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31.03.2023 à 08:00

L’arc : entre ingéniosité, sagesse et sauvagerie

nfoiry

L’arc : entre ingéniosité, sagesse et sauvagerie nfoiry ven 31/03/2023 - 08:00

Il y a cinquante-quatre mille ans déjà, les ancêtres des Européens utilisaient des arcs et des flèches : ce sont les conclusions d’une récente étude franco-américaine, qui repousse de quarante mille ans les débuts de l’utilisation de ces armes en Europe. Une petite révolution anthropologique qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui et qui charrie dans son sillage des images ambivalentes d’ingéniosité et d’arriération, de lâcheté et de sagesse.

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S’il n’est pas la première arme dont se soient dotés nos lointains ancêtres, l’arc fait une apparition précoce dans l’histoire de l’humanité et marque une certaine rupture dont témoigne sa pérennité jusqu’au Moyen Âge au moins. L’arc « augmente le champ d’action du corps », d’après le chercheur Pierre-Jean Borey, dans son article « Rythmogrammes », paru dans la revue Médium en 2016. Il ouvre plus précisément une sphère d’action où se prolongent les mouvements du corps, mais où le corps n’est pas directement exposé aux dangers du contact (avec l’ennemi, avec la proie). Cette extension n’est pas à proprement parler nouvelle, cependant elle offre des propositions bien supérieures à ce que permettaient les propulseurs archaïques de lances, harpons et autres sagaies.

Avec l’arc, “l’approche devient plus aisée, ce qui augmente beaucoup la sécurité, l’efficacité et le rendement de la chasse, et de la vie elle-même”
Jean-Georges Rozoy, préhistorien

 

Efficacité et ingéniosité

Le dispositif de propulsion du projectile se complexifie, ce qui permet d’atteindre des cibles plus lointaines, avec davantage de force. Dans le même temps, le projectile se fait plus simple, du moins plus économe en matériaux, ce qui permet au chasseur d’en avoir un grand nombre par-devers lui, dans son carquois. Comme le résume le préhistorien Jean-Georges Rozoy dans l’article « Le propulseur et l’arc chez les chasseurs préhistoriques. Techniques et démographies comparées » (paru dans la revue Paléo en 1992) : « L’arc est une machine, avec accumulation d’énergie qui est relâchée d’un seul coup. […] C’est la première machine inventée par l’homme […]. La flèche vole à 100 km/h et traverse un ours ou un élan de part en part à 50 mètres [….] L’arc est beaucoup plus précis que le propulseur, c’est son avantage essentiel. Il permet donc de tirer de plus loin, l’approche devient plus aisée, ce qui augmente beaucoup la sécurité, l’efficacité et le rendement de la chasse, et de la vie elle-même : il devient plus facile de tenir les loups à l’écart. »

Sur un plan cognitif, par ailleurs, l’arc (comme d’autres dispositifs techniques qui voient le jour dès la Préhistoire) témoigne du fleurissement des capacités intellectuelles de potentialités, de virtualisation, que l’on ne trouve pas chez l’animal. Une chose est d’utiliser un bâton ou un caillou pour atteindre son but – par exemple, tuer un animal. Une autre est d’associer différents éléments techniques ouvragés (un morceau de bois courbe, une corde, et des flèches), selon un certain plan de confection orienté vers une fin déterminée. À l’emmanchement des éléments des outils (hache, etc.) correspond, si l’on veut, la logique d’encochement de l’arc. L’arc est un exemple indéniable d’inventivité, d’ingéniosité.

