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31.10.2025 à 07:00
Alors que les débats parlementaires font rage sur le budget 2026, la proposition de « taxe Zucman » concentre une grande partie des critiques. Si personne n'ose attaquer son objectif de corriger les injustices actuelles qui permettent aux plus riches d'échapper à l'impôt sur le revenu, beaucoup s'inquiètent de ses conséquences sur l'économie française. Selon ses détracteurs, une telle taxe ferait fuir hors de France les milliardaires, qui continuent d'être présentés comme des piliers de (…)
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Alors que les débats parlementaires font rage sur le budget 2026, la proposition de « taxe Zucman » concentre une grande partie des critiques. Si personne n'ose attaquer son objectif de corriger les injustices actuelles qui permettent aux plus riches d'échapper à l'impôt sur le revenu, beaucoup s'inquiètent de ses conséquences sur l'économie française. Selon ses détracteurs, une telle taxe ferait fuir hors de France les milliardaires, qui continuent d'être présentés comme des piliers de l'emploi. Une crainte très peu fondée.
Le texte complet de la question était le suivant :
Est-il vrai, comme on le dit contre la taxe Zucman, que sans grandes fortunes il y aurait moins d'emploi en France ?
C'est l'un des arguments que l'on entend sans cesse dès qu'on évoque la fiscalité pesant sur les milliardaires français. Non, il ne faut pas les taxer davantage, car grâce à leur fortune et à leurs entreprises, ils « créent des emplois ». Et font donc vivre des milliers de personnes, en France et dans le monde.
La taxe Zucman, du nom de l'économiste Gabriel Zucman, a remis cette question au premier plan du débat politique français dans un contexte de fortes tensions budgétaires. Sa proposition est simple : instaurer un taux d'impôt minimum de 2 % sur la fortune des foyers fiscaux disposant de plus de 100 millions d'euros de patrimoine. L'économiste veut notamment s'attaquer à leurs revenus dits « professionnels », qui correspondent à l'argent issu de leurs entreprises, accumulé dans des holdings non imposées. Cette proposition rétablirait un peu d'équité fiscale, car d'après les calculs de l'économiste, les milliardaires français (les 0,0002 % plus riches fortunes de France) ne versent qu'environ 25 % de leurs revenus tous prélèvements confondus. Soit deux fois moins que la moyenne des Français.
Une proposition de loi établissant une version de la taxe Zucman avait été adoptée en février dernier à l'Assemblée nationale, mais le Sénat, à majorité conservatrice, l'avait rejetée quelques mois plus tard. Le Premier ministre, Sébastien Lecornu, n'a pas souhaité intégrer cette taxe dans son projet de loi de finances actuellement débattu au Parlement, la jugeant « dangereuse pour l'économie et l'emploi ». Elle a néanmoins été mise à l'ordre du jour par la gauche par voie d'amendements.
Les opposants à la taxe Zucman avancent surtout le risque qu'elle fait peser sur l'emploi.
Comme le Premier ministre, les opposants à la taxe Zucman avancent surtout le risque qu'elle fait peser sur l'emploi. Sur Sud Radio, le député Renaissance Sylvain Maillard s'y est lui aussi opposé car elle ferait selon lui « fuir les emplois de France ». Elle aurait pour objectif, selon l'ancien président du Medef, Pierre Gattaz, interrogé par Le Figaro, « de faire de nous, patrons, des pestiférés, de nous prendre en otage, de nous punir, alors que nous sommes les vrais créateurs de richesse et d'emplois pour la France et les Français ».
À chaque fois, le raisonnement est similaire : taxer la fortune des milliardaires réduirait leur investissement dans l'économie, et détruirait de ce fait des milliers d'emplois. Un argument qui peut sembler être frappé du sceau du bon sens, mais qui soulève une vraie question : les grandes fortunes sont-elles bonnes pour l'emploi ?
Pour répondre à cette question, nous avons choisi d'étudier les grandes entreprises cotées en bourse qui comptent des milliardaires français et leur famille parmi leurs principaux actionnaires. Au sein du CAC 40, nous avons répertorié neuf multinationales qui entrent dans cette catégorie : Bouygues (famille Bouygues), Dassault Systèmes (famille Dassault), Hermès (famille Hermès), Kering (famille Pinault), L'Oréal (famille Bettencourt), LVMH (famille Arnault), Michelin (famille Michelin), Pernod-Ricard (famille Ricard) et Stellantis (famille Peugeot, deuxième actionnaire derrière la famille Agnelli) [1].
