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27.09.2023 à 10:00

Peut-on sécuriser l’espace ?

Avec les mers et les océans, l’espace extra-atmosphérique apparaît comme un espace de conquête. Pour bien saisir les enjeux qui s’y jouent, du militaire à l’environnement en passant par l’économie, il importe de repartir de la géographie. En effet, cet espace se définit par ses limites, les acteurs qui s’y multiplient mais aussi sa gestion alors que les rivalités peuvent y être exacerbées. Florence Gaillard-Sborowsky en présente ici les enjeux, tout en réfléchissant à ce que recouvre la notion de « sécurité spatiale ». L’espace extra-atmosphérique comme espace de conquête est étudié en Terminale, il s’agit de revenir sur la course à l’espace dans les années 1950, la dichotomie qui s’y pose entre les rivalités étatiques et une nécessaire coopération, puis l’affirmation de la Chine. Nonfiction.fr : Pour bien comprendre votre dernier ouvrage Géopolitique de l’espace. A la recherche d’une sécurité spatiale , pouvez-vous au préalable définir l’espace d’un point de vue géographique ? En complément, pour assurer la sécurité d’un territoire, il convient d’en connaître les limites mais comment sont-elles établies dans l’espace ? Florence Gaillard-Sborowsky : D’un point géographique, l’espace n’a pas de limites officielles. Tout au plus, les acteurs et experts s’entendent pour dire que l’espace commence au point où les forces orbitales dynamiques deviennent plus importantes que les forces aérodynamiques, 100 km d’altitude étant commu­nément admis. Cette question de la délimitation de l’espace est d’ailleurs chaque année sur l’agenda du Comité des utilisations pacifiques de l'espace extra-atmosphérique (CUPEEA en anglais COPUOS) de l’ONU depuis 1958. Par ailleurs, on ne peut pas formellement parler de territoire à propos de l’espace et de fait le Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, pierre angulaire du cadre de l’exploitation de l’espace, détermine dans son article 2 que « l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen ». L’espace se définit donc plus comme un milieu, hostile et contraignant, dont l’occupation est le résultat des interactions entre composantes naturelles, progrès technologiques et ambitions politiques et économiques où s’exercent des rivalités bien terrestres, entre nations qui possèdent des actifs spatiaux. Par ailleurs, les véhicules spatiaux tels que les satellites suivent des trajectoires immatérielles dans l’espace que l’on appelle des orbites (ensemble des positions occupées dans l’espace, par ce véhicule en mouvement autour d’un astre de plus grande masse que lui) dictées par les lois de la gravitation. L’occupation de l’espace par des satellites s’effectue principalement sur trois types d’orbites : l’orbite terrestre basse (LEO) entre 150 et 2000 km d’altitude, l’orbite moyenne (MEO) entre 2000 et 36 000 km d’altitude, et l’orbite géostationnaire aux environs de 36 000 km d’altitude qui offre aux satellites la caractéristique de rester immobile par rap­port aux stations sols qu’ils desservent. C’est la mission du satellite qui va définir son orbite et c’est en orbite basse que se trouve la majorité des satellites envoyés dans l’espace, pour des missions d’observation de la Terre civiles et militaires, de télécommunications mobiles, ou encore de météorologie. C’est également l’orbite des constellations telles que Starlink ou Planet labs, l’orbite géostationnaire étant réservée aux gros satellites de télécommunications et télédiffusion. La notion de « sécurité spatiale » constitue le fil conducteur de votre livre. Or, sa conception était restreinte au seul volet militaire durant la guerre froide. Si elle conserve une dimension militaire prégnante, comme en témoigne la guerre en Ukraine, elle recouvre bien des volets dont la sécurité alimentaire. Comment se pense la sécurité à l’échelle nationale ? Il est vrai que la sécurité spatiale est une notion dont le contenu peut varier selon qu’est envisagée soit une définition très large englobant la sécurité sur Terre grâce ou depuis l’espace soit une définition plus restreinte faisant de la sécurité dans l’espace, c’est-à-dire de la protection des actifs spatiaux contre les menaces ou les risques le point central. Sur le plan des discussions internationales, c’est ce dernier aspect qui est le plus discuté que ce soit dans le cadre des réflexions sur un Space Traffic Management (gestion du trafic spatial), de la durabilité de l’espace (COPUOS, ONU) ou des questions de militarisation et d’arsenalisation (Première Commission, ONU). Sur le plan national français, le Président Emmanuel Macron a acté, en appelant, le 13 juillet 2018, dans les jardins de l’hôtel de Brienne, à la formulation d’une stratégie spatiale de défense (SSD), le fait que l’espace est désormais un enjeu de sécurité nationale. Cette formulation a ouvert la voie au concept de « défense active » développé dans la SSD publiée en 2019. S’organisant autour de quatre fonctions : le soutien aux capacités spatiales ; la connaissance de la situation spatiale ; l’appui spatial aux opérations ; l’action dans l’espace, elle affiche l’ambition de garantir à la France la capacité à agir depuis, dans et vers l’espace. De nature très politique ce document fait désormais référence pour toute expression d’une position française en matière de sécurité spatiale au sein de la communauté internationale. Par ailleurs, la France soutient sur le plan international, une position au sein des enceintes de discussions (principalement ONU) visant à réguler les comportements dans l’espace au moyen de mesures de transparence et de confiance.   Vous parlez d’une « densification de l’occupation de l’espace » 1 plus de 14 000 objets y ont été envoyés depuis 1957. Quelles sont les différentes fonctions des satellites ? Les satellites remplissent quatre grandes fonctions principales, pour des finalités civiles ou militaires : la télédétection, les télécommunications, la navigation/localisation et l’exploration scientifique. Cependant, il convient de citer également les satellites militaires d’alerte avancée (détection de tirs de missiles balistiques) et d’écoute électronique (interception des signaux électroniques émis par les équipements militaires des forces armées adverses). L’aspect peut-être le plus nouveau est effectivement cette densification de l’occupation de l’espace, principalement de l’orbite basse, due en grande partie au phénomène des méga-constellations, ensemble de centaines ou milliers de petits satellites (inférieurs à 500 kg) identiques lancés et fonctionnant ensemble, maillant de vastes territoires pour obtenir une couverture quasi-complète de la terre, à des fins de télécommunications (Starlink, par exemple, dont l’objectif est de fournir une connexion Internet haut débit partout dans le monde) ou d’observation de la terre (Planet). Nous constatons parallèlement une dynamique de diversification des usages de l’espace, au-delà du « simple » satellite. Avec des projets de bases lunaires, d’industrialisation de et dans l’espace, d’exploitation des ressources minières des astéroïdes, la tendance est au développement des interactions Terre-Lune pour contribuer à une future écono­mie cis-lunaire envisagée notamment dans les cercles nord-américains Ces évolutions de l’occupation de l’espace, pour certaines aux importantes promesses financières – selon certains analystes l’extraction minière pourrait générer une industrie de plusieurs centaines de milliards de dol­lars – au point que certains parlent du système Terre-Lune comme d’une future banlieue industrielle, ne doit cependant pas cacher une réalité beaucoup plus prosaïque avec des enjeux de taille : des défis technologiques considérables, des ratios coûts-béné­fices inconnus, des ressources probables mais dont la par­tie économiquement exploitable n’est pas mesurée, pour ne citer qu’eux. Dans un contexte d’évolution et de militarisation de l’environnement spatial, quels sont les principaux risques que vous identifiez dans l’espace ? D’une part, la perception d’une militarisation accrue de l’espace s’est développée avec la réactivation par plusieurs puissances spatiales de leurs recherches sur les capacités anti-satellites et la résurgence des tests depuis un peu plus d’une dizaine d’années. D’autre part, les développements technologiques en cours ou attendus pour satisfaire aux nouveaux modes d’occupation envisagées ont opéré un changement de paradigme de la notion de dualité. A la dualité des technologies se substitue progressivement la notion de dualité d’usage, avec comme point clef que seule l’intention présidant à l’utilisation d’un objet spatial type véhicule de services en orbite peut le différencier d’une arme antisatellite. Ces développements mettent au premier plan des préoccupations sécuritaires, les technologies de rendez-vous et les opérations de proximité (RPO). Ces technologies permettent à un véhicule spatial de se rapprocher et/ ou de s’amarrer à un autre objet spatial. La dissémination de ces technologies, dans un contexte de faible confiance entre les puissances spatiales, accentue la perception d’une menace grandissante. La tendance en cours à la formalisation d’organisations spatiales mili­taires dédiées dans plusieurs pays en est un exemple révélateur. La couverture médiatique a largement mis en avant la création d’une Space Force aux États-Unis, mais cette dynamique se retrouve également en Inde même si c'est à un degré bien moindre avec la création, en 2018-2019, d’une Agence spatiale de défense (DSA) et de l’Organisation de recherche spatiale de défense (DSRO), en Allemagne avec la création d'un commandement distinct dédié à l'espace ou encore en Australie avec la mise en place d’un commandement