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31.05.2023 à 11:00

Les Préhistoires, des premiers hommes à Vercingétorix

Actrices d’une histoire de 40 000 ans, les sociétés préhistoriques sont de mieux en mieux connues grâce à l’archéologie. Le rapport à l’environnement, aux mobilités, aux dieux ou encore à la mort témoignent de l’impérieux besoin de ne pas céder aux caricatures de certaines sources écrites. L’historienne et archéologue Anne Lehoërff propose une synthèse ambitieuse et accessible, désormais en format poche, avec une riche iconographie. Dans le cadre de la spécialité HGGSP, la Préhistoire n’est abordée que dans la cadre de la « révolution néolithique ». Néanmoins, réfléchir aux sociétés de cette période permet d’aborder l’enjeu des sources, la question des mobilités ou encore le rapport des sociétés à leur environnement et l’inscription de leur histoire sur la très longue durée.   Nonfiction.fr : Votre ouvrage est paru en 2016. Six ans plus tard pour sa parution en format poche, la Préhistoire connaît un certain intérêt éditorial et est étudiée en lycée dans le cadre de la spécialité HGGSP pour comprendre l’environnement sur le long terme. Quelle place occupent la Préhistoire et l’archéologie dans le paysage historique ? Anne Lehoërff : La Préhistoire est un temps du « très ancien » aux multiples facettes. Il a surgi en Europe au cours du XIX e siècle, alors que l’on ne s’y attendait guère et que les esprits n’étaient pas forcément prêts à accepter cette humanité hors des cadres alors connus, religieux et sociétaux. Il fascine, il demeure mal connu par le grand public alors que la connaissance s’enrichit tous les jours et il mobilise un grand nombre de fantasmes ou d’attentes sur la question complexe des origines, une idole dont Marc Bloch avait bien raison de se méfier ! Dans les programmes, dans les esprits, « la » Préhistoire reste un « tout » au singulier, une sorte d’ensemble brumeux d’où émergent quelques figures ou sujets comme les représentations figurées sur les parois des grottes, la naissance du feu, la chasse au mammouth, etc. Le fait que ce temps très long se compte en milliers de siècles marqués par des mutations majeures, s’impose avec difficulté. Et lenteur. C’est pour cette raison que je privilégie le pluriel à Préhistoire(s) pour le titre de cet ouvrage. Il existe des préhistoires qui sont de l’histoire, la plus longue de l’humanité à l’échelle des calendriers, à hauteur d’environ 99%. Ce n’est pas un détail. Ces époques très hautes appartiennent à l’Histoire avec un grand H, qui ne peut plus être définie comme celle des sociétés qui ont laissé des documents écrits relatant leur existence. L’archéologie permet précisément d’enquêter sur des sociétés passées qui ont laissé des traces, plus ou moins ténues ou imposantes, et d’en comprendre la chronologie et les réalités. Elle a d’abord été une science des monuments et de l’Antiquité, une forme de complément à l’histoire, celle des civilisations de l’écrit. Elle est aujourd’hui l’étude des hommes et des sociétés, d’un passé ancien ou récent, sous la terre et sous les eaux et parfois même du bâti, grâce à des sources très variées, qui vont du monument à la trace fugace d’un trou de poteau. Elle ne s’interdit plus rien et elle est pleinement histoire dans ses objectifs tout en mobilisant des méthodes relevant des sciences humaines ou environnementales et de laboratoire. Elle offre des niveaux d’analyse spécifiques qui peuvent dérouter, soit très près de la donnée ou au contraire dans la synthèse, ce qui trouble des attentes en termes de récit événementiel, mais je crois qu’il est temps que toutes les informations soient mobilisées, ensemble, au service de la connaissance de l’homme, l’homo, les Sapiens que nous sommes et les autres.   Dans la partie consacrée à l’ « Atelier de l’historien » 1 , vous insistez sur le contraste entre des sources écrites marginales et limitées d’un côté, puis des sources archéologiques « très nombreuses et très variées » d’un autre côté. Cette différence explique un « prisme déformant du passé » pour reprendre vos mots. Pourquoi ? Comme l’archéologie s’intéresse à toutes les époques, elle fait face à des situations et des sociétés qui ont produit des écrits et d’autres non. Toutes ces sources racontent l’histoire des hommes, et toutes de manière lacunaire, mais pas exactement selon les mêmes modalités. Les écrits entrent dans des registres spécifiques, répondant à des besoins de comptabilité, d’administration, puis également au service de la narration, la littérature ou la poésie qui répondent à d’autres ressorts que le strict nécessaire, informant sur les actions en liant, des faits, des gestes, des sentiments. Les documents écrits recouvrent donc des catégories très variées et riches, mais à l’échelle de toute l’histoire de l’humanité, elles demeurent minoritaires car l’immensité des sociétés n’a pas écrit. Certaines d’entre elles ont des récits, mais qui se transmettent oralement. Les sources matérielles mobilisées dans l’enquête archéologique couvrent donc plus largement l’histoire humaine, dans le temps et l’espace, mais avec d’énormes trous parfois ou au contraire des excès documentaires de manière ponctuelle. On connaît par exemple très mal les habitats des débuts du II e millénaire en Eurasie (débuts de l’Âge du bronze), mais on a des données très documentées sur certaines tombes ou productions métalliques. On est donc obligé d’aborder le passé par ce prisme déformant que le document nous impose dans son hétérogénéité. Et on le mesure quand on voit les sites de palafittes dans les Alpes où le milieu d’enfouissement a permis la conservation des tissus ou des boites en écorce du Néolithique et de l’Âge du bronze qui sont totalement absents ailleurs alors que les sociétés ne devaient pas être très différentes. Et, parfois, à l’occasion d’une découverte ou d’une série, la connaissance est considérablement enrichie et les résultats renouvelés. Cela fait sans doute partie aussi du caractère merveilleux de l’archéologie : une nécropole, un village mis au jour, et notre vision du passé change. Je me souviens que la découverte il y a quelques années du champ de bataille de Tollense dans le nord de l’Allemagne, datable de 1300 environ avant notre ère, avait créé une vraie effervescente dans les études sur la guerre de ces périodes. On pensait qu’on n’en trouverait pas, et le miracle avait eu lieu. En même temps, la question de la représentativité de chaque site se pose et l’archéologie n’échappe bien sûr pas au questionnement permanent de l’historien sur sa documentation. Ce qu’elle dit, ou tait.   