de l'IDF dans le camp de réfugiés de Tulkarem en 2003.
(Illustration extraite de Hollow Land, Israel's Architecture of Occupation, 2007)

Même si Weizman souligne que cette conceptualisation de la guerre postmoderne par les stratèges de l'armée israélienne tels que Naveh ou Kochavi relève en grande partie de la recherche d'un effet de domination par l'emploi d'une rhétorique de la guerre intelligente mettant en avant la supériorité technologique d'Israël [15], le développement de technologies numériques de vision issues des conflits armés questionne tant sur le plan de la surveillance que sur celui de l'abolition des frontières entre espaces publiques et privés, entre domaines civils et militaires, et sur ce que peut vouloir dire rendre visible. Et c'est peut-être à cet endroit que les activités de Forensic Architecture deviennent particulièrement prégnantes, dans la mesure où elles consistent à réemployer les procédés de surveillance, à savoir les technologies
numériques de vision, afin de produire des formes artistiques permettant de rendre visible une réalité infra-sensible, mais également dans la mesure où, en tant qu'organisme indépendant, Forensic Architecture participe activement à la production de preuves de crimes de guerre et d'exactions pouvant être portées devant la cour pénale internationale ou les instances juridiques qualifiées.

Si la question de savoir ce que peut une forme artistique : quelle en est la portée, quelles sont ses potentialités, où réside son agentivité, reste toujours posée, les investigations de Forensic Architecture donnent un exemple singulier d'une démarche qui, partant du champ de l'art, dépasse amplement le plan symbolique pour agir activement sur la vie en participant à l'établissement de la vérité et au travail de la justice, conditions indispensables à l'avènement d'une paix durable.

Alain Barthélémy


[1] Eyal Weizman, Walking through walls, Soldiers as architects in the Israeli–Palestinian conflict, in Radical Philosophy n°136 (March/April 2006). Abrégé WTW dans la suite des notes.

[2] En tant que chapitre titré Urban Warfare : Walking Through Walls in Hollow Land, Israel's Architecture of Occupation, verso, NY, 2007

[3] Eyal Weizman, À travers les murs, La Fabrique, 2007, Paris. Traduction d'Isabelle Taudière. Abrégé ATM dans la suite des notes.

[4] Au sujet de la pratique de la dérive et du concept de psychogéographie, voir les écrits de Guy Debord et en particulier Introduction à une critique de la géographie urbaine, in Les lèvres nues n° 6, Bruxelles, 1955

[5] Eyal Weizman, Forensic Architecture : Violence at the Threshold of Detectability (Zone/MIT, 2017) ; Eyal Weizman, La vérité en ruines : manifeste pour une architecture forensique, Zones, 2021

[6] « Walls, in the context of the Israeli–Palestinian conflict, have lost something of their traditional conceptual simplicity and material fixity, so as to be rendered – on different scales and occasions – as flexible entities, responsive to changing political and security environments ; as permeable elements, through which both resistance and security forces literally travel ; and as transparent media, through which soldiers can now see and through which they can now shoot. The changing nature of walls thus transforms the built environment into a flexible "frontier zone", temporary, contingent and never complete. » — Eyal Weizman, WTW, p. 8

[7] Israeli Defence Forces

[8] Eyal Weizman, WTW, p. 9

[9] Eyal Weizman, ATM, p. 90

[10] ibid. , p. 35

[11] Operational theory research Institute

[12] « This principle assumes that problem-solving capacities are found in the interaction and communication of relatively unsophisticated agents (ants, birds, bees, soldiers) without (or with minimal) centralized control. "Swarm intelligence" thus refers to the overall, combined intelligence of a system, rather than to the intelligence of its components. It is the system itself that learns through interaction and adaptation to emergent situations » — Eyal Weizman, WTW, p. 12

[13] « Ce système, comme les appareils d'échographie utilisés dans les maternités, restitue une image tridimensionnelle de l'activité biologique qui se cache derrière un mur » — Eyal Weizman, ATM, p. 64