Si l'on compare les chiffres de l'emploi au sein de ces groupes au niveau mondial à la fin de l'année 2019, juste avant la pandémie de Covid, avec les dernières données en date (fin 2024 dans la plupart des cas), on observe en effet des augmentations d'effectifs dans beaucoup de ces groupes. +53 % pour Bouygues, +29 % pour Dassault Systèmes, +63 % pour Hermès, +23 % pour Kering, +32 % pour LVMH et même +116 % pour Stellantis ! Seule exception, le groupe Pernod-Ricard affiche des effectifs mondiaux en baisse de 3 %.
| Nombre d'employés en 2019 | Nombre d'employés en 2024 | Variation | |
|---|---|---|---|
| Bouygues | 130 450 | 200 234 | +53 % |
| Dassault Systèmes | 19 361 | 25 000 | +29 % |
| Hermès | 15 417 | 25 185 | +63 % |
| Kering | 38 068 | 46 936 | +23 % |
| L'Oréal | 87 974 | 95 023 | +8 % |
| LVMH | 163 309 | 215 637 | +32 % |
| Michelin | 127 187 | 129 832 | + 2 % |
| Pernod-Ricard | 18 776 | 18 224 | -3 % |
| Stellantis | 115 030 | 248 883 | +116 % |
On pourrait penser qu'on a là la meilleure illustration possible des avantages qu'il y a à laisser croître sans entraves des grandes fortunes faiblement taxées. Sauf que ces chiffres cachent parfois une réalité moins reluisante. La première place du classement est ainsi occupée par le groupe automobile Stellantis, qui a vu son nombre d'employés grimper de 116 % en cinq ans. Mais cette hausse s'explique par la fusion intervenue en 2021 entre le groupe PSA (Peugeot, Citroën, Opel…), et son homologue Fiat-Chrysler (Fiat, Alfa Romeo, Maserati, Jeep…) pour former Stellantis. Entre 2020 et 2021, l'emploi a donc bondi de 112 000 à presque 300 000 personnes, mais pour descendre ensuite – comme souvent en cas de fusion – à moins de 250 000 salariés.
Quand les multinationales augmentent leurs effectifs, ce n'est pas forcément parce qu'elles créent des emplois, c'est souvent qu'elles rachètent d'autres entreprises.
De même, les chiffres flatteurs du groupe Bouygues masquent un changement majeur au sein de la multinationale : le rachat en 2021 d'Equans, une filiale d'Engie, qui propose différents services (électrique, maintenance, énergies renouvelables…). Cet élargissement a fait passer ses effectifs totaux de 125 000 salariés en 2021 à plus de 200 000 en 2024.
Il en va de même, à des niveaux moindres, pour d'autres groupes. L'effectif de Michelin a connu ainsi une augmentation en 2022 du fait d'acquisitions avant de reprendre son érosion. La hausse de l'emploi au sein de LVMH s'explique aussi par le rachat de Tiffany en 2021. Chez Hermès, en revanche, elle est plus directement liée à la croissance organique du chiffre d'affaires du géant du luxe, qui contrairement à ses rivaux, ne procède pas par acquisitions de maisons existantes.
Ainsi, quand les multinationales augmentent leurs effectifs, ce n'est pas forcément parce qu'elles créent des emplois, c'est souvent qu'elles rachètent d'autres entreprises. Nous reviendrons plus bas sur ce point important.
Un autre facteur doit conduire à relativiser ces chiffres : ils ne semblent pas foncièrement différents de ceux des autres groupes, qui n'ont pas de grandes fortunes dans leur actionnariat. Certains groupes de notre échantillon, comme Dassault Systèmes, Hermès ou Pernod-Ricard, ont d'ailleurs des effectifs assez faibles par comparaison avec les cadors du CAC 40.
La multinationale Capgemini, spécialisée dans les services numériques, emploie par exemple plus de 340 000 personnes dans le monde (+50 % par rapport à 2019). Soit légèrement plus que Carrefour, dont l'effectif frôle les 325 000 personnes. On peut également citer la multinationale TP (anciennement Teleperformance, qui vient tout juste de sortir du CAC 40), leader mondial des centres d'appels, qui rémunère près de 500 000 salariés dans le monde (également +50 % depuis 2019).
Qu'en est-il plus précisément de l'emploi de ces groupes en France ? C'est le point central des opposants à la taxe Zucman. Après tout, pourquoi s'opposer à une hausse de l'imposition en France, si les milliardaires concernés créent de l'emploi, mais ailleurs dans le monde ? Nous y serions doublement perdants.
