31.03.2023 à 08:00
L’arc : entre ingéniosité, sagesse et sauvagerie
nfoiry
Il y a cinquante-quatre mille ans déjà, les ancêtres des Européens utilisaient des arcs et des flèches : ce sont les conclusions d’une récente étude franco-américaine, qui repousse de quarante mille ans les débuts de l’utilisation de ces armes en Europe. Une petite révolution anthropologique qui se prolonge jusqu’à aujourd’hui et qui charrie dans son sillage des images ambivalentes d’ingéniosité et d’arriération, de lâcheté et de sagesse.
[CTA2]
S’il n’est pas la première arme dont se soient dotés nos lointains ancêtres, l’arc fait une apparition précoce dans l’histoire de l’humanité et marque une certaine rupture dont témoigne sa pérennité jusqu’au Moyen Âge au moins. L’arc « augmente le champ d’action du corps », d’après le chercheur Pierre-Jean Borey, dans son article « Rythmogrammes », paru dans la revue Médium en 2016. Il ouvre plus précisément une sphère d’action où se prolongent les mouvements du corps, mais où le corps n’est pas directement exposé aux dangers du contact (avec l’ennemi, avec la proie). Cette extension n’est pas à proprement parler nouvelle, cependant elle offre des propositions bien supérieures à ce que permettaient les propulseurs archaïques de lances, harpons et autres sagaies.
Avec l’arc, “l’approche devient plus aisée, ce qui augmente beaucoup la sécurité, l’efficacité et le rendement de la chasse, et de la vie elle-même”
Efficacité et ingéniosité
Le dispositif de propulsion du projectile se complexifie, ce qui permet d’atteindre des cibles plus lointaines, avec davantage de force. Dans le même temps, le projectile se fait plus simple, du moins plus économe en matériaux, ce qui permet au chasseur d’en avoir un grand nombre par-devers lui, dans son carquois. Comme le résume le préhistorien Jean-Georges Rozoy dans l’article « Le propulseur et l’arc chez les chasseurs préhistoriques. Techniques et démographies comparées » (paru dans la revue Paléo en 1992) : « L’arc est une machine, avec accumulation d’énergie qui est relâchée d’un seul coup. […] C’est la première machine inventée par l’homme […]. La flèche vole à 100 km/h et traverse un ours ou un élan de part en part à 50 mètres [….] L’arc est beaucoup plus précis que le propulseur, c’est son avantage essentiel. Il permet donc de tirer de plus loin, l’approche devient plus aisée, ce qui augmente beaucoup la sécurité, l’efficacité et le rendement de la chasse, et de la vie elle-même : il devient plus facile de tenir les loups à l’écart. »
Sur un plan cognitif, par ailleurs, l’arc (comme d’autres dispositifs techniques qui voient le jour dès la Préhistoire) témoigne du fleurissement des capacités intellectuelles de potentialités, de virtualisation, que l’on ne trouve pas chez l’animal. Une chose est d’utiliser un bâton ou un caillou pour atteindre son but – par exemple, tuer un animal. Une autre est d’associer différents éléments techniques ouvragés (un morceau de bois courbe, une corde, et des flèches), selon un certain plan de confection orienté vers une fin déterminée. À l’emmanchement des éléments des outils (hache, etc.) correspond, si l’on veut, la logique d’encochement de l’arc. L’arc est un exemple indéniable d’inventivité, d’ingéniosité.
Sauvagerie et lâcheté
Son statut, cependant, évolue avec l’apparition des procédés métallurgiques – et, dans le domaine de la guerre, avec l’apparition des lances et des épées. L’arc va dès lors, du moins dans le monde occidental, faire l’objet d’une dévalorisation. « Grèce ancienne et France médiévale s’accordent pour donner à l’arc un statut inférieur dans la hiérarchie des armes, qu’il soit réservé à une activité inférieure à la guerre, à savoir la chasse, ou qu’il soit mis entre les mains d’individus distincts de l’homme libre ou noble guerrier », résume l’historien Bernard Sergent dans son article « Arc » (in revue Metis, 1991). Cette dévalorisation s’observe en particulier dans l’Iliade, comme le remarque un autre historien, Bruno Dumézil, dans son livre Les Barbares (PUF, 2016). Pâris est méprisé par Diomède parce qu’il privilégie l’arc à l’épée, au corps à corps. Achille, le grand guerrier achéen, refuse l’arc de son mentor, le centaure Chiron (qui n’est pas entièrement un homme, mais un hybride d’animal). De ce point de vue, il n’est pas étonnant que « l’on doive à la félonie d’un barbare, et non d’un Grec, la rupture de la trêve entre Grecs et Troyens. C’est le Lycien Pandare qui déclenche la reprise des combats en blessant Ménélas d’une flèche tirée de son arc ».