 

Sauvagerie et lâcheté

Son statut, cependant, évolue avec l’apparition des procédés métallurgiques – et, dans le domaine de la guerre, avec l’apparition des lances et des épées. L’arc va dès lors, du moins dans le monde occidental, faire l’objet d’une dévalorisation. « Grèce ancienne et France médiévale s’accordent pour donner à l’arc un statut inférieur dans la hiérarchie des armes, qu’il soit réservé à une activité inférieure à la guerre, à savoir la chasse, ou qu’il soit mis entre les mains d’individus distincts de l’homme libre ou noble guerrier », résume l’historien Bernard Sergent dans son article « Arc » (in revue Metis, 1991). Cette dévalorisation s’observe en particulier dans l’Iliade, comme le remarque un autre historien, Bruno Dumézil, dans son livre Les Barbares (PUF, 2016). Pâris est méprisé par Diomède parce qu’il privilégie l’arc à l’épée, au corps à corps. Achille, le grand guerrier achéen, refuse l’arc de son mentor, le centaure Chiron (qui n’est pas entièrement un homme, mais un hybride d’animal). De ce point de vue, il n’est pas étonnant que « l’on doive à la félonie d’un barbare, et non d’un Grec, la rupture de la trêve entre Grecs et Troyens. C’est le Lycien Pandare qui déclenche la reprise des combats en blessant Ménélas d’une flèche tirée de son arc ».

“La flèche disqualifie celui qui l’utilise, à la différence de l’épée qui exige le combat rapproché et donc le courage et le mépris de la vie”
Frank Lestringant, universitaire

 

L’arc est l’arme du barbare, du non-civilisé – l’arme d’Artémis, déesse de la chasse et du monde sauvage. Elle est l’arme de l’homme sans honneur, qui mérite à peine le nom d’homme pour autant qui n’a pas le courage de mettre sa vie en jeu dans le combat rapproche, qui tue sans s’exposer au danger. Dumézil évoque « l’opposition largement exploitée par la suite, entre l’hoplite grec, dont le courage s’illustre dans le combat au corps à corps, et le barbare armé de l’arc, qui serait caractéristique de sa lâcheté ». Le motif se prolonge jusque dans la rencontre des Européens avec les indigènes de l’Amérique récemment découverte, comme l’écrit l’universitaire Frank Lestringant dans Sous la leçon des vents (Classiques Garnier, 2003) : « Dans les récits de voyage au Nouveau Monde, il est indéniable que l’arc et les flèches expriment une infériorité tangible par rapport à l’Européen […] sur le plan symbolique et moral : la flèche disqualifie celui qui l’utilise, à la différence de l’épée qui exige le combat rapproché etdonc le courage et le mépris de la vie. La flèche tirée de loin, et parfois de dos […] s’accommode […] de la plus parfaite lâcheté. »

 

Les ambiguïtés de la ruse

De motif d’ingéniosité, l’arc se mue au contraire en primitivité : il devient l’apanage d’une existence sauvage réduite à l’exigence de sa propre survie, qui refuse de se sacrifier pour quelque chose de plus grand qu’elle-même. Il est en même temps l’indice d’une arriération technique, car il est l’arme des sociétés qui n’ont pas maîtrisé la métallurgie, l’« art de forger les métaux », et en sont restées à des techniques beaucoup moins complexes d’armement. La confection de l’arc se heurte à la résistance des matériaux utilisés, qu’il s’agisse de tailler, de sculpter, etc. La métallurgie, adossée à une importante industrie d’extraction et de forge, fait entrer dans un autre monde : celui de la malléabilité, qui ouvre à l’esprit humain un espace beaucoup plus large d’inventivité.

“La ruse témoigne d’une capacité à jouer avec le vrai et le faux, le réel et l’illusion, le visible et l’invisible – un peu comme le tireur qui vise sa cible mais n’est pas toujours vu d’elle”

 

En dépit de cette dévalorisation, une certaine ambiguïté demeure. L’historien Pierre Vidal-Naquet remarquait bien, dans Le Chasseur noir (1981), qu’à côté de l’« arc-moins » du barbare subsistait, chez Homère, le motif d’un « arc-plus » : l’arc d’Ulysse, le héros de la mètis (μῆτις) – de l’ingéniosité et de la ruse –, valeur connotée tantôt positivement, tantôt négativement. Si elle peut se faire pure fourberie, la ruse est cependant indissociable de l’intelligence. Elle témoigne d’une capacité à jouer avec le vrai et le faux, le réel et l’illusion, le visible et l’invisible – un peu comme le tireur qui vise sa cible mais n’est pas toujours vu d’elle. L’arc peut de ce point de vue participer d’une forme d’élévation spirituelle.