de l’espace au sein de la Royal Australian Air Force (mars 2022) ou au Royaume-Uni (UK Space Command en 2021). La Russie et la Chine ont égale­ment des organisations dédiées au sein de leurs forces depuis des années. La France a choisi de renforcer ses capacités dans le domaine et même des États aux activités traditionnellement civiles comme le Japon, ont créé des instances spécifiques quand d’autres pays, comme le Canada, entreprennent des consultations nationales sur le sujet. De manière plus globale, la dépendance croissante, perçue et réelle, de nos sociétés aux systèmes spatiaux qui constituent de plus en plus des infrastructures clefs pour l’information (collecte, transmission, dissémination) en réseau avec les autres infrastructures terrestres, accentue une perception de vulnérabilité des systèmes et renforce les logiques de protection envisageant des moyens de défense « active ». Ces tendances à l'œuvre intensifient certainement les tensions mais surtout portent en elles les ferments de possibles malentendus entre puissances, entrouvrant la porte à l’éventualité d’une guerre de l’espace où tout le monde aurait finalement bien plus perdre qu’à gagner. En effet, l’interdépendance caractérise l’occupation de l’espace. Aucun pays n’aurait raisonnablement intérêt à rendre l’environnement spatial inutilisable du fait d’une prolifération de débris qui accompagnerait le déroulement d’un conflit dans l’espace (effet boomerang). Dans ce contexte, éviter le malentendu est l’une des finalités principales des discussions actuelles sur la scène internationale. La conflictualité de l’espace s’explique aussi par la multiplication des acteurs, étatiques dans un premier temps avec l’affirmation des pays émergents, à l’image de l’Inde, mais aussi privés. Quelles puissances dominent l’espace et comment expliquer la place des acteurs privés ? Aujourd’hui, les Etats-Unis sont la puissance dominante – concentrant 60 % des budgets spatiaux mondiaux et 80 % de l’activité spatiale militaire – de ce que l’on appelle le « club spatial », regroupant les pays qui ont la capacité de satelliser un objet par leurs propres moyens. Cela représente un nombre limité d’États (Russie, États-Unis, Europe (France), Chine, Japon, Inde, Isarël, Iran, Corée du Nord et Corée du Sud) avec des compétences inégales, relativement dissemblables dans leur forme d’occupation de l’espace, dans leur organisation politico-administratives, dans leur structures et compétences industrielles, dans les relations entre acteurs civils et militaires, dans les coopérations privilégiées tant au niveau bilatéral que régional. Cependant, si 11 pays sont reconnus comme puissances spatiales, plus de 40 pays ont des programmes nationaux et plus de 100 États possèdent des satellites. La connotation gouvernementale très marquée des activités spatiales, jusqu’au milieu des années 2010, s’est vue, pour autant, bousculée par l’augmentation exponentielle du rôle des acteurs privés sous la conjonction de plusieurs facteurs : miniaturisation, part grandissante de financement du sec­teur privé avec adoption de logique de start-ups, baisse tendancielle des coûts, un accès faci­lité aux technologies spatiales, la création de nouveaux produits et services qui touchent tous les secteurs du domaine spatial (obser­vation de la Terre, télécommunications, services en orbites, SSA, etc.). Cette tendance est renforcée par une perception globale que l’espace devient un secteur économique comme un autre. Son utilisation se banaliserait et les conditions de son exploitation se normalise­raient au sens où les entreprises spatiales pourraient se comporter et édifier leur business model comme n’importe quelle autre entreprise de n’importe quel autre secteur. Cette multiplication des acteurs semble complexifier la gestion collective de l’espace extra-atmosphérique. Pourtant, dès 1957, les membres de l’ONU ont réfléchi à son utilisation pacifique. Qu’en est-il aujourd’hui de la gouvernance de l’espace ? Une des grandes problématiques actuelles de la gouvernance de l’espace réside certainement dans les difficultés d’articulation des différentes scènes concernées : nationales, régionales, et internationales dans un contexte de montée des tensions sur Terre entre grandes puissances, de dépendance accrue aux systèmes spatiaux et d’un droit international de l’espace qui peine à s’adapter. Si les grands principes du droit de l’espace ont été reconnus de manière quasi-instantanée par le lancement du premier satellite artificiel de la Terre en 1957 et le cadre spatial conventionnel élaboré et adopté en une période record de 20 ans (1958-1979), ce corpus juridique de droit international public, résultat de négociations entre Etats, ne semble plus pertinent et adaptée aux dynamiques actuelles. L’intervention croissante des sociétés privées dans ces activités a notamment mis en lumière de nombreuses ambiguïtés et lacunes dans la gouvernance existante. Pour pallier ces insuffisances constatées, de nombreuses législations nationales ont été promulguées, principalement portées et initiées par les États-Unis. Elles créent des précédents au risque de voir le droit international se normaliser en fonction des priorités politiques, stratégiques voire économiques de certains pays. Les lois spatiales autorisant l’exploitation des ressources spatiales ou les textes nationaux de stratégie spatiale qui se multiplient illustrent ces processus en œuvre, décrédibilisant potentiellement le droit international et la prééminence de l’approche collective. Les pays non spatiaux n’arrivent que difficilement à faire entendre leur voix alors même que le Traité de l’espace de 1967 dans son article 1er consacre que « l’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, doivent se faire pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays, quel que soit le stade de leur développement économique ou scientifique ; elles sont l’apanage de l’humanité tout entière  ». Les collisions entre satellites et débris de fusées ou de satellites constituent un risque de plus en plus important, notamment en orbite basse. Qu’en est-il de la pollution de l’espace ? Parler de pollution, c’est considérer que l’environnement spatial se caractérise aujourd’hui par des risques croissants de collisions liés à la prolifération des débris spatiaux. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à dire que l’espace est devenu une poubelle. Les débris sont de plusieurs sortes. Il peut s’agir des effets collatéraux de destructions volon­taires de satellites par la Chine (2007), les États-Unis (2008), l’Inde (2019) et la Russie (2021), et involontaires comme la collision le 10 février 2009 de deux satellites, l’un russe (Cosmos 2251) et l’autre américain de la constellation Iridium, générant quelque 1 800 fragments sur des orbites très fréquentées. Mais, les débris sont prin­cipalement le fait des étages supérieurs des lanceurs spatiaux et des satellites ayant achevé leurs missions. La multiplication des objets en orbite est également un fac­teur d’accroissement du risque de perte de contrôle d’un engin considéré. Dans ce cas, l’objet devient un débris parce que l’homme ne peut plus ou mal le contrôler. De fait, l’augmentation significative, actuelle et future, de la population orbitale, contribuant à rendre difficile la gestion des orbites basses, fait craindre des scénarios type « syndrome de Kessler » (risques d’effets de collisions et de production de débris en cascade à mesure de l’augmentation du nombre d’objets sur certaines orbites). Au-delà, les astro­nomes alertent sur l'impact de la pollution lumineuse considérable des méga-constellations sur les observations du ciel. Le COPUOS, en 2022, a ainsi inscrit à son ordre du jour et pour la première fois de son histoire, la pollution lumineuse et radio imposée par ces méga-constellations de satellites. Notes : 1 - p. 89

25.09.2023 à 09:00

Exploiter les vivants : entretien avec Paul Guillibert

Après Terre et capital , qui était un travail d'histoire de la philosophie, où il étudiait les rapports entre la pensée marxiste et l'écologie, le philosophe Paul Guillibert révise dans ce nouvel ouvrage la théorie de l'exploitation, pour y inclure tous les vivants et proposer une écologie de l'émancipation, où la préservation de la nature n'est pas considérée séparément de la libération du travail commandé. Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son livre à nos lecteurs.   