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31.05.2023 à 15:26

Des nouvelles d'Atlanta

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Contre Cop City et la destruction de la forêt de Weelaunee
[Reportage]

- 29 mai / , , ,
Lire plus (336 mots)

Les lectrices et lecteurs de lundimatin ont eu l'occasion de suivre la lutte qui se mène en ce moment à Atlanta contre la destruction d'une forêt et la construction du plus grand centre de formation de la police du pays ainsi qu'un studio de cinéma. La dernière fois que nous en parlions dans nos pages, c'était pour rapporter le meurtre de Tortuigita, occupant de la forêt criblé de balles par la police.

Depuis la situation sur place ne fait que se dégrader. Lors d'une semaine d'action consécutive à la mort du premier militant écologiste de l'histoire, une centaine de personnes s'échappent d'un concert organisé dans la forêt pour aller brûler et détruire des machines destinées à la construction de Cop City. Immédiatement la police intervient violemment dans le parc, interpelle 40 personnes. Toutes celles et ceux qui ne résident pas à Atlanta sont poursuivis pour « terrorisme domesique ». Ensuite trois militants qui distribuaient des tracts dénonçant nominativement les policiers impliqués dans le meurtre de Tortuigita sont eux aussi arrêtés. Ils encourent 20 ans d'emprisonnement.

L'accès à la forêt est désormais interdit au public, s'y aventurer expose à des amendes voir à l'emprisonnement. Les machines commencent à déboiser. Une semaine d'action est annoncée du 24 juin au 1er juillet. En attendant, nous partageons ce petit reportage sur l'organisation de la résistance sur place.

ATLANTA FOREST GARDEN from MARION LARY on Vimeo.

31.05.2023 à 14:46

De l'urgence en milieu scolaire

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Une raison de déserter l'Éducation Nationale
Giuditta Nera

- 29 mai / , ,
Texte intégral (5376 mots)

Dans cette chronique, une professeure de philosophie expose ce qui conditionne à la fois, l'apprentissage, le déroulement des journées et l'expérience subjective de tous ceux qui, élèves, comme adultes responsables, participent à maintenir la machine Éducation Nationale en branle.
Ici, il ne s'agit pas temps de revenir une fois de plus sur les mécanismes disciplinaires et punitifs d'une institution à l'agonie, mais plutôt de mettre en lumière les cadences qu'elle impose, à la fois intenables et absurdes. Elle y décrit une course contre la montre permanente, où se contenter de tenir le rythme ne suffit plus : il est toujours trop tard.

L'urgence dérobe le présent, atrophie l'avenir, déracine le passé, dé-localise les lieux. En ce sens, elle s'apparente à un vol de temps (temps quotidien et temps de la vie), vol d'autant plus insupportable qu'il est le plus souvent parfaitement légal
Christophe Bouton, Le temps de l'urgence, Bordeaux, Le Bord de l'Eau, 2013, p. 156.

État des lieux

En tant que prof de philo, je n'ai enseigné qu'en classe de Terminale. Moins de neufs mois (de septembre à juin, en soustrayant les vacances scolaires et les jours fériés), à raison de deux heures (classes technologiques) ou de quatre heures (classes générales) par semaine, pour faire découvrir à mes élèves une nouvelle manière de penser et d'aborder les problèmes, un corpus d'auteurs inconnus et de nouveaux exercices, sur la maîtrise desquels mes élèves seraient évalué·es le jour du bac. Le programme est unanimement reconnu par les collègues de ma discipline comme trop lourd ; il est impossible de le finir. Pour pallier cette impossibilité, il faut avancer le plus possible, le plus vite possible. Dire aux élèves qu' « on n'a pas de temps à perdre », que « le temps presse », tout en sachant pertinemment que même en allant à toute vitesse, on n'aura pas le temps de le couvrir entièrement. À quoi s'ajoute, à l'échelle d'une année, le raccourcissement de l'année scolaire depuis que les épreuves de spécialité ont lieu au mois de mars, des trimestres ridiculement courts, si bien qu'en tant que profs, nous sommes perpétuellement dans le rush, afin d'avoir le temps de transmettre des connaissances, mais surtout de préparer des évaluations, de les noter et enfin de rentrer nos appréciations dans Pronote « dans les temps », c'est-à-dire avant que les conseils de classe aient lieu [1].

Le temps de l'urgence, marqué notamment par la multiplication des tâches à accomplir simultanément, se manifeste au sein de chaque heure de cours : en début de séance, il faut à la fois saluer les élèves, établir le calme, allumer l'ordinateur peu fiable de la salle pour lancer Pronote et faire l'appel. Ensuite peut-on enfin entrer dans le vif du sujet. En fin de journée, les profs sont vanné·es, et iels le sont encore plus s'iels ont été contraint·es d'accepter des heures supplémentaires, ou si l'arbitraire des mutations et des « besoins de service » les ont amené·es cette année-là à donner cours dans plusieurs établissements, ou dans des établissements éloignés de leur domicile. Les profs de philo, croulant sous le poids des copies, n'ont guère le temps de continuer à lire les livres qui pourraient enrichir leur réflexion et donc leurs cours. De leur côté, les élèves sont pressés et stressés par des emplois du temps saturés ; en ajoutant les heures passées en classe ou dans l'établissement, et les heures passées à réviser ou à rédiger des devoirs maison – car le climat d'urgence ne s'arrête pas au portail du lycée –, on se demande comment iels font pour mener une adolescence un peu équilibrée, où les amitiés, les amours, le repos et les loisirs sont encore possibles. Bien sûr, les délais trop courts s'imposent aussi aux membres de la Vie scolaire et à l'équipe de direction.