Dans ce domaine, nous ne disposons pas de données aussi complètes qu'au niveau mondial, les entreprises étant souvent assez discrètes sur les chiffres réels de leurs effectifs pays par pays. Depuis l'entrée en vigueur de la directive européenne sur la transparence des multinationales (CSRD, aujourd'hui attaquée de toutes parts sous couvert de « simplification », voire notre article), la situation s'est un peu améliorée, de sorte que nous avons accès aux chiffres de 2024, et dans certains cas ceux de 2023.
| Nombre d'employés en 2023 (France) | Nombre d'employés en 2024 (France) | Variation | Part de l'emploi en France en 2024 | |
|---|---|---|---|---|
| Bouygues | 92 109 | 89 518 | -3 % | 45 % |
| Dassault Systèmes | 5 657 | 5 829 | +3 % | 23 % |
| Hermès | 13 723 | 15 556 | +13 % | 61 % |
| Kering | 4 801 | 4 731 | -1 % | 9 % |
| L'Oréal | 15 649 | 17 777 | +14 % | 19 % |
| LVMH | 39 351 | 39 856 | +1 % | 20 % |
| Michelin | ? | 20 839 | - | 16 % |
| Pernod-Ricard | ? | 2 981 | - | 16 % |
| Stellantis | ? | 39 797 | - | 16 % |
Premier constat : seul le groupe Hermès possède plus de la moitié de ses effectifs en France, Bouygues étant légèrement en dessous de ce seuil avec 45 % (sur un effectif total beaucoup plus important). Les autres « champions français » n'ont qu'entre 9 et 23 % de leurs employés dans l'Hexagone.
En termes de création d'emplois au niveau national, L'Oréal occupe la première place du classement, avec plus de 2 000 nouveaux employés déclarés entre 2023 et 2024. Une évolution comparable à celle d'Hermès (+13 %), mais loin devant LVMH et Kering, dont les effectifs nationaux n'ont sensiblement pas évolué entre 2023 et 2024.
La seule évolution notable à la baisse concerne le groupe Bouygues, qui a perdu près de 3 000 employés en France en 2024. Tous étaient salariés d'Equans, la filiale d'Engie rachetée en 2021, dont les syndicats craignaient justement que le rachat n'entraîne des suppressions de postes au sein de leur entreprise.
Pour mettre en perspective ces données, il faut les comparer aux dividendes versés par ces multinationales à leurs actionnaires en 2024. On peut prendre la mesure de leurs efforts réels en faveur de la création d'emploi en calculant le nombre de postes supplémentaires que ces entreprises auraient pu ouvrir en France avec cet argent, en prenant comme référence le coût total pour une entreprise d'un emploi au salaire moyen net français en 2024 (2 730 euros net par mois, soit environ 4 715 euros pour l'entreprise). Cette estimation, bien évidemment très imparfaite, n'en jette pas moins une lumière assez crue sur la contribution réelle des grandes fortunes à l'économie française et sur leurs vraies priorités.
| Dividendes et rachats d'actions en 2024 en M€ | Nombre d'emplois équivalents (France) | Nombre d'emplois effectivement créés (France) | Ratio | |
|---|---|---|---|---|
| Bouygues | 699 | 12 354 | -2 591 | - |
| Dassault Systèmes | 667 | 11 789 | 172 | 69 |
| Hermès | 2 618 | 46 270 | 1 822 | 25 |
| Kering | 1 713 | 30 275 | -70 | - |
| L'Oréal | 4 065 | 71 845 | 2 128 | 34 |
| LVMH | 6 837 | 120 838 | 505 | 239 |
| Michelin | 1 462 | 25 840 | ? | - |
| Pernod-Ricard | 1 524 | 26 935 | ? | - |
| Stellantis | 6 651 | 117 550 | ? | - |
Pour chaque euro consacré à créer de l'emploi, LVMH en a consacré 239 à rémunérer ses actionnaires.
Prenons l'exemple de LVMH. La multinationale a versé 6,8 milliards à ses actionnaires en 2024 sous forme de dividendes et de rachats d'actions. Une manne dont a principalement profité la famille Arnault. Avec cette somme, elle aurait pu créer près de 121 000 emplois en France. En 2024, elle en a en fait créé 505, soit 239 fois moins. Pour le dire autrement, pour chaque euro consacré à créer de l'emploi, LVMH en a consacré 239 à rémunérer ses actionnaires. L'Oréal aurait pu ouvrir 71 845 postes supplémentaires en France – 34 fois plus que les emplois que le groupe a effectivement créé en France en 2024 – plutôt que de verser plus de 4 milliards de dividendes à ses actionnaires. Chez Dassault Systèmes, le ratio est de 69, et chez Hermès (pourtant le groupe le plus ancré en France) de 25. Quant à Bouygues et Kering, ils ont consacré respectivement 700 millions et 1,7 milliard d'euros à leurs actionnaires tout en supprimant des emplois.