Nonfiction : Il est illusoire, selon vous, d’espérer trouver une réponse à la crise écologique sans s’attaquer au mode de production capitaliste, qui en est à l’origine. Pourriez-vous en dire un mot ? Paul Guillibert : La transition écologique donne lieu à des discours idéologiques puissants qui nous interpellent comme sujets d’un nouveau pouvoir écopolitique. En effet, dans les écologies dominantes, la transition semble guidée par deux impératifs différents mais souvent complémentaires, dont on pourrait résumer les idées directrices par des formules simples. D’un côté, on défend que « l’écologie commence à la maison ». La catastrophe serait le résultat d’habitudes de consommation néfastes pour l’environnement. Il conviendrait donc de changer les comportements individuels des consommateurs et consommatrices par l’éducation, l’incitation financière ou la régulation étatique des habitudes quotidiennes. Il est intéressant de remarquer que l’incitation financière – le plus souvent guidée par l’État – peut être négative ou positive : négative, lorsqu’elle conduit à une augmentation du prix des produits jugés dangereux pour l’environnement comme dans le cas de la taxe carbone par exemple ; positive, quand elle vise à financer la transition énergétique des logements individuels par exemple. A cet égard, l’individualisation tend à accentuer des inégalités sociales, raciales ou de genre dans le financement de la transition : celles et ceux qui ont besoin de leur voiture pour aller travailler en payent le prix, celles et ceux qui ont les moyens de faire des rénovations énergétiques de leur habitat sont aidés par l’État. D’un autre côté, on affirme que « les solutions sont techniques ». Dans la mesure où la crise écologique serait le résultat immédiat d’un certain nombre de dispositifs techniques, ce sont des techniques qui pourraient résoudre les problèmes écologiques contemporains : il faudrait donc électrifier l’économie pour sortir des énergies fossiles, construire des mégabassines pour lutter contre la raréfaction des ressources en eau, installer des capteurs de CO2 pour limiter la quantité de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, etc. Il est bien sûr évident qu’il faudra changer nos pratiques quotidiennes à l’avenir et inventer de nouveaux systèmes techniques mobilisant d’autres ressources avec des infrastructures différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui. Mais à se limiter ainsi à une modification des comportements individuels et à des innovations techniques, on passe à côté du fait que c’est le mode de production dans son ensemble qui est responsable de la perturbation généralisée de la biosphère. En effet, le capitalisme est un système économique fondé sur la production de marchandises pour le profit par exploitation du travail salarié et appropriation gratuite du travail et des forces naturelles. Or, pour obtenir des profits, il faut d’une part que des marchandises soient fabriquées pour être vendues sur le marché, et d’autre part qu’une partie de la valeur engendrée par les travailleurs et travailleuses ne soit pas rémunérée. L’impératif du profit – retirer de la plus-value – suppose donc que soient produites toujours plus de marchandises. Or ceci n’est possible qu’à condition d’extraire davantage de ressources bio-géo-physiques qu’au cycle précédent de production. C’est la raison pour laquelle nous n’avons jamais consommé autant de charbon ou de sable pour la construction qu’aujourd’hui. Ce qui signifie aussi que la crise écologique n’est pas seulement une crise climatique. A chaque moment du cycle de production d’une marchandise, la nature est détruite et des travailleurs sont exploités. Pour produire une marchandise, des ressources matérielles sont nécessaires : la production d’un logiciel suppose par exemple d’énormes infrastructures énergétiques et informationnelles, des systèmes d’objets connectés et tout cela a bien un ancrage matériel très fort, comme l’ont par exemple bien montré Fabrice Flipo ou Fanny Lopez . On sait que l’extraction des ressources repose à la fois sur l’exploitation d’une main d’œuvre bon marché (le plus souvent désormais dans les Suds) et conduit à des désastres écologiques importants en détruisant des écosystèmes. Les ressources ainsi extraites circulent ensuite plusieurs fois sur la planète conduisant à d’importantes émissions de gaz à effet de serre (y compris dans le cas de légumes « bio », produits à des milliers de kilomètres de leurs lieux de consommation). Les ressources sont ensuite produites et assemblées dans différents lieux de production entrainant généralement des pollutions pour les milieux et la santé des travailleurs productifs. Puis après avoir à nouveau circulé vers leur lieu de consommation (un simple jean peut être fabriqué dans soixante lieux différents sur la planète), les marchandises deviennent des déchets, eux-mêmes réintégrés au circuit économique et le plus souvent envoyés dans des déchetteries à ciel ouvert dans les pays les plus pauvres de la planète dans des conditions catastrophiques pour les écosystèmes et les milieux de vie des populations locales. Sur les neuf millions de tonnes de déchets électroniques produits tous les ans en Europe, 80 % sont par exemple envoyés illégalement dans des déchetteries à ciel ouvert des pays des Suds. En suivant la trajectoire d’une marchandise capitaliste à l’échelle mondiale, on se rend bien compte que manger bio ou baisser son chauffage d’un degré ne va pas changer grand chose, si – dans le même temps – une transformation radicale de l’appareil productif n’est pas mise en œuvre, c’est-à-dire une sortie de la production pour le profit. Aujourd’hui, tout un ensemble d’institutions se fonde sur les désirs d’individus qui veulent agir à la hauteur de ce que la situation exige. Mais l’État et le capital (par l’intermédiaire de la publicité et du greenwashing ) donnent un contenu limité à cette volonté d’agir de manière écologiquement responsable : acheter « bio » plutôt que mettre fin à l’agriculture intensive et à la grande distribution ; trier ses déchets plutôt que remettre en cause le système industriel qui les produit en masse ; baisser son chauffage d’un degré plutôt que de repenser les infrastructures et les modes de production énergétiques ; en un mot, « l’écologie commence à la maison » 1 pourvu qu’elle ne touche pas aux structures politiques et économiques. Le pouvoir s’exerce alors dans une logique d’individualisation et de moralisation qui tend à nier les dimensions politiques de la crise écologique, les dominations sociales sur lesquelles elle embraye et les conflits auxquels elle ne manque pas de donner lieu. Dans le capitalisme, l’accaparement de la nature fait pendant à l’exploitation du travail, qui ne sont peut-être pas si différents, comme on peut s’en rendre compte en essayant de penser le premier dans les termes de la seconde (une exploitation de la nature ?). Quelles implications faudrait-il en tirer pour ce que vous appelez une « écologie de l’émancipation » ? Les rapports du capitalisme à la nature ont le plus souvent été pensés en termes de « domination », de « destruction » ou de « pollution ». Par domination, on pense un système matériel et symbolique de contrainte sur les dynamiques autonomes de la nature. C’est une approche politique des rapports entre sociétés et environnement. Quand on parle de destruction, on insiste davantage sur la logique matérielle qui conduit à l’extinction des espèces, à l’effondrement de la biodiversité, à l’appauvrissement des mondes sauvages. Le concept de « destruction » renvoie à une histoire de violence brutale et sans frein qui s’inscrirait dans une critique de l’irrationalité de l’histoire écologique des sociétés modernes. A parler de pollution, on développe une approche technique fondée sur une connaissance située des dynamiques d’interaction entre technique, nature et société. Tous ces termes sont utiles et il ne s’agit évidemment pas de chercher à les remplacer par un mot plus général qui exprimerait à lui seul la pluralité des rapports capitalistes à la nature. Au contraire, il me semble important de multiplier les régimes de la critique. C’est pour cette raison que j’ai élaboré une théorie de « l’exploitation » des vivants. Celle-ci implique que la nature n’est pas seulement « accaparée » – comme dans le cas de l’extractivisme par exemple – mais qu’elle est aussi « mise au travail » par le capital. Dans ce cadre, on cherche à augmenter la productivité de la nature jusqu’à l’épuisement : on stimule les vaches d’élevage en les inséminant artificiellement, on les bourre d’hormones de croissance, d’antibiotiques, elles sont branchées perpétuellement à des machines, etc. Les végétaux eux-mêmes sont mis au travail selon la discipline de la monoculture industrielle et ce depuis le début de l’époque coloniale et de l’économie des plantations. Il s’agit de façonner des écologies pour les orienter intégralement vers la production de profit. Dans cette mise au travail généralisée du vivant, on voit que l’image de la nature qui apparaît est moins celle d’un objet inerte – dominé – que celle d’un ensemble de puissances qu’il faut stimuler y compris jusqu’à leur effondrement. L’exploitation renvoie donc au fait qu’on utilise la puissance productive des vivants en leur prenant plus que ce qu’on leur « rend » pour assurer leur reproduction dans des écosystèmes riches et dynamiques. L’exploitation des vivants par le capital repose donc sur un double processus de mise au travail d’une part et d’appauvrissement des entités naturelles d’autre part. Mais pour de nombreuses espèces, la mise au travail s’accompagne aussi d’un appauvrissement de l’expérience elle-même. Des animaux sont séparés de leurs congénères et de leur progéniture, privés des relations d’interdépendance avec leur milieu qui caractérisent leur vie en tant qu’espèces. A cet égard, il me semble possible de défendre que l’expérience du travail pour certains animaux correspond à un processus d’« aliénation ». Chez Marx, l’aliénation renvoie à l’expérience d’une dépossession qui s’exprime selon quatre modalités différentes : premièrement, cela renvoie à une séparation entre le travailleur et les produits de son travail. Dans la mesure où il ne les possède pas, les produits du travail apparaissent « étrangers et hostiles » au producteur lui-même : ils sont ce en fonction de quoi sa vie laborieuse s’organise sans avoir aucune maîtrise sur eux. Deuxièmement, le processus de travail lui-même lui apparaît comme étranger, puisqu’il lui est imposé ; il ne peut s’y sentir libre et heureux. Troisièmement, le travailleur est séparé des autres membres de son espèce, puisqu’il n’entretient avec eux que des rapports de compétition, de concurrence ou de domination. Enfin, le travailleur est dépossédé de sa condition humaine puisque son travail n’est plus qu’un moyen pour satisfaire son existence physique, moyen par lequel il ne peut réaliser ses facultés humaines essentielles, fondées sur la coopération et le développement de capacités physiques, cognitives et psychologiques. Or cette