Bref, ça déborde de partout.

Dans ce contexte d'apparente pénurie de temps, chaque heure de cours compte. Pourtant, il arrive aussi, à l'impromptu, qu'une heure saute, parce qu'une sortie cinéma, un stage ou un voyage ont été organisés [2]. Heure qui ne sera pas rattrapée, parce qu'il est impossible de trouver une autre disponibilité pour la classe à l'emploi du temps chargé, pour le/la prof, ou parce que s'il y a miraculeusement concordance entre les deux, aucune salle n'est disponible. Or que se passe-t-il, si l'heure n'est pas rattrapée ? Pas grand-chose. Que se passe-t-il s'il n'y a pas autant d'évaluations par trimestre que le préconisent les instances officielles ? Pas grand-chose. Que se passe-t-il si un·e enseignant·e est absent·e pendant des semaines pour cause de maladie, et qu'on ne trouve personne pour le remplacer ? En fait, pas grand-chose.

Pas grand-chose, c'est-à-dire que les élèves qui devaient avoir leur bac ont leur bac. Aucune catastrophe, aucun ébranlement de l'ordre du monde, pour qui que ce soit.

Alors, à quoi tient que nous fassions tous·tes comme s'il y avait urgence, à rattraper les heures manquées, à maintenir des évaluations qui fatiguent et stressent profs et élèves ? Quelles sont les raisons et quels sont les effets de la subordination généralisée à une urgence factice ?

Au sens strict, l'urgence est une situation dans laquelle on déploie des moyens exceptionnels pour parer un péril imminent, la mise en danger d'un être auquel on accorde de la valeur (une personne dont la santé est fragile ou qui est victime d'un accident, un objet ou un lieu en voie de destruction). En ce sens, on voit mal en quoi l'apprentissage scolaire devrait appartenir au régime de l'urgence. Pourtant, deux modalités corrélatives de l'urgence peuvent être discernées dans le contexte scolaire, qui est par définition le lieu d'un comptage précis du temps, avec des emplois du temps calculés à la minute près et une sonnerie qui retentit pour scander le début et la fin de chaque unité de temps :

  • la compression du temps, qui implique qu'il y a peu de temps pour faire ce qui doit l'être,
  • la densification du temps, qui implique qu'on a beaucoup à faire dans le temps imparti.

Quelques exemples : selon le Bulletin Officiel [3], on dispose d'un trimestre pour transmettre un cours et organiser au moins trois évaluations afin d'avoir une moyenne représentative, et ce alors qu'on peut avoir entre 150 et 200 élèves, ce qui fait entre 450 et 600 copies par trimestre. Des centaines et des centaines de pages à lire et annoter, qui se ressemblent souvent, nous ennuient ou nous agacent, parce que le cours transmis l'a été trop rapidement pour que la réflexion des élèves aient eu le temps de s'épanouir. En philosophie, le programme comprend 17 notions et des dizaines d'auteurs. Il est impossible de le traiter entièrement en quelques mois, mais le sujet d'examen du baccalauréat, étant national, peut tomber sur une notion ou un auteur qui n'auront pas été étudiés en classe. À ces aspects du travail qui doit être accompli dans l'urgence s'ajoute un décalage parfois insurmontable entre la capacité d'attention et le niveau des élèves, notamment dans la maîtrise élémentaire de l'écriture, de la grammaire, du vocabulaire associé à la culture légitime que promeut l'école, et les exigences de l'épreuve.

Pour s'en sortir le mieux possible, plusieurs stratégies peuvent être adoptées : survoler le programme, ou se concentrer sur quelques notions et mentionner les autres rapidement. Il faut en tout cas accepter qu'une tâche impossible nous est confiée, et que pour s'approcher au plus près de sa réalisation, nous devons procéder à une « exhaustion du temps [4] », c'est-à-dire à son usage le plus exhaustif possible. Dans Surveiller et punir, Foucault insistait déjà sur l'emploi du temps comme moyen de discipline. La temporalité de l'urgence implique, en plus de ce quadrillage précis du temps, la nécessité qu'aucun temps ne soit perdu [5]. Il faut rentabiliser la moindre minute, en vue de la prochaine évaluation, ou de l'épreuve du bac [6].

Or qu'est-ce qui justifie l'imposition d'un climat d'urgence généralisé en milieu scolaire ?

Penser prend du temps

On pourrait identifier deux buts majeurs de l'école. L'instruction, souvent définie comme transmission de connaissances théoriques (données historiques, théorèmes mathématiques, etc.), mais qui passe aussi par la maîtrise de savoir-faire, comme l'écriture ou la lecture ; et l'éducation, dont la définition la plus ambitieuse serait de guider l'enfant dans une cohabitation joyeuse et apaisée avec les autres et dans l'épanouissement de ses capacités propres. Transmission de connaissances, apprentissage de l'émancipation et du respect des autres, autant de valeurs que l'Éducation nationale prétend promouvoir.