Il apparaît donc, à travers cette analyse, que les milliardaires et leurs familles ne sont pas les grands créateurs d'emplois que certains prétendent, mais avant tout des accumulateurs de dividendes. C'est précisément la part importante de ces revenus financiers, surtout lorsqu'ils sont logés dans des sociétés holding, qui leur permettent de jouir d'un taux de taxation global bien plus favorable que les classes moyennes ou supérieures. Si ces revenus étaient davantage taxés, ces groupes seraient-ils davantage incités à créer des emplois ?
En réalité, la priorité accordée aux dividendes et aux rachats d'actions semble l'un des seuls réels points communs entre les différents groupes que nous examinons ici. Les autres chiffres sur l'évolution des effectifs et la part de l'emploi en France reflètent des stratégies très divergentes selon les entreprises et selon les secteurs.
Ainsi, au-delà du cas de Stellantis, le secteur automobile dans son ensemble a perdu depuis longtemps son rôle de moteur de l'emploi en France. Le 23 septembre dernier, Les Échos révélaient que Stellantis comptait fermer temporairement six usines européennes, dont celle de Poissy, en Ile-de-France, qui emploie près de 2 000 personnes. Toutes ont été placées au chômage partiel pendant trois semaines. D'après ses propres documents, le groupe a supprimé 16 000 postes en Europe entre 2022 et 2024, sans préciser toutefois les pays concernés.
Les constructeurs automobiles français ont fait le choix depuis plusieurs dizaines d'années de délocaliser une partie de leur activité de production et d'assemblage dans des pays avec des niveaux de salaires plus faibles qu'en France.
En 2024, le constructeur automobile avait pourtant annoncé un plan d'investissement de plusieurs milliards de dollars en Amérique du Sud entre 2025 et 2030 pour développer une gamme de voiture « bio-hybride ». Un choix peu surprenant pour Vincent Vicard, économiste au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) et spécialiste des multinationales. Selon lui, les constructeurs automobiles français ont fait le choix depuis plusieurs dizaines d'années maintenant « de délocaliser une partie de leur activité de production et d'assemblage dans des pays avec des niveaux de salaires plus faibles qu'en France. Ce qui a conduit à une baisse de l'emploi automobile sur le sol français. »
« Ces délocalisations ont aussi entraîné le départ des fournisseurs de groupe, qui se sont rapprochés des usines d'assemblage installées un peu partout en Europe », ajoute Vincent Vicard. En novembre 2024, les groupes Michelin et ArcelorMittal ont annoncé des suppressions de postes en France, citant le contexte économique morose dans le secteur de l'automobile pour justifier leur décision.
La situation est bien différente dans le secteur du luxe, qui a connu plusieurs années de forte croissance et d'euphorie boursière, et dont une partie de l'activité de production a lieu sur le territoire français. « La marque Christian Dior par exemple, propriété de LVMH, emploie plus de la moitié de ses salariés sur le territoire national », détaille Vincent Vicard. À l'inverse, seuls 9 % des salariés de Kering sont employés en France, contre 61 % pour le groupe Hermès.
Entre les deux, les groupes LVMH et L'Oréal possèdent tous deux 20 % de leurs effectifs en France. Mais si L'Oréal a embauché plus de 2 000 personnes en 2024, LVMH compte supprimer environ 1 200 postes dans sa division vin et spiritueux (Moët et Chandon, Dom Pérignon, Ruinart…), comme le révélait L'Humanité en mai 2025. Soit près de 10 % des effectifs de la branche. Une annonce qui fait tâche pour Bernard Arnault, présenté comme un moteur de l'emploi en France par bon nombre de politiciens. Précisons que sa multinationale possède près de 60 000 emplois en Chine et 45 000 aux États-Unis, soit plus que les 40 000 emplois français de son groupe.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donAu final, les tendances que l'on peut observer dans les groupes de notre échantillon semblent liées à des réalités et des stratégies économiques qui ne sont pas directement liées à la présence ou non d'une grande fortune dans leur actionnariat. C'est ce que confirme à sa manière une étude de l'INSEE parue fin septembre. Elle montre que les grandes entreprises (GE) dont font partie les multinationales françaises, soient celles qui comptent plus de 5 000 salariés et possèdent un chiffre d'affaires supérieur à 1,5 milliard d'euros, ne sont pas du tout créatrices d'emplois en France. Entre 2012 et 2022, elles auraient supprimé environ 173 000 postes.