 

L’art du zen

C’est ainsi qu’il est perçu, en particulier, dans le monde indo-européen oriental, et plus généralement asiatique. Les cultures européennes « s’opposent à l’Inde, dans laquelle l’arc est par excellence l’arme du guerrier qualifié », note Bernard Sergent. « L’arc est l’arme des dieux guerriers, de Visnu, de Rudra, des Marut, d’Indra. Dans ces deux derniers cas, leur arme par excellence est la foudre, l’éclair, mais la flèche en est une métaphore, ou, plus que cela, une concrétisation. » Au Japon, également, le tir à l’arc (kyûdo) a été élevé au rang d’art martial rituel, d’une importance comparable à la cérémonie du thé, par exemple.

“L’archer cesse d’être conscient de lui-même en tant que personne appliquée à atteindre le cœur de la cible qui lui fait face”
Eugen Herrigel, philosophe

 

C’est d’ailleurs par la pratique du tir à l’arc que le philosophe allemand Eugen Herrigel trouva à s’initier à la sagesse zen. Dans son livre Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc (1948), il met en parallèle la pratique de l’arc et l’éveil de la conscience qui est l’objet même du bouddhisme zen : « L’archer cesse d’être conscient de lui-même en tant que personne appliquée à atteindre le cœur de la cible qui lui fait face. Cet état d’inconscience est obtenu uniquement quand, complètement vide et débarrassé du soi, il devient un avec l’amélioration de sa technique, bien qu’il y ait là-dedans quelque chose d’un ordre tout à fait différent qui ne peut être atteint par aucune étude progressive de l’art. » Absorption du regard dans la chose, abolition de l’écart entre l’intérieur et l’extérieur, non-dualité du soi et du monde : tels sont les résultats de la focalisation extrême de l’archer, de cette discipline de l’attention qu’il met en œuvre, et qui est la clé de l’attitude méditative.

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30.03.2023 à 18:00

Culture de bouillon

hschlegel

Culture de bouillon hschlegel jeu 30/03/2023 - 18:00

Depuis quelque temps, Octave Larmagnac-Matheron a pris l’habitude d’utiliser la carcasse du (très occasionnel) poulet rôti dominical pour confectionner un bouillon. Il en tire quelques réflexions aussi culturelles que gastronomiques, en compagnie d’Auguste Escoffier, Claude Lévi-Strauss et même Alexandre Dumas

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« Le désir de remplir quelques jarres d’un bouillon de mon cru trouve moins, je le confesse, son origine dans un souci de ne rien jeter – du bout de carotte flétrissant dans les tréfonds du bac à légumes à la moelle tapie dans le secret de l’os – avant d’en avoir extrait l’ultime particule gustative, que d’une gourmandise. “Il n’y a pas de bonne cuisine sans bon bouillon”, remarquait Alexandre Dumas dans son Grand Dictionnaire de cuisine (1873). S’il est dégusté seul, il entre surtout dans la composition d’un nombre incalculable d’autres plats et sauces. “Les fonds de cuisine représentent la base fondamentale, les éléments de première nécessité sans lesquels rien de sérieux ne peut être entrepris”, ajoutait Auguste Escoffier dans son Guide culinaire (1903). Cela ne l’empêchera pas, lui, l’un des pionniers de la cuisine moderne, de collaborer avec Maggi pour mettre au point le célèbre bouillon Kub. Or, c’est justement pour me délecter d’un risotto aux cèpes qui n’ait pas le goût standardisé, toujours identique, des préparations du commerce, que je me suis lancé dans mes propres expérimentations alchimiques.