Aucun de ces apprentissages ne requiert d'être transmis dans l'urgence. On peut plutôt parier que si l'on essaie d'enseigner la lecture, les enjeux géopolitiques d'une guerre ou la logique d'une équation, en pressant l'élève et en étant pressé·e soi-même, on risque de nuire à la transmission. Car comprendre, s'approprier un outil ou une connaissance, penser au sens large, tout cela prend du temps. On peut aussi parier qu'un climat d'urgence auquel est associé une mise en compétition des élèves n'est guère propice à ce que les rapports qu'iels entretiennent entre elleux et avec les adultes soient les meilleurs. En nous privant de temps, l'urgence nuit aux buts que se donne l'école, ou à ceux qu'elle prétend se donner. Car il y a tout de même un but auquel l'urgence en milieu scolaire prépare remarquablement et que j'ai volontairement omis de mentionner pour commencer : préparer les élèves à l'urgence qui règne dans le monde du travail. Or, on sait qu'elle y a des effets dévastateurs [7]. Sur ce point, lorsque Pap Ndiaye déclare que l'un des buts de l'école est de préparer les élèves à l'emploi, il fait preuve d'une honnêteté glaçante.

On peut bien réfléchir aux multiples causes de cette situation, ou s'efforcer de les hiérarchiser. Pêle-mêle, on peut citer une contamination des valeurs du secteur privé, portées par un impératif de rentabilité, dans le secteur public, qui a elle-même une cause économique fondamentale (le capitalisme) et des causes sociologiques (les accointances entre les décideurs des politiques publiques et les décideurs du secteur privé). On peut aussi mentionner des causes technologiques, en arguant que le développement d'outils de transmission quasi instantanée de l'information (comme le fait que l'appel sur Pronote soit transmis en temps « réel » à la Vie scolaire) place les agent·es dans une temporalité de l'immédiateté.

Mais ce sont surtout les effets qui m'intéressent ici.

Effets délétères

L'urgence nuit à l'apprentissage. En Terminale, j'ai des élèves qui ont des difficultés insurmontables à écrire, alors qu'iels argumentent aisément à l'oral. Iels se décrivent comme « nul·les à l'écrit », disent « ne pas savoir lire ». Ces paroles, qu'elles soient prononcées par bravade ou avec dépit, témoignent de ce que l'école est un lieu d'humiliation, de rappel constant à certain·es élèves de leurs propres insuffisances, alors que c'est elle qui échoue. Au fil des années, nombreux·ses sont les adultes qui ont dû voir passer ces élèves en grande difficulté. Et je suis persuadée que c'est notamment par manque de temps qu'iels n'ont pas pu être aidé·es et écouté·es dans leur choix d'orientation. À mon corps défendant, en tant que prof de philosophie, je participe aussi à cela, puisque mon travail consiste à leur enseigner des exercices qu'iels ne réussiront pas à faire, en particulier dans les classes de série technologique [8].

L'urgence nuit aux rapports entre les gens – car, dans un établissement scolaire, on est certes prof, AED [9], CPE ou élève, mais avant tout une personne, ce que les conditions de travail tendent parfois à faire oublier. Sans décliner toutes les altérations des liens interpersonnels, on peut en citer quelques-unes. Les rapports peuvent être tendus entre profs et élèves : les profs se plaignent du niveau des « gamins », ou d'être considéré·es comme des prestataires de service par des élèves-clients ; les élèves reprochent aux profs les retards pris dans le programme, la difficulté du cours, ou encore l'ennui insupportable qu'iels y éprouvent. L'équipe de direction, elle-même sous pression, peut employer vis-à-vis des profs le pire des managements ; les contractuel·les, les AESH [10] et les AED sont souvent traité·es avec condescendance – le montant de leur salaire et la précarité de leurs contrats étant révélateurs du peu d'importance accordé à leur travail, alors qu'il est essentiel au fonctionnement de l'établissement.

Finalement, certain·es profs « craquent » et sont mis·es en arrêt de travail, d'autres s'efforcent de tenir, parfois à l'aide d'anti-dépresseurs et d'anxiolytiques [11]. Des élèves développent une « phobie scolaire », certain·es ne peuvent passer le seuil de la classe quand un contrôle est annoncé, iels font des crises d'angoisse. D'autres, pour lesquel·les le fait de passer tant d'heures de la journée assis·es sur une chaise relève de la torture, semblent au bord de l'implosion. Je ne peux par leur en vouloir ; je les comprends.

Parfois, malgré tout, cela se passe bien : les élèves et les profs sont content·es de se retrouver en cours, l'ambiance est bonne, les échanges fructueux.

Pourquoi nous soumettre à l'urgence ?

Mais ce qui est sûr, c'est que l'urgence généralisée fragilise les acteur·ices de l'école – les cernes s'approfondissent à mesure qu'approchent les conseils de classe même sous les yeux des profs les plus passionné·es – et nuit aux apprentissages.

D'où une question naïve, mais qui par sa naïveté même souligne l'absurdité de la situation. Nous constatons que l'urgence est inutile d'un point de vue pédagogique, et qu'en plus d'être inutile, elle est nocive. Alors, pourquoi est-ce qu'on continue ? Outre l'inertie qui rend difficile le changement d'une institution rassemblant des millions de personnes, pourquoi continuer alors que l'urgence à l'école nuit aux missions que celles-ci prétend se donner ?