[14] Cette asymétrie de la vision, essentielle à tout dispositif de surveillance, étant soulignée par Foucault dans sa description du Panoptique : « Le Panoptique est une machine à dissocier le couple voir-être vu : dans l'anneau périphérique, on est totalement vu, sans jamais voir ; dans la tour centrale, on voit tout, sans être jamais vu. » — Foucault Michel, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll.« Collection TEL », 2008, p. 235

[15] "It is obvious that Naveh attempts to impress, and enjoys his adopted role as the ʻsubvertorʼ of subversive theories. In conversation he often attempts to make chilling claims. He repeats the fact that his job and the final aim of his theory and practices are to kill : ʻDid you read the book on “intimate killings ?” ... In order to kill we must arrive right next to the person we want to kill ... we do not want to capture ground we want to kill and leave.ʼ Moreover, military use of theory is of course nothing new. The figure of the soldier–philosopher is one of the clichés of Israeli military history. » — Eyal Weizman, WTW, p.15

04.12.2023 à 11:20

L'Afrique intellectuelle francophone est mal partie

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Texte intégral (2411 mots)

En 1960, à l'époque des indépendances, l'agronome René Dumont publiait un essai fracassant « L'Afrique noire est mal partie » dans lequel il fustigeait de manière caricaturale le comportement des nouvelles élites africaines, en lesquelles il ne voyait que les continuatrices des pouvoirs coloniaux [1].

En 1982, dans « L'Odeur du Père » (1982), le philosophe américano-congolais V.Y. Mudimbe énonçait cette phrase prophétique :

« Pour l'Afrique, échapper à l'Occident suppose d'apprécier exactement ce qu'il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu'où l'Occident, insidieusement peut-être s'est rapproché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre l'Occident, ce qui est encore occidental ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu'il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs. » [2]

Il faut malheureusement constater que quarante plus tard, cette assertion reste éminemment véridique. Les intellectuels africains, dans leur grande majorité, loin d'avoir rompu les amarres avec l'imaginaire des anciennes puissances coloniales, continuent de nicher leurs réflexions dans les schèmes de pensée occidentaux et ne font que recycler des idées coloniales usagées, qu'il s'agisse de la mise en avant du soufisme ou de l'animisme

A cet égard, on pourrait penser qu'il y a lieu de distinguer l'Afrique musulmane de l'Afrique chrétienne et penser que, s'agissant de la première, les intellectuels qui se définissent par rapport à l'islam ont élaboré des formes de pensée que l'on pourrait d'autant plus qualifier de « contre-hégémoniques » qu'elles semblent aller à l'encontre de l'hostilité envers l'islam qui prévaut de plus en plus en Occident. Or, il n'en est rien. Les intellectuels africains qui se définissent comme musulmans ou qui tentent de penser dans le cadre d'une philosophie musulmane le font en se situant dans des formes d'islam comme le soufisme qui ont le moins de chance de déplaire aux Occidentaux, dans la mesure où elles paraissent représenter un rempart efficace contre le salafisme [3]. Or le soufisme a toujours été privilégié par les autorités coloniales – françaises notamment – comme en témoigne l'attention particulière accordée à Tierno Bokar défini comme « le sage de Bandiagara » ou à son disciple le célèbre écrivain malien Amadou Hampatê Bâ qui a collaboré activement avec l'administration coloniale française au cours des années 1950 dans la répression menée contre les « wahhabites » [4].

Il en va de même aujourd'hui avec la focalisation sur la confrérie malienne Ançar Dine, à la tête de laquelle se trouve Chérif Madani Ousmane Haidara. Celui-ci a bénéficié récemment d'un traitement de faveur de la part de l'Ambassade de France à Bamako et il apparaît comme l'antidote au salafisme promu par l'imam Mahmoud Dicko. Cette confrérie a d'ailleurs trouvé sa consécration avec le livre que l'islamologue Youssouf Sangaré lui a consacré et qui a bénéficié d'une préface de Souleymane Bachir Diagne [5].