Je ne procède sans doute pas dans les règles de l’art. Je plonge dans l’eau frémissante ce qui reste dans le frigo ou sur les étagères – un morceau de céleri esseulé, un demi-oignon en bout de course, quelques branches d’un persil à l’aube de sa putrescence. La liste exacte des ingrédients compte moins que leur osmose, et moins que les règles élémentaires de la technique du bouillon : “Il faut que l’ébullition s’aperçoive à peine, afin que les diverses parties qui sont successivement dissoutes puissent s’unir intimement et sans trouble”, recommande Jean Anthelme Brillat-Savarin dans sa Physiologie du goût (1825). Pour le reste, mes bouillons ne sont astreints à aucune recette. Leur goût a chaque fois quelque chose de surprenant, d’inattendu. Ce goût lui-même évolue avec la fluidité subtile de l’eau qui s’écoule. Si j’oublie la marmite sur le feu une heure de plus (quel soulagement, rare en cuisine, de pouvoir oublier les choses !), il sera un peu réduit, un peu corsé. Si je le réchauffe le lendemain et y ajoute un peu de lard, son goût s’en trouvera changé. Le bouillon est ouvert à un mouvement toujours inachevé de transmutation. Et pourtant, quelque chose de commun subsiste, en dépit de ces incessantes variations. Il y a un goût de bouillon, ni jamais tout à fait pareil, ni jamais tout à fait un autre.

Tous les bouillons partagent certaines caractéristiques. Ils partagent du moins une modalité gustative particulière : plus que toute autre préparation culinaire, ils permettent le mariage intime, la fusion moléculaire de saveurs d’ordinaire dispersées d’un ingrédient à l’autre, encapsulées dans les limites solitaires d’une chair, d’une texture. Le bouillon aspire et brasse ces arômes disparates dans un fluide commun. De chaque chose, il [extrait] les parties solubles” et en tire une “forme directe de la quintessence”, un compénétration parfaite des goûts, note Roland Barthes dans Le Bruissement de la langue (publié à titre posthume en 1984). À l’architecture différenciée d’un plat classique, qui suppose toujours de jongler entre les éléments, le bouillon, en chaque point, en chaque goutte identique à lui-même, substitue une homogénéité uniforme. Si Charles Fourier, le père de la “gastrosophie”, le qualifie de “soupe naturelle”, il y a quelque chose de nettement abstrait dans le bouillon, qui déconstruit la naturalité des ingrédients. “Le bouilli [est] du côté de la culture”, notait Claude Lévi-Strauss dans son modèle de triangle culinaire. “Réellement, puisque le bouilli requiert l’usage d’un récipient, objet culturel ; symboliquement, pour autant que la culture est une médiation des rapports de l’homme et du monde, et que la cuisson par ébullition exige une médiation (par l’eau).”

La plupart des sociétés possèdent, du reste, un type de bouillon qui leur est propre. “Point de départ auquel, incessamment, l’on revient”, selon Escoffier, ingrédient de base qui cependant n’est pas donné mais fait l’objet d’une préparation, le bouillon est la racine d’une culture culinaire d’abord populaire qui s’est un peu perdue chez nous. On l’associe volontiers à ces savoirs pratiques dont les grands-mères étaient souvent dépositaires. Pas les miennes, en l’occurrence – pourtant, je n’en ai pas moins l’impression de modestement renouer avec un héritage impersonnel lorsque, le dimanche soir, je filtre, à l’aide d’un dispositif ingénieux mais bancal, ma sapide liqueur. »

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30.03.2023 à 16:28

Quand le prévenu “ravage” la salle d’audience

nfoiry

Quand le prévenu “ravage” la salle d’audience nfoiry jeu 30/03/2023 - 16:28

Dans ce nouveau format, Philosophie magazine propose des comptes rendus d’audience enrichis d’un éclairage philosophique. Le but de cette analyse n’est pas de refaire le procès, ni de formuler un avis sur la délibération. Il s’agit de s’interroger sur ce qu’implique philosophiquement la justice en train de se faire. Intéressons-nous aujourd’hui à un cas où le tribunal n’a pas pu aller au bout de son jugement à cause du comportement du prévenu, ayant commis ce que le sociologue Erving Goffman appelle un « ravage ».