Être dans l'urgence, c'est être sous la menace de quelque chose. Du point de vue subjectif, les élèves qui jouent le jeu de l'urgence [12] sont sous la menace de la mauvaise note et de la réprimande de la part des figures d'autorité. La crainte…, c'est sans doute le pire motif d'apprentissage qui soit, mais les enseignant·es s'en servent aussi pour « tenir » des classes dont le nombre d'élèves est de plus en plus élevé. Les élèves croient que leur avenir se joue dans des appréciations sur des bulletins scolaires, ou à quelques points près dans une moyenne. Et en un sens, c'est à raison qu'iels le croient.

Et les autres, les adultes, que craignent-iels ? En tant que fonctionnaires, iels n'ont pas à craindre de licenciement ; quand iels sont contractuel·les, iels devraient savoir que l'institution a trop désespérément besoin d'elleux pour refuser de les embaucher à nouveau. Néanmoins, comme dans des structures privées, iels craignent, s'iels ne vont pas au rythme imposé, la réprobation des collègues ou de la hiérarchie. Les profs en particulier craignent les tensions avec leurs classes, avec tel·le ou tel·le élève, avec les parents d'élèves, susceptibles à toute heure du jour ou de la nuit de leur envoyer un message sur Pronote.

Plus positivement, chacun·e s'efforce, pour maintenir son estime de soi et pour conserver la conviction qu'il y a un sens à tout ça, de faire au mieux, malgré la dégradation des conditions de travail que constatent beaucoup de celleux qui ont un peu de bouteille.

Mais outre la crainte et la conscience professionnelle, il y a la force de la norme : on se conforme au rythme auquel tous·tes se conforment. La disciplinarisation par l'urgence s'auto-entretient : non seulement elle permet à certaines équipes de direction zélées d'asseoir leur pouvoir sur les personnels, mais les personnels usent de l'urgence pour discipliner les élèves (« arrêtez de bavarder, le bac est dans deux mois, on n'a pas de temps à perdre ! ») ; les élèves sous pression soit foutent le bordel, soit foutent en retour la pression au/à la prof (« Monsieur, le bac est dans deux mois, comme ça se fait qu'on n'en soit qu'à la moitié du programme ? »). De plus, l'urgence est une norme difficile à remettre en cause puisqu'elle implique précisément de priver celleux qui y sont soumis·es du temps de la réflexion nécessaire à une telle remise en cause. Dans un contexte où nous sommes soumis·ses à une telle pression temporelle, la moindre fraction de pensée réellement partagée ne peut qu'être arrachée au rythme quotidien.

Autrement dit, l'adhésion à l'urgence en milieu scolaire, comme on pouvait s'en douter, n'a pas pour moteur l'inextinguible soif d'apprendre des élèves, le désir insatiable de tous·tes de connaître et de vivre le monde ensemble, mais bien, de plus en plus, la crainte de sanctions symboliques ou matérielles.

Que l'école soit le lieu de la disciplinarisation des élèves n'est pas une découverte. Il s'agit de maintenir une classe d'âge sous le contrôle de l'État et de l'instruire d'une manière qui n'ébranle pas la légitimité de celui-ci. Sans avoir jamais la vocation de l'enseignement, j'ai cru qu'elle pouvait encore être un espace d'échange véritable et, en particulier en philosophie, de transmission du goût de la pensée et de la liberté. Cela arrive certes avec certain·es élèves, ou certain·es classes. Il existe encore bien des profs, AED et CPE, qui y parviennent sans trop s'abîmer ni abîmer les jeunes qu'iels ont en face d'elleux. Les profs les plus expérimenté·es que j'ai rencontré·es m'ont semblé plutôt perplexes, et las·ses. Quand je leur parlais de mes doutes ou de ma colère, beaucoup m'ont conseillé de partir.

Au gré des réformes et des discours hors-sol tenus par les ministres successifs, la manière d'organiser l'ordre passe par un pouvoir essentiellement vertical, sans prise en compte des avis et expériences de celleux qui sont directement concerné·es par l'école : ses personnels et ses élèves.

Temps mort versus deadline

Si l'on tenait à établir des conditions d'apprentissage plus épanouissantes pour tous·tes, et libérées de l'urgence, comment pourrait-on procéder ? Peut-être en opposant au temps de l'urgence le « temps mort », celui pour lequel l'impératif d'exhaustion n'a plus lieu d'être. Cela implique au moins deux propositions radicales.

Première proposition : assouplir les emplois du temps. Le cadrage temporel fixe des emplois du temps ne peut qu'appauvrir les moments de découverte, de mise à l'épreuve de ses propres certitudes, connaissances et aptitudes, par l'exercice individuel ou par le débat et le travail commun ; car ces moments ont leur propre temporalité. Seconde proposition : supprimer les évaluations (ce qui ne signifie pas supprimer les exercices), pour que le temps ne soit plus l'objet d'un décompte déterminé par l'horizon de la note. Ainsi les séances d'apprentissage seraient plus ou moins longues selon l'énergie, l'enthousiasme, la fatigue du groupe, mais aussi selon la nature de l'exercice ou de la tâche. À la marge, c'est encore un peu possible dans l'école publique : certains profs choisissent de « prendre le temps qu'il faut » pour transmettre une notion qui leur paraît particulièrement importante, d'autres mettent en place des séances de respiration ou d'étirements en début de cours pour calmer des élèves sur les nerfs (je ne doute pas des bienfaits de ces moments, qui démontrent peut-être que le prof de maths hippie du Péril jeune n'était pas si ridicule que ça). Mais ces pratiques ne représentent pas des principes structurants du contexte d'apprentissage, ce sont plutôt des moyens ponctuels d'éviter le carnage.