“La flèche disqualifie celui qui l’utilise, à la différence de l’épée qui exige le combat rapproché et donc le courage et le mépris de la vie”
L’arc est l’arme du barbare, du non-civilisé – l’arme d’Artémis, déesse de la chasse et du monde sauvage. Elle est l’arme de l’homme sans honneur, qui mérite à peine le nom d’homme pour autant qui n’a pas le courage de mettre sa vie en jeu dans le combat rapproche, qui tue sans s’exposer au danger. Dumézil évoque « l’opposition largement exploitée par la suite, entre l’hoplite grec, dont le courage s’illustre dans le combat au corps à corps, et le barbare armé de l’arc, qui serait caractéristique de sa lâcheté ». Le motif se prolonge jusque dans la rencontre des Européens avec les indigènes de l’Amérique récemment découverte, comme l’écrit l’universitaire Frank Lestringant dans Sous la leçon des vents (Classiques Garnier, 2003) : « Dans les récits de voyage au Nouveau Monde, il est indéniable que l’arc et les flèches expriment une infériorité tangible par rapport à l’Européen […] sur le plan symbolique et moral : la flèche disqualifie celui qui l’utilise, à la différence de l’épée qui exige le combat rapproché etdonc le courage et le mépris de la vie. La flèche tirée de loin, et parfois de dos […] s’accommode […] de la plus parfaite lâcheté. »
Les ambiguïtés de la ruse
De motif d’ingéniosité, l’arc se mue au contraire en primitivité : il devient l’apanage d’une existence sauvage réduite à l’exigence de sa propre survie, qui refuse de se sacrifier pour quelque chose de plus grand qu’elle-même. Il est en même temps l’indice d’une arriération technique, car il est l’arme des sociétés qui n’ont pas maîtrisé la métallurgie, l’« art de forger les métaux », et en sont restées à des techniques beaucoup moins complexes d’armement. La confection de l’arc se heurte à la résistance des matériaux utilisés, qu’il s’agisse de tailler, de sculpter, etc. La métallurgie, adossée à une importante industrie d’extraction et de forge, fait entrer dans un autre monde : celui de la malléabilité, qui ouvre à l’esprit humain un espace beaucoup plus large d’inventivité.
“La ruse témoigne d’une capacité à jouer avec le vrai et le faux, le réel et l’illusion, le visible et l’invisible – un peu comme le tireur qui vise sa cible mais n’est pas toujours vu d’elle”
En dépit de cette dévalorisation, une certaine ambiguïté demeure. L’historien Pierre Vidal-Naquet remarquait bien, dans Le Chasseur noir (1981), qu’à côté de l’« arc-moins » du barbare subsistait, chez Homère, le motif d’un « arc-plus » : l’arc d’Ulysse, le héros de la mètis (μῆτις) – de l’ingéniosité et de la ruse –, valeur connotée tantôt positivement, tantôt négativement. Si elle peut se faire pure fourberie, la ruse est cependant indissociable de l’intelligence. Elle témoigne d’une capacité à jouer avec le vrai et le faux, le réel et l’illusion, le visible et l’invisible – un peu comme le tireur qui vise sa cible mais n’est pas toujours vu d’elle. L’arc peut de ce point de vue participer d’une forme d’élévation spirituelle.
L’art du zen
C’est ainsi qu’il est perçu, en particulier, dans le monde indo-européen oriental, et plus généralement asiatique. Les cultures européennes « s’opposent à l’Inde, dans laquelle l’arc est par excellence l’arme du guerrier qualifié », note Bernard Sergent. « L’arc est l’arme des dieux guerriers, de Visnu, de Rudra, des Marut, d’Indra. Dans ces deux derniers cas, leur arme par excellence est la foudre, l’éclair, mais la flèche en est une métaphore, ou, plus que cela, une concrétisation. » Au Japon, également, le tir à l’arc (kyûdo) a été élevé au rang d’art martial rituel, d’une importance comparable à la cérémonie du thé, par exemple.
“L’archer cesse d’être conscient de lui-même en tant que personne appliquée à atteindre le cœur de la cible qui lui fait face”
C’est d’ailleurs par la pratique du tir à l’arc que le philosophe allemand Eugen Herrigel trouva à s’initier à la sagesse zen. Dans son livre Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc (1948), il met en parallèle la pratique de l’arc et l’éveil de la conscience qui est l’objet même du bouddhisme zen : « L’archer cesse d’être conscient de lui-même en tant que personne appliquée à atteindre le cœur de la cible qui lui fait face. Cet état d’inconscience est obtenu uniquement quand, complètement vide et débarrassé du soi, il devient un avec l’amélioration de sa technique, bien qu’il y ait là-dedans quelque chose d’un ordre tout à fait différent qui ne peut être atteint par aucune étude progressive de l’art. » Absorption du regard dans la chose, abolition de l’écart entre l’intérieur et l’extérieur, non-dualité du soi et du monde : tels sont les résultats de la focalisation extrême de l’archer, de cette discipline de l’attention qu’il met en œuvre, et qui est la clé de l’attitude méditative.