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Certains prévenus croisent les bras, comme pour se protéger. D’autres les mettent derrière le dos, en se courbant légèrement. Monsieur N., lui, garde les bras tendus, écartés et solidement cramponnés à la barre pendant toute la durée de l’audience. Il n’a pas besoin du micro tant sa voix porte fort. En ce vendredi 24 mars, au tribunal correctionnel de Paris, le prévenu, âgé d’une quarantaine d’années, est accusé de violences conjugales et de menaces de mort envers son ex-épouse, absente à l’audience et défendue par l’avocat de la partie civile.

Le juge liste les délits d’une voix monocorde et mécanique, tranchant avec la violence des paroles proférées. « P**e », « enfant de la Dass », « je vais te terminer », « je me vengerai, je vivrai pour ça », ou encore : « t’es à moi, tu es ma propriété » : voilà ce qu’aurait dit Monsieur N. à sa femme, avant de lui cracher au visage et de lui asséner un coup de poing à l’œil gauche. Les réquisitions du parquet tombent. Monsieur prétend « aimer sa femme, mais à mort, visiblement. Il se comporte avec elle comme un propriétaire vis-à-vis de sa proie », décrète le procureur, qui requiert deux ans de prison assortie de six mois de sursis, d’une obligation de soin, d’une interdiction de contact avec son ex-femme et de 1 500 euros de dommages et intérêts à lui verser.

 

« Je ne menace pas : j’agis »

À ce moment-là, Monsieur N. laisse échapper un ricanement. Ce n’est pas la première fois depuis le début de l’audience. Il a également tendance à confondre le rôle des magistrats, à leur couper la parole et à élever la voix… Souvent pour aggraver son cas. Lorsque le procureur revient sur les nombreuses menaces qu’il a proférées, il répond, le visage grave : « J’ai toujours exécuté mes trucs. Je vais au bout de mes idées. Je ne menace pas : j’agis. » De même, quand le juge lui demande combien de temps il a passé en prison, il s’exclame, d’un ton goguenard : « Vous m’avez déjà posé la question l’année dernière ! Treize ans ! Presque plus de temps derrière les barreaux qu’en liberté ! » À plusieurs reprises, les magistrats affirment que ses propos et son comportement sont « très inquiétants ».

“Cela fait des années que je suis aux comparutions immédiates, c’est la première fois qu’il arrive un truc pareil”
Un policier en faction dans la salle d’audience

 

Pourtant, plus l’audience avance, plus le prévenu gagne en assurance. Quand son avocat entame sa plaidoirie, il se met à sourire frénétiquement et à tapoter sur le micro avec ses doigts, produisant un bruit sec qui résonne dans toute la salle. Peu de temps après, il s’étire et va même jusqu’à esquisser un furtif clin d’œil en direction du public. Il accapare toute l’attention et prend toute la place, autant sur le plan physique que sonore.

Le procès bascule au moment où le juge prononce le délibéré. Suivant les réquisitions du parquet, il annonce que Monsieur N. devra verser 1 500 euros de dommages et intérêts à son ex-femme. À cet instant, le prévenu se met à hurler : « Je ne lui donnerai pas 1 500 euros, mais ma grosse b**e ».

Il est immédiatement menotté par les policiers. L’avocat, consterné, quitte discrètement le tribunal. L’audience est suspendue, et toute la salle se lève, dans un murmure indigné. Le prévenu est alors replacé dans ce que l’on appelle la « souricière », le souterrain qui relie la prison au tribunal. Au loin, on entend encore ses cris de rage étouffés. Les policiers présents sur place n’en reviennent pas. « Cela fait des années que je suis aux comparutions immédiates, c’est la première fois qu’il arrive un truc pareil », nous précise l’un d’entre eux.