Vous consacrez des pages passionnantes au métier d’archéologue et expliquez qu’il y a un paradoxe dans son action puisqu’en menant leurs recherches et en réalisant des découvertes, il expose les vestiges à certains risques. Comment les archéologues préservent-ils les résultats de leurs fouilles ? L’archéologue fait plus qu’exposer les vestiges à des risques, il commence par détruire puisque pour mettre au jour, il doit enlever des sédiments, porter atteinte à des couches, à des niveaux d’occupation humaine. On utilise volontiers l’image d’un livre que l’on commencerait par la fin (dans une stratigraphie ordinaire, les niveaux les plus hauts sont les plus récents et plus on descend, plus on remonte le temps…), tout en arrachant les pages au fur et à mesure que l’on progresse. C’est donc une bien étrange activité que celle de la collecte des données sur le terrain de fouille ! C’est aussi pour cette raison qu’il faut impérativement que ce soient des professionnels qui interviennent sur le terrain, des archéologues qui savent lire des indices parfois ténus, qu’un néophyte même bien intentionné est incapable de comprendre. Or, l’archéologie, ce sont les objets que l’on trouve mais aussi le « contexte » (l’emballage en quelque sorte) dans lequel ils se trouvent. De plus, quand un vestige est sorti de son milieu, il se trouve exposé à de nouvelles conditions qui peuvent s’avérer très préjudiciables à sa conservation alors qu’il s’était, en quelque sorte, à peu près stabilisé après des siècles ou des millénaires d’enfouissement ou d’engloutissement. Le choc qu’il subit est plus ou moins fort, mais il est clair que cette question de la préservation de la donnée fait pleinement partie des responsabilités des archéologues. Elle est à l’échelle des objets, des sédiments prélevés, des traces variées ou même des monuments, voire d’un site tout entier. Dans le cadre des fouilles archéologiques qui précèdent les travaux d’aménagement (archéologie dite préventive), le site est détruit pour que la vie contemporaine continue mais le travail qui y est accompli permet d’en écrire l’histoire. Il est donc très important de dédier des lieux pour la conservation et l’étude de ces archives du sol et de leur consacrer tous les moyens nécessaires. C’est à ce prix qu’ils pourront être compris, transmis, patrimonialisés. Parfois, il faut arriver à un exercice compliqué et concilier préservation et étude (dans les grottes peintes par exemple) ou encore science et accès au public. Ce sont des sujets de réflexion importants dans l’archéologie d’aujourd’hui.   La fin de la Préhistoire est marquée par un réchauffement D’un point de vue démographique, qu’ont provoqué les débuts de l’Holocène sur les sociétés européennes ? Même si tout ne fait pas en un jour, ce sont des changements profonds et durables qui marquent les débuts de l’Holocène, période géologique dans laquelle nous vivons toujours. Après un maximum glaciaire vers –20 000, la planète connaît un réchauffement climatique qui a des conséquences directes sur les milieux avec une remontée des niveaux marins, un recul du trait de côte et un ennoiement de nombreux sites. La végétation change, les espèces animales également, parfois un temps repoussées vers des zones plus froides (le mammouth par exemple) ou qui disparaissent plus rapidement car inadaptés au climat des régions où elles vivaient. L’environnement des hommes se transforme, mais ces mutations se font aussi dans le cadre d’interactions. Les habitants de la planète sont alors des Homo Sapiens , nous (avec quelques gènes de Neandertal en Europe), et ils ne restent pas passifs. Ces sociétés vont chercher à s’approprier de manière nouvelle cet environnement plus clément, à y avoir plus d’emprise, de contrôle. En différents foyers dans le monde, l’homme va, selon des formules différentes, associer une domestication des espèces, une sédentarisation, un travail des matériaux élargi (et en particulier celui qui fait appel à des transformations par le feu), des rapports au temps et aux espaces nouveaux qui aboutissent à l’invention des villages de moyenne ou longue durée, des nécropoles, des lieux de culte (pour certains qui apparaissent même chez les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique comme à Göbekli Tepe dans l’actuelle Turquie au X e millénaire). C’est, à terme, la naissance du monde paysan et de l’agriculture, puis des villes pour certaines régions. L’Europe est un foyer secondaire du foyer néolithique du Proche-Orient, qui connaît une néolithisation à partir du VII e millénaire. Les conséquences de ce phénomène sont considérables et de très longue durée puisque nous en sommes les héritiers encore aujourd’hui. En termes de démographie, on constate une forte augmentation des naissances et donc sur l’ensemble de la population à compter de cette période même si la mortalité en couches et infantile est alors –et pour très longtemps– très élevée. En archéologie, on perçoit cette augmentation par celle du nombre des vestiges, des lieux, des restes humains, même si les calculs précis sont complexes.   Les sociétés sont alors mobiles et se déplacent par la marche, puis le char, avant le recours au cheval entre la fin du III e millénaire et le début du II e millénaire. Le commerce de jadéite est ainsi émis depuis l’Italie du Nord, vers la France, la Rhénanie et l’Angleterre. Quel est le rapport des sociétés néolithiques aux distances et comment les franchissent-elles ? L’homme est d’abord un migrant, tous les archéologues s’accordent sur ce fait. C’est en se déplaçant qu’il a peuplé la terre et il n’a eu cesse, depuis des millions d’années, de trouver les moyens de ses mobilités. Bipède, il devient un marcheur. Voyageur, il devient un navigateur pour atteindre certains lieux dans le monde inaccessible par voie de terre, même si les espaces émergés sont plus importants pour les premiers hominidés et lignées d’homo. La première invention majeure en termes de transport, c’est le bateau dont il ne reste pas de traces directes avant des époques récentes, le Néolithique. C’est à ce moment-là que la roue est inventée, et le déplacement tracté par des animaux (nouvellement domestiqués) employé pour les hommes et les denrées. Le chariot entre dans les gammes des véhicules. Les hommes du