expérience de l’aliénation est sans aucun doute partagée par des animaux, qui sont entièrement soumis à la production pour le profit : le lait devient un produit étranger et hostile pour les vaches qui doivent en produire en permanence non pour satisfaire aux besoins de la subsistance de leur espèce mais pour le profit capitaliste. De même en va-t-il pour les œufs que les poules doivent produire en permanence, etc. Le processus de production (ou de reproduction en l’occurrence) ne leur appartient plus non plus, soumis qu’ils sont à un ensemble de machines, de stimulants, de nourriture qui ont pour fonction d’intensifier leur capacité productive et reproductive. Séparés de leurs congénères, les animaux développent des formes d’agressivité les uns à l’égard des autres (c’est le cas des vaches mais aussi des poules ou des cochons dans les élevages industriels). Enfin, ces animaux sont privés de ce qui constitue leur essence, c’est-à-dire de l’ensemble des dispositions individuelles et des interdépendances transpécifiques qui définissent leur nature relationnelle. D’une théorie de l’exploitation des vivants autres qu’humains, on peut donc déduire une théorie de l’aliénation animale. Exploiter les vivants cherche à expliciter ces différentes manières de mettre la nature au travail, à élaborer une théorie des rapports capitalistes à la nature. Il me paraît important de noter qu’il n’existe pas un rapport moderne à la nature mais une logique – qui est celle de l’accumulation de capital – qui oriente différentes modalités d’appropriation, de destruction, d’exploitation ou d’aliénation des natures autres qu’humaines.  Ceci implique que les écologies d’émancipation doivent repartir de ces rapports capitalistes à la nature, structurés par des formes d’organisation du travail et orientés vers la production pour le profit. Si c’est moins le consommateur et l’ingénieur qui apparaissent comme les figures tutélaires de la transition, il faut remettre les travailleurs humains et autres qu’humains au cœur des luttes écologistes. A côté des luttes – essentielles – pour les communs naturels et la préservation du vivant dont les Soulèvements de la Terre propose l’une des premières synthèses tout à fait novatrice, il faut une écologie des travailleurs qui parte des lieux de production et des conditions de travail. Sans une nouvelle composition politique qui mêle défense des communs, préservation de la nature et organisation de travailleurs, les écologies d’émancipation seront bien en peine d’imposer leur agenda. Vous brossez à la fin du livre des scénarios possibles, qui découlent des stratégies mises en œuvre depuis quelque temps par les gouvernements pour contrôler la crise écologique. Pourriez-vous en dire un mot ? Après une période de climato-négationnisme généralisé, les gouvernements contemporains semblent désormais reconnaître l’existence et la gravité du désastre environnemental. Mais ils le font selon les deux modalités que j’évoquais plus haut : personnalisation et moralisation des comportements individuels d’une part, techno-solutionnisme d’autre part. La transformation des habitudes individuelles et des dispositifs techniques s’accommode fort bien de l’impératif du profit : en développant des techniques, on augmente la productivité du travail et on ouvre de nouveaux marchés pour la consommation (des entreprises et des personnes physiques). L’incitation à une consommation raisonnée exprime quant à elle la nécessité pour les capitalistes de trouver des débouchés pour les marchandises en suivant les désirs des consommateurs et des consommatrices. Mais le capitalisme du désastre dessine un scenario autrement plus tragique. Le réchauffement climatique perturbe les conditions d’habitabilité de la planète au point que le GIEC considère que deux milliards d’individus devront quitter les terres qu’ils habitent parce qu’elles seront invivables d’ici un siècle. Cette destruction de l’habitabilité de la planète pour les humains et les autres qu’humains s’accompagne d’une mobilisation raciale des appareils coercitifs d’État. En un mot, on assiste depuis les années 1970 à la militarisation et à la multiplication des frontières. Elles ne délimitent plus seulement les limites externes du territoire souverain mais traversent tout l’espace politique par des contrôles de papiers, des contrôles au faciès, des meurtres racistes reproduisant en permanence une hiérarchie entre citoyens de première, deuxième et troisième zone. Cette convergence entre les politiques racistes des États des Nords et la crise climatique dessine l’image d’un monde où l’administration du désastre sera à la fois colonial et écologique : un régime d’exploitation maîtrisé dans les Nords et un régime extractiviste généralisé dans les Suds, un pillage sans frein des ressources écologiques et sociales des pays qui subissent depuis plusieurs siècles les effets du colonialisme et qui subissent désormais aussi les effets de la crise écologique. C’est dans ce contexte qu’on assiste à la résurgence de discours malthusiens ciblant les populations « excédentaires » qui menaceraient de remplacer les populations blanches occidentales et l’apparition d’un discours éco-darwinien sur la capacité des sociétés à s’adapter au changement climatique. Comme l’a bien montré le collectif Zetkin dans Fascisme fossile , la gestion de la crise écologique risque de se déployer dans le contexte d’un « nationalisme vert », un investissement racial de la souveraineté écologique. Vous opposez à ces stratégies un « communisme du vivant ». Comment le définiriez-vous ? Et comment envisager dans ce cadre la transition écologique ? Repartons d’abord de l’ennemi principal. Le capitalisme menace les conditions d’habitabilité de la planète pour tous les vivants, humains et non humains, de manière très différenciée à l’échelle mondiale, renforçant ainsi des inégalités structurelles entre riches et pauvres, entre Nords et Suds, héritées de sa période coloniale. Il détruit donc les conditions de subsistance. Le communisme du vivant cherche à décrire un processus d’abolition des conditions matérielles de la souffrance, en assurant la subsistance des vivants et les conditions d’habitabilité de la planète. La « reproduction éco-sociale de la vie », pour reprendre une expression de la philosophe Kendra Coulter , apparaît alors plus importante que la production de marchandises pour le profit. Le problème que soulève une transition écologique est moins de chercher des solutions particulières à des problèmes techniques que de transformer l’appareil productif pour le mettre au service de la subsistance pour tous les vivants. A cet égard, on connaît déjà beaucoup de « solutions » : abolir l’industrie agro-alimentaire au profit de politiques agricoles plus soutenables et respectueuses de la bio-diversité et des travailleurs ; amorcer une bifurcation énergétique en décarbonnant l’économie ; développer les travaux de soin, de santé et de préservation des environnements sociaux et naturels ; limiter la logistique à des usages absolument nécessaires, etc. Mais ceci suppose de se confronter aux détenteurs des moyens de production qui cherchent toujours à obtenir davantage de profits. Dès lors, le problème politique devient de construire des forces sociales capables de lutter contre la propriété privée des moyens de vivre et des États qui la protègent. Jusqu’à maintenant, les mouvements écologistes des Nords ont peiné à composer des collectifs politiques qui rassemblent des défenseurs de l’environnement, des collectifs qui luttent contre l’accaparement de la Terre et des travailleurs et travailleuses mobilisés pour l’écologie. Or ces derniers sont essentiels dans la lutte contre le désastre car ils sont au cœur de l’appareil productif responsables de la crise écologique. La destruction de la nature suppose l’exploitation des travailleurs. Sans la seconde, la première est impossible : pas d’extraction, de production, de circulation, de consommation sans travailleurs qui subissent le joug du capital. La crise écologique est inscrite dans la structure de classe du capitalisme. Cette situation confère également aux travailleurs un poids politique décisif dans la transformation de l’appareil productif. Dans la mesure où ils ont la main dessus, ils peuvent le paralyser par le sabotage, l’interrompre par la grève, se le réapproprier par les occupations et la socialisation. Le communisme du vivant place donc au cœur de la transition écologique une planification de la subsistance socio-écologique. Pour construire ces alliances ou composer de nouvelles subjectivités politiques, il est nécessaire de construire des plateformes de revendications communes où les écologistes soutiennent matériellement les travailleurs. Il faut par exemple demander une hausse des salaires pour limiter les profits du capital et assurer une augmentation du pouvoir d’achat dans tous les secteurs mais il faut aussi constituer des fonds ou des mutuelles pour garantir le maintien des salaires des travailleurs des secteurs qui devront être démantelés ou reconvertis, exiger une réduction du temps de travail qui corresponde nécessairement à une baisse de la quantité de marchandises produites, toutes choses restant égales par ailleurs. Le communisme du vivant défend donc une politique de réappropriation collective des moyens de subsistance, à commencer par la terre, et entend lutter contre la racialisation de la crise écologique.   * Pour aller plus loin, on peut également visionner l' entretien vidéo avec l'auteur sur le site Hors-Série.net. Notes : 1 - Le slogan «  Sustainability Begins at Home  » a été utilisé par le gouvernement australien et se retrouve également dans la communication d’organisations prônant une croissance verte comme Open Growth .