Changer les conditions d'apprentissage recouvre un enjeu pédagogique, mais aussi un enjeu politique ; cela revient à considérer que le groupe doit se faire par le groupe, et non se voir imposer d'en haut des contraintes intolérables. Finalement, un espace d'apprentissage commun entre enfants et adultes ou ados et adultes n'est peut-être possible qu'à un niveau local, dans des structures rassemblant des groupes restreints d'individus.

Ces propositions ne visent pas à promouvoir une vision idéalisée de l'enseignement au sein de laquelle nous serions tous·tes censé·es être habité·es par le désir spontané d'apprendre, ou encore de rapports interpersonnels débarrassés de toute contrainte. Apprendre n'est en effet pas toujours confortable, puisque cela implique aussi de se confronter à son ignorance, à sa maladresse, à ses incapacités. D'autre part, vivre et œuvrer à quelque chose ensemble, cela implique toujours d'établir des limites et des repères, notamment temporels – la durée que l'on va consacrer à une tâche commune, le moment auquel on va se retrouver pour s'y consacrer. Or pour se mettre d'accord sur tout cela, en prenant en compte l'avis de chacun·e, il faut du temps. Le temps de la discussion et du consensus, et dans le meilleur des cas, le temps de l'unanimité. C'est pourquoi à la pression imposée par le haut, il faudrait préférer l'auto-gestion de ces lieux d'apprentissage, où se posera aussi la question de savoir quelle place doit être donnée aux préférences des plus jeunes.

Mais même l'application de telles solutions, par la création de petites écoles autonomes, ne me semble pas pleinement satisfaisante. Que faire de tous·tes les autres, qui restent piégé·es à l'EducNat ?

L'éternelle question : vaut-il mieux sauter du train qui fonce dans le mur, ou essayer d'en changer la voie en manœuvrant les aiguillages de l'intérieur ? Pour ma part, ayant développé ma propre forme de phobie scolaire, je ne me soumettrai pour l'instant à d'autre urgence que celle de la désertion.

Giuditta Nera


[1] Conseils de classe dont les dates nous sont rappelées par des mails de l'équipe de direction parfois intitulés : « URGENT : planning des conseils par classe ».

[2] Sur ce sujet, voir l'article de Nora V. « La Fabrique des là-pas-là », paru dans lundimatin n°380, le 27 avril 2023 (https://lundi.am/La-fabrique-des-La-Pas-La).

[3] Entre collègues, nous l'appelons le BO ; « Le Bulletin officiel de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports publie des actes administratifs : décrets, arrêtés, notes de service, etc. La mise en place de mesures ministérielles et les opérations annuelles de gestion font l'objet de textes réglementaires publiés dans des BO spéciaux », indique le site internet du Ministère. C'est aussi dans le BO qu'on trouve les indications de programme pour chaque discipline et les recommandations d'évaluations.

[4] Selon l'expression de Christophe Bouton dans Le temps de l'urgence. Il identifie les modalités de la compression et de la densification du temps au cours de son analyse de la temporalité dans le toyotisme. Le fait qu'en tant que prof je puisse reconnaître certains traits d'une expérience temporelle commune avec les ouvrier·es japonais·es de Toyota soumis à de nouvelles techniques de rentabilisation du temps en dit long sur l'imposition des normes temporelles capitalistes dans la fonction publique.

[5] Lieux de discipline au sens foucaldien, le monastère ou la prison ne sont pas des lieux de l'urgence.

[6] Autre fait révélateur de l'urgence : le fameux épisode du job-dating de l'été dernier, campagne de recrutement express de professeur·es pour la rentrée de septembre. Mais on peut aussi penser aux professeur·es titulaires au statut de TZR (pour « toutes zones de remplacement »), qui sont parfois prévenu·es au dernier moment de leur affection temporaire ou à l'année et doivent se préparer dans l'urgence à assurer un cours. On m'objectera que les remplacements ne sont pas une nouveauté, dans l'Éducation nationale, et qu'ils ne sont pas intrinsèquement soumis au régime de l'urgence. Mais la pénurie de profs accélère les rythmes auxquels les remplaçant·es sont astreint·es.

[7] Sur le caractère pathogène de la norme de l'urgence dans le monde du travail, voir Marie Pezé, Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés, Champs Flammarion, 2010. Elle écrit notamment : « Celui qui s'en sort dans les organisations actuelles du travail n'est ni le plus fort, ni le plus intelligent, mais le plus rapide. L'augmentation de la cadence des tâches à accomplir est présente partout, dans tous les secteurs professionnels, à des niveaux d'intensification qui pulvérisent toutes les limites neurophysiologiques et biomécaniques », p. 145.