Néolithique se déplacent pour des raisons de peuplement (qui accompagne la néolithisation), des besoins économiques d’approvisionnement et d’échanges (on trouve des objets de prestige à des milliers de kilomètre de leur lieu de production comme la jadéite), le développement de sociabilités qui devaient inclure des rassemblements à certains moments du calendrier, y compris dans le cadre de pratiques religieuses (c’est une des raisons du mégalithisme de l’Eurasie). L’usage du cheval en Europe est plus complexe qu’on ne l’a pensé il y a quelques années, grâce à des études ADN. Il trouve ses origines au Néolithique, combine l’usage de chevaux sauvages et d’espèces domestiquées. Au II e millénaire, en Eurasie, c’est un fait acquis et qui trouve ses développements avec des véhicules plus légers et celui de la cavalerie, y compris de guerre. Les hommes continuent donc à se déplacer sur de grandes distances, et à plus grande vitesse. L’idée de populations isolées et figées dans des territoires « définitifs » est fausse et absurde. La sédentarité n’est pas l’immobilité, c’est un type différent de mobilités : choisie, spécialisée, sans doute réservée à certaines catégories de populations dans des sociétés organisées et hiérarchisées.   Vous réhabilitez les espaces urbains et ruraux, longtemps caricaturés au prisme des sources romaines. Or, l’Europe celtique est marquée par l’urbanisation et le monde rural révèle une réelle diversité. Quels éléments permettent une modification progressive de ces structures de vie et d’habitat ? Quand on est spécialiste de Protohistoire européenne (Néolithique, Âge du bronze, Âge du fer), on a un vrai travail de déconstruction des mythes, des fantasmes, des idées fausses. Notre histoire est portée par une conviction, celle que les « grandes » civilisations ont offert leurs progrès à une Europe tempérée plongée dans les brumes et une forme de sauvagerie archaïque jusqu’à ce que les lumières méditerranéennes viennent l’éclairer, la délivrer. Ici, la nature des traces et l’histoire de la pensée ont joué un rôle déterminant dans la construction d’un récit théologique et salvateur. L’Europe s’est littéralement construite avec des sociétés qui ont employé des matériaux périssables bien plus que de la pierre, ce qui a conduit à des conservations différentielles de ces réalisations. Et à des vestiges en majorité modestes qui n’ont nullement le clinquant des pyramides. Ce n’est que relativement récemment que l’archéologie est en capacité de faire parler toutes ces traces, et qu’elle ne privilégie pas moins le trou de poteau que la colonne grecque. Si on ajoute que ces sociétés protohistoriques n’ont pas choisi de s’exprimer par l’écrit, on voit bien qu’elles partent avec une sorte de handicap en matière de capital de rêve ! Dans l’Europe celtique de l’Âge du fer, à partir du Ve siècle, et surtout à compter du IIe siècle, les oppida forment un réseau urbain dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui en rassemblant des fonctions économiques, politiques et religieuses dans un lieu de taille importante (plus de 200 hectares à Bibracte dans le Morvan) et stratégiquement situé sur des milliers de kilomètres. Le réseau des voies de circulation est une réalité ancienne (qui a d’ailleurs facilité la progression des armées romaines) et la Gaule n’est nullement « chevelue » et couverte de bois mais plutôt, depuis des siècles, de campagnes très structurées, de fermes, de villages. On est loin de la vision misérabiliste qui persiste parfois et que l’archéologie dément au quotidien. Il reste du travail pour faire admettre une riche et très ancienne histoire européenne.   Vous concluez sur Vercingétorix qui apparaît comme un mythe construit au XIX e siècle dans le cadre d’une histoire nationale. L’archéologie permet-elle de déconstruire certains discours sur ce chef militaire ? Vercingétorix est une figure nationale qui apparaît tardivement, au XIX e siècle, et qui incarne tout de même une image un peu étrange de héros. C’est un vaincu. Vaillant, mais vaincu. César en fait un adversaire exceptionnel dans La Guerre des Gaules, surtout pour mieux magnifier sa propre valeur. Plus que sa propre gloire, Vercingétorix a servi une histoire d’une Gaule civilisée par César. Napoléon III qui a lancé les premières fouilles à Alésia était fasciné par le chef Romain et non son adversaire Averne, tout comme Alexandre Bertrand, premier directeur du musée d’archéologie nationale (Saint-Germain-en-Laye) inauguré en 1867.Qu’importent les milliers de morts auxquels cette conquête (qui est une colonisation, que certains de mes collègues qualifient même de « génocide ») a conduit. On a voulu retenir la grandeur de Rome et on y ajouté une certaine sympathie pour des Gaulois impitoyables, mais surtout bagarreurs, indisciplinés. Une image que les personnages de la Bande dessinée d’Uderzo et Goscinny a entretenue. L’archéologie, elle, comme souvent dit à la fois plus et moins que ce mythe. Elle permet d’accéder à des réalités très concrètes et précises sur les armes, des rituels d’enfouissements, des pratiques de traitements des corps et des objets incluant des découpes, des bris, des dépôts dans des cadres particuliers (silos, sanctuaires) et, en même temps, elle peine à relater l’événement en tant que tel, les individus de manière isolée, ou à peindre de grandes fresques. Elle livre aujourd’hui de nombreuses informations qui enrichissent la connaissance au-delà de Vercingétorix lui-même et qui place surtout ce dernier dans une société bien plus brillante et riche que l’imaginaire populaire ne la perçoit encore.   * Crédit photo : Göbekli Tepe Project   Notes : 1 - p. 519-566

30.05.2023 à 09:00

Vénus à son miroir : genèse romancée d’un chef-d’œuvre