22.09.2023 à 13:00

Géopolitique de l'année 2023

Dans cette onzième édition du Grand Atlas, Frank Tétart propose plusieurs clés de lecture de l’année 2023 et des prospectives pour l’année 2024. Bien que l’urgence climatique soit l’enjeu majeur des prochaines années, les grandes puissances se concentrent davantage sur le potentiel conflit entre les États-Unis et la Chine, la guerre en Ukraine, l’instabilité au Sahel ou encore les cybermenaces. Ce réchauffement climatique amplifie les risques qui concernent toutes les parties de l’espace mondial mais face auxquels les populations ne sont pas toutes à égalité.   Nonfiction.fr : L’an dernier, vous aviez interprété l’année 2022 comme signant la « fin de l’ordre mondial post-1945 ». La crise du Covid-19 en 2021 et la guerre en Ukraine en 2022 faisaient office d’événements marquants, voire exceptionnels. Or à la lecture de la nouvelle mouture, on a le sentiment que les crises deviennent constantes et particulièrement nombreuses. Quelle formule appliqueriez-vous à l’année 2023 ? Frank Tétart : Si l’on repart du constat que l’ordre mondial né de la Seconde Guerre mondiale n’est plus ou est sur la voie de la disparition, ou de la transformation, comme en témoigne l’élargissement du « club des émergents », les BRICS, on peut dire que l’année en cours est marquée par l’opposition entre le monde démocratique et le monde autoritaire, entre l’Occident libre et l’Orient illibéral, tissant des liens avec les États faibles, fragiles, qui rejettent les dominations américaine et européenne. A ces rivalités de puissance s’ajoutent « l’enfer climatique », pour reprendre les termes du Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, qui vient, l’instabilité économique et financière, les poussées nationalistes et populistes, puis les risques d’épidémies, telle celle du Covid dont nous sortons à peine. L’année 2023 pourrait donc être intitulée : « l’entrée dans l’ère des mégamenaces », pour paraphraser l’économiste, Nouriel Roubini, auteur de Mégamenaces. Dix dangers qui mettent en péril notre avenir (Buchet-Castel). Ce titre explique d’ailleurs le choix éditorial d’un dossier sur les risques et les crises que le réchauffement climatique tend à amplifier. En introduction, vous écrivez : « En 2024, une nouvelle fois, le changement climatique est sur l’agenda des États, sans en être la priorité ». Le GIEC a averti, il y a un an déjà, qu’il ne restait que trois ans avant que les effets du changement climatique ne se ressentent sur le long terme. Comment expliquez-vous ce manque de volontarisme face à l’urgence de la situation ? Plusieurs facteurs expliquent ce manque d’action face à l’urgence climatique. Le premier est simple et a déjà été formulé, par le Président Bush, il y a presque 20 ans : qui a envie de devoir renoncer à notre mode de vie ? Formulé autrement, les opinions publiques des pays développés sont-elles prêtes à renoncer à la voiture individuelle, au confort de vie né de la société de consommation, aux loisirs, aux voyages proches et lointains ? Bien sûr, on voit la jeunesse renoncer à la viande, aux transports polluants, voire à faire des enfants, mais cela ne concerne encore qu’une minorité d’individus. Ainsi, globalement, les populations s’inquiètent mais pensent qu’une adaptation est encore possible, en raison des discours relayés par les politiques et nombre de scientifiques qui prônent la bioingénierie, comme solution au réchauffement. Une sorte de plan B aux conséquences risquées et encore mal évaluées, comme le montre l’article en pages 106-107 de l’Atlas. Evidemment, le renoncement au mode de développement actuel n’est pas non plus envisagé par les pays émergents et en développement d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Le monde prend ainsi son temps face à une situation qui empire année après année, l’ampleur des dégâts engendrés par les mégafeux au Canada ou ailleurs, les inondations et autres aléas climatiques étant toujours plus grande. Le deuxième facteur est lié au calendrier politique, ou plus précisément électoral. Le temps du climat n’est pas celui des politiques, qui ne pensent qu’à leur réélection une fois élu et n’ont souvent pas trouvé les bons moyens, hormis fiscaux, pour faire suffisamment avancer à l’échelle nationale la cause climatique. Vous avez choisi de consacrer votre dossier thématique aux risques, amplifiés par le réchauffement climatique, et aux crises qu’ils engendrent. Le risque se distingue de l’aléa par son caractère exceptionnel. Cette exceptionnalité ne se transforme-t-elle pas en une normalité ? Certes, la plupart des risques climatiques sont aujourd’hui amplifiés par le réchauffement climatique et s’avèrent plus fréquents, mais cela n’empêche pas qu’ils puissent être gérés. La maîtrise du risque nécessite en effet la compréhension de l’aléa physique, mais surtout des spécificités du corps social menacé. Ainsi, la gestion du risque peut et devrait pouvoir réduire la gravité de l’événement quand il se produit. Elle comprend non seulement la prévention et la préparation aux crises par l’élaboration de plans de gestion basés sur différents scénarios, définis par l’intensité de l’aléa ou du danger, mais aussi la mise en œuvre de procédures lorsque l’état de crise est déclaré. Enfin, le retour d’expériences post-crise est aussi primordial pour améliorer le processus de décision, les modes de gestion, l’impact et les limites des risques. Vous insistez sur l’inégalité face aux risques. La pauvreté est un facteur aggravant et les pays en développement sont bien les plus vulnérables. Vous illustrez cela avec un chiffre éloquent : 96% des décès provoqués par des catastrophes naturelles ont eu lieu dans des pays en développement 1 . Comment ces États agissent-ils face aux risques ? Si les pays les plus pauvres sont aussi les plus vulnérables, c’est par manque de moyens financiers. Ils sont donc moins résistants et résilients face aux risques. Cela s’explique tout simplement d’abord par la précarité et la fragilité des logements ; la localisation des habitants des plus défavorisées dans les périphéries des mégapoles du Sud sont sur des terrains à fortes pentes, ou en zones inondables, qui seraient classés inconstructibles dans les pays développés, et à la surpopulation des quartiers les plus pauvres : on vit à 4 ou 5 dans quelques mètres carrés. Ensuite, les États en développement n’ont pas de capacités matérielles pour lutter et gérer les risques : il leur manque des institutions, organisations capables d’anticiper et de gérer les crises. L’OTAN a retrouvé une certaine place dans les relations internationale, notamment avec la guerre en Ukraine. Elle se recentre sur sa mission première de défense à l’est de l’Europe. Comment procède-t-elle, puisque l’assistance à l’Ukraine relève des États et non de l’OTAN ? L’OTAN, qui vient de fêter ses 75 ans, est sortie de sa léthargie, de sa « mort cérébrale » pour reprendre les termes du Président Macron, avec ou plutôt grâce à la guerre en Ukraine. Elle retrouve du sens, et peut-être son objectif premier, celui d’assurer la sécurité collective des Européens, grâce à un allié de choix, la première puissance militaire au monde, les Etats-Unis. Elle s’est élargie le 4 avril 2023 à la Finlande, et la Suède devrait rejoindre l’organisation d’ici la fin de l’année. Cela est d’autant plus remarquable que ce sont deux États historiquement neutres. Si l’assistance à l’Ukraine relève toutefois des États, c’est tout simplement parce que l’OTAN ne tient pas à entrer en guerre avec la Russie. C’est donc aux États-membres de porter assistance à l’Ukraine en fonction de ses capacités et moyens. Mais le sommet de Madrid de juin 2022 a conduit à une transformation en profondeur de l’OTAN, qui a renforcé les dispositifs de défense de l’avant, porté au niveau brigade les groupes tactiques dans la partie orientale des territoires de l’Alliance, donc aux frontières de l’Ukraine, et transformé la force de réaction de l’OTAN et augmenté les effectifs des forces à haut niveau de préparation. C’est grâce à ces mesures que les États sont plus efficaces pour soutenir l’Ukraine dans sa lutte contre la Russie. Vous consacrez une double page à l’information et à la désinformation. En 2022, 31 pays ont connu de graves atteintes à la liberté de la presse. Reporters sans frontières insiste sur la polarisation des médias à l’intérieur des pays, provoquée par un « chaos informationnel » et les journalistes sont l’objet d’une forte animosité. Quels sont les principaux risques de ce métier à l’heure actuelle ? Les journalistes sont aujourd’hui des cibles : dans les conflits bien sûr, lorsqu’ils partent sur les terrains de guerre. 