[8] Pour lesquels le nombre d'heures de philosophie est deux fois moins important qu'en série générale, alors que l'épreuve finale consiste à peu de choses près dans le même exercice. En réalité, cette contradiction entre le niveau réel des élèves et les exigences de l'examen relève du jeu de dupes. Car au moment des réunions qui encadrent la correction des épreuves du bac, la consigne, implicite ou explicite, est la même partout : surnoter les copies des élèves de série technologique.

[9] Assistant·e d'éducation, l'expression officielle pour ce qu'on appelait autrefois surveillant·es.

[10] Accompagnant·es pour les Élèves en Situation de Handicap, qui peuvent par exemple aider certain·es élèves en classe dans la prise de notes. Le plus souvent ce sont des femmes, en contrat à temps partiel et payées au lance-pierre.

[11] En toute illégalité, plusieurs académies sont actuellement privées de médecine du travail. À l'occasion d'une discussion avec un syndicaliste du SNES (l'un des syndicats les plus représentatifs du seconde degré) sur ce point, celui-ci me dit que s'il n'y a plus de médecin du travail dans l'Académie, « c'est parce qu'eux aussi ils font des burn-out ! »

[12] Certain·es ne parviennent pas ou se refusent à le jouer, en ralentissant le cours délibérément et/ou parce qu'iels n'arrivent pas à suivre, en séchant les cours, en particulier les jours où un devoir a lieu. Ces comportements les exposent à des sanctions diverses, certes parce qu'ils peuvent témoigner d'un manque de respect vis-à-vis de l'enseignant·e, mais aussi parce qu'ils « font perdre du temps à toute la classe ».

30.05.2023 à 19:25

Dépasser l'Impasse

dev

Comme une petite tornade qui se dessine autour des corps de ceux qui osent enfreindre

- 29 mai / , ,
Texte intégral (1060 mots)

Un jeune lecteur nous a transmis ce texte, issu de ses promenades à la sortie des cours. Dans ces quelques lignes, l'auteur propose un guide pratique et sensible pour nous réconcilier avec la ville : arpenter les rues différemment, ouvrir les trappes, escalader les grilles et ignorer les avertissements.

Transgresser le rythme normal des choses, trouver un autre chemin que la banalité quotidienne, triturer ces lourdes chaînes qui pèsent au cœur.

L'urbanisme contemporain et l'organisation sociale des êtres et des choses a restreint l'espace ; par des grillages, des fossés, des murs, des barbelés, des panneaux d'une agressivité retentissante. La ville moderne est devenue une galerie d'avertissements. Tout cela d'une façon si flagrante qu'elle semble disparaître.

Le paysage se couvre de béton comme de caméras. Les corps et l'horizon de chacun se retrouvent limités. Le quotidien devient la circulation entre les points d'une carte numérique qui nous dit par où passer. Seuls certains petits espaces sur un périmètre objectivement vaste sont « autorisés ».

Le cœur trépigne à l'idée d'enfreindre, d'escalader cette grille pour rentrer dans ce parc, gravir cet échafaudage simplement pour voir Paris depuis ce toit, soulever cette plaque et descendre dans les catacombes pour échapper au monde de la surface, regarder partout et parfois simplement choisir un autre chemin que celui qui est indiqué.
Former puis franchir ces passages, non pas pour rejoindre un point B, mais pour aller quelque part, aller nulle part. On fait tout cela pour pas grand-chose, mais on dégage ce sentiment de Vie, d'amusement, ça nous plaît de reprendre la ville. On dépasse la contemplation simple de l'alentour et on y aperçoit quelque chose qui touche la sensibilité, qui provoque le désir comme on provoque une bagarre. La raison commence à s'évaporer, doucement, sous un soleil d'émotion. Un désir lumineux qui provient d'un endroit qu'on ne connait pas trop, mais tant pis, c'est parfois le fait de ne pas savoir qui rend quelque chose meilleur. Au début c'est le doute qui envahit l'esprit, un doute agaçant, on craint l'ombre des belles situations !

Les poucaves et les flics, mais aussi l'inconnu et puis on pourrait tomber aussi ! Se blesser, ou faire une mauvaise rencontre ! Le danger est partout ! On craint de se laisser aller, de n'être plus raisonnable, de sortir des zones de contrôle.

Ce doute c'est la raison, cette envie c'est la sensibilité : le désir. Moi je désirais trop, donc j'ai convaincu ma raison que j'allais faire attention, et je me suis lancé pour me brûler les doigts sur cette toiture de zinc que je désirais. On escalade un échafaudage, et tout de suite on se rend compte que le ciel ne nous est pas tombé sur la tête, et on est surpris !

On ouvre cette trappe qui donne sur le toit dans les parties communes de l'immeuble et un hélicoptère de police n'est même pas là pour nous accueillir, on soulève cette plaque sur le bitume tiède et on se rend compte que sous nos pieds : la vie grouille…

La première remarque de chacun qui enfreint l'espace « public » (qui en fait ne nous appartient pas ) ; c'est que ça passe !

On peut, c'est possible de surmonter ! Et on fait attention. Au pire on se fait engueuler par un passant, un papy, un voisin : un valet. Et on leur rigole à la tronche ou on leur lâche un bobard : « on s'en va ! » et on se dissipe plus loin, on échappe et on se sent vivre. Voir ce qu'on a jamais vu, ce qui n'est pas visible pour ceux qui grincent leurs mots hargneux : « j'appelle les flics, cassez-vous ! »

Car la beauté d'un toit ce n'est pas tant le paysage-mais peut-être de se situer dans les recoins éloignés du monde si proche. D'avoir franchi ses murs, leurs murs. Il est moins plaisant d'avoir une vue panoramique sur le toit des Galeries Lafayette que d'avoir la vue sur la moitié de la sortie du métro à Château Rouge.