“En coupant la parole des magistrats, le prévenu se soustrait aux règles d’attribution de la parole fixées par le tribunal”

 

De la « fausse note »…

Ce vendredi 24 mars, au tribunal de Paris, il s’est donc produit quelque chose de plutôt hors du commun : le prévenu a radicalement refusé de « jouer le jeu ». Selon le sociologue américano-canadien Erving Goffman, cette notion de jeu est à prendre au sérieux. Toutes les interactions – saluer son voisin, se marier, se disputer… – sont, selon lui, marquées par la nécessité de respecter les règles du jeu, c’est-à-dire de connaître son rôle et d’adopter le comportement conforme à une situation donnée. Le tribunal, qui se déploie comme une scène, se prête particulièrement à cette vision théâtrale des rapports sociaux.

D’emblée, donc, Monsieur N. refuse d’endosser son rôle de prévenu. En coupant la parole des magistrats, il se soustrait aux règles d’attribution de la parole fixées par le tribunal. Il commet ainsi ce que Goffman appelle des « fausses notes ». Aux yeux du public et des magistrats, il apparaît comme un musicien qui ne connaît plus sa partition… Ou comme un acteur qui refuse ostensiblement de réciter son texte et de respecter les didascalies.

Pour Goffman, le “ravage” désigne un comportement qui a pour conséquence de “profaner” quelqu’un, de lui porter atteinte au sens sacré du terme

 

… Au « ravage »

Mais quand le prévenu se met à hurler : « Je ne lui donnerai pas 1 500 euros, mais ma grosse b**e », l’audience change d’ambiance. Si l’on suit Goffman, cet outrage n’est plus une simple « fausse note » mais un « ravage » (en anglais, havoc), qu’il appelle aussi « messe noire ». Le champ lexical du sacré permet ici de souligner la puissance des règles sociales et institutionnelles, qui fonctionnent comme des interdits religieux. Le ravage désigne bien un comportement qui, selon le sociologue, a pour conséquence de « profaner » quelqu’un, de lui porter atteinte au sens sacré du terme. Cette profanation touche le président du tribunal, l’ensemble des magistrats présents ce jour-là, mais aussi l’ex-femme du prévenu. Si le ravage est si impressionnant, c’est donc parce qu’il menace toutes les personnes en présence et déborde l’espace de parole officiel (que Goffman appelle « la scène »). Même une fois menotté, Monsieur N. continue de « ravager » le tribunal en hurlant depuis le sous-terrain.

Le « ravage » nous enseigne donc deux choses. Il dévoile premièrement les liens puissants qui relient les individus vivant la même situation. Il se présente comme un événement intersubjectif, qui éclabousse voire déborde toutes les personnes en présence des faits, ne serait-ce que par la gêne qu’il produit chez le spectateur silencieux. Dans une audience comme dans un mariage, « les individus forment une équipe », explique le sociologue. Si un problème survient, c’est tout le groupe qui est touché. Et s’il y a un ravage, tout le monde est profané.

Secondement, le « ravage » coupe court à tout échange. Il revient métaphoriquement à envoyer valser le plateau de jeu : à refuser les termes mêmes de la discussion. Il ne s’agit plus de les contourner mais bel et bien de les contester avec pertes et fracas. Ainsi, le ravage met également à nu la fragilité des échanges intersubjectifs. Selon Goffman, il « fait exploser la coquille brillamment opaque » des garde-fous qui régulent les échanges dans une situation donnée. Ce type d’acte montre que la possibilité même de la parole – ici via l’exercice de la justice – est constamment menacée par l’explosion de ses propres cadres. La seule solution est alors d’instaurer une rupture : dans le cas présent, de suspendre l’audience. Quand il y a un tricheur, on peut continuer à jouer. Mais quand il y a un ravageur : c’est la fin de la partie.

Photo d’illustration : salle d’audience du tribunal correctionnel de Paris
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30.03.2023 à 12:00

Pourquoi accumulons-nous les bibelots ?

nfoiry

Pourquoi accumulons-nous les bibelots ? nfoiry jeu 30/03/2023 - 12:00

Nains de jardin, temple grec miniature ou aimant représentant La Joconde sur notre réfrigérateur… Qu’est-ce qui nous pousse à vivre entourés d’objets inutiles – et souvent d’un goût discutable ? D’Érasme à Baudrillard, quatre penseurs font le tri dans la rubrique « Divergences » de notre nouveau numéro !