60 journalistes ont ainsi perdu la vie en 2022, selon Reporters sans frontières , ce sont 10 victimes de plus qu’en 2021, mais moins que durant les années 2012-2015, où plus d’une centaine de journalistes ont perdu la vie chaque année. Ils sont aussi victimes d’enlèvements, rançonnés et empêchés d’exercer leur profession. Les limites à l’exercice de leur fonction n’est aujourd’hui plus seulement l’apanage des pays en guerre ou des États autoritaires, mais ce qui est plus grave, c’est qu’ils ont aussi des difficultés à faire leur travail dans certains pays démocratiques, en raison du « chaos informationnel » que décrit le rapport de RSF, qui engendre fausses informations, propagandes, post-vérité. L’on ne croit plus le journaliste, il doit constamment se justifier et justifier ses propos. Vous avez réalisé toute une partie prospective, sur la démographie, la structure urbaine, la question énergétique, le transport, les forêts ou encore la géoingénierie. Sur quel point aimeriez-vous ici insister ? Toutes ces questions abordées dans cette partie prospective ont un point commun, c’est qu’elles doivent permettre d’apporter des réponses aux changements climatiques. Mais toutes ces solutions sont loin d’être parfaites et doivent faire l’objet d’une réflexion à moyen ou long terme, voire susciter un débat démocratique, en ce qui concerne la géoingénierie par exemple. Ce courant scientifique possède sans doute la vertu de déculpabiliser l’ensemble des acteurs, politiques ou les simples citoyens, qui profitent du mode de vie consommateur et pollueur, mais il comporte des risques encore insuffisamment évalués, dont celui de reporter sur les générations futures le poids de l’inaction d’aujourd’hui. Notes : 1 - p. 119

20.09.2023 à 11:00

Le prince et son ministre, de la chronique à l’histoire

Dans son dernier ouvrage, l’historien Yves-Marie Bercé revient sur les interactions entre les créations artistiques et les événements historiques au prisme des chroniques des XVI e et XVII e siècles. Ces textes opposent souvent la figure du nouveau prince, puis souverain qui franchit les différentes étapes pour exercer un pouvoir légitime à celle du ministre haïssable, qui d’une certaine manière apparaît comme son antithèse. Si l’historien revient ici sur les pouvoirs bicéphales incarnés par Louis XIII et Richelieu ou Philippe IV et Olivares, il montre que ce thème a concerné de nombreux pays européens.   Nonfiction.fr : Le titre de votre dernier ouvrage Bons princes et ministres haïssables oppose de façon manichéenne ces deux figures, si emblématiques de l’époque moderne. Pourquoi ce choix ? Yves-Marie Bercé : Les fonctions du dépositaire de la souveraineté, légitime et durable, et celles d’un ministre, choisi, soumis et précaire, sont essentielles dans toute forme de gouvernement. Une histoire pluriséculaire des institutions montre l’émergence de ce couple politique dans les monarchies des Temps modernes. Le prince ne peut plus faire face seul à la complexité croissante des affaires ; il doit être aidé de secrétaires, responsables de certains problèmes et de certains territoires. En France, Henri II institua à cet effet quatre offices de secrétaires d’État. Ils étaient moins élevés en dignité que les grands officiers comme le chancelier ou le connétable, mais plus engagés dans une gestion immédiate. De surcroît, un roi, maître des décisions ultimes, devait souvent s’appuyer sur un principal conseiller, lié non seulement par le travail mais surtout par une confiance ou une amitié qui le faisait distinguer par des titres chaleureux et non dépréciatifs comme favori, mignon, günstlig ou valido . Dans la monarchie française ce couple politique peut se retrouver au fil des règnes, de Henri IV jusqu’à Louis XVI. À vrai dire, cette complémentarité du souverain et du premier ministre sert à la stabilité politique. Choisi pour les meilleurs jours, le ministre perdra sa charge dans les épreuves : pour supporter des mauvais moments, l’opinion a besoin de désigner un bouc émissaire et le souverain, magistrat irrévocable, se doit alors pour sauvegarder l’État de sacrifier sa créature. Il en est ainsi encore aujourd’hui.   Vous vous appuyez grandement sur les chroniques des XVI e et XVII e siècles, puis prenez vos exemples en France, en Angleterre, en Espagne et en Italie, mais aussi au Danemark. Ce thème s’avère donc bien récurrent et transversal dans la majorité des pays européens ? Les monarchies de l’Europe occidentale ont au cours des siècles parcouru les mêmes étapes institutionnelles, avec, bien sûr, des calendriers différents selon les événements et les coutumes de chaque territoire. Les anciens rois médiévaux avaient acquis leur titre et leurs pouvoirs à l’appui des grands seigneurs terriens. Ensuite, il leur fallut prendre les avis et écouter les remontrances d’assemblées des états ou ordres composant la société, députés du clergé, de la noblesse, des villes et aussi parfois des paysans (par exemple en Suède). Les rois, magistrats suprêmes, s’efforçaient dès le XIII e siècle de quadriller leur territoire de sièges de justice et aussi de créer des cours souveraines, en France d’abord, puis en Angleterre, en Castille, etc., désormais chargées de faire observer des lois générales. La croissance des pouvoirs régaliens au XV e siècle se traduisait par le droit de lever des impôts réguliers, de revendiquer le monopole de la force publique, d’assurer la permanence de troupes en armes et d’implanter des officiers royaux jusque dans les provinces même les plus lointaines et les plus fortes de leurs privilèges. Ces évolutions, accentuées aux XVI e et XVII e siècles, se heurtaient aux réticences des assemblées d’états et aux résistances de révoltes populaires ou nobiliaires. Le recours à un principal ministre et les avatars de cette dualité politique ont été caractéristiques de cette étape majeure. Les rois scandinaves s’engageant de plus en plus dans les guerres de l’Europe centrale devaient se défier de certaines puissantes familles. En Angleterre, le poids des querelles religieuses dans les villes et les difficultés des guerres en Irlande et contre le royaume d’Écosse suscitaient les oppositions à l’étatisme des souverains Stuarts, provoquaient la mort de leurs ministres et du roi lui-même. En Espagne, les déséquilibres économiques dus à l’or américain et les revers militaires de l’immense Empire produisaient à la fois les longues fortunes de ministres favoris et leur chute soudaine. En France, la croissance continue du centralisme autoritaire était d’autant plus rejetée qu’elle s’aggravait avec les décennies de guerre contre l’Espagne et qu’elle était alors incarnée par des ministres faciles à détester tels que Richelieu et Mazarin. Il n’était pas jusqu’aux ministres des princes italiens d’être partagés entre les redoutables alliances de la France ou de l’Espagne, au risque d’y perdre leur tête lors d’un choix malheureux. Cette relative unité des étapes institutionnelles s’observe dans l’histoire des idées. Les légistes de tous les pays (ceux de coutume comme ceux de droit écrit) et les politologues humanistes avaient étudié les mêmes auteurs antiques ou modernes et retenu leurs préceptes. Les princes et les opinions publiques avaient les yeux fixés sur les destinées des plus grandes puissances : l’Empire, le royaume de France, les couronnes d’Espagne, etc. Ils voulaient suivre leur modèle et s’efforçaient d’instaurer chez eux les mêmes évolutions. Significativement, certains auteurs ont pu parler au XVII e siècle d’un droit commun de l’Europe (Grotius, Puffendorf, etc.).   