Vénus à son miroir est un roman graphique intéressant qui retrace le second voyage en Italie de l’espagnol Diego Vélasquez, considéré par Manet comme « le peintre des peintres ». Bien que biographique, il est centré sur un épisode particulier, à savoir la réalisation de l’un de ses derniers chefs-d’œuvre, la fameuse Vénus au miroir (vers 1647-1651). Tableau singulier tant par sa beauté que par sa rareté ; Jean-Luc Cornette et Mattéo nous font découvrir l’histoire de sa création. La reconnaissance italienne : apothéose vélasquienne Jean-Luc Cornette est né en 1966 en Belgique, il a tout d’abord travaillé dans l’illustration jeunesse avant de se faire remarquer dans le journal Tintin Reporter . Mattéo est né en Italie en 1967, illustrateur et dessinateur, il est connu pour différentes séries BD comme Mèche Rebelle, devenu proTECTO et Marina . L’Italie étant au cœur de son parcours, rien d’étonnant alors à le voir mettre en cases le plus grand des peintres espagnols, qui entretint une relation particulière avec l’Italie. La Vénus au miroir aurait été peinte entre juillet 1649 et novembre 1650 (bien que d’autres datent sa réalisation entre 1647 et 1651), lors du second séjour de Vélasquez en Italie. L’une des particularités de cette peinture est qu’elle est le premier chef-d’œuvre espagnol ayant pour sujet principal le corps féminin dans sa nudité, alors que la Maja desnuda de Francisco de Goya en constituerait le second exemple. En effet, l’Église espagnole s’opposait avec vigueur à ce genre si particulier. Les auteurs soulignent ce point précis en mettant les paroles suivantes dans la bouche du pape Innocent X : « Termine mon portrait Diego Rodríguez de Silva. Et après adonne-toi avec jouissance à une peinture que ton pays réprouve, mais qu’ici on célèbre ». En outre, Vélasquez dans sa volonté à se mesurer avec les plus grands maîtres du nu tels Rubens ou Titien ne pouvait résister plus longtemps à la tentation. Pour autant, contrairement à ce que nous pourrions attendre, les deux auteurs ne s’arrêtent pas spécialement sur cet aspect-là, même s’il est mentionné entre deux bulles qu’il « aimerai(t) peindre un corps. Peindre un être humain, sans les soieries et broderies qui le soustraient à notre vue. Comme Botticelli, Tiziano ou Caravaggio l’ont fait et comme Madame Gentileschi le fait encore 1 ». Au contraire, la romance vécue par Vélasquez, qui introduit une touche de passion à cette biographie du peintre sévillan, demeure le principal nœud narratif de ce récit. Ainsi, les auteurs humanisent un Vélasquez qui nous apparaît plus fragile, cédant lui aussi à la tentation de l’Amour et du corps nu. Comblant un vide historique, à partir d’une hypothèse plausible 2 , ils sont libres d’échafauder un scénario qui se lit d’une traite emmenant le lecteur dans les rues enivrantes d’une Rome joyeuse et colorée, aux antipodes de l’Espagne austère du xvi e siècle. L’intérêt de cette peinture, au-delà de la rareté des nus espagnols, réside sans conteste dans le fait que cela signifie pour Vélasquez la reconnaissance comme peintre des cercles élevés de la société : hommes de Cour, royauté. En réalisant sa Vénus au miroir, Vélasquez se fait poète puisque sa peinture rivalise avec la poésie et sa toile est à la hauteur de la perfection des dieux et déesses antiques : sa Vénus est la représentation de la beauté idéale du corps nu féminin. Le modèle en son miroir Pour autant, d’un point de vue historique, nous pouvons émettre une réserve sur la relation qu’entretient Vélasquez avec le pape Innocent X. La proximité, presque amicale, qui l’unit au Saint-Père semble être une licence romanesque prise par les auteurs ; il semble peu probable qu’au siècle d’Or il fût possible d’entretenir une telle relation avec le pape : « Grâce à la médiation de tous ces personnages [Camilo Massimi, Ferdinando Brandani], Velásquez approche le pape, qui lui commande son portrait 3 ». Toutefois, cet écart atteste de la réelle volonté des auteurs ; ils ne souhaitent pas livrer une biographie graphique exhaustive du peintre sévillan, mais celle d’un être de chair et d’os qui sublimera la beauté et les traits du nu, d’une femme, mû par l’ivresse de la passion. Pour le reste, les auteurs demeurent fidèles à la biographie de Vélasquez et respectent les hypothèses fréquemment évoquées dans les ouvrages dédiés au Sévillan, comme la relation qu’entretient le peintre avec son esclave-assistant Juan de Pareja ou l’exposition du portrait de ce dernier dans le portique du Panthéon de Rome. Le mérite de ce roman graphique est sans doute de donner visage, corps et vie à la muse de Vélasquez qui a rejoint le panthéon de l’histoire de l’art sous le nom de Vénus au miroir. La double-planche 76-77 nous apparaît comme étant le climax de ce processus créatif où le dialogue muet entre artiste et modèle se matérialise sur la toile du maître sous le regard attentif et silencieux du lecteur. De même, l’ingéniosité de la couverture mérite une attention particulière grâce à cette double mise en abîme puisque nous voyons la Vénus au miroir de face, en train de naître sous le pinceau du maître, et se reflétant tel que l’Histoire la connaîtra dans un miroir situé à l’arrière-plan. De plus, cette couverture fait écho de manière prospective au chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre de Vélasquez, à savoir Les Ménines (1656) dans laquelle le peintre sévillan utilisera la même technique du miroir pour se représenter en train de peindre le portrait de l’infante Marguerite. Le miroir, élément important des toiles de Vélasquez, devient finalement un protagoniste important de cet ouvrage où le modèle supposé, Flaminia Trivia, s’affranchit de l’irréalité de son reflet pour enfin devenir l’âme de ce tableau et, surtout, incarner l’amante et l’inspiration de Vélasquez. D’un point de vue graphique, soulignons le travail de très grande qualité réalisé par Mattéo qui redessine ou réinterprète quelques-unes des plus grandes œuvres de l’histoire, avec une mention spéciale pour Les époux Arnolfini de Jan Van Eyck (1434) qui aurait inspiré Vélasquez dans l’utilisation du miroir et du reflet, et qui ouvre ce roman graphique. Bien que nous puissions parfois regretter un manque d’allant dans le récit qui se veut avant tout contemplatif, la Vénus au miroir parvient à nous conduire sur les pas non pas de Vélasquez, mais d'un Vélasquez amoureux, passionné qui a su peindre l’éloge de la féminité. Un roman graphique qui permettra au lecteur novice de découvrir de grandes œuvres de l’histoire de l’art et un épisode particulier de l’un des plus grands peintres espagnols et internationaux de l’Histoire. Notes : 1 - Vénus à son miroir, p. 51. 2 - « La raison pour laquelle en 1650 Vélasquez ne cessait d’ajourner son retour à Madrid, malgré les demandes pressantes que Philippe IV adressait à son ambassadeur, était une femme dont il eut un fils, Antonio de Silva ; il se pourrait qu’il s’agisse de Flaminia Trivia, peintre elle aussi et modèle de la Vénus au miroir ». Vélasquez, « Les classiques de l’Art », Paris, Flammarion, 2006, p. 52-54. 3 - Cécile Vincent-Cassy, Vélasquez, histoire et fiction, Neuilly, Atlande, 2021, p. 134.