C'est presque enfantin, mais on aime enfreindre, on préfère quand c'est interdit. Si c'est interdit, c'est qu'on a trouvé la brèche, qu'on a appris que c'était possible, de monter, de voir, mais aussi d'abattre le carcan des cache-œil.

Mais au-delà de ce délire, c'est un ensemble de remarques qui éclosent :

  1. Nos villes sont devenues si contrôlées que nous nous sommes vêtus de ce contrôle, il est intériorisé : c'est lui qui freine le désir d'enfreindre l'impasse.
  2. Les trajets définis par les cartes et par nos téléphones n'ont rien à nous proposer au-delà du chemin facile et passif. Être dans la ville et se l'approprier c'est éviter les trajets point A-point B.
  3. Nous sommes aveugles à toutes les possibilités de vie que la ville nous offre.
  4. Le principe de propriété « publique » ou privée dans la ville est absurde tant qu'il se pose comme un frein à des possibilités de Vie et d'émancipation.
  5. Dans l'ombre des chemins indiqués on peut trouver une forme d'épanouissement.
  6. Aller nulle part dans la ville, se laisser aller à sa subjectivité et se laisser tous les moyens d'y parvenir, voilà une belle balade !

Dans les interstices du béton qui couvre nos sols ; on peut parfois trouver ces « mauvaises herbes » qu'on pourrait aussi appeler « les persévérantes », qui poussent malgré tout, qui enfreignent la ville car celle-ci, la Ville, en fin de compte, n'appartient à personne. Et il y a ces impasses, qui en soulevant une plaque au sol, en escaladant cette grille, se dissipent et la ville nous revient.

Dépassons l'impasse.

30.05.2023 à 19:23

Le nom

dev

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Il y a plus urgent que de politiser l'Oulipo, mais on s'amuse comme on peut.
Voici un poème qui s'impose entre autres contraintes habituelles (métrique, syntaxe, sens) de faire apparaître ACAB, vingt-quatre fois sans jamais l'écrire directement (16 fois phonétiquement dans le cœur du vers, 4 fois verticalement par l'initiale des vers, 4 fois verticalement à la fin des vers par les rimes qui correspondent aux phonèmes des lettres A, C, A, B).

Ah m'accable l'oubli de ce nom scélérat !
Ce roi qu'abattirent les chiens par lui dressés.
Au cloaque abstrus ma mémoire le versa,
Baal, lui sont très liés, Moab et Macchabées.

Avec eux sûrement ma traque aboutira.
Ces syllabes « ab », « ac », aboutées, inversées,
Afin de voir des sons le vrac aboli là,
Brouillard et couac absurde aussitôt résorbés.

Alors viendra en frac, habit noir, blanc éclat,
Celui que le ressac a bu le trépassé,
Amiral que Moby en un flac abaissa,
Blanche claque aberrante est la queue retombée.

Abîmé dans l'opaque abject par Jéhovah
Captif d'un lac abstrait qu'il sillonne, lassé.
À dire enfin « Achab », je parviens, il sera,
Bien proscrit quoiqu'absous par ce mot radoubé.

Oûtis

Photo : Bernard Chevallier

30.05.2023 à 12:17

À la recherche des vies perdues

dev

Chasiv Yar, Raïon de Bakhmut, le 25 Mai 2023

- 29 mai / , , ,
Texte intégral (1306 mots)

On nous avait annoncé une “accalmie” dans les tirs d'artillerie russes depuis quelques jours. C'est donc sans surprise qu'une averse d'obus nous tombe dessus à notre arrivée, obligeant notre ami et chauffeur local à redémarrer en trombe avant même que l'on puise sortir du véhicule. Après une petite boucle sur des routes défoncées, et alors que les explosions se font entendre tout autour, il repasse devant l'entrée du bâtiment agricole désaffecté, nous laissant tout juste le temps de sauter du véhicule et d'attraper nos sacs, pendant qu'un obus frappe la cour intérieure à côté de nous, soulevant un nuage de poussière mauvais pour la propreté du pare-brise de la Toyota et celle de ma peau de pêche.

C'est avec cette entrée fracassante, davantage remarquée que remarquable, que nous poussons la lourde porte de métal pour nous engouffrer dans un large entrepôt où une quinzaine de soldats ukrainiens nous regardent en silence, autant circonspects qu'amusés de voir deux français quelque peu hagards débarqués dans leur base. C'est également là que nous retrouvons Olga, dont notre dernière rencontre remonte à bientôt trois ans, alors que nous étions encore au Rojava.