Pour parcourir leur pays et apprendre à le connaître, les souverains recourent fréquemment au déguisement, mais cela devient particulièrement vital pour Charles II après sa défaite contre Cromwell. Les textes ne sont pas avares sur ce sujet qui foisonne d’anecdotes rocambolesques — comme le fait que le roi a passé une journée entière caché dans un chêne pour échapper aux soldats 1 . En tant qu’historien, qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans cet épisode de la vie du roi ? Dans la fortune historique de la fuite de Charles II, le trait majeur est la distance entre la réalité angoissante et la traduction amusante qui en fut donnée plus tard. Dans l’instant avaient circulé des fausses nouvelles à Londres et Paris. Avec la Restauration en 1660, apparurent les versions comiques que le roi put enfin exposer. Les aspects farcesques avaient été présents et implicites dès l’origine, car leurs détails correspondaient aux conditions matérielles et sociales de l’époque ; ils auraient pu avoir une issue tragique, comme le suggérera plus tard Walter Scott dans son roman Woodstock . À chaque date, le ton du récit dépendait de la situation du narrateur. Les apparences joyeuses n’avaient certainement pas eu leur place pendant les jours de traque, alors que, une fois le danger passé, c’étaient les aspects romanesques et narquois que le héros choisissait de mettre en relief et qui devenaient légendaires. Est également remarquable l’inscription durable ou définitive des récits du Royal Escape dans le roman national ( household words ) propre à l’Angleterre. Ses mots ( Royal Oak , Whiteladies ...) et ses scènes de chevauchées et de cachettes sont passés dans la coutume et le langage, éléments d’une mémoire vivante et anachronique, indépendante des changements de dynastie, de générations et d’imagerie politique. Le rapprochement des rôles de théâtre et des comportements de la réalité y trouve une confirmation. En effet, la reconstitution érudite montre que le jeune homme avait des dons d’imitation, des talents fantaisistes et l’expérience des scènes populaires. Ce prince, élevé dans des palais par des précepteurs distingués, se révélait à l’épreuve capable de fabuler avec des palefreniers, de prendre les manières convenables à l’auberge, de patoiser en chemin, de trouver les mots justes avec des commères de campagne ou de rudes mariniers. Il avait en tête les conventions des farces et savait le jour venu mettre en scène les jeux de masques et déguisements pratiqués aussi bien aux bals de la cour que dans les fêtes de rues.   Si vous insistez sur la place des « mauvais » ministres dans la littérature, vous rappelez aussi leur histoire notamment en ce qui concerne Richelieu et Mazarin. Comment s’interpénètrent la réalité et la fiction dans l’action de ces hommes ? L’expression, relativement récente, de « roman national » est judicieuse. Elle évoque la forme d’histoire enseignée au XX e siècle, c‘est-à-dire la chronique détaillée des événements politiques français. Il semble qu’aujourd’hui les trois siècles des Temps modernes n’apparaissent plus guère dans les programmes d’histoire du Secondaire ; la connaissance de cette époque subsiste du moins dans des lieux communs de politique moralisée qui font office de mémoire collective. Richelieu et Mazarin ont pendant un demi-siècle joué des rôles déterminants dans le sort du royaume de France et aussi de l’ouest de l’Europe. L’opinion commune les crédite à juste titre de l’extension des frontières du royaume, dessinant déjà à peu près l’espace français actuel. Leur est aussi attribué, par préjugé historiographique, le rejet de pouvoirs de supposés grands seigneurs. Tant et si bien que leur mémoire est devenue intouchable : tous les gouvernants, en dépit des variations de régime et d’idéologie, s’accordent dans leurs discours historisants à louer leur service de la raison d’État. Pourtant, en accordant plus d’attention à l’histoire des opinions, il faudrait plutôt retenir leur détestation par nombre de leurs contemporains : les opposants et révoltés leur reprochaient des décennies de guerre, la montée inouïe du fisc étatique, l’évolution centralisée et autoritaire du pouvoir souverain et, en regard, leur enrichissement prodigieux dans leurs charges. La raison de cette gloire posthume indiscutée tient sans doute au succès ultime de leur carrière. L’un et l’autre meurent dans des contextes de victoires militaires et diplomatiques, qui reflétaient certes leur maîtrise personnelle mais résultaient surtout des atouts extraordinaires de la nation française, alors plus forte que toute autre, du nombre de leurs hommes, d’une unité territoriale précoce et d’une relative richesse agricole. Les deux cardinaux ministres échappaient ainsi aux disgrâces qui frappaient leurs exacts homologues étrangers, les favoris espagnols désavoués, les ministres de Charles I er d’Angleterre montant à l’échafaud. Ces ministres malheureux des souverains de l’Europe moderne avaient traversé les mêmes conjonctures, avaient subi les mêmes critiques et, eux, y avaient finalement succombé.   Dans les chroniques, le bon ministre doit être empreint de sagesse ou au moins se retirer à temps, à l’image du duc de Lerma, valido de Philippe III. Vous accordez également des pages passionnantes à Olivares. Y a-t-il des spécificités de la figure du favori en Espagne ? Comme ailleurs, le souverain héritier des couronnes d’Espagne, pour faire face à la multitude des affaires, recourait à l’intelligence d’un principal ministre, qui devait avoir toute sa confiance. Ce personnage, chargé d’honneurs et d’immenses responsabilités, conseiller immédiat, quotidien, familier, était nécessairement attaché au prince par des liens de véritable amitié que traduisait sa qualité informelle de valido . Le duc de Lerma sous Philippe III, le comte duc d’Olivarès sous Philippe IV restèrent plusieurs décennies à la tête des divers Conseils de la monarchie espagnole. Pour l’un et l’autre, la perte ultime de leur charge n’était pas due à une désaffection du roi mais à des revers politiques pour lesquels l’opinion voulait trouver des responsables. S’il faut les comparer aux gouvernants d’autres nations, leur originalité tient à la durée exceptionnelle de leur gestion et à leurs traits de dévouement chaleureux à la personne du souverain et à sa famille. Leur chute ultime ne résultait pas tant d’accusations éventuelles, d’erreurs ou de forfaitures mais des fragilités propres à l’immensité de l’empire et à la multiplicité des fortunes et des périls de chaque territoire. Chacune des couronnes espagnoles, de Bruxelles à Milan, Naples, Palerme, Barcelone ou Saragosse avait ses intérêts locaux, ses assemblées d’états, ses noblesses traditionnelles, ses courants d’opinion, ses factions politiques et ses tumultes populaires. Les principes et les pratiques des institutions dans le système espagnol, plus complexes, plus fragiles, différaient profondément de l’idéal français d’uniformisation des structures de gouvernement.   