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30.03.2023 à 09:00

Andreas Malm : un Lénine pour sauver la planète ?

hschlegel

Andreas Malm : un Lénine pour sauver la planète ? hschlegel jeu 30/03/2023 - 09:00

C’est l’un des intellectuels les plus iconiques et controversés de la pensée écologique : Andreas Malm développe, d’ouvrage en ouvrage, une stratégie radicale pour sortir de l’impasse climatique. Portrait.

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Il est aussi célèbre dans les milieux écologistes que méconnu de ceux qui s’en tiennent à distance. Né en Suède en 1977, maître de conférences en écologie humaine à l’université de Lund, Andreas Malm a passé une semaine en France, mi-mars, alors que la contestation contre la réforme des retraites et la manifestation à Sainte-Soline faisaient naître des tensions sociales importantes dans le pays. Pour ce chercheur dont les thèses sont citées par des intellectuels de renommée mondiale tels que Naomi Klein, c’était l’occasion, à travers divers entretiens (pour Reporterre et Mediapart notamment), d’asseoir un peu plus son statut d’icône contemporaine de l’écologisme radical.

Léninisme écologique

Andreas Malm trace un sillon intellectuel sans concession dans un monde tétanisé face à la crise environnementale. Pour rompre avec l’apathie générale, il plaide, au fil d’ouvrages engagés au style acéré, pour un passage à l’action subversif… et n’hésite pas à citer Lénine dans cette optique. « Le geste léniniste est le seul qui puisse indiquer une voie de sortie » : c’est la conviction fondamentale du Suédois. Il trace un parallèle saisissant entre la position de Lénine, dans l’Empire russe tsariste à l’aube de la catastrophe de la Première Guerre mondiale, et la nôtre, face à la crise climatique. « Le Pentagone décrit le changement climatique comme un “multiplicateur de menaces”. » Or, remarque-t-il dans L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital (La Fabrique, 2018), « Lénine parlait de la catastrophe de son temps comme d’un “vigoureux accélérateur” précipitant toutes les contradictions, “capable […] d’engendrer des crises mondiales économiques, politiques, nationales et internationales, d’une intensité sans précédent”, conduisant les nations “au bord de l’abîme” ». C’est au bord du gouffre qu’on peut agir, justement.

Saisir la crise comme une opportunité de changement radical, c’était la réponse de Lénine, chef des bolchéviques : « Son pari était, bien entendu, de saisir l’occasion unique qui se présentait. Cela ne réduisait pas son hostilité à la guerre […] mais il voyait dans tous les malheurs qu’elle provoquait les raisons les plus impérieuses de prendre le pouvoir, et rien n’a été aussi efficace pour rassembler les travailleurs derrière lui. » Lénine le dit notamment dans « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer » (1917) : « La guerre a engendré une crise si étendue, bandé à tel point les forces matérielles et morales du peuple, porté des coups si rudes à toute l’organisation sociale actuelle, que l’humanité se trouve placée devant cette alternative : ou bien périr, ou bien confier son sort à la classe la plus révolutionnaire, afin de passer aussi rapidement et radicalement que possible à un mode supérieur de production. »

L’objectif est d’abord l’instauration d’un régime communiste, et le déclenchement de la guerre précipitera, de fait, la révolution russe qui mettra fin au pouvoir impérial. Mais ce basculement conduira également, côté soviétique, à la fin d’une guerre considérée comme un conflit fratricide entre les prolétaires des nations européennes dirigées par des logiques impériales et capitalistes. Pas de sortie de l’embrasement sans changement drastique de régime et d’organisation sociale : les deux vont de pair. De même, « le changement climatique pourrait bien être l’accélérateur du XXIe siècle, en précipitant les contradictions du capitalisme tardif […] Que devront faire les révolutionnaires “quand la catastrophe s’abattra sur leur plate-bande” ? Saisir l’occasion de déposer tous les exploiteurs et les oppresseurs sur lesquels ils pourront mettre la main ». Si aujourd’hui, l’objectif est d’abord de sortir de la guerre mondiale que nous livrons à la Terre, ce dépassement n’est pas possible sans une transformation complète des structures politiques et des modes de production.