Olga symbolise, avec une humilité déconcertante, l'engagement internationaliste de nombreux volontaires, civils ou militaires, qui comme elle ont rejoint les ukrainiens, et ce dès le début du conflit. Un engagement d'autant plus marqué, qu'Olga, comme nombre de ses camarades anarchistes, est biélorusse. Cette donnée est loin d'être anodine, pour des camarades qui, venus de Russie ou de Biélorussie, se condamnent à demeurer en exil. Appartenant à différents groupes, certains ont d'abord mené des actions de sabotage dans leurs pays respectif, faisant sauter des voies ferrées utilisées pour les convois militaires, avant de rejoindre l'Ukraine quand leur état de clandestinité était devenu trop compromis. D'autres, comme Olga donc, portés par la certitude d'une invasion imminente début 2022, ont rejoint l'Ukraine aussitôt, quand ils ne s'y trouvaient pas déjà pour recevoir ou donner des entraînements aux forces de défense territoriale. Dans le cas de notre amie, elle a choisi de sauver des vies, ou d'essayer autant que possible, en étant combat medic, ou aide-soignante militaire (infirmière sur le front) ; une activité inévitablement désabusante, compte tenu de la masse incessante de blessés à arriver et de la limitation des moyens médicaux à disposition, et donc de l'impossibilité de tous les traiter.

Nous la suivons dans un couloir sombre, où se succèdent des portes en bois décorées de posters de femmes nues, donnant sur des chambres sans lumière. Là, des soldats plus pudiques que leurs affiches s'entassent sur des sommiers ou des matelas au sol et tentent de dormir au milieu des grésillements de radios et des bombardements qui font vibrer les murs. Quelques jours auparavant, une roquette a transpercé le toit du bâtiment pour venir s'écraser dans une pièce heureusement vide à ce moment-là. Olga pousse la porte de sa chambre où s'accumulent du matériel médical, des conserves et des gilets pare-balles. Aujourd'hui est son premier jour de rotation depuis deux semaines, après avoir refusé de prendre ses deux précédentes permissions : “Trop de blessés à traiter, je ne voulais pas partir”. Deux jours auparavant, son unité à mené un assaut contre des tranchées russes dans les champs au Sud de Bakhmut, revenant avec quatre blessés et perdant deux hommes : “C'est peu pour une fois, mais l'un d'eux avait la tête complètement explosée, il n'y avait rien à faire” et de montrer les bouts de cervelle séchés sur son pantalon treillis, tout en nous proposant du thé ou du café. “Peu” de pertes humaines, pour reprendre le froid vocabulaire militaro-technique, c'est probablement quand on demeure capable de citer les noms de celles et ceux tombés dans la journée. Mais les mauvais jours, qui serait bien en mesure de réciter jusqu'à presque une centaine de noms différents, tout ça pour la seule ville de Bakhmut. Quelques jours auparavant, une autre internationaliste, elle aussi medic, nous faisait le récit de l'échec d'un assaut ukrainien contre les russes retranchés dans les quartiers Ouest de Bakhmut : 200 blessés, une cinquantaine de morts. C'était trois jours avant que les russes ne revendiquent la prise de la ville, alors que les ukrainiens ne contrôlaient plus que le bureau de poste et un immeuble à moitié détruit, c'est-à-dire plus rien, et que les soldats eux-mêmes commençaient à s'interroger sur le bien-fondé d'autant d'acharnement à tenir des ruines, davantage mu par le symbole et peut-être l'orgueil de quelques officiers et politiciens plutôt que par une vision stratégique.

Olga nous invite à nous asseoir dehors sur de vieux strapontins miteux, malgré les tirs d'artillerie incessants, pour profiter du soleil. Nous attendons que ses amis, également des partisans biélorusses, viennent la chercher pour la ramener quelques jours à “l'arrière” à Kostiantynivka, un “arrière” tout relatif puisque la ville subit tous les jours des bombardements et sert également de position de tir pour des batteries d'artillerie ukrainiennes. Les biélorusses finissent par arriver, garant vite leur véhicule sous un toit de tôle, à l'abri du regard omniscient des drones ennemis. L'un d'eux s'avance la main tendue pour nous saluer et, croit-on, demande “Ça va ?”, ce à quoi nous lui répondons avec enthousiasme “Ça va, ça va, et toi ?”. Notre question demeure sans réponse et pour cause ; on apprendra deux heures plus tard que “Sawa” (prononcé “Sava”) est en fait son nom de code.

De retour dans la maisonnette délabrée qui leur sert à la fois de lieu de vie et de base informelle, les biélorusses nous font entrer. Là, un lit de camp a été reconverti en étagère. S'y empilent des composants divers : consoles de commande, batteries et antennes, toutes destinées à piloter des drones, devenus l'arme-technologie emblématique de ce conflit. Quelques heures plus tard, nos hôtes nous font la démonstration de leur dernier modèle, un drone “civil” chinois à plus de 5000€ l'unité, qui leur a été fourni par l'armée ukrainienne qui en achète en masse, entre autre grâce à l'aide économique occidentale. Puisque l'on n'arrête ni le progrès ni la globalisation, pour me connecter à Internet et envoyer ce texte, je scanne un QRCode sur le téléphone de l'un de nos camarades biélorusses, qui me permet de me connecter au réseau StarLink grâce à la petite antenne rectangulaire camouflée dans le jardin. Traversé par un sentiment d'infinie gratitude envers Elon Musk, je rougi de honte, pendant que d'antiques blindés de l'ère soviétique prennent le chemin de terre battue menant vers le front, leur bruit métallique strident et irritant n'étant pas sans rappeler celui d'une rame de RER, les pannes et la voix de Madame RATP en moins. “Prochain arrêt : Bakhmout”.

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