Entre 2012 et 2022, les grandes entreprises auraient supprimé environ 173 000 postes en France.
Sur la même période, les microentreprises, les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) ont créé en cumul 1,9 million d'emplois. Néanmoins, le nombre de personnes employées par des grandes entreprises a progressé sur la période étudiée, non pas du fait de création d'emplois, mais soit parce que des ETI ont passé le seuil des 5 000 salariés, soit, et c'est l'effet majeur, parce que ces grandes entreprises rachètent des ETI, ce qui fait de facto gonfler leurs effectifs.
Les grandes fortunes (et les grandes entreprises de manière générale) rachètent des entreprises plus petites plutôt qu'elles ne créent directement de l'emploi. La hausse des effectifs du groupe Bouygues après le rachat d'Equans ou la fusion entre PSA et Fiat-Chrysler en témoignent. Le groupe L'Oréal en est également un parfait exemple : entre 2010 et 2025, la multinationale a acheté 42 entreprises, dont aucune en France… Le groupe vient également d'acquérir plusieurs marques de Kering (Creed, Gucci, Balenciaga) pour environ quatre milliards d'euros. LVMH, de son côté, a acheté ou pris une participation majoritaire dans 21 entreprises sur la même période, dont 10 en France.
Reste une question : les emplois dépendant de ces grands groupes disparaîtraient-ils si les milliardaires venaient à quitter la France ? C'est l'un des arguments les plus avancés pour critiquer la taxe Zucman : taxer les milliardaires feraient disparaitre des emplois en France. Mais cette affirmation est largement contredite par une note du Conseil d'analyse économique (CAE) parue en juillet dernier. Dans celle-ci, les économistes s'interrogent sur les effets que pourraient provoquer l'exil fiscal de ménages à hauts revenus sur le tissu économique français si l'on venait à imposer fortement leurs fortunes. Leurs conclusions sont sans appel. Premièrement, une hausse de l'imposition sur les ménages les plus fortunés (les 1 % les plus riches) entraînerait le départ de 0,2 % d'entre eux. Deuxièmement : cet exil fiscal provoquerait une baisse de 0,036 % de la masse salariale française à long-terme (entre 15 et 20 ans).
Même en tenant compte du poids important des hauts patrimoines dans l'activité économique et entrepreneuriale, leur exil fiscal n'aurait qu'un impact marginal sur l'économie domestique.
Dans leur conclusion, les auteurs précisent que les effets d'une taxe incluant les revenus issus des biens professionnels, comme le propose Gabriel Zucman, « sont remarquablement similaires » à ceux qu'ils ont observés. Ainsi, « même en tenant compte du poids important des hauts patrimoines dans l'activité économique et entrepreneuriale », leur exil fiscal n'aurait qu'un impact « marginal » sur l'économie domestique.
Pour l'économiste Vincent Vicard, il ne faut également pas négliger l'ancrage des multinationales sur le territoire français. « Je pense qu'un certain nombre de multinationales, notamment celles du luxe, n'ont pas la possibilité de délocaliser leur système productif hors de France. Leurs activités de recherche et développement (R&D), de marketing, de communication, ainsi que leurs sièges sont implantés en France, et la plupart d'entre elles revendiquent cette nationalité française. »
Lier le départ d'un actionnaire à celui d'une multinationale évacue du débat toutes les problématiques de stratégies de production, mais aussi d'image. « La question de l'image d'une marque est fondamentale pour le secteur du luxe, note Vincent Vicard. Quand vous achetez un sac à plusieurs milliers d'euros, vous achetez d'abord de l'image, mais aussi une qualité de production. Ce qui rend les délocalisations plus compliquées dans ce secteur, notamment du fait du niveau de qualification de la main d'œuvre française. »
L'exode d'une multinationale de l'armement comme Dassault n'est pas envisageable non plus pour Vincent Vicard, « du fait de ses liens avec l'État français ». Ainsi, « théoriser la fuite de la production ou de certaines activités de multinationales hors de France à cause d'une hausse des taxes sur leurs propriétaires n'est pas pertinent », conclut l'économiste.
Les milliardaires possédant des multinationales françaises ont au premier abord un bilan plutôt positif en termes de création d'emploi au niveau mondial. Mais quantitativement, ces nouveaux emplois ne pèsent rien face aux sommes gigantesques qu'elles préfèrent verser à leurs actionnaires. Certaines d'entre elles suppriment des emplois en France, comme Bouygues ou Stellantis. Et lorsqu'elles en créent, c'est d'abord grâce à leur stratégie de concentration via le rachat d'entreprises déjà existantes, ce qui fait gonfler à court terme leurs effectifs.