Trois modes d’action

Mais comment s’y prendre, concrètement, pour qu’un tel mouvement révolutionnaire se mette en branle ? La stratégie du « léninisme écologique » se déploie selon trois axes solidaires :

  • Identifier les causes : traiter les effets superficiels de la crise climatique sans s’attaquer à ses fondements économiques est une stratégie vaine. Il faut « pointer les mécanismes qui sont à l’origine de ces crises », s’emparer « en pleine conscience des racines du problème » pour lancer une « offensive totale ». À l’époque de Lénine, « pour mettre fin à [la] guerre, étroitement liée au régime capitaliste existant, il est clair pour tous [les bolchéviques] qu’il faut vaincre le capital lui-même ». Notre époque aussi doit s’en prendre à la racine du mal : le « capital fossile », caractérisé très simplement comme « une économie de croissance autonome fondée sur la consommation croissante de combustibles fossiles et générant par conséquent une croissance soutenue des émissions de CO2 ».
  • Passer à l’action : Malm critique abruptement le pacifisme de la plupart des milieux écologistes qui, ces dernières années, ont troqué leur radicalité contre une respectabilité publique, dans l’espoir d’être entendus. Cette stratégie a démontré son inefficacité, souligne le penseur militant dans Comment saboter un pipeline (La Fabrique, 2020). « Aucun discours ne poussera jamais les classes dirigeantes à agir. Rien ne saurait les persuader ; plus les sirènes hurleront, plus elles alimenteront le feu, si bien que le changement de cap devra leur être imposé. […] À quel moment nous déciderons-nous à passer au stade supérieur ? […] Quand commencerons-nous à nous en prendre physiquement aux choses qui consument cette planète […] et à les détruire de nos propres mains ? […] Un pacifiste qui fait des exceptions est un théoricien de la guerre juste », qui sait quand la situation ne lui laisse d’autre choix que d’agir par la violence. Malm dénonce les actions qui s’en prendraient aux individus, mais il encourage le développement des actes de sabotage, de terrorisme contre les choses et les structures pour « déstabiliser le business-as-usual » : « La prochaine fois que des incendies dévastent les forêts d’Europe, saccager un excavateur. La prochaine fois qu’une île des Antilles est défigurée par un cyclone, débarquer au beau milieu d’une débauche d’émission de luxe ou au siège de Shell. »
  • Prendre le pouvoir : pour Malm, les mouvements écologiques tendent souvent à se complaire dans une stratégie anarcho-libertaire, hostile à la prise de pouvoir, ce qui limite dramatiquement leur force de frappe, leur capacité transformatrice d’action. « L’action directe en elle-même ne résoudrait rien : il faut des décisions et des décrets de l’État – ou, autrement dit, l’État doit être arraché des mains de tous », à savoir des puissants qui entretiennent la crise et, du reste, en profitent souvent pour s’enrichir. « La question du pouvoir est certainement la question la plus importante de toute révolution », décrivait Lénine. Malm, s’il critique fermement les dérives autoritaires et bureaucratiques du régime soviétique, est du même avis : la prise de l’État est indispensable pour une « planification stricte et globale ».

Radicale, volontiers provocante et intransigeante, l’œuvre de Malm ne cesse de séduire dans les milieux écologistes. L’association Les Soulèvements de la terre, dont le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé la dissolution ce mardi, se revendique notamment de sa filiation. Mais pouvait-il en être autrement, alors que la crise environnementale ne cesse de s’aggraver sans que les cris d’alarmes répétés n’y changent grand-chose ? Qu’on approuve ou que l’on rejette les thèses du philosophe suédois, l’inaction face à la catastrophe renforce, parmi ses thuriféraires, la légitimité de son approche.

Andreas Malm en juillet 2022
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