Or on peut se demander si ces postures « soufi-philes » ne renvoient pas en définitive à une vision apaisée, tolérante de l'islam, vision qui s'accorderait parfaitement avec le supposé animisme foncier des sociétés « négro-africaines », sociétés censées être demeurées profondément païennes en dépit d'une imprégnation multiséculaire par la religion musulmane. Bref une conception qui renvoie en définitive à l'idée d'un « islam noir » pacifique et éloigné de toutes les aspects réformistes qui trouvent leur apex dans le djihadisme, idée qui avait été complaisamment énoncée et propagée par les administrateurs coloniaux soucieux de montrer que l'islam n'avait pas entamé le roc solide des cultes fétichistes africains.

Pour ce qui concerne l'Afrique chrétienne, la place correspondante à l'islam salafiste est occupée par les Eglises chrétiennes, évangéliques notamment, qui sont accusées d'avoir éradiqué le culte des ancêtres. Comme le dit l'anthropologue gabonais Joseph Tonda dans un post publié sur Facebook : « Plus personne ou presque, lors des mariages, des anniversaires, même dans les universités laïques, ne remercie des ancêtres 'villageois', c'est lui (Jésus) l'ancêtre de référence, c'est lui qu'on remercie, et ce sont les mêmes qui font de l'oncle, de la tante, du père, de la mère, du frère, des voleurs d'énergie… responsables de tous les malheurs comme le chômage, le célibat prolongé, l'échec scolaire, l'alcoolisme, et bien d'autres 'malheurs' encore et encore dont Jésus, l'ancêtre Sauveur, qui a fait diaboliser toute la généalogie familiale, doit sauver les individus ainsi « déparentélisés » (ils changent de parentèles). Le christianisme qui est sa religion n'est pas vu, par tous ses prophètes comme la matrice du capitalisme, dont les entrepreneurs de la foi (le fiduciaire, l'argent) sont des agents. [6] »

Cette déploration de la prise de possession de la psyché des Africains par le christianisme aux dépens du culte des ancêtres conduit nombre d'intellectuels africains à chercher refuge dans l'animisme dans le but de permettre aux cultures africaines de faire un nouveau départ et de retrouver ainsi leur authenticité perdue.

Cette recherche d'authenticité perdue peu prendre plusieurs formes : l'afrocentrisme, qui fait tout venir d'Afrique et qui connecte ce continent à l'Egypte pharaonique ; l'afro-futurisme, qui projette l'Afrique dans un espace imaginaire de science-fiction ou le panafricanisme qui exalte son unité intemporelle. Toutes ces formes ont pour soubassement un animisme originaire faisant des religions qualifiées de « traditionnelles », du terroir, chtoniennes ou telluriques, le fondement inébranlable des cultures africaines. Or cette vision conduit à nier l'historicité des sociétés africaines qui entretiennent depuis des siècles des relations avec des religions qualifiées d'importées comme l'islam et le christianisme, mais qui font en fait partie intégrante depuis des lustres du patrimoine africain.

Toujours est-il que la promotion de l'animisme ou de la tradition par nombre d'intellectuels africains les plus en vue ne peut s'expliquer simplement par la demande intérieure africaine puisque précisément elle est rejetée par les milieux populaires qui se tournent de plus en plus vers les imams, y compris les plus radicaux, ainsi que vers les pasteurs qui leur promettent monts et merveilles (guérison, fortune, etc.) au prix du versement de sommes d'argent considérables.

La demande d'animisme s'exerce donc prioritairement en direction de l'Occident et du système universitaire qui lui est lié. Il existe en effet tout un marché de la tradition qui prévaut dans les universités et instituts de recherche européens et nord-américains et qui vante l'approche en terme d'ontologies ou de métaphysiques africaines miraculeusement préservées de tout contact avec l'extérieur. L'Afrique « noire », subsaharienne apparaît ainsi comme un conservatoire inexpugnable de traditions qui prennent une coloration nouvelle dans le cadre de la spiritualité « new age ». Ce paradigme est allégrement repris par un milieu médiatique et politique hexagonal qui en fait même le fondement d'une redéfinition de la politique franco-africaine [7].