S'opposer à une taxe sur les revenus financiers des milliardaires en dénonçant les probables conséquences sur l'emploi en France va également à rebours des réalités économiques. Bien d'autres facteurs pèsent sur l'ancrage des multinationales sur le territoire français, et le fait que leur actionnaire principal soit une grande fortune ou non semble bien moins important que les particularités sectorielles par exemple. À plus forte raison la taxation de leurs revenus non salariaux.
On pourrait même, à l'opposé, argumenter que les dispositifs fiscaux actuels incitent les grands actionnaires à privilégier les revenus financiers moins taxés et qu'introduire des mesures comme la taxe Zucman pourraient même avoir des effets bénéfiques pour l'économie réelle, au-delà des recettes supplémentaires pour l'État.
[1] Nous n'avons pas inclus les groupes du CAC40 contrôlés en partie par des grandes fortunes non françaises comme EssilorLuxottica et ArcelorMittal.
29.10.2025 à 11:09
Les dépenses annuelles de lobbying du secteur de la Tech atteignent désormais 151 millions d'euros, leur plus haut niveau de l'histoire et une augmentation d'un tiers depuis 2023. Dix entreprises seulement représentent 49 millions d'euros annuels de dépenses de lobbying. Meta (Facebook) occupe la première place avec 10 millions d'euros.
Ce sont les chiffres révélés par l'ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory en se basant sur le registre de transparence du lobbying mis en place dans (…)
Les dépenses annuelles de lobbying du secteur de la Tech atteignent désormais 151 millions d'euros, leur plus haut niveau de l'histoire et une augmentation d'un tiers depuis 2023. Dix entreprises seulement représentent 49 millions d'euros annuels de dépenses de lobbying. Meta (Facebook) occupe la première place avec 10 millions d'euros.
Ce sont les chiffres révélés par l'ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory en se basant sur le registre de transparence du lobbying mis en place dans la capitale européenne.
L'industrie de la Tech compte désormais 890 lobbyistes en équivalent temps plein à Bruxelles, soit davantage que le nombre de députés européens (720).
Et ils ne chôment pas : les représentants du secteur ont obtenu, durant la première moitié de l'année 2025, pas moins de 378 rendez-vous avec des représentants de la Commission ou des députés européens. Soit trois rendez-vous par jour ouvré.
La régulation de numérique est depuis quelques années l'un des principaux champs de bataille de lobbying à Bruxelles, avec l'adoption de législations comme le Digital Services Act (DSA), le Digital Markets Act (DMA) ou encore l'AI Act. Les dépenses de lobbying des géants de la Tech ont augmenté en conséquence, mais n'avaient jamais atteint de tels niveaux.
Alors que ces règles européennes sont désormais ouvertement ciblées par les GAFAM et l'administration Trump, la Commission s'apprête à se pencher sur le numérique dans le cadre de sa politique de dérégulation.
23.10.2025 à 15:59
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Le « greenwashing » de TotalEnergies sanctionné par la justice
C'est une décision (…)
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C'est une décision judiciaire inédite. Suite à une plainte déposée par un groupe d'ONG écologistes (Amis de la Terre, Greenpeace et Notre affaire à tous) contre TotalEnergies, le Tribunal judiciaire de Paris a condamné le groupe pétro-gazier pour une campagne de communication de 2021 lancée à l'occasion de son changement de nom de Total à TotalEnergies. Elle vantait, sur fond d'éoliennes arc-en-ciel, sa contribution majeure à la transition énergétique et promettait d'atteindre la neutralité carbone en 2050.
Les juges ont considéré que cette promesse n'avait pas de base concrète et que la communication de TotalEnergies visait à cacher à ses clients et aux citoyens la poursuite de ses investissements dans les énergies fossiles, en minimisant l'impact climatique réel de sa stratégie de développement du gaz.
Il est rare que les campagnes de communication des multinationales, aussi éhontées soient-elles, soient ainsi condamnées à titre de « pratique commerciale trompeuse ». Les associations Sherpa et ActionAid avaient déposé plainte contre Auchan et Samsung France pour la manière dont ils faisaient la promotion de leurs codes de conduite et leurs engagements éthiques, alors que plusieurs enquêtes avaient constaté des abus chez leurs fournisseurs. Les procédures n'ont pas abouti.
Il est arrivé dans d'autres pays que des autorités de régulations de la publicité censurent ainsi les campagnes de certaines multinationales pétrolières pour excès de « greenwashing ». Mais pas en France, vu qu'il n'existe pas dans notre pays de véritable autorité de régulation, seulement une association contrôlée par les industriels qui se régulent eux-mêmes.