21.05.2023 à 13:00

Yves Bonnefoy dans la Pléiade : la présence à l’infini

« Yves Bonnefoy souhaitait avoir tout mis en ordre avant de quitter la vie », soulignent ses éditeurs dans l’avant-propos de cette Pléiade à laquelle le poète, traducteur et critique d’art, longtemps professeur au Collège de France, a pleinement participé, en travaillant avec ses amis : Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Thélot. Il avait lui-même choisi le titre du volume, après la publication en traduction italienne de l’ Opera completa chez Mondadori en 2010. Il désirait que figurent également dans cette Pléiade des textes qui semblent relever davantage de l’essai, sans doute pour inviter ses éditeurs, puis ses lecteurs, à réfléchir à ce que poétique signifiait à ses yeux. Une organisation chronologique qui ne renie rien Respectant la chronologie de l’œuvre, de 1945 à 2016, le volume s’ouvre sur les premiers poèmes, d’inspiration surréaliste, comme Le Cœur-espace ,et se clôt par L’Écharpe rouge , un récit d’auto-anayse achevé en mars 2016, quelques mois avant la disparition du poète le 1 er juillet 2016. Le lecteur y trouvera donc tous ses recueils, y compris ses Récits en rêve et ses réflexions sur l’art poétique, et quelques traductions de poètes : Shakespeare, Keats, Yeats, Pétrarque, Leopardi, Celan, Emily Dickinson. L’avant-propos et la belle introduction d’Alain Madeleine-Perdrillat éclairent avec sensibilité et intelligence l’élaboration de cette œuvre, chez cet homme qui prit « terriblement au sérieux » une dédicace de sa tante sur une anthologie de poèmes pour la jeunesse offert pour ses huit ans : « À mon cher filleul, futur poète . » Un poète de la présence Dans un discours prononcé au Collège de France en 1998, ce poète à l’œuvre exigeante expliquait que la présence « est l’enjeu de la poésie : ce qui, à être gagné ou perdu, institue ou défait notre rapport à nous-même. » Cette quête de la présence, entravée par le concept, et que permet la poésie par la vitalité du sensible, l’accompagne jusque dans ses derniers recueils, comme L’Heure présente en 2011 : « Heure présente, ne renonce pas, Reprends tes mots des mains errantes de la foudre, Écoute-les faire du rien parole, Risque-toi Dans même la confiance que rien ne prouve, Lègue-nous de ne pas mourir désespérés . » On y trouve également ce passage magnifique sur la matière même de la poésie : « Et des mots, tout cela, des mots car, en vérité, mes proches, qu’avons-nous d’autre ? Des mots qui se recourbent sous notre plume, comme des insectes qu’on tue en masse, des mots avec de grandes échardes, qui nous écorchent, des mots qui prennent feu, brusquement, et il faut écraser ce feu avec nos mains nues, ce n’est pas facile . » Le dernier recueil, au titre programmatique, Ensemble encore (2016), contient une dimension testamentaire très émouvante : « Mes proches, je vous lègue La certitude inquiète dont j’ai vécu, Cette eau sombre trouée des reflets d’un or. Car, oui, tout ne fut pas un rêve, n’est-ce pas ? Mon amie, nous unîmes bien nos mains confiantes, Nous avons bien dormi de vrais sommeils, Et le soir, ç’avait bien été ces deux nuées Qui s’étreignaient, en paix, dans le ciel clair. Le ciel est beau, le soir, c’est à cause de nous . » Cette édition très riche est donc une excellente nouvelle pour les lecteurs d’Yves Bonnefoy, qui ont désormais l’occasion d’entrer dans son atelier. Ses manuscrits ont pu être consultés par ses éditeurs et sont parfois utilisés En marge des œuvres , où se trouvent quelques textes et fragments inédits.  

18.05.2023 à 09:00

Les sociétés africaines face à la vie chère

La hausse des prix engendrée par l’inflation a bouleversé le quotidien des sociétés qui réagissent différemment face à ces difficultés. Pour certaines, cela met en péril l’accès à des produits essentiels et suscite un sentiment d’injustice qui peut nourrir une colère, voire des manifestations et des révoltes. Ce schéma n’est en aucun cas une généralité. Le chercheur Vincent Bonnecase analyse donc les mécanismes de la vie chère mais aussi sa perception par une partie des populations africaines, dont les réactions sont à aborder comme un kaléidoscope, en fonction des produits concernés, des situations locales et des gouvernants. L’analyse de ces situations africaines offre de solides éléments de comparaison pour comprendre le phénomène sur d’autres continents. Nonfiction.fr : Vos précédents travaux portaient sur le Niger et le Burkina Faso. Vous avez ici choisi de changer d’échelle pour vous intéresser à l’ensemble du continent africain. Pourquoi avoir effectué ce choix et quels lieux avez-vous privilégié pour votre étude ? Vincent Bonnecase : C’est parti d’une rencontre. J’ai été contacté par une éditrice de Flammarion, Pauline Miel, après la sortie de mon précédent ouvrage sur Les prix de la colère au Burkina Faso, paru en 2019. Celui-ci s’appuyait sur des entretiens réalisés autour des sentiments d’injustice dans des quartiers populaires de Bobo-Dioulasso et de Ouagadougou, sur une collecte d’archives relatives aux politiques sociales depuis la période coloniale, ainsi que sur une observation des mobilisations contemporaines liées aux conditions de vie. Ce travail m’avait permis de montrer et d’interpréter la place grandissante des prix dans la colère sociale au sein d’un pays ouest-africain. Pauline Miel m’a alors suggéré d’écrire un essai plus général sur la question, tout en m’adressant à un public plus large que les seuls universitaires. C’est ainsi que je me suis engagé dans l’écriture de ce nouvel ouvrage sur la vie chère en Afrique. D’une certaine manière, il s’agissait pour moi de me demander jusqu’à quel point les conclusions que j’avais tirées de mon terrain burkinabè était généralisables à d’autres espaces sociaux. Concernant les lieux privilégiés, l’Afrique sahélienne garde une place importante dans ma réflexion, du fait des recherches que j’y ai moi-même effectuées depuis une vingtaine d’années. Le reste a été orienté par la littérature existante, quand bien même elle ne portait pas directement sur la vie chère. Les « émeutes de la faim » de 2008 ont ainsi donné lieu à des descriptions précises qui les replacent dans leurs cadres d’interprétation locale, par exemple au Cameroun, en Égypte, au Mozambique ou en Tunisie. La propension plus ou moins grande de certains objets à dire la vie chère – tels que le ciment, le sucre ou les céréales – a été indirectement abordée dans des études anthropologiques de choses banales. L’histoire de la politique des prix apparaît en creux dans les travaux sur les mobilisations sociales de la période coloniale, notamment en Afrique britannique, mais aussi dans les recherches effectuées sur les ajustements structurels dans le reste du continent. Cette montée en généralité que je propose s’appuie donc sur mes propres enquêtes de terrain, mais aussi sur de nombreux travaux traitant des prix de manière directe ou détournée. Si l’envolée des cours des matières premières a provoqué des mouvements de protestation dans l’ensemble du monde, en Afrique cela s’accompagne dans certains pays (Mozambique, Sénégal, Maroc…) d’ « émeutes de la faim ». La hausse des prix ne peut être la seule cause et vous mobilisez en ce sens les travaux d’historiens, dont ceux d’Edward Palmer Thompson. Pourquoi ces émeutes éclatent-elles