Le modèle théâtral a pu diffuser l’idée d’une ascension sociale permise davantage par l’opportunisme que par les compétences et le grand public a tendance à oublier les atouts de ces hommes, à l’image de Giacomo Gaufrido (Jacques Godefroi) dont la carrière repose sur ses qualités intellectuelles, puis sa capacité à établir un lien entre Richelieu et le duc de Parme. Le bon ministre doit-il être un bon diplomate ? Fort de la confiance personnelle du souverain, un ministre a la capacité de traiter des affaires les plus graves qui mettent en jeu la place d’un État sur l’échiquier européen. Il peut s’y aventurer, prendre des risques de promesses, de subsides, de menaces sans engager formellement son maître, sans compromettre la couronne, sans s’exposer à un démenti et une disgrâce. Faire mouvoir des armées, gagner ou perdre des places fortes, entretenir des agents étrangers, chercher une épouse princière, respecter ou désavouer une alliance, tout en s’assurant toujours une échappatoire, tels étaient les rôles attendus d’un ministre, fidèle à son maître jusque dans les secrets, les ruses et les violences. Sa position sociale comptait pour beaucoup ; elle devait être assez élevée en dignité pour honorer la charge et attirer le respect des puissances étrangères, assez modeste pour ne devoir sa place qu’au bon vouloir du prince et pour ne pas lui nuire par sa fortune en terres et en partisans. Cette dernière exigence traduisait les indignations récurrentes des opinions publiques devant l‘enrichissement et le clientélisme des gouvernants. L’accès à de telles responsabilités supposait l’appartenance à une élite sociale, une science juridique et, de surcroît, des qualités d’intelligence, d’ambition et de sang-froid. Quelle que soit la puissance d’une couronne, vieux royaume ou petite principauté dépendante de l’Empire ou du Pape, il fallait veiller à l’acquisition ou la perte de territoires, évaluer les dangers ou avantages des coalitions, respecter ou dédaigner les causes religieuses. Les hasards des guerres, les changements sociaux ou les fluctuations des monnaies pouvaient bouleverser les situations. Olivarès, à Madrid, voulant protéger le roi des nouvelles trop immédiates était accusé de le tromper. Gaufrido, à Parme, évaluait mal les profits de changement d’alliances. Le chancelier Griffenfeld, à Copenhague, avait tort de suivre les avis des Français et de choisir la paix avec la Suède. Dans chacune de ces disgrâces, le choix du ministre avait eu ses bonnes raisons, leur seul défaut était de n’être pas celles du prince. Tout au contraire, Richelieu, avait su qu’il lui fallait consacrer des heures et des jours à convaincre Louis XIII de l’opportunité de ses orientations politiques.   La dimension théâtrale de ces personnages historiques trouve tout son sens dans la chute puis la disgrâce, comme ce fut le cas du baron de Görtz, fidèle du roi suédois Charles XII qui est condamné à mort après son procès en 1719. N’est-ce pas par la mort que ces carrières atteignent le sommet de leur dimension théâtrale ? Le dernier instant du ministre malheureux est l’épisode le plus mémorable d’une tragédie politique. Composant l’ Histoire de Charles XII , Voltaire ne manquait pas de rapporter en conclusion la mise à mort de son ministre le baron Görtz, épisode secondaire mais sinistre et significatif de la folle carrière de ce roi de Suède. L’enjeu d’opinion est évident : le public au pied de l’échafaud est le premier témoin attendu, la diffusion de l’évènement prend le relai. Des feuillets de colportage vendus pour quelques sous (placards, nouvelles à la main / broadsides , tracts / pliegos , folletos de venta , romanceros / avvisi , etc.) relatent les dernières paroles ( last dying speeches ) de ces grands personnages. Ces textes, faisant écho aux passions collectives, sont souvent riches de trouvailles de style (par exemple dans les mazarinades). Le pouvoir veut publier sa vengeance et la mettre en scène ; la mort du coupable est transformée en spectacle. L’expiation de ses fautes reçoit l’apparat coutumier des exécutions capitales. Sont accordées à la victime quelques apparences de sa dignité, son costume, ses discours, ses prières, jusqu’aux marques de respect données par le bourreau, afin de mieux mettre en évidence la motivation politique du cas. La rencontre de la gestuelle de l’art dramatique et des rites de justice est éclatante. La pratique réelle de l’institution imite les méthodes du théâtre et puis, en retour, la postérité restitue au répertoire des pièces de théâtre des images plus ou moins fidèles de l’évènement. Observant lui aussi les comportements convenables, le condamné montre courage et piété. Il assume un rôle classique que la foule sait reconnaître ; il passe du registre de la vindicte à celui de la compassion et de l’estime. Deux traditions littéraires ont particulièrement promu cette distribution de rôles. Des tragédies anglaises ont continument repris le destin romanesque du comte d’Essex ; le répertoire dramatique espagnol se plaisait à commémorer les morts édifiantes d’Álvaro de Luna et de Rodrigo Calderón. Les carrières de ces personnages et leurs fins emblématiques finissaient par échapper à leur seul pays, à ses chroniques et ses tréteaux de théâtre, pour devenir des héros intemporels, hors de tout contexte, un duc de Lerma joué en Angleterre ou un comte d’Essex mis en scène en France et en Italie. Notes : 1 - p.52

18.09.2023 à 08:00

Dea Liane, entre deux mères

« Je sais ce qu’elle était pour moi. Je ne sais rien d’autre d’elle. » En vingt-six séquences qui s’appuient souvent sur les films tournés au caméscope par sa mère, soucieuse de constituer les archives de la famille, Dea Liane tente de faire le portrait de Georgette, la domestique qui s’est occupée d’elle de sa naissance à ses treize ans. Elle est comme une seconde mère pour elle : « Quand nous disions Georgette, c’était comme dire maman. Georgette n’est pas un prénom, c’est un qualificatif nouveau et inédit, le nom d’une relation indicible. C’est impossible de répondre à la question : qui est Georgette pour vous ? Georgette c’est Georgette, tout simplement. Georgette était notre bonne , mais le mot était imprononçable. » L’ incipit annonce la couleur, si l’on peut dire, et la secrète dimension sociologique de l’hommage rendu ici à un destin minuscule, selon une formule de Virginia Woolf ( Une chambre à soi ), citée en épigraphe : « Car tous les dîners sont préparés ; les assiettes et tasses lavées ; les enfants envoyés à l’école et partis à travers le monde. Rien ne reste de tout cela. Tout a disparu, tout est effacé. Ni la biographie ni l’Histoire n’ont un mot à dire de ces choses. Et les romans, sans le vouloir, mentent inévitablement. Toutes ces vies infiniment obscures, il reste à les enregistrer. » Dea Liane met des mots sur des images, pour retrouver celle qui « vivait en effaçant ses traces. J’ai dormi plusieurs années à côté d’elle et son hygiène quotidienne m’est restée entièrement mystérieuse. Sa discrétion était prodigieuse, inquiétante. » Entre tendresse et lucidité L’auteure retrouve son regard d’enfant pour décrire l’affection de sa nounou, cherchant avec elle les œufs de Pâques, pour que son frère, plus âgé, ne les trouve pas tous avant elle. Elle se souvient de la soupe aux lentilles, dont elle n’a jamais pu reconstituer la saveur. Elle admire sa « super-héroïne », capable de se débarrasser des serpents et des scorpions. Tous les rituels d’une vie enfantine sont baignés dans cet amour-là : les bains, les repas, le lever et le coucher, les fêtes, les voyages, les vacances. Mais le ton n’est jamais mièvre ni complaisant, car l’auteure fait preuve d’une grande lucidité, qu’elle ne pouvait bien sûr pas avoir pendant ses jeunes années. L’habitude d’avoir une domestique à domicile, une « fille », est banale dans la bourgeoisie syro-libanaise dont Dea Liane est issue. Bien souvent, elle dort dans la buanderie ou sur un lit de camp. Son statut n’est pas clair, quand le droit du travail semble légitimer une forme d’esclavage et nier la personne pour ne plus voir que sa fonction ancillaire au sein d’une famille où elle joue un rôle indispensable. Toutes ces questions affleurent dans les détours sociologiques de ce récit qui doit sans doute beaucoup à la lecture de l’œuvre d’Annie Ernaux, mais sans insistance ni formules démonstratives : « Depuis quand l’amour est-il une justification ? Un joker ? Un alibi ? Et cette vérité comme une pierre dans la poitrine : il aurait mieux valu que rien de tout cela n’ait lieu. Il aurait mieux valu que Georgette n’entre pas dans nos vies, que Georgina K. ne devienne jamais Georgette, ne devienne jamais ce prénom lancé à tout-va dans une grande maison. » Le lecteur trouvera aussi une belle réflexion sur la langue maternelle et les méandres qui la font jaillir en nous, au hasard des histoires et des héritages, géographiques ou culturels. On pense souvent à Un cœur simple de Flaubert, comme si Georgette s’inscrivait dans la lignée de Félicité. Et l’on sait gré à l’auteure de cette évocation précise, émouvante et parfois acide, de celle à qui elle doit aussi la vie.
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