L'une des premières mesures annoncées par la Commission européenne dans le cadre de sa politique de « simplification » (aka destruction des protections sociales et environnementales) a été le démantèlement programmé de la directive sur le devoir de vigilances des multinationales récemment adoptée, et de sa directive sœur sur la transparence des entreprises (lire notre article). Pas suffisamment pour beaucoup de lobbys et de dirigeants politiques (dont Emmanuel Macron), qui ont demandé leur suppression pure et simple. Depuis, le sort de ces deux directives ne tient qu'à un fil.
Une nouvelle péripétie a eu lieu ce mercredi 22 octobre. La droite du Parlement européen avait forcé la main aux libéraux et aux sociaux-démocrates en les menaçant, s'ils ne votaient pas avec eux une version largement amoindrie de la directive, de s'allier avec les groupes d'extrême droite pour la réduire totalement à néant. Les défections et abstentions parmi les rangs des eurodéputés mécontents de ce compromis bas de gamme ont fait échouer l'opération. L'issue se décidera finalement lors du débat en plénière au Parlement, où le groupe conservateur pourrait décider de franchir le pas et de joindre une nouvelle fois ses voix à celles de l'extrême droite pour balayer les politiques mises en place par l'Europe ces dernières années en matière de climat et de droits humains.
On relira à ce sujet notre enquête : Au centre du jeu bruxellois, l'extrême droite sonne la charge contre l'écologie et le climat.
Pendant ce temps, la coalition des opposants à la directive sur le devoir de vigilance – qui regroupe la droite et l'extrême droite européennes, mais aussi les grandes multinationales, les gouvernements français et allemands et l'administration Trump, entre autres – continuent à faire entendre sa voix.
Les ministres de l'Énergie des États-Unis et du Qatar ont signé une déclaration commune contre la législation en estimant que celle-ci créait des risques juridiques pour l'approvisionnement en gaz de l'Europe, et représentait donc une « menace existentielle » pour le vieux continent.
Une menace à peine voilée de la part de pays qui sont deux des principaux producteurs de gaz naturel liquéfié (GNL) au niveau mondial. Ils représentent actuellement 20% du gaz arrivant en Europe, mais cette proportion est appelée à croître significativement en remplacement du gaz russe. Suite à la guerre en Ukraine, l'Union européenne a misé massivement sur les importations de GNL pour dénouer ses liens avec Moscou, mais n'aura fait au final que troquer une dépendance contre une autre.
À lire aussi : Comment ExxonMobil et Trump ont fait démanteler une législation européenne sur le climat et les droits humains
Il y a quelques jours, c'est une lettre ouverte signée par un groupe de multinationales françaises et allemandes emmenées par TotalEnergies et Siemens qui faisait événement. Publiée à l'issue d'une rencontre à huis clos entre les chefs de gouvernements français et allemand et des patrons de grandes entreprises des deux pays, la missive exigeait une accélération du processus de dérégulation en Europe et l'abandon pur et simple de la directive devoir de vigilance, en guise de « signal » adressé aux investisseurs. Elle demandait également un assouplissement des règles de concurrence pour permettre le développement de « champions européens ».
Depuis, certaines entreprises qui avaient été citées comme signataires de la lettre ont quelque peu nuancé leur position, certaines expliquant qu'ils n'étaient pas forcément en accord avec le ton virulent, quand bien même ils étaient alignés sur le fond, et d'autres continuant à soutenir le principe d'une directive sur le devoir de vigilance. Il semble que la lettre ait été publiée par TotalEnergies et Siemens sans que le texte en ait été vraiment présenté et discuté avec les autres participants.
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com' du CAC 40.
Faites un donNous poursuivons notre plongée dans les recompositions politiques, économiques et idéologiques qui se sont faites jour aux États-Unis – et bien au-delà – avec la deuxième victoire électorale de Donald Trump, à travers deux entretiens et un article d'analyse.
Olivier Tesquet, co-auteur avec Nastasia Hadjadji et du récent Apocalyspe Nerds, a discuté avec nous de l'émergence outre-Atlantique d'un nouveau « techno-fascisme ». Celui-ci est d'abord un courant d'idées, alliant vision du monde ultra-réactionnaire et mysticisme technologique, qui contamine le débat politique aux États-Unis et ailleurs. Mais c'est aussi une nouvelle pratique du pouvoir, incarnée par exemple par le département DOGE ou par la firme technologique Palantir (fondée par Peter Thiel) et son rôle éminent dans la politique de chasse aux migrants. À lire : Olivier Tesquet : « Avec le Doge ou Palantir, on a des exemples très concrets d'une nouvelle architecture du pouvoir, un pouvoir techno-fasciste ».