Les intellectuels africains qui se situent peu ou prou dans la filiation de la « négritude » de Léopold Sédar Senghor « vendent » donc à l'Occident une Afrique imaginaire, figée dans la tradition et donc supposément incapable ou plutôt désireuse de s'opposer à la modernité. Quel peut être l'avenir d'une revendication animiste sur le continent africain sinon celui d'un sanctuaire de valeurs essentielles témoignant d'une proximité avec la nature et d'un respect pour le vivant ? Convient-il de procéder au rechargement animiste des cultures africaines en renvoyant en Afrique des fétiches volés sous la colonisation et transformés en œuvres d'art alors que les sociétés africaines ont entre-temps subi des changements considérables ?

Que ces valeurs animistes soient récupérées par une partie de la population occidentale qui se reconnaît dans l'écologie, le care, le véganisme ou la spiritualité est une chose mais que ces mêmes valeurs puissent fournir la clé de l'avenir de l'Afrique en est une autre.

Recycler des formes de tradition, qui ne sont souvent que des créations coloniales comme dans le cas du tribunal coutumier Ngondo des Douala du Cameroun, réactiver les pactes politiques prévalant dans l'empire médiéval du Mali et transformées abusivement en « parentés à plaisanterie » par les anthropologues, valoriser la « palabre » ou bien encore vanter les mérites démocratiques des « sociétés de chasseurs » revient à ignorer du même coup les manipulations dont ont été l'objet ces différentes institutions au cours de l'histoire. Il n'est pas jusqu'au fameux « ubuntu » sud-africain (« nous sommes donc je suis »), censé fragiliser le cogito cartésien dont on peut se demander s'il n'est pas une lointaine émanation de la démocratie chrétienne.

Ni l'animisme, ni la tradition ne seront d'un grand secours pour sauver à la fois l'Afrique et l'Occident. Pas plus que les imams ou les pasteurs évangéliques, les intellectuels africains qui promeuvent l'animisme ne peuvent faire de miracles.

Au fond rien n'a changé depuis l'époque où Picasso se servait des « fétiches » contemplés au musée du Trocadéro pour déconstruire l'art occidental et doter ses créations d'une aura magique [8]. L'Afrique est toujours pour l'Occident un réservoir de primitivisme et les intellectuels africains qui se situent dans cette mouvance fournissent complaisamment aux yeux et aux oreilles occidentaux le supplément d'âme dont ils ressentent le besoin.

Jean-Loup Amselle


[1] R. Dumont, L'Afrique noire est mal partie, Paris, Le Seuil, 1962.

[2] V.Y Mudimbe, L'Odeur du Père. Essai sur les limites de la science et de la vie en Afrique noire, Paris, Présence africaine, 1982, pp. 12-13.

[3] J.-L. Amselle, Islams africains. La préférence soufie, Lormont, Le Bord de l'eau, 2017, S. B. Diagne, Comment philosopher en islam, Ph. Rey/Jimsaan, 2014.

[4] A. H. Bâ, Vie et enseignement de Tierno Bokar. Le Sage de Bandiagara, Paris, Points-Seuil, 2014 (1957), J.-L. Amselle, Les Négociants de la Savane, Paris, Anthropos, 1977.

[5] Y. Sangaré, Penser l'islam depuis l'Afrique. La doctrine de Cherif Madani O. Haïdara, Préface de Souleymane Bachir Diagne, Paris, Riveneuve, 2023.

[7] cf. J.-L Amselle, Critique de la raison animiste, Mimesis, 2023 et L'Invention du Sahel, Vulaines, Editions du Croquant, 2022.

[8] J.-L. Aka-Evy, Le Cri de Picasso. Les origines nègres de la modernité. Préface de S. B. Diagne, postface de J.-L. Amselle, Paris, Présence africaine, 2023.

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