en certains lieux et pas ailleurs ? Des historiens ont expliqué, à la suite d’Edward Thompson, qu’il n’y avait pas de relation mécanique entre les conditions de vie et la révolte sociale. Ce faisant, il ne s’agissait pas d’affirmer que le matériel ne comptait pas comme s’il n’y avait que des représentations – ce serait faire un usage quelque peu caricatural des grilles de lecture proposées par Thompson –, mais que la dégradation des conditions de vie ne suffisait pas à expliquer la colère : sur ce critère-là, on peut bien plus se demander, non pas pourquoi des personnes se révoltent, mais « pourquoi ne le font-elles pas plus souvent », d’après les termes d’un autre historien, Barrington Moore. Pour expliquer la révolte, les paradigmes classiques de la sociologie des mobilisations ont longtemps mis en exergue les ressources dont disposaient les populations mobilisées, ainsi que l’aptitude plus ou moins grandes des organisations à aligner le mécontentement autour d’une cause commune. Mais de telles grilles de lecture fonctionnent assez peu pour les mobilisations contre la vie chère : la plupart de temps, celles-ci se sont développées à la marge des organisations contestataires tout en reprenant une phraséologie qui, historiquement, appartenaient à la grammaire du pouvoir bien plus qu’à celle de la protestation.  Pour ma part, j’aborde la révolte et son absence à travers les compréhensions populaires de l’économie et la manières dont celles-ci nourrissent, ou pas, un sentiment d’injustice. Certaines augmentations de prix peuvent, dans certaines sociétés et à certains moments de leur histoire, apparaître normales, voire légitimes, et relever de processus économiques dont personne n’est véritablement responsable. Et d’autres peuvent, dans d’autres sociétés ou à d’autres moments, relever de responsabilités établies aux yeux du plus grand nombre, qu’il s’agisse de l’État, des industriels ou des grands commerçants : si l’on reprend l’expression de l’anthropologue Jane Guyer, les prix deviennent alors des « fictions composites » dissimulant l’intervention concrète d’acteurs plus ou moins bien identifiables. C’est dans ces moments que les prix sont les plus à même à nourrir la colère populaire. Mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi la révolte éclate à tel endroit et pourquoi elle n’éclate pas à tel autre, alors que la colère semble aussi forte ici et là. S’agissant de révoltes particulièrement peu encadrées, il faut observer ce qu’il se passe en dehors des zones les plus visibles du politique pour le comprendre. On voit alors qu’elles sont souvent le produit d’interactions non prévues entre des personnes ne partageant pas le même dessein mais qui, à elles toutes et sans forcément le vouloir, concourent à produire un mouvement contre la vie chère. Une telle démarche, outre sa dimension descriptive, amène à donner une place importante à l’aléa dans la compréhension de certains bouleversements politiques.     La sensibilité aux prix n’est pas la même en fonction du produit concerné, l’inquiétude est ainsi particulièrement vive pour les céréales : le blé au Maghreb, le mil et le sorgho au Sahel ou le riz et le maïs sur l’ensemble du continent. D’autre produits peuvent être liés à la conjoncture comme le sucre au cours du ramadan 1 . Quels mécanismes économiques entraînent la montée des prix sur ces produits ? Je m’interroge davantage à la compréhension de ces mécanismes qu’aux mécanismes eux-mêmes, même si je suis amené à m’intéresser aux explications données par les économistes. Dans une grille d’analyse néoclassique, l’augmentation des prix qu’on connaît dans le monde depuis quelques années s’explique par les fluctuations de l’offre et de la demande : alors que la demande pour les biens de consommation courante s’est accrue après la fin de la pandémie du Covid 19, des accidents climatiques conjugués à la guerre en Ukraine ont poussé l’offre des céréales et du gaz à la baisse, alors que les réserves de pétrole aisément exploitables étaient elles-mêmes confrontées à une raréfaction structurelle. Mais une telle grille d’analyse, qui suppose de croire au marché, invisibilise totalement les processus décisionnels et les rapports de pouvoir qui président à la formation des prix. Pour comprendre cette formation, il est essentiel de se pencher sur les déterminants sociaux, politiques et culturels qui concourent à façonner l’offre et la demande, lesquels ne sont pas des entités autonomes, pas plus qu’elles constituent des seuls agglomérats de comportements individuels. Il est également important de questionner la structure des prix, même si cela suppose d’entrer dans les procédures opaques qui se cachent derrière l’apparente neutralité des chiffres. Ces idées sont assez communes dans la sphère académique, si l’on suit les économistes que l’on appelle hétérodoxes. Mais j’essaye de montrer, dans mon travail, qu’elles sont également intuitives dans de nombreux pays africains, parce que les classes populaires consomment au quotidien un nombre moins élevé de biens que cela peut être le cas ailleurs, et que la distribution de ces biens est dominée par un faible nombre d’acteurs économiques, dont tout le monde suppute les liens qui les unissent à l’État. De ce fait, ces classes populaires auront une approche personnalisée de ce que l’on peut appeler ailleurs « le capitalisme » ou « les marchés », tout en faisant des prix le produit de mécanismes concrets bien plus que le fuit d’une rencontre abstraite entre l’offre et la demande.      La variation des prix est aussi un instrument par lequel interviennent les gouvernants, à l’image du maire de Dakar qui a fixé un « prix normal du pain ». Quelles initiatives vous semblent les plus intéressantes parmi les exemples observés ? La politique des prix a effectivement constitué, pour les gouvernements d’Afrique depuis la période coloniale, un mode de régulation d’accès aux ressources dans les moments de crises sociales. Face à des mobilisations qui ont notamment porté sur l’égalité salariale à partir des années 1930, les pouvoirs en place se sont attachés à agir sur les prix alors qu’ils n’avaient pas les moyens d’agir sur les revenus. Parmi les éléments constitutifs de cette politique, il y avait la loi qui encadrait les prix et les marges commerciales, la subvention des produits dits de première nécessité, et la socialisation des circuits de distribution par le biais de monopoles publics, de réserves céréalières ou de magasin d’État. Cela n’aurait aucun sens de dire lesquels de ces outils ont été les plus efficients, comme s’il s’agissait d’une question purement technique : chacun d’entre eux se sont inscrits dans des rapports de pouvoir qui, selon le contexte, ont conditionné leur efficacité. Le « prix normal du pain » fixé par la municipalité de Dakar en 1935 – pour reprendre l’exemple que vous citez – n’a pu ainsi être respecté que dans la mesure où le contexte de colère sociale, dans lequel s’inscrivait cette mesure, a donné aux autorités un pouvoir de conviction sur les boulangers et les importateurs de farine. Malgré tout, deux orientations du passé me semblent susceptibles d’inspirer des politiques contemporaines. La première réside dans une plus grande visibilité dans la structure des prix, ainsi que dans les choix opérés par les sociétés de production et de distribution. La seconde réside dans une plus grande proximité entre le stade de la production et celui de la consommation. Ces deux orientations ont été incarnées par des politiques que l’on retrouve dans plusieurs pays africains à certains moments de leur histoire : au Burkina Faso, aux débuts de la révolution sankariste, les grandes sociétés devaient ainsi rendre compte de leur gestion au cour d’assemblées publiques, et certaines productions nationales étaient valorisées au détriment des importations de telle sorte à davantage maitriser leur distribution aux populations. Depuis la crise de 2008, de telles orientations sont redevenues des sujets politiques légitimes, dans un contexte de fluctuation grandissante des cours internationaux et de forte opacité dans la formation des prix. Les années 1990 constituent une période charnière marquée par une vague de protestations contre les régimes autoritaires. Ces mouvements ont été peu ou mal étudiés, notamment en étant vus comme un mimétisme de ce qui se passait en Europe centrale. Or, l’une de vos idées centrales est ici que l’espérance démocratique s’accompagne d’un rejet de la libération économique, incarnée par les régimes autoritaires. Pourquoi une partie des observateurs ont-ils mal compris ce moment ? Rétrospectivement, c’est assez étonnant qu’on n’ait pas davantage perçu ce moment comme un événement important, sans même parler de le comprendre. Alors que la plupart des pays africains étaient gouvernés par des régimes autoritaires depuis la colonisation, des révoltes sociales ont concouru à l’avènement de la démocratie au début des années 1990. À l’époque, la presse internationale, mais aussi les universitaires, se sont beaucoup plus intéressés aux luttes sociales et aux transformations politiques qui agitaient au même moment l’Amérique latine et l’Europe de l’Est. Cela a indirectement conduit à sous-évaluer le poids des dynamiques internes dans la démocratisation en Afrique, et à mettre parfois en exergue des déterminants externes tels que la chute du mur du Berlin ou, dans le cas de l’Afrique francophone, le discours de la Baule de François Mitterrand, conditionnant l’aide publique à l’adoption de réformes démocratiques. Comme si le renversement des régimes autoritaires africains ne pouvait pas être, d’abord, le fait de populations africaines. Revenir sur cette période est essentiel pour comprendre les phénomènes contemporains de déceptions démocratiques, lesquels vont parfois de pair avec un apparent soutien populaire aux gouvernements autoritaires. Les révoltes sociales contre les régimes militaires se sont développées sous fond de néo-libéralisation impulsée par les institutions financières internationales : c’est en 1977 qu’est signé un premier programme d’ajustement structurel – même si on ne l’appelle pas encore comme ça – entre le gouvernement égyptien et le FMI, avant que l’histoire ne se répète dans de nombreux pays africains. Cette politique suscite de fortes mobilisations à travers le continent, lesquelles touchent à des éléments extrêmement concrets du quotidien. Mais la forte répression exercée contre ces mobilisations attise un rejet grandissant des autorités militaires : les aspirations matérielles finissent ainsi par s’entremêler avec les revendications démocratiques, sans que les populations mobilisées ne fassent forcément la distinction entre les unes et les autres. Or, après la chute des régimes militaires, les institutions financières internationales ont rapidement imposé de nouveaux ajustements structurels aux gouvernements démocratiquement élus. Ces derniers ont été ainsi amené à faire l’inverse de ce à quoi ils devaient leur accession au pouvoir, puisque la lutte pour la démocratie s’était nourrie du rejet des ajustements structurels. Dans ces conditions, on comprend mieux la désaffection qui s’est exprimée vis-à-vis des gouvernements démocratiques dans bon nombre des pays africains à partir de la fin des années 1990 : pour reprendre une expression de Jean et John Comaroff, « au moment même où des peuples gagnaient le droit de se doter de leur propre autorité, le "politique qui compte" se déplaçait en dehors [des instances délibératives élues] ». Les ajustements, sans être la cause de tout, ont une part essentielle dans ce processus. Si leurs effets sociaux ont donné lieu à une abondante littérature critique – et autocritique de la part des institutions financières internationales elles-mêmes  –, leurs effets durables sur les imaginaires démocratiques restent à explorer. Une telle perspective peut en outre nourrir la réflexion sur le politique en Europe, où l’on observe également des phénomènes de désaffection pour la démocratie institutionnelle. Vous comparez les situations africaines à Haïti où les manifestations ont été réprimées alors qu’au Sri Lanka elles ont conduit au renversement du gouvernement, puis également au mouvement des Gilets jaunes en France. Que nous apporte la comparaison des mouvements en Afrique avec ces autres exemples ? Une telle comparaison permet de comprendre que la révolte sociale s’inscrit dans des contextes culturels, politiques et sociaux qui concourent à lui donner un sens aux yeux de ses propres protagonistes. On a intuitivement l’impression que les sentiments d’injustice sont aisément articulables aux situations économiques dans lesquels ils s’inscrivent : quoi d’étonnant à s’insurger de l’allongement du temps de travail, de la stagnation des salaires ou de l’augmentation des prix ? Et pourtant, il n’y a rien d’obligatoire à ce que ces différents phénomènes suscitent un sentiment d’injustice. Si la question du travail et des droits qui lui sont afférés constitue un sujet aussi sensible dans la société française, c’est parce que celle-ci est progressivement devenue, à partir de la fin du XIXe siècle, ce que Robert Castel appelle une « société salariale », c’est-à-dire une société dans laquelle le salariat a modelé la participation à la vie sociale en donnant lieu à des droits tels que l’assurance-maladie, le niveau minimal de rémunération ou la retraite, y compris pour les non-salariés. À l’inverse, dans bon nombre des sociétés africaines, les politiques sociales se sont articulées à la régulation des prix, notamment dans les périodes de contestation : cela contribue à expliquer le fait que l’inflation puisse être perçue, jusqu’à aujourd’hui, comme la résultante d’une défaillance politique bien plus que comme celle d’un déséquilibre économique. À ce titre, la révolte des Gilets jaunes, en France, offre un contre-exemple saisissant pour un africaniste, puisqu’elle s’est d’abord adossée à la hausse des prix de l’essence. Les nombreux travaux publiés sur cette révolte ont très justement interrogé le profil des populations impliquées dans le mouvement, leurs rapports aux organisations contestataires existantes ou les manières de se mobiliser sur les ronds-points. Mais on ne s’est peut-être pas suffisamment interrogé sur la place des prix dans la colère, comme si leur forte visibilité au départ de la mobilisation avait déjà tout dit. Or, il se pourrait que cette place parle d’un déplacement relatif des attentes politiques, alors que le salariat ne représente plus une garantie de protection pour des personnes soumises à une précarité grandissante de leurs conditions de travail. Certes, pareille hypothèse demande à être éprouvée par la suite de l’histoire, alors que le mouvement contre la réforme des retraites a montré la persistance des thématiques de lutte plus traditionnelles. Mais dans tous les cas, s’intéresser à la vie chère dans les sociétés africaines enrichit sans conteste le regard que l’on peut porter sur la colère sociale dans les sociétés européennes. Notes : 1 - p. 67-80

17.05.2023 à 09:00

Stève Wilifrid Mounguengui : cahier d’un départ loin du pays natal

Voilà un livre dans lequel on n’entre qu’après avoir franchi plusieurs portes. Un titre d’abord, long d’une phrase entière, et où l’on devine, dès le premier mot, l’énonciation élégiaque des adresses à l’absente. Deux dédicaces ensuite. La première en forme de poème où l’on retrouve les mangroves de Senghor (même si l’on comprendra bientôt que Stève Wilifrid Mounguengui est gabonais, non sénégalais), et qui confirme le pressentiment mélancolique du lecteur, puisqu’il est adressé à Yaya, « silhouette sur l’autre rivage de la nuit ». La seconde en forme d’arbre généalogique, qui place ce livre dans l’espace d’une réception intime, puisqu’elle n’est élucidable que par les familiers de l’auteur : « À mes enfants Eden et Willys / Qu’ils aient une trace de leur Grand-mère. / Aux enfants de Célestine Dianga Migueli, mes frères et notre sœur : Martial, Régis, Serge, Coste, Sandrine, Thystère, Arnold ». Une épigraphe empruntée à Albert Cohen enfin, qui confirme ce que l’on avait déjà compris – que le spectre de la mère défunte hantera le récit : « Ce que les morts ont de terrible, c’est qu’ils sont si vivants, si beaux et si lointains. Si belle elle est, ma mère morte, que je pourrais écrire pendant des nuits et des nuits pour avoir sa présence auprès de moi, forme auguste de la mort, forme allant lentement auprès de moi, royalement allant, protectrice encore qu’indifférente et effrayamment calme, ombre triste, ombre aimante et lointaine, calme plus que triste, étrangère plus que calme. » Le deuil et l’exil Placé sous le signe de la déchirure spatiale, ce récit doit son existence à l’art qu’a Mounguengi d’« écrire sur des silences » (c’est le titre du quatrième chapitre), et de peindre le portrait d’une mère dont il a « effacé le visage » : « À défaut de pouvoir enterrer ma mère, j’ai choisi de la faire vivre », écrit-il résolument dans un « post-texte » intitulé « L’écriture du deuil » qui vient démentir le titre baudelairien du septième chapitre, « Le spleen de Paris ». On aura compris que ce livre est nourri de lectures : Cohen, Baudelaire, mais aussi Balzac, Montaigne, Montesquieu, Voltaire, Rimbaud ; et puis Césaire, Senghor, Cheikh Anta Diop. Pourquoi un si glorieux personnel littéraire ? Sans doute parce qu’il est plus facile de dire l’inconcevable avec les mots des autres ; mais aussi parce qu’enjamber le monde, pour un écrivain né à Mouila, au Gabon, et qui écrit dans le RER B, c’est enjamber le fossé entre deux cultures de même langue ; entre « la Sorbonne séculaire […], prestigieuse », et la « grande école, celle des chemins de sable, des bains dans le canal derrière l’école Roger Butin, à Port-Gentil. La vraie. Celle de la mer vaste, de la pêche, des pirogues immenses des pêcheurs de Matanda. » Rêves de France De là le bel éloge de la lecture, ou des livres – ceux qu’on lit, ceux qu’on écrit –, qui ouvre le sixième chapitre, délicatement intitulé « Les ailes de mes livres » : « J’ai toujours eu un goût d’Europe, un goût de France. Je pense qu’il est né au cours de mes premières lectures. Je me souviens des premiers récits à l’école primaire. Ceux où l’on parlait des paquebots en partance pour la France. […] C’est en classe de seconde que ce rêve s’est raffermi, nourri par mes lectures incessantes et nombreuses […]. Ce sont surtout mes romans, La Dame au camélia […] ou encore Manon Lescaut […] qui ont nourri le rêve . » « Mes romans » : oui, tant on fait siens les livres de sa bibliothèque intime ; ces livres qui sont autant de tapis magiques pour S. W. Mounguengui : « J’entrais dans des villes de France, m’asseyais avec des personnages aux terrasses des cafés ». Le je lyrique mallarméen voulait fuir, là-bas fuir parce qu’il avait lu tous les livres, et qu’il en avait épuisé tout le suc, toute la joie. Mounguengi, lui, a voulu partir parce que chaque livre qu’il lisait, jeune homme, était comme une « invitation au voyage ». Il ne savait pas encore que la France de ses livres n’existe pas en-dehors de la fantaisie qu’ils bâtissent, que, comme la mer de Desnos, elle « n’est qu’un rêve ». Il devait le découvrir à Paris, le découvrir en découvrant « la déréliction » et « la solitude des jours froids ». Mais on n’est pas écrivain si l’on n’est pas fidèle à son rêve : alors il devait garder en lui « les braises ardentes d’un rêve malgré cette nuit sans étoile ». Finir, mais pas conclure La parole de S. W. Mounguengui, cependant, ne va pas jusqu’au bout de son souffle. C’est qu’il écrit avec les yeux ouverts, et qu’il sait que, dans l’écriture, doit venir un moment où la ligne d’horizon cesse de reculer à mesure que l’on marche. Alors il faut se taire – se taire, aussi, parce que la mélancolie ne connaît pas de fin. Il faut avoir le courage rendre à l’art ce qui appartient à l’art – d’être fini, clos, délimité –, et à la vie (de l’âme sinon du corps) ce qui appartient à la vie – d’être ouverte comme une plaie est ouverte, inépuisable comme la douleur, insondable comme l’étonnement de l’homme devant la condition humaine : « Maintenant que j’arrive à la fin de ce livre, je suis apaisé. J’ai aussi un peu peur. Je n’arrivais plus à finir. Tu comprends ? Mettre un point final à ces récits, c’est aussi une petite victoire sur moi-même, sur ma lassitude. C’est un peu revenir à moi. En revanche, c’est aussi achever notre conversation. J’avais un peu peur de t’enfermer derrière les pages. Te laisser là, choir entre les mots, et partir encore. J’avais un peu peur de me priver une fois de plus de ta présence, de reprendre le train seul à l’aube. Ne plus te parler. Ne plus percevoir cette présence que moi seul peux sentir quand les gens autour me regardent sans comprendre pourquoi j’ai les yeux humides, pourquoi je souris. Quand moi seul je sais que tu es là et que tu prends un train en France, toi qui n’es jamais venue ici. Ce n’est que le livre qui s’achève parce qu’il me faut bien m’arrêter quelque part. Ce n’est que le livre que j’arrête parce que j’ai besoin de finir quelque chose en cette vie. Tu ne mourras pas dans ces pages. C’est un peu comme enfouir des graines en ces lignes. Je n’ai fait que semer, te dérober à l’oubli. Te faire vivre, déjà pour moi. On se retrouvera ailleurs je pense. En attendant, il faut m’arrêter ici. Naître à nouveau, vivre. Et partout où je vis, tu vis. Partout où j’écris, tu écris. Hier, j’ai regardé la nuit de ma fenêtre, c’était la pleine lune. Une nuit claire. Une grue seule dans la nuit laiteuse. J’ai pensé au Pays, au parfum de la terre. J’ai pensé à la féerie des nuits. À la beauté du village quand la lune éclairait les maisons de terre. J’aime aussi cette lune sur les toits, ici, à Lieusaint. Tu vois, j’apprends à aimer les choses ici. Mais je n’oublie pas. La terre me manque. Je sais déjà que bientôt j’irai donner à boire à la terre. »
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