De son côté, Maya Kandel, auteure d'Une première histoire du trumpisme, interroge avec nous les contours de la « coalition hétéroclite » qui a amené Donald Trump pour une deuxième fois à la Maison Blanche. Celle-ci regroupe des organisations ultraconservatrices autrefois marginales, des populistes de droite, des piliers historiques du parti républicain comme la Heritage Foundation, convertie au trumpisme par Kevin Roberts, ou encore des « Tech Bros ». Cette alliance montre des signes de fissures – notamment entre les tendances chrétiennes et nationalistes et les acteurs de la tech – mais dépasse déjà, selon l'historienne, la seule figure de Donald Trump et est appelée à lui survivre. À lire : « La coalition derrière Trump est une véritable contre-élite, aux intérêts parfois divergents ».
Enfin, pour clore provisoirement le premier volet de notre série « Extrême Tech », consacré au financiers de l'industrie numérique comme Peter Thiel ou Marc Andreessen aux États-Unis (ici et là) et Pierre-Édouard Stérin et quelques autres en France, nous nous sommes posés directement la question : qui sont ces « venture capitalists » et autres « business angels » ? Et y a-t-il des raisons particulières qui font qu'ils s'engagent si résolument aux côtés de l'extrême droite ? La réponse est oui.
Le CAC40 bat des records. Cela tranche avec la déprime ambiante sur l'état de l'économie française et avec les difficultés du gouvernement à boucler son budget. Le CAC40 a atteint un nouveau sommet historique le 21 octobre. L'explication ? Les résultats moins mauvais qu'attendus de certains groupes, et certains signes suggérant que la crise que traverse LVMH – l'un des poids lourds de l'indice – est moins profonde que prévu. C'est surtout une énième illustration de la déconnexion entre l'économie réelle et la bourse, et une manifestation parmi d'autres de l'extrême volatilité des marchés financiers ces jours-ci, avec la hausse continue du cours de l'or et la formation d'une véritable bulle autour de l'IA. La semaine dernière, une brusque montée du cours de LVMH avait fait monter la fortune de Bernard Arnault de 16 milliards d'euros en une seule journée.
BNP Paribas rattrapé par ses affaires avec la dictature soudanaise. Un jury populaire de New York a jugé BNP Paribas complice d'exactions commises par le régime soudanais d'Omar al-Bachir dans les années 1990 et 2000 dans le cadre du conflit au Darfour. Il a condamné la banque française à verser plusieurs millions d'euros à trois plaignants. La décision a fait chuter BNP Paribas en bourse, une « class action » regroupant plusieurs milliers de personnes étant encore en cours dans le même dossier, qui pourrait se traduire par des milliards d'euros supplémentaires de dommages et intérêts. La banque a annoncé son intention de faire appel, contestant le lien entre les prestations financières fournies par sa filiale à Genève et les crimes commis par l'armée soudanaise et les milices à sa solde. En 2014, elle avait plaidé coupable et accepté une amende record de 8,9 milliards de dollars pour avoir violé les sanctions américaines en traitant avec des entités du Soudan, d'Iran et de Cuba. Une partie de cette somme devait être versée aux victimes, mais ne l'a finalement pas été, sur décision du Congrès. Cette reconnaissance de culpabilité a été utilisée ensuite par les cabinets d'avocats qui accompagnent les plaignants, qui toucheront une part des sommes versées par la banque. Ceci dit, la filiale suisse de BNP Paribas a bien été l'une des principales banques occidentales à faire affaire avec le régime d'Omar al-Bachir durant cette période.
Dépendance. Lundi 20 octobre, une panne mondiale a conduit à l'interruption pendant plusieurs heures des services d'AWS, la très lucrative filiale d'Amazon dédiée au cloud, qui pèse à elle seule un tiers du marché mondial. De nombreux sites et applications ont cessé de fonctionner, comme Snapchat, Airbnb, Signal, Canva, Zoom ou Slack, de même que les services en ligne de nombreuses entreprises. Après la panne de Crowdstrike qui avait paralysé les services de Microsoft et par suite de dizaines d'aéroports, d'hôpitaux et d'entreprises en juillet 2024, la panne remet en lumière les risques de la dépendance envers des géants comme Amazon, Google ou Microsoft (ces deux dernières entreprises contrôlant un autre tiers du marché mondial du cloud). En pratique, cependant, les alternatives peinent à émerger. Le cours de l'action d'Amazon a continué de monter à la bourse de New York.
Cette lettre a été écrite